REVUE
DES
DEUX MONDES
XXX^ ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
TOMK XXXIV. — lef JUILLET 1861.
PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE
RUB 6aint-bk:<oIt, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXI* ANNEE. — SECONDE PERIODE
TOME TRENTE- QUiVTRIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1861
TUPT8 COLLEGB
L'INSURRECTION CHINOISE
SON ORIGINE ET SES PROGRES
I.
LES SOCIÉTÉS «ECRÈTES ET LES PREMIÈRES CAMPAGNES DES INSIRGÉS.
La Chine est-elle ouverte? Touchons-nous enfin au but de tant
d'efforts et de sacrifices? L'œuvre patiente et laborieuse de notre
diplomatie, les succès plus brillans, plus faciles peut-être, de nos
deux expéditions, produiront-ils les résultats que la France se croit
en droit d'attendre? Avons-nous convaincu le cabinet de Pékin de
sa propre faiblesse? Et quels seront désormais l'attitude, le langage
d'un agent isolé et désarmé vis-à-vis d'un gouvernement qui, à une
époque récente encore, a violé audacieusement sa parole en face de
deux armées victorieuses? Si le caractère de notre représentant était
un jour méconnu, où trouverait-il un lieu de refuge pour abriter
dignement le personnel de sa mission et des ressources pour punir
promptement l'injure? Sans qu'il soit besoin d'insister sur ces ques-
tions, tout porte à croire que, si nous avons déjà triomphé en Chine
de bien des obstacles qui paraissaient, il y a quelques années en-
core, presque insurmontables, l'avenir nous y garde de dangereuses
épreuves. Et ces épreuves ne viendront pas seulement de nos rela-
tions avec un gouvernement humilié, astucieux et mécontent, avec
des autorités insouciantes et apathiques, téméraires par orgueil, ou-
blieuses par légèreté ou par calcul; elles naîtront aussi d'un péril
dont on n'a pu jusqu'ici ni sonder la profondeur, ni mesurer exacte-
REVUE DES DEUX MOiSDES.
ment l'étendue, mais qui grandit et se rapproche, et qui pourrait un
jour tout remettre en question après avoir tout détruit.
■ Il y a douze ans à peine, débutait dans le Kouang-si, l'une des
provinces méridionales de l'empire chinois, le mouvement insurrec-
tionnel qui devait bientôt imprimer de si violentes secousses aux
bases déjà chancelantes de cet antique édifice , et ses humbles com-
mencemens n'en pouvaient faire soupçonner la grande fortune. Ce fut
d'abord en apparence un simple mécontentement local, une de ces
émeutes de village que de temps immémorial les autorités chinoises
avaient à prévoir et à combattre. Quelque injustice commise contre
le chef respecté d'une puissante famille, une rivalité de corporations
ou de clans, la réunion fortuite d'un certain nombre de gens sans
aveu et sans ressources, font naître parfois de semblables agitations.
Le don opportun d'une grosse somme d'argent ou d'un bouton of-
ficiel leur enlève leurs chefs, achetés et satisfaits, les désorganise
ainsi et les apaise. Cette fois le gouvernement se trouvait aux prises
avec un élément de désordre qui déroutait sa vieille expérience. Le
mal était évidemment nouveau, et ne pouvait être vaincu par les
moyens ordinaires. En quelques mois, il avait fait d'immenses pro-
grès et s'était attaché au sol de l'empire par de si nombreuses raci-
nes, qu'on n'en pouvait découvrir toutes les ramifications et qu'elles
défiaient déjà le tranchant de la hache ofTicielle. Les provinces du
Hou-nan, du Hou-pé, du Kiang-si, du Kiang-sou, du Ho-nan, du
Ghan-tong, les plus industrielles, les plus fertiles, les plus riches et
les plus letti'ées de la Chine, étaient envahies, paj'courues, dévastées.
L'habileté des plus vieux diplomates de l'empire était mise en dé-
faut, les efforts de ses plus vaillans généraux étaient déjoués; la
Gazette de Pékin enregistrait déceptions sur déceptions, revers sur
revers. Au mois de mars 1853, Nankin était pris d'assaut, et la résis-
tance des troupes tartares qui défendaient cette ville étouffée dans le
sang. Le chef de l'insurrection venait ainsi de porter une main sacri-
lège sur 1" un des plus beaux fleurons de la couronne impériale. En face
de la domination mandchoue et du trône de Hienn-foung, il avait jeté
les bases d'une restauration chinoise et fondé un trône rival. — Deux
m(Ws plus tard, ses bandes poussaient jusqu'à Tienn-tsin; elles cam-
paient à trente lieues de Pékin. L'insurrection embrassait la Chine
proprement dite presque tout entière; elle avait atteint le centre
de la province du Tchi-li, sans avoir abandonné le Kouapg-si, pro-
menant pendant trois ans ses sanglans triomphes d'une extrémité
de l'empire à l'autre.
Ces succès inouïs frappèrent d'étonnement les étrangers qui rési-
daient alors en Chine et que leurs affaires ou leurs fonctions avaient
fixés dans les cinq ports ouverts par les traités; mais ce qui semblait
L I^SURRECTION CHINOISE. 7
plus étrange encore que tout le reste dans le mouvement insurrec-
tionnel, c'était le caractère de régénération qu'il semblait porter en
lui-même, et le germe civilisateur qui paraissait l'animer. Il pui-
sait, disait-on, sa sève et sa force à la source même d'où sont sor-
ties toutes les merveilles du monde moderne , à cette source divine
et féconde d'où les races de l'Occident tirent leur grandeur et leur
puissance. Dans les livres de Taï-ping-ouang, le chef de la révolu-
tion chinoise et le fondateur de la dynastie nouvelle, dans ces livres
qu'il avait lui-même rédigés, dont il avait surveillé l'impression
et qu'il distribuait par milliers à ses soldats, dans les proclamations
qu'il avait marquées de son sceau impérial et que pouvait lire toute
son armée, les sinologues avaient découvert des formules empruntées
au texte des Écritures, lies pensées vraiment chrétiennes, des idées
vraiment dignes d'une philosophie élevée, des maximes dont le
triomphe serait assurément la ruine du vieux paganisme de l'empire
chinois, la source d'une ère nouvelle et bienfaisante pour ses im-
menses populations.
Je me trouvais alors à Shang-haï, et je ressentis moi-même les
ardeurs de cette fièvre d'espérance qui s'empara tout à coup des ré-
sidens étrangers. Ce fut d'abord une grande confusion. Chacun vou-
lut voir clairement dans les causes et les tendances de l'insuriection
chinoise ce que lui montraient ses convictions ou ses intérêts. Nos mis-
sionnaires y retrouvaient volontiers le fil égaré des vieilles traditions
catholiques. Selon l'opinion des missionnaires anglais et américains,
la révolution chinoise était dirigée par des doctrines exclusivement
protestantes. Quant aux négocians étrangers, ils applaudissaient
résolument aux succès de Taï-ping-ouang et saluaient avec joie la
promesse des transformations qu'ils en attendaient. Ces transfor-
mations ne devaient-elles pas leur donner gloire et profit? Le
triomphe de l'œuvre protestante qu'ils soutiennent de leurs vœux
et de leurs contributions généreuses ne serait-il pas leur propre
triomphe? Pour eux désormais, il n'y aurait plus ni contrebande ni
entraves. Déjà ils se sentaient affranchis du pesant souci de l'ave-
nir, riches à la fois d'une conscience libre et d'une grosse fortune.
Encore un peu de temps, et la Chine serait ouverte, protestante, et
qui sait ? anglaise ou américaine peut-être !
Le temps et l'expérience devaient faire peu à peu succéder des
vues plus^aines et plus larges à ces illusions, sans les dissiper com-
plètement. Nankin ouvrit ses portes aux légations étrangères; nos
diplomates et nos missionnaires visitèrent les ministres de Taï-ping-
ouang; ils reçurent leurs sympathiques assurances, recueillirent et
étudièrent leurs proclamations et leurs écrits. Sous ces paroles ami-
cales, ils devinèrent l'artifice et le mensonge; dans ces écrits, ils
rencontrèrent des blasphèmes qui devaient décourager la plus aveu-
REVUE DES DEUX MONDES.
gle indulgence. Il fallut bien alors répudier en partie les honneurs
d'une solidarité qui devenait compromettante, ou tout au moins gé-
mir pieusement sur les désordres des rebelles, sur les abominables
erreurs de ces fils égarés. On devint moins ardent à soutenir leur
cause à mesure qu'elle parut moins favorable à la propagande pro-
testante, et sous l'impression de revers qui semblaient présager la
ruine de l'insurrection. En 18G0, la scène change de nouveau. Pres-
sés à la fois par tous les périls, les impériaux tentent de les re-
pousser tous à la fois, et n'y peuvent réussir. Au moment même où
les troupes alliées vengent brillamment l'injure du Peï-ho, l'armée
impériale qui cerne Nankin laisse rompre ses rangs par les assiégés.
La capitale de l'insurrection vomit sur les riches campagnes qui bor-
dent le Yang-tze-kiang des bandes affamées de pillage. Les armées
de l'empereur Hienn-foung sont mises en pleine déroute, des villes
importantes surprises et saccagées. Sou-tchéou, la capitale de la
province, la ville la plus opulente, la plus aimable, la plus volup-
tueuse de l'empire, le paradis de la Chine, ouvre ses portes au roi
fidèle (1). Celui-ci cherche à conquérir la neutralité anglaise par des
protestations amicales affichées aux environs de Shang-haï; mais il
songe en même temps à s'emparer de la ville chinoise, et y envoie
des troupes que nos agens font éloigner par mesure de prudence : on
apprend successivement que les riches districts d'oii nous tirons en
partie la soie et le thé qui alimentent notre commerce vont être en-
vahis, et qu'un corps de l'armée insurrectionnelle marche à grandes
journées sur Hang-tcheou-fou, la capitale du Tché-kiang. Alors la
communauté étrangère tremble de nouveau pour son avenir; les
missions protestantes sentent se réchauffer leur tendresse pour leurs
enfans ingrats, mais vainqueurs; on fait des avances et des poli-
tesses à ce redoutable voisinage, et on s'empresse d'ouvrir à Nan-
kin, à Sou-tcheou, une enquête bienveillante.
Le résultat de cette enquête n'est pas encore connu; mais, quel qu'il
puisse être, on ne peut se défendre de vives anxiétés en songeant
aux embarras diplomatiques que nous ménage la rébellion chinoise.
Pendant longtemps, on ne lui avait accordé qu'une attention cu-
rieuse et distraite (!^); on se renfermait vis-à-vis d'elle dans un
rôle de neutralité impartiale etexpectante. Après avoir puni l'offense
que nous avait faite le pouvoir régulier et rétabli nos relations com-
promises, il serait sage d'envisager les questions nouvelles qui
peuvent surgir, et d'aviser, de concert avec nos alliés, aux moyens
de les résoudre. Il faut savoir si la puissance avec laquelle nous ve-
nons de faire la paix est bien raffermie sur ses bases, si, dépouillée
(1) Le tchong-ouaiif) , un des licutenans du chef de l'insurrection, Tai-ping-ouang.
(2) Rappelons cependant l'étude si remarquable consacrée à la question chinoise, et in-
cidemment à l'insurrection, dans la Revue du l'"'' juin 1857.
L INSURRECTION CIIINOISE. 9
par nous de son prestige, ruinée par les immenses sacrifices que les
derniers événemens ont imposés à son trésor, amoindrie déjà par
l'ambitieux voisinage de la Russie, exposée aux coups incessans de
l'insurrection qui occupe maintenant une grande partie de ses plus
belles provinces, pressée par nos légitimes exigences, elle a con-
servé assez de force pour ne pas succomber. Nous devons nous de-
mander si, dans un temps qui n'est peut-être pas éloigné, la Chine
n'échappera pas à la domination des Mandchoux comme elle a brisé,
il y a cinq siècles, le joug des Tartares-Mongols, si elle restera unie,
ce qui paraît probable à cause de la remarquable uniformité de ses
instincts et de ses mœurs, et quels seront ses nouveaux maîtres.
Exposer quelques-unes de ces considérations, c'est expliquer le
motif qui m'engage à publier le résultat de mes études sur l'insur-
rection chinoise. Je me suis trouvé plusieurs fois en contact avec
quelques-uns des principaux acteurs de ce grand drame national ,
j'ai patiemment recueilli sur les lieux mêmes les documens où il
faut en chercher l'histoire, et j'entreprends ici de les contrôler par
mes souvenirs, mes observations et mes impressions personnelles.
Je sais par expérience qu'on n'y puise pas toujours des données au-
thentiques. La Gazette de Pékin agrandit systématiquement les suc-
cès des armes impériales, et en attéilue constamment les revers; les
proclamations des rebelles s'adressent aux populations qu'ils veulent
gagner, ou aux étrangers qu'ils veulent séduire. Les relations des
courageux et indulgens visiteurs que Nankin et Sou-tchéou ont
accueillis renferment quelquefois de complaisantes réticences qui
dissimulent habilement l'austère réalité. Dégager le vrai des exagé-
rations officielles ou officieuses qui l'obscurcissent ou le dénaturent,
raconter ce que j'ai vu moi-même, dire tout ce que j'ai pu apprendre
sur des événemens dont les conséquences touchent d'aussi près à
l'avenir de nos relations diplomatiques et commerciales avec la
Chine, telle est la tâche que j'essaierai de remplir. Les causes pro-
bables de l'insurrection, ses premiers progrès nous occuperont d'a-
bord; nousl'étudierons ensuite dans sa période récente, et à Nankin
même, dont elle a fait sa capitale.-
r. — RE l'origine de l'i\surrectio\.
Dès qu'on aborde l'examen des causes premières de l'insui-rec-
tion chinoise, on se trouve en présence de trois versions différentes,
nées successivement, ainsi qu'on l'a dit plus haut, de la divergence
des théories ou des intérêts. La plus ancienne, la plus généralement
accréditée, place l'origine de l'insurrection dans les sociétés secrètes
qui depuis plus de deux siècles conspirent en Chine contre la dynas-
tie mandchoue. C'est l'opinion adoptée par un certain nombre de
10 REVLE DES DEUX MONDES.
sinologues qui ont fait de ces associations l'objet de leurs conscien-
cieuses recherches. La seconde opinion voit dans ces événemens une
révolution religieuse, accidentellement politique, s' accomplissant au
nom de doctrines puisées dans les livres et les enseignemens des
missionnaires protestans. Suivant la troisième enfin, l'insurrection
aurait été originairement un soulèvement des Miao-tsé, montagnards
du Kouang-si, qui ont relevé l'étendard des Ming (1) et qui combat-
traient au nom d'idées et de principes émanant d'une source catho-
lique. Il suffit d'énoncer ce*s deux derniei's systèmes pour en faire
connaître les auteurs : ils sont absolus et exclusifs comme l'esprit de
propagande qui les a mis au jour.
Les sociétés secrètes ont joué dans l'histoire de l'empire chinois,
pendant les deux derniers siècles, un rôle dont on ne saurait nier
l'importance. Objets de la jalouse surveillance du gouvernement
tartare, qui voyait en elles un danger permanent pour son auto-
rité, elles ont eu la fortune de presque tous les persécutés : elles
ont puisé de nouvelles forces dans la persécution. Nées de l'éloi-
gnement même où les fonctionnaires de la nouvelle dynastie cher-
chaient à tenir leurs administrés de toute préoccupation politique,
et des entraves systématiques qu'ils apportaient à toute réunion po-
pulaire où les actes du gouvernement auraient pu être discutés,
elles soiit devenues d'autant plus puissantes que l'on a sévi contre
elles avec plus de rigueur. Ce n'est pas cependant que ces sociétés
fussent toutes des associations politiques. Les unes avaient des vues
fort innocentes; d'autres ne se proposaient qu'un but : assurer l'im-
punité des forfaits commis par leurs membres à la faveur de l'appui
qu'ils se prêtaient mutuellement. Celles-là d'ailleurs n'ont acquis
aucune célébrité; l'indifférence populaire et administrative ou la
juste sévérité des lois en a fait bientôt justice. 11 n'en a pas été de
même des sociétés qui ont conspiré, et entre autres de celles du
Nénuphar blanc et de la Triade, dont l'une a failli expulser les
Mandchoux, et dont l'autre placera peut-être, avant peu de temps,
un empereur chinois sur leur trône.
La société du Nénuphar blanc (Pi-lin-kiaou) a probablement pris
naissance peu après l'époque de la conquête, et se trouve ainsi
contemporaine de la dynastie mandchoue. Nous trouvons en effet
dans le code pénal de cette dynastie, à la section des « magiciens,
chefs de sectes et propagateurs de fausses doctrines, » son nom cité
à côté de ceux des sectes du Nuage blanc, de \ Intelligent et de
V Honorable , etc., contre lesquelles sont portées des peines d'une
extrême rigueur (2). En 173Zi, elle attira de nouveau l'attention
(1) C'est le nom de la dynastie chinoise qui a précédé sur le trône les empereurs
mandchoux. La « dynastie ming », c'est la « dynastie brillante. »
(2) Les ciiofs sont passibles de la décapitation, les simples membres de la strangulation.
l'insurrection chinoise. 11
du gouvernement, et l'empereur Young-tching la proscrivit par
im édit très sévère. A partir de ce moment, le nombre de ses
adhérens s'accrut avec une rapidité extrême; ils se répandirent
sur tout le territoire de l'empire, et au commencement de ce siè-
cle, pendant les premières années du règne de Kia-king, ils allu-
mèrent la révolte dans cinq provinces: le Se-tchouen, le Kan-sou, le
Chen-si, le Hou-pé et le Hou-nan. Ce ne fut pas sans peine que le
gouvernement vint à bout d'étouffer ce mouvement, qui avait pris très
promptement les proportions d'une guerre civile. Il dut, avant d'y
réussir, le combattre plusieurs années. A la suite d'une semblable
lutte, le gouvernement ne négligea aucun moyen de détruire les
restes de cette redoutable association, et cependant la puissance ou
tout au moins l'audace des membres du ISénuphar blanc ne parut
point abattue par leur défaite. Elle se manifesta de nouveau, en 1812,
par un complot qui eût rendu tout d'un coup à la Chine son indé-
pendance, si un concours de circonstances fort heureuses pour les
Tsing (1) ne l'eût fait échouer. Les conjurés avaient médité l'assas-
sinat de l'empereur Kia-king; une embuscade lui avait été tendue
sur la route qu'il devait suivre pour revenir du Jéhol, où il était allé
passer la saison chaude. Le jour même où il serait tombé sous les
coups vengeurs de quelques membres du Nénuphar, leurs associés
devaient s'emparer par la force du palais impérial à Pékin et faire
éclater un soulèvement général dans le Ho-nan (2). Des pluies inu-
sitées à cette époque de l'année retardèrent le retour de l'empereur;
le courage personnel et la présence d'esprit du prince Min-ning, son
second fils et successeur, sauvèrent le palais impérial, que soixante-
dix conjurés avaient attaqué, et la vigilance du gouverneur du Ho-
nan déjoua les projets des conspirateurs de cette province. Cette
tentative audacieuse de l'association du Nénuphar blanc fut fatale
aux autres sociétés secrètes, à celles même qui n'avaient aucun but
politique. La haine soupçonneuse de Kia-king (3) les poursuivit
toutes impitoyablement, elle n'épargna même pas les catholiques,
et néanmoins la vengeance impériale ne parvint qu'au prix de dix
années d'efforts à l'entière destruction du Pi-Un-kiaou. On croit
que, vers la fin du règne du tyran, les restes de cette société se
fondirent dans celle de la Triade.
(1) C'est le nom adopté par la dynastie actuelle; le caractère qui la désigne signifie
pwr en chinois.
(2) Une des provinces centrales de la Chine ; elle a Kaï-foung-fou pour capitale, et un
peu plus de 23 millions d'habitans.
(3) Kia-king fut le cinquième empereur de la dynastie actuelle (celle des Tsing). Il
régna vingt-six ans. Ce fut un prince dissolu et superstitieux. De nombreux troubles
eurent lieu sous son règne. Il persécuta les chrétiens.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
L'origine de la Triade remonte à une époque un peu. moins éloi-
gnée que celle du Nénuphar ; elle se rattache à un fait historique du
règne de l'empereur Kang-hi (1). La légende chinoise qui nous en a
transmis le récit fait une large part au merveilleux. Les premiers
chefs de l'association auront sans doute senti la nécessité d'agir
vivement sur l'imagination populaire, si naturellement portée en
Chine vers la superstition. — En 176/i, les prêtres du monastère de
Chaou-lin, situé sur les collines de Kiou-lien dans le Fo-kien (2),
s'illustrèrent par leur fidélité à leur souverain; les armes de l'empe-
reur Kang-hi, jusqu'alors accoutumées à la victoire, avaient essuyé un
rude échec de la part des révoltés du pays de Si-lou. Les généraux et
les troupes étaient démoralisés. Les prêtres de Chaou-lin offrirent
leurs services, qui furent acceptés. Ils se rendirent sur le théâtre de
la guerre, réorganisèrent l'armée, imaginèrent un nouveau plan de
campagne, et firent si bien qu'en moins de trois mois tout le pays de
Si-lou reconnut la domination impériale. Ils retournèrent ensuite à
leur paisible demeure. Cependant la gloire qu'avait fait rejaillir sur
leur monastère cette suite d'actions d'éclat avait éveillé l'inquiète ja-
lousie du gouvernement. Les autorités du Fo-kien essayèrent de les
dépouiller des privilèges qu'ils possédaient de toute antiquité, et,
comme, en défendant leurs prérogatives, ces moines guerriers
avaient tué un des officiers du vice-roi, on envoya pendant la nuit
une troupe de soldats mettre le feu au toit qui les abritait. Tous
périrent dans les flammes, à l'exception de dix-huit, qui se firent
(1) Kang-hi succéda à son père Choun-tchi, le fondateur de la dynastie mandchoue;
il régna soixante et un ans (de 1G61 à 1722 ). Ce fut l'homme le plus remarquable de sa
race. Prince conquérant, administrateur et lettré, il recula les frontières de l'empire, en
simplifia l'organisation, régularisa par une convention diplomatique ses relations avec
les Russes, fit rédiger plusieurs traités scientifiques et un vaste dictionnaire chinois-
mandchou qui porte son nom. Pendant la première période de son règne, les jésuites
furent en grande faveur à sa cour. King-hi sut mettre habilement à profit pour la gloire
et la grandeur de son règne liiurs talens et leurs connaissances variées. Il protégea ou-
vertement le catholicisme jusqu'au fatal dissentiment qui vint diviser les missionnaires,
et qui lui montra les sujets chrétiens de son empire obéissait à deux puissances qui ne
relevaient plus de la sienne, leur conscience et le pape de Rome.
(2) L'une des provinces mariâmes de la Chine; sol montagneux, mœurs rudes et
guerrières; environ IG millions d'habitans; capitale, Fou-t:héou-fou, l'une des grandes
villes de la Chine et l'un des ports ouverts par les traités. Amoy est aussi situé dans le
Fo-kien. — Lorsque les Mandchoux subjuguèrent l'empire, la résistance se prolongea
dans le Fo-kien pendant plus de quarante ans. Elle fut dirigée quelque temps par le
célèbre chef de pirates Ko-ching-a, qui plus tard s'empara de Formose et en chassa les
Hollandais. On sait que les Mandchoux ont imposé aux populations chinoises une mode
(le leur propre pays : la tête en partie rasée, la chevelure nattée et i)end.mte en gage de
soumission et de servitude. Les Fo-kiennois ont dû subir comme les autres cette humi-
liation, mais ils ont conservé jus([u'ii nos jours l'usage de la dissimuler en roulant au-
tour de leur t Jte un morceau d'étofi"e qui imite la forme du turban.
l'insurrection chinoise. 13
jour, les armes à la main, à travers les soldats et parvinrent à se
sauver près de Tch an g-ch a-fou, dans le Hou-kouang (1). Là treize
d'entre eux périrent de froid et de faim. Les cinq qui restaient, Tsaï,
Fang, Ma, Hu et Li, furent recueillis dans une barque par deux pieux
bateliers, Sié et Vou. Ils restèrent quelque temps avec eux, mais,
traqués de tous côtés par les soldats, ils furent obligés de se réfugier
au monastère de Ling-ouang. Quelques jours après , comme ils se
promenaient au bord d'une petite rivière qui arrose le jardin du
monastère, ils aperçurent sur le sable, à demi baigné par les eaux,
un vase d'argent en forme de tripode. Sur le couvercle, que sur-
montait une large pierre précieuse, étaient gravés ces mots : « Ren-
versez les Tsing, relevez les Ming. » Ils avaient à peine fait cette
mystérieuse découverte que l'apparition d'une troupe de cavaliers
les contraignit de s'enfuir sur une montagne voisine, où un nouveau
prodige vint frapper leurs yeux. La terre qui recouvrait une tombe
fraîchement comblée s'agita doucement à leur approche; bientôt ils
en virent surgir lentement une épée dont la poignée offrit à leurs
regards surpris les mêmes caractères que le tripode d'argent :
« Renversez les Tsing, relevez les Ming. » En même temps deux
femmes parurent, et, se saisissant de l'arme merveilleuse, elles fon-
dirent sur les cavaliers qu'elles mirent en fuite. Ces femmes étaient
les parentes d'un Chinois mis à mort pour avoir embrassé la cause
des cinq prêtres, l'infortuné Kiounta; le tombeau d'où l'épée ven-
geresse avait surgi était son tombeau.
De retour à Ling-ouang, les prêtres y trouvèrent cinq marchands
chinois. Ou, Hong, Li, Taou et Lin, qui faisaient le commerce des
chevaux. Ils leur firent part de leurs aventures et se les attachèrent.
Un nouveau personnage ne tarda pas à venir grossir leur bande,
Tchin-ki-nan, ancien membre du conseil de guerre et du collège de
îlan-lin(2), sorte d'ermite conspirateur qui vivait ordinairement re-
tiré sur la montagne de la Gigogne -Blanche, et qui les encouragea
dans leur projet. Quelques jours après, réunis sur le sommet de la
colline de Loung-fou, où ils s'étaient réfugiés, ces hommes hardis
jetèrent les premiers fondemens de leur association. Ils s'engagèrent
par les plus redoutables sermens à renverser la dynastie des Tsing,
à venger la mort de leurs frères de Ghaou-lin, et consacrèrent leur
nouvelle union par le plus terrible des rites : ils trempèrent succes-
sivement leurs lèvres à une coupe où ils avaient mêlé quelques
gouttes de leur sang. Au même instant, ajoute la légende, un vio-
(1) Le Hou-kouang (les grands lacs) comprend les deux provinces centrales appelées
Hou-nan (lacs du sud) et Hou-pé (lacs du nord), et renferme 46 millions d'iiabitans.
(2) Le collège de Han-!in ou académie impériale est chargé' par le gouvernement de
la rédaction des documcns liistoriiiues. Los membres do cettu institution jiuis^ent ^o
privilèges étendus.
là REVUE DES DEUX MONDES.
lent coup de tonnerre retentit dans le sud , et on vit paraître dans
les nuages , écrite en caractères de feu , la maxime suivante : (( La
cour céleste est le modèle de l'état. » Ils l'adoptèrent pour leur de-
vise et l'inscrivirent sur leur drapeau.
La nouvelle société leva ouvertement alors l'étendard de la ré-
volte. Les conjurés placèrent à leur tête, avec le titre d'empereur,
un personnage du nom de Tchou-liong-tchou, qui se donnait«pour
le petit-fils de l'empereur Tsoung-tching, le dernier des Ming; ils
adoptèrent, pour tous les membres de la société indistinctement, la
désignation de hong (puissant), empruntée probablement au nom
de Hong-vou, le fondateur de cette dynastie, et, pour leur mot de
ralliement, le son I, qui veut dire j^fitriotisme; puis ils se distri-
buèrent les premières dignités du nouveau gouvernement qu'ils
venaient de fonder. Le quatrième jour de la neuvième lune de 176/1,
ils se séparèrent après être convenus de signes de reconnaissance,
et se rendirent chacun dans la province qui lui était assignée pour
y faire des prosélytes et y attendre le signal définitif de la révolte.
Ils créèrent alors dix loges, dont chacune prit le nom d'une pro-
vince de l'empire. Les cinq prêtres, Tsaï, Fang, Ma, Hu et Li, furent
mis à la tête des cinq premières loges. Leurs plus anciens compa-
gnons, les marchands de chevaux Ou, Hong, Li, Taou et Lin, de-
vinrent les chefs des cinq dernières. Quant à Tchin-ki-nan , il re-
tourna sur la montagne de la Cigogne-Blanche. Tels furent, suivant
la croyance populaire, les commencemens de la société de la Triade.
Il paraît du reste que le prosélytisme de ses fondateurs n'obtint d'a-
bord que de faibles succès, et qu'ils surent garder fidèlement, ainsi
que leurs premiers successeurs, le secret de leur association, car
nous ne voyons pas , avant le commencement de ce siècle , le gou-
vernement se préoccuper de leur existence.
En 1801 parut une nouvelle édition du code pénal, renfermant
une clause ainsi conçue : « Tous ces vagabonds qui s'assemblent,
commettent des pillages et autres violences, sous le nom de Soeiâti'
de la Terre et du Ciel (1), seront décapités, et tous ceux qui leur
prêteront appui seront étranglés. » Dans l'édition de 1810, une nou-
velle clause porte des peines très sévères contre les bandits du Fo-
kien et du Kouang-tong, qui ont formé une vaste conspiration et ont
tenté de ressusciter la société de la Triade. En 1817, Youen-youen,
gouverneur du Kouang-tong, dirige contre elle d'activés poursuites
dans son gouvernement; plus de deux mille de ses membres sont
livrés à la justice. Deux ans plus tard, Vou, gouverneur du Hou-nan,
signale à l'empereur la pernicieuse influence exercée par la Triade
(1) La société de la Triade (ou tout au moins certaines subdivisions de cette société)
prenait aussi les noms de Tin-té-houy (société de la terre et du ciel), Hong-kia (la fti-
millehong), Siaou-taon-houj^ (société du couteau).
l'insurrection chinoise. 15
dans sa province. Suivant son rapport, cette société compte de nom-
breux partisclns dans les deux Kouang. Elle prend aussi le nom de
Tan-tsé-houy (société des fils du travail) et de Tsing-i-liouy (so-
ciété de l'équité et des sentimens). En 1829, un des censeurs pré-
sente à l'empereur un mémoire dans lequel il expose les nombreux
désordres que les membres de l'association de la Triade ont causés
dans le Kiang-si. « Les autorités ne sont plus libres d'agir, l'action
des lois est suspendue; il faut une armée pour maintenir la paix
dans la province. » Le Kouang-si fut pendant l'année 1831 le théâtre
de grands troubles. Exposés depuis longtemps sans protection aux
brigandages des associés de la Triade, qui cherchaient dans le vol
des moyens de subsistance, les Yaou, habitans des montagnes fron-
tières du You-nan, tournèrent contre les autorités les armes qu'ils
avaient prises d'abord pour se défendre. L'insurrection coûta la vie
à plusieurs milliers de soldats impériaux. Les membres de la Triade
avaient fait la paix avec les Yaou, et les avaient aidés dans leur ré-
volte contre le gouvernement. Cette même année, l'empereur Tao-
k.ouang(l), voyant que la vigilance de ses fonctionnaires était im-
puissante à purger l'empire des associés du Tan-tsé-houy, essaya de
les réduire par la douceur et le pardon. Il promit amnistie complète
à tous ceux qui feraient l'aveu de leur crime et manifesteraient leur
repentir. Ce nouveau moyen, que la politique avait dicté, ne réussit
pas mieux que la rigueur. On voit se succéder, à trois anaées d'in-
tervalle, en 1838 et 18Zil, les mémoires de deux censeurs qui déplo-
rent en termes amers le triste état où les ravages de la Triade ont
plongé les campagnes dans plusieurs districts. « Les pillages, les in-
cendies, les viols, se succèdent avec une effrayante rapidité; le cul-
tivateur épouvanté paie une forte rétribution aux bandits, afin qu'ils
le laissent vaquer paisiblement à ses travaux, et lorsque ses moissons
sont mûres, il voit ses récoltes disparaître. » Le censeur Foun-tsan-
youn, celui dont le rapport porte la date de 18Zil, transmet à l'em-
pereur de curieux renseignemens sur l'organisation de la société. Il
assure que des soldats et des officiers administratifs en font partie, et
qu'elle domine l'autorité dans six provinces. « Si ces provinces se
soulevaient à la fois, ajoute-t-il, ce ne serait pas un médiocre danger
pour l'empire. » Le même fonctionnaire fait parvenir à l'empereur le
sceau de la Triade, celui que portait chacun des associés comme
marque d'affiliation et signe de reconnaissance. Quatre ans après, en
18Zi5, les sinistres pressentimens de Foun-tsan-youn faillirent se réa-
(1) Tao-kouang fut le sixième empereur de la dynastie actuelle; il succéda en 1820 à
Kia-king, dont il était le second fils. C'est à lui que les Anglais ont fait la guerre en
1840. Les conventions diplomatiques qui ont réglé nos relations avec la Chine jusqu'à
la date des derniers événemens portaient toutes le sceau de Tao-kouang. Son successeur,
Hienn-fouug, qui gouverne actuellemeat, est monté sur le trône en 1850.
iÔ REVUE DES DEUX MOiNDES.
liser dans le Kouang-tong; peu s'en fallut que toute la partie orien-
tale delà province ne se soulevcât. Des membres de la Triade éiaieni
maîtres de la plupart des villes du populeux district de Tcliaou-
tchaou-fou (1), et les troupes envoyées contre eux avaient été re-
poussées avec perte. Dans cette extrémité fâcheuse, le vice-roi fut
obligé de s'abaisser jusqu'à demander secours aux barbares. Il
adressa une supplique à sir John Davis, gouverneur de Hong-
kong (2). Ce dernier connaissait d'ailleurs par sa propre expérience
les funestes effets de l'influence exercée par la Triade; il savait que
cette société possédait une loge à Hong-kong, et il l'avait proscrite
du territoire de la colonie par une ordonnance très sévère. Aux ter-
mes de cette ordonnance, les Chinois originaires de Hong-kong et
convaincus de faire partie de la Triade devaient être punis de trois
ans de prison, marqués d'un fer rouge à la joue droite, comme
,les déserteurs militaires, et expulsés, à leur sortie de prison, du
territoire de l'île. Vers le milieu de 1853, la Triade fit d'énergiques
tentatives dans la province du Fo-kien; deux des cinq ports ou-
verts au commerce étranger, Amoy et Ghang-haï, tombèrent entre
ses mains; il fallut le concours énergique de nos marins pour l'ex-
pulser de cette dernière ville (3).
Ce rapide historique des progrès de la Triade serait incomplet, si
l'on ne disait un mot de l'influence terrible et secrète qu'elle exerce
parmi les populations des colonies chinoises des détroits, à Singa-
pour, Siam et Malacca. C'est à un négociant malais de Singapour,
M. Abdullah, que l'on doit les rénseignemens les plus complets que
Ion possède sur les redoutables rites accomplis par les membres de
la société. Caché par un de ses amis chinois, membre influent de
l'association, derrière un rideau qui le séparait de la salle où avaient
lieu ces mystérieuses cérémonies, il a été témoin de la réception de
plusieurs membres et de la condamnation à mort d'un malheureux,
traîné de force devant l'impitoyable assemblée; il a entendu les
néophytes prononcer devant le dieu de la Triade (Koanti, le dieu
de la guerre) les trente-six formules de serment qui sont détermi-
(1) Dans la partie septentrionale de la province; pays très pittoresque, mines de houille.
(2) Hong-kong est, on le sait, une petite île située à l'embouchure de la rivière de Can-
ton, à vingt-cinq lieues environ au sud de cette ville et à quinze lieues de Macao. Elle a
été cédée aux Anglais par le gouvernement chinois à la suite des événemens de 18 i2. Elle
renferme aujourd'hui plus de 00,000 habitans, dont la plupart sont Chinois. Hong-kong
possède un port magnifique ; mais sa capitale est mal exposée et subit toutes les perni-
cieuses influences du climat de la Chine méridionale. Le port de Kaou-long, qui vient
d'être cédé aux Anglais, est situé sur le continent. Ce n'est, à proprement parler, qu'une
des anses de la vaste rade de Hong-kong.
(3) Les insurgés qui s'étaient emparés de Amoy et de Chang-hai appartenaient à la
société du couteau [Siauu-lauu-homj), qui n'est elle-même, suivant les informations
qu'on a recueil ics, qu'une des branches de la Triade.
l"i.\.SLT.RECTION CIIIXOISE. 17
nées par le rituel de rassociation,«et dont ciiaciine est accompagnée
d'imprécations; il les a vus boire à la coupe où ils venaient de mê-
ler quelques gouttes de leur sang et aller ensuite s'asseoir parmi
leurs nouveaux frères. Ces hommes, avant le milieu de la nuit,
étaient tous ivres d'eau-de-vie et d'opium. Ils se séparèrent au point
du jour; deux cents d'entre eux allèrent dévaliser, au milieu de
Singapour, la maison d'un missionnaire catholique, et, pendant le
mois qui suivit, ils signalèrent leur audace par de nombreux méfaits.
Une jonque siamoise mouillée dans le port fut dépouillée de tout ce
qu'elle contenait; un canon fut enlevé, ainsi que le cipaye qui le
gardait; ils déjouèrent tous les efforts et toutes les ruses de la po^
lice. — Le récit de M. Abdullah portait la date de 182Zi. En 1831,
le révérend docteur Gutslaff, qui se trouvait alors à Siam, y put
constater de ses propres yeux la présence d'un grand nombre d'as-
sociés de la Triade. Ils étaient un sujet d'effroi pour toute la colo-
nie chinoise, sur laquelle ils frappaient souvent des contributions,
et le gouvernement siamois lui-même n'osait les assujettir aux hu-
miliations qu'il imposait à leurs compatriotes.
Ainsi non-seulement la Triade signalait sa présence sur le conti-
nent et dans la plupart des provinces, mais on la retrouvait encore
établie et puissante aux colonies. L'existence de cette secte deve-
nait un fait permanent dans la société chinoise et comme un mal
inhérent à cette société. De retoutables élémens de révolte contre
le pouvoir des princes mandchoux étaient ainsi répandus dans tout
l'empire. Si l'on songe que ces élémens tirent toute leur force de
l'impatience avec laquelle le peuple chinois supporte la domination
de ses conquérans, et que les injustices, les violences, les corrup-
tions du gouvernement soulèvent contre la dynastie des Tsing une
haine croissante, si l'on songe que, pour remplir ses coffres, vidés
entre les mains des Anglais après la guerre ruineuse de 18^2, le
gouvernement chinois a mis à l'encan la plupart des dignités de
l'état; si l'on réfléchit à ce que doit être l'immoralité d'une armée
de fonctionnaires exerçant un pouvoir absolu que leur ont acquis
leurs seules richesses et aux maux de toute sorte qu'engendre pour
le peuple cette immoralité sans contrôle, on se convaincra qu'il ne
faut voir dans l'insurrection chinoise que l'œuvje des sociétés se-
crètes, et particulièrement de la Triade. Toutefois il semble que le
but vers lequel tendaient les etforts de l'association ait changé de
nature aussitôt qu'elle a mis les armes à la main. Ce but, d'abord
exclusivement politique, paraît avoir pris, il y a onze ans déjà, un
caractère religieux très remarquable, et les vues originaires de la
Triade ont été ainsi dépassées au profit de la civilisation et du
progrès.
TOME XXXIV. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
Comment cette modification a*t-elle eu lieu ? Sous quelle puis-
sante influence l'insurrection a-t-elle revêtu cette nouvelle forme,
qui a frappé d'étonnement tous ceux qui ont vu de près les rebelles?
C'est là une question très importante, qui n'a pas encore été suffi-
samment éclaircie, et qui n'est complètement résolue par aucun des
deux systèmes dont il me reste à parler.
Yoici d'abord la version protestante. Au mois de septembre 1852,
un missionnaire protestant de Hong-kong reçut d'un Chinois qui
avait pris part aux premières tentatives d'insurrection quelques ren-
seignemens qui lui parurent jeter une vive lumière sur l'origine du
iTiouvement du Kouang-si. Le chef et le promoteur de l'insurrec-
tion, Hong-siou-tsiouen , avait manifesté dès son enfance un goût
singulier pour l'étude. Aussi ses parens l' avaient-ils envoyé dès l'âge
de seize ans à Canton pour y prendre ses premiers degrés. C'était
l'époque des examens triennaux. La ville était pleine d'étrangers,
qui étaient accourus pour juger du mérite des candidats. Parmi ces
étrangers, un homme aux traits fortement accentués, à la longue
barbe, à la démarche grave et lente, attira l'attention de Hong-siou-
tsiouen. Au moment où le jeune homme contemplait ce vénérable
personnage avec une respectueuse admiration, l'inconnu s'approcha
de lui, et, sans mot dire, lui remit un traité intitulé Paroles salu-
taires pour l'exhortation du siècle. De retou: dans son village, le
jeune bachelier parcourut avidement cet ouvrage et se pénétra des
maximes qu'il renfermait. Elles prescrivaient d'adorer Dieu et Jésus-
Christ, le sauveur du monde, d'obéir aux dix commandemens et de
rejeter le culte des démons. C'était une doctrine toute nouvelle pour
Hong-siou-tsiouen, et qui le remplit d'abord d'étonnement. Bientôt
après, étant tombé gravement malade, il eut une vision qui ne lui laissa
plus de doute sur la vérité des salutaires paroles. Dieu lui était ap-
paru, lui avait ordonné d'y croire et de les enseigner. A peine réta-
bli, il se rendit à Canton, n'ayant plus qu'une seule pensée, celle
d'acquérir la science qui lui était nécessaire pour l'accomplissement
de sa mission. Il y passa trois mois dans la maison d'un mission-
naire protestant, apprenant par cœur les saintes Écritures, après
quoi il retourna dans le Kouang-si pour y enseigner et y prêcher à
son tour. Son éloquence et son zèle lui firent bientôt des prosélytes,
qui ne furent pas inquiétés d'abord, mais qui, devenant plus nom-
breux chaque jour, finirent par appeler l'attention de l'autorité. La
persécution suivit de près les premiers soupçons, et deux des élèves
du jeune réformateur, Ouang et Lou, furent mis à mort. C'est alors
que Hong-siou-tsiouen et ses adhérens tirèrent l'épée pour se dé-
fendre. — Tel est le récit qui fut communiqué par écrit en 1852 au
missionnaire de Hong-kong, et que celui-ci a transmis à un de ses
confrères de Canton, M. Roberts, qui le fit paraître dans un recueil
l'insurrection chixoise. 19
publié à Londres sous le nom de The Chinesc and général Missio-
nary gleaner ^ en l'accompagnant d'assez curieux commentaires.
Ainsi le personnage mystérieux à longue barbe ne serait autre qu'un
certain Liang-a-fa, ancien ouvrier typographe du docteur Morrisson,
qui avait aidé son savant maître à imprimer la Bible, et qui avait
lui-même écrit quelques traités religieux, entre autres celui des Pa-
roles salutaires. Liang-a-fa avait été arrêté précisément à Canton,
pour avoir distribué, un jour d'examen littéraire, quelques-uns de
ses écrits. M. Roberts se souvient d'avoir reçu chez lui en 18Zj6 ou
\.%hl deux jeunes Chinois de Canton, qui lui demandèrent de vou-
loir bien les instruire dans la religion chrétienne. L'un d'eux ne
resta que peu de jours dans la maison du missionnaire ; mais l'autre
y passa trois ou quatre mois et se fit remarquer par son caractère
studieux aussi bien que par ses rapides progrès dans la science des
Écritures. Il allait être baptisé au moment où il quitta M. Roberts
pour se rendre dans le Kouang-si. Quelques jours avant son départ,
il lui avait remis une narration écrite qui renfermait de longs détails
sur diverses circonstances de sa vie passée. En rapprochant cette
narration du récit que lui avait communiqué son confrère de Hong-
kong, le docteur Roberts ne douta plus de la complète identité de
son jeune élève et de Hong-siou-tsiouen , le chef de la rébellion
chinoise.
Je ne suspecte pas un instant la parfaite sincérité des deux mis-
sionnaires protestans, mais je n'en puis dire autant du Chinois de
Canton qui leur a remis la relation écrite où il est parlé de Hong-
siou-tsiouen et de l'origine de l'insurrection. Je ne serais pas étonné
que cet homme , obéissant à des instincts de fourberie qui ne sont
que trop naturels à sa race et profitant de la connaissance qu'il avait
acquise de l'arrestation de Liang-a-fa à Canton ainsi que du séjour
des deux Chinois chez M. Roberts, ne se soit amusé à bâtir un récit
de sa façon pour exploiter une crédulité que l' amour-propre satis-
fait rendait peut-être trop facile. Je demanderai à tous ceux qui ont
adopté ce récit quelle part ils font dans l'insurrection aux sociétés
secrètes, à ce vaste réseau de conspirations qui a déjà failli si sou-
vent embrasser et étouffer les Tsing. Je ne puis admettre que ces
sociétés, qui ne cherchaient qu'une occasion d'agir, aient laissé
prendre leur place par une poignée de récens convertis.
Je porterai à l'avance le même jugement sur le troisième système,
dont il me reste à parler, en faisant seulement remarquer qu'il est
moins connu que le précédent, et que les personnes modestes qui
l'ont conçu l'ont toujours exposé sous toutes réserves, quoiqu'il pa-
raisse sous certains rapports plijs admissible que le précédent.
On connaît la fin tragique du dernier empereur de la race des
Ming.^ Tsoung-tching, qui, assiégé à Pékin par une armée rebelle,
20 REVUE DES DEUX MONDES.
se pendit dans son palais après avoir poignardé sa fille. Lorsqu'à la
suite des sanglans événemens dont cette catastrophe fut le signal,
Tien-tsong, le chef de la dynastie mandchoue des Tsing, se fut assis
sur le trône impérial, les provinces méridionales se soulevèrent contre
le nouveau pouvoir. En 16Zi7,Thomas-tchéou, vice-roi du Kouang-si,
et Luc-siu, général de la même province, tous deux chrétiens, pro-
clamèrent empereur le prince Jun-lié, fils de Tsoung-tching, et re-
levèrent l'étendard de la légitimité. Le Kiang-si, le Ho-nan, le Fo-
kien, se joignirent à eux; les troupes tartares envoyées pour réduire
l'insurrection furent repoussées; il y eut en Chine deux trônes et
deux empereurs. Au milieu de ces guerres civiles, les jésuites n'a-
vaient pris parti ni pour l'ancienne ni pour la nouvelle dynastie;
pendant que le père Shaal était comblé d'honneurs dans le palais
de Chun-tchi, fils et successeur du conquérant mandchou, les pères
\ndré Gofiler et Michel Boym étaient en grande faveur à la cour de
Jun-lié. Le grand colao ou premier ministre de ce prince, dont
Goffler avait acquis toute la confiance, l'introduisait auprès de l'im-
pératrice, qui recevait bientôt le baptême avec le nom chrétien d'Hé-
lène. Elle donna peu après le jour à un fils qui, avec l'assentiment de
l'empereur, fut baptisé sous le nom de Constantin (1). Ces événe-
mens, qui paraissaient destinés à ouvrir en Chine une ère de pros-
périté au christianisme, ne devaient cependant pas porter leurs
fruits. Impatient des succès d'un rival qui retenait en son pouvoir
près de la moitié du territoire de l'empire, Chun-tchi marcha contre
lui avec ses Tartares. La fidélité des troupes de Jun-lié ne put tenir
contre l'impétuosité de ces hordes sauvages, qui ne s'étaient point
encore amollies, comme elles le sont aujourd'hui, au contact de la
civilisation chinoise. L'héritier des Ming vit, malgré ses héroïques
efforts, son armée se débander et fuir. Il fut pris les armes à la
main et massacré avec son jeune fds. Hélène, captive, fut conduite
à Pékin, où Chun-tchi la fit traiter en impératrice.
Cependant le parti des Ming n'était point anéanti. Poursuivis par
les Mandchoux, les débris de l'armée vaincue se réfugièrent dans les
montagnes du Kouang-si, mettant ainsi entre eux et leurs ennemis
d'infranchissables barrières. Ce furent les descendans de ces guerriers
malheureux qui formèrent en grande partie l'indomptable race des
Miao-tsé, l'objet de la terreur des habitans de la plaine et des autori-
tés impériales. Ces hommes n'ont jamais porté la marque de déshon-
neur ou de soumission imposée par une horde barbare à leurs com-
(1) L'impératrice avait fait de tels progrès dans la dévotion qu'elle voulut adresser elle-
même au souverain pontife l'iionuiiage de sa piété filiale. Elle envoya à Home le père
Michel lioyin chargé de deux lettres, l'une pour le pape Alexandre VII, l'autre pour le
général des jésuites. La seconde a été conservée; elle est écrite sur une longue pièce de
ioic jaune garnie de franges d'or.
l'insurrection chinoise. 21
patriotes (1); jamais ils n'ont reconnu l'autorité desMantlchoux. lisse
sont donné une forme de gouvernement et des institutions particu-
lières auxquels ils sont restés fidèles; ils ont lassé la constance des
troupes et des généraux envoyés pour les soumettre, et ont fini par
être considérés comme formant une race tellement étrangère, par
ses mœurs, au reste de la population de l'empire, que les géographes
chinois ont coutume de laisser en blanc sur leurs cartes les districts
montagneux qu'ils habitent.
C'est dans la fidélité des Miao-tsé à la dynastie détrônée, dans leur
amour de l'indépendance nationale, dans leur haine invétérée contre
les dominateurs de leur pays, — et aussi dans les souvenirs que les
enseignemens des jésuites et les exemples chrétiens de la cour de
Jun-lié ont laissés parmi eux, — ■ que quelques-uns de nos mission-
naires croient trouver l'explication du mouvement politique et re-
ligieux dont nous étudions l'origine. Aux faits historiques que je me
suis borné à résumer ici seraient venues s'ajouter d'ailleurs des in-
formations récemment recueillies. Nos missionnaires auraient appris
de divers côtés que l'insurrection avait commencé par un soulève-
ment partiel d'une tribu de Miao-tsé dont le roi avait une injure per-
sonnelle à venger. Un de ses amis, chef lui-même d'une riche fa-
mille de la plaine, avait été jeté dans la prison de la ville voisine,
par ordre du premier magistrat, sous l'inculpation d'un crime ima-
ginaire. Une nuit, les guerriers de la tribu descendirent dans la
plaine; ils escaladèrent les murs de la ville, brisèrent les portes de
la prison, pillèrent les caisses du trésoj- public, et mirent à mort le
juge désigné à leurs coups. Ce premier succès les enhardit. Les au-
torités des villes voisines n'étaient pas sur leurs gardes. Un mois
s'était à peine écoulé, que huit hienn ou sous-préfectures (2) étaient
tombées au pouvoir du chef miao-tsé. Il eut alors la pensée de faire
partager aux autres rois de la montagne les richesses qu'il avait ac-
quises. Il les appela auprès de lui. Une fois réunis, ces hommes tin-
rent conseil. Le moment leur parut favorable pour relever le drapeau
politique et national des Ming. Ils décidèrent qu'ils nommeraient un
empereur, appelleraient aux armes le peuple des campagnes, et mar-
cheraient sur Pékin. Il fallait cependant à cette vaste entreprise un
chef capable de dominer ces tribus, d'origine difi'érente, par l'as-
cendant de l'éloquence et le prestige d'une haute mission. Le choix
tom])a sur un^personnage qui avait encouragé les Miao-tsé à la révolte
[\) La queue tressée, cette mode tartare que les ManJchoux ont imposée aux Chinois
on signe de soumission.
(2) Les provinces de la Chine sont divisées en préfectures, dépendant immédiatement
des hautes autorités provinciales, et en sous-préfectures. Les préfectures portent les
noms de fou, de ting-tchili ou de tchao-tchili (les ting-tchili et les tchao-tchili étant de
moindre importance que les fou). Les sous-préfectures s'appellent hienn, ting ou tchao.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
et leur avait promis la victoire au nom de Dieu. Cet homme était déjà
depuis longtemps l'objet de l'attention publique. Il se disait inspiré
de la Divinité et chargé par elle de faire revivre la doctrine céleste.
Dans sa jeunesse, il avait été atteint d'une grave maladie à la-
quelle il avait miraculeusement échappé. A la suite d'un long éva-
nouissement pendant lequel on l'avait cru mort, il avait donné les
signes d'une exaltation singulière, assurant que Dieu lui était ap-
paru, et lui avait appris qu'en faisant des recherches il trouverait
dans les environs de son village des livres contenant la doctrine cé-
leste. Aidé de son ancien maître d'école, qui lui avait voué une
affection à toute épreuve, il avait fait des recherches et découvert
dans tine maison abandonnée une caisse de livres dont quelques-uns
étaient manuscrits; ils avaient tout au moins un siècle de date et
renfermaient la précieuse doctrine. Le chef choisi par les Miao-tsé
n'était autre que Hong-siou-tsiouen , qui règne aujourd'hui à Nan-
kin sous le nom de Taï-ping-ouang, et le maître d'école est devenu
Foung-youn-san, roi du midi et troisième personnage du nouvel em-
pire. Quant aux livres qu'ils avaient trouvés, c'étaient en grande par-
tie, assure-t-on, des relations écrites par les anciens pères jésuites.
D'après ce système, la rébellion n'aurait donc été à l'origine qu'un
soulèvement des Miao-tsé, qui auraient relevé l'étendard des Ming, et
combattraient au nom d'idées et de principes émanant d'une source
catholique.
Cette explication des causes originelles de l'insurrection chinoise
est sans doute beaucoup plus plausible que la version protestante.
La haine naturelle des Aliao-tsé contre les Tartares, leur attache-
ment traditionnel à la race des souverains que ces derniers avaient
chassés, la confiance et la hardiesse qu'ils avaient sans doute pui-
sées dans leurs nombreuses victoires sur les armées impériales, la
terreur que le souvenir de ces victoires inspirait au gouvernement,
constituaient assurément des élémens de révolte et de succès bien
autrement puissans, bien autrement féconds, que le sentiment de
défense personnelle qui aurait mis les armes à la main d'une bande
de récens convertis peu nombreux et certainement peu populaires.
Néanmoins il me paraît difficile de ne pas tenir compte des rensei-
gnemens positifs qui combattent cette dernière version. On sait,'
par des témoignages dont on ne peut douter, que les premiers
symptômes de l'insurrection ont éclaté dans des districts du
Kouang-si éloignés des montagnes occupées par les Miao-tsé, et il a
été prouvé que si les idées chrétiennes émises par Taï-ping-ouang
peuvent émaner aussi bien des catholiques que des protestans, la
plupart des formes dont sont revêtues ces idées et des caractères
qui les représentent sont tirés des livres et des écrits protestans.
On peut l'affirmer en définitive, c'est dans le vaste foyer des con-
■■ l'ixsurrectiox chinoise. 23
spirations entretenues par les sociétés secrètes, c'est dans les pro-
jets séditieux de la Triade contre la dynastie des Ming, c'est dans
l'appui que la haine nationale, excitée par l'oppression des Mand-
choux, prêtait, depuis quelques années surtout, à ces projets, qu'il
faut chercher l'origine polilique de l'insurrection chinoise. Les
preuves historiques ne manquent pas. Des faits tout récens, et dont
nous avons été le témoin, sont venus confirmer cette opinion. Ne
savons-nous pas que les bandes d'insurgés qui ont pris Amoy et
Shang-haï faisaient partie de la Triade, et n'avons-nous pas vu les
chefs qui commandaient dans cette dernière cité réclamer énergi-
quement leur séditieuse parenté avec les rebelles du nord? N'avons-
nous pas vu aussi le symbole de la Triade, l'étendard aux cinq
couleurs, flottant aux mâts des jonques qui portaient sur le Yang-
tze-kiang des renforts aux armées de Taï-ping? Enfin ne lisons-
nous pas dans une proclamation de ses ministres un appel véhé-
ment adressé aux membres de la Triade comme à des frères et à
des associés (1) ?
Quant au caractère religieux de l'insurrection, on ne peut jus-
qu'à un certain point se refuser à le croire emprunté aux doctrines
émises dans les écrits des missionnaires protestans, puisque dans
les livres de Taï-ping-ouang, les seules preuves que nous ayons de
ce caractère, on retrouve des formes, des expressions entières em-
pruntées aux œuvres protestantes (2). 11 se sera sans doute trouvé
parmi les membres influens de la Triade un homme qui avait reçu
quelques leçons des disciples de Morrisson, ou qui, avide de savoir,
avait étudié les traités dont la propagande protestante a inondé le
territoire chinois. Cet homme avait peut-être été l'élève du docteur
Roberts, peut-être était-il le chef d'une troupe de Miao-tsé révoltés.
Quoi qu'il en soit, il se sera d'abord servi de sa demi-science pour
exploiter la crédulité publique au profit de son ambition (3) ; mais
ensuite, soit qu'enivré de ses succès et se faisant illusion à lui-même
il ait cru vraiment posséder la doctrine céleste, soit plutôt qu'il ait
(1) Proclamations publiées, sur l'ordre de l'empereur Tai-piag, par Yang et Siaou,
ministres d'état de la nouvelle dynastie.
(2) C'est là une preuve péremptoire. Les protestans ont adopté, pour représenter cer-
taines idées abstraites que l'on retrouverait également dans les livres catholiques, des
caractères chinois différens de ceux qui sont employés dans ces livres.
(3) Taï-ping-ouang cherche à frapper l'imagination de ses soldats et à exciter leur
enthousiasme en leur persuadant en premier lieu qu'il est l'envoyé, si ce n'est même le
fils du grand Dieu, qui lui a donné la mission de sauver le monde des griffes du démon,
la môme mission qu'il adonnée autrefois au frère aîné céleste, à Jésus-Christ ; secon-
dement que le grand Dieu et le frère aîné céleste (qui est Dieu comme lui) ont donné
des preuves nombreuses de leur intervention directe en faveur de sa cause. Ce double
but ressort clairement de ses écrits. Il va sans dire qu'il le rattache directement à ses
vues de politique ambitieuse, et que, parmi les pires espèces de démons, il place au
premier rang les démons tartares.
24 REVUE DES DEUX M(>NnES.
senti le besoin de régénérer ses nombreux partisans, dans riat;h"êt
de sa cause, par de nouvelles croyances et surtout par une vie nou-
velle, il a rédigé pour eux un code de préceptes religieux tirés des
livres sacrés et appuyés sur des idées vraiment chrétiennes. Ce sont
ces préceptes et ces idées qui ont éveillé l'attention du monde civi-
lisé, et qui, triomphant avec Taï-ping-ouang, deviendraient peut-
être la source d'une révolution morale pour un tiers de l'humanité.
Jl. — PROGr>KS DE l. [NSlT.nECTlOX.
L'année 18A9 (la vingt-huitième du règne de l'empereur Tao-
kouang) vit enfin la haine séditieuse qui couvait depuis près de deux
siècles au sein des sociétés secrètes se traduire en lutte ouverte
contre le gouvernement tartare. Les commencemens de cette lutte
présentent, aussi bien que les causes originelles de l'insurrection,
certaines obscurités. Prises à l'improviste ou dépourvues, comme
elles l'ont toujours été depuis lé début de la guerre, de moyens suf-
fisans de résistance, les autorités impériales ont voulu, pour sauve-
garder leurs propres intérêts, dérober à la connaissance de leur
souverain les tristes symptômes d'un mal qu'elles avaient été im-
puissantes à prévenir, mais dont elles espéraient sans doute arrêter
les progrès. Les premières nouvelles que reçut le vice-roi de Can-
ton (1) de la guerre du Kouang-si ne sortirent pas de son prétoire ,
et pendant dix-huit mois la Gazette offirîelle ne fit aucune mention
des troubles sanglans qui agitaient une des provinces de l'empire.
Yers la fin de 1850, un habitant du Kouang-si, appelé Hotah , fut
envoyé à Pékin par les notables de la province pour informer le gou-
vernement de ce qui se passait. Admis devant le tribunal des cen-
seurs, il exposa qu'au mois d'avril 18/i9 une insurrection avait éclaté
dans le district de Na-ning-fou (2), que la capitale était tombée
presque sans résistance au pouvoir des révoltés, que ceux-ci, après
avoir pillé plusieurs villes en remontant vers le nord , avaient mis
à sac l'importante cité de Liou-tchao-fou, et qu'au moment où il
avait quitté le Kouang-si, ils étaient campés non loin de Koueï-linn,
capitale de cette province. Il ajouta que ces révoltés portaient géné-
ralement les cheveux longs et les enveloppaient dans des mouchoirs
rouges et jaunes; Sur leurs drapeaux, on lisait cette inscription :
« iNous rendons la justice au nom du ciel, n et cette autre : « Roi
dompteur des Tsing. »
Après avoir recueilli les déclarations de Hotah, les censeurs rédi-
gèrent un rapport qui fut présenté au gouvernement, et dont nous
(1) Siu-kouang-tsing, alors vice-roi des deux Kouang.
(2) Chef-lieu de préfecture, situé au sud de la province, sur la rivière Yuh.
l' INSURRECTION CHINOISE. 25
venons de résumer les informations. On voit que , si elles suffisent
pour apprendre d'une manière générale l'époque à laquelle l'insur-
rection a éclaté, le lieu où les rebelles ont pris les armes, la marche
qu'ils ont d'abord suivie, elles ne font malheureusement connaître
aucun de ces détails d'organisation et d'action qui eussent pu jeter
tant de jour sur l'origine de la révolte. A partir du moment où le
rapport des censeurs parut dans la Gazette de Pékin , l'organe du
gouvernement a fréquemment publié de longs bulletins de succès
et de revers, exagérant systématiquement les premiers, dissimulant
autant que possible les seconds, mais laissant cependant subsister
les principaux faits dont il ne pouvait nier l'évidence. Il m'a semblé
utile de dégager ces faits des complications et des réticences qui
embarrassent le récit ofliciel, et d'en tirer pour le lecteur un en-
semble propre à lui faire comprendre la marche de l'insurrection
jusqu'à la période où elle intéresse plus directement l'Europe, et qui
mérite d'être traitée à part. Le mouvement insurrectionnel dont la
déposition de Hotah avait révélé les premiers symptômes s'était con-
centré, vers la fin de 1849, aux environs de la capitale du Kouang-si.
Kn 1850, on le voit s'étendre dans toute la partie orientale de la
province, et le gouvernement envoie pour le combattre Lin-tse-sin ,
vice-roi du You-nan et du Koueï-tchéou, après l'avoir revêtu des
fonctions de commissaire impérial. Lin jouissait de l'entière confiance
de liienn-foung depuis qu'il avait brûlé l'opium anglais à Canton en
1839; mais cette fois il n'eut pas le temps de montrer sa vigueur et
sa fidélité : quelques jours après son arrivée dans le Kouang-tong,
une mort subite l'emporta. Lin s'était empressé d'entamer des négo-
ciations avec les chefs rebelles. Ces derniers lui avaient exposé leurs
griefs, et il leur avait promis de les porter à la connaissance de
l'empereur. Parmi ces griefs, la mauvaise administration des au-
torités du Kouang-si figurait au premier rang. On assure que les
collègues de Lin, craignant qu'il ne dévoilât leurs malversations,
l'empoisonnèrent.
Le succès de l'insurrection ne s'était pas borné au Kouang-si.
Lne bande de rebelles avait franchi les frontières du Kouang-tong
et pénétré, en semant sur ses pas la terreur et le pillage, jusqu'à
la ville d'Ong-youen, à trente lieues de Canton. Elle s'en était em-
parée et y avait établi un bureau où étaient régulièrement perçues
les contributions forcées qu'elle levait sur le commerce des envi-
rons. Le vice-roi Siu et le gouverneur Yé (1) l'attaquèrent avec vi-
1) Yti-ming-tching succéda plus tard à Siu en qualité de gouverneur-général des
deux Kouang. Il s'est acquis une sanglante célébrité en faisant tomber soixante-dix mille
tèti's sur la place publique de Canton pour terrifier la rébellion qui avait envahi les en-
virons de sa résidence, et en soutenant contre les armes alliées la lutte opiniâtre qui a
amené l'incendie des factoreries, le bombardement et l'occupation de la capitale des
26 REVUE DES DEUX MONDES.
gueur et l'expulsèrent de la province, pendant que Hiang-yong, gé-
néral de l'armée du Hou-nan, prenait le commandement en chef
des troupes du K.ouang-si et battait les insurgés en plusieurs ren-
contres.
Ces premières victoires des impériaux n'eurent aucun résultat dé-
cisif. Pendant l'année suivante, la guerre n'étend pas encore ses ra-
vages au-delà des frontières du Liang-kouang; mais l'audace et les
forces de l'insurrection semblent s'accroître en même temps que
diminuent les ressources de ses adversaires : elle tente de plus
grandes entreprises, s'attaque à des villes plus importantes, et ces
nouveaux succès préparent ses soldats, déjà nombreux et aguerris,
à l'accomplissement de la tâche nationale qui est le but de leurs
chefs.
Au commencement de 1851 , le commissaire impérial Li-sing-
youen, qui avait succédé à Lin, écrivit un rapport à l'empereur
pour implorer la généreuse assistance du trésor. 500,000 taëls
avaient été dépensés déjà, et la rébellion n'était pas vaincue. Li-
sing-youen en demandait 300,000 autres (1). Ce n'était pas cepen-
dant qu'il négligeât aucun moyen de se procurer de l'argent : il avait
établi à Koueï-linn et à Canton deux bureaux de perception dont
toutes les recettes étaient destinées aux caisses militaires. Quelques
jours plus tard, il sollicitait encore l'autorisation d'employer aux be-
soins de l'armée une somme de 120,000 taëls en lingots d'argent, qui
devaient être envoyés à Pékin en passant par le Kouang-si. Ainsi,
aux débuts mêmes de l'insurrection, alors que le gouvernement tar-
tare n'avait à lutter contre ses progrès que dans une seule province
de l'empire, près de 7 millions de francs avaient été dépensés sans
succès décisifs par les autorités impériales, et les ressources ex-
traordinaires créées pour seconder leurs efforts ne suffisaient même
pas aux frais de la guerre.
Li-sing-youen ne porta pas longtemps le poids de ses fonctions.
Attaqué d'une maladie mortelle et sentant sa fin approcher, il re-
mit les sceaux de sa dignité au gouverneur du Kouang-si, et adressa
son dernier rapport à l'empereur. « Moi, le serviteur de votre ma-
jesté, disait-il en terminant, j'ai commandé l'armée pendant plusieurs
mois sans avoir pu exterminer les rebelles, et, étant arrivé avec
mes soldats dans un pays malsain, je suis tombé mortellement ma-
lade. Je n'ai pu vaincre la révolte, j'ai donc manqué à mes devoirs
de fidélité envers mon souverain; je n'ai pu secourir ma vieille mère
dans l'infortune, je n'ai donc pas su pratiquer la piété filiale. Aussi
deux Kouang. Fait prisonnier dans son prétoire au moment de la prise de Canton, il a
été emmené aux Indes et est mort à Calcutta.
(1) Le laël ou liang vaut en moyenne 7 francs de notre monnaie; il représente un
poids d'argent pur d'environ 38 grammes.
l'insurrection chinoise. 27
ai-je interdit à mon fils de m' ensevelir dans mes vêtemens de céré-
monie, lorsque moi, votre esclave, j'am-ai rendu le dernier soupir. »
Quelques jours après, il était mort. L'empereur fut ému de ces tou-
chans aveux; il voulut qu'on honorât sa mémoire et fit donner une
somme de 500 taëls à sa mère.
Un mémoire adressé à l'empereur au mois de juin 1851 par
Saï-chang-ha, successeur de Li-sing-youen, nous apprend que la
rébellion avait, à cette époque, coûté au gouvernement tartare
2,600,000 taëls, dont 1 million sortait du trésor impérial; 1 million
avait été pris sur les revenus généraux de l'empire, et 600,000 pro-
venaient de la gabelle du Kiang-sou.
En confiant à Saï-chang-ha la direction de la guerre, l'empereur
lui avait envoyé « une épée d'une forme particulière, destinée à frap-
per immédiatement tous les traîtres, » et lui avait donné l'ordre de
poursuivre avec une grande activité les opérations militaires. Au
mois de février 185/i, le nouveau général en chef annonçait à son
souverain en termes pompeux qu'il venait de remporter une écla-
tante victoire. Young-ngan, que les insurgés occupaient depuis
longtemps, avait été repris à la suite d'une attaque très chaude. Il
est vrai que deux généraux tartares et dix autres officiers supérieurs
avaient été tués, mais trois mille rebelles étaient restés morts sur la
place; l'un de leurs principaux chefs, Hong-tai-tsiouen, avait été fait
prisonnier, et l'armée de l'insurrection fuyait en désordre. Les évé-
nemens qui suivirent ce prétendu exploit des soldats de Hienn-foung
semblèrent prouver que Saï-chang-ha s'était, dans son rapport, livré
à des exagérations singulières, et que la ville de Young-ngan avait
été bien plutôt évacuée à dessein par les insurgés dans des vues de
conquête et de progrès que reprise d'assaut après une vive résistance.
On voit en eflet qu'à partir de ce moment la rébellion abandonne le
Kouang-si, qu'elle a épuisé, et commence sa marche rapide et vic-
torieuse vers le nord.
Pendant que les armes impériales combattaient l'insurrection dans
le Kouang-si, les lois de l'empire sévissaient contre un de ses chefs
avec la plus grande rigueur. Ce chef nommé Hong-tai-tsiouen, fait
prisonnier à Young-ngan, avait été conduit à Pékin; il y fut con-
damné à être coupé lentement en petits morceaux, et subit bien-
tôt après cet horrible supplice. La relation de ses aveux, publiée par
le journal officiel, a mis en lumière un point de l'histoire de l'in-
surrection qui était resté obscur jusque-là. Elle nous a fait connaître
que les compagnons de Hong-tai-tsiouen, en lui déférant le comman-
dement, lui avaient donné le titre de roi {ouang), ainsi que le nom
de Tlen-té (vertu céleste), qu'il avait conservé l'un et. l'autre jus-
qu'au moment où il avait été fait prisonnier, et qu'il y avait parmi
les insurgés un autre chef, son parent, nommé Hong-siou-tsiouen,
28 REVUE DES DEUX MOXDES.
qui avait pris le nom de Taï-ping-ouang (le grand roi pacificateur).
On put alors s'expliquer comment ce Tien-té, que des étrangers dé-
pourvus d'informations suffisantes plaçaient au premier rang dans
l'armée rebelle, avait quitté brusquement la scène, et comment Taï-
• ping-ouang, jusque-là son égal, si ce n'est son supérieur en pouvoir,
était devenu le chef unique de l'insurrection.
Au mois d'août 185*2 parut dans la Gazette de Pékin un décret de
l'empereur qui modifiait le plan de campagne suivi jusque-là sans
succès contre les rebelles. Le vice-roi des deux Kouang, Siu, était
revêtu des fonctions de commissaire impérial chargé de combattre
les rebelles dans le Hou-nan, et recevait l'ordre de partir immédiate-
ment pour sa nouvelle destination ; Yé était nommé vice-roi intéri-
maire des deux Kouang. L'insurrection n'en continuait pas moins ses
progrès en dépit des nouvelles dispositions qu'on venait de prendre
pour les arrêter. Hong-siou-tsiouen était entré dans le Hou-nan au
commencement de 1852, et, sans qu'aucun obstacle eût pu arrêter sa
marche victorieuse, il avait mis le siège devant Tchang-cha, capitale
de la province. Ces nouveaux et rapides succès portaient en eux-
mêmes la condamnation du commissaire impérial Saï-chang-ha. Il
était en effet resté inactif, concentrant son armée sur un petit es-
pace de terrain, tandis qu'il aurait dû en former plusieurs divisions
qui eussent occupé toutes les routes. Aussi ne trouva-t-il pas grâce
cette fois devant l'empereur, qui, le considérant « comme un servi-
teur ingrat et inutile, )> le manda à Pékin pour y être sévèrement
jugé. Le commissaire Siu prit son commandement, et il reçut en
même temps le titre de vice-roi intérimaire du Hou-kouang.
Le siège de Tchang-cha dura près de trois mois. Après quatre-
vingts jours de combats acharnés, les rebelles furent repoussés et
obligés enfin de battre en retraite. Toutefois, par une marche habile,
ils s'emparèrent presque sans coup férir d'une ville de premier or-
dre, Yo-tchao-fou, qui, par sa position à l'embranchement du lac
Toung-ting et du Yang-tze-kiang, était un point stratégique impor-
tant. Dans son indignation contre le commissaire impérial Siu, qui
non-seulement n'avait pu prévenir un événement aussi funeste, mais
qui avait même négligé d'en rendre compte, l'empereur le priva de
ses dignités tout en lui conservant le poids de ses fonctions. Un
nouvel échec essuyé par les armes tartares lui ôta bientôt sa charge
de vice-roi des deux Kouang, qui fut donnée définitivement à Yé.
Après avoir pillé Vou-tchang-fou, capitale du llou-pé, où ils avaient
trouvé d'immenses richesses et fait couler des Ilots de sang, les in-
surgés l'avaient évacué pour marcher à une conquête plus impor-
tante. Nankin n'était plus très éloigné; ils avaient maintenant d'in-
nombrables barques à leur disposition, et le cours d'un grand fleuve
les y portait. La terreur les précédait partout : elle leur ouvrit suc-
l'insurrection chinoise. 29
cessivement les portes de plusieurs villes importantes, et le 10 mars
1853 ils parurent devant les murs de l'ancienne capitale des Ming.
Par une étrange coïncidence, une cérémonie curieuse et touchante
s'était accomplie ce jour-là même à Pékin. L'empereur s'était pro-
sterné devant l'autel du Dieu suprême (Chang-ti), auquel il avait
adressé d'humbles supplications pour le rétablissement de la paix et
de la félicité de son peuple. Il s'y était accusé de négligence dans
la recherche des abus de toute sorte qui avaient causé les maux de
l'empire, déclarant à haute voix que, brisé de douleur, il avait perdu
le sommeil, et que ses lèvres se refusaient à prendre la nourriture
qu'il leur présentait. Dix jours après parut dans la gazette officielle
une longue confession que Hienn-foung adressait à tous ses su-
jets. « Depuis trois ans que j'exerce le pouvoir, y disait- il, ma vie
n'a été remplie que de chagrins et d'inquiétudes, et maintenant que
les malheurs de mon peuple sont à leur comble, je ne puis m'em-
pêcher de me considérer comme le plus grand coupable de tout l'em-
pire. » — Interpellant ensuite ses ministres et ses officiers, il leur
dit de mettre la main sur leur cœur dans le silence de la nuit, et
de se demander alors s'ils pourraient rester témoins insensibles de
tant de calamités. « Si vous ne réformez pas vos habitudes, ajouta-
t-il, je vous punirai sévèrement. 11 est aisé de me tromper : placé
seul à la tête de l'empire , comment pourrais-je connaître la vérité ,
si vous ne m'en rendez un compte fidèle? Mais vous ne pouvez en
imposer au ciel, qui voit tout ce qui se passe jci-bas, et il sévira
contre vous avec rigueur. »
Un événement qui paraissait décisif pour le succès de l'insurrec-
tion suivit de près la publication des doléances impériales. Nankin
tomba au pouvoir des rebelles. Le 19 mars 1853, ils y pénétrèrent
par une brèche de plus de soixante pieds de long. Tous les soldats
de la garnison tartare, leurs femmes et leurs enfans, au nombre de
plus de vingt mille, se laissèrent égorger sans résistance , comme
s'ils obéissaient à une sorte de fatalité vengeresse. Après ce sanglant
exploit, Hong-siou-tsiouen ne laissa pas reposer ses troupes. Ne con-
servant dans Nankin que les forces nécessaires pour la garder, il se
hâta d'envoyer ses généraux à de nouveaux combats. Les autorités
de Kiang-sou fuyaient éperdues vers le sud de la province, entraî-
nant avec elles pour leur propre défense les garnisons qui proté-
geaient les rives du Yang-tze. En peu de jours Tchin-kiang, Koua-
tchao et Y-tching tombèrent au pouvoir des rebelles. Maîtres à la
fois des deux bouches qui font communiquer le fleuve et le gi'and
canal, ils purent désormais compter sur la famine comme sur une
alliée puissante.
Cependant le gouvernement tartare, éclairé par ses nombreux
30' REVUE DES DEUX MO\DES.
revers, avait mesuré ses ressources à la fortune toujours croissante
de l'insurrection ; il les avait jugées insuffisantes pour couvrir la ca-
pitale et le trône, et, dépouillant en partie cette présomption qui
dans un autre temps avait fait fondre tant de calamités sur l'em-
pire, d s'était décidé à réclamer l'appui des barbares. Obéissant à
l'ordre qu'il avait reçu du vice-roi Yang-ouan-ting et se fondant
sur les traités d'amitié qui unissaient l'empire aux plus puissantes
nations étrangères, l'intendant en résidence à Chang-hai, le tao-taë
Ou, avait demandé aux agens de ces nations le secours de leurs bâ-
timens de guerre. Une déclaration de neutralité fut la réponse. Forcé
de renoncer à l'espoir d'un secours qui aurait sans doute assuré son
triomphe, mais qu'il avait imploré trop tard, l'empereur Hienn-foung
tenta un puissant effort contre l'ennemi. Déjà il avait donné l'ordre
aux troupes tartares du Ghi-rin (1) de se rendre en toute hâte sur le
théâtre de la guerre, et un corps de six mille hommes, sous la con-
duite de son oncle, était arrivé à la jonction du Grand-Canal et du
Fleuve-Jaune. En ce moment, toutes les réserves du Chan-tong et du
Hou-kouang furent mandées; une flotte composée de quarante-huit
lorchas portugaises et de deux bricks achetés par le lao-laè de Ghang-
haï remonta le Yang-tze-kiang, et le 1/i avril ce même fonctionnaire
annonça par une proclamation que « les forces impériales , au nom-
bre de cent mUle hommes, s'étaient rassemblées, comme des nuages
menaçans, autour de Nankin, » sous la conduite de Hiang-yong et
de Ki-chen (2).
Le 30 avril , un décret impérial- publié dans la Gazelle de Pékin
déclarait que depuis le commencement de l'insurrection vingt-sept
millions de taëls avaient été dépensés pour les nécessités de la
guerre, et que, ces nécessités croissant tous les jours, l'empereur
était obligé de faire un appel à la généreuse fidélité de ses sujets.
Toutefois, afin de leur ménager une sorte de compensation pour les
sacrifices qu'ils allaient s'imposer, il avait décidé qu'il accorderait
un diplôme de mandarin de première classe à chaque province qui
contribuerait aux frais des opérations militaires pour cent mille
(!) Le Ghi-rin est une des trois provinces de la Mandchourie. — Les deux autres sont
le Shin-king, qui touche à la frontière nord-est du Tchi-li, et le Tsi-tsi-har ou Ile*
long-kiang, qui confine à l'ouest et au nord à la Sibérie. — Lo Ghi-rin est bordé à l'est
par la mer du Japon. La grande île de Saghalien en dépend. La partie de cette province
et du He-long-kiang qui est située entre le fleuve Amour et les monts Ya-blo-noi a été
récemment cédée par la Chine à la Russie.
(2) Ki-chen est un personnage historique. C'est lui qui, par les conventions prélimi-
naires du 20 janvier iSil , a cédé Hong-kong aux Anglais. Ces conventions n'ayant pas
été d'abord ratifiées par Tao-kouang, Ki-chen fut disgracié et mandé à Pékin pour y
rendre compte de sa contkiiie. On le retrouve plus tard remplissant les fonctions d'en-
voyé impérial au Thibet, où il a été visité par MM. Hue et Gabet.
l'insurrection chinoise. 31
taëls, et un diplôme d'un ordre moins élevé à chaque district qui en
offrirait dix mille. Il ajoutait qu'il maudissait d'avance au fond de
son cœur les fonctionnaires qui verraient dans cette demande de
contributions volontaires un prétexte pour vexer le peuple.
Peu de jours après, l'insurrection remportait de nouvelles vic-
toires. Au moment même où elle triomphait dans le Kiang-sou, les
sociétés secrètes soulevaient une partie de la province du Fo-kien.
Le 15 mai, deux ou trois mille rebelles affiliés à. la société du petit
couteau (1) mettaient le siège devant Amoy (2) et s'en emparaient.
Le trésor public fut pillé; mais les propriétés privées, celles des ha-
bitans chinois aussi bien que celles des étrangers, furent respectées.
Il n'y avait pas en ce moment dans les villes voisines de forces suf-
fisantes pour reprendre Amoy : l'amiral commandant la flotta impé-
riale se tenait prudemment à distance, n'osant attaquer la flotte
rebelle. Informé de ces circonstances par un rapport du vice-roi
Ouang-i-tih, l'empereur engagea les habitans de la province à for-
mer des corps de volontaires et à repousser eux-mêmes ces pil-
lards et ces bandits. Les événemens ne tardèrent pas à justifier la
prévision impériale. Les volontaires firent ce que n'avaient pu faire
les troupes régulières : ils combattirent les insurgés avec valeur et
les délogèrent de la plupart des positions qu'ils occupaient.
En mettant le siège devant Nankin , le général Hiang-yong avait
annoncé, dans une proclamation adressée à ses troupes, (( qu'il brû-
lait de racheter ses revers par des victoires, » et qu'il ne tarderait
pas à exterminer les brigands qui s'étaient emparés de la seconde
-ville de l'empire. Ses premiers actes parurent répondre à ses pro-
messes. Vers la fin d'avril, il avait remporté un avantage signalé
sous les murs de îNankin ; quelques jours après, il attaquait un corps
nombreux d'insurgés à une petite distance de la ville, entrait dans
leurs retranchemens, leur brûlait deux camps et leur tuait quatre
mille hommes. C'est à partir de cette époque que l'insurrection prend
un nouveau caractère. On a vu l'orage qui menace aujourd'hui la do-
mination tartare se former d'abord lentement dans le Kouang-si,
s'avancer ensuite rapidement vers le nord sans dévier de sa marche
envahissante, et venir enfin éclater à Nankin. Maintenant Ilong-
siou-tsiouen n'est plus un rebelle : il a conquis ses droits de sou-
veraineté; il a établi un trône chinois, un trône populaire, dans la
ville qui fut la première capitale des Ming, en face du trône tar-
tare, du trône oppresseur et détesté qui est encore debout cà Pékin.
Il ne se reposera pas tant qu'il n'aura point renversé ce trône rival,
(1) L'une des branches de la Triade.
(2) L'un des ports ouverts aux étrangers par les conventions diplomatiques
32 REVUE DES DEUX MONDES.
tant qu'il n'aura pas pacifié l'empire, comme il le dit dans ses pro-
clamations; mais il ne commandera plus ses armées dans les ba-
tailles : il enverra des généraux se battre pour sa cause, et il leur ex-
pédiera des ordres du fond de son palais. Il ne les fera plus marcher
sans leur permettre de regarder derrière eux, comme il l'a fait jus-
qu'à ce qu'ils eussent conquis un trône pour sa puissance impériale;
mais il étendra ses bases d'opérations, il cherchera à affermir sa do-
mination sur les pays qu'il a parcourus en vainqueur, et, pendant
qu'une de ses armées s'avancera vers le nord, ses soldats combat-
tront pour lui dans les provinces du centre de l'empire.
Après avoir franchi le Yang-tze-kiang sous les murs mêmes de
Nankin, déjoué la tactique du général Si-ling-a, qui commandait un
camp retranché sur la rive opposée du fleuve , et battu les Tartares
du Ghi-rin, qui le défendaient, les troupes insurgées prennent ré-
solument la direction de Pékin. Leur marche rapide à travers le
Kiang-sou et le Ho-nan n'est qu'une suite de faciles victoires. En
moins d'un mois, ils ont pillé huit villes importantes. Le 19 juin
1853, ils mettent le siège devant Kaï-foung-fou (1), capitale du Ho-
nan. Kaï-foung-fou était défendu par une brave garnison à laquelle
s'était joint un corps nombreux de volontaires. Dès le lendemain de
l'arrivée des rebelles, elle fit une sortie et brûla une partie de leur
camp. Huit jours après, le général tartare Si-ling-a, qui ne cessait
de harceler les insurgés depuis leur départ de Nankin, les surprit
et les dispersa à la suite d'une lutte acharnée de douze heures.
L'empereur le félicita hautement de cet important succès et lui or-
donna de le mettre à profit pour empêcher les rebelles de traverser
le Fleuve-Jaune.
L'avantage qu'avait remporté Si-ling-a était venu à propos pour
le remettre en grâce. Quinze jours auparavant, un décret avait dé-
gradé ce général pour le punir d'un échec qu'il avait essuyé sous les
murs de Pokkao. « Si-ling-a, disait l'empereur dans ce décret, devrait
être couvert de honte et chercher avant tout à recouvrer sa face^ qu'il
a perdue; cependant nous le retrouvons, quelques jours après sa dé-
faite, cherchant à l'excuser et divaguant sur le mauvais état des armes,
des chevaux et des munitions. 11 semble vraiment que les officiers
supérieurs se fassent une règle de se retirer quand l'ennemi avance,
de rester en place quand il recule, et d'inventer ensuite des pré-
textes pour jeter le blâme sur les autres et nous induire en erreur.
'1) Kaî-foung est une vaste et ancienne cité éloignée do la rive sud du Fleuve- Jaune
d'environ une lieue. De hautes digues la séparent du fleuve, dont le niveau est plus
élevé que celui du sol où elle est bâtie. Des digues furent rompues, au temps de la con-
quête des Mandchoux, par le général qui commandait à Kaï-foung pour les Ming. Il em-
péclia ainsi l'ennemi d'y entrer, mais il fit périr plus de trois cent mille liabitaus.
l'insurrection chinoise. 33
Nous devons faire un exemple. Que Si-ling-a soit sévèrement exa-
miné par Ki-chen, et, s'il essaie de déguiser sa faute, qu'il nous en
soit rendu compte. » Le décret qui concernait le général tartare
était accompagné (1) d'une autre manifestation de la volonté impé-
périale relative à Saï-cliang-ha et à Siu-kouang-tsin. Ils avaient été
mandés à Pékin pour y rendre compte de leur conduite et condam-
nés à la décapitation. Leur supplice devait avoir lieu en automne.
En attendant que le moment de leur exécution fût arrivé, l'empe-
reur ne voulut pas priver sa cause des services que pourraient en-
core lui rendre leurs talens. 11 envoya Saï-chang-ha servir sous les
ordres du vice-roi du Tchi-li, et Siu-kouang-tsin sous ceux du
gouverneur du Ho-nan. « Qu'ils aillent porter dans ces emplois su-
balternes, dit le décret, les marques de leur disgrâce, et qu'ils y
cherchent des occasions de se distinguer. »
La confiance que Hienn-foung semblait ainsi témoigner à des fonc-
tionnaires qu'il avait flétris par un décret, et qu'un arrêt des tribu-
naux supérieurs avait condamnés à mort, parut dangereuse à deux
illustres personnages dont la vie était encore pure de pareils anté-
cédens. L'un était membre du collège de Han-lin, l'autre parent de
l'empereur. Ils adressèrent collectivement à leur souverain de res-
pectueuses remontrances à ce sujet, fie dernier leur répondit que,
« dans la fâcheuse situation où se trouvaient les affaires de l'état, il
était avantageux que chacun s'employât pour la défense du trône
menacé, qu'il avait jugé à propos de conférer des fonctions subal-
ternes à Saï et à Siu en raison de l'expérience qu'ils avaient sans
doute acquise, mais que, s'ils n'effaçaient pas leurs fautes passées
par leurs belles actions, ils subiraient certainement la condamnation
qu'ils avaient encourue (2). »
Victorieuse au nord du Yang-tze-kiang et déjà maîtresse d'une
partie du Ho-nan, l'insurrection ne cessait de guerroyer contre les
soldats de Hienn-foung dans le centre et le sud de l'empire. Elle se
fortifiait sur les bords du grand fleuve et s'étendait dans le Kiang-si
sans avoir abandonné ses anciennes conquêtes. Pour faire face à de
si nombreux et de si pressans périls, il eût fallu au gouvernement
chinois des finances prospères et une vaillante armée. Il venait d'ap-
peler à son aide une partie des cohortes du Tsi-tsi-har, hordes tur-
bulentes et indisciplinées dont la présence sur le territoire de l'em-
pire était elle-même un danger; mais l'argent commençait à devenir
rare et déjà les coffres de l'état étaient presque vides. Le trésorier du
Kiang-nan, rendant compte à l'empereur des dépenses occasionnées
(1) Dans la Gazette de Pékin du 18 juillet.
(2) Il est probable que l'empereur avait lui-même provoqué ces remontrances, afin de
pouvoir donner à son peuple ces explications.
TOME xxxrv. 3
^4 REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa province par les opérations militaires, avait mis sous ses
yeux le chiffre alarmant de 5,/i01,000 taëls (1). Les dix-huit mille
hommes du commissaire impérial Hiang-yong avaient absorbé à eux
seuls 2,300,000 taëls depuis que ce général était arrivé sous les
murs de iNankin avec son armée. Le trésorier demandait l'autorisa-
tion de faire un emprunt au trésor public de Chan-tong. Dans cette
situation critique, les conseillers du souverain n'imaginèrent que
des expédiens désastreux, futiles ou impraticables. L'un d'eux vou-
lait que l'on suivît l'exemple de l'empereur Kang-hi, qui, pour payer
ses armées, avait fait fondre les statues de Boudha. L'altération des
monnaies fut proposée par le gouverneur du Ho-nan comme une
mesure grave à la vérité, mais que devaient justifier suffisamment les
circonstances exceptionnelles où l'empire se trouvait placé. « Dans
certaines provinces, disait-il, le fer est aussi commun que la pierre.
Pourquoi ne l'emploierait-on pas au lieu du cuivre pour la fabri-
cation de la monnaie de billon? On pourrait, par exemple, en faire
de très petites pièces dont deux mille vaudraient un taël. » L'empe-
reur ne se hâta point de mettre ce conseil à exécution, mais il répon-
dit au fonctionnaire en quête d' expédiens qu'il prenait son avis en
considération. Hienn-foung eût trouvé sans doute plus d'avantages à
écouter les propositions du c^.iseur Fou-hing-a, si le périlleux état
de ses affaires lui avait permis de sévir contre ceux dont il attendait
encore son salut. Fou-hing-a voulait qu'on fît rendre gorge aux
concussionnaires. (( A présent, disait-il dans son rapport, le trésor
public est vide, comme chacun le sait bien; cependant il y a des
fonctionnaires fort riches qui ont acheté très cher de hauts emplois
pour eux et leurs fils, et qui ont encore d'immenses ressources. Ont-
ils agi dans leur propre intérêt ou dans celui de l'état en payant,
par leurs contributions volontaires, les honneurs dont ils jouissent
maintenant, eux et leurs enfans? Et d'ailleurs où ont-ils acquis tant
d'argent? » Ici le censeur citait des exemples et des noms; il signa-
lait les malversations des directeurs des douanes de Canton et de
Kouei-tchéou dans le Se-tcbouen, et affirmait que, tout compte fait,
les détournemens des concussionnaires ne montaient pas annuelle-
ment à moins de 8 millions de taëls (2). (( Il faudrait, disait-il en
terminant, les récompenser s'ils restituaient à l'état ce qu'ils lui ont
pris, mais les punir sévèrement s'ils persistaient dans leur gestion
infidèle. »
Après avoir été vaincue et dispersée par Si-ling-a sur les bords
du Fleuve-Jaune, l'armée insurrectionnelle avait réussi à reformer
(1) Près de 40 millions 1,2 de notre monnaie.
(2) Environ 00 millions de francs.
l'insurrection chinoise. 35
ses rangs, et Kaï-foung se vit menacé de nouveau; mais cette fois,
suivant le rapport du gouverneur du Ho-nan, les divinités de la
pluie, des nuages, du tonnerre et du Fleuve - Jaune , aidées de
Kouan-ti, le dieu de la guerre, coiîlbattirent pour le succès des armes
impériales. Le niveau du fleuve avait crû subitement de plus de
trente pieds, et la pluie avait mouillé la poudre des assiégeans, qui
se trouvèrent ainsi frappés d'impuissance. Ils cherchèrent leur sa-
lut dans une prompte retraite, et se virent forcés, le même jour, de
lever également le siège de You-tchao. Profondément reconnaissant
de ce bienfait, qui avait préservé Kaï-foung, «l'écran de la capi-
tale, » l'empereur ordonna que l'on suspendît de nouvelles tablettes
dans les temples dédiés aux divinités protectrices de la Chine, et le
tribunal des rites, après avoir longuement délibéré, émit le vœu que
le dieu Kouan-ti, auquel on n'avait offert jusqu'alors que les honneurs
du troisième ordre, eût part désormais aux sacrifices du second de-
gré (1).
Renonçant à l'espoir de s'emparer de la capitale du Ho-nan, les
troupes rebelles allèrent se jeter sur la petite ville de Sse-choui,
située près des bords du Fleuve-Jaune. On apprit quelques jours
après que, déjouant la vigilance des généraux de l'empereur, elles
avaient réussi à traverser le Hoang-ho, et qu'elles s'avançaient à
marches forcées vers les frontières du Tchi-li. La seconde étape ve-
nait d'être franchie et la retraite n'était plus possible. Séparées de
leurs bases d'opérations par deux grands fleuves et par les armées
qu'elles avaient vaincues, les bandes insurgées n'avaient plus à
compter que sur elles-mêmes et sur leur fortune. Elles étaient fata-
lement perdues si elles ne réussissaient à s'emparer de Pékin, et si
elles n'atteignaient ainsi le but même de leur séditieuse entreprise.
Leurs rapides victoires devaient être suivies d'une longue série de
succès et d'épreuves : c'est cette époque critique et brillante de l'in-
surrection qui sera l'objet d'une nouvelle étude.
René de Courcy.
(I) Les empereurs de la dynastie actuelle se sont mis sous la protection des mânes dn
général Kouan-you , qui avait acquis une grande célébrité du temps des Han. Ils lui
ont donné le nom de Kouan-ti et en ont fait le dieu de la guerre. Avant la levée du
siège de Kaï-foung-fou, Kouan-ti recevait seulement les sacrifices du troisième degré,
aussi bien que l'étoile du nord et l'esprit du feu. Ceux du second étaient réservés au
soleil, à la lune et aux ancêtres des précédentes dynasties. On n'offre les sacrifices du
premier degré qu'à Dieu.
LES
ASSEMBLÉES PROViNClALES
EN FRANGE AVANT 1789
I.
PLAXS DE RÉFORME DE TURGOT ET DE NECKER.
Les historiens du règne de Louis XYI ne parlent que très incidem-
ment d'une tentative faite par ce prince pour établir dans toute la
France des administrations provinciales fondées sur l'élection. 11
nous a paru intéressant d'étudier dans ses détails cette œuvre ina-
chevée, dont le souvenir s'est effacé, mais qui méritait un meilleur
sort, et qui a devancé et préparé notre organisation départementale.
Cette recherche peut avoir d'autant plus d' à-propos que des ques-
tions analogues se posent dans différentes parties de l'Europe, et
notamment en Autriche.
Toutes les provinces de France ont eu au moyen âge des états
particuliers pour le vote et la répartition des impôts, mais la plu-
part de ces assemblées locales avaient disparu bien avant 1789;
presque toutes ont succombé sous Richelieu, dans la première moi-
tié du XVII® siècle. La monarchie absolue les avait remplacées par
un mode d'administration complètement arbitraire. La France était
divisée en trente et une généralités, administrées par des officiers
royaux appelés intendans et investis d'un pouvoir sans limites. Quel-
ques provinces seulement, la Bretagne, la Bourgogne, le Langue-
doc, la Flandre, l'Artois, deux ou trois petits pays au pied des Pyré-
LES ASSEMBLÉES PROVINCrALES EN FRANCE. 37
nées et à quelques égards la Provence, formant ensemble le quart à
peu près du territoire, avaient conservé un reste de leurs anciennes
franchises; on les appelait les pays d'états. Les trois autres quarts
formaient ce qu'on appelait, par un singulier abus de mots, les
pays d'élection. Les généialités étaient divisées en élections, qui cor-
respondaient à peu près à nos arrondissemens d'aujourd'hui; mais
si jamais le principe électif avait eu une part quelconque à leurs
affaires, il n'en restait que le nom. ïl n'y a qu'un cri dans tout le
XVIII*' siècle contre l'administration dévorante des intendans: instru-
mens passifs de la tyrannie fiscale, ce fléau habituel des gouverne-
mens absolus, ils épuisaient d'hommes et d'argent les malheureuses
provinces qui leur étaient livrées.
L'horrible état où ils avaient réduit la France dans les dernières
années du règne de Louis XIV avait soulevé d'indignation tous les
nobles cœurs. Boisguillebert et Yauban, dans des mémoires admi-
rables, signalèrent énergiquement les vices du système d'impôts en
vigueur; Boulainvilliers et Saint-Simon attaquèrent les mêmes abus
au nom de la noblesse, non moins écrasée que le reste de la nation;
mais celui qui indiqua le plus sûr remède, ce fut Fénelon. Dans les
plans de réforme qu'il écrivit secrètement pour le duc de Bour-
gogne, il proposait comme une des premières mesures à prendre
pour relever la patrie le rétablissement d'états particuliers dans
les provinces. Ce grand esprit avait senti que la réforme des im-
pôts ne pouvait se faire efficacement que par des corps électifs. 11
voulait en même temps réunir les états -généraux du royaume;
mais ces grandes assemblées nationales ne devaient avoir à ses yeux
toute leur force qu'autant qu'elles s'appuieraient sur des conseils
provinciaux. Il proposait de diviser la France en vingt provinces au
moins, ayant chacune ses états, et, la composition des états du Lan-
guedoc étant alors justement célèbre, il voulait constituer les autres
sur ce modèle. Fénelon terminait cet aperçu de génie par ce mot,
qui résumait tous les griefs : Plus d' intendans!
On sait par quel malheur les projets de Vauban, de Saint-Simon,
de Fénelon, des ducs de Ghevreuse et de Beauvilliers, de tous les
hommes éclairés de ce temps, furent étouffés. En se fermant pré-
maturément sur le duc de Bourgogne, la tombe engloutit tout espoir
de régénération immédiate. Pendant le long règne de Louis XV, le
régime absolu fondé par Bichelieu et par Louis XIV se maintint à
peu près sans altération. Néanmoins les idées contraires ne périrent
pas; elles firent explosion vers le milieu du siècle dans les écrits des
économistes : l'idée des états provinciaux entre autres fut développée
dans un mémoire spécial du marquis de Mirabeau, publié en 1750
et réimprimé plusieurs fois à la suite de l'Ami des hommes. L'au-
38 REVUE DES DEUX MO.NDES.
leur y rappelait hardiment au roi régnant que son père voulait ré-
tablir des états particuliers dans les provinces, sommation fort claire
qui resta sans effet sur l'égoïste et lâche Louis XV.
Dès son avènement au ministère, en 177/i, Turgot prépara un
plan hardi et complet qui n'était rien moins que tout un projet de
constitution assis sur une large base de libertés locales. Ce plan est
consigné dans un mémoire au roi sur les munieipalités, rédigé sous
les yeux du ministre par son ami Dupont de Nemours, celui à qui
Voltaire écrivait : « J'ose féliciter la France fc[ue M. Turgot soit mi-
nistre et qu'il ait un homme tel que vous auprès de lui. » Dès les
premiers mots de cet écrit, on reconnaît le langage présomptueux
et absolu, mais noble et sincère, de la philosophie politique du
temps. (( La cause du mal, sire, dit le ministre en s' adressant au
roi, vient de ce que votre royaume n'a point de constitution. C'est
une société composée de différens ordres mal unis et d'un peuple
dont les membres n'ont entre eux que peu de liens sociaux, où par
conséquent chacun n'est guère occupé que de son intérêt particulier
exclusif, de sorte que dans cette guerre perpétuelle de prétentions
et d'entreprises votre majesté est obligée de tout décider par elle-
même ou par ses mandataires. Vous êtes forcé de statuer sur tout,
et le plus souvent par des volontés particulières, tandis que vous
pourriez gouverner comme Dieu par des lois générales, si les parties
intég'.-antes de votre empire avaient une organisation régulière et
des rapports connus. »
Il ne peut jamais être tout à fait vrai qu'une nation qui vit et qui
marche n'ait pas de constitution. Ce mot de Turgot ou plutôt de
Dupont de Nemours allait donc au-delà de la vérité. 11 y ajoutait
quelques autres principes d'un radicalisme contestable comme ce-
lui-ci : « Les droits des hommes réunis en société ne sont point fon-
dés sur leur histoire, mais sur leur nature, » ce qui est vrai sans
doute en règle générale, mais ce qui doit subir des exceptions au
moins temporaires en présence de faits historiques anciens et puis-
sans. Il n'était d'ailleurs nullement nécessaire de faire le procès à
l'histoire quand il s'agissait de rétablir des franchises locales qui
n'avaient cessé d'exister que depuis cent cinquante ans. Le reste du
mémoire est, comme le début, un mélange d'idées justes et d'idées
erronées ou au moins prématurées, mais où domine un ardent
amour du bien public. D'après le plan de Turgot, chaque paroisse
devait avoir son assemblée élective, chargée de répartir les contri-
butions, d'exécuter les travaux publics et de veiller au soulagement
des pauvres. Ces assemblées devaient être nommées par les proprié-
taires de la paroisse sur cette base, que 600 livres de revenu donne-
raient droit à une voix, 300 livres à une demi-voix, 1,200 livres à
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 39
deux voix, et ainsi de suite, ce qui avait pour but de supprimer par
le fait l'ancienne distinction des trois ordres, clergé, noblesse et
tiers-état, en la remplaçant par une mesure commune. A côté des
municipalités rurales, le projet constituait des municipalités urbaines
sur des règles analogues. Les unes et les autres devaient nommer
des députés à des assemblées ou municipalités d'arrondissement,
celles-ci à des assemblées ou municipalités provinciales, et celles-ci
enfin à la grande municipalité ou assemblé.e générale du royaume.
Ce plan différait de celui de Fénelon en ce qu'il ne rétablissait pas
les états proprement dits, qui reposaient, d'après la tradition, sur la
distinction des trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état. Le rédac-
teur du mémoire s'en expliquait formellement, (( Ces assemblées,
dit-il, ne sont pas des états. Ce n'est point comme membres d'un
ordre, mais comme citoyens propriétaires de revenus terriens, que
les gentilshommes et les ecclésiastiques feront partie des munici-
palités. » Yoilà probablement ce qui empêcha le roi d'y donner
suite, quoique ce système fut beaucoup plus favorable à l'autorité
royale que celui des états et des ordres. Il n'est même pas sûr que
Louis XVI en ait eu connaissance et que Turgot ne se soit pas ré-
servé d'y réfléchir, car Dupont dé Nemours dit en propres termes
que le mémoire n'était qu'une esquisse, et que le ministre devait le
revoir de sa main.
Là était en effet en 177/i une des plus grandes difficultés. Les
inteTîdans avaient fondé leur autorité sur la rivalité des trois Oidres,
et même dans l'oppression commune cette rivalité durait encore.
Les idées nouvelles qui commençaient à se faire jour repoussaient
l'inégalité traditionnelle; mais la grande majorité de la noblesse et
du clergé ne se montrait pas disposée à renoncer à ses privilèges,
quelque nominaux qu'ils fussent devenus. L'expédient imaginé par
Turgot pour calculer le nombre des voix sur l'étendue des proprié-
tés donnait aux deux premiers ordres la majorité numérique, mais
ils ne s'en seraient pas contentés. L'organisation nationale reposait
depuis cinq cents ans sur la distinction des ordres; chaque province
avait conservé le souvenir de ses anciens états, qui étaient tous con-
stitués ainsi, et les états eocore existans en offraient de vivans exem-
ples. Ces derniers états embarrassaient l'auteur du mémoire. «Quel-
ques-unes de nos provinces, dit-il, ont une espèce de constitution,
des assemblées, une sorte de vœu public; mais, étant composés
d'ordres dont les prétentions sont très diverses et les intérêts très
séparés, ces états sont loin d'opérer tout le bien qui serait à désirer.
C'est peut-être un mal que ces demi-biens locaux -, les provinces qui
en jouissent sentent moins la nécessité de la réforme. »
Turgot sortit du ministère au mois de mai 1776, sans avoir donné
àO REVUE DES DEUX MONDES.
aucune suite à son projet. Il y fut bientôt remplacé par Necker, qui
reprit avec ardeur la même pensée, et réussit à la réaliser. Le
nouveau ministre n'aimait pas plus que son prédécesseur le prin-
cipe des trois ordres, mais il comprenait que le moment n'était pas
venu de les abolir, et il chercha un moyen de tourner la difficulté.
Dans cette mesure, il trouva Louis XVI disposé à le suivre. En con-
séquence il adressa cà son tour au roi, en 1778, un mémoire sur
ce sujet. « Une multitude de plaintes, disait-il, se sont élevées
de tout temps contre le genre d'administration employé dans les
provinces; ces plaintes se renouvellent plus que jamais, et l'on ne
pourrait s'y montrer indifférent sans avoir peut-être des reproches
à se faire. A peine en effet peut-on donner le nom d'administration
à cette volonté arbitraire d'un seul homme, qui, tantôt présent,
tantôt absent, tantôt instruit, tantôt incapable, doit régir les par-
lies les plus importantes de l'ordre public, et qui doit s'y trouver
habile après ne s'être occupé toute sa vie que de requêtes au con-
seil, qui souvent, ne mesurant pas même la grandeur de la com-
mission qui lui est confiée, ne considère sa place que comme un
échelon pour son ambition. Et si, comme il est raisonnable, on
ne lui donne à gouverner en débutant qu'une généralité d'une
médiocre étendue, il la voit comme un lieu de passage, et n'est
point excité à préparer des établissemens dont le succès ne lui est
point attribué. Enfin, présumant toujours, et peut-être avec raison,
qu'on avance encore plus par l'effet de l'intrigue et des affections
que par le travail et l'étude, ces commissaires sont impatiens de
venir à Paris, et laissent à leurs secrétaires ou à leurs subdélégués
le soin de les remplacer dans leurs devoirs publics. »
Ces observations, qui ne conviennent pas uniquement aux inten-
dans d'autrefois, et qui trouveraient de nos jours plus d'une appli-
cation, conduisaient Necker à proposer la création d'a.^semblées
provinciales dont il définissait ainsi les attributions : « Il est sans
doute des parties d'administration qui, tenant uniquement à la po-
lice, à l'ordre public, à l'exécution des volontés de votre majesté,
ne peuvent jamais être partagées, et doivent par conséquent reposer
sur l'intendant seul; mais il en est aussi,, telles que la répartition et
la levée des impositions, l'entretien et la construction des chemins,
le choix des encouragemens favorables au commerce, au travail en
général et aux débouchés de la province en particulier, qui, sou-
mises à une marche plus lente et plus constante, peuvent être con-
fiées préférablement à une commission composée de propriétaires,
en réservant à l'intendant l'importante fonction d'éclairer le gou-
vernement sur les différens règlemens qui seraient proposés. »
Après avoir montré combien les provinces difieraient entre elles
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. M
d'intérêts et de besoins, Necker ajoutait ces mots, qu'on dirait en-
core écrits d'hier : « Gomme la force morale et physi([ue d'un minis-
tre ne saurait suffire à une tâche si immense et à de si vastes sujets
d'attention, il arrive nécessairement que c'est du fond des bureaux
que la France est gouvernée, et selon qu'ils sont plus ou moins
éclairés, plus ou moins purs, plus ou moins vigilans, les embarras
du ministre et les plaintes des provinces s'accroissent ou diminuent.
En rauienant à Paris tous les fils de l'administration, il se trouve que
c'est dans un lieu où l'on ne sait rien que par des rapports éloignés,
où l'on ne croit qu'à ceux d'un seul homme, et où l'on n'a jamais
le temps d'approfondir, qu'on est obligé de diriger et de discuter
toutes les parties d'exécution. Les ministres auraient dû sentir
qu'en ramenant à eux une multitude d'affaires au-dessus de l'at-
tention, des forces et de la mesure du temps d'un seul homme, ce
ne sont pas eux qui gouvernent, ce sont leurs commis, et ces mêmes
commis, ravis de leur influence, ne manquent jamais de persuader
au ministre qu'il ne peut se détacher de commander un seul détail,
qu'il ne peut laisser une seule volonté libre, sans renoncer à ses
prérogatives et diminuer sa consistance. »
Il faudrait reproduire en entier ce mémoire important. En voici
un dernier extrait : « Cet ouvrage imparfait et successif de l'admi-
nistration française présente partout des obstacles. Qui peut les
vaincre et les surmonter le plus facilement? Est-ce un seul homme?
Est-ce un corps d'administration? C'est un homme seul sans doute,
si vous réunissez en lui les qualités nécessaires. Rien n'est plus ef-
ficace que l'action du pouvoir dans une seule main; mais en même
temps que je crois autant qu'un autre à la puissance active d'un
seul homme qui réunit au génie la fermeté, la sagesse et la vertu,
je sais aussi combien de tels hommes sont épars dans le monde,
combien, lorsqu'ils existent, il est accidentel qu'on les rencontre, et
combien il est rare qu'ils se trouvent dans le petit circuit où l'on
est obligé de prendre les intendans de province. L'expérience et la
théorie indiquent également que ce n'est pas avec des hommes su-
périeurs, mais avec le plus grand nombre de ceux qu'on connaît et
qu'on a connus, qu'il est juste de composer une administration pro-
vinciale, et alors toute la préférence demeurera à cette dernière.
Dans une commission permanente, composée des principaux pro-
priétaires d'une province, la réunion des connaissances, la succes-
sion des idées, donnent à la médiocrité même une consistance; la
publicité des délibérations force à l'honnêteté; si le bien arrive avec
lenteur, il arrive du moins, et une fois obtenu, il est à l'abri du ca-
price, tandis qu'un intendant, le plus rempli de zèle et de connais-
sances, est bientôt suivi par un autre qui dérange ou abandonne les
projets de son prédécesseur. Dans l'espace de dix à douze ans, on
42 r.EVUE DES DEUX MONDES.
les voit aller de Limoges en Roussillon , du Roussillon en Ilainaut,
du Hainaut en Lorraine, et à chaque variation ils perdent le fruit
des connaissances locales qu'ils peuvent avoir acquises. »
On voit que Necker, dont Tespiit pratique avait tout prévu, ne
demandait pas la suppression des intendans; cette institution tenait
par un lien étroit à une autre plus puissante eiicore, celle du con-
seil d'état ou conseil du roi, dont les intendans n'étaient que les dé-
légués, et il fallait s'attendre à une résistance violente de la part du
corps tout entier. Les intendans avaient d'ailleurs une utilité réelle,
comme représentans de l'autorité royale, à la seule condition que
leur pouvoir cessât d'être absolu; plusieurs d'entre eux, poussés par
le, mouvement général des esprits, s'occupaient sérieusement d'inté-
rêts publics, à l'exemple de Turgot, qui avait commencé par là sa
carrière. Le ministre n'avait pas cru devoir s'occuper encore des
assemblées secondaires de paroisse et d'arrondissement dont Tur-
got avait proposé la création; il s'était borné, pour ne pas tout faire
à la fois, aux assemblées de province, pensant bien que le reste
viendrait naturellement plus tard. Quant à la composition de ces
assemblées, il acceptait le principe des trois ordres, mais en y ap-
portant un changement profond qui pouvait aussi s'appuyer sur une
origine historique. Dans les états-généraux du royaume et dans la
plupart des états provinciaux, les trois ordres délibéraient cà part.
Dans une seule province, le Languedoc, les états ne formaient
qu'une seule assemblée, où l'on votait par tête et non par ordre, et
les députés du tiers- état y égalaient en nombre ceux du clergé et
de la noblesse. C'est sur ce modèle que Fénelon avait proposé, dans
ses plans de réforme, de constituer tous les états provinciaux; c'est
aussi ce modèle que Necker adopta, érigeant en piincipe, dès 1778,
ce qui devait triompher dix ans plus tard dans la formation de l'as-
semblée nationale, la double représentation du tiers, la réunion des
ordres et le vote par tète.
Ces considérations décidèrent Louis XVI, et le 12 juillet 1778 fut
rendu un arrêt du conseil portant établissement d'une assemblée
provinciale dans le Berri. Cette province, justement regardée comme
une des plus pauvres et des plus malheureuses, avait été choisie
exprès pour faire l'essai du nouveau système. L'assemblée provin-
ciale devait se composer de l'archevêque de Bourges, président, et
de onze autres membres du clergé, de douze gentilshommes proprié-
taires et de vingt-quatre membres du tiers-état, dont douze députés
des villes et douze propriétaires des campagnes, en tout quarante-
huit. Les suffrages devaient se compter par tête. La distinction des
ordres se trouvait ainsi atténuée et presque détruite, puisque les
voix étaient égales et que le tiers-état avait à lui seul autant de suf-
frages que les deux autres ordies réunis. Le roi devait désigner lui-
LES ASSEMBLÉES PROVLNCLVLES EN FRANCE. 43
même les seize premiers membres, qui devaient désigner ensuite les
trente-deux autres. L'assemblée devait se réunir tous les deux ans,
et la session ne durait pas plus d'un mois; dans l'intervalle des ses-
sions, un bureau d'administration, composé du président et de sept
membres, assistés de deiLX procureurs-syndics et d'un secrétaire,
devait veiller à l'exécution des délibérations. Les principaux objets
soumis au vote étaient la levée et la répartition des impôts, la con-
struction des chemins et les établissemens de charité.
Comme toutes les mesures de progrès pacifique et de sage conci-
liation, cette constitution donna lieu à deux reproches opposés. Les
partisans exclusifs de l'ancien régime s'élevèrent contre le mélange
des ordres et la double représentation du tiers; les novateurs blâ-
mèrent la conservation des ordres et le nombre accordé aux repré-
sentans des deux ordres privilégiés. Ces deux opinions se réfutaient
l'une par l'autre. On peut se faire une idée assez exacte de l'état de
la propriété avant 17S9 en divisant le sol national en cinq portions
à peu près égales, une possédée par la couronne et les communes,
une par le clergé, une par la noblesse, une par le tiers-état et une
par le peuple des campagnes. Or, les assemblées provinciales de-
vant représenter avant tout la propriété , il était assez naturel que
les différentes classes de propriétaires 5^ parussent dans la même
proportion que sur le sol, c'est-à-dire, déduction faite des domaines
de l'état et des communes, le clergé pour un quart, la noblesse pour
un quart, et le tiers-état, qui comprenait à la fois la bourgeoisie et
le peuple, pour la moitié. On revenait ainsi par une autre voie à
l'idée de Turgot. Ce n'était pas l'affaire des opinions radicales, qui
opposaient toujours le petit nombre des deux premiers ordres à la
masse de la nation, sans tenir compte de la distribution de la pro-
priété, ou plutôt en la supportant impatiemment et en nourrissant
l'espérance de la changer. Ce n'est pas ainsi non plus que raison-
naient le parlement, la cour, la majorité des deux premiers ordres,
en rappelant sans cesse l'histoire, la tradition, et ce qu'on appe-
lait pompeusement, avec un mélange d'exagération et de vérité, la
constitution du royaume.
On remarquera sans doute la place que Necker, quoique Genevois
et protestant, avait cru devoir donner au clergé. Aux états de Lan-
guedoc, la présidence appartenait à l'archevêque de Narbonne, et le
ministre avait voulu rester fidèle jusqu'au bout au modèle qu'il avait
choisi. Dans les projets de Fénelon, c'était aussi l'évêque qui devait
présider, et Louis XVI, profondément imbu des souvenirs du duc de
Bourgogne, avait tenu sans doute à ne pas s'en écarter. 11 ne faut
pas oublier que le clergé était alors puissant par ses richesses et la
haute naissance de la plupart de ses chefs, qu'il avait de tout
temps exercé en France le pouvoir politique, et qu'on rencontrait
Uà REVUE DES DEUX MONDES.
surtout parmi ses membres la science et l'habitude des affaires.
Comme preuve du bon accord qui régriait entre le ministre protes-
tant et le haut clergé, on peut citer le trait suivant, rappelé par le
petit-fils de Necker, M. le baron de Staël : l'archevêque de Paris,
ayant gagné contre la ville de Paris un grand procès qui établissait
son droit de censive sur plusieurs édifices, abandonna au ministre
les arrérages qui lui étaient dus pour être consacrés à quelque objet
d'utilité publique, et Necker employa les 100,000 écus qui en pro-
vinrent à l'amélioration de l'Hôtel-Dieu.
En même temps qu'il admettait la distinction des ordres, repous-
sée par le mémoire de Turgot, Necker avait écarté l'élection. On lui
en fit un reproche dans le camp philosophique. Il fallait faire accep-
ter l'institution nouvelle par ceux qui se croyaient intéressés au
maintien pur et simple de l'ancien régime; c'était déjà beaucoup,
et le résultat n'a point tardé à le prouver, que la réunion des ordres
et le vote par tête : le principe républicain de l'élection aurait excité
de bien autres répugnances qui pouvaient étouffer dans son germe la
liberté provinciale. Former une seule réunion électorale on les ordres
auraient voté ensemble était absolument impossible; le clergé et la
noblesse auraient refusé de s'y rendre. Faire voter les ordres à part
dans des réunions distinctes ne se pouvait pas davantage; le clergé
et la noblesse n'auraient pas manqué d'y protester contre la double
représentation du tiers et le vote par tête. La marche suivie valait
donc beaucoup mieux; les premiers membres choisis tenaient direc-
tement leur mandat du roi, et les autres le recevaient indirectement
de la même source, ce qui coupait court à toute rivalité. Le roi dé-
signa, pour faire partie de l'assemblée du Berri, les seize membres
les plus distingués du clergé, de la noblesse et du tiers-état de la
province; ceux-ci firent à leur tourd'excellens choix pour les trente-
deux autres. Rien n'avait d'ailleurs été décidé d'avance pour le mode
de renouvellement ultérieur, et l'assemblée elle-même devait être ap-
pelée à en délibérer. Elle en délibéra en effet, et se prononça pour
le principe électif.
Parmi les autres règles adoptées par Necker pour l'organisation
de ses assemblées, celle qui rencontra chez les intendans la plus
vive résistance fut l'institution du bureau permanent ou commis-
sion inlennédiaire, qui devait veiller, dans l'intervalle des sessions,
à l'exécution des délibérations. Cette institution n'était pas sans pré-
cédens. Necker l'avait encore empruntée aux états du Languedoc, et
on en retrouvait d'autres exemples dans les anciens états provin-
ciaux. Ou en a contesté l'utilité en se fondant sur le principe de la
division des pouvoirs, et elle a disparu dans l'organisation départe-
mentale actuelle. Il serait cependant injuste de la condamner abso-
lument, et surtout de la confondre avec la disposition de la loi de
LE<î ASSEMBLÉES rROVINCIALES EN FRANCE. 45
1790, qui a confié plus tard le pouvoir exécutif dans les départemens
à une commission élective. Le bureau fondé par Necker ne devait
pas remplacer l'intendant, mais le surveiller, ce qui est fort diffé-
rent, et il ne faut pas aller bien loin pour trouver une institution
analogue qui fonctionne aujourd'hui parfaitement; c'est ce qu'on ap-
pelle en Belgique la dêpuiation provinciale, chargée de représenter
le conseil provincial, dans l'intervalle des sessions, auprès des gou-
verneurs de province. Si l'on entreprenait de comparer les députa-
tions provinciales de Belgique avec nos conseils de préfecture, on
trouverait peut-être que l'idée de Necker n'était pas si mauvaise.
Elle avait pour but d'attacher les principaux propriétaires à leur pro-
vince en leur donnant un rôle actif dans les affaires locales, ce qui
leur manque trop aujourd'hui.
Dès l'année suivante, 1779, Necker, voulant faire un second
essai, établit une assemblée provinciale dans le Dauphiné; cette
fois il la composa un peu différemment. Au lieu de quarante-hull;
membres comme dans le Berri, elle devait en avoir soixante, dont
douze appartenant au clergé, dix-huit aux gentilshommes, et trent«:>
au tiers-état. Les deux grands principes de la double représenta-
tion du tiers et du vote par tête étaient maintenus; mais la part
faite au clergé devenait un peu moindre, un cinquième seulement
au lieu d'un quart, et la présidence n'appartenait plus de droit à
un membre de cet ordre. Cette nouvelle proportion satisfit davan-
tage le parti philosophique. Saint-Lambert écrivit cà cette occasion
à M'"® Necker : « Je vois avec bien de la satisfaction que M. Necker
a pu composer les nouveaux états provinciaux d'un moindre nombre
d'évêques et de nobles que ceux du Berri, et qu'ils ne seront pas
présidés par un prêtre. Je ne désire plus qu'une chose, c'est que ce
nouveau genre d'administration, le meillejir possible à ce qu'il me
parait, soit établi d'une manière durable. »
Malheureusement l'organisation de cette nouvelle assemblée ren-
contra plus de difficultés que la première. Le Dauphiné avait eu au-
trefois des états particuliers, que lui avait enlevés Richelieu; il ne
cessait de les réclamer comme un droit, et ne se prêta que de mau-
vaise grâce à ce qu'il regardait comme une nouvelle violation de ses
privilèges. Des discussions s'élevèrent sur la présidence, sur le lieu
de l'assemblée, sur les prétentions des anciens barons des états,
et l'assemblée provinciale fut ajournée malgré les efforts du parle-
ment de Grenoble, qui se montra favorable au projet ministériel.
Nul doute que, si la révolution n'était pas survenue, ces difficultés
n'eussent fini par s'aplanir; mais la résurrection des états du Dau-
phiné était destinée à marquer le début d'un mouvement bien autre-
ment radical.
Une troisième tentative fut plus heureuse. Un arrêt du conseil
il6 REVUE DES DEUX MONDES.
du 11 juillet 1779 établit une assemblée provinciale dans la géné-
ralité de Montauban, qui devait être désoi-mais désignée sous le nom
de Haute-Guienne. Celle-là devait se composer de cinquante-deux
membres, dont dix de l'ordre du clergé, seize gentilshommes pro-
priétaires, et vingt-six du tiers-état, tant députés des villes que
propriétaires des campagnes. Une première réunion se tint à Ville-
franche d'Aveyron pour régler les préliminaires; l'évêque de Rhodez
fut nommé président. La substitution du nom de Haute-Guienne à
généralilé de Montauban^ comme du nom du Berri à gcnéralilâ de
Bourges, indique chez le roi et son ministre l'inlention de supprimer
peu à peu les généralités qui rappelaient trop le souvenir de l'ad-
ministration despotique, et de les remplacer par les anciens noms
des provinces.
Enfin une quatrième assemblée fut établie à Moulins, pour le
Bourbonnais, le Nivernais et La Marche, le 19 mars 1780. Elle de-
vait être composée comme la précédente, mais elle ne put se con-
stituer, et cet échec devint la cause déterminante de la retraite de
Necker. La réaction contre les idées de ce ministre avait pris des
forces; l'intendant de la généralité de Moulins, M. de Reverseaux,
jugea le moment favorable à la résistance : il refusa ouvertement
d'obéir aux ordres donnés pour la convocation de l'assemblée, et
le parlement refusa à son tour d'enregistrer l'édit de création. Le
mémoire confidentiel que jSecker avait adressé au roi en 1778
sur les assemblées provinciales avait été confié sous le sceau du
secret à un personnage de la cour; il fut imprimé clandestine-
ment par un odieux abus de confiance et distribué avec une extrême
promptitude à tous les membres du parlement de Paris. Or il s'y
trouvait le passage suivant : « Le public, par la tournure des es-
prits, a les yeux ouverts sur tous les inconvéniens et sur tous les
abus. Il en résulte une critique inquiète et confuse qui donne un
aliment continuel au désir qu'ont les parlemens de se mêler de l'ad-
ministration. Ce sentiment de leur part se manifeste de plus en
plus, et ils s'y prennent comme tous les corps qui veulent acquérir
du pouvoir, en parlant au nom du peuple, en se disant les défen-
seurs des droits de la nation, et l'on ne doit pas douter que, bien
qu'ils ne soient forts ni par Tinstruction ni par l'amour pur du bien
de l'état, ils ne se montrent dans toutes les occasions, aussi long-
temps qu'ils se croiront soutenus par l'opinion publique: il faut
donc ou leur ôter cet appui, ou se préparer à des combats répétés
qui troubleront la tranquillité du règne de votre majesté etconduiront
successivement ou à une dégradation de l'autorité, ou à des partis
extrêmes dont on ne peut mesurer au juste les conséquences. L'u-
nique moyen de prévenir ces secousses est d'attacher essentielle-
ment les parlemens aux fonctions honorables et tranquilles de la
LES ASSEMBLEES PROVINCIALES EN FRANCE. 1\1
magistrature, et de soustraire à leurs regards continuels les grands
objets de l'administration, surtout dès qu'on peut y parvenir par
une institution qui, remplissant le vœu national, conviendrait éga-
lement au gouvernement. »
La publication de ces paroles prophétiques souleva une véritable
tempête dans les cours souveraines. On en conclut que Necker vou-
lait enlever aux parlemens le droit de remontrance, et, l'opposition
des magistrats venant se joindre à celle des courtisans, le ministre
réformateur ne put y résister. Il demanda au roi la destitution de
l'intendant du Bourbonnais et des lettres de jussion pour l'enregis-
trement de l'édit siu- l'assemblée provinciale de Moulins; ces me-
sures énergiques répugnèrent à Louis XVI, et Necker donna sa dé-
mission le 19 mai 1781.
Le plan de iNecker succomba avec lui; mais des quatre assemblées
provinciales qu'il avait fondées, deux restèrent debout, celles du
Berri et de la Haute-Guienne, et n'ont cessé de fonctionner, malgré
quelques restrictions, jusqu'en 1789. On peut donc les juger par ce
qu'elles ont fait dans ces dix ans. L'intervention des membres du
clergé y fut particulièrement utile. Dans celle du Berri, l'archevèqu-e
de Bourges, M. de Plielypeaux, fit lusage le plus éclairé de son
ascendant; un autre ecclésiastique, l'abbé de Séguiran, depuis évê-
que de Nevers, déploya de vériiables talens. Dans celle de la Haute-
Guienne, l'évèque de Rhodez, président, se distingua plus encore; ce
n'était rien moins que M. Champion de Cicé, un disciple de Turgot,
qui devint plus tard archevêque de Bordeaux, et qui, membre des
états-généraux en 1789, devait décider la réunion de la majorité du
clergé au tiers-état le surlendemain de la séance du Jeu de Paume.
"Necker, qui avait appris à l'apprécier pendant qu'il présidait l'as-
semblée provinciale, le fit appeler au ministère en qualité de garde
des sceaux au mois d'août 1789.
Parmi les questions que le mémoire de Turgot avait laissées en
suspens se trouvait l'étendue à donner aux cii'conscriptions provin-
ciales. Les anciennes provinces n'avaient plus depuis lo-ngtemps
d'existence légale, à l'exception des pays d'états; il n'y avait de
reconnu que les généralités. JSecker avait évidemment l'intention
de conserver k peu près la même division. Le nombre des provinces,
en dehors des pays d'étals, aurait été alors d'une trentaine, cha-
cune composée en moyenne de. deux à trois de nos dêpartemens
actuels. Telle était en eflet l'étendue des quatre premières; elles
comprenaient environ 1.500,000 hectares chacune, tandis que l'é-
tendue moyenne des dêpartemens est de 600,000.
Quant aux pays d'états, on ne peut douter que, dans l'intention
de INecker, un régime analogue ne dîit s'étendre un jour jusqu'à
eux. Cette bizarrerie qui maintenait, au milieu de la monarchie.
48 REVUE DES DEUX MONDES.
cinq ou six petites nationalités distinctes, ces mots de privilèges, àQ
dons gratuits, qui exprimaient de vieilles prétentions usées par le
temps, cette diversité extrême d'institutions entre la Bretagne et le
Languedoc, la Bourgogne et la Provence, membres désormais insé-
parables du même tout, le choquaient autant qu'un autre. Toutefois
il n'oubliait pas que ces différences tenaient à d'anciens engagemens
contractés parla couronne, et que les provinces, en se réunissant,
avaient fait leurs conditions; il savait que les mœurs, les traditions,
les préjugés locaux attachaient un grand prix à la conservation de
ces antiques formes, quand même elles n'étaient plus que des appa-
rences, et il se gardait bien d'y toucher d'autorité. Il attendait que
la persuasion de l'exemple amenât les populations elles-mêmes à
comparer leurs gothiques privilèges avec la nouvelle organisation.
Tant que les pays d'états n'avaient eu devant eux que l'arbitraire
illimité des pays d'élection, on comprenait sans peine qu'ils eussent
préféré leurs propres lois; en présence des nouvelles administra-
tions provinciales, ils devaient finir tôt ou tard par changer d'avis.
Turgot avait exprimé la môme espérance dans son mémoire. Necker
ne partageait pas d'ailleurs, tout en désirant l'homogénéité natio-
nale, cette passion d'uniformité à tout prix qui est devenue un des
caractères les plus violens de la révolution. « Il y a, écrivait Mon-
tesquieu trente ans auparavant, de certaines idées d'uniformité qui
saisissent quelquefois les grands esprits, mais qui frappent infailli-
blement les petits : les mêmes lois dans l'état, la même religion
dans toutes ses parties ; mais lorsque les citoyens suivent les lois,
qu'importe qu'ils suivent la même? »
La plus tenace de ces constitutions provinciales et en même temps
la plus différente du type adopté par îSecker était celle de la Bre-
tagne. La forme péninsulaire de cette province, reléguée à l'une des
extrémités du territoire, y maintenait un esprit particulier d'indé-
pendance. La noblesse du pays, obstinée à rester chez elle, parta-
geait la manière de vivre du peuple des campagnes. Il n'y avait pas,
à proprement parler, de tiers-état, excepté à Rennes, à Nantes et
dans quelques autres villes moins importantes. Cette constitution
sociale se réfléchissait dans les états : le tiers n'y comptait que qua-
rante-huit membres, représentans des villes, car la bourgeoisie ru-
rale n'existait pas; le clergé était représenté par neuf évêques et
quarante-deux abbés, et ce qui donnait à la province son caractère
distinctif, tous les gentilshommes sans exception, au nombre de treize
cents, avaient droit de présence et de vote. Ainsi constitués, les
états de Bretagne étaient sans comparaison ceux qui avaient conservé
l'autonomie la plus effective. Si l'aspect tumultueux des séances rap-
pelait quelquefois les fameuses diètes polonaises, la condition géné-
rale de la province, une des plus peuplées et des plus florissantes
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES Ei\ FRANCE. 49
malgré sa rudesse naturelle, témoignait en faveur de l'administra-
tion des états. Un observateur attentif pouvait cependant constater
dès lors les symptômes des divisions qui ont éclaté plus tard. Nantes
et Rennes, dont la richesse et la popidation avaient grandi avec le
temps, ne souffraient plus qu'impatiemment l'autorité de la no-
blesse bas-bretonne; un jour serait venu sans aucun doute où le
tiers-état de ces deux villes aurait réclamé une modification dans
le sens des réformes de Necker, et alors ou la constitution générale
de la Bretagne se serait modifiée, ou la province se serait coupée
en deux. Dans l'un et l'autre cas, on aurait fait un pas vers l'uni-
formité.
La constitution des états du Languedoc n'appelait pas une sem-
blable réforme, puisqu'elle avait servi de modèle pour les nouvelles
assemblées; mais l'étendue de cette province, qui comprenait huit
de nos départemens actuels, donnait lieu à des difficultés intes-
tines. Le Yelay, le Yivarais, le Gévaudan, placés à l'un des bouts,
se plaignaient d'être négligés et auraient certainement demandé tôt
ou tard leur séparation. Lne rivalité ancienne subsistait entre les
deux capitales de la province, Toulouse et Montpellier. Le Langue-
doc devait donc un jour ou l'autre se partager en trois. Les autres
pays d'états avaient moins d'étendue; quelques-uns, comme le
Béarn, comprenaient à peine un de nos départemens. La constitu-
tion de la Bourgogne était toute féodale, celle de la Provence toute
démocratique. Ces différences ne pouvaient manquer de s'atténuer
avec le temps; on serait ainsi parvenu peu à peu à diviser la France
en une quarantaine de provinces d'une étendue à peu près égale et
d'une organisation de plus en plus homogène.
JSon-seulement les assemblées provinciales devaient avoir plus
d'importance que nos conseils actuels .de département à cause de la
plus grande étendue de chaque circonscription, mais elles étaient in-
vesties d'attributions plus larges. Dans son traité de V Administra-
tion des finances^ publié peu d'années après sa sortie du ministère.
Necker dit formellement que les assemblées provinciales devaient
jouer le premier rôle dans la réforme générale des impôts. On s'exa-
gère beaucoup en général les exemptions d'impôts dont jouissaient
les ordres privilégiés. Les nobles n'étaient point sujets personnelle-
ment à la taille ou impôt foncier, mais ils la payaient par l'inter-
médiaire de leurs fermiers, quand ils en avaient; c'est ce qu'on ap-
pelait la tdille d'exploitation. Ils n'en étaient affranchis que pour les
terres qu'ils faisaient valoir eux-mêmes, et ce privilège se limitait
dans la plupart des provinces à l'exploitation de trois charrues. Ils
payaient leur part de tous les autres impôts, comme les vingtièmes,
la capitatlon, les contributions indirectes, et, la taille ne formant
TOME XXXIV. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
que le sixième environ des revenus publics, l'immunité se réduisait
en définitive à peu de chose. Le clergé se divisait en deux; ce qu'on
appelait le clergé {'lrangei\ c'est-à-dire celui de Flandre, d'Artois, de
Franche-Cojnté, d'Alsace, de Lorraine, le plus riche des deux, .était
soumis, comme la noblesse, aux vingtièmes et à la capitation; celui
du reste du royaume, qu'on appelait le clergé de France^ ne con-
naissait ni la capitation ni les vingtièmes, mais il payait aussi la
taille d'exploitation par l'intermédiaire de ses fermiers, et de plus
il avait à supporter certaines charges spéciales, comme le don gra-
tuit au roi, que iNecker évalue en tout à plus de 10 millions par an.
Les antiques immunités allaient tous les jours en se réduisant par
la force des choses, et le ministre espérait avec raison les supprimer
tout à fait en confiant la réforme des impôts à des assemblées où
les trois ordres comparaissaient dans des proportions si différentes.
Il avait pour lui dans cette entreprise le concours des principaux
membres de la noblesse et du clergé.
Par suite de la défiance générale qu'un 'siècle et demi de gou-
vernement absolu répandait dans les esprits, les provinces pou-
vaient craindre que le nouveau mode d'administration ne fut un
moyen détourné de leur extorquer de nou\eaux impôts. Necker
essaya de se prémunir contre ce danger en déclarant solennelle-
ment, dans le texte même des arrêts du conseil portant établisse-
ment des assemblées provinciales, que le roi entendait recevoir de
la province la même somme qu'auparavant, l'assemblée devant être
uniquement occupée d'écarter l'inégalité et l'arbitraire qui régnaient
dans la répartition. Là était en effet le plus grand inconvénient de
la taille qui, perçue dans la plupart des provinces, non sur le sol
proprement dit, mais sur les facultés présumées du contribuable,
devenait entre les mains des officiers du fisc l'occasion d'injustices
révoltantes. Tous les documens du xviii'' siècle sont unanimes pour
condamner le mode de perception connu sous le nom de taille per-
sonnelle. Considéré en soi, cet impôt n'avait rien d'excessif; mais ce
qui a laissé dans nos campagnes un si odieux souvenir, c'est le sys-
tème suivi pour la répartition. Dès leur réunion, les assemblées
provinciales s'occupèrent de porter remède à ces maux, et les prin-
cipes qu'elles firent prévaloir se sont depuis généralisés.
11 ne faut pas croire cependant que l'intention du ministre fût
de commencer par établir partout le même système d'impôts. Le
mémoire présenté au roi en 1778 contenait ce passage remarquable :
« La France, composée de vingt- quatre millions d'habitans ré-
pandus sur des sols différens et soumis à diverses coutumes , ne
peut pas être assujettie au même genre d'impositions. Ici la ra-
reté excessive du numéraire peut obliger à commander la corvée
LES asse:mbtJ':es troviivciales e^ frange. 51
en nature ; ailleurs une multitude de circonstances invitent à la
convertir en contribution pécuniaire. Ici la gabelle est supportable,
là les troupeaux qui composent la fortune des habitans l'ont de la
cherté du sel un véritable fléau. Ici tous les revenus sont en fonds
de terre, et l'on peut confondre la capitation avec la taille ou les
vingtièmes; ailleurs de grandes richesses mobilières et l'inégalité
de leur distribution invitent cà séparer ces divers impôts. Ici l'impôt
territorial peut êtro^fixe et immuable; là tout est vignobles et tel-
lement soumis à des révolutions que, si l'impôt n'est pas un peu
flexible, il sera trop rigoureux. Ici les impôts sur les consommations
sont préférables, ailleurs le voisinage de l'étranger les rend illu-
soires et difficiles à maintenir. Enfin partout, en même temps que
la raison commande, l'habitude et le préjugé font résistance. C'est
l'impossibilité de pourvoir à toutes ces diversités par des lois géné-
rales qui oblige d'y suppléer par l'administration la plus compli-
quée. »
Au premier rang des impôts que Necker voulait réformer se trou-
vait la corvée pour les chemins. L'origine des corvées était féodale,
ce qui ne contribuait pas peu à les faire détester. On appelait ainsi
à l'origine les journées de travail forcé que les paysans devaient à
leurs seigneurs; l'administration royale avait adopté ce moyen com-
mode de faire exécuter les grands travaux. Réduit à des limites
raisonnables et déterminées d'avance, exclusivement consacré à un
intérêt local, comme le sont aujourd'hui les prestations en nature,
c'était un impôt comme un autre, et môme plus facile à acquitter
qu'un autre; mais il en avait été fait sous Louis XIV le plus ef-
froyable abus. A tout instant, les paysans corvéables étaient requis
arbitrairement pour des travaux lointains et pénibles; honmies et
bestiaux périssaient à la peine. Ces abus avaient diminué pendant
le xviii^ siècle; la corvée n'en restait pas moins en usage pour les
travaux des chemins, et les économistes se montraient unanimes
pour la condamner. Tant que M. Trudaine avait été directeur des
ponts et chaussées, il n'avait cessé d'en demander l'abolition. Un des
premiers actes de Turgot avait été de l'abolir en 1775 et de la rem-
placer par une contribution en argent; la réaction contre ce ministre
avait détruit cette partie de son œuvre, et l'édit qui abolissait les
corvées avait été abrogé avant de recevoir son exécution.
L'administration provinciale du Berri fit bientôt voir qu'en aban-
donnant ces sortes de réformes aux soins d'une assemblée de pro-
priétaires, ce qui avait paru impraticable par une loi générale pou-
vait s'exécuter partiellement sans réclamation. Dès les premières
réunions de l'assemblée, on examina avec soin l'étendu^ des sacri-
fices qu'exigeait la corvée pour les chemins, telle qu'elle était orga-
nisée. On trouva qu'en la remplaçant par un impôt en argent on ob-
52 BEVUE DES DEUX MONDES.
tiendrait une économie de près des deux tiers. L'assemblée proposa
donc la création d'une imposition uniforme et proportionnelle à la
taille; c'est ce qu'on appelle aujourd'hui des centimes addilionnels
à l'impàt foncier. Elle prit en outre plusieurs précautions de détail
qui ne contribuèrent pas peu au succès de l'opération. Les paroisses
les moins peuplées et les plus pauvres durent payer le quart seule-
ment du principal de leur taille, les paroisses les plus peuplées plus
du quart; on convint qu'on assignerait à chaqug paroisse une tâche
proportionnée à l'étendue de sa contribution d'après un devis esti-
matif, et que, si l'adjudication ne s'élevait pas au niveau du devis,
l'économie serait remise à la paroisse. Le résultat de ces délibéra-
tions ayant été soumis au ministre et discuté par lui article par ar-
ticle, il en sortit l'arrêt du conseil du 13 avril 17S1, dont l'article 1"
était ainsi conçu : « Les travaux des grandes routes, qui s'exécu-
taient ci-devant par corvées dans la généralité du Berri, le seront
à l'avenir à prix d'argent, et seront adjugés au rabais en présence de
l'ingénieur et du sous-ingénieur de chaque département. « Suivait
un règlement détaillé en vingt-six articles, destiné à servir de mo-
dèle à toutes les provinces pour la confection des chemins. Ce rè-
glement, exécuté pendant dix ans en Berri, de 1780 à 17^)0, y
améliora sensiblement la viabilité.
Dans la Haute-Guienne comme dans tout le Languedoc, les che-
mins n'étaient pas exécutés par corvées, cet usage féodal n'existant
pas dans les pays de droit romain, qui formaient le tiers méridional
de la France. L'assemblée de cette province n'eut donc pas à s'oc-
cuper des moyens de remplacer la corvée, elle dut porter remède
à d'autres abus. Ainsi on se plaignait de la distribution inégale des
contributions exigées pour la confection des chemins; l'assemblée
décida que la dépense des routes de poste serait h la charge de la pro-
vince entière, qu'elle ne contribuerait que pour les trois quarts aux
chemins d'une importance secondaire, et pour la moitié aux che-
mins d'intérêt communal, le reste de la dépense devant être supporté
par les localités directement intéressées. En même temps il fut pris
de justes mesures pour dédommager les propriétaires qu'on pri-
vait d' une partie de leurs terrains, et l'assemblée de la Haute-Guienne
ne contribua pas moins que celle du Berri à créer des précédens qui
servent encore de modèles.
Il est à remarquer que les assemblées provinciales devaient diri-
ger, sous la surveillance du gouvernement, toutes les routes exécu-
tées sur leur territoire, qu'elles fus'^ent ou non d'intérêt local. Un
autre principe a prévalu depuis, et la direction des travaux publics
considérés gDmme d'intérêt général a été centralisée. Est-ce un bien?
est-ce un mal? Ce serait un bien, si la considération de l'utilité
commune l'emportait seule dans les conseils du gouvernement; mais
LES ASSEMBLEES l'KOVINaALES EN FRANCE. 53
i'expérience n'a que trop prouvé que d'autres influences peuvent
agir sur la décision et détourner au profit d'intérêts privilégiés les
ressources fournies par la généralité des contribuables. C'est ainsi
que les trois quarts des travaux publics ont fini par se concentrer
dans une moitié du territoire, et ce ne sont pas toujours les plus utiles
qui ont passé les premiers. Avec le régime des assemblées provin-
ciales, cette inégalité n'existerait pas; les régions les mieux parta-
gées n'auraient proJ)ablement pas moins de travaux publics, et les
autres en auraient davantage, comme il arrive en Angleterre, où l'é-
tat n'intervient pas. Commencé beaucoup plus tôt, poursuivi partout
sans interruption, l'ensemble de nos travaux publics serait aujour-
d'hui plus avancé. On voit déjà, dès la création des assemblées pro-
vinciales, une féconde émulation se manifester entre les provinces.
En Berri, le duc de Béthune-Charost, de la maison de Sully, avait
fait un travail considérable pour démontrer la possibilité d'un canal
de l'Allier au Cher et pour développer les moyens d'exécution avec
ua modique secours de la part du gouvernement. Dans la Haute-
Guienne, un emprunt de 1,500,000 francs pour l'amélioration des
routes fut voté par l'assemblée provinciale et rempli en huit jours
sans sortir de la province.
Les procès-verbaux de ces deux premières assemblées avaient été
rendus publics sous l'administration de Necker; dès qu'il eut quitté
le ministère, cette publicité fut supprimée. Ami de la lumière en
toute chose, comme il l'avait prouvé par la publication du compte-
rendu, Necker s'éleva avec beaucoup de force contre cette mesure.
« La publicité, dit-il, assurait aux administrations provinciales cette
confiance si nécessaire à ceux qui ont besoin, pour faire le bien, de
contrarier les habitudes; elle leur procurait ce tribut d'opinion si
propre à encourager ceux qui se livrent à des travaux pénilDles sans
intérêt et sans ambition. L'approbation du roi doit leur suffire, di-
sent les ministres; mais le roi serait mal servi par ceux qui ne
compteraient pour rien l'opinion publique. Ces considérations se-
ront présentées peut-être comme l'effet d'un système particulier;
ce système, si c'en est un, je ne le désavouerai point, et je crois
que le relâchement d'un grand nombre d'administrations est dû à
l'obscurité dont elles s'enveloppent. Tout se fût ranimé, si elles
avaient eu à comparaître devant le tribunal de l'opinion; les regards
publics sont les seuls qui puissent suffire à l'immensité des obser-
vations dont toutes les parties de l'administration sont susceptibles.
Sans doute ces regards importunent ceux qui gèrent les affaires avec
nonchalance, mais ceux qu'un autre esprit anime voudraient multi-
plier de toutes parts la lumière. » Voilà de belles paroles pour une
époque où tout n'était encore, dans les aff'aires publiques, qu'arbi-
traire et obscurité.
54 r.EVur. des deux _mom>es.
Cependant le temps marchait ou plutôt courait, les esprits s'agi-
taient de plus en plus, et si INecker lui-même n'était pas encore
rappelé, ses idées et ses projets grandissaient dans l'opinion. En
février 1787, quand le roi se décida à convoquer l'assemblée des"
notables, le premier objet soumis aux délibérations par M. de Ga-
lonné fut un projet d'édit pour la création d'assemblées provinciales
dans tout le royaume. « Mais c'est du INecker tout pur que vous me
donnez là, » lui dit le roi. « Sire, répondit le ministre, c'est ce
qu'on peut vous offrir de mieux. » L'assemblée des notables, com-
posée des sept princes du sang, des principaux personnages du
clergé, de la noblesse et des parlemens, des membres les plus in-
fluens du conseil du roi, des députés des pays d'états et des chefs
municipaux des vingt-quafre premières villes du royaume, sanc-
tionna ce projet par ses votes. Il n'en fut pas de même des autres
propositions de M. de Galonné, et ce ministre succomba sous l'ir-
ritation générale. Son successeur, M. de Brienne, s'empressa de
promulguer l'édit sur les assemblées provinciales, tel qu'il était sorti
des délibérations des notables. « Les heureux effets, disait le roi
dans le préambule, qu'ont produits les administrations provinciales
établies par forme d'essai dans les provinces de la Haute-Guienne
et du Berri ayant rempli les espérances que nous en avions con-
çues, nous avons cru qu'il était temps d'étendre le même bienfait à
toutes les provinces de notre royaume. Nous avons été confirmé
dans cette résolution par les délibérations unanimes des notables
qui ont été appelés près de nous, et qui, en nous faisant d'utiles
observations sur la forme de cet établissement, nous ont supplié
avec instance de ne pas différer à faire jouir tous nos sujets des
avantages sans nombre qu'il doit produire. INous déférons à leur
avis avec satisfaction, et tandis que, par un meilleur ordre dans les
finances et par la plus grande économie dans les dépenses, nous
travaillerons à diminuer la masse des impôts, nous espérons qu'une
institution bien combinée en allégera le poids par une exacte répar-
tition. »
Ainsi se trouvait enfin réalisée, après un siècle d'attente, la pen-
sée de Fénelon, recueillie par les économistes et fécondée par i\ec-
ker. Turgot lui-même revivait en quelque sorte dans cette création,
car M. de Galonné avait auprès de lui l'ami, le collaborateur de
Turgot, Dupont de Nemours, qui ne fut pas plus étranger cà l'édit
de 1787 qu'il ne l'avait été au mémoire de 177Z5. Get édit, n'ayant
précédé que de deux ans 1780, a disparu dans l'ébloulssement de
cette grande date; mais le principe a survécu, et après bien des vi-
cissitudes il en est sorti l'organisation actuelle de nos conseils-gé-
néraux de département, la seule institution qui ait vraiment réussi
de toutes celles qu'on a essayées depuis trois quarts de siècle. En
LES ASSEMBLEES PllOVIiNCIALES EN FRAJNGE. 55
même temps que l'édit sur les assemblées provinciales parut son
corollaire naturel, une déclaration du roi portant abolition défmitive
de la corvée pour les chemins.
La première assemblée instituée en vertu du nouvel édit fut celle
de Champagne. Le mode de nomination fut exactement le même
que du temps de Necker. Le roi désigna six membres du clergé, six
membres de la noblesse et douze membres du tiers-état, qui de-
vaient se réunir sous la présidence de l'archevêque de Reims, et en
nommer vingt-quatre autres, en conservant les mêmes proportions
entre les ordres. Quant au mode de renouvellement ultérieur, il fut
réglé ainsi qu'il suit : à l'expiration de la troisième année, un quart
des membres devait être désigné par le sort pour se retirer, et ainsi
de suite chaque année, et il devait être pourvu aux vacances par ce
qu'on appelait les assemblées d'élection ou d'arrondissement. Nec-
ker n'avait voulu s'occuper que de la province, renvoyant à l'avenir
l'organisation des représentations d'arrondissement et de paroisse.,
M. de Galonné avait eu la prétention d'aller plus loin; reprenant toute
l'idée de Turgot, il organisait un système complet en le fondant
sur l'élection. Les assemblées de paroisse, les seules véritablement
électives, devaient nommer les membres des assemblées d'élection,
qui devaient elles-mêmes nommer les membres de l'assemblée pro-
vinciale. Le rédacteur du mémoire de 177/i, Dupont de Nemours,
avait probablement fait prévaloir cette partie de son ancien projet,
en y ajoutant pour commencer la nomination directe, imaginée par
Necker.
La question la plus délicate était celle des assemblées de paroisse,
les privilèges des seigneurs et des curés étant difficiles à concilier
avec le principe électif. Le règlement pour la province de Cham-
pagne, qui fut reproduit à peu près textuellement pour toutes les
autres, trancha la difficulté. Il portait que les assemblées de pa-
roisse seraient composées du seigneur et du curé, membres de droit,
et de trois, six ou neuf membres élus, suivant le nombre des feux,
qu'il y aurait en outre un syndic ou maire nommé par la généralité
des hahitans, que le droit électoral appartiendrait à tous ceux qui
paieraient dans la paroisse dix livres d'imposition foncière ou per-
sonnelle, de quelque état ou condition qu'ils fussent, ce qui consti-
tuait, comme on voit, une sorte de suffrage universel, enfin que le
seigneur et le curé n'assisteraient pas à la réunion paroissiale pour
les élections, qui devait se tenir tous les ans le premier dimanche
d'octobre, sous la présidence du syndic. Ces mesures, qui conte-
naient à elles seules toute une révolution, détruisaient de fait l'au-
torité seigneuriale; elles établissaient nettement le principe électif,
et il était devenu difficile de faire autrement. De toutes parts on
réclamait en faveur de l'élection, et les membres des assemblées
56 REVUE DES DEUX MONDES.
provinciales n'acceptaient plus qu'avec peine leur mandat du roi.
Des assemblées provinciales furent successivement instituées par
arrêts du conseil dans les provinces suivantes : Trois-Lvêchés, Sois-
sonnais, Picardie, Auvergne, Ile-de-France, Lorraine et Bar, Alsace,
Gascogne, Hainaut, Limousin, Poitou, Haute, Moyenne et Basse-
Normandie, Anjou, Maine, Orléanais, Touraine, Lyonnais, Uauphiné,
Saintonge (1). Avec les assemblées déjà existantes, cette organisa-
tion embrassait la France entière, à l'exception des pays d'états que
l'on respectait encore, et les chefs les plus illustres de la noblesse
et du clergé avaient tenu à honneur de s'y associer. Les assem-
blées devaient toutes se réunir dans les chefs-lieux des généralités,
excepté celle de l'Ile-de-France, qui était convoquée à Melun et
non à Paris.
Le parlement de Paris enregistra sans difficulté les deux édits
sur les assemblées provinciales et sur les corvées, il refusa pour
les édits financiers, et cette résistance, que ne put vaincre un lit
de justice, amena .son exil à Troyes. Les autres cours souveraines
du royaume prirent parti pour le parlement de Paris. Quand sur-
vinrent une à une les lettres patentes qui, en exécution de l'édit,
établissaient des assemblées dans les diverses provinces, la plupart
de ces cours protestèrent. De même que le parlement de Paris, pour
justifier son opposition à la volonté royale, avait réclamé la réunion
des états-généraux, les parlemens de province lécîamèrent le réta-
blissement des anciens états provinciaux abolis par Richelieu. Il
était un peu tard pour se souvenir de ces antiques libertés, éteintes
depuis si longtemps, et s'il n'y avait eu réellement en jeu que des
intérêts locaux, il eût été plus sage d'accepter ce que le roi donnait
en échange de ce qu'on avait perdu; mais au fond ce que les par-
lemens voulaient éviter, c'était la réunion des ordres et le vote par
tête, c'est-à-dire la suppression implicite des privilèges. Le parle-
ment de Bordeaux se distingua par sa violence; il alla jusqu'à dé-
fendre à l'assemblée provinciale du Limousin de se réunir, et,
(1) Les noms des présidens nommés par le roi appartiennent à Phistoire; les voici :
Champagne, l'archevêque de Reims (M. de Talleyrand-Périgord); Trois-Évêchés, l'évêque
de Metz (M. de Montmorency-Laval); Soissonnais, M. le comte d'Kgmont; Picardie, M. le
duc d'Havre; Auvergne, M. le vicomte de Beauiie; Ile-de-France, M. le duc du Châtelet;
Lorraine et Bar, l'évêque de Nancy (M. de La Fare^; Alsace, le bailli de Flachslanden;
Gascogne, l'archevôque d'Auch (M. de La Tour-du-Pin-Montauban ;; Hainaut, M. le duc
de Groï; Limousin, M. le duc d'Ayen; Poitou, l'évêque de Poitiers (M. de Saiiite-Aulaire);
Haute-Normandie, l'archevôque de Rouen (cardinal de La Rochefoucauld); Moyenne-
Normandie, l'évêque de Lisieux (M. de La Ferronnays); Basse-Normandie, M. le duc de
Coigny; Anjou, M. le duc de Praslin; Maine, M. le marquis de Juigiié; Orléanais, M. le
duc de Luxembourg; Touraine, l'archevêque de Tours (M. de Conzié), et plus tard le
duc de Luynes; Lyonnais, l'archevêque de Lyon (M. de Montazet); Dauphiné, l'arche-
vêque de Viennc(M. de Pompignan); Saintonge, M. le duc de L.i Rochefoucauld.
LES ASSEMBLEES PROVINCIALES EN FRANCE. 0/
exilé à Libourne pour ce fait, il refusa de reconnaître la légalité de
son exil. Le gouvernement dut provisoirement s'abstenir d'établir
une assemblée provinciale dans la généralité de Bordeaux.
Le roi n'en poursuivit pas moins son dessein avec fermeté et per-
sévérance. Les assemblées provinciales se réunirent, se constituèrent
et commencèrent leurs travaux. D'autres incidens assez graves écla-
tèrent en Dauphiné, en Provence, en Franche -Comté, où l'on
s'obstinait à réclamer les anciens états; à part ces exceptions inévi-
tables, l'ensemble réussit parfaitement. Il faut raconter en détail
ce qui se passa dans chaque province pour donner une idée com-
plète de ce beau mouvement national, beaucoup trop oublié aujour-
d'hui; contentons-nous de dire pour le moment que les représen-
tans des trois ordres se montrèrent animés partout de sentimens de
fraternité, et que l'exemple déjà donné par le Berri et la Haute-
Guienne se renouvela généralement. Les procès-verbaux font foi de
cette heureuse harmonie. On vit douze cents propriétaires, formant
l'élite de la nation, se rassembler sur tous les points du territoire, et
y paraître, dès le premier jour, prêts à traiter toutes les questions
d'intérêt public. La plupart d'entre eux devaient être appelés l'année
suivante à la rédaction des cahiers et élus ensuite aux états-géné-
raux. Outre la réforme des impôts et les travaux publics, ils s'occu-
pèrent avec passion de l'agriculture (1). La question qui passait avec
raison pour la plus importante était celle des bêtes à laine, que Dau-
benton avait rendue populaire. Une foule de mémoires, presque tous
écrits par les hommes les plus considérables, furent présentés à
la fois sur ce sujet, que recommandait aux assemblées provinciales
une instruction émanée du gouvernement. A l'amélioration des
troupeaux se rattachait la propagation des prairies artificielles, qui
commençaient à prendre faveur. Une question encore aujourd'hui
fort controversée, celle des haras, occupa également l'attention gé-
nérale, et donna lieu à des travaux nombreux.
Même dans les assemblées secondaires d'élection ou d'arrondisse-
ment, une semblable émulation se manifesta. Dans toutes les villes
épiscopales, ces assemblées furent présidées par l'évêque; ailleurs
les plus grands seigneurs acceptèrent la présidence, tels que le duc
de Liancourt, le duc de Mortemart, le marquis de Montesquieu, etc.
En comptant cette seconde catégorie de réunions, le nombre des
citoyens appelés à délibérer sur les affaires locales atteignait plu-
sieurs milliers, dont la moitié appartenait au tiers-état.
Parmi les écrits qui parurent en 1788 sur une organisation qui
remplissait d'espérances tous les cœurs, on remarque un ouvrage en
deux volumes, intitulé Essai sur la constitution et les fonctions des
(1) Voyez, dans la Revue du 1" juin 1859, la Société d'agriculture de Paris avant 1789,
58 REvru: des deux mo.xdes.
assemblées provinciales. Bien qu'il ne porte point le nom de l'écri-
vain, il est de Condorcet, déjà auteur d'une Vie de Turgot. On y
trouve malheureusement les principes absolus de l'école philoso-
phique, que ne contente pas encore l'édit de 1787, mais on y re-
connaît en même temps l'accent du patriotisme le plus généreux.
Condorcet y développe les idées radicales qui avaient cours parmi
ses amis, la fusion des ordres, l'égalité civile et politique, l'élection
à tous les degrés, la transformation des impôts indirects en impôts
directs, la séparation de l'église et de l'état, la vente successive des
biens du clergé pour payer la dette publique , questions hâtives
que le temps seul pouvait résoudre, et qu'il aurait mieux résolues
que l'excès de précipitation. Une des meilleures parties du livre est
un travail sur le cadastre. L'assemblée provinciale de la Haute-
Guienne, voulant réformer le cadastre défectueux qui servait à la
perception de l'impôt et qui remontait à 16(39, avait soumis à l'Aca-
démie des Sciences en 1782 un projet de réforme préparé dans la
province, et un rapport avait été fait à l'Académie par une commis-
sion. C'est ce rapport que Condorcet réimprimait. Les provinces
qui n'avaient point encore de cadastre, les plus nombreuses de
beaucoup, pouvaient y trouver d'excellentes indications.
Dans son beau livre sur l'ancien Régime et la liérolntion, M. de
Tocqueville consacre un chapitre aux assemblées provinciales, qu'il
juge avec sévérité. Il est certain qu'en désorganisant l'ancienne
administration sans avoir eu le temps de lui en substituer une nou-
velle, cette tentative a contribué à livrer la société sans défense à la
révolution; mais peut-on bien juger sur ce seul fait une pareille
expérience? La monarchie pouvait-elle prévoir l'inmiense boulever-
sement qui allait tourner contre elle ses propres bienfaits, et, même
le prévoyant, que pouvait-elle faire pour l'éviter? Si ISecker l'avait
emporté dix ans auparavant, l'institution aurait eu plus de temps
pour s'asseoir; elle aurait eu moins à lutter dès son début contre
cette fermentation universelle que rien ne pouvait plus satisfaire.
Le livre entier de M. de Tocqueville est dirigé contre le despotisme
centralisateur de l'ancienne monarchie; comment se fait-il que l'ef-
fort si noble et si sincère de Louis XYI pour y mettre fin ne trouve
pas grâce devant lui? Personne n'a fait une peinture plus cruelle et
plus juste de l'administration des intendans, et quand la monarchie
elle-même les abandonne, il se met tout à coup à les défendre, du
moins en apparence. 11 blâme surtout dans l'édit de 1787 son ca-
ractère unitaire, (c Une législation, dit-il, si contraire à tout ce qui
l'avait précédée, et qui changeait si complètement, non-seulement
l'ordre des affaires, mais la position relative des hommes, dut être
appliquée partout à la fois, et partout à peu près de la même ma-
nière, sans aucun égard aux usages antérieurs ni à la situation par-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES E\ FRANCE. 59
ticulière des provinces , tant le génie unitaire de la révolution pos-
sédait déjà ce vieux gouvernement que la révolution allait abattre.
On vit bien alors la part que prend l'habitude dans le jeu des insti-
tutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément
d'alTaire avec des lois obscures et compliquées dont ils ont depuis
longtemi)s la pratique qu'avec une législation plus simple qui leur
est nouvelle. »
Ces observations sont justes en elles-mêmes; mais fallait-il donc
ne rien changer absolument à l'ancien régime? On a vu de quelles
précautions Necker avait accompagné sa réforme, pour lui ôter la
plus grande partie de son caractère unitaire et réglementaire. Que
l'inexpérience, la passion, l'impatience publique, aient amené dans
les premiers momens un peu de confusion, c'est ce qui peut arriver
pour les meilleures mesures. M. de Tocque ville s'en prend surtout
aux assemblées municipales de village, qui présentèrent en ellét des
difficultés spéciales à cause de la position faite à l'ancien seigneur.
Ces assemblées n'étaient pas dans le projet de jNecker, et on aurait
pu les ajourner encore ; il fallait bien cependant finir par toucher
aux droits seigneuriaux. Si les uns peuvent reprocher à Tédit de
J 787 trop de précipitation, les autres lui reprocheront sans doute
trop de ménagemens pour les faits existans. L'exemple des révolu-
tions ultérieures, qui n'ont pas eu de si terribles elï'ets, parce que
la constitution administrative du pays n'a pas changé en même
temps que sa constitution politique, n'est point applicable ici, car
en 'J787 la France réclamait encore plus, s'il est possible, une ré-
volution administrative qu'une révolution politique.
iNecker revint au ministère au mois d'août 1788. 11 comprit par-
faitement que l'institution des assemblées provinciales ne suffisait
plus, et il appela les états-généraux. Il y fit prévaloir le principe de
la double repiésentation du tiers, qu'il avait introduit dans les as-
semblées provinciales; mais il n'y joignit pas la réunion des trois
ordres dans une seule assemblée. Outre qu'il ne se croyait pas assez
fort pour imposer tous ces changemens à la fois aux ordres privi-
légiés, il avait d'autres vues; il aspirait à diviser les états-géné-
raux en deux chambres, afin de constituer en France l'équivalent
du gouvernement anglais.
M'"" de Staël a remarqué avec raison, dans ses Considénitions
sur ïa Révolution française, que l'ancienne division en trois ordres
a été la cause principale qui a empêché la liberté politique de s'éta-
blir en France. En Angleterre, les deux premiers ordres ne formant
qu'une seule assemblée, la chambre des communes était devenue
naturellement l'égale de la chambre des lords. En France au con-
traire, les deux ordres privilégiés, formant deux chambres séparées,
avaient toujours la majorité contre le tiers-état, et celui-ci s'était
60 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvé conduit à préférer le despotisme royal à la dépendance lé-
gale où le plaçait cette division. La composition même des cham-
bres différait dans les deux pays. En France, l'assemblée du clergé
et celle de la noblesse étaient électives comme celle du tiers-état,
ce qui formait un corps de tous les membres d'un même ordre,
également intéressés à défendre leurs privilèges. En Angleterre, la
chambre des lords ne se composait et ne se compose encore que de
la haute noblesse et du haut clergé, ce qui avait obligé la noblesse
et le clergé de second rang, les plus nombreux de beaucoup, à faire
cause commune avec le tiers. Il n'y avait pas en France, dit encore
M'"® de Staël, plus de deux cents familles vraiment historiques. La
nation se serait soumise peut-être à la prééminence de ces familles
illustres dont les noms rappelaient les plus grands souvenirs; mais
ce qui révoltait à bon droit, c'était cette multitude de gentilshommes
obscurs, la plupart anoblis par l'achat de charges inutiles et sou-
vent ridicules, et réclamant avec arrogance des immunités que rien
ne justifiait.
Outre le ministre, l'idée des deux chambres avait en 1789 un fort
parti dans les membres les plus influens des trois ordres. M. de La
Luzerne, évêque de Langres, un des chefs les plus respectés du
clergé, écrivit pour la défendre une brochure qui fit beaucoup de
bruit. Dans la noblesse, MM. de La Rochefoucauld, de Lally-Tol-
lendal, de Glermont-Tonnerre, de Montmorency, de JNoailles, dans
le tiers-état, MM. Mounier, Malouet, tous ceux dont l'influence
était alors prépondérante, appuyaient cette combinaison. Ce furent
les deux partis extrêmes, la cour d'une part et l'entraînement ré-
volutionnaire de l'autre, qui la firent échouer. La première attaque
vint de la cour. Necker a raconté lui-même ce qui se passa pour la
fameuse séance royale du 23 juin. Dans le discours préparé par le
ministre et approuvé par le conseil, le roi devait se prononcer pour
le principe des deux chambres; un autre discours tout dilférent, qui
maintenait au contraire les trois ordres et menaçait le tiers-état, y
fut brusquement substitué par l'influence de la reine. On sait quelle
en fut la conséquence. Necker mécontent refusa d'assister à la
séance, ce qui amena sa destitution et son exil. En même temps le
tiers, poussé par Mirabeau , se constituait en assemblée unique et
souveraine, et bientôt éclatait à Paris l'insurrection du Ih juillet.
Même après cette violente rupture, la majorité de l'assemblée natio-
nale manifesta encore sa préférence pour les deux chambres en ap-
pelant successivement à la présidence, pendant les mois d'août et
de septembre, les partisans les plus connus de ce système, MM. de
Glermont-Tonnerre, de La Luzerne et Mounier. Ce. ne fut qu'après
les fatales journées des 5 et 6 octobre que la physionomie de l'as-
semblée changea complètement.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES E\ FKANCE. 63
Les états-généraux n'ayant pas été assemblés depuis 161^, et le
long despotisme des deux derniers rois ayant rompu les traditions
nationales, toutes les combinaisons se présentaient à la fois. Avec
les idées radicales qui remplissaient les têtes et les espérances illi-
mitées qui s'y rattachaient, ce qui n'était que raisonnable n'avait
guère de chances. 11 n'en est pas moins vrai que si, par un hasard
heureux, le système des deux chambres avait prévalu, nous au-
rions pu avoir les avantages de la révolution sans en traverser les
horreurs. Toutes les constitutions qui se sont succédé depuis celles de
1791 et de 1793, à la seule exception de celle de 18/i8, ont admis les
deux chambres : il eût été plus court de commencer par là. Le prin-
cipe d'égalité n'en eût souffert qu'en apparence, car l'expérience a
prouvé qu'on ne pouvait que déplacer l'inégalité politique sans la dé-
truire. Même en admettant que la première chambre eût été formée
de la haute noblesse et du haut clergé comme en Angleterre, la
distinction des ordres n'en eût pas moins péri, en ce sens que les
communes auraient embrassé la nation entière à l'exception de trois
ou quatre cents personnes, et rien ne forçait à adopter exactement
les mêmes règles qu'en Angleterre. La composition de la seconde
chambre aurait pu être extrêmement démocratique sans danger, et
les soixante-dix ans qui nous séparent de ce temps auraient pu offiir
un développement continu des principes de 1789, au lieu de retours
fréquens vers le despotisme et l'oligarchie. Qui sait où nous en se-
rions aujourd'hui?
Quoi qu'il en soit, au milieu de cette agitation universelle, per-
sonne ne perdait de vue les assemblées provinciales. Dans tous les do-
cumens de 1789, on voit combien cette question continuait à occu-
per les esprits. Les cahiers lui consacrent une place importante, et
tous à peu près, ceux du tiers-état surtout, s'accordent à accepter le
mode d'organisation institué par l'édit de 1787. Beaucoup concluent
en même temps à la suppression des intendans, qu'on appelle des
vizirs. Chaque province enfin, si petite qu'elle soit, s'attache à obte-
nir une administration spéciale; l'Angoumois, longtemps confondu
avec le Limousin pour former la généralité de Limoges, demande
avec instance à se constituer à part; le Quercy demande à se séparer
du Rouergue, et ainsi de suite. C'est à ce dernier besoin qu'allait
bientôt répondre l'institution des départemens, plus petits et plus
nombreux que les généralités, par conséquent plus propres à satis-
faire les prétentions locales. La plupart des généralités avaient réel-
lement trop d'étendue; même sans parler des pays d'états, celles de
Bordeaux, de Châlons, de Grenoble, d'Orléans, de Paris, de Poitiers,
de Tours, comprenaient l'équivalent de quatre de nos départemens;
celles de Besançon, de Limoges, de Moulins, de Nancy, en compre-
naient trois. S'il s'était agi de constituer des indépendances politi-
62 r.EVUE J)ES DEUX .MONDES.
ques, cette dimension eût à peine suffi; mais ce qu'on demandait de
toutes parts, c'était à la fois la fusion politique des provinces et leur
liberté administrative. Or pour une bonne administration la trop
grande étendue a des incoiivéniens; il s'y fait toujours plus ou
moins une centralisation partielle qui sacrifie les extrémités au
centre.
Dans son discours d'ouverture des états-généraux, Necker insista
fortement, en présence de la nation assemblée, sur l'utilité des ad-
ministrations provinciales. « Celle d'entre vos délibérations, dit-il,
qui est la plus pressante, celle qui aura le plus d'influence sur l'a-
venir, concernera l'établissement des états provinciaux. Ces états
bien constitués s'acquitteront de toute la partie du bien public qui
ne d 'it pas être soumise à des principes uniformes, et il serait su-
perflu de fixer votre attention sur la grande diversité de choses
bonnes et utiles qui peuvent être faites dans chaque province par le
seul concours du zèle et des lumières de leur administration parti-
culière. Ce n'est pas seulement pour former et constituer sagement
des états particuliers dans les provinces où il n'y en a point encore
que le roi aura besoin de vos conseils et de vos réflexions, sa ma-
jesté attend de vous que vous l'aidiez à régler plusieurs contesta-
tions qui se sont élevées sur les constitutions des anciens états de
quelques provinces. Sa majesté désire que sa justice soit éclairée;
elle désire faire le bonheur de ses peuples sans exciter aucune ré-
clamation légitime. »
Ces derniers mots montrent que le ministre croyait le moment
venu de toucher aux privilèges des pays d'états; ce que n'avait pu
faire le roi seul, la nation assemblée pouvait l'entreprendre. En
même temps qu'il réclamait l'appui des états- généraux pour ré-
soudre les difficultés de détail soulevées par les assemblées pro-
vinciales, Necker laissait échapper une arrière-pensée qui rappelait
les idées de Turgot. « Si, ajoutait-il, vos réflexions vous amenaient
à penser que, librement élus, les états provinciaux pourraient four-
nir un jour une partie des députés des états du royaume ou une
assemblée générale intermédiaire, la composition de ces états vous
paraîtrait alors une des plus grandes choses dont vous auriez à vous
occuper. Comme on doit être persuadé que bientôt un même senti-
ment vous réunira, comme on ne peut douter que mille ou douze
cents députés de la nation française ne se sépareront pas sans avoir
fait sortir de terre les fondemens de la prospérité pubUque, je me
rep^résente à l'avance le jour éclatant et magnifique où le roi, du
haut de son trône, écouterait, au milieu d'une assemblée auguste et
solennelle, le rapport que viendraient faire les députés des états de
chaque province ! n
Ce passage contient en germe tout un système qui mérite de
LES ASSEMBLÉES PROVlXCIALES EX FRANCE. 6S
fixer l'attention. Necker y fait entendre sa pensée plus qu'il ne
l'exprime. Librement élus, les états provinciaux pourront four-
nir un jour une partie des députés des états du royaume ou une
assemblée générale intermédiaire. Que voulait -il dire en parlant
ainsi? Annonçait-il quelque chose d'analogue à ce qui existe aux
Etats-Unis et en Suisse, où l'une des deux chambres forme une sorte
d'assemblée fédérative à côté de celle qui représente plus directe-
ment l'unité? Espérait-il par là vaincre sans secousse la résistance
des dernières nationalités rebelles, comme la nation bretonne ou la
nation provençale, ainsi qu'elles s'appelaient encore elles-mêmes?
La révolution a passé violemment le niveau sur ces diversités comme
sur toutes les autres, mais à quel prix? N'eût-il pas mieux valu gar-
der plus de ménagemens pour les droits des provinces? L'unité na-
tionale , que Necker voulait tout comme un autre, aurait-elle perdu
à s'imposer moins rudement? Au lieu d'aller du centre aux extré-
mités, la vie unitaire aurait pu remonter des extrémités au centre.
Paris n'auiait peut-être pas aujourd'hui deux millions d'habitans,
mais la P'rance entière en aurait plusieurs millions de plus, et le
douloureux contraste qui éclate entre les provinces les plus voisines
de la capitale et les plus éloignées nous serait épargné.
Même dans la déclaration du 23 juin, ce dernier effort du parti de
la cour, l'institution des assemblées provinciales se trouvait expres-
sément confirmée, tant les opinions les plus divergentes se réunis-
saient alors sur ce point. Les articles 17 et suivans entrent à cet
égard dans les détails les plus précis. En même temps que le roi re-
poussait la réunion des ordres dans les états-généraux, il l'admettait
dans les états de province. Il acceptait même implicitement la sup-
pression desintendans en accordant (art. 20) qu'une commission in-
termédiaire choisie par les états administrerait les. affaires de la
province pendant l'intervalle des sessions, et que ces commissions,
devenant seules responsables de leur gestion, auraient pour délégués
des personnes choisies uniquement par elles ou par les étais. Quand
on relit aujourd'hui avec attention cette déclaration du 23 juin, on
arrive à se convaincre que, si l'assemblée avait été plus sage que la
cour, rien n'était encore désespéré. Outre la concession des étals
provinciaux, le roi admettait que les trois ordres des états-généraux
pourraient, avec son approbation, convenir de délibérer en commun y
il supprimait les privilèges pécuniaires du clergé et de la noblesse, et
posait en principe la liberté de la presse, l'abolition des lettres de
cachet, la publication annuelle des recettes et des dépenses publiques,
le vote de l'impôt par les représentans de la nation. Avec un ministre
comme Necker et un roi comme Louis XVI, l' un qui désapprouvait hau-
tement la partie comminatoire de la déclaration, l'autre qui ne s'y
était prêté que par complaisance, on pouvait tout obtenir sans révolte;
6Zi REVUE DES DEUX MONDES.
niais les partis qui se sentent les plus forts ne savent pas plus que
les rois s'arrêter à temps. Ce mot des révolutions, il est trop tard,
mot fatal pour les princes qui l'entendent, mais non moins funeste
aux peuples qui le prononcent sans nécessité, allait ajourner de
vingt-cinq ans la liberté de la France et du monde.
Il ne peut entrer dans notre pensée de retracer pour la mil-
lième fois des événemens connus; nous voulons seulement suivre
en quelques mots, dans les travaux de l'assemblée constituante, la
trace des administrations provinciales. Après les fameux décrets
d'août 1789, qui supprimèrent les privilèges des provinces et des
villes, aussi bien que ceux des ordres, la tâche devenait facile.
L'assemblée n'avait plus à se heurter contre les obstacles qui
avaient arrêté deux grands ministres. La discussion se prolongea
pendant les derniers mois de 1789, et il en sortit la loi de janvier
1790, qui dure encore avec quelques modifications. Au lieu de
quarante provinces, l'assemblée créa quatre-vingt-trois départe-
mens, qu'elle divisa, à peu près sur les mêmes bases que le mé-
moire de Turgot et l'édit de 1787, en arrondissemens ou districts et
communes ou paroisses, en y ajoutant une circonscription intermé-
diaire, le canton. Fort vantée par les uns et fort décriée par les autres,
cette division de la France n'a pas eu le caractère révolutionnaire
qu'on lui prête. Préparée de longue main par la monarchie, elle n'a
détruit parmi les anciennes provinces que celles qui existaient en-
core, c'est-à-dire les pays d'états, et n'a fait à cet égard que réaliser
un ancien projet de la couronne. Le roi et son ministre ne purent
donc voir qu'avec satisfaction l'œuvre qu'ils avaient commencée me-
née à sa fin et l'unité du royaume accomplie.
Cette unité devait différer profondément de celle de Richelieu et
de Louis XIV, en ce qu'elle reposait sur un ensemble de libertés,
tant locales que générales, tandis que l'ancienne unité monarchique
ne se manifestait que par la communauté d'oppression. On rendait
ainsi impuissante la résistance des pays d'états, car on n'a pas be-
soin de privilèges contre la liberté. Que la division adoptée par l'as-
semblée fût la meilleure possible, c'est une autre question. Peut-
être eût-il mieux valu s'en tenir aux quarante provinces préparées
par Necker, comme s' éloignant un peu moins des faits existans.
Peut-être au contraire eût-on pu adopter la division, proposée par
Mirabeau, en cent vingt départemens, avec suppression des arron-
dissemens. On peut discuter aussi sur le plus ou moins de convenance
des nouveaux noms. Cet enfantillage révolutionnaire, qui a substi-
tué aux anciens noms des provinces des appellations tirées d'une
montagne ou d'une rivière, n'a eu en lui-même ni avantages ni in-
convéniens. Ce qui a fait véritablement le succès de la nouvelle or-
ganisation, c'est qu'elle réalisait ou que du moins elle promettait
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 65
c€ qu'on poursuivait sous toutes les formes, l'égalité dans la liberté.
Les provinces ont cru s'assurer par là une représentation locale,
des droits effectifs, et, au lieu de fortifier l'ancienne centralisation
monarchique, l'assemblée constituante a cru la détruire; elle allait
même dans cette voie plus loin qu'il n'était nécessaire, puisqu'elle
avait supprimé les intendans.
Quand l'assemblée eut terminé cette organisation laborieuse, le
roi voulut donner à son approbation une solennité particulière. 11
se rendit à l'assemblée le h février 1790, et prononça un discours
accueilli par des acclamations enthousiastes. « Je crois, dit -il,
le moment arrivé où il importe à l'état que je m'associe d'une ma-
nière encore plus expresse et plus manifeste à l'exécution et à la
réussite de ce que vous avez concerté pour l'avantage de la France.
Je ne puis saisir une plus grande occasion que celle où vous pré-
sentez à mon acceptation les décrets destinés à établir dans le
royaume une organisation nouvelle qui doit avoir une influence si
importante et si propice pour le bonheur de mes sujets et pour la
prospérité de cet empire. Vous savez qu'il y a plus de dix ans, et
dans un temps où le vœu de la nation ne s'était pas encore expliqué
sur les assemblées provinciales, j'avais commencé à substituer ce
genre d'administration à celui qu'une ancienne et longue habitude
avait consacré. L'expérience m' ayant fait connaître que je ne m'é-
tais point trompé dans l'opinion que j'avais conçue de l'utilité de
ces établissemens, j'ai cherché à faire jouir du même bienfait toutes
les provinces de mon royaume, et pour assurer aux nouvelles ad-
ministrations la confiance générale, j'ai voulu que les membres dont
elles devaient être composées fussent nommés librement par tous
les citoyens. Vous avez amélioré ces vues de plusieurs manières, et
la plus essentielle sans doute est cette subdivision égale et parfai-
tement motivée, qui, en affaiblissant les anciennes séparations de
province à province, réunit davantage à un même esprit et à un
même intérêt toutes les parties du royaume. Cette grande idée, ce
salutaire dessein, vous sont dus; il ne fallait pas moins qu'une réu-
nion des volontés de la part des représentans de la nation. »
En parlant ainsi, Louis XVI était certainement de bonne foi, et
l'assemblée elle-même n'était pas moins sincère dans ses témoi-
gnages d'amour et de reconnaissance. On put croire un moment,
dans l'enivrement de cette séance, que les sinistres présages des 5
et 6 octobre étaient conjurés, que l'union du roi et de l'assemblée
allait fonder en France la liberté. Les passions qui fermentaient à
Paris s'agitèrent avec plus de violence; dix-huit mois après, la mo-
narchie constitutionnelle succombait au 10 août. Avec elle disparut
tout espoir de liberté provinciale. La commune révolutionnaire de
TOME XXXIV. 5
6Q REVUE DES DEUX MONDES.
Paris s'empara de la dictature en inventant, pour dissimuler sa con-
quête, le fameux mot de république une et indivisible. Quiconque
osa lutter un moment contre cette domination d'une seule ville,
dominée elle-même par ce qu'elle contenait de plus sanguinaire, fut
accusé de fédéralisme et mis à mort. La division par départemens,
au lieu d'être, comme l'avaient espéré Necker, le roi, l'assemblée,
un moyen d'affranchissement, devint au contraire l'instrument du
plus violent despotisme en brisant toute résistance organisée. L'as-
semblée constituante, poussant comme toujours les choses à l'ex-
trême, avait confié dans chaque localité le pouvoir exécutif à des
commissions électives : il en résulta naturellement un grand dés-
ordre, et lorsque Napoléon entreprit de restaurer presque toutes les
institutions de l'ancien régime, il profita de cette faute pour réta-
blir les intendans sous le nom de préfets, et pour les rendre aussi
absolus que jamais.
Il a fallu attendre jusqu'à la loi de 1833 pour restituer aux con-
seils-généraux de département le principe électif admis par l'édit
de 1787, organisé par la constituante et disparu sous l'empire. La
loi de 1836 sur les chemins vicinaux leur a rendu ensuite une partie
de leurs anciennes attributions, et certes l'expérience a suffisam-
ment témoigné en faveur de l'excellence de ces deux lois. Faut-il
maintenant s'arrêter là et ne rien reprendre de plus dans les idées
de Fénelon, de Turgot et de Necker? Les attributions actuelles des
conseils- généraux sont-elles tout ce qu'elles devraient être? Ne
pourrait-on pas leur donner, comme autrefois, une plus large part
dans la direction de tous les travaux publics et dans l'administration
de toutes les recettes locales? Ne serait-il pas à propos d'examiner
si la commission permanente de Necker, heureusement usitée en
Belgique, n'aurait point aussi chez nous des avantages-, sans por-
ter atteinte à l'action légitime de l'autorité centrale? Les conseils-
généraux ne pourraient-ils pas exercer une influence quelconque sur
le choix des membres de l'une au moins des deux chambres, soit en
les nommant directement, soit en présentant des candidats? La plu-
part de ceux que préoccupe l'excès de notre centralisation remon-
tent pour la combattre aux souvenirs des anciens pays d'états; mieux
vaudrait faire appel à d'autres exemples. Ce n'est pas l'étendue des
circonscriptions, c'est l'étendue des attributions qui importe. La ré-
surrection des anciennes provinces n'est ni plus possible, ni plus
désirable que celle des anciens ordres; la véritable solution est dans
les projets de Louis XVI et de l'assemblée constituante, qui voulaient
fonder à la fois l'unité politique et l'autonomie administrative.
L. DE Lavergne.
ELSIE VENNER
ÉPISODE DE LA VIE AMÉRICAINE
«ERNIERE PARTIE.
VI.
Une manquait pas de gens à Rockland pour jeter la pierre à Dudley
Venner, quand il était question des bizarreries de sa fille. « Elle a
mis la main sur lui, elle est devenue indomptable... Si on l'avait
prise à temps... » Peut-être en effet, bonnes gens; mais de quel temps
parlez-vous? Cent ou deux cents ans avant la naissance de l'enfant,
il eût peut-être été à propos de songer à son éducation future; mais
qui prévoit les choses de si loin ?
Dudley Venner ne s'inquiétait guère de tous ces vains propos dont
il était l'objet. 11 avait d'une part le dédain naturel du gentleman
pour les opinions vulgaires, et mettait son orgueil patricien à bra-
ver le qu'en dira-t-on. De plus, ses devoirs difficiles, ses soucis in-
cessans l'absorbaient tout entier. Songez donc : il était seul à porter
sa croix, et quelle croix! Son heureuse et opulente jeunesse avait
été couronnée par un de ces rares mariages où deux âmes sœurs se
donnent l'une à l'autre, rêvent légitimement une vie enchantée, une
mort à même date, l'union dans la tombe et par-delà. A peine ce
songe radieux avait-il duré un an, et le doux lien s'était rompu tout
à coup, ne laissant d'autres traces qu'une fidèle enfant, aux yeux
'\) Voyez la livraison du 15 juin.
08 REVUE DES DEUX MONDES.
diamantés, dans le giron d'une pauvre négresse dévouée. Dudley
Yenner ne songea point au suicide. Pareille faiblesse n'était point
dans les traditions de sa race. Et puis il fallait vivre pour cette en-
fant que la morte lui léguait; mais avec quelles pensées amères il la
contemplait parfois! Il y avait des momens où, voyant un sourire
sur ses petites lèvres roses, une calme sérénité sur ce front enfantin,
il se sentait ému de tendresse, et, les bras étendus, voulait la pren-
dre à sa nourrice. Tout à coup les yeux brillans se rétrécissaient, la
tête se rejetait en arrière, et alors, frissonnant de la tête aux pieds,
le pauvre père n'osait plus, disons mieux, ne pouvait plus, penché
vers son enfant, poser ses lèvres sur les joues d'Elsie. Quelquefois
cette vue lui suggérait de telles pensées, et avec une telle puissance
de persuasion, qu'il se précipitait hors de la nnrsn^y, de peur que
ces idées dont il n'était pas le maître, aboutissant à une folie mo-
mentanée, ne lui fissent lever une main criminelle sur l'enfant qui
lui devait le jour.
En ces misérables journées, il s'éloignait de chez lui; il allait
chercher sur « la Montagne » la solitude et la fatigue physique dont
il avait besoin pour apaiser les agitations de son être moral. 11 ne
songeait certes pas à se précipiter du haut de ces rocs sourcilleux,
mais il les gravissait avec une hâte, une imprudence désespérées.
Quelquefois il montait délibérément jusqu'au plateau fatal, jusqu'à
cet endroit maudit, sans cesse hanté par les redoutables reptiles. Il
pénétrait dans celles de leurs retraites qui n'étaient point absolu-
ment inaccessibles, et il exterminait, dans des accès de fureur aveu-
gle, étranges chez un homme de mœurs si douces, tous ceux qui se
montraient à la portée de ses mains.
Peu à peu le temps avait adouci cette exaspération première ;
il s'accoutuma par degrés à la physionomie, aux mouvemens de sa
fille. Il se contraignit à l'avoir souvent autour de lui malgré ce sen-
timent mixte dont il ne pouvait se défendre, et qui, de la présence
de l'enfant, lui faisait presque toujours une épreuve, quelquefois une
terreur. 11 remplissait héroïquement son devoir, et fut en partie ré-
compensé de l'avoir rempli. Elsie, grandissant, eut pour lui toute
l'affection filiale compatible avec le naturel dont elle était douée.
Jamais cependant elle ne fut docile à ses ordres; ceci ne lui était
pas possible. Menaces, punitions, avec elle il n'en pouvait être ques-
tion. Il suffisait d'entrer en lutte avec son inflexible volonté pour
produire en elle de tels changemens physiques que l'on se voyait
contraint de céder. Une gouvernante, qu'on essaya de lui donner,
se crut de force à dompter la jeune rebelle, alors âgée de quinze
ans. La lutte s'engagea et dura quelques semaines, au bout des-
quelles cette gouvernante tomba subitement malade. A minuit, en
ELSIE VENNER. 69
grand émoi, on vint chercher le docteur. La vieille Sophy avait pris
son maître à part et lui avait dit à l'oreille quelques mots qui l'avaient
fait pâlir. Le docteur, sur quelques indications fournies par Dudley
Venner, administra certains remèdes qui sauvèrent la malade; à peine
remise, elle quitta la mansion-house, généreusement pourvue d'une
pension viagère. A cette occasion, les pièces de l'habitation qui ser-
vaient le plus à Elsie furent examinées et fouillées avec un soin tout
particulier. On n'y trouva rien de ce qu'on cherchait, rien de ce qui
avait pu occasionner l'indisposition subite de la governcss; mais, à
partir de ce moment, Dudley Venner n'eut plus un jour de tranquillité
complète. Il avait consulté le docteur sur la question de savoir s'il
fallait enfermer Elsie. — Elle en mourrait, lui répondit mon digne
confrère, et d'ailleurs vous n'avez que des présomptions, aucune
preuve positive. — Et lui donner des surveillans, la garder à vue? —
Elle serait folle en nioins d'un mois. Le malheureux père entra dans
mille détails expliquant les possibilités, les probabilités, ses craintes,
ses espérances. Quand il eut fini, le docteur, qui le regardait par-des-
sus ses lunettes, lui demanda simplement : — Est-ce là tout? Sur
quoi Dudley Venner baissa les yeux sans ajouter un seul mot.
C'est qu'en eflet ce n'était pas tout : il gardait au fond de l'âme
une conviction qu'il ne pouvait se résoudre à étaler au grand jour.
N'avoir qu'une fille, et l'avoir à ce prix! Était-ce possible? La Provi-
dence pouvait-elle se montrer si cruelle? Non, non, mille fois non.
Ce n'était là qu'une maladie passagère. Elsie guérirait en se for-
mant. Ses yeux perdraient leur insupportable éclat, ses joues le froid
glacé de leur épidémie. Et cette marque, cette marque à peine per-
ceptible, dont la vue avait fait s'évanouir sa pauvre mère, cette
marqué s'elTacerait à la longue... N'était-elle pas déjà moins nette,
moins accusée?...
Près de trois ans s'étaient écoulés depuis lors : grande question
pour Dudley Venner, qui, dans son besoin d'espérer, s'était fait une
théorie basée sur cet axiome physiologique, d'après lequel, tous les
sept ans, le corps d'une créature humaine est absolument renouvelé
dans toutes les molécules qui le constituaient primitivement. Cette
métamorphose graduelle, mais complète, telle était la planche de
salut à laquelle se cramponnait encore, dans le naufrage de ses espé-
rances, l'infortuné père d'Elsie. Après trois lustres accomplis, —
trois septennalitcs, comme il disait, — s'il la faisait vivre jusque-
là, — sa fille serait affranchie, délivrée, rendue aux instincts de son
sexe. La question réduite à ces termes, il attendait.
On concevra aisément que, préoccupé de ces idées, en face d'une
question de vie ou de mort, Dudley Venner n'accordait pas beaucoup
d'importance à la présence de son neveu, à l'intimité dans laquelle
70 REVUE DES DEUX MONDES.
ce jeune homme pouvait se trouver avec Elsie. Dudley vivait trop ex-
clusivement renfermé chez lui, au milieu des livres, pour voir les
choses du même œil que s'il eût été mêlé au monde, en communi-
cation quotidienne avec les organes de cette sagesse spéciale qu'il
donne, assure-t-on, à ses adeptes. Il aurait été plus soupçonneux,
moins indulgent, il se serait enquis avec un soin plus grand de l'em-
ploi que Richard avait fait des huit années passées hors de chez son
oncle; mais quoi! ce jeune homme épris d'Elsie? ce jeune homme
songeant à l'épouser? Eh! qui donc oserait préméditer un tel ma-
riage? Quant à des motifs de vil intérêt, il ne les supposait jamais
chez les autres, ne les ayant jamais connus pour lui-même.
Maître Dick n'en était pas moins, à l'heure présente, torturé par
un double aiguillon, son soi-disant « amour, » — il pouvait s'y
méprendre, — et son ambition bien réelle se trouvant surexcités à
la fois depuis la rencontre qui lui avait arraché. l'énergique interjec-
tion rapportée au docteur par Abel Stebbins. Traduit, comme on dit,
en langue vulgaire, ce juron espagnol signifiait à peu près ceci : « Eh
quoi! ma cousine, une Venner, noble, riche et belle comme elle l'est,
s'amouracher d'un petit professeur yankee?... Et cela quand je suis
près d'elle, épiant un de ses regards, étudiant ses moindres capri-
ces?... Ah! qu'elle y songe, et qu'il y songe bien aussi, cet impru-
dent! Il apprendrait au besoin qu'il ne fait pas bon se trouver en
travers de mon chemin...
Plus que jamais assidu auprès de sa cousine, il la trouvait plus
que jamais variable en son humeur, capricieuse en son accueil, tan-
tôt sombre et silencieuse, tantôt s'effarouchant d'un mot, du geste le
plus simple, et le regardant avec des yeux qui lui glaçaient le sang
dans les veines. En somme, elle le tolérait, et parfois môme semblait
prendre plaisir à exercer sur lui sa mystérieuse influence. Il s'en aper-
çut bientôt, et, flattant sa manie, jouait parfois la fascination; mais
à d'autres momens, comme pris à son propre piège : « Serais-je donc
réellement fasciné? » se demandait-il, ne comprenant rien à l'action
de ce regard brillant sur ses nerfs, en général d'une solidité assez
éprouvée. Qu'Elsie vît clair dans ses petits manèges, à vrai dire, il
ne s'en inquiétait pas démesurément. L'essentiel était de devenir
pour elle une habitude, un besoin; le reste irait tout seul, et sans
manifestation, sans éclat, jusqu'au moment où il serait sûr, en se
déclarant, de ne pas renverser tout l'échafaudage de ses espérances.
Ainsi raisonnait-il de sang-froid ; mais un gaucho de vingt ans ne
raisonne pas toujours ainsi. Il a, lui aussi, ses fantaisies irrésistibles,
ses emportemens presque furieux, et comme ils lui réussissent quel-
quefois, le calcul le plus intéressé ne les exclut pas toujours. Un
soir, poussé par ses instincts d'aventure, Richard Venner, qui était
ELSIE VENNEB, 71
couché, se releva et ralluma sa lampe. Il était à sa montre minuit
passé. Il fnit une robe de chambre, et chaussa des pantoufles à se-
melles de feutre; puis il alla ouvrir une de ses malles, fermée à deux
cadenas, et, soulevant plusieurs paquets de linge ou de vêtemens, il
en retira une bande de cuir, très solide et longue de plusieurs mètres,
laquelle finissait par un nœud coulant. C'était un lasso qui avait de
bons états de service et ne s'en portait pas plus mal pour cela. Dick,
en déroulant une certaine longueur, la fixa très solidement par une
de ses extrémités à la poignée d'une porte, puis il prit l'autre bout
et le lança par une fenêtre qu'il avait ouverte, laquelle donnait sur
le parterre. Au-dessous de cette fenêtre était celle de la chambre
d'Elsie, située au rez-de-chaussée. Rien n'eût été plus simple, pour
notre agile Buénos-Ayrien , que de franchir la hauteur d'un étage,
et pour cela il n'avait pas besoin de lasso j mais il ne voulait pas
laisser sur les plates-bandes la moindre trace de son passage, ce
qui expliquera sa manœuvre aux moins experts en ces matières.
Suspendu à son lasso, le Buénos-Ayrien se laissa glisser comme
un chat-tigre jusqu'à hauteur de la fenêtre inférieure, et, comme il
l'avait prévu, cette fenêtre était ouverte, la nuit étant assez chaude.
Alors, par un adroit tour de reins, il se donna l'élan nécessaire pour
se laisser tomber, sans faire le moindre bruit, à l'intérieur de la
chambre. Je ne sais si Glodius pénétrant chez les vestales était beau-
coup plus ému que maître Dick; mais j'affirme que ce dernier, tout
belliqueux qu'il fût, commençait à se repentir de son entreprise té-
méraire. Il écouta cependant, et n'entendit pas le plus léger souffle.
Il avança de quelques pas, et rien ne l'avei'tit qu'on eût les yeux sur
lui... Il souleva la mousseline des rideaux... Dieu merci, Elsie n'é-
tait pas là!.,. Où elle était, nul ne le pourrait dire. Richard Venner
poussa un profond soupir, dans lequel le regret n'entrait pour rien,
mais absolument pour rien. Il était tout à la joie de se voir ainsi hors
d'affaire, sans avoir aucun reproche à s'adresser. Le ciel bien évi-
demment prenait ses intérêts, et l'avait empêché de les compro-
mettre par une soltise dont il commençait justement à bien appré-
cier la gravité.
A ce sentiment de joie se mêla bientôt une curiosité très vive.
Jamais, cela va sans le dire, il n'avait mis le pied dans ce sanctuaire
virginal, et il y promenait de tous côtés des regards avides. La
chambre d'Elsie était bizarre comme ses manières et son ajustement.
C'était une espèce de musée forestier, collection d'objets que, dans
l'épaisseur des bois, l'œil d'un profane ne saurait discerner, et que
ceux dont le regard est plus exercé seraient parfois bien embarrassés
d'atteindre : des nids de corbeaux, par exemple, toujours perchés à
l'extrême cime des arbres les plus élevés; des œufs d'oiseaux rares
72 REVUE DES DEUX MONDES.
qui veillent, pour être conquis, un œil d'aigle et des jambes de cha-
mois; des mousses, des fougères peu connues parce qu'elles crois-
sent aux lieux les moins abordables, des monstruosités végétales de
tout ordre et de toute forme, caprices grotesques de la nature pour
lesquels Elsie avait un goût de naturaliste et de poète. Sophy, pe-
tite-fille d'un chef de tribu cannibale, s'extasiait parfois devant ces
végétations hybrides qui lui rappelaient })eut-être les fétiches de sa
race. Des objets d'art, vases, peintures, bronzes de prix, figuraient
aussi dans cette incohérente mêlée, où se retrouvaient à la fois les
instincts sauvages et les penchans civilisés de celle qui avait peu à
peu accumulé les trésors composites de ce bizarre ameublement.
Richard Venner cependant n'accorda pas un long examen à ces
détails de pure curiosité. Les livres, surtout les papiers, parurent
l'intéresser tout autrement. Un volume de Keats était entr' ouvert sur
la table. Il s'en saisit, et au revers de la garde il lut, comme il s'y
attendait peut-être, le nom de Bernard C, Langdon, tracé d'une
main virile. A côté du livre était une enveloppe de lettre décache-
tée; la même main y avait écrit le nom d' Elsie Venner. Dick cher-
cha aussitôt, mais vainement, le billet que cette enveloppe avait dû
renfermer. Emporté par la curiosité, il aurait bien voulu forcer le
petit secrétaire où très probablement il aurait trouvé ce qu'il cher-
chait; mais s'il était facile de forcer un meuble pareil, le refermer
ensuite et rendre invisibles les traces de l'opération demandait plus
de temps et de soin qu'il n'en pouvait consacrer à cette périlleuse
tentative. En somme, que lui fallait-il de plus? Sa cousine et le pro-
fesseur étaient en correspondance réglée; elle recevait ses lettres,
il lui envoyait des livres, c'était déjà plus que Dick n'en pouvait
tolérer. — Allons, allons! dit-il, la partie est engagée... — Puis, sans
autre discours, et ne voulant pas prolonger son indiscrète visite, il
se hissa dans sa chambre le long du lasso mobile.
A partir de ce moment, quiconque eût pu suivre une à une toutes
les conversations auxquelles Dick Venner se mêlait n'eût pas man-
qué de remarquer qu'il trouvait moyen d'y glisser toujours une ou
deux questions (pas davantage) sur le compte du jeune professeur.
Quelques-uns des renseignemens ainsi obtenus ne lui plaisaient
guère, entre autres la régularité avec laquelle Bernard s'exerçait au
revolver, et les progrès étonnans qu'il avait faits, disait-on, dans le
grand art de casser des poupées. A dix rods, c'est-à-dire à plus de
cent soixante pieds (anglais il est vrai), cet excellent tireur mouchait
une chandelle sans l'éteindre, ou logeait une balle, à volonté, dans
l'œil droit ou l'œil gauche du mannequin qui servait à ses expéri-
mentations. Quand miss Lœtitia Forrester mentionna devant lui ces
preuves d'adresse, auxquelles les belles élèves de Y ApoUincan ac-
ELSIE VENNER. 73
cordaient une admiration toute spéciale, Dick Venner ne put retenir
une grimace de mécontentement; puis, saisi d'une noble émulation,
il se mit, lui aussi, à s'exercer. Seulement il s'y prenait d'une façon
assez singulière. Ayant trouvé dans un grenier les châssis vitrés
d'une ancienne serre, il en détachait les carreaux, et les plaçait à
différens angles entre lui et la plaque sur laquelle il tirait. Il ac-
quit ainsi la certitude consolante qu'une balle traverse, dans de cer-
taines conditions, l'épaisseur du verre, sans dévier et sans perdre
aucunement de sa force : intéressante solution d'un problème de sta-
tique et de balistique. Ce fait, bien avéré, pouvait servir. Dick ensuite
(sans faire aucun étalage de ces études préliminaires, et s'y adon-
nant au contraire dans un des sites les plus déserts de « la Montagne »),
Dick s'assura qu'à trente rods environ il n'était point exposé à
manquer un carreau de fenêtre. Encore un résultat acquis dont s'en-
richissait le catalogue de ses ressources possibles. Puis un beau soir,
craignant que l'oisiveté ne lui eût rouillé la main, il sella Juan, le fa-
meux mustang, et, n'ayant pas sous la main de buffles sauvages à
poursuivre , il essaya de prendre au lasso une vache infortunée qui
paissait tranquillement dans une prairie, sans se douter du rôle inu-
sité qu'on lui réservait. Le difficile était de lui faire prendre le galop.
Dick y parvint cependant, la rejoignit à la distance voulue (de vingt à
vingt-cinq pieds), et lança le lien mortel. Les bolas qui tournoyaient
le moment d'avant autour du front de Dick Venner arrivèrent de
même autour du front de l'animal fugitif, dont les cornes furent en-
lacées en une seconde, et qui était désormais à la merci de l'habile
gaucho. — Allons, allons, ce n'est pas trop mal, dit celui-ci, déga-
geant la pauvre vache avec adresse ; Rosas lui-même , dans sa jeu-
nesse, n'aurait pu faire beaucoup mieux. — Cependant il n'était pas
satisfait, et renouvela l'épreuve sur un jeune cheval dont les allures
beaucoup plus rapides la rendaient bien autrement décisive. Le résul-
tat fut exactement le même, à cela près que le cheval, en se débattant,
faillit rester étranglé dans les anneaux qui lui étreignaient le cou.
Dick, ce jour-là, rentra fort satisfait à la mansion-house. Le sang
fougueux de cet homme du sud commençait à bouillonner dans ses
veines, et l'esprit calculateur de la race anglo-saxo :me ne lui ser-
vait plus qu'à peser les chances les plus certaines de frapper l'objet
désigné à sa sourde rancune. Peut-être ses idées eussent-elles pris
une autre direction, s'il lui avait été permis d'assister aux classes
de Y ApolUnean inslitute; mais il y avait là une limite qu'il ne pouvait
franchir, et il ne voyait jamais partir Elsie pour cette espèce d'abri
mystérieux où sa jalousie n'était point admise à la suivre, sans se
sentir au cœur mille aspirations haineuses contre le rival qu'il croyait
avoir.
74 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce rival, où le rencontrer dans des conditions favorables? M. Si-
las Peckham n'accordait pas de tels loisirs à ses professeurs, qu'ils
eussent le temps d'aller fréquemment à la promenade. Bernard sor-
tait pourtant quelquefois, mais ce n'était alors ni à jour ni à heure
fixe, et jamais on ne pouvait s'assurer d'avance qu'il prendrait telle
ou telle direction. En revanche, il travaillait à des heures certaines
dans un cabinet donnant du côté de « la Montagne. » Dick était sou-
vent venu l'y guetter, caché dans un massif d'arbres, à une hauteur
qui lui permettait de plonger son regard dans l'appartement. 11 y
était venu, poussé par d'ignobles soupçons qui le rendaient indigne
d'aspirer à la main de sa cousine, et, de l'endroit où il était tapi au
bureau où travaillait le jeune professeur, il avait fort bien calculé
qu'il n'y avait pas beaucoup plus de trente rods.
Quant à Elsie, elle demeurait vis-à-vis de son cousin dans une
attitude hautaine, réservée, méfiante. Il ne pouvait donc que la de-
viner, et il comprenait, habitué à ses façons d'agir, qu'elle couvait,
dans un profond silence, des idées sinistres; mais lesquelles? par
quel motif? contre qui? Autant d'énigmes. Un paroxysme de colère
pouvait seul, un jour ou l'autre, lui faire trahir son secret. Pauvre
Elsie! aucun dérivatif n'existait pour ses désespoirs cachés, pour ses
muettes fureurs. Elle n'avait pas la ressource ou de se tuer en vers,
comme miss Charlotte Anna Wood, ou d'exhaler sa rage sur les tou-
ches d'un piano d'Erard, ou d'en imprégner les notes d'un air de
bravoure. Elsie n'écrivait jamais, ne faisait jamais de musique, et,
par surcroît de malheur, n'avait pas au monde un confident de ses
pensées intimes... Son seul langage était l'action. Bonne vieille So-
phy, veillez sur elle! Veillez sur l'honneur des Dudley !
Averti par Abel de certaines manœuvres suspectes auxquelles,
nous l'avons vu, se livrait parfois Dick Venner, le bon docteur vou-
lut éclairer quelques doutes qui tourmentaient son esprit. En long
entretien qu'il sut se ménager avec Sophy lui montra les choses à
peu près comme elles étaient. Sophy, que Dick Venner accablait de
présens, ne l'en aimait guère mieux pour cela. Elle avait à peu près
deviné ses calculs. Curieuse d'ailleurs et médiocrement retenue par
ses scrupules dévots ou autres, cette petite-fille de cannibale s'était
permis de fouiller, en l'absence du jeune Buénos-Ayrien, ses malles,
qu'il n'ouvrait pas volontiers, mais dont il lui était arrivé une ou
deux fois d'oublier les clés. Elle y avait trouvé des outils de toute
sorte, des engins meurtriers, bj-ef un matériel suspect et qui lui
avait donné à penser. Découvertes et soupçons, elle livra tout au
docteur, qui lui inspirait une confiance entière. Celui-ci ne voulut
pas en tirer des conclusions absolument défavorables au neveu de
Dudley Venner; mais il lui fut impossible de se refuser à l'idée qu'il
ELSIE VENNER. 75
y avait sous jeu, sinon des projets arrêtés et définis, au moins des
arrière-pensées menaçantes.
Il alla donc trouver Bernard, et le soir même, de par quelque or-
donnance restée inédite, le jeune professeur changea de place le
bureau sur lequel il travaillait. Ce bureau était trop près de la croi-
sée. Rien n'est dangereux comme les courans d'air.
Le même soir, M. Dick Venner, rentrant un peu tard dans sa
chambre, prit un tire -bourre et enleva la charge de son rifle à
longue portée, qu'il replaça ensuite parmi ses fusils de chasse. — Il
y a mieux, se disait-il, que tous ces bavardsAk.
YII.
Il restait encore, après tout, quelques chances pour que maître
Dick ne donnât pas suite aux vagues desseins qui le hantaient de-
puis quelque temps. Ces desseins, en revanche, constituaient comme
une mine toute chargée, laquelle, d'un moment à l'autre, pouvait
faire explosion.
— Elsie, dit-il un jour à sa cousine, qu'il voyait assez mélanco-
lique,... essayons d'un boléro l... Voulez- vous?... Où sont vos cas-
tagnettes?
Cette proposition, par hasard opportune, fut acceptée à l'instant
même. La danse n'était pas pour Elsie un simple amusement, une
distraction comme une autre, mais bien cet enivrement, cette ex-
tase, ce tourbillon vertigineux où les derviches d'Orient trouvent
des excitations pareilles à celles que procure le haschich. Elle se mit
donc à danser avec une sorte d'emportement fiévreux, et Dick, quand
il ne dansait pas lui-même, la suivait d'un regard ébahi, presque
effrayé. Ce regard prit tout à coup une autre expression. Il devint
curieux, chercheur et méchant. Elsie n'était pas tellement étourdie
par la danse qu'elle ne saisît bientôt la direction dans laquelle ces
yeux ardens restaient fixés. La chaîne de mosaïque qu'elle portait
au cou avait été peu à peu déplacée par les mouvemens saccadés
du boléro, et Dick cherchait bien évidemment à surprendre le se-
cret de la fatale empreinte qu'on disait cachée sous l'étincelante
parure...
La jeune fille s'arrêta court, remit en ordre les mosaïques du col-
lier, jeta ses castagnettes loin d'elle, et, penchant sa tête un peu de
côté, se mit à regarder son cousin, qui bientôt perdit contenance
sous la fixe et terrible lumière de ces yeux étroits. Ils exprimaient
un immense mépris, et Dick, bientôt irrité, donna imprudemment
carrière à la jalousie qui depuis quelque temps déjà torturait son
76 REVUE DES DEUX MONDES.
âme : — Si vous dansiez avec M. Langdon, s'écria-t-il, est-ce que
vous auriez de pareils caprices ?
Ces mots lancés, il lui fallut un certain effort pour chercher à sa-
voir, en regardant sa cousine, si le sarcasme avait porté juste. —
Pour la première fois de sa vie, il vit se colorer, — bien légère-
ment, il est vrai, — son pâle visage, et put deviner à cet indice
certain quelle forte émotion il avait produite. Un cri de colère, un
éclat de pleurs l'eût moins terrifié que cette rougeur significative.
Elsie du reste ne répondit que ces mots : — M. Langdon est un
fjcntlc7nnn^ lui!... — Puis, sans écouter les excuses que commençait
à lui débiter son cousin, elle se glissa hors du salon. Il l'entendit,
rentrée chez elle, qui fermait sa porte au verrou. Il s'assura, des-
cendu au jardin, qu'elle avait fermé strictement ses rideaux. Il re-
vint sur la pointe des pieds écouter à travers la porte, et n'entendit
pas le moindre bruit.
Elsie en effet, étendue à terre, s'abîmait silencieusement dans une
indicible souffrance. A peine aurait-on pu dire qu'elle pensait. Cette
douloureuse torpeur dura près d'une demi-heure, après quoi elle
se releva tout à coup, jeta un regard autour d'elle, et se rapprocha
de sa cheminée, dont le foyer était décoré, à la façon hollandaise,
de briques à reliefs représentant des sujets de l'Écriture sainte. Sur
l'une d'elles se voyait Y exaltation du serpent de bronze. Elsie tirade
ses cheveux une longue et forte épingle, la glissa sous un des côtés
de cette brique, et la souleva ainsi, mettant à découvert, dans une
cavité parfaitement masquée, une petite boîte de plomb. Elle ouvrit
cette boîte, qui renfermait quelques pincées d'une poudre blanche,
et en versa le contenu dans un papier qu'elle plia soigneusement.
Dick, qui ne se contentait pas d'écouter, avait tout vu. — Dia-
blol... pensait-il, nous commençons à jouer serré... Une partie de
vie ou de mort... Eh bien! soit... Puisqu'elle l'aime tant que cela, il
faut s'en défaire, rien de plus clair.
Le soir, au dîner, il mangea fort peu, et se plaignit d'un grand
mal de tête. Quand sa cousine vint charitablement lui apporter une
tasse de café, il la refusa le plus galamment du monde. Ce remède,
assurait-il, si salutaire pour d'autres, ne servait qu'à exaspérer ses
migraines. En ce moment-là même, il rédigeait in petto la sentence
portée par lui contre Bernard Langdon. Comment périrait le con-
damné? Par un suicide. Quel genre de mort? La pendaison. Quand
l'arrêt serait-il exécuté? Ce soir même... La justice de M. Richard
Venner était, on le voit, expéditive.
Ce magistrat modèle se retira de bonne heure, toujours à cause
de son maudit mal de tête. On l'entendit refermer bruyamment la
porte de sa chambre; mais cette porte, quelques instans après, se
ELSIE VENNER. 77
rouvrit sans le moindre cri, roulant sur des gonds très soigneuse-
ment huilés. Dick sortit de chez lui, ses bottes à la main, dans un
costume parfaitement sombre de la tête aux pieds. Il alla chercher
au fond du corridor un escalier dérobé où il ne risquait guère de
rencontrer un indiscret, descendit aux écuries, sella le mustang^ se
munit d'un licou solide, et partit monté sur Juan...
A peu près à la même heure, fidèle à une habitude récente au
moyen de laquelle il espérait améliorer l'état de ses nerfs, Bernard
Langdon préparait sa promenade du soir. En montant chez lui pour
prendre ses gants et son chapeau, il vit ouverte la porte du salon.
Helen Darley s'y était attardée à travailler. Elle tressaillit quand
Bernard entra pour lui serrer la main et lui dire bonsoir en passant.
— Est-ce que vous sortez? lui demanda-t-elle.
— Vous savez bien que depuis peu je sors tous les soirs à cette
heure-ci...
— Oui, c'est vrai... Mais pourquoi sortir aujourd'hui?
— Et pourquoi non, s'il vous plaît?
— Je ne sais... J'ai des idées noires;... il me semble qu'un mal-
heur me menace.
— Vos pressentimens ne vous ont-ils jamais trompée?
— Très souvent au contraire; l'automne dernier, je croyais que
je ne reverrais pas le printemps.
— Et les asphodèles et les chrysanthèmes ont refleuri pour vous.
Vous voyez bien que je peux m'aller promener.
— Allez donc, et Dieu vous garde ! dit sans insister davantage la
douce et pieuse maîtresse d'étude , qui maintenant se croyait pres-
que la sœur de Bernard, tant elle se sentait son amie.
Bernard, tout en gardant des dehors parfaitement tranquilles et
même un peu railleurs, avait reçu le contre-coup des émotions
d' Helen. Il s'étonnait de songer à ce passage de l'Écriture où il est
parlé de ces gens que l'ange de la mort, arrivant à l'improviste,
trouve parfois endormis. Il s'étonna bien davantage et rougit presque
de lui-même quand, cette idée lui rappelant les conseils du docteur,
il se surprit glissant dans la poche de son surtout le revolver qui lui
avait été donné par mon digne confrère.
Une fois hors de la petite cité, déjà parfaitement endormie, il se
trouva au milieu d'une solitude complète. Bien que son attention fût
tout spécialement en alerte, il ne voyait rien bouger et n'entendait que
les coassemens plaintifs des grenouilles dans les marécages lointains,
ou çà et là le vol clapotant de quelque chauve-souris. Après quelques
minutes, il lui sembla néanmoins discerner dans l'éloignement le pas
d'un cheval résonnant sur la route caillouteuse; il regarda devant lui,
et vit effectivement un cavalier qui arrivait sans nulle hâte à sa ren-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
contre. La lune se trouvant voilée en ce moment par un léger nuage,
l'homme et sa monture ne formaient qu'une espèce de groupe vague,
une tache noire sur la blancheur du chemin. Bernard cependant, par
un mouvement instinctif, avait déjà la main sur la crosse de son pis-
tolet; mais il se gourmandait lui-même de cet excès de précaution,
lorsqu'à cent cinquante mètres environ, la lune venant à se dégager,
le* deux jeunes gens furent soudainement révélés l'un à l'autre. Le
cavalier serra aussitôt la bride, et après une halte d'une ou deux
secondes consacrée à se bien assurer qu'il ne se trompait point, il
lança tout à coup «on cheval au triple galop sur l'homme à pied; il
se levait en même temps sur ses étriers et brandissait autour de sa
tête quelque objet qu'on distinguait malaisément à la distance où
était Bernard. Cette manœuvre étrange, inattendue, menaçante, au
lieu d'agir comme un dissolvant sur les nerfs ébranlés du jeune pro-
fesseur, les raffermit au contraire, et après avoir rapidement armé
son revolver^ il attendit, croyant encore à quelque mauvaise plaisan-
terie. 11 n'eut pas du reste à réfléchir longtemps. Le cavalier, arrivé
à une vingtaine de pas, fit un mouvement brusque, quelque chose
traversa l'air en sifflant, et Bernard sentit sur ses épaules fouettées
tomber un souple anneau de corde ou de cuir. Sans en demander
davantage et comprenant qu'il n'y avait plus à réfléchir, il leva son
arme et lâcha la détente, tirant non le cavalier, mais le cheval.
L'émotion ne l'avait pas empêché de bien viser : le mustang ne fit
qu'un bond, et, la tête traversée d'une balle, roula sans vie sur le
sol; mais le lasso était comme d'ordinaire fixé à la selle, et ce der-
nier bond avait précipité à terre le pauvre Bernard, qui demeura
sur le coup immobile et sans connaissance.
Dick Venner, entraîné dans la chute de Juan, avait la jambe en-
gagée sous le cadavre du noble animal. De plus, un de ses longs
éperons s'était accroché dans le drap de la housse, et il se débattait
en vain pour se dégager. Il en serait pourtant venu à bout, s'il eût
pu s'étayer et s'aider de son bras droit; mais ce bras avait porté vio-
lemment, et à chaque mouvement lui faisait éprouver une vive dou-
leur. L'intrépide gaucho n'en luttait pas moins pour se remettre sur
ses pieds, électrisé par la vue de son ennemi gisant à quelques pas
et complètement livré à sa discrétion. — Je le tiens pourtant, di-
sait-il entre ses dents serrées... Que j'arrive seulement à lui... J'ai
mon cuchillo...
Mais juste au moment où il venait de mettre en lambeaux la
housse qui l'avait d'abord retenu, et comme il allait dégager sa
jambe, une main vigoureuse le saisit à la gorge, et deux pointes
de fer grossièrement barbelées vinrent s'installer à un pouce de sa
poitrine. — Tiens! tiens! dit en même temps une voix nasillarde,
ELSIE VENNER. 79
c'est le Partagée (1)!... Portagee, qu'on ne remue point, ou gare la
fourche !
Telle était en effet l'arme unique de l'honnête Abel, qui, n'étant
point un héros de profession, ne se sentait pas tout à fait en sûreté.
Il ignorait que le « Portagee » fût à peu près hors de combat, et jetait
des regards inquiets du côté où Bernard était encore immobile. Ce
lui fut un grand soulagement que de le voir enfin, après une ou deux
longues minutes, tourner un peu sur lui-même. Chez Dick Venner,
les instincts de l' Anglo-Américain commençaient à reprendre le des-
sus. — Cent dollars en or, ici même , sur-le-champ , si vous me
laissez aller! disait-il à son rude gardien d'une voix enrouée... Vous
voyez que cet homme n'a aucun mal... Il sera debout d'ici à cinq
minutes... Cent cinquante dollars, mon brave!... deux cents dollars,
et ma montre,... elle est en or,... voyez plutôt... Prenez-la vous-
même ! . . .
Mais Abel n'avait d'oreilles ni d'yeux que pour le protégé de son
maître. Sans répondre autrement que par un haussement d'épaules
aux séduisantes propositions du Portugais; — allons! là-bas,...
aidons-nous un peu!... cria-t-il à Bernard, qui venait de se remettre
sur son séant. Vain appel. Le jeune professeur, encore étourdi de
sa chute, n'avait pas les idées bien nettes. — Qu'y a-t-il? quelqu'un
de blessé? demandait-il vaguement, et comme il sentait son cou pris
dans quelque chose, il y portait les mains, et par des mouvemens à
peine réfléchis, cherchait à se débarrasser du lasso. Il parvint pour-
tant à en élargir le nœud, mais ne songea seulement pas à en retirer
sa tête. C'était une vraie merveille qu'il n'eût pas été étranglé du
coup. Cependant il entrevit à terre, auprès de lui, son pistolet, dont
il se saisit et que machinalement il arma, répétant toujours son ab-
surde question : Qu'y a-t-il donc? Personne n'est blessé?
— Venez, et un peu vite! lui cria l'intrépide Abel, dès qu'il eut
entendu (Dieu sait avec quelle satisfaction) le déclic du revolver.
Donnez-moi ce joujou!... Prenez ce bout de corde, attachez les
mains de ce cadet-là!...
Bernard obéissait comme un enfant à ces ordres laconiques. Quant
à Dick, il sentait que toute résistance était superflue, et plutôt que
de laisser rudement malmener son bras démis, il tendit lui-même
les mains avec une merveilleuse docilité. En même temps, à la vé-
rité, il guettait la première occasion de s'échapper. Abel, lui, mar-
chait de surprise en surprise : — Oh ! s'écria-t-il quand, une fois Dick
bien et dûment garrotté, il constata que le lasso, à l'une desextrémi-
(1) Corruption du mot Portuguese, terme de mépris que les gens du peupl
l'Amérique du Nord, appliquent parfois aux natifs de l'Amérique du Sud.
le, dans
80 REVUE DES DEUX MONDES.
tés duquel était encore attaché Bernard, aboutissait de l'autre à la selle
du mustang. Oh! oh!... répéta-t-il, plus étonné que jamais lorsque,
sous le pantalon déchiré de Richard Venner, et fixé par deux an-
neaux de cuir le long de sa botte, il trouva un long couteau cata-
lan. — Et, sans rien ajouter à ces éloquentes interjections, il con-
templait son prisonnier des pieds à la tète, comme un animal dont
il n'avait aucune idée.
— En route! s'écria-t-il, quand il jugea que tout était prêt. El
nos trois hommes marchèrent vers l'habitation du docteur, Abel te-
nant à la main le pistolet de Bernard et le couteau de Dick , celui-ci
les mains liées derrière le dos, et à l'arrière -garde le jeune pro-
fesseur encore tout étourdi, n'ayant conscience de rien, si ce n'est
que, chargé par un cavalier, il avait tiré sur lui, et portant la
fourche sur son épaule droite, ni plus ni moins qu'un fusil à baïon-
nette. — 11 y a donc quelqu'un de blessé? répétait- il de temps en
temps. Abel, à qui cette question s'adressait, ne se donnait plus la
peine d'y répondre.
Au premier appel, le docteur fut sur pied. Il était habitué à ces
réveils nocturnes. Peu de mots suffirent pour le mettre au courant
de ce qui venait d'arriver. — Voyons le bras, dit-il en vrai praticien.
— Mais,... repartit Abel,... vous voulez détacher le Portagee?...
— N'est-il pas désarmé?... D'ailleurs la guérison avant tout... Dis-
location simple, ajouta- t-il... Une serviette, Abel!... Aidez-moi, je
vous prie... Serrez!... serrez encore!
Le bras remis en place : — Que comptez-vous faire maintenant?
dit le docteur à son malade.
— Et vous-même? répliqua Richard.
— C'est selon que vous déciderez.
— Eh bien! je ne demande qu'à m'en aller.
— Pour ne plus revenir?
— Ah! jamais,... je vous en réponds.
— Et je vous crois... Quoi que puisse être un Dudley, au moins
a-t-il l'orgueil de sa race... Faut-il demander son avis à M. Lang-
don?... D'abord il n'en aura un que d'ici à une heure ou deux,... et
je sais d'avance qu'il m'approuvera... Abel, vous pourriez mettre
Gassia au cabriolet neuf...
\J auxiliaire regarda son maître d'un air étonné; mais il était ac-
coutumé à la confiance. Il voulut donc bien déférer à l'ordre qui lui
était donné. Cassia, cette nuit-là, fit des merveilles; elle franchit tout
d'une traite les quarante milles qu'il y avait de chez le docteur aux
frontières de l'état. Les deux voyageurs n'avaient pas échangé une
parole. Sur le point de se séparer :
— Avez-vous besoin d'argent? demanda le docteur.
ELSIE VEKNER. 81
— jNon, répliqua Dick,... j'ai ma ceinture.
— Et vos malles, où vous les aclressera-t-on ?
Dick lui nomma le port de mer où il comptait s'embarquer pour
l'Amérique du Sud. Puis, comme le docteur allait, sans un mot de
plus, remonter dans son cabriolet, obéissant à une de ces soudaines
impulsions qui sont dans le tempérament méridional, Richard se pré-
cipita sur lui, l'étreignit fortement contre sa poitrine, et l'embrassa
sur les deux joues en pleurant à chaudes larmes.
— Allons, allons, dit le docteur se dégageant de cette rude acco-
lade... Je crois que la leçon n'aura pas été perdue...
En rentiant chez lui, et lorsque la fidèle Cassia eut reçu les soins
auxquels elle avait droit après une promenade de quatre-vingts milles
sans débrider, le docteur manda près de lui le fidèle Stebbins :
— M. Langdon doit être remis? lui demanda-t-il.
— A peu près, repartit Abel.
— Sait-il le nom de son agresseur?
— Oui.
— Et ce que j'ai fait?
— Oui.
-;- Pense-t-il que j'aie eu tort?
— Non.
— Que s'est-il passé en mon absence?
— jNous sommes allés chercher le cheval.
■ — Pourquoi?
— Pour l'enterrer comme un chrétien... Une drôle d'idée tout de
même.
— Qui l'a eue?
— Pas moi;... mais j'ai eu la selle,... une selle toute garnie d'ar-
gent massif. . .
Dudley Yenner, à qui Abel fut chargé d'aller raconter les inci-
dens étranges de cette nuit d'été, fut au premier abord terriblement
surpris et humilié. Après cette première émotion, il songea au cha-
grin que ces nouvelles pouvaient causer à Elsie. Malgré tout, ell-s de-
vait avoir quelque amitié pour son cousin, pour le compagnon de son
enfance. En conséquence il se réserva de lui apprendre lui-même ce
qui s'était passé. Les domestiques eurent ordre de garder le silence.
Enfin la jeune fille descendit dans le cabinet de son père. Elle était
un peu plus pâle que de coutume. Lorsqu'ils eurent échangé quel-
ques paroles banales : — Chère Elsie, lui dit son père d'une voix très
calme, votre cousin Richard nous a quittés...
La pâleur d' Elsie augmenta. — Est-il mort? demanda-t-elle.
Dudley ne put s'empêcher de tressaillir à l'étrange accent de cette
question. — Mort pour nous, quoique vivant encore, répondit -il.
TOMC XXXIV. G
82 REVUE DES DEUX MONDES.
Et sa fille n'en demandait pas davantage. Il entra néanmoins dans
quelques détails. Quand il arriva au récit de la lutte, aux dangers
qu'avait courus Bernard Langdon, Elsie, détournant la tête, alla
s'accouder à cette fenêtre d'où on voyait, au milieu du gazon, la
petite tombe de marbre blanc. Dudley, qui la suivait des yeux avec
anxiété, comprit qu'elle se débattait contre une de ces obsessions
haineuses qui la rendaient parfois si terrible. Au moment où il ra-
contait le salut inespéré de Bernard et la capture de Dick, elle se
retourna, le front rayonnant de colère satisfaite et de joie mépri-
sante; puis elle s'accouda de nouveau à la fenêtre et sembla s'ab-
sorber dans la contemplation de trois ou quatre pigeons à queue d'é-
ventail, ses élèves favoris, qui s'ébattaient sur le gazon funéraire.
L'un d'eux, qui becquetait çà et là quelques menus débris du thé de
la veille, épars autour de lui, tout à coup battit des ailes, vacilla sur
ses pattes raidies, et tomba sur le dos au milieu de ses compagnons
accourus pour assister à son agonie. Elsie, poussant un cri déchi-
rant, s'élança hors du cabinet et alla ramasser le pauvre animal,
qu'elle couvrit de baisers en cherchant à le réchauffer contre sa poi-
trine. Il était trop tard. L'oiseau, les yeux grands ouverts, demeura
immobile : il était mort.
Ce futile incident, — futile en apparence du moins, — avait suffi
pour changer le cours des pensées d' Elsie. Un grand tumulte se fai-
sait dans son âme. De sombres remords, des aspirations désespé-
rées s'y livraient un combat acharné. A qui recourir dans cette an-
goisse vague, dans ce conflit de tourmens inexpliqués? A celui-là
seulement qui connaît les chagrins des êtres créés par lui et prête
l'oreille aux plus faibles gémissemens sortis d'une poitrine humaine.
Elsie s'agenouilla donc et voulut prier, mais elle se releva bientôt
désappointée; elle était comme un voyageur dupe du mirage, qui
s'agenouille au bord de ce qu'il croit une source, et dont les lèvres
ne rencontrent que le sable aride et brûlant.
VIII.
« Depuis que je ne vous ai vue, Helen, je suis mort,... et me voilà
ressuscité!... » Bernard Langdon exprimait ainsi très sincèrement ce
qui était son sentiment intime. Jusqu'à quel point il se trompait, ce
n'est pas nous qui le dirons. Pour Helen, fille de ministre, elle au-
rait eu longtemps à discuter ce propos malsonnant; pourtant elle
demeura muette, contemplant avec une stupéfaction douloureuse
ce visage qui portait encore les traces de la lutte récente. — Que
n'est-il mon frère? comme je l'embrasserais volontiers! se disait-
elle. Bernard, comprenant son regard humide et devinant les pa-
ELSIE YENNER. 83
rôles que sa bouche frémissante se refusait à prononcer, estima
qu'elle lui pardonnerait sans trop de peine, s'il se permettait, en
guise de remercîment, une caresse fraternelle. Il la serra donc sur
son cœur, et leurs lèvres s'unirent un instant... Jamais plus chaste
baiser n'interpréta des sentimens plus vrais et ne scella une amitié
plus sincère.
Les cours s'ouvrirent comme à l'ordinaire, et, comme à l'ordi-
naire, Elsie Venner y vint prendre sa place. Son entrée fut saluée par
une sorte de murmure contenu, et ses compagnes la regardaient
toutes d'un air effaré, sans qu'elle parût prêter la moindre attention
ni à leurs regards ni à leurs chuchotemens; seulement, quand elle
faisait effort sur elle-même pour suivre une explication sur son livre,
ses noirs sourcils se rapprochaient plus qu'à l'ordinaire et sem-
blaient projeter sur ses traits un nuage plus sombre. En revanche,
elle levait les yeux de temps en temps sur le jeune professeur, sans
s'inquiéter si on l'observait ou non (et Dieu sait qu'on ne la perdait
pas de vue!). Alors ils perdaient quelque chose de leur éclat glacé,
ils semblaient respirer une tendresse rêveuse. Contre l'influence
étrangère qui les tenait asservis, ses instincts de femme si profon-
dément enracinés se révoltaient maintenant, cherchant à se faire
jour. Cette jeune fille, si dissimulée, si habile à s'envelopper de
mystère quand elle cédait aux impulsions dangereuses de sa double
nature, ne savait plus rien déguiser du sentiment involontaire au-
quel elle s'abandonnait, délicieusement émue, devant le seul être
qui jamais eût éveillé en elle un vif besoin de dévouement et de sym-
pathie.
Par hasard ou par malheur, comme on le voudra, Bernard Lang-
don ne prenait pas garde à Elsie. 11 était occupé à donner je ne sais
quelles explications à miss Forrester, et ces explications se prolon-
geaient peut-être au-delà du strict nécessaire. Tout à coup il vit sa
jeune élève cesser de le regarder et de lui sourire. Elle pâlissait,
son front devenait humide, elle soupirait, et la voix semblait lui
manquer. Etonné un moment, il regarda tout à coup du côté d' Elsie.
Les yeux de diamant étaient fixement arrêtés sur la pauvre Laetitia.
— Un instant! se dit-il... et tâchons de mettre ordre à ceci!... Aus-
sitôt, sous un prétexte ou un autre, il contraignit Elsie de se tourner
vers lui, et à son tour essaya ce que pourrait sur elle un regard fixe,
calme, invariable, arrêté sur ses yeux brillans. L'effort qu'il dut faire
au début de cette espèce de duel lui sembla d'abord excéder la
puissance qu'il s'était supposée. Pour quelque raison inexplicable, il
se sentait hors d'état de tenir en place : tantôt il voulait aller vers
Elsie et lui parler, tantôt, trouvant intolérable l'éblouissante clarté
de ces froides prunelles, il se sentait pour ainsi dire contraint à fer-
84 BEVUE DES DEUX MONDES.
mer les paupières; mais il s'était promis de vaincre, et il vainquit à
la longue, c'est-à-dire au bout de deux ou trois minutes. Un léger
changement de couleur fut le prélude de son triomphe; Elsie releva
la tête, qu'elle tenait un peu penchée de côté. Elle ferma et rouvrit
les yeux à plusieurs reprises, comme si l'éclat du jour les eût bles-
sés; puis, décontenancée et confuse, elle les baissa tout à fait. On
eût dit une vaillante amazone, jetant son arc et ses llèches aux pieds
du héros antique, Bellérophon, Hercule, Achille ou Thésée.
Parmi les jeunes filles dont la curiosité n'avait pas manqué de
suivre les péripéties de ce drame muet se trouvait une pauvre en-
fant, pâle et délicate, que ses grands yeux ouverts, particulièrement
aptes à percer l'obscurité, faisaient surnommer la dairvoyante.
Dans un de ces courts répits qu'on accorde, entre deux leçons, à
l'attention fatiguée des élèves, la clairvoyante ?>& leva et vint, un
album d'autographes à la main, prier Elsie d'y écrire quelque chose.
Lorsque le cahier, après un instant, lui fut rendu, il ne portait que
ces mots, tracés d'une écriture italienne, allongée, aux caractères
aigus, qui ne ressemblait à aucune autre : Elsie Venner, infelixl
— Encore une réminiscence du quatrième livre de V Enéide!
Le samedi suivant, le révérend Chauncy Fairweather reçut d'une
personne inconnue, à la nuit tombante, au moment où il rentrait
chez lui, une enveloppe cachetée. Le messager s'éloigna aussitôt,
sans un mot d'explication. Le digne ministre, quand il eut pris le
temps de mettre ses pantoufles et de se faire apporter une lampe,
rompit l'enveloppe. Il y trouva un papier sur lequel ces mots étaient
inscrits : — Quelqu'un, dans une grande détresse d'âme, sollicite
les prières de la congrégation pour qu'il plaise à Dieu prendre en
pitié une afiliction imméritée...
Véritable énigme pour le pieux ecclésiastique, qui ne connaissait
aucune de ses ouailles dans un état moral si désespéré. Était-ce un
homme? était-ce une femme? La requête ne s'expliquait pas là-
dessus. Après avoir tourné quelque temps et retourné dans ses
doigts ce papier qui l'intriguait quelque peu, le révérend retomba
dans le courant de ses préoccupations habituelles : depuis quelque
temps, elles étaient fort graves; il se sentait envahi par des velléités
d'opinions nouvelles qui pouvaient bien être les suggestions de l'es-
prit d'hérésie. Il craignait de n'être plus en communion de croyances
avec la véritable église du Christ; il doutait par conséquent de son
salut à venir. Or un vrai croyant qui voit son éternité en péril ne
saurait guère, — soyons de bon compte, — penser beaucoup à autre
chose. Être protestant, avoir cliarge d'âmes, et glisser, pour ainsi
ELSIE VENNER. 85
dire malgré soi, vers les doctrines du catholicisme,... quel sujet de
perplexités !
— Que leur prècherai-je demain?... Grand Dieu! que leur prè-
cherai-je ? se demandait innocemment le pieux ministre.
Et pour être plus sûr de ne pas s'abandonner aux chances péril-
leuses de l'improvisation , il tira d'une vieille liasse de papiers
jaunis deux sermons qu'il savait être de la plus irréprochable or-
thodoxie (à son point de vue ancien), et tandis qu'il les lisait atten-
tivement pour choisir le meilleur, il perdait peu à peu le souvenir
de la requête anonyme tout à l'heure déposée en ses mains. Elle
était déjà au fond d'une de ses poches, parmi beaucoup d'autres
papiers d'un intérêt infiniment moins pathétique. 11 l'y oublia le
lendemain au moment de partir pour le service dominical Et
l'âme en détresse n'entendit pas une seule voix s'élever dans le
temple pour recommander sa misère à la clémence d'en haut.
Les prières finies sans qu'il eût été fait mention de la « personne »
qui se recommandait aux fraternelles sympathies de la communauté,
les fidèles se rassirent pour écouter le sermon ; mais Elsie Venner
restait debout, l'œil étonné, les lèvres entr' ouvertes. Son père fut
obligé de lui toucher le bras pour l'avertir qu'elle se donnait ainsi
en spectacle. Elle s'assit alors, elle aussi, et demeura dans la même
immobilité rigide qu'aurait eue sur quelque cime glacée le cadavre
d'un voyageur tué par le froid.
Une simple question trouve ici sa place. Ne se pourrait-il pas
qu'un homme en vienne à trop aimer son âme , à trop faire pour la
sauver ?
La vieille Sophy, le même soir, dénouait les cheveux de sa maî-
tresse. Ils étaient trempés de rosée. Elsie avait passé plusieurs heures
à courir « la Montagne. » L'humble négresse ne se permettait pas la
moindre question, mais Elsie voyait dans la glace devant laquelle
toutes deux se trouvaient la physionomie inquiète de cette fidèle
créature.
— Tu veux, n'est-ce pas, savoir ce qui m'agite? lui dit-elle enfin.
Eh bien! c'est que personne ne m'aime,... c'est que je ne puis aimer
personne... Sophy, dis-le-moi donc, qu'est-ce que l'amour?
La pauvre négresse avait là-dessus des notions fort incomplètes,
et cependant elle gardait précieusement, — et depuis plus de qua-
rante ans, — attachée à un cordon autour de son cou, la moitié d'un
dollar espagnol qui lui avait été donnée par un jeune marin partant
pour un long voyage. L'autre moitié reposait au fond de l'Océan-Pa-
cifique pai-mi les débris submergés d'un pauvre navire brisé contre
un récif. Elle l'avait plus d'une fois montrée à Elsie en lui racon-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
tant l'histoire de ce qu'elle appelait « son mariage manqué. » Pour
toute réponse, elle tira de son sein cette vieille relique et la posa
pieusement sur ses grosses lèvres. Entre les yeux diamantés d'Elsie
et les yeux ronds et noirs de la vieille négresse, il s'échangea un
regard qui équivalait à bien des discours.
L'automne tirait à sa fm , l'hiver allait venir, qui interdirait à
Elsie ses courses favorites. La vieille Sophy ne s'étonna donc point
de ce que trois jours de suite Elsie alla promener sur u la Montagne »
ses rêves inquiets. Sans se bien expliquer le combat intérieur qui
sévissait en elle, Sophy se disait : « Elle veut l'aimer;... elle ne
peut pas encore;... mais elle l'aimera peut-être après tout. » Pour-
tant elle ne savait s'il fallait s'en réjouir ou pour Elsie elle-même,
ou pour le « beau gentleman de l'école. » C'est ainsi qu'elle désignait
Bernard Langdon. Qu'espérer de cet amour presque impossible? Si
même il l'épousait, qu'augurer de l'avenir?
Le quatrième jour, Elsie tressa avec un soin minutieux son épaisse
et brillante chevelure, parmi laquelle une flèche d'or fut fixée, et
descendit au déjeuner dans une toilette qui faisait ressortir merveil-
leusement l'orageuse beauté dont le ciel l'avait douée. C'en était fait
du paroxysme fatal, ou du moins la passion venait d'entrer dans une
phase nouvelle. Son père, qui avait passé les trois jours précédens
sous le coup des plus vives anxiétés, se sentit soulagé en la revoyant
si parée, si évidemment ranimée par quelque nouvel espoir.
A l'heure accoutumée, elle partit pour VApollinean, où sa réap-
parition produisit une sensation marquée. Avec la perspicacité parti-
culière aux jeunes misses^ les compagnes d'Elsie devinèrent le sens
caché de cette brillante toilette. Leur rivale aux yeux de diamant ve-
nait enlever de haute lutte le cœur et la main du beau prof^esseur;
mais était-elle bien ce qu'il lui fallait? Serait-il heureux avec elle?
Voilà ce que les plus âgées, autant dire les plus jalouses, se deman-
daient à l'oreille, tout en ayant l'air d'échanger leurs cahiers et leurs
livres.
Elsie cependant n'offrait pas à leurs regards cette physionomie
fière et perverse qui lui avait fait tant d'ennemies. Elle avait l'air
calme, mais rêveur. D'une main distraite elle feuilletait ses livres,
sans prêter grande attention à ce qui se passait autour d'elle. Ceci
n'avait rien d'extraordinaire, attendu que, sous un prétexte ou sous
un autre, on la laissait invariablement libre d'étudier à sa guise, ou
même de ne pas étudier du tout.
Les cours s'achevèrent enfin. Les jeunes filles sortirent de la salle
les unes après les autres. Elsie, restée la dernière, s'avança, un
livre à la main, vers Bernard Langdon, comme si elle avait une ques-
tion à lui poser, une difficulté à éclaircir.
ELSIE VENNER. 87
— Voudriez -VOUS m' accompagner chez moi aujom*d'hui? lui de-
manda-t-elle d'une voix si basse qu'il pouvait à peine distinguer les
paroles ainsi murmurées.
Légèrement efiarouché par cette requête inattendue et prévoyant
déjà quelque scène pénible, Bernard cependant n'avait qu'une ré-
ponse à faire : il se déclara « on ne peut plus heureux de servir d'es-
corte à miss Venner. »
Ils marchèrent donc ensemble vers la mansion-hoiise des Dudley.
— Je n'ai pas un ami, dit Elsie, rompant tout à coup le silence
qu'ils avaient jusque-là gardé tous deux. Personne ne m'aime, à
l'exception d'une bonne vieille qui ne m'a jamais quittée depuis
mon enfance... Et moi, je ne puis aimer personne... On prétend, le
savez-vous? que mon regard possède la singulière puissance de for-
cer les gens à venir à moi,... et toutefois il leur fait perdre connais-
sance... Voulez-vous, je vous prie, regarder mes yeux?
Parlant ainsi, elle s'était retournée vers lui. Son visage, qu'elle le
forçait ainsi de contempler, était d'une pâleur mortelle, et sur les
yeux de diamant flottait une sorte de vapeur qui, sous d'autres pau-
pières que celles d' Elsie, se fût sans doute condensée, arrondie en
deux grosses larmes.
— Vos yeux sont fort beaux, Elsie, lui dit Bernard; parfois d'un
éclat dinicile à supporter,... mais très adoucis pour le moment, ils
laissent deviner qu'il y a chez vous bien des qualités précieuses,
dont une amitié vraie pourrait tirer grand parti... Or, Elsie, je suis
votre ami, que vous le sachiez ou non... Dites-moi ce 'que je
pourrais faire pour rendre votre existence plus heureuse qu'elle ne
semble l'être?...
— Aimez-moi l dit simplement Elsie Venner.
En face d'une requête pareille et de l'aveu qu'elle implique, pla-
cez l'homme le moins embarrassé de sa personne, que fera-t-il?
Quant à Bernard, ce fut pour lui l'émotion la plus vive, la plus pé-
nible, la plus humiliante, me disait-il, que jamais il eût éprouvée.
Il devint à son tour très pâle, et se sentit sur le point de trembler
comme tremble une femme devant qui s'ouvrent, à la voix d'un
amant, les perspectives encore inconnues de quelque orageuse, pas-
sion.
— Elsie, lui dit-il pourtant sans trop hésiter, je désire tellement
vous être un secours, un utile appui, acquérir votre sympathie et
votre confiance, que je ne dois vous rien laisser dire, vous rien
laisser faire qui nous place, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une po-
sition fausse... L'attachement que j'ai pour vous, Elsie, est celui
que m'inspirerait une sœur en proie à des chagrins cachés,... au salut
de laquelle je voudrais me consacrer, dussé-je, pour cela, mettre
88 P.EVUE DES DEUX MONDES.
en péril mon bonheur et ma vie. Plus qu'aucune autre jeune fille à
moi connue vous avez besoin d'un ami loyal... Voilà ce que vous
pouvez trouver en moi, et certes vous n'avez jamais souhaité autre
chose... Seulement l'excitation, le trouble récent que vous avez su-
bis vous ont fait ressentir plus vivement la soif bien naturelle d'une
affection vraie... Votre main, chère Elsie, et fiez-vous à moi; fiez-
vous à moi, comme si ma mère eût été la vôtre !
Machinalement elle lui tendit la main. Il lui sembla, quand il la
prit, qu'un souflle glacé, courant le long de son bras, pénétrait jus-
qu'à son cœur. Pourtant il la serra très affectueusement, arrêta sur
la jeune fille un regard empreint d'une bonté grave, d'un intérêt
mélancolique, et ensuite laissa doucement retomber la main de
marbre.
Pour la pauvre Elsie, tout était dit. A la porte de la mnnsion-
hoiise, Bernard la quitta, sans que ni l'un ni l'autre eussent repris
la parole. Il la quitta, non sans emporter d'assez funestes pressen-
timens.
IX.
Sophy le soir, ne voyant plus reparaître sa jeune maîtresse, qui,
en rentrant, s'était retirée chez elle, ne put s'empêcher de prendre
peur. Elle vint à la porte de la chambre d'Elsie; cette porte n'était
point fermée en dedans. La bonne négresse entra sur la pointe des
pieds, e*t à la vue de la jeune fille étendue sur son lit, les sourcils
contractés, le regard mort, tout en elle exprimant une souffrance
atroce, elle crut tout d'abord à quelque acte de désespoir. Elsie de-
vina sans doute sa pensée secrète. — Non, lui dit-elle,... rassurez-
vous,... je n'en suis pas là... Envoyez chercher le docteur... Si seu-
lement il pouvait m'ôter cet insupportable mal de tête!
Le docteur arriva au premier appel. II avait ces grandes qualités
du médecin, l'air calme, le sang- froid naturel, l'abord amical et
familier. Cachant les craintes qu'il apportait au chevet d'Elsie, il lui
parla sur le ton presque enjoué de la sollicitude paternelle; mais il
ne put obtenir de la jeune malade qu'elle articulât une seule pa-
role. Quand il lui demanda : Où soufirez-vous, mon enfant? elle lui
montra sa tête, et ce fut tout. Il adressa tout bas quelques questions
à Sophy, et, un peu calmé pai- ses réponses, il prescrivit quelques
remèdes de l'ordre le plus élémentaire. — Je reviendrai demain,
dit-il en s'en allant; j'espère vous trouver rétablie. — Mais ni le
lendemain, ni le surlendemain, ni les jours suivans, les souffrances
ne cédèrent'. Elsie restait dans son lit, agitée, fiévreuse, sans sommeil
et toujours muette. La nuit, quelque trouble se manifestait dans les
ELSIE VENNER. 89
idées. C'était bien là toute l'apparence d'une maladie réglée, assez
semblable dans ses symptômes à ce qu'on appelait autrefois fièvre
nerveuse.
Le quatrième jour, plus agitée que de coutume, elle manifesta
une vive répugnance pour les soins d'une des femmes de la maison.
— Qu'on aille me chercher Helen Darley ! dit-elle enfin.
M. Silas Peckham, à qui le message fut porté, l'accueillit avec
une solennité toute particulière. Il parla de l'importance des fonc-
tions de miss Darley, du salaire considérable qu'il lui donnait, des
frais extraordinaires qu'entraînerait son absence... Et pourtant,
comme il s'agissait des riches Dudley, bien connus. pour la libéralité
avec laquelle ils traitaient les questions d'argent, l'honorable direc-
teur de VApoIlinean finit par accorder son consentement indispen-
sable, après l'avoir fait valoir aussi haut que possible. A partir de
ce moment, le chifi're de l'indemnité probable devint une de ses plus
constantes préoccupations.
Pour Helen, ce fut avec un grand en"ort intérieur qu'elle accepta
la charitable mission à laquelle on la conviait ainsi. Elsie continuait
à l'elTrayer, et à l'idée de se retrouver sous la terrible clarté de ces
yeux de diamant, — à supposer que la fièvre et l'épuisement ne les
eussent pas quelque peu éteints, — elle sentait le cœur lui manquer.
Reculer pourtant n'était pas possible. Elle se rendit donc à son de-
voir, et l'accueil de Dudley Venner fut de nature à diminuer beau-
coup la répugnance instinctive que lui inspirait de loin la mausion-
hoitse, où jamais elle n'avait supposé qu'elle pût être admise sur un
pareil pied de familiarité. — En l'absence du docteur, lui dit le
maître de cette imposante demeure, notre malade est absolument
sous votre direction... Elle vous a tant désirée, tant appelée, que
votre présence auprès d'elle me semble déjà un commencement de
guérison.
Ce fut alors pour Helen, constamment avec Elsie, — attentive, tout
le jour et souvent toute la nuit, à suivre les moindres modifications,
les plus légers caprices de cet organisme étrange, — une occasion
tout à fait imprévue d'en surprendre, d'en pénétrer les secrets. Mieux
que la plus subtile analyse, une faculté plus noble, mise en jeu par
le désir de porter remède à des souffrances inconnues, les lui livra
l'un après l'autre. Au fond de cette nature impénétrable jusque-là,
derrière ce voile mystérieux qu'une invisible main semblait étendre
entre Elsie et tous ceux avec qui le sort la mettait en relations,
Helen finit par discerner, à la place du monstre qu'elle s'était fait,
une femme comme elle et comme bien d'autres. Même par inter-
valles, et quand un rayon passager venait à percer l'épais nuage,
elle retrouvait chez Elsie des traits de caractère qui la montraient la
90 REVUE DES DEUX MONDES.
digne fille de sa mère, de sa mère si aimable et si douce, au dire de
quiconque l'avait connue, par exemple son affection pour la vieille
Sophy, affection réelle, profonde, — sympathie si vraie qu'elle n'avait
plus besoin de paroles pour s'exprimer, et que ces deux êtres, si dif-
férens l'un de l'autre, communiquaient à volonté par de simples re-
gards, de même le sentiment de bien-être qu'elle semblait éprouver
à savoir Helen auprès d'elle, — non qu'elle lui accordât beaucoup de
confiance, non que parfois même elle ne se reprît à fixer sur elle
un de ces noirs regards qui la faisaient soupirer et changer de place,
en vertu d'un malaise dont la cause lui échappait.
Cette cause, elle la cherchait assidûment, et un jour qu'Elsie
dormait épuisée, miss Darley, encouragée par la confiance toujom'S
croissante que lui témoignait Dudley Venner, crut pouvoir interro-
ger Sophy sur le passé de la jeune malade. La vieille négresse,
d'abord un peu jalouse , avait fini par se résigner à subir le doux
ascendant de la charmante Helen, et lui répondait maintenant sans
trop de réserve.
— Quel âge a Elsie? avait demandé miss Darley.
— Dix-huit ans depuis septembre dernier.
— Combien y a-t-il de temps que sa mère n'est plus? continua
Helen, dont la voix tremblait un peu.
— Dix-huit ans depuis octobre, répondit la vieille Sophy.
Helen demeura un moment silencieuse. Ensuite, murmurant à
peine la question qu'elle hésitait depuis longtemps à formuler :
— De quoi, dit-elle, est morte la mère d'Elsie?
Les petits yeux de la négresse s'ouvrirent à ces mots, si bien
que leurs noires prunelles parurent entourées d'un large anneau
blanc. Elle saisit la main d' Helen par un mouvement de frayeur su-
bite, et détourna brusquement la tête du côté d'Elsie, comme si elle
s'attendait à la voir réveillée en sursaut par cette imprudente allu-
sion.
— Chut ! . . . chut ! . . . dit-elle après avoir emmené miss Darley jus-
que dans le couloir, où, avant de parler, elle jeta un coup d'œil
alarmé... On ne parle jamais de cela ici... Dieu sait sans doute
pourquoi il a donné le pouvoir de tuer à ces terribles animaux,...
pourquoi il a permis que ma pauvre Elsie, avant même d'être née,
fût frappée d'une telle malédiction!... Enfin, miss Darley, ce fut en
juillet que mistress Venner reçut le coup de la mort, mais elle sur-
vécut de trois semaines à la naissance de sa malheureuse enfant!...
Les sanglots déjà lui coupaient la parole; mais elle en avait assez
dit, et, rapprochant ce qu'elle venait d'entendre des traditions bi-
zarres qui circulaient à Rockland sur le compte d'Elsie, miss
Darley avait à peu près tout deviné. Elle se rendait compte de cet
ELSIE VENNER. 91
éloignement que parfois encore elle éprouvait pour la jeune ma-
lade; elle s'expliquait la lutte incessante de deux principes ennemis
se disputant une des plus belles organisations, une des âmes les
plus fières qui se soient jamais trouvées sous le ciel. De là ce be-
soin d'effusion, comprimé par un instinct d'isolement et en quel-
que sorte par la soif des ténèbres. De là "ces yeux sans larmes et ces
lèvres sans paroles ; de là ces colères froides et patientes, guettant
l'occasion avec la muette préméditation du reptile roulé sur lui-
même. Une pareille découverte devait lui montrer Elsie sous un
nouveau jour. Et avant de revenir auprès de cette victime d'une
fatalité inouie, elle voulut se pénétrer du sens providentiel que lui
offrait à démêler une pareille existence. — Eh quoi? se demandait-
elle descendue dans le jardin, faut-il sans cesse se retrouver dans
cette vie en présence de nouveaux mystères? Est-il possible que
la volonté , cette source unique du libre arbitre , puisse être ainsi
empoisonnée avant même d'avoir pris naissance? Et si cela est,
comment nous arroger le droit de juger ceux que nous appelons à
tort nos semblables?... Puis venaient d'autres questions bien au-
trement terribles sur la part d'influence que les élémens de la con-
stitution physique apportent dans la formation de l'être moral. La
jeune maîtresse, à qui était familier, nous l'avons dit, l'examen de
ces problèmes écrasans. s'y laissait absorber peu à peu, quand elle
entendit quelqu'un marcher dans la même allée qu'elle. C'était
Dudley Venner, qui venait l'y rejoindre pour causer, disait-il, de la
jeune malade et des espérances qu'on pouvait avoir encore; mais il
eut bientôt épuisé ce sujet, qu'il n'abordait jamais sans une sorte
de répugnance. On voyait que d'intolérables arrière-pensées venaient
l'assaillir, et qu'une impérieuse contrainte lui fermait la bouche quand
il avait à traiter ce sujet exécré. Sa fille avait été pour lui constam-
ment un sujet d'anxiétés et de pressentimens tragiques. Son affec-
tion paternelle s'en trouvait modifiée malgré lui, Helen le voyait
clairement ce jour-là, et de même qu'elle s'expliquait tout à l'heure
les déviations, les ambiguïtés du caractère d'Elsie, elle comprenait
l'immense tristesse, le découragement profond de cet homme, jeune
encore après tout, et sur qui devait peser longtemps encore un sup-
plice quotidien auquel dix-huit ans de souffrances ne l'avaient pas
endurci. Aussi, pénétrée de pitié, s'appliquait-elle, dans sa bonté, à
jeter quelque baume sur ces profondes, ces inguérissables blessures.
De la fenêtre d'Elsie, Sophy les guetta tout le temps que dura
leur long tête-à-tête. La petite-fille du cannibale s'entendait à ce
métier de sentinelle attentive. — x\llons, allons, dit-elle, la vieille
maison pourra bien revoir des noces;... mais ce ne seront pas celles
d'Elsie.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
Le docteur, à mesure que passaient les jours, devenait de plus en
plus grave. Elsie ne prenait presque plus de nourriture, et la fièvre
semblait seule lui conserver, tout en l'épuisant, quelques forces.
Pourtant elle ne changeait guère , et on pouvait espérer une de ces
crises favorables dont la médecine dite « expectante » sait si bien se
ménager les bénéfices.
Un jour cependant on vint appeler ce digne confrère. Elsie se dé-
battait contre un paroxysme violent, compliqué de transport cérébral
et de délire. Ses discours étaient bizarres : elle y parlait sans cesse
de « la Montagne » et en particulier d'une grotte dont elle décrivait
l'aspect dans le plus minutieux détail, — sans doute (ainsi du moins
le pensa Helen) une retraite qu'elle s'était choisie autrefois, et où
elle se réfugiait à l'abri de tout regard humain.
La crise un peu calmée, le docteur voulut savoir ce qui avait pu
la provoquer. 11 apprit alors que les jeunes élèves de VApollùiean,
les anciennes compagnes d' Elsie, revenues, depuis qu'elle semblait
en danger, à des sentimens plus charitables, avaient voulu lui en-
voyer une corbeille de fleurs à la composition de laquelle chacune
avait consacré sa petite offrande. Bernard Langdon, pour sa part,
leur avait fourni quelques branches d'un magnifique feuillage, teint
par l'automne du pourpre le plus splendide. Elsie avait reçu avec
une certaine émotion cette marque imprévue de bon souvenir, et
désiré qu'on plaçât un moment sur son lit les fleurs qu'on lui en-
voyait avec tant de cordialité; mais à peine avait-on satisfait à ce
vœu que ses yeux s'étaient fixés sur la corbeille, exprimant une
secrète angoisse. Puis elle avait cherché du regard, autour d'elle,
la cause de cette subite anxiété; sa respiration s'était troublée, un
tremblement l'avait saisie ; elle avait rapidement vidé la corbeille
sur son lit, et à la vue des feuilles pourprées qui en garnissaient le
fond, se rejetant en arrière avec un cri, elle était tombée dans des
spasmes effrayans...
— Apportez-moi ces feuilles! dit le docteur à Sophy, qui lui don-
nait tous ces détails hors la chambre de la malade. Et quand il les
eut vues : — Ah ! s'écria-t-il, je m'en doutais !... Ne voyez-vous pas
que c'est du frêne blanc ?
— Eh bien! docteur?
— Eh bien! n'avez-vous jamais entendu parler de cet arbre?
— Attendez, docteur... On dit qii ils ne viennent jamais là où il
pousse... Est-ce que c'est vrai, cela?
Le docteur ne répondit à cette question que par un triste sourire,
et revint auprès d'Elsie. Elle dormait. Helen et Dudley Venner la
contemplaient en silence. Ce dernier fit signe au docteur d'appro-
cher, et, lui montrant le visage de sa fille : — Tenez, jugez-en
ELSIE VENNER. 93
Yous-même, lui dit-il à voix très basse; jamais elle n'a tant res-
semblé à sa pauvre mère.
— C'est vrai, répondit le docteur en frémissant malgré lui de
cette soudaine ressemblance.
— Eh bien! reprit Dudley, qu'en dites-vous? Miss Darley et moi,
nous nous émerveillions, ces jours-ci, de cette métamorphose qui
s'opère chez notre enfant. Ses traits, l'accent de sa voix, son hu-
meur plus égale et plus douce, tout s'en ressent à la fois... Que
faut-il espérer?... Dites!... ma fille, ma vraie fille, va-t-elle m'ètre
rendue?
— Venez, répliqua le docteur, venez dans le jardin, et je vous dirai
ce que j'en pense... Je pense, continua-t-il quand ils furent loin de
toute oreille indiscrète, que cette enfant a vécu d'une double exis-
tence; sans l'affreux malheur qui est venu l'atteindre et la flétrir
avant même son éclosion, vous pouvez voir maintenant ce qu'elle
eût été. Vous savez sous quelle horrible influence elle a vécu depuis
dix-huit ans; vous n'ignorez pas davantage que bien peu des formes
inférieures de la vie durent, chez l'être humain, autant que la vie
elle-même. On pouvait donc espérer, — et vous l'avez espéré, mon
ami, — que, dans ce combat de deux natures opposées, dont l'une
était héréditaire, l'autre en quelque sorte greffée sur cette pauvre
chère enfant, la moins élevée succomberait à la longue. C'est ce qui
arrive en efl'et; mais je crains, — et comment vous le cacher, à
vous? — je crains que, dans sa décadence rapide, elle n'entraîne
les facultés essentielles à la durée de l'être. Le pouls d'Elsie ne se
sent presque plus. Aucun stimulant ne l'arrache à sa torpeur. On di-
rait que la vie se retire lentement vers ses sources centrales , et on
peut prévoir que votre enfant tombera peu à peu dans ce sommeil
glacé dont on ne s'éveille plus...
Quelque subtil écho, quelque imperceptible vibration de l'air
porta-t-elle ce formidable arrêt jusqu'au chevet de la jeune ma-
lade? On aurait pu le croire, car, peu d'instans après s'être réveil-
lée, elle déclara qu'elle verrait avec plaisir son excellent professeur,
M. Langdon. Ses moindres souhaits, on le sait, équivalaient à des
ordres. Bernard fut mandé : il vint s'asseoir sur le fauteuil où d'or-
dinaire veillait Helen. Elsie l'accueillit avec un sourire; elle sem-
blait avoir totalement oublié leur dernier entretien. Peut-être avait-
elle mis un certain orgueil à se montrer à lui libre de cette faiblesse
momentanée dont elle lui avait laissé pénétrer le secret; peut-être
aussi ce changement inexplicable que tous remarquaient en elle
s'étendait-il à la velléité passionnée qu'elle avait eue de lui plaire;
peut-être enfin, tout intérêt terrestre s'effaçant cà ses yeux, tenait-
elle néanmoins à sauvegarder sa mémoire de la méprise fâcheuse à
94 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle avait pu l'exposer un capricieux élan de son imagination
sans frein. Quoi qu'il en soit, elle reçut Bernard, calme et souriante,
tandis que, troublé, rougissant, il baissait les yeux devant elle. Elle
ne lui fit part d'aucune appréhension, et pourtant il vit bien qu'elle
se regardait comme déjà condamnée. Peu à peu, se rassurant et
l'examinant avec une sorte de curiosité scientifique, il chercha dans
les « yeux de diamant » cet éclat spécial, cette lumière sinistre dont
ils brillaient naguère. 11 ne l'y trouva plus. Il avait sous les yeux
une autre Elsie, ferme, grave, avec une sorte d'attendrissement af-
fectueux qu'elle prenait soin de modérer. Les anciens Dudley, si par
hasard du haut du ciel ils regardaient s'éteindre ce dernier rejeton
de leur race altière, avaient lieu d'être fiers de lui, car Elsie mou-
rait également forte contre l'angoisse présente et contre les craintes
de l'avenir. Bernard se demandait avec une espèce de stupéfaction
ce qu'était devenue la sauvage et bizarre enfant dont le premier
aspect l'avait frappé d'un vague effroi. D'elle il ne retrouvait plus
rien.... Non. Si cependant, un détail de costume la lui rappelait.
Ses souffrances, son épuisement ne l'avaient pas encore décidée à
quitter ce lourd collier d'or qui devait être pour elle à tout le moins
une grande gène, un continuel assujettissement. En revanche, elle
avait ôté ses bracelets. L'un d'eux était cà côté d'elle sur son oreiller,
et au moment où Bernard allait prendre congé : — Je ne dois plus
vous revoir, lui dit-elle. Peut-être quelque jour me nommerez-vous
à celle que vous aimerez; donnez-lui ce bijou de la part de votre
élève, de votre, amie Elsie...
Bernard voulut remercier, et ne put articuler une parole. Il était
en ce moment, et de beaucoup, le plus faible des deux. Elle le sui-
vit des yeux jusqu'au seuil de la porte, et, quand il l'eût franchi,
un ou deux sanglots arrêtés au passage trahirent en elle une der-
nière émotion.
X.
Le révérend Chauncy Fairweather, apprenant que la fille de son
plus notable paroissien était fort malade, voulut la venir encourager
et consoler. Cette visite n'était pas dans les idées du docteur. Il
n'osa cependant y mettre obstacle. Le ministre vint, pérora longue-
ment, cita beaucoup de textes, compara beaucoup de dogmes, —
toujours préoccupé de savoir si, au fond, il était, lui, dans la bonne
voie. Quand il fut parti, Elsie, d'un signe, appela la vieille Sophy :
— Qu'on ne laisse plus entrer ici, lui dit-elle, cet homme au cœur
de glace! Pour m'assister à ces derniers instans, pour prier sur moi
quand on me déposera au sein de la terre, je veux des paroles
ELSIE VENNER. 95
amies, des mains amies... Catholiques ou protestantes, ce m'est
tout un... Dites-le bien à mon père.
Puis elle continua de vivre comme auparavant, changeant très
peu, à cela près que chaque jour les battemens de son cœur étaient
plus faibles. Le docteur, avec toute sa pratique, ne pouvait se ren-
dre compte de ce lent et graduel affaissement des facultés vitales, ni
par aucun moyen en retarder le progrès continu. — Ayez soin,
avait-il dit, qu'elle ne fasse aucun effort musculaire. Le moindre
mouvement excessif, chez une personne aussi affaiblie, peut sus-
pendre à l'instant même les battemens du cœur; si le sien s'arrête
une fois, il ne battra plus jamais.
Helen veillait avec un soin religieux à l'observation stricte de
cette consigne. Tout au plus permettait-elle à Elsie de soulever le
bras, de murmurer quelques paroles. La question maintenant se ré-
duisait à savoir si ce frêle jet de flamme vitale s'éteindrait brus-
quement au plus léger souflle d'air, ou bien au contraire si les
mains qui l'abritaient le feraient durer jusqu'à une heure propice
appelée à lui rendre inopinément son ardeur première.
Un moment découragé par les menaçantes prédictions du docteur,
Dudley Venner s'était pourtant repris à espérer, peut-être moins
qu'il ne l'affectait après tout. Il vint un soir veiller auprès de sa
fille. Jamais il n'avait mis un si tendre abandon à lui parler des
choses passées, surtout de cette mère qu'elle n'avait point con-
nue, et il l'entretenait aussi de l'avenir avec une confiance appa-
rente, une ardeur de projets et d'espérances qui parfois arrachaient
une espèce de faible sourire à la jeune malade; mais elle ne répon-
dait directement à aucune des suggestions par lesquelles il s'effor-
çait de ranimer sa foi dans l'avenir. Enfin l'heure vint de se quitter.
— Bonne nuit, chère enfant, dit-il, se penchant vers elle pour
toucher de ses lèvres les joues pâlies de sa fille.
Elsie se releva par un effort soudain, lui jeta les bras autour du
cou, et, l'embrassant elle-même : — Adieu, père! lui dit-elle.
Ce mouvement inattendu avait été trop prompt pour qu'il pût
l'empêcher. Maintenant il était trop tard. Les bras d'Elsie, cessant
de l'étreindre, retombèrent comme deux masses inertes; sa tête se
rejeta en arrière sur l'oreiller; un long souffle s'exhala de ses lèvres.
— Elle s'évanouit! dit Helen.
Mais Sophy était déjà près du lit. — Elle est morte!... Elsie est
morte! cria-t-elle avec un éclat désespéré.
Ce soir-là, une cloche qui sonnait le glas mortuaire éveilla l'at-
tention des habitans de Rocldand. Auprès de maint foyer, la cau-
serie de famille demeura suspendue. — Lne,... deux,... trois,...
96 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre... Ce pouvait encore être un enfant qu'on savait à l'agonie...
Cinq,... six,... sept... Non, ce n'était pas lui; à peine achevait-il sa
sixième année... Huit,... neuf,... dix,... et ainsi de suite jusqu'à ce
que dix-huit coups eussent tinté. — Elsie est morte! répétèrent alors
cent et cent voix dans la petite cité, douloureusement émue.
Dudley Venner priait, demandant à Dieu de lui pardonner s'il
avait failli, en quoi que ce fût, à ses devoirs envers cette enfant in-
fortunée, pour qui l'heure de la délivrance était enfin venue. Il le
remerciait en même temps de leur avoir ménagé, à elle et à lui,
dans ces derniers jours d'une existence vouée au malheur, quelques
épanchemens , quelques effusions de cœur jusque-là refusés à leur
affection mutuelle.
Helen le regardait prier, saisie d'une pitié profonde pour cette
existence désormais condamnée à la tristesse, à l'isolement.
Sophy restait, de jour et de nuit, assise auprès de la morte qu'elle
seule avait bien aimée. Sa douleur s'exprimait de temps à autre par
un gémissement prolongé, qui devenait une sorte de chant funèbre
pareil à ceux des montagnards africains, lorsque vaincus, du haut
de leurs retraites inaccessibles, ils assistent à l'incendie de leurs vil-
lages et voient emmener leurs femmes, leurs enfans, désormais es-
claves. Cette plainte sauvage, Sophy l'avait sans doute apprise de sa
mère, la fille du grand chef cannibale.
Tant de personnes demandèrent à voir Elsie une fois encore , que
son père ne crut pas pouvoir se refuser à cette marque apparente
de sympathie, mélangée sans nul doute de quelque curiosité. La
jeune morte, grâce aux soins d'Helen, sembla belle encore à ceux
qui l'avaient pourtant connue dans tout son éclat. On n'avait eu à
déguiser par aucun artifice pieux aucun de ces douloureux vestiges
que la crise suprême laisse parfois après elle. Pour lui mieux don-
ner l'aspect d'une personne endormie, on avait laissé à découvert
le cou rond et mince de la jeune fille; mais la torque d'or ne lui était
pas encore enlevée, et quelques regards curieux cherchèrent en vain
la trace de cette marque de naissance qui, murmurait-on, l'avait
obligée toute sa vie à porter un collier.
Ce fut seulement au dernier instant de la dernière heure que la
vieille Sophy, penchée sur « son enfant, » détacha d'une main trem-
blante l'étincelant cordon. Son regard attentif demeura fixé quelques
secondes sur la place qu'il avait occupée. Aucune trace, aucune
marque, rien qui rappelât le signe fatal. — Dieu soit loué!... s'écria
la bonne négresse,... il l'a rendue digne d'aller rejoindre ses anges.
Et doucement elle plaça la torque gauloise dans la cassette où
devait être enfermé à jamais ce que Dudley appelait « les reliques »
de sa fille.
ELSIE VENNER. 97
Elsie, bien peu de minutes après que ces derniers soins eurent
été pris, reposa sous la blanche tombe élevée au centre de la verte
pelouse. Elle y avait été conduite par ses anciennes compagnes, toutes
vêtues de blanc, et dont les voix s'élevaient en chœur pour chanter
les hymnes funéraires. Bernard Langdon assistait à la triste cérémo-
nie. Sur la pierre du tombeau, il lut l'inscription que voici :
CATALINA
MARIÉE A DUDLEY VENNER
' MORTE A VINGT ANS
LE 13 OCTOBRE 18 40.
Helen Darley, dès que sa mission fut remplie, voulut, malgré les
reconnaissantes instances du père d' Elsie, retourner à ses pénibles
devoirs. Dans les entretiens qu'ils avaient eus pendant ces journées
de deuil, peut-être s'était-il glissé quelques allusions détournées à
un avenir possible, quelqu'une de ces paroles qu'un auditeur indif-
férent ne songerait même pas à relever, et qui n'en sont pas moins,
d'un cœur à un autre cœur, l'engagement le plus irrévocable et le
plus sacré; peut-être, disons-nous, car nous en sommes, sur ce
point, réduit à de simples conjectures.
Ce qui est certain, c'est que M. Silas Peckham vit revenir son
assistant teacher avec une satisfaction incontestable, surtout quand
il se fut bien assuré qu'en soignant Elsie elle n'avait « pris aucun
mal. » Il ajouta, le brave homme : — Ah çà, miss Darley!... j'es-
père que le squire, là-bas, s'est bien conduit?... Vous n'aurez sans
doute rien perdu à vous être déran ;ée pour lui?... » Cette allusion
un peu brutale fit rougir Helen, qui, dans sa cmdeur, n'en comprit
pas le véritable sens, et pensa qu'on lui parLiit de toute autre chose
que de « compensations pécuniaires; » mais M. Silas Peckham, —
rendons-lui cette justice, — n'avait, en vue que de savoir au juste
combien il pouvait déduire des appointemens de sa maîtresse d'é-
tude pour le temps qu'elle avait passé hors de chez lui et les bons
services dont elle l'avait frustré.
L'échéance trimestrielle étant arrivée, le digne principal se pré-
senta, tout souriant, chez Helen, » pour régler leur petit compte, »
comme il disait. Ce règlement consistait à rogner sur les soixante-
quinze dollars qui étaient dus à miss Darley : 1° dix dollars pour
autant de jours d'absence; 2° vingt-cinq dollars à titre d'indem-
nité pour les leçons dont l'absence de \ assistant teacher avait privé
V ApoUincan Institute- 3" sept dollars et cinquante cents représen-
tant, à soixante-quinze cents par jour, certains frais de logement,
de nourriture, etc.. Bref, avec quelques autres réductions insigni-
TOME XXXIV, 7
98 REVUE DES DEUX MO>DES.
fiantes, les soixante-quinze dollars diminuaient de soixante pour
cent environ.
— Si je suis bien informé, ajouta Silas Peckham, vous venez en
aide, sur votre salaire, à quelques parens besoigneux: Ceti n'est pas
régulier. Ce que gagne une femme ne doit représenter que sa nour-
riture et son vêtement, plus une petite épargne en cas de maladie, ou
pour subvenir, en cas de décès, aux frais funéfaifés. Ce qui m'auto-
rise à penser que vous gagnez un peu trop chez moi, c'est qu'une
autre jeune personne, n'ayant, elle, aucun parent pauvre à aider,
me propose de prendre votre emploi moyennant une compensation
péciniiaire considérablement inférieure à celle que je vous accordais
jusqu'ici... Je vous conserverai cependant, vu nos bons rapports,
moyennant une réduction d'appointemens qui reste à fixer, — pourvu
que cette réduction soit telle que je ne^^puisse obtenir de personne les
mêmes services à meilleur marché. '
Helen écoutait sans trop comprendre, et restait les yeux fixés sur
cette étrange note que son patron lui présentait. — Monsieur Peck-
ham, finit-elle par lui dire, ces frais de logement et de nourriture
que je vois portés pour les dix jours de mon absence, àqni, s'il vous
plaît, peuvent-ils s'appliquer? m..
Avant que le majestueux principal eût répondu à cette eïhbarras-
sante question, Bernard Langdon entra, précédant et annonçant
M. Dudley Venner. Ce nom fit légèrement tressaillir miss Darley,
qui passa tout aussitôt à Bernard le curieux document dont elle ve-
nait de prendre connaissance. Il y jeta un rapide coup d'œil, puis un
autre à M. Peckham, qui crut avoir commis quelque erreur de chif-
fres en voyant s'altérer singulièrement la physionomie du jeune pro-
fesseur. — Permettez, dit-il, j'ai pu me tromper ;.'.. mais nous allons
refaire l'addition. " ' '"
Dieu sait quelle leçon d'arithmétique il eût i"eçue sàhS l'heureuse
arrivée de Dudley, qui était, ])ar parenthèse, un des tnisfccs de l'é-
tablissement. C'était bien le cas, pensa aussitôt l'honnête Silas, de
mettre dans tout son jour la rigide économie qu'il savait apporter
aux moindres détails de son administration. C'était aussi le cas d'in-
spirer une salutaire terreur à ses subordonnés en leur montrant par
quels liens fragiles ils tenaient kT ApolUnean Female Institut e, et il
entamait un pompeux exorde sur les changêmens que les circon-
stances lui permettaient de faire subir à son <( personnel , » quand
Dudley Venner l'arrêta court. " ^'^'*'
— Vous aurez, lui dit-il, à vous pourvoir d*uiie^'£(utre asaistant
teacher... Miss Darley, que voici, ne conservera point ces fonctions.
— Je n'ai pourtant rien à reprocher à miss Darley, dit Silas avec
sa perspicacité ordinaire.
ELSIE VENNER. 99
— Je le crois sans peine, reprit Dudley; mais miss Helen Darley
va devenir ma femme... J'ai cru convenable de vous prévenir à
temps que vous ne deviez plus compter sur elle.
— Alors double démission!... s'écria Bernard Langdon, car je n«
resterai pas cinq minutes de plus sous les ordres d'un homme ca-
pable de rédiger un petit compte pareil à celui-ci.
— Donnez, je vous prie, donnez-moi cette note, disait cependant
M. Silas Peckliaiîi, qui commençaitàregrettex sa. bévue... Un simple
niémoranduiii... à revoir, à rectifier. t,^,,;,^'^^ qrtoo
— Les trustées en jugeront à la prochaine séance du comité, ré-
pondit Dudley Venner, qui fort tranquillement glissa le papier dans
sa poche, après qu'une rapide lecture l'eut mis au courant du con-
tenu
Quinze jours plus tard, Bernard Langdon vint reprendre sa place
parmi mes élèves. Il était beaucoup plus sérieux que je ne l'avais
jamais connu. Et comme je m'avisai de le questionner sur l'emploi
de son temps depuis son départ, il me raconta l'histoire qu'on vient
de lire. S' appliquant à ses études avec une énergie peu commune, il
trouva ensuite le temps, tout en préparant ses examens, de concourir
pour les. prix annuels qu'on accorde aux meilleures dissertations
écrites. Par deux fois un vote unanime les lui décerna, et de ceux qui
ont lu sa thèse sur les Nébuleuses de la Biologie, pas un ne dira qu'il
ne les avait pas légitimement gagnés.
Ses degrés pris, le nouveau docteur vint me consulter sur ses pre-
miers pas dans la carrière, qui souvent décident de tout un avenu-.
Ne calculant que ses ressources actuelles et d'ailleurs animé des
sentimens les plus généreux, Bernard voulait aller s'établir dans un
des faubourgs de la ville où venaient de s'achever ses études. L'idée
de se consacrer aux pauvres souriait à sa témérité philanthropique.
Je lui parlai un langage plus positif.
— Soignez, lui dis-je, et soignez pour rien les pauvres qui vien-
dront à vous,... ceci est'tout simple; mais ne limitez pas de gaieté
de cœur vos vues et vos espérances à une ambition de second ordre.
Vous n'êtes pas fait, vous, pour la clientèle de faubourg. Plantez
votre tente au milieu du quartier riche. Dans ces magnifiques hôtels
habitent des gens qui valent au fond tout autant que d'autres, et
avec lesquels il est infiniment plus agréable d'avoir des relations.
Il leur faut bien un médecin, et justement ils préfèrent un médecin
gentleman. Regardez -vous au miroir : vous verrez que vous faites
admirablement leur affaire... Ne méprisez donc pas vos chances de
succès, ne vous évaluez pas à trop bon marché!... Songez d'ailleurs
à l'avantage d'avoir des cliens qu'on peut sans le moindre scrupule
100 F.EVLE DES DEUX MONDES.
envoyer promener quand ils voi^s ennuient au-delà du nécessaire...
Puis enfin, tout en se proposant d'être utile, il faut aussi tâcher
d'être heureux... Vous ne le seriez jamais en vous déclassant...
Il paraît que je prêchais avec quelque éloquence, et Bernard se
laissa persuader. Bien lui en a pris, ce me semble, car je l'ai rencon-
tré, l'autre jour, marchant* à côté d'une jeune et charmante per-
sonne, fille d'un opulent banquier de Bockland, et dont le nom a
déjà figuré, dans le cours de ce récit. Bernard m' ayant salué de loin,
miss Laetitia Forrester m'envoya le plus gracieux sourire. Je n'étais
plus un inconnu pour elle du moment que Bernard Langdon faisait
attention à moi. Ils se marieront soiis peu, m'a-t-on dit, et mon
ancien élève pourra s'en donner à cœur joie de soigner les pau-
vres, car il sera riche.
Sa future, à propos, avait ce jour-là un magnifique bracelet. Se-
rait-ce par hasard celui d'Elsie?
« Pauvre Elsie! m'écrivait ces jours derniers mon vieil ami Kit-
tredje, maintenant que Sophy n'est plus, en quel cœur survit sa mé-
moire? Et de ceux qui parfois songent encore à elle, combien peu
comprennent l'énigme solennelle de sa vie et de sa mort! Pour moi,
cette mort a sa grandeur tragique et ses terribles enseignemens.
Il a été donné à cette jeune fille de voir se développer en elle, par
suite d'un accident antérieur à sa naissance, deux principes ennemis,
deux natures contraires. La lutte a été longue et cruelle. Le serpent
prédominait d'abord, vainqueur d'Elsie comme il le fut d'Eve. Plus
tard les élémens supérieurs prirent leur revanche, et la femme se
dégageait de la mortelle étreinte où elle s'était longtemps débattue,
enlacée comme les fils de Laocoon; mais alors, épuisée par le com-
bat intérieur, l'enfant de Gatalina Yenner était à bout de forces. Un
désappointement de cœur était venu lui ravir l'énergie qui lui res-
tait encore, et qui peut-être eût suffi aux besoins de cette méta-
morphose trop tardive et trop lente. Qui sait si elle n'est pas morte,
tuée par Bernard Langdon? Ce qui est plus certain, c'est qu'au mo-
ment suprême et décisif, sur les deux natures aux prises, comme sur
deux athlètes obstinés et puissans, le théâtre même de la lutte s'est
écroiilé... Voilà du moins ce que j'ai cru voir et à quelle tragédie
j'ai assisté, le cœur saignant et plein de larmes. Pauvre Mélusine
d'Amérique! mon amitié compatissante a parfois semé de fleurs le
gazon sous lequel tu dors. Paix à tes cendres ! respect à tes mânes î
Ceux qui ne t'ont pas aimée ne t'ont pas connue! »
E.-D. FoRGUES.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
')iv\v rîfjIn^Tl i; /(■ /n »
LA SCIENCE POLITIQUE AU XIX« SIÈCLE
OEuvreset Correspondance inédites, publiées et précédées d'une notice par M. G. de Beaumont.
iltiidriIOO ,'Ji'i.J ii UiOJU:j Ji;j^;i.Jr, r.;:
(ijo'l '. Vicnu /id'ab )9 917 iîr: ub Ml! ••
idÎTioJ ?^f^)a J9 9Ji:
A toutes les grandes épo {ues de liberté intellectuelle, on a vu la
philosophie s'unir à la politique, lui prêter ou en recevoir des lu-
mières. Il en a toujours été ainsi chez les anciens, au moins dans
les beaux jours et jusqu'au moment où les études politiques furent
rendues tout à fait vaines et inutiles, en Grèce par la conquête ro-
maine, à Rome par la perte de la liberté. Dans les temps modernes,
cette alliance commence à se renouer vers le xvi'^ siècle ; elle se res-
serre eti Angleterre au xvii^ La politique des Stuarts et la politique
de 1688 y ont chacune son théoricien, l'une dans l'auteur du Lé-
viathan, l'autre dans l'auteur de V Essai sur le gouvernement civil;
mais c'est surtout en France, au xviii* siècle, que l'union de la po-
litique et de la philosophie a été brillante et féconde : Montesquieu,
Rousseau, Turgot, Condorcet, en sont les témoignages les plus écla-
tans, mais non pas les seuls. Après la révolution, le même mouve-
ment continue : Destutt de Tracy, Ronald, de Maistre, Royer-Gollard,
Lamennais, M. Guizot, M. Cousin, M. de Rémusat, M. Rossi, sont
tous, à des degrés divers, philosophes et publicistes, et leur philo-
sophie contient les principes de leur politique. Enfin, parmi ces
nobles esprits, il faut placer au premier rang l'illustre publiciste
enlevé à la France il y a deux ans, et dont les œuvres et la corres-
pondance inédites viennent d'être données au public par les soins
d'une amitié fidèle et religieuse. M. de Tocqueville, à la vérité,
102 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était pas un philosophe, et il avoue lui-même qu'il avait peu de
goût pour la métaphysique; mais il possédait au plus haut degré et
pratiquait merveilleusement la méthode philosophique : il avait cet
esprit de réflexion et de généralisation qui, partout dans les faits
particuliers, cherche et découvre les lois générales. D'ailleurs, s'il
goûtait peu la philosophie savante, il portait en lui-même une phi-
losophie naturelle, non systématique, mais toute vivante, et partout
présente dans ses écrits, la philosophie de l'âme, de la dignité hu-
maine, de la liberté. Ce n'est pas faire violence à ses opinions et à
ses sentimens que de le réclamer comme un politique spiritualiste
et comme un politique philosophe.
Les deux volumes d'écrits posthumes que vient de publier M. de
Beaumont, en y joignant une belle et touchante notice, sont du plus
vif intérêt; ils complètent l'idée que l'on se faisait déjà de cet ingé-
nieux et noble esprit, et ils y ajoutent. L'éditeur a fait le choix le
.plus sévère parmi les papiers de l'auteur, et n'a publié que ce qu'il
eût publié lui-même. Dans la correspondance, il s'est contenté, avec
une disci'étion peut-être excessive, de nous donner les appréciations
politiques qui pouvaient avoir un caractère général , et il a réservé
pour un autre temps les lettres qui touchent de trop près aux évé-
nemens contemporains. Grâce à ce choix scrupuleux, la correspon-
dance plane au-dessus des hommes et des choses dans la pure et
libre atmosphère de la philosophie politique : elle semble presque
avoir le désintéressement de la science avec la chaleur et le mouve-
ment de la vie. Cette correspondance d'ailleurs, dans ce qu'elle a
d'intime et de personnel, est une des lectures les plus attachantes :
elle nous procure un plaisir doux, noble, tempéré, non sans mélange
de tristesse. En quelques instans, vous y embrassez toute une vie :
adolescence, jeunesse, maturité, passent et disparaissent devant
vous avec la rapidité de l'éclair; puis tout à coup cette vie, qui eût
pu être pleine de jours, est interrompue, sans qu'on puisse dire
pourquoi elle a cessé à tel moment plutôt qu'à tel autre. Cette page
est encore imprégnée du parfum de la première jeunesse ; elle est
fraîche et riante comme une journée de printemps; la page suivante
est déjà plus réfléchie, mais une certaine ardeur curieuse et intré-
pide, la recherche du nouveau et de l'inconnu, l'espoir de la re-
nommée, témoignent que le foyer intérieur est plein de flamme et
de lumière. Viennent ensuite les désirs plus tempérés, l'amour de
l'intérieur, de la douce vie domestique, puis la passion d'agir, de
conquérir, de se faire sa place dans la vie réelle, la grande et noble
ambition, puis les déceptions, les combats, les tristesses, les chutes,
les désespoirs des croyances trompées; enfin les fruits d'arrière-
saison, les retours de bonheur, quelques sourires de la gloire, et,
pour couronner tout cela et comme dernier mot de l'énigme, la
ALEXIS DE TOCQUEVILLE. 103
mort, la mort au sein de l'amitié, cà côté de l'épouse chérie, sous un
beau ciel, mais enfin la mort prématurée, étouffant mille pensées
dans leurs germes, coupant court à tous les problèmes et à toutes
les questions , et enlevant au mouvement du monde une âme qui
l'embellissait et qui l'honorait. Voilà ce qu'un regard, même dis-
trait, peut embrasser en quelques heures en parcourant cette cor-
respondance. Cette vie, si pleine qu'elle fût, n'est qu'un atome dans
notre propre vie, qui elle-même n'est qu'un atome.
D'autres ont dit ou pourront dire encore ce qu'a été cet homme
rare, dont la vie a prouvé si éloquemment cette vérité consolante,
que l'on peut avoir de l'âme sans manquer d'esprit. Il appartient à
ceux qui l'ont intimement connu de peindre avec fidélité cette na-
ture fine et noble, fière et timide, affectueuse et concentrée, qui
unissait l'énergie à la tendresse, et n'avait qu'une seule passion
exagérée, la passion de la perfection et de la grandeur. Une tâche
moins riante, mais non moins utile, nous est réservée : c'est d'étu-
dier la doctrine politique de M. de Tocqueville, de recueillir ses
principales pensées, d'en montrer le lien, et, s'il est possible, d'en
fixer la valeur. C'est ce que nous ferons en nous servant des élémens
nouveaux réunis par M. de Beaumont, non «ans recourir aux livres
depuis longtemps connus. > 'j'Jâ'i''' • n -oci; '. jroo c.ivjiu^n
JLU'iiOd
h '"^
Lorsque M. de Tocqueville aborda la science politique, un très
grand nombre d'écoles ou plutôt de partis contraires et hostiles se
partageaient l'empire des esprits. Le jeune publiciste se fit remar-
quer tout d'abord par son désintéressement et sa neutralité entre
toutes ces écoles opposées. Nulle part il n'engage de polémique
contre aucune d'entre elles, et il semble presque les ignorer toutes.
C'était l'homme qui oubliait le plus les pensées des autres pour se
concentrer dans les siennes. <( Il faut rester soi, » disait-il. Cette
méthode est sans doute très favorable à l'originalité. On pourrait
croire seulement qu'elle est funeste à la largeur des vues, et doit
conduire à une doctrine étroite. C'est là un écueil que M. de Toc-
queville a su éviter. Peu d'esprits ont su concilier avec une sem-
blable impartialité les idées les plus diverses et en apparence même
les plus opposées.
La méthode qu'il appliqua est la méthode d'observation. M. de Toc-
queville n'appartient pas à la classe des publicistes logiciens, tels que
Hobbes, Spinoza ou Rousseau, mais à celle des publicistes observa-
teurs, Aristote, Machiavel, Bodin et Montesquieu. Il y a deux ma-
nières d'observer en politique, — l'observation directe des choses
présentes et l'étude du passé, c'est-à-dire l'histoire. Presque tous
104 REVUE DES DEUX MOjNDE^.
les grands publicistes observateurs ont été historiens. C'est là ce qui
a manqué à Tocqueville, au moins dans son livre de la Dcmorralie.
Il n'emploie que la première méthode, l'observation directe, et le
manque absolu de comparaisons historiques est l'une des lacunes
de son ouvraj^e. Plus tard, il a essayé de corriger ce défaut de son
éducation première, et il était arrivé sur l'ancien régime à une éru-
dition assez fine et assez rare , mais trop récente , et par conséquent
toujours un peu incertaine. Au reste, ce défaut a ses compensa-
tions. La vue de l'auteur, moins distraite par les souvenirs histo-
riques, est plus nette et plus décidée. Je me garde bien de com-
parer la Démocratie en Amérique à VEsprit des Lois. Cependant
il faut avouer que, dans le livre de Montesquieu, le nombre des
faits et la masse des matériaux nuisent un peu à l'unité et à la clarté
de l'ensemble. C'est une admirable analyse, qui n'a pas eu le temps
de trouver sa synthèse. L'ouvrage de la Démocratie, dans des pro-
portions moindres, a plus d'unité. L'auteur n'a pas vu autant de
choses que son illustre maître, mais il a généralisé celles qu'il a
vues. Dans VEsprit des Lois, il y a en quelque sorte plusieurs ou-
vrages, dont chacun, pris à part, est un chef-d'œuvre, mais qui,
réunis, forment un tout assez discordant» dont on discerne difficile-
ment le centre et les Imiites. ., ,,\f,, • -'
M. de Tocqueville est un observateur, mais ce n'est pas un sta-
tisticien : il n'aime pas le fait pour le fait, il n'y voit que le signe
des idées. Pour lui, rien n'était isolé, tout fait particulier s'animait,
parlait, prenait une physionomie et un sens. Il aimait passionné-
ment les idées générales, mais il les dissimulait si bien qu'un An-
glais, auteur d'un livre intéressant sur les Etats-Unis, lui disait:
« Ce que j'admire particulièrement, c'est qu'en traitant un si grand
sujet, vous ayez si complètement évité les idées générales. '> Il ne
les évitait pas, loin de là; mais il cherchait autant que possible à
les incorporer dans les faits. D'ailleurs ses vues n'avaient jamais
qu'un certain degré de généralité, et restaient toujours suspendues
à peu de distance des faits et de l'expérience. Elles étaient ce que
Bacon appelle des axiomes moyens, et non des axiomes généralis-
simes. C'est en cela surtout qu'il était original et se distinguait des
autres esprits de son temps. A cette époque en effet, on avait le
goût de la plus haute généralité possible dans l'interprétation des
faits humains. C'était le temps de la philosophie de l'histoire, de la
palingénésie sociale; on expliquait les lois de l'humanité par les
rapports du fini et de l'infini; on traduisait Vico et Herder; on se
demandait si le monde marchait en ligne droite, en ligne courbe ou
en spirale. C'est une chose remarquable de voir Tocqueville, si
jeune alors, échapper à cette tentation, et retenir sur cette pente
son esprit si généralisateur. Lui-même signale quelque part avec
ALEXIS DE TOCQIE VILLE. 105
esprit cette maladie de ses contemporains. « J'apprends chaque ma-
tin, en me réveillant, dit-il, qu'on vient de découvrir une certaine
loi générale et éternelle dont je n'avais jamais ouï parler jusque-là.
Il n'est pas de si médiocre écrivain auquel il suffise, pour son coup
d'essai, de découvrir des vérités applicables à un grand royaume,
et qui ne reste mécontent de lui-même, s'il n'a pu renfermer le
genre humain dans le sujet de son discours. »
Le point de départ des études de M. de Tocqueville semble avoir
été ce mot célèbre de M. de Serres : « La démocratie coule à pleins
bords. » 11 a cru que la révolution démocratique était inévitable, ou
plutôt qu'elle était faite, et au lieu de raisonner à priori sur la jus-
tice ou l'injustice de ce grand fait, il a pensé qu'il valait mieux l'ob-
server, et, laissant à d'autres le soin de l'exalter et de la flétrir, il
s'est réservé de la connaître et de la comprendre. Ce fut cette im-
partialité d'observation qui étonna et séduisit à la fois dans le livre
de la Démocratie en Amérique. On admirait sans comprendre. Toc-
queville se plaignait agréablement à M. Mill de ce nouveau genre de
succès. « Je ne rencontre, disait-il, que des gens qui veulent me ra-
mener à des opinions que je professe, ou qui prétendent partager
avec moi des opinions que je n'ai pas. »...<( Je plais, a-t-il dit encore,
à beaucoup de gens d'opinions opposées, non parce qu'ils m'enten-
dent mais parce qu'ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le consi-
dérant que d'un seul côté, des argumens favorables à leur passion
du moment. )>
L'entreprise originale de M. de Tocqueville a donc été de consi-
dérer la démocratie comme un objet, non de démonstration, mais
d'observation, et si l'on veut repasser dans son souvenir les noms
des plus grands publicistes modernes, on verra qu'il n'y en a pas un
qui ait eu cette idée et qui ait accompli ce dessein. La plupart sont
des systéma'iques et des logiciens qui font ou des constructions à
priori ou des plaidoyers : ils défendent ou condamnent la démocra-
tie d'après certains principes généraux; mais pas un n'a étudié la
démocra'ie comme un fait, et cela d'ailleurs par une raison très ma-
nifeste, c'est que ce fait n'existait pas encore, au moins sur une
grande échelle. Quant à Montesquieu, le plus grand observateur po-
litique des temps modernes, il n'a vraiment étudié de près que deux
grandes formes politiques, la monarchie et le gouvernement mixte.
Pour la démocratie, il ne l'a vue qu'en historien et dans l'antiquité.
On n'a pas assez remarqué que sur les républiques anciennes ce sage
politique a exactement les mêmes idées que Mably et que Rousseau :
ce qu'il appelle la république n'est pour lui qu'un rêve des temps an-
tiques; il n'a eu aucun pressentiment de la démocratie moderne.
C'est comme observateur pénétrant et attentif de cette démocratie
que nous apparaît surtout M. de Tocqueville.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
La principale erreur des partisans passionnés de la démocratie
est de considérer cette forme de société comme un type absolu et
idéal qui, une fois réalisé ici-bas, donnerait aux hommes le parfait
bonheur. Il n'en est pas ainsi : la démocratie est un fait humain, et,
comme tous les faits humains, mélangé de bien et de mal. Il faut
voir à la fois l'un et l'autre, afin d'être en mesure d'accroître l'un
et de diminuer l'autre. En outre, les choses ne se développent ja-
mais dans la réalité telles que la spéculation pure les a conçues à
priori. Les apôtres de la démocratie en 93 voulaient faire une ré-
publique Spartiate fondée sur la pauvreté, la frugalité et la vertu,
et au contraire la société sortie des ruines qu'ils ont faites est une
société d'industrie, de bien-être et de luxe. On pourrait trouver
d'aufres exemples non moins remarquables des démentis donnés
par les faits à la théorie. Il y a donc une grande différence entre
une société rêvée et une société réalisée; il ne suffit pas de se de-
mander comment les choses doivent être, il faut voir encore com-
ment elles sont. Les démocrates modernes parlent sans cesse de la
foi démocratique, de la religion démocratique. La foi est sans doute
une chose excellente dans l'ordre surnaturel, mais ici-bas elle n'est
pas trop à sa place. 11 ne suffit pas de croire, il faut comprendre.
L'action peut avoir besoin d'aveuglement et d'illusion; mais la
science ne se nourrit que de vérité. Tocqueville ne s'est pas con-
tenté de croire à la démocratie, il a voulu la comprendre, et par là
il s'est assuré un nom durable dans la philosophie politique.
Que faut-il entendre par démocratie? Il y a deux faits prin-
cipaux auxquels on peut ramener la démocratie : l'égalité des con-
ditions et la souveraineté du peuple. Le premier de ces faits con-
stitue la démocratie civile, le second la démocratie politique. Ils
peuvent ne pas se rencontrer ensemble, ou se rencontrer dans des
proportions inégales. On conçoit une certaine égalité de conditions,
sans aucun mélange de souveraineté populaire : c'est ce qui a lieu
dans les monarchies asiatiques, où tous sont égaux, excepté un seul.
Il y a même eu d'autres états où le peuple était considéré comme
souverain, mais où il n'est intervenu qu'une fois pour décerner k
un seul le pouvoir absolu, ne se réservant plus rien pour lui-même.
Dans certaines sociétés démocratiques, l'égalité des conditions s'unit
à l'inégalité politique. Dans d'autres sociétés, il peut y avoir plus d'é-
galité politique que d'égalité civile. Ainsi la séparation ou la réunion
de ces deux faits élémentaires peut donner lieu aux combinaisons
les plus différentes; mais en général ils tendent à se rapprocher l'un
de l'autre : l'égalité civile amène l'égalité politique, et réciproque-
ment. Or ce progrès a atteint son terme en Amérique : c'est là que
vous voyez à la fois une extrême égalité civile (esclavage à part) et
une extrême égalité politique. C'est là que la démocratie a atteint
ALEXIS DE TOCQUEVlLLi;. 107
son extrême limite, et jusqu'ici ses dernières conséquences : c'est
donc là, toutes réserves faites, qu'on la peut le mieux étudier.
La démocratie ainsi définie, quels en sont les effets? Quels sont les
biens et les maux qu'elle est capable de procurer aux hommes?
Le plus grand bien de la démocratie, suivant M. de Tocqueville,
celui qu'elle produit certainement, c'est le développement du bien-
être. Certains économistes, même libéraux, Sismondi par exemple,
ont pu le contester, au moins pour la France, et soutenir que la ré-
volution a plutôt nui qu'aidé au bien-être des populations ouvrières.
Les économistes anglais de leur côté sont presque tous d'accord
pour prétendre que les institutions aristocratiques sont plus favo-
rables au bien-être des masses. C'était en particulier l'opinion de
M. Senior, l'un des amis et l'un des correspondans de Tocqueville :
mais celui-ci s'opposait de toutes ses forces à cette prétention, et
affirmait que, dans la constitution anglaise, le bien du pauvre est sa-
crifié à celui du riche. Il reconnaissait que, dans les sociétés dé-
mocratiques, les lois ne sont pas toujours les meilleures possible.
L'art de faire les lois est un art difficile que les sociétés démocrati-
ques ne possèdent que rarement. De plus, les lois y sont instables :
on les change sans cesse, sans attendre même qu'elles aient produit
leur effet; les gouvernans n'y sont pas toujours les plus éclairés, ni
même parfaitement honnêtes, parce qu'ils sont souvent besoigneux.
Toutes ces causes diverses exercent une action fâcheuse sur le gou-
vernement de la démocratie. Et cependant la tendance générale et
constante de ce gouvernement est le bien-être du plus grand nombre.
Les lois sont faites par ceux-là mêmes qui doivent en profiter; les fonc-
tionnaires n'ont qu'accidentellement des intérêts contraires à ceux du
public; au fond, leurs passions et leurs besoins sont identiques. Il y
a donc, malgré les déviations, les temps perdus, les erreurs passa-
gères, les dépenses inutiles, une résultante favorable au bien pu-
blic. Au nombre de ces biens chaque jour répandus sur un plus
grand nombre d'individus, il faut mettre au premier rang le déve-
loppement de l'intelligence, la diffusion des lumières. Les démocra-
ties peuvent être inférieures aux aristocraties pour les grands ta-
lens et les œuvres supérieures; mais tout le monde y est plus ou
moins instruit, plus ou moins éclairé.
Un des plus grands bienfaits de la démocratie , c'est la douceur
des mœurs et les progrès de la sociabilité parmi les hommes. Dans
les sociétés aristocratiques, toutes les classes sont séparées les unes
des autres non-seulement par l'orgueil, mais surtout par l'igno-
rance où elles sont les unes des autres. On ne sympathise vraiment,
les philosophes l'ont fait remarquer, qu'avec les sentimens qu'on a
plus ou moins éprouvés soi-même. Plus les conditions sont iné-
gales, plus il y a de manières différentes de sentir parmi les hommes.
108 BEVUE DES DEUX MOINDES,
plus aussi par conséquent il leur est difficile de sympathiser entre
eux : celui qui n'est pas votre égal n'est pas votre semblable. De là
plusieurs couches superposées les unes aux autres dans une môme
société, de là l'indifférence et le dédain des classes supérieures pour
les classes inférieures/ Avec l'égalité, les manières perdent, il est
vrai, de leur politesse; la délicatesse, la distinction s'efface : en re-
vanche les hommes se connaissent mieux, puisqu'ils sont sans cesse
mêlés les uns aux autres. Si les classes les plus élevées perdent
quelque chose de leur élégance, les plus basses perdent de leur
grossièreté; un esprit de cordialité et de familiarité, plus vulgaire,
mais plus humain, remplace la politesse des anciens temps; les
mœurs deviennent plus douces et plus fraternelles. La sympathie
pour les misères humaines et pour tout ce qui touche l'humanité,
la curiosité et la compassion pour les races lointaines, opprimées,
persécutées, l'horreur pour tout ce qui fait souffrir inutilement
les hommes, le scrupule dans le choix et la mesure des peines, tels
sont les traits les plus nobles et les plus relevés des sociétés démo-
cratiques. Dans l'intérieur de la famille, la douceur et la confiance
de l'affection remplacent la froide et respectueuse obéissance : moins
d'autorité et plus d'amitié. « La douceur des mœurs démocratiques
est si grande que les partisans de l'aristocratie eux-mêmes s'y lais-
sent prendre, et que, après l'avoir goûtée quelque temps, ils ne sont
point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides^ de la
famille aristocratique. Ils conserveraient volontiers les mœurs do-
mestiques de la démocratie, pourvu qu'ils pussent rejeter son état
social et ses lois; mais ces choses se tiennent, et l'on ne peut jouii-
des unes sans souffrir les autres. »
Un autre effet de la démocratie, c'est de répandre dans le corps
social une grande activité, un mouvement extrême. C'est là un des
caractères les plus frappans des mœurs américaines. Peut-être ce
caractère tient-il au génie de la race plus encore qu'aux institutions;
cependant on ne peut nier qu'en Europe les révolutions démocra-
tiques (car elles l'ont été toutes plus ou moins) n'aient provoqué
également un grand esprit d'entreprise et une extrême activité en
tout genre. Si l'on demande à quoi cette activité est bonne, on peut
répondre d'abord qu'elle est bonne à répandre dans la société plus
de bien-être, plus d'instruction, plus de jouissances de toute espèce;
mais on peut dire surtout que l'activité est bonne par elle-même,
parce qu'agir, c'est vivre. Or l'activité politique, quand elle ne se
change pas en fièvre désoi^donnée, détermine et développé tous lés
autres modes d'activité, le commerce, l'industrie, l'agriculture, la'
science, au moins dans ses a})plications. A la vérité, cet effet est dû
surtout à la liberté politique, qui peut se rencontrer dans des socié-
tés non démocratiques; mais si l'on y regarde de près, on verra que
ALEXIS DE TOCQUE VILLE. 109
c'est la part que les classes laborieuses ont au gouvernement de
l'état qui leur donne cet esprit d'initiative et d'entreprise que nous
admirons.
Tels sont les principaux avantages des institutions démocratiques,
(iuant aux inconvéniens et aux vices de ces institutions, Tocqueville
en signale un grand nombre, tels que l'instabilité des lois, l'infério-
rité de mérite dans les gouvernans, l'abus de l'uniformité, l'excès
de la passion du bien-être; mais le mal décisif et générateur, celui qui
produit ou envenime tous les autres, et contre lequel les états démo-
cratiques doivent sans cesse lutter, c'est la tendance à la tyrannie.
Dans une société où toute distinction a disparu, où tous les
hommes ne sont plus que des individus égaux, la seule force déci-
sive est celle du nombre. La majorité y est donc toute-puissante, ^et
par conséquent tyrannique. La tyrannie du souverain conduit à l'ar-
bitraire des magistrats. Ceux-ci en effet, n'étant rien par eux-
mêmes, sont les agens passifs de la majorité; ils peuvent donc tout
faire, pourvu qu'ils épousent ses passions : « garantis par l'opinion
du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des
choses dont un Européen habitué au spectacle de l'arbitraire s'é-
tonne encore. » Lue conséquence plus grave, et la plus grave de
toutes, c'est l'asservissement de la pensée. « Je ne connais pas de
pays, dit Tocqueville, où il règne moins d'indépendance d'esprit et
moins de véritable liberté de discussion qu'en Amérique. La majo-
rité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de
ces limites, l'écrivain est libre; mais malheur à lui s'il ose en sortir !
Ce n'est pas qu'il ait à craindre un auto-da-fé; mais il est en butte
à des dégoûts de tout genre et à des persécutions de tous les jours.
La conséquence de cette tyrannie obscure exercée sur la pensée est
une sorte de servilisme nouveau et de courtisanerie démocratique
digne d'être étudiée. » Cette servitude d'un nouveau genre peut se
comprendre aisément. Lorsque tous les pouvoirs intermédiaires ont
été détruits, il ne reste plus que des individus dispersés et un corps
immense. Quelle existence propre peuvent garder ces molécules in-
discernables dans cet océan infini? Quelle défense peuvent -elles
avoir contre un pouvoir social qui a hérité de tous les pouvoirs di-
visés d'autrefois, et qui semble le mandataire de la société même?
Les intlividus, à la fois indépendans et faibles, n'ont aucun secours
à attendre les uns des autres. « Dans cette extrémité, ils lèvent na-
turellement les yeux vers cet être immense qui seul s'élève au mi-
lieu de l'abaissement universel. » Dans les âges aristocratiques, les
individus sont inégaux, mais chacun pris à part est quelque chose;
dans les âges démocratiques, les hommes sont tous égaux, mais
chaque individu n'est rien. L'extrême petitesse de chacun comparé
au tout décourage et désarme la force morale : il semble même que
110 REVUE DES DEUX MONDES.
la disproportion d'une âme forte et d'une situation faible a quelque
chose d'inconvenant; on craint déjouer au héros, et, chacun se di-
minuant ainsi par faiblesse et par scrupule, il en résulte une dimi-
nution générale , qui , en se perpétuant et en s'aggravant de géné-
ration en génération, pourrait avoir de tristes effets. Ajoutez que
l'absence de grandes fortunes constituées par la loi et l'extrême mo-
bilité des biens sont cause que chacun est obligé d'employer toute
son énergie à vivre et à se procurer un certain bien-être : or cette
perpétuelle occupation n'est pas toujours très favorable à l'élévation
des idées et à la noblesse du caractère. Enfin, dans la démocratie,
c'est la majorité qui fait la loi et qui fait l'opinion. Malheureuse-
ment la majorité est toujours la médiocrité. Un niveau général de
médiocrité s'impose ainsi aux choses de l'esprit. Le bien-être, l'utile
et le frivole deviennent la règle du bien et du beau. Les sciences
tournent péniblement à l'utilité; les arts ne recherchent que le petit
et le joh, quand ils ne poursuivent pas le grossier. Telles étaient les
tendances démocratiques contre lesquelles se révoltaient les instincts
fiers, nobles et délicats de M. de Tocque ville.
Avant lui, beaucoup d'autres avaient dit déjà que nul pouvoir hu-
jnain ne doit être absolu, que la toute-puissance est en soi une
chose mauvaise et dangereuse, au-dessus des forces de l'homme,
que la démocratie a une tendance naturelle à devenir despotique,
et qu'il faut par conséquent la tempérer, la limiter, la contenir par
les lois. En reprenant ces propositions, M. de Tocqueville les en-
tend différemment. Ce que l'école libérale appelait le despotisme
de la démocratie, c'était la violence démagogique, le gouvernement
brutal et sauvage des masses; mais Tocqueville avait en vue une
autre espèce de despotisme, non pas celui de la démocratie mili-
tante, entraînée par la lutte à d'abominables violences et manifes-
tant à la fois une sauvage grandeur : non , il croyait voir la dé-
mocratie au repos, nivelant et abaissant successivement tous les
individus , s'immisçant dans tous les intérêts , imposant à tous des
règles uniformes et minutieuses, traitant les hommes comme des
abstractions, assujettissant la société à un mouvement mécanique,
et venant à la fin se reposer dans le pouvoir illimité d'un seul.
C'était là l'espèce de despotisme qu'il craignait pour les sociétés
démocratiques. Il pensait que les démocrates et les conservateurs
se trompaient également en prêtant à la démocratie organisée et
victorieuse, les uns la grandeui-, les autres la férocité des crises ré-
volutionnaires. Il la voyait plutôt amortissant les âmes que les exal-
tant, répandant la ])assion du bien-être plutôt que celle de la patrie.
Il craignait la servitude plus que la licence, la médiocrité plus que
le fanatisme. En un mot, ce qu'il appelait tempérer la démocratie,
c'était y répandre l'esprit de liberté.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE. iif
A la vérité, on pouvait lui opposer la fragilité du pouvoir dans
€ertains états démocratiques; mais il répondait que le pouvoir était
fragile, précisément parce qu'il était trop fort et trop concentré. Il
ne faut pas confondre la stabilité avec la force.. Lorsqu'un pouvoir
est très concentré, il n'est qu'un point où l'on puisse l'attaquer, et si
l'on triomphe, tout 1^ reste s'écroule. On comprend l'extrême facilité
dcis réyplutions d^ns dès sortes de sociétés. En second lieu, plus un
pouvoir est fort et étendu, plus il a de besoins à satisfaire, par consé-
quent plus il provoque d'inimitiés. Toutes les fois qu'on se mêle des
intérêts des, hommes, on est, sûr de ne paSj leur plaire. Pour une place
vacante, a-t-.on dit, un gouvernement fait neuf mécontens et un in-
grat : de même pour une faveur à acporder, pour un intérêt à ré-
gler j pour un dvoit. à protégef. En outre, plus le pouvoir s'étend,
plus il encourt de responsabilité. On s'habitue à lui attribuer tout
ce qui arrive. Si le pain est cher, c'est la faute du pouvoir; c'est sa
faute si- les fleuves débordent, si la grêle détruit les moissons, si
l'ouvrier n'a pas de travail, si la terre enfin n'est pas un paradis.
\utrefois on s'en prenait à la Providence, on laissait les gouverne-
mens tranquilles; aujourd'hui on n'importune plus la Providence,
mais on s'en prend aux gouvernemens. Ainsi .c'est jDrécisément. la
force des pouvoirs qui ikiiièrie les révolutions, , et les révolutions à
leur tour augmentent par mille raisons la force du pouvoir; de là un
cercle d'où il est difficile 4e sortir. Sans doute il est étrange de dire
qu' un gouvernement périt parce qu'il est trop fort, car il est évident
qu'au moment où il a succombé il était le plus faible; mais c'est
l'extrême concentration qui a permis de l'attaquer avec avantage
sur un point unique ,j, comme ^n s'empare d'un pays en prenant' sa,
capitale.
Au reste , pour bien comprendre la pensée de Tocqueville et ne
pas confondre des chpses très distinctes, il faut remarquer qu'il peut
y avoir deux sortes de despotisme dans les sociétés démocratiques :
le despotisme politique, qui naît de l'omnipotence des majorités, et
le despotisme administratif, qui vient de la centralisation. Quand il
parle de l'Amérique, c'est le premier de, ces despotisnies qu'il craint
pour elle et non le second; quand il parle du second, c'est à l'Eu-
rope qu'il pense et non à l'Amérique. Nul écrivain n'a été aussi sé-
vère que Tocqueville pour la centralisation. Sans doute la centralisa-
tion n'avait pas manqué d'adversaires, mais elle les avait jusque-là
rencontrés dans l'école aristocratique. Au contraire, l'école démo-
cratique et libérale lui était très favora,ble.; c'est ce qu'il est facile
d'expliquer. Comme le combat entre les deux écoles portait sur la
révolution et ses conquêtes , ceux qui avaient été dépouillés cher-
chaient à restreindre l'idée de l'état, instrument de leur ruine; ceux
qui avaient vaincu voyaient dans l'état l'ipstrument de leur déli-
H2 REVUE DES DEUX MONDES.
vrance et de leur victoire. De là vient que les uns réclamaient la
liberté de la commune, la liberté de l'enseignement, la liberté de
l'association, espérant ressaisir ainsi leur influence perdue; les au-
tres, au contraire, que leurs principes auraient dû conduire à dé-
fendre toutes les libertés^ ne voyaient dans certaines d'entre elles
qu'un piège de la féodalité, du clergé et de l'aristocratie. C'est à
cause de ce malentendu que le parti de la révolution s'est toujours
attaché si énergiquement à la centralisation et à l'omnipotence de
l'état. M. de Tocqueville, l'un des premiers, sinon le premier, a
soutenu à la fois ces deux principes : que la démocratie est la forme
nécessaire de la société moderne , et que la démocratie doit avoir
pour base et en même temps pour limite toutes les libertés. Tandis
que toutes les écoles politiques de son époque combattaient pour
ou contre le suffrage universel, il pénétrait plus avant, et, montrant
dans la commune le noyau de l'état, il voyait dans la liberté com-
munale la garantie la plus solide et de la liberté politique et de l'or-
dre public. « Les institutions communales, disait-il, sont à la li-
berté ce que les écoles primaires sont à la science : elles la- mettent
à la portée du peuple, elles lui en font goûter l'usage paisible et
l'habituent à s'en servir. » 11 conseillait donc de reprendre les choses
par la base et d'assurer le sous-sol, au lieu de construire des édi-
fices magnifiques qui tombent par terre l'un après l'autre avec fra-
cas après les plus belles promesses. C'était là, comme il le dit lui-
même dans une lettre à M. de Kergorlay, « la plus vitale de ses>
pensées... Indiquer, s'il se peut, aux hommes ce qu'il faut faire pour
échapper à la tyrannie et à l'abâtardissement en devenant démocra-
tiques, telle est l'idée générale dans laquelle peut se résumer mon
livre... Travailler en ce sens, c'est à mes yeux une occupation
sainte. »
Ce n'est pas seulement la liberté de l'individu, la liberté de la
pensée, la liberté de la commune, que Tocqueville croyait mena-
cées dans les sociétés démocratiques, c'est encore la liberté poli-
tique. Tandis que les écoles démocratiques et humanitaires s'eni-
vraient elles-mêmes de leurs rêves et de leurs formules, croyant que
les mots d'avenir, de progrès, de peuple, répondent à tout, tandis
(ju' elles confondaient l'égalité avec la liberté et s'imaginaient que
l'une est toujours le plus sûr garant de l'autre, Tocqueville démêlait
avec précision ces deux objets. 11 montrait qu'ils ne sont pas toujours
en raison directe l'un de l'autre, que l'esprit d'égalité n'a rien à
craindre, qu'il est irrésistible, qu'il trouve toujours à gagner, même
dans ses défaites, que les gouvernemens ont intérêt à l'encourager
et à le satisfaire, que, soutenue par la passion des peuples et l'intérêt
des souverains, l'égalité fera son chemin quand même et par la force
des choses, qu'enfin le vrai problème ne consiste pas à che;\'her si
ALEXIS DE ÏOCQUEVIÏ.LE. 113
l'on aura l'égalité, mais quelle sorte d'égalité on aura. Or il y a deux
sortes d'égalité, — l'égalité de servitude et l'égalité de liberté, l'éga-
lité d'abaissement et l'égalité de grandeur. Peut-être Tocqueville a-
t-il exagéré les chances que la société avait de tomber dans une de
ces égalités au lieu de s'élever à l'autre; mais que de pareilles chances
existent dans une société démocratique, c'est ce qu'il est impossible
de nier. Il a donc conseillé à la démocratie de chercher son point
d'appui dans la liberté, et de ne s'avancer dans l'égalité qu'en raison
des progrès accomplis dans la conquête des libertés publiques. Il a
montré combien ces libertés sont fragiles et peu garanties par l'éga-
lité même, lorsqu'elles ne reposent pas sur des habitudes de liberté,
c'est-à-dire sur les mœurs. Toutes ces vérités avaient été dites à la
démocratie, mais par les aristocrates. Tocqueville est le premier
qui, regardant la démocratie comme bonne en elle-même et inévi-
table, ait su voir qu'elle pouvait conduire au despotisme aussi bien
qu'à la liberté : observation vulgaire chez tous les publicistes de
l'antiquité, et cent fois vérifiée dans les petites républiques de la
Grèce, mais qui, appliquée à toute la surface du monde civilisé, in-
spire à l'entendement et à l'imagination une singulière impression
de religieux effroi.
En signalant avec tant de force, et peut-être avec un excès d'in-
quiétude, les maux et les périls que la démocratie recèle dans son
sein, M. de Tocqueville a-t-il voulu décourager les sociétés démo-
cratiques, les ramener aux institutions du passé , et leur proposer
comme remède une restauration plus ou moins profonde de l'ancien
régime? Non. (( Il ne s'agit plus, dit-il, de retenir les avantages par-
ticuliers que l'inégalité des conditions procure aux hommes, mais
de s'assurer les biens nouveaux que l'égalité peut nous offrir. Nous
ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais
nous eflbrcer d'atteindre l'espèce de grandeur qui nous est propre. )>
Un de ses amis les plus intimes, M. de Corcelles, avait paru com-
prendre son livre dans un sens trop défavorable à la démocratie.
Tocqueville rétablit sa pensée dans la lettre suivante, qui est l'une
des plus belles, des plus nobles et des plus instructives de sa cor-
respondance : « Vous me faites voir trop en noir, lui dit-il, l'avenir
de ma démocratie. Si mes impressions étaient aussi tristes que vous
le pensez, vous auriez raison de croire qu'il y a une sorte de con-
tradiction dans mes conclusions, qui tendent, en définitive, à l'or-
ganisation progressive de la démocratie. J'ai cherché, il est vrai, à
établir quelles étaient les tendances naturelles que donnait à l'es-
prit et aux institutions de l'homme un état démocratique. J'ai si-
gnalé les dangers qui attendaient une société sur cette voie; mais je
n'ai pas prétendu qu'on ne pût lutter contre ces tendances, décou-
ÏOME XXXIV. 8^'
IIA REVUE DES DEUX MONDES.
vertes et combattues à temps, qu'on ne pût conjurer ces dangers
prévus à l'avance. Il m'a semblé que les démocrates (et je prends
ce mot dans son bon sens) ne voyaient clairement ni les avantages,
ni les périls de l'état vers lequel ils cherchaient à diriger la société,
et qu'ils étaient ainsi exposés à se méprendi'e sur les moyens à em-
ployer pour rendre les premiers les plus grands possible et les se-
conds les plus petits qu'on puisse les faire. J'ai donc entrepris de
faire ressortir clairement, et avec toute la fermeté dont je suis ca-
pable, les uns et les autres, afin qu'on voie ses ennemis en face, et
qu'on sache contre quoi on a à lutter. Voilà ce qui me classe dans
une autre catégorie que M. JoulTroy. Ce dernier signale les périls de
la démocratie et les regarde conjme inévitables. Il ne s'agit, selon
lui, que de les conjurer le plus longtemps possible, et lorsqu' enfin
ils se présentent, il n'y a plus qu'à se couvrir la tète de son man-
teau et à se soumettre à sa destinée. Moi, je voudrais que la société
vît ces périls comme un homme ferme qui sait que ces périls exis-
tent, qu'il faut s'y soumettre pour obtenir le but qu'il se propose,
qui s'y expose sans peine et sans regret, comme à une condition de
son entreprise, et ne les craint que quand il ne les aperçoit pas
dans tout leur jour. » Dans une lettre de la même époque à un autre
de ses amis, trop longue pour être citée, il exprime encore avec plus
de précision la vraie pensée du livre de la Démocratie. « Il ne restait
plus qu'à choisir, disait-il, entre des maux inévitables; la question
n'était pas de savoir z\ l'on pouvait obtenir l'aristocratie ou la démo-
cratie, mais si l'on aurait une société démocratique sans poésie et
sans gi'andeur, mais avec ordre et moralité, ou une société démo-
cratique désordonnée et dépravée , livrée à des fureurs frénétiques
ou courbée sous un joug plus lourd que tous ceux qui ont pesé sur
les hommes depuis la chute de l'empire romain. »
Au reste, M. de Tocqueville, quand il propose et indique les re-
mèdes qui lui paraissent nécessaires, se contente des indications les
plus générales et n'entre pas dans les détails particuliers. Je suis
disposé, pour ma part, à lui faire un mérite de cette discrétion
même. Je dispense volontiers un publiciste de me présenter des pro-
jets de constitution et des projets de loi; il est bien rare que ces
constructions artificielles, combinées // priori dans le cabinet, soient
d'une application utile. Et ce qui doit rendre plus indifférent à ces
sortes de projets, c'est que les esprits vulgaires s'y abandonnent
avec complaisance et qu'ils en ont toujours le cerveau plein. Com-
bien d'abbés de Saint-Pierre pour un Montesquieu! Les grands pu-
blicistes se bornent à donner des directions générales, c'est au légis-
lateur de faire le reste. Il faut donc louer Tocqueville précisément à
cause de la généralité de ses vues, qui ne nous enchaînent pas à
telle application plutôt qu'à telle autre, et qui, mettant à notre dis-
ALEXIS i)î: TOCQlEVILLi:. 115
position des principes excellens, nous laissent libres déjuger de la
mesure et des moyens de l'exécution. Rien n'est moins instructif
que ces politiques qui ont des expédions particuliers pour toutes les
affaires, ne vous permettant pas d'en imaginer d'autres que ceux
qu'ils ont conçus. Sans doute, lorsqu'une question particulière est
soulevée, le publiciste doit lui donner une solution pratique et pro-
poser des moyens proportionnés aux conjonctures; mais dans la
science il doit se borner aux principes : c'est à cette condition qu'il
peut espérer de vivre au-delà d'un temps et d'un pays particulier.
Pour s'assurer d'ailleurs qu'un auteur a quelque originalité et
quelque puissance , il faut examiner si ses idées se sont répandues
et ont conquis une certaine faveur. Or c'est ce que l'on ne peut nier
de M. de Tocqueville. Quand le livre de la Démocratie a paru il }
a près de trente ans, il semblait être l'œuvre isolée d'un penseur.
Aujourd'hui il a presque formé une école. Parmi les écrivains qui
depuis une dizaine d'années ont conquis l'attention publique, la plu-
part et les plus hardis ont pris parti pour l'individu contre la toute-
puissance de l'état et même contre la toute-puissance des masses,
si chère à l'école humanitaire. L'avertissement du socialisme a été
décisif et a pu servir de démonstration pratique à la thèse de M. de
Tocqueville. Un écrivain démocrate d'un rare talent, M. Dupont-
White, a senti fléchir la thèse favorite de son parti. Il a écrit en fa-
veur de l'état et contre l'individu deux livres remarquables, dont
M. de Rémusat a fait ici même l'examen (1). Ce cri d'alarme indique
bien que l'école démocratique elle-même est aujourd'hui ébranlée
dans sa foi sans bornes à la souveraineté absolue de l'état, et qu'elle
est envahie par l'individuahsme. Le panthéisme politique cède du
terrain en attendant qu'il en soit de même du panthéisme philoso-
phique. Je n'hésite pas à attribuer à M. de Tocqueville la première
origine de cette direction nouvelle de la pensée en France, non pas
que lés événemens n'y aient été pour beaucoup; mais c'est préci-
sément la supériorité de ce grand esprit d'avoir pensé le premier et
avant les événemens ce que tajit d'autres ne devaient penser qu'a-
près.
IL
Après avoir exposé les doctrines de M. de Tocqueville et en avoir
fait, je l'espère, ressortir la véritable portée, qu'il me soit permis
de présenter quelques observations qui ne changent pas essentiel-
lement le fond de sa pensée, mais qui la complètent. Quoique Toc-
queville soit, à mon avis, un des publicistes qui se sont le moins
(1) Voyez la Revue du It» octobre 1860.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
trompés, je pense cependant que sa doctrine pourrait gagner en
étendue et en solidité. i .)(,|
Un premier défaut déjà reproché au livre de l'a Dcniocratie, c'est
que la vue de l'auteur y est constamment partagée enti'e deux objets
différens qui, malgré quelques ressemblances essentielles, se refusent
à entrer dans un même système : à savoir la démocratie en Europe et la
démocratie en Amérique. Il est certain, il est évident que le problème
qui agite M. de Tocqueville et qui l'a conduit aux États-Unis, c'est le
problème de la démocratie européenne : c'est là même ce qui donne
à ce livre sa grandeur, je dirai presque son pathétique, mais ce qui
y répand en môme temps une certaine obscurité. Tocqueville décrit
l'Amérique, et il pense à l'Europe : de là des traits discordans qui ne
peuvent s'appliquer à la fois à l'une et à l'autre. Par exemple, dans
un des premiers chapitres, il montre que le trait fondamental de la
démocratie américaine est l'absence totale de centralisation adminis-
trative, et dans le dernier livre de son ouvrage il soutient que cette
sorte de centralisation est le plus grand mal des démocraties. Il n'y
a pas là sans doute de contradiction, car il n'est pas question du
même objet ni de la même société; mais il est pénible d'être sans
cesse transporté d'un hémisphère à l'autre et d'une société à une
autre société radicalement diflerente. Il eût été, je crois, plus simple
d'entrer hardiment dans cette difficulté et de décomposer le pro-
blème. En traitant d'une part de l'Amérique et de l'autre de l'Eu-
rope, on fût arrivé peut-être plus aisément à l'unité cherchée. Les
lois communes se seraient mieux fait sentir, lorsque les différences
auraient été bien accusées. Au reste, cette critique n'est que secon-
daire et ne tombe pas précisément sur le fond des choses, car M. de
Tocqueville ne méconnaît et n'ignore aucune des différences qui dis-
tinguent l'Europe de l'Amérique, et il est toujours possible, quoique
avec un peu d'effort, de faire, en le lisant, le partage qu'il n<a pas
fait; mais voici une observation d'un ordre bien plus important.
En considérant la démocratie comme un fait, résultat d'une ré-
volution inévitable, M. de Tocqueville s'est affranchi d'une grande
difficulté. Il ne s'est pas demandé si ce fait était juste; il s'est con-
tenté d'affn'mer qu'il était inévitable. Sans doute c'est une grande
présomption en faveur de la justice d'une révolution de la voir
grandir et se développer à travers les temps et les lieux, sans ren-
contrer jamais d'obstacles invincibles, et tournant au contraiie les
'Obstacles en moyens. Cependant cette i-aison n'est pas décisive.
L'histoire du monde se compose de grandeur et de décadence, de
justice et d'injustice : il y a lutte entre les bons et les mauvais prin-
cipes. De bons principes peuvent s'éteindre ])assagèrement et laisse)"
la place aux mauvais, sans qu'on ait le droit de rien affn'mer en
faveur de ceux-ci. Les révolutions, même irrésistibles, ne sont pas
ALEXIS DE TOCQUEVILLE. 117
toujours dignes d'être approuvées. Quel fait plu^ considérable et
plus irrésistible que la recrudescence de l'esclavage après la décou-
verte de l'Amérique? Voilà un fait qui dure depuis trois ou quatre
siècles, et qui peut durer longtemps encore. Gonclura-t-on qu'il est
juste? De même la tendance démocratique des temps modernes est
un fait manifeste: mais est-elle légitime? C'est une autre question.
Un fait n'est pas légitime parce qu'il est ancien; que sera-ce s'il
est récent? Sans doute M. de Tocqueville a raison de dire, après
beaucoup d'autres, que les souverains eux-mêmes, dans leur lutte
contre la féodalité, ont travaillé à répandre l'égalité parmi les su-
jets, et k ce point de vue on peut dire que la révolution démocra-
tique a commencé en France avec Philippe-Auguste; mais n'est-ce
pas changer singulièrement le sens des termes que d'appeler dé-
mocratie le règne et le progrès de la monarchie absolue? Sans mé-
connaître ce que Henri JV, Richelieu et Louis XIV ont fait pour la
nation et même pour l'égalité, il est très permis de ne pas considé-
rer leur gouvernement comme un gouvernement démocratique.
Quelle étrange démocratie que celle de la cour de Louis XIV! Après
tout, la royauté n'a jamais eu d'autre but que de détruire le pouvoir
politique des nobles, mais non pas leurs privilèges, leurs faveurs,
leurs immunités. Elle a ruiné dans l'aristocratie tout ce qui lui nui-
sait à elle-même, non pas tout ce qui nuisait au peuple. Elle ne vou-
lait pas d'aristocratie , mais elle voulait une noblesse et une cour.
D'ailleurs l'idée fondamentale de la démocratie, c'est la souverai-
neté populaire. Or quoi de plus opposé à un tel principe que la mo-
narchie de Louis XIV et de Louis XV? A dire la vérité, la démocra-
tie n'est dans le monde moderne que depuis 1789. C'est donc un fait
tout récent, et qui n'est pas assez couvert par l'antiquité pour
n'avoir pas besoin de se démontrer.
Il me semble donc que M. de Tocqueville s'est privé d'une grande
force en laissant de côté la question de droit, pour ne s'occuper
que du fait. Il a examiné quelles sont historiquement les consé-
quences bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, de la
démocratie. Il n'a ])as recherché si la démocratie prise en soi est
une cause juste. Or c'est là, en cette cpiestion, un poids considérable
à apporter dans la balance. Quel œil serait assez perçant pour pré-
voir et deviner toutes les conséquences qu'un état social aussi nou-
veau peut produire dans le monde? L'immensité et l'obscurité du
tableau défieront toujours l'observation la plus pénétrante. Si l'on
soulève un coin du voile, comme a fait Tocqueville, c'est assez pour
la gloire d'un publiciste, ce n'est pas assez pour la sécurité des peu-
ples. Si la démocratie est une cause de hasard, destinée à paraître
et à disparaître dans le monde, les peuples s'y précipiteront en aveu-
gles pour jouir dès l'heure présente des prétendus biens qu'elle pro-
118 REVl'E I)i:S DLl.X MONDES,
met. Si elle est au contraire une cause solide et juste, elle a du
temps devant elle , elle peut se donner le mérite de la réflexion et
du choix ; elle est tenue de se gouverner avec sagesse , et elle doit
peser avec équité et discernement les biens et les maux qu'elle porte
en elle. Or c'est là, je crois, qu'est la vérité. La démocratie prise en
soi est une cause juste. La souveraineté populaire et l'égalité des
conditions sont des principes dont on peut abuser, que l'on peut
corrompre, mal entendre, mal appliquer, mais enfin des principes
légitimes, bons par eux-mêmes, et une société qui repose sur ces
principes est supérieure, toutes choses égales d'ailleurs, à celles
qui s'appuient sur des principes opposés. , vr-. \'h
On a eu raison de soutenir, et c'est l'honneur de l'école doctri-
naire, que le seul souverain légitime, le seul souverain absolu, ce
n'est pas le prince, ce n'est pas le sénat, ce n'est pas la nmltitude,
mais la justice et la raison, non pas la raison de tel ou tel homme,
mais la raison en elle-même, telle qu'elle prononcerait si elle par-
lait et se manifestait tout à coup parmi les hommes. Le pouvoir
arbitraire n'est pas plus légitime dans le peuple que dans le prince,
et au-dessus de la volonté du maître , quel qu'il soit , principe
de la tyrannie, il faut placer la raison et le droit, principes de la
liberté. Jamais les publicistes n'avaient fait cette distinction. Le
qindqiiid prhin'pi jjldcuit était leur règle, que le prince d'ailleurs
fût le monarque ou le peuple : despotisme de part et d'autre. C'est
donc un grand progrès dans la science d'avoir établi que nulle sou-
veraineté n'est absolue, pas même celle du peuple; mais ce point
une fois gagné, ne reste-t-il pas encore à savoir à qui appartient
cette souveraineté limitée, la seule qui soit possible à l'homme? Est-
ce à tous, est-ce à quelques-uns, est-ce à un seul? C'est ici que
l'école doctrinaire paraît prêter le flanc à de nombreuses objections.
Elle enseigne que , puisque la souveraineté de droit appartient à
la raison , la souveraineté de fait appartient aux plus raisonnables,
c'est-à-dire aux plus capables. Or il va, si je ne me trompe, un
abîme entre la souveraineté de la raison et la souveraineté des plus
raisonnables. Sans doute il est convenable que les plus sages gou-
vernent , mais cela ne constitue pas pour eux un droit absolu : je
dois de la déférence à celui qui est plus sage que moi, je ne lui dois
pas obéissance. On me dit que j'obéis à mon médecin : oui, mais je
le choisis et j'en puis prendre un autre; il n'est pas mon maître,
je ne suis pas son sujet. Dans l'ordre naturel, nul homme n'est le
maître d'un autre homme, quelque supériorité qu'il ait sur lui.
D'ailleurs où est la limite des capables et des incapables? Où com-
mencent, où finissent le sujet et le souverain? On peut, dans la
pratique, fixer conventionnellement une limite, on ne le peut <)
priori. En supposant qu'il y en ait une, qui la déterminera? Est-ce
ALEXIS DE TOCQLEVILLE. 119
tous? Voilà la souveraineté populaire. Est-ce quelques-uns? sont-ce
les capables ou les incapables? A quel titre ceux-ci choisiront-ils,
et dans l'autre cas les capables ne se décerneront-ils pas à eux-mê-
mes la souveraineté? D'ailleurs de quelle capacité s'agit-il? De la
science? Mais de ce que je sais le sanscrit. ou l'algèbre, s'ensuit-il
que je sache gouverner l'état? De la capacité politique? Mais en quoi
consiste-t-elle ? à quel signe se reconnaît-elle? Si l'on écarte la
science, il ne reste que deux capacités, la naissance et la fortune, et
ainsi la souveraineté des capables deviendrait la souveraineté des
nobles et des riches. On rencontre du reste ici une difficulté nouvelle :
quel sera le degré de cens qui représentera la capacité politique?
Dans la pratique, on peut mépriser cette objection, car on fait comme
on peut; mais en droit il faut autre chose qu'un signe changeant
et mobile comme la fortune pour élever ou abaisser un homme au
rang de souverain ou de sujet. Je finis par une dernière objection :
c'est que la capacité n'est nullement une garantie de justice et de
bienveillance dans le souverain. La sagesse politique n'exclut pas
la tyrannie. Quel corps politique a jamais été plus capable de gou-
verner l'état que l'oligarchie vénitienne? S'en est-il jamais trouvé
un plus oppresseur?
Je conclus que la souveraineté de la raison n'est pas un principe
contraire à celui de la souveraineté du peuple, que ces deux doc-
trines s'expliquent l'une par l'autre. En droit, la société est maîtresse
d'elle-même; nul n'est exclu du droit social, par conséquent de la
souveraineté, et quelque distance que la sagesse conseille d'établir
entre la théorie et la pratique, c'est une loi des sociétés qui s'éclai-
rent de faire une part de plus en plus grande, suivant les circon-
stances, à la souveraineté populaire. Les sociétés qui sont sur cette
pente ne sont donc pas dans le faux : elles peuvent dépasser le but,
aller trop vite, s'égarer même. Elles peuvent, comme les aristocra-
ties et les monarchies de tradition, être passionnées, violentes, ssr-
viles, oppressives. Ces égaremens n'altèrent pas le droit fondamental
qu'elles représentent et qui est la vérité.
J'en dirai autant de l'égalité des conditions. M. de Tocqueville,
né dans les rangs de l'aristocratie, a compris la démocratie : cela est
admirable. Il l'a même aimée jusqu'à un certain point : cela est plus
beau encore. Cependant il ne l'a ni tout à fait aimée, ni tout à fait
comprise comme celui qui, sorti des classes autrefois déshéritées, a
pu juger par lui-même quels biens il a conquis. 11 semble n'avoir
aperçu dans l'égalité qu'une augmentation de bien-être parmi les
hommes, et presque toujours il réduit la démocratie au dévelop-
pement du bien-être. Sans doute c'est là un des effets et une des
tendances de la démocratie, c'est surtout un de ses écueils; mais la
démocratie a une racine plus noble et plus pure, elle ne vient pas
120 REVUE DES E>EUX MONDES.
seulement du désir de partager les biens de la terre : elle vient du
désir plus élevé défaire respecter sa personne et ses droits; l'amour
de, l'égalité dans ce qu'il a de meilleur n'est autre chose que le
respect de soi-même et la défense de sa dignité.
Nous sommes bien loin de soutenir que cet amour n'ait pas d'autres
principes que celui qu'on vient d'indiquer : il en a d'autres, les uns lé-
gitimes, mais inférieurs, comme l'amour du bien-être, d'autres plus
bas encore et tout à fait illégitimes, comme l'envie et les appétits
brutaux; mais si l'on prend les aristocraties par leurs grands côtés,
il faut prendre aussi les démocraties par ce qu'elles ont de grand.
Or le bien des démocraties, quand elles sont sages et honnêtes,
c'est qu'il y a un plus grand nombre d'hommes qui éprouvent le
besoin de se faire respecter.
Je suis porté à croire que la révolte des peuples contre les aris-
tocraties est venue beaucoup moins du partage inégal des avantages
sociaux que de l'irritation causée dans les classes inférieures par le
mépris et souvent l'indignité des classes supérieures. Une âme fière
peut souffrir la pauvreté, mais non l'humiliation. Lorsque la no-
blesse, dans les états-généraux , forçait le tiers-état à parler à ge-
noux, ne préparait-elle pas elle-même contre elle-même de tristes
représailles? Lorsque Fra Paolo, le publiciste du conseil des dix,
écrivait : « Que le peuple soit pourvu des choses nécessaires à la vie !
qui voudra le faire taire doit lui remplir la bouehe{l); » lorsque
Richelieu, ennemi des grands, mais né parmi eux, écrivait de son
côté : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible
de les contenir dans les règles de leur devoir;... il faut les comparer
aux mulets, qui, étant accoutumas à la charge, se gâtent par un long
repos p'us que par le travail, » lorsque ces écrivains laissaient
échapper ces outrageantes paroles, ne trahissaient-ils pas par là les
sentimens secrets de leur caste? On n'écrit de pareilles paroles que
lorsque les mœurs peuvent les autoriser. Ainsi les grands méprisaient
le peuple et lui faisaient sentir le poids de leur mépris. Le peuple a
cessé de supporter le mépris, et il a demandé à être respecté à l'é-
gal des grands : tel est le véritable bienfait de la démocratie. Ce
n'est pas seulement un accroissement de bien-être, c'est un accrois-
sement de l'être moral; c'est un gain pour la nature humaine.
Si de la ques'ion de principe nous passons à la question de fait,
nous trouverons que Tocqueville n'a peut-ê re pas aperçu complète-
ment ni tous les périls ni tous les avantages de la démocratie. On
peut avoir à la fois plus d'inquiétudes et plus d'espérances qu'il n'en
a lui-même, suivant que l'on considère certains faits sur lesquels il
n'a je':é qu'un regard inattentif.
,1) « Chi vuol farla tacere, bisogna otturarli la boccha. i> Lo Prince de Fra Paolo,
irad. de l'abbi^ de Marty; Berlin 1751, p. 't1.
ALEXIS DE TOCOUEVILLE. 121
Quand M. de Tocqueville parle de l'égalité des conditions, il en
parle comme d'mi fait accompli, définitif, arrêté, dont il faut cher-
cher les conséquences, mais qui en lui-même n'est plus un pro-
blème, et laisse l'imagination humaine en repos. Sans doute il re-
connaîtrait facilement que cette égalité n'est pas immobile, qu'elle
est au contraire en progrès, et c'est ce progrès continu et insen-
sible, ce nivellement lent des classes sociales, cette diffusion du
bien-être et des lumières, c'est cet ensemble de faits qu'il appelle
d'un seul mot l'égalité des conditions. Cependant il ne paraît pas
croire que l'on puisse accuser un tel état social d'être fondé sur le pri-
vilège et l'inégalité. Il aperçoit bien quelques écoles utopiques qui
rêvent l'égalité des biens; mais il ne voit là que le rêve de quelques
individus, et non un fait social de quelque importance. En un mot,
M. de Tocqueville, qui a prévu beaucoup de choses avec une saga-
cilé vraiment surprenante, n'a pas prévu le socialisme, au moins
dans ses écrits, car il a été un des premiers à s'en émouvoir comme
homme politique. A la vérité, M. de Tocqueville, ayant été plus
qu'aucun autre frappé des excès et des périls de la centralisation, a
bien entrevu cette sorte de communisme où pourrait conduire l'abus
de l'intervention de l'état en toutes choses, et c'est là une des
formes du socialisme; mais ce n'est pas la plus redoutable, quelque
grave qu'elle soit. Avec du temps, des lumières, de l'expérience, on
peut réussir à combattre, peut-être même à guérir ce grand mal et
cette déplorable tendance. Il y a dans les démocraties un goût si vif
d'indépendance individuelle, qu'on peut toujours persuader à l'indi-
vidu que ce ne serait pas le souverain bien poiu- lui d'être nourri par
l'état et réduit à la condition de pensionnaire de l'administration; sous
ce rapport, le peuple serait peut-être plus facile encore à persuader
que les classes éclairées, n'ayant pas été gâté, comme celles-ci, par
la douceur des fonctions publiques. Il est si habitué à gagner son pain
à la sueur de son front, que son bon sens comprendra sans peine,
malgré le cri de ses passions, que chacun doit se suffire, et que la for-
tune publique n'est faite que pour le bien public, et non pour les be-
soins et les appétits des particuliers. Ce qui est bien autrement redou-
table, c'est le mal que voici. — Supposez une société démocratique
née d'une révolution qui a aboli tous les privilèges de l'aristocratie,
supposez que dans cette société il y ait encore, comme dans toutes les
sociétés du monde, des heureux et des misérables, des riches et des
pauvres : croit-on qu'il serait diflicile de persuader à ceux-ci que la
pauvreté des uns et la richesse des autres sont le résultat de certains
privilèges des classes supérieures, et viennent de l'oppression des
pauv4-es par les riches? Au lieu de rapporter ces faits à leurs vraies
causes, qui peuvent sans doute être combattues et jusqu'à un certain
point vaincues, mais très lentement, très difficilement, grâce aux
122 REVUE DES DEUX MONDES.
efforts persévérans de chaque classe, à la concorde de toutes, à un
régime de paix et de liberté, combien n'est-il pas plus aisé de faire
croire à l'ignorance que le mal vient des privilèges du capital et de
la propriété! Et comme on a vu une révolution réussir par l'abolition
immédiate des privilèges aristocratiques, les imitateurs sans génie ne
trouveront-ils pas tout simple de proposer le même moyen, et d'ap-
peler le prolétariat à la nuit du â août de la propriété? Lorsqu'une
société en est arrivée à se partager ainsi en deux sociétés hostiles qui
combattent non pour le pouvoir, non pour la liberté, mais pour l'exis-
tence, et qui se disputent le tien et le mien, quel espoir et quel re-
mède peut-il subsister, sinon la paix dans l'obéissance?
Tel est l'ordre de faits qu'on aurait voulu voir décrit et jugé par
M. de Tocqaeville. Gomme il n'a jamais rien vu d'une manière com-
mune, il nous eût laissé sur ce point des observations intéressantes
et instructives. Sans doute il a vu ces faits en 18/18, mais il les a vus
du milieu même de l'action, et non avec le désintéressement et l'im-
partialité d'un juge. On aurait voulu qu'il nous apprît si, suivant lui,
le mal dont les symptômes viennent d'être esquissés n'est qu'à la
surface de notre société, ou s'il a déjà pénétré au fond, si ce malen-
tendu redoutable n'est que le résultat de certaines prédications vio-
lentes, ou s'il tient à l'essence des choses. On aurait aimé qu'il s'ex-
pliquât sur les plaintes des réformateurs, qu'il appréciât le mérite
de leurs plans, qu'il expliquât enfin comment, dans sa pensée, ce
débat pouvait se résoudre. C'est ce qu'il n'a pas fait. En 1835,» il
n'a pas vu le problème; en 18Zi8, il l'a vu, mais de trop près : il
était alors trop assiégé par les faits et trop découragé par ce qu'il
voyait pour arriver à une solution. fjir )o
Ce problème n'est pas un petit problème. Rien de plus difficile à
définir, à préciser, à limiter, que la notion d'égalité. Le christia-
nisme avait résolu la difiîculté en transportant cette idée dans l'ordre
religieux. Tous sont frères et égaux en Jésus-Christ, ce qui laisse
ici-bas la porte ouverte à toutes les différences de condition ; mais
lorsqu'on a transporté cette idée de l'ordre moral et religieux dans
l'ordre social et politique, on a été bien embarrassé. La raison et
l'expérience nous disent que les hommes sont à la fois égaux et iné-
gaux. En quoi sont-ils égaux, en quoi inégaux? C'est ce qu'il n'est
pas facile de savoir. Dès qu'on a laissé entrevoir aux hommes que la
plupart des inégalités qui les séparaient étaient artificielles, ils sont
aussitôt tentés de croire qu'elles le sont toutes. Et ce qu'il y a de
plus grave, c'est que les inégalités nous pèsent d'autant plus qu'elles
sont moindres, et que ceux qu'on envie avec le plus d'amertume sont
ceux qui ne nous surpassent que de très peu. Posant en principe
l'égalité des hommes sans pouvoir fixer de limites certaines, la dé-
mocratie éveille chez tous des ambitions jalouses que rien ne peut
ALEXIS DE TUCQUEVILLE. 123
satisfaire. L'esprit, qui n'est plus arrêté comme dans le temps des
castes par des faits sacrés, traditionnels, et par les obstacles de toute
nature que le hasard et la coutume avaient mis entre les hommes,
l'esprit, qui a contracté l'habitude de pousser chaque principe à ses
dernières conséquences, s'indigne d'autant plus de tout ce qui sem-
ble faire résistance à ses théories. Aussi voyons-nous que jamais cris
plus redoutables n'ont été poussés en fïtveur de l'égalité que dans
ce siècle, qui est celui où les hommes ont été le plus égaiLx. Et l'on
ne peut guère espérer faire taire ces cris en leur donnant satisfac-
tion sur quelques points, puisque la plus grande satisfaction qui ait
jamais été donnée en ce monde à l'esprit d'égalité, je veux dire la
révolution française, a eu précisément pour effet de produire cette
race de niveleurs insatiables et eftrénés. Je le répète, est-ce là un
fait accidentel et passager, un résidu de l'e'sprit révolutionnaire qui
doit disparaître peu à peu et céder la place à un sage esprit de pro-
grès? Est-ce au contraire un mal incurable de la démocratie? J'in-
cline à la première de ces deux solutions, qui est la moins décou-
rageante; mais je n'oserais absolument nier la seconde. Il faudrait
plus de faits que nous n'en avons à notre disposition pour trancher
la question. Au reste, si l'on résolvait cette terrible difficulté dans
le sens le moins favorable, on ne s'éloignerait cependant pas des
vues générales de M. de Tocqueville, car cet esprit de nivellement à
outrance appelle le pouvoir absolu, soit qu'il triomphe, soit qu'il
succombe. 11 en a besoin pour réussir, et la société en a besoin pour
se défendre contre lui. C'est donc un des phénomènes par lesquels
se manifeste la tendance des sociétés démocratiques vers le pouvoir
concentré.
Quant aux avantages de la démocratie , Tocqueville leur a-t-il
rendu tout à fait justice? Il est très vrai sans doute que la démocra-
tie, en détruisant les pouvoirs moyens, les privilèges locaux, les
corporations, les titres personnels, a laissé l'individu seul et dés-
armé en face de l'état; mais en même temps qu'elle le prive des
points d'appui, des forces artificielles de l'ancien régime, elle le pro
tége à son tour par des libertés générales, qui à la vérité ne s'ap-
pliquent pas à tel individu en particulier, mais à tous. Je ne suis plus
protégé contre le pou\oir public à titre de prince du sang, de sei-
gneur, de parlementaire, de bourgeois, comme possédant tel nom,
ayant acheté telle charge, jouissant de telle immunité, ayant été gra-
tifié de telle charte. Non; mais je suis protégé à la fois contre le
pouvoir public et contre l'oppression particulière comme membre
de la société humaine. Ce sont ces libertés générales qui, loin d'être
en contradiction avec la démocratie, sont de son essence même ; ce
sont elles qu'elle doit conquérir, compléter, organiser, bien com-
prendre. Quelques-unes d'entre elles sont assurées, d'autres ne
124 BEVUE DES DEUX MONDES.
demandent qu'à l'être, d'autres le seront un jour. J'en citerai prin-
cipalement trois : la liberté de penser, la liberté de conscience, la
liberté de l'industrie,
La liberté de penser a grandi avec la société moderne et avec l'es-
prit d'égalité ; elle est aujourd'hui un de nos besoins les plus impé-
rieux. Sans doute cette liberté peut soiiîïrir des accidens de la poli-
tique, et je ne doute pas ?|ue si une société, même démocratique,
était privée longtemps de toute liberté publique, elle ne vît à la
longue s'altérer et s'éteindre la liberté de la pensée spéculative. Sans
doute il y a certaines institutions qui peuvent être mises à l'abri de
la discussion par l'inquiétude jalouse de la société et par l'intérêt de
la sécurité publique; mais, à prendre les choses d'une manière gé-
nérale et dans leur ensemble, on ne peut nier qu'au xvii* siècle il
n'y eût plus de liberté de pensée en Hollande qu'en France , qu'il
n'y en ait plus aujourd'hui en Amérique qu'en Russie, et dans la
France de nos jours que dans celle du moyen âge. Il -est permis de
soutenir le mouvement de la terre sans aller en prison comme Gali-
lée, l'infinité du monde sans être brûlé comme Bruno; on peut être
panthéiste et même athée sans craindre le supplice de Michel Servet
et de Vanini. M. de Tocqueville, dans une letti'e à M. de Gorcelles,
se plaint « de ce que certains esprits voient dans la liberté illimitée de
philosopher contre le catholicisme une compensation suffisante à la
perte des autres libertés. » J'avoue que c'est là un vilain sentiment :
mais, sans soutenir que cette liberté puisse tenir lieu de toutes les
autres, au moins faut-il reconnaître que c'est une liberté, par con-
séquent une limite à la toute-puissance de l'état. Sans doute une
majorité toute-puissante, comme en Amérique, peut empêcher l'in-
dividu de penser ce qui ne lui convient pas; mais il restera toujours
un champ très étendu de pensée libre, et de ce retranchement la
liberté pourra toujours faire peu a peu des sorties et prendre pied
sur le terrain qui lui est interdit. La liberté de penser, au moins dans
l'ordre spéculatif et scientifique, est donc une première limite à l'es-
pi"it de tyrannie des démocraties.
Il y aune autre liberté, liée à la précédente, et qui sert également
de frein à l'omnipotence démocratique : c'est la liberté religieuse. Or
il est juste de remarquer que c'est dans des sociétés démocratiques,
en Hollande, en Amérique, que l'on a vu les premiers exemples de
la liberté religieuse. La France, qui, depuis le xviii* siècle et sur-
tout de nos jours, a les principaux caractères d'une société démocra-
tique, a établi chez elle la liberté religieuse, et c'est une des con-
quêtes de 89 auxquelles elle eist le 1 plus attachée. On peut discuter
sur le plus ou le moins, trouver que la liberté de prosélytisme n'est
pas assez facilitée, on peut enfin s'inquiéter d'avance pour les cultes
futurs; mais quant aux points les plus essentiels de la liberté reli-
ALEXIS DE TltCOliEVILLE. 125
gieiise, on ne peut nier qu'ils ne soient solidement garantis. Enfin,
s'il y a eu lieu à de graves discussions sur les rapports de l'église et
de l'état, il n'y en a pas sur l'indépendance de la conscience. C'est
là, il faut le dire, la plus grande victoire des temps modernes :
(( iNous sommes ici, vous et moi, disait naguère M. Guizot au père
Lacordaire, les preu\es vivantes et les heureux témoins du sublime
progrès qui s'est accompli parmi nous dans l'intelligence et le res-
pect de la justice, de la conscience, des droits, des lois divines, si
longtemps méconnues, qui règlent les devoirs mutuels des hommes,
quand il s'agit de Dieu et de la foi en Dieu. Personne aujourd'hui
ne frappe plus et n'est plus frappé au nom de Dieu; personne ne
prétend plus k usurper les droits et à devancer les arrêts du souve-
rain juge. ))
Il est enfin une troisième liberté qui tend à grandir de plus eh
plus : c'est la liberté industrielle. Ici, k la vérité, je me rencontre
précisément sur le terrain où M. de Tocqueville croit sentir le plus
clairement la main toute-puissante de l'état. — Le progrès de l'indus-
trie, dit-il, amène le développement de la puissance publique de
trois manières : d'abord l'industrie, en réunissant un grand nombre
d'hommes dans des cités populeuses, appelle des lois de police, une
surveillance compliquée et coûteuse, la crainte des révolutions et
par conséquent l'augmentation de la force publique ; en second lieu,
un pays où l'industrie prospère a besoin de routes, de ponts, de
ports, de canaux : de là un immense déploiement des travaux pu-
blics, et par suite de la puissance de l'état. En outre, dans un pays
industriel, l'état lui-même se fait industriel et tend à devenir le chef
de toutes les industries. Les industries ne vivent que d'associations,
et l'état surveille et contrôle toutes les associations. — Tout cela
est vrai, parfaitement observé , et les conséquences de cet état de
choses ont été cent fois signalées par les économistes. Et cependant
on peut affirmer que , toute proportion gardée, il y a aujourd'hui
infiniment plus de liberté industrielle qu'il n'y en avait avant 1789.
C'est ce qu'attestent les plus fervens défenseurs de la liberté du
travail, les plus énergiques adversaires de l'intervention de l'état
dans l'industrie (1). Que l'on compare le régime actuel au régime
de Colbert, qui a duré, à peu près sans changement, jusqu'à la ré-
volution, et l'on verra à quel point l'industrie était asservie, non-
seulement par les corporations, mais par les règlemens de l'ad-
ministration centrale ("2). Ces règlemens déterminaient la longueur
et la largeur des étoffes, les dimensions des lisières, le nombre des
fils de la chaîne, la qualité des matières premières et le mode dç
(1) Voyez Cil. Dunoyer, Liberté (hi Travail, 1. iv, cli. 7 et 8.
(2) Voyez l'intéressant livre de M. Levasseur sur VHistoire des classes ouvrières, ou-
vrage couronné par l'Institut.
126 REVUE DES DEUX MONDES.
fabrication. Des inspecteurs des manufactures, officiers dépendans
des intendans, marquaient les étoiles, visitaient les foires, coupaient
les marchandises défectueuses, appointaient les procès de commu-
nauté. Au XVIII*' siècle, des j-èglemens nouveaux soumettaient les
comptes des corporations à l'examen du procureur du roi. On mul-
tipliait les ordonnances sur les prohibitions, sur le plomb et la
marque, on paralysait les fabricans par la crainte des châtimens, on
étoulfait l'industrie sous le poids des formalités, sans pouvoir dé-
truire la fraude, contre laquelle on luttait. On voit par ces faits et par
beaucoup d'autres que la société démocratique de 89 est bien plus
favorable à la liberté de l'industrie que la société aristocratique de
l'ancien régime.
Il y a donc des libertés générales qui sont nées ou qui ont grandi
avec la démocratie, et qui ne sont point par conséquent incompa-
tibles avec elle. On peut en réclamer d'autres, on peut étendre en-
core le domaine de celles-là : c'est là l'objet de la politique appli-
quée. Il suffit à la science que la liberté et l'égalité n'aient rien de
contradictoire. A la liberté de privilège, la démocratie cherche à
substituer la liberté de droit commun. L'individu est-il donc vrai-
ment diminué parce que son droit, au lieu d'être fondé sur une
situation extérieure, l'est sur sa qualité d'homme? Là est la ques-
tion. N'étant plus soutenu par le dehors, il n'a de grandeur que
celle qu'il trouve en lui-même. Aura-t-il la force de la défendre
contre tout ce qui l'envahit et la menace? Je n'oserais le soutenir,
et c'est ici que M. de Tocqueville me paraît nouveau, pénétrant et
profond. Cependant il est vrai de dire que la vraie destinée de
l'homme est de valoir par soi-même et non par sa condition. La
démocratie met donc l'homme dans l'état où il doit être; mais c'est
à lui d'être ce qu'il doit être. Je crois volontiers que l'égalité, dans
les premiers momens de la jouissance, et lorsque la grandeur de la
lutte a cessé, tend à répandre un certain esprit de médiocrité parmi
les hommes; mais je ne désespère pas qu'avec le temps, et si elles
échappent à l'anarchie et au despotisme, les sociétés démocratiques
ne finissent par découvrir pour l'individu un nouveau genre de gran-
deur, égale ou supérieure même à celle de l'aristocratie. Pour y
arriver, il ne faut point laisser di)ninuer l'idée de l'homme et du
citoyen, et c'est en quoi j'applaudis à la pensée générale qui a in-
spiré M. de Tocqueville, tout en me permettant de corriger quelques-
unes de ses pensées particulières.
III.
Il nous reste, pour compléter cette étude, à interroger M. de
Tocqueville sur ses doctrines philosophiques et religieuses. Chose
ALEXIS DE TOCQUEVILLE. 127
remarquable, Tôcquéville, Cfiii avait un esprit si philosoj^hique, si
porté à rechercher le comment et le pourquoi des choses historiques
et politiques, n'avait aucun goût pour la philosophie elle-même. Son
esprit n'était nullement tourné de ce côté. Cependant la philosophie
le touchait par deux endroits : d'abord comme un grand et noble
exercice de l'esprit, et en second lieu par son influence sur les in-
stitutions politiques. Ces deux M.ies lui inspiraient pour la métapliy-
sique, qu'il n'aimait pas, une sorte d'estime respectueuse. Il en
parle avec un sens très juste et très fm dans cette belle lettre à
M. de Corcelles : « Gomme vous, mon cher ami, je n'ai jamais eu
beaucoup de goût pour la métaphysique, peut-être parce que je ne
m'y suis jamais livré sérieusement, et parce qu'il m'a toujours paru
que le bon ^ns amenait aussi bien qu'elle au but qu'elle se propose;
mais néanmoins je ne puis m' empêcher de reconnaître qu'elle a eu
un attrait singulier pour plusieurs des plus grands et même des plus
religieux génies qui aient paru dans le monde, en dépit de ce que
dit Voltaire, que la métaphysique est un roman sur l'âme. Les siècles
où on l'a le plus cultivée sont en général ceux où les hommes ont
été le plus attirés hors et au-dessus d'eux-mêmes. Enfin, quelque
peu métaphysicien que je sois, j'ai toujours' été frappé de l'influence
que les opinions métaphysiques avaient sur les choses qui en parais-
saient le plus éloignées et sur la condition même des sociétés. Il n'y
a pas, je crois, d'homme d'état qui dût voir avec indifférence que la
métaphysique dominante dans le monde savant prît son point de
départ dans la sensation ou en dehors de celle-là, car les idées abs-
traites qui se rapportent à l'homme finissent toujours par s'infiltrer,
je ne sais comment, jusque dans les mœurs de la foule. »
Quelque peu métaphysicien qu'il fût, il avait bien pénétré le sens
de certaines doctrines, et en particulier du panthéisme, et il expli-
quait parfaitement le secret de son empire dans le siècle où nous
vivons. Un des premiers, il a montré le lien étroit qui unit le pan-
théisme et l'esprit de démocratie exagéré. « On ne peut nier, disait-il
dans la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, publiée en
18Z|0, que le panthéisme n'ait fait de -grands progrès de nos jours. »
A peu près vers le même temps, un philosophe de profession, Théo-
dore Joufi'roy, disait au contraire que le panthéisme avait peu de
chances de succès dans les nations occidentales. Ici le pubficiste
voyait plus clair que le philosophe. Il était contre le panthéisme po-
litiquement. « Le grand péril des âges démocratiques, soyez-en sûr,
écrit Tocqueville, c'est la destruction ou l'afiaiblissement excessif des
parties du corps social en présence du tout. Tout ce qui relève de
nos jours Vidée de l'individu est sain; tout ce qui donne une exis-
tence à part à l'espèce et grandit la notion du genre est dangereux.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
L'esprit de nos contemporains court de lui-même de ce côté. La
doctrine* des réalistes, introduite dans le monde politique, pousse à
tous les excès de la démocratie : c'est elle qui facilite le despotisme,
la centi'alisation, le mépris des droits particuliers, la doctrine de la
nécessité, toutes les institutions qui permettent de fouler aux pieds
les hommes, et qui font de la nation tout, et des citoyens rien. » La
même pensée est fortement développée dans la seconde partie de la
Bémocratie en Amérique. C'est en se plaçant au même point de vue
qu'il attaque la doctrine du fatalisme historique, trop répandue à
cette époque, et défend contre elle l'idée de la responsabilité des na-
tions. «Une pareille doctrine, dit-il, est particulièrement dangereuse
à l'époque où nous sommes : nos contemporains ne sont que trop
enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d'eux se sent
borné de tous côtés par sa faiblesse; mais ils accordent encore vo-
lontiers de la force et de l'indépendance aux hommes réunis en corps
social. Il faut se garder d'obscurcir cette idée, car il s'agit de relever
les âmes, et non d'achever de les abattre. »
Sur un autre point, j'admire également la finesse de l'auteur,
mais je n'approuve pas autant sa conclusion. Il montre comment la
doctrine de l'intérêt bien entendu est conforme à l'esprit démocra-
tique. (( 11 n'y a pas de pouvoir sur la terre, dit-il, qui puisse em-
pêcher que l'égalité croissante des conditions ne porte l'esprit hu-
main vers la recherche de l'utile, et ne dispose chaque citoyen à se
resserrer en lui-même. » 11 y a en effet bien des raisons, et trop
longues à énumérer, pour qu'il en soit ainsi; je ne sais cependant
s'il faut dire : « La doctrine de l'intérêt bien entendu me semble la
mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps. C'est
principalement vers elle que l'esprit des moralistes de nos jours
doit se tourner. » Sans doute il est bon d'éclairer l'intérêt et de
montrer que le bien de tous peut se concilier avec le bien de cha-
cun; mais faut-il s'en tenir là et laisser aux siècles aristocratiques
l'honneur de parler des beautés de la vertu, tandis que nous ne par-
lerons que de ses avantages? Faut-il renoncer à dire que le mu-
tuel dévouement des hommes est noble et généreux, et se conten-
ter d'affirmer qu'il rapporte autant qu'il coûte? 11 semble qu'ici
l'auteur laisse un peu trop paraître son dédain pour les sociétés
démocratiques, puisqu'il les juge complètement incapables d'en-
tendre parler de la vertu d'une manière désintéressée. 11 semble
même qu'il n'est pas ici entièrement fidèle à sa doctrine, qui consiste
en toutes choses et partout à revendiquer la grandeur humaine.
Il dit avec raison : « Eclairez les hommes à tout prix, car je vois
approcher le temps où la liberté, la paix publique et l'ordre social
lui-même ne pourront se passer de lumières.» Est-il donc con-
ALEXIS DE TOCQLEVILLE. 129
traire aux lumières de cultiver la vertu pour elle-même, et d'obéir
au devoir, parce qu'il est le devoir? Ce serait une triste chute pour
l'humanité, et sans compensation, si, en passant des siècles aristo-
cratiques aux siècles démocratiques, il fallait renoncer à voir dans la
vertu autre chose qu'un égoïsme éclairé.
Il n'entre pas dans mon sujet d'examiner quelles étaient les pen-
sées intimes de Tocqueville sur la religion. Si nous en croyons un
juge éclairé en matière si délicate, « sa foi tenait peut-être de la
raison plus que du cœur. Il n'avait pas atteint cette sphère où la
religion ne nous laisse plus rien qui ne prenne sa forme et son ar-
deur. Ce fut la mort qui lui fit le don de l'amour. » On peut accepter
ce jugement du père Lacordaire. Dans sa jeunesse, Tocqueville avait
douté; mais il s'était arrêté dans le doute, et son esprit, curieux sur-
tout des choses politiques , semble avoir mis en réserve les vérités
révélées pour s'exercer en toute liberté sur le reste. C'était donc
principalement dans ses rapports avec la politique qu'il considérait
la religion : non qu'il fût de ces publicistes, comme Machiavel et
Hobbes, pour qui la religion n'est qu'un instrument de gouverne-
ment. Au contraire il y voyait un instrument et une garantie de li-
berté, le contre-poids le plus salutaire et le plus nécessaire aux
maux et aux périls de la démocratie. C'était là une de ses pensées
les plus persistantes et les plus invétérées. Il lui semblait que plus
l'homme s'accorde de liberté sur la terre, plus il doit s'enchaîner du
côté du ciel, qu'il est incapable de supporter à la fois une complète
indépendance religieuse et une entière liberté politique, enfin « que
s'il n'a pas de foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie. »
Quelque pénétré qu'il fût de la nécessité de cette alliance entre la
liberté et la religion, il ne se faisait aucune illusion sur les difficul-
tés qu'elle rencontrait de notre temps. Il voyait bien qu'en fait la
religion est souvent d'un côté, et la liberté d'un autre. C'était une
de ses grandes tristesses, et plus d'une fois, dans sa correspondance
avec M. de Corcelles, il se plaint de cette étrange contradiction.
C'est aussi sous l'empire de cette inquiète préoccupation qu'il adres-
sait à M. Albert de Broglie la question suivante, qui, de la part d'un
écrivain un peu suspect de libre pensée , ne laisserait pas de
passer pour indiscrète : « Pourquoi la religion chrétienne, qui, sous
tant de rapports, a amélioré l'individu et perfectionné l'espèce hu-
maine, a-t-elle exercé, surtout à sa naissance, si peu d'influence sur
la marche de la société? Pourquoi, à mesure que les hommes deve-
naient individuellement plus humains, plus justes, plus tempérans,
plus chastes, paraissaient- ils devenir chaque jour plus étrangers à
toutes les vertus publiques ? De telle sorte que la grande société na-
tionale semble plus corrompue, plus lâche, plus infirme dans le
TOME XXXIV. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
même teiiips où la petite société de la famille est mieux réglée!
Yous touchez à ce sujet en plus d'un endroit, jamais à fond, ce me
semble. Il mériterait, suivant moi, d'être traité à part, car enfin
nous ne prenons ni l'un ni l'autre au pied de la lettre, et comme
règle de morale publique, de rendre à César ce que nous lui de-
vons, sans examiner quel est César, et quel est le droit et la limite
de sa créance sur nous. Ce contraste, qui frappe dès les premiers
temps du christianisme, entre les vertus chrétiennes et ce que j'ai ap-
pelé les vertus publiques s'est souvent reproduit depuis. Il n'y en a
pas dans ce monde qui me paraisse plus difficile à expliquer. Dieu, et
après lui la religion qu'il nous a donnée, devant être comme le centre
auquel les vertus de toute espèce doivent aboutir, ou plutôt d'où elles
sortent aussi naturellement les unes que les autres, suivant les occa-
sions et les différentes conditions des hommes. Cette grande question
me semble digne de votre esprit, et celui-ci capable de la saisir et d'y
pénétrer. » C'est là un grand problème, trop grave peut-être, traité
ici en quelques mots, mais qui montre avec quelle pénétration hardie
Tocqueville abordait les questions les plus délicates ; peut-être la
demi-liberté qu'il s'accordait sur ces matières ne lui permettait-elle
pas de le sonder dans toute sa profondeur.
Quoi qu'il en soit, il nous semble que M. de Tocqueville pose
la question en termes bien absolus, lorsqu'il n'admet aucun milieu
entre la foi avec la liberté et l'incrédulité avec la servitude. Une
société peut exister sans être toute croyante, ni toute incrédule.
Il peut se faire entre la raison et la foi une lutte généreuse à
l'avantage de l'un et de l'autre. On se dispute les âmes, non plus
par la menace du bûcher, mais par la discussion, par la persuasion.
On se fait des conquêtes réciproques. Lorsque cela arrive, on crie
de part et d'autre à l'apostasie, à la défection; mais la plupart du
temps ces sortes de conversions naissent des vrais besoins de l'âme,
partagée entre le doute et la foi. Or cette situation, que l'on peut
déplorer au point de vue du salut des âmes, n'a rien qui rende im-
possible la liberté civile et politique. Si Tocqueville a exagéré une
pensée qui lui était chère, il faut reconnaître en même temps qu'il
avait le sentiment le plus juste, lorsqu'il demandait à la religion et
à l'église de s'unir à la liberté au lieu de la combattre, et à la
liberté de respecter la religion et l'église au nom de ses principes
mêmes; mais il est plus facile de réconcilier les idées que les inté-
rêts et les passions.
Si nous essayons de résumer cette analyse de l'œuvre accomplie
par M. de Tocqueville comme publiciste et comme pliilosophe, nous
reconnaissons qu'il a rendu à la politique un incontestable service en
lui restituant son caractère de science, qu'elle avait perdu presque
ALEXIS DE TOCQUEVILLE. 131
entièrement dans notre siècle. Depuis la révolution, les passions se
mêlaient sans cesse aux doctrines, et il était presque impossible de
séparer les écoles des partis. Tocqueville, au contraire, se plaçait à
une hauteur et dans un lointain où il n'était plus guère accessible
aux passions et aux préjugés. De là ce caractère de placidité noble
et de haut désintéressement qui a été si justement admiré dans son
grand ouvrage. Ce n'est pas qu'il fût indifférent aux choses de son
temps, car on sent dans tous ses écrits une émotion contenue qui
témoigne d'une âme vivement préoccupée; mais cette émotion, qui
lui donnait l'ardeur de la recherche, n'était pas assez violente pour
le dominer et l'aveugler. Il y a beaucoup d'analogie entre lui et
M. Jouffroy. L'inquiétude que celui-ci éprouvait sur la destinée hu-
maine, Tocqueville la ressentait pour la destinée des sociétés. L'un
et l'autre étaient intérieurement atteints d'une secrète mélancolie
devant les obscurités et les redoutables mystères de ce double pro-
blème; l'un et l'autre contenaient leur âme dans leurs écrits, et ne
laissaient paraître que la curiosité du vrai et la lente et patiente re-
cherche des faits humains. L'un aimait à se replier sur lui-même et
à surprendre dans l'intimité de la conscience les différences les plus
subtiles des faits intérieurs; l'autre portait un regard non moins at-
tentif sur les faits du dehors : il les démêlait avec le même plaisir,
avec la même finesse, avec la même sincérité. Dans le plaisir de la
recherche, ils oubliaient la passion qui les avait inspirés. De là, chez
l'un et chez l'autre, ce contraste d'un esprit si calme et si éclairé
et d'une âme si mélancolique, si inquiète et si émue.
Tocqueville a eu le goût des faits politiques dans un temps où la
plupart des esprits n'aimaient que les systèmes politiques : il appor-
tait à la recherche et à l'analyse de l'histoire positive la même ar-
deur et la même passion qu'Augustin Thierry et M. Guizot appli-
quaient à l'étude des origines du moyen âge, et Cuvier à l'histoire
des révolutions du globe. Les sociétés humaines, comme tous les ob-
jets de la nature, sont des phénomènes très complexes, qui ne peuvent
être la plupart du temps devinés à priori. Sans doute on peut bien
fonder une sorte de politique absolue en partant de l'idée de la na-
ture humaine et de la notion abstraite de l'état, et c'est par là seu-
lement qu'on arrive à la notion du droit et du devoir dans les so-
ciétés. Il ne faut pas dédaigner cette politique spéculative, et j'ai
fait remarquer qu'elle manque un peu trop dans les écrits de M. de
Tocqueville. Il n'en est pas moins vrai qu'il ne suffit pas de savoir
ce qui doit être , il faut encore observer ce qui est. Or c'est ici que
la richesse et la fécondité des faits humains dépassent toute prévi-
sion, et que les lois générales ne peuvent être découvertes que parles
mêmes procédés qu'on emploie dans les sciences naturelles, l'obser;^
132 REVUE DES DEUX MONDES.
vation et l'expérience, avec cette différence que dans les sciences de
la nature c'est le savant qui expérimente, tandis que dans les sciences
politiques c'est la société elle-même qui très souvent accomplit des
expériences pour l'instruction des savans. C'est ce qui a lieu surtout
dans les temps modernes. Lorsque les esprits aventureux ont jeté
en avant quelques hypothèses, les sociétés se mettent à les vérifier
sur elles-mêmes. Fidèles aux règles prescrites par Bacon, elles va-
rient l'expérience, la transportent, la renversent, la prolongent ou
la suspendent; procédant par exclusion et élimination, elles re-
jettent tantôt un élément, tantôt un autre, souvent même elles s'a-
bandonnent à ce que Bacon appelle les hasards de l'expérience,
sortes e.rjJerimenli , comme pour voir ce qui en arrivera. Les publi-
cistes recueillent les résultats de ces expériences si bien préparées;
ils constatent et comparent les faits : ils en forment des lois. Voilà
la politique expérimentale telle que Tocqueville l'a comprise et l'a
conçue.
Cette manière d'entendre la politique pourrait avoir des inconvé-
niens entre les mains d'un esprit corrompu, comme Machiavel, ou
un peu trop indifïerent, comme Aristote et quelquefois Montesquieu,
car, en se contentant d'observer comment les hommes agissent, on
peut oublier comment ils devraient agir, et prendre leur conduite
habituelle pour règle et pour mesure du juste et du droit. Que faut-
il pourtant conclure de Là? C'est que la politique ne se suffit pas à elle-
même, et qu'elle doit reposer sur le droit naturel et sur la morale;
c'est ce que pensait M. de Tocqueville. « Sa visée, dit-il en parlant
de Platon, qui consiste à introduire le plus possible la morale dans
la politique, est admirable. » Pénétré de ce principe, quoiqu'il ne
fût lui-même qu'un publiciste observateur, il n'est jamais indiffé-
rent entre le bien et le mal, et il apportait dans la politique un es-
prit de haute moralité qu'il n'aurait jamais trouvé par la politique
seule. Toutefois, s'il ne faut pas conclure de ce que font les hommes
à ce qu'ils doivent faire, il ne faut pas conclure davantage de ce qu'ils
doivent faire à ce qu'ils feront en réalité. Il reste donc toujours à
examiner comment les choses se passent , et ce qui advient des
principes abstraits, lorsqu'ils sont réalisés par les hommes et parmi
les hommes. C'est ici que la politique spéculative est en défaut et
qu'elle doit appeler à son secours la politique expérimentale.
Si l'on cherche maintenant à quelle conclusion la méthode pré-
cédente a conduit M. de Tocqueville, on verra qu'en dehors des
vues particulières, qui sont très nombreuses dans ses écrits, il a
mis en pleine lumière cette loi aperçue par quelques auteurs, mais
que nul n'avait encore développée comme lui. « Le plus grand péril
des démocraties, c'est l'affaiblissement et la ruine de l'individualité
ALEXIS DE TOCQUE VILLE. 133
humaine: » d'où il tire cette règle pratique : « tout ce qui relève l'in-
dividu est sain. » Sa morale était conforme à sa politique. C'était la
morale stoïcienne, la morale de l'eflbrt et de la volonté. Elle a inspiré
ces belles maximes éparses dans sa correspondance : « en toutes
choses, il faut viser à la perfection; — ce monde appartient à l'éner-
gie; — la grande maladie de l'âme, c'est le froid. » Sa vie même
était une confirmation de ses doctrines : c'était une nature noble et
haute, admirablement sincère, ayant toujours devant les yeux la
grandeur morale : c'était une personne, une âme, un caractère.
Comme les écoles et les partis n'aiment guère plus que les gou-
vernemens qu'on leur dise leurs vérités, les démocrates ont tou-
jours tenu M. de Tocqueville en défiance et ne l'ont jamais considéré
comme un des leurs. Homme des anciennes races, il se mêlait de
trouver à redire à l'idole du siècle; il ne pensait pas que le peuple
fût nécessairement parfait, irréprochable, infaillible; il pensait que,
tout en développant la démocratie d'un certain côté, il était urgent
en même temps de la tempérer, de la surveiller et de la retenir; il
accusait enfin la démocratie de répandre partout un esprit d'unifor-
mité, de médiocrité et de servitude. Toutes ces hérésies devaient
souverainement déplaire à une école très intolérante et très passion-
née. Et cependant M. de, Tocqueville est certainement un des amis
les plus sérieux, les plus éclairés, les plus sincères que la démocratie
ait eus de notre temps. Sans doute il était cruel à une cause qui s'é-
tait toujours confondue avec celle de la liberté de s'entendre dire,
et cela sans passion et même avec bienveillance, qu'elle portait la
servitude dans son sein, qu'il lui fallait lutter contre ses plus vio-
lens instincts pour rester libre. Cet avertissement cependant est le
salut de la démocratie : c'est pour favoir méconnu dans la bouche
de tous les sages qu'elle a toujours succombé sous les périls du de-
hors ou les périls du dedans. Il est digne de la démocratie mo-
derne, qui se croit la loi future de l'humanité, d'éviter les écueils où
ont échoué Athènes et Florence. Ce n'est pas parce qu'elle s'étendra
sur un plus grand espace et s'apphquera, non plus à de petites cités,
mais à de grands peuples, que la démocratie verra ses périls dimi-
nuer : ils ne peuvent que croître avec son empire. Si elle parvient
à se persuader de ces vérités et à se corriger de ses principaux vices,
elle devra de la reconnaissance à M. de Tocqueville comme à l'un de
ces maîtres sévères que l'on maudit dans l'enfance et qu'on honore
avec gratitude à l'âge de l'expérience et de la maturité.
Paul Janet.
LE
BARREAU MODERNE
SA CONSTITUTION ET SES FRANCHISES
Le Ministère publie et le Barreau, leurs Droits et leurs Rapports, avec une introduction de
M. Berryer; Paris 1860. — De la Justice et des Avocats en Bavière et en Allemagne, traduit de
l'allemand par MM, Becker et Bonneville de Marsangy ; Paris 1861. — Travaux récens sur
l'histoire du barreau, de MM. Egger, Grellet-Dumazeau, etc.
11 y a une année à peine, à l'occasion d'un incident d'audience,
s'élevait une question de prérogative qui agita vivement le monde
judiciaire. Cette question se posait entre la magistrature et le bar-
reau, ou plutôt entre l'accusation et la défense. Il ne s'agissait ni
de hiérarchie ni d'étiquette : dans un tel ordre d'idées, que la
magistrature occupe un rang plus élevé que le barreau, cela im-
porte peu; mais dans une société réglée il importera toujours de
connaître avec certitude les droits de l'accusateur et ceux de l'ac-
cusé, de savoir si l'organe du ministère public est placé vis-à-vis
du barreau dans une condition marquée de supériorité devant la
justice ou si l'un et l'autre doivent s'y mesurer à armes égales. Or
telle était la question soulevée, et l'on peut dire qu'elle était d'un
intérêt considérable, car elle touche à la liberté de la défense et en
même temps à l'une de nos plus belles institutions, l'organisation
judiciaire, si étroitement liée à celle du barreau. Que demandait la
magistrature ou tout au moins une partie de la magistrature dans
ce conflit? Que l'on donnât à l'organe de l'accusation comme un
LE BARREAU MODERNE. 135
cachet d'inviolabilité : chargé, disait-on, de porter la parole au nom
de la société, il lui faut plus d'autorité qu'à la défense dans l'œuvre
de la justice, où il représente des intérêts d'un ordre supérieur.
Cette prétention était de nature à émouvoir le barreau; il la com-
battit aussitôt qu'elle se manifesta ouvertement, et opposa ses droits
à ceux de l'accusation avec une certaine vigueur.
Aujourd'hui l'incident judiciaire est vidé, mais l'opinion publique
est restée saisie de la question. Dans la période de calme qui a
suivi l'orage, il était bon qu'une voix autorisée se fît entendre; un
des membres les plus éminens du barreau français, M. Berryer, a
pris la parole et donné son opinion. Il a vu un danger, et un dan-
ger des plus graves , dans la manière dont on entendait envisager
les rapports du ministère public et du barreau : il a voulu relever
le barreau, nous ne dirons pas à ses propres yeux, cela était inu-
tile, mais aux yeux de la magistrature et du public, et il l'a fait avec
un grand éclat de langage, une grande richesse d'aperçus. La pu-
blication de ce rapide écrit de M. Berryer, qui sert d'introduction
à la savante monographie sur le même sujet d'un auteur qui a mo-
destement gardé l'anonyme, a fait sensation en France et ailleurs;
on a compris que mesurer les droits de l'accusation et ceux de la
défense, c'était en définitive mettre en présence l'individu et la so-
ciété, la liberté de chacun et la sécurité de tous. Or les problèmes
de ce genre ne connaissent point de frontières; ils intéressent au
même degré tous les citoyens, tous les états et tous les peuples, ils
auront toujours le privilège de frapper vivement les esprits par la
vertu de cette rapide intuition qui voit le péril pour tous là où le
droit d'un seul est contestable ou contesté.
Mous avons pensé qu'il n'était point inutile de ramener un mo-
ment l'attention sur un débat qui veut une solution, et que, même
après ce qui a été dit et si bien dit, il nous serait encore permis
d'insister sur un point d'une importance particulière, et qui peut-
être n'a pas été mis suffisamment en relief. — Le droit de la dé-
fense, a-t-on dit, doit être égal à celui de l'accusation; devant les
tribunaux de répression, le ministère public et l'avocat doivent être
placés au même niveau, sur le même terrain. — Soit; mais ce droit
de la défense, où le prenez- vous? ce noble ministère de l'avocat,
quelle en est la source ? Descend-il des faveurs de la loi ? Alors, pour
le définir, il suffît de consulter les textes; c'est l'œuvre du juriscon-
sulte. — Au contraire, faut-il, pour le connaître, remonter à ces
grands principes qui nous régissent parfois sans être inscrits dans
nos codes? C'est là plutôt l'œuvre du publiciste, et si elle est plus
difficile, en revanche elle ouvre à la question des aspects infiniment
plus larges, elle peut conduire à une solution beaucoup plus radicale,
136 REVUE DES DEUX MONDES.
puisqu'elle placerait le droit de la défense au-dessus des lois, au-
dessus des constitutions politiques et judiciaires de tout pays. Cela
vaut donc la peine d'être examiné. La question, au surplus, vient à
son heure et peut trouver plus d'un éclaircissement dans de récentes
publications. En même temps qu'un studieux magistrat, M. Grellet-
Dumazeau, essayait de faire revivre les mœurs et les institutions du
barreau romain, un savant helléniste, M. Egger, recherchait si la
société athénienne a connu de véritables avocats. Il convient d'au-
tant mieux de s'arrêter sur cet important sujet qu'un mouvement
très sensible s'est manifesté du côté du barreau dans les pays où,
moins heureux qu'en France, il n'a point encore sa constitution
et son autonomie. Les divers états de l'Allemagne réclament in-
stamment une meilleure organisation judiciaire, et les mêmes be-
soins appellent les mêmes vœux en Autriche et en Russie. Là aussi
se pose la question de savoir ce qu'est au juste le droit de la défense,
et le barreau commence à se demander s'il doit relever de lui-même
ou du gouvernement.
Le but de cette étude serait de caractériser le droit de la défense
judiciaire et, avant tout, d'en rechercher l'origine : cela est néces-
saire en présence des erreurs qui à cet égard se sont accréditées et
tendent à prévaloir. Il faudrait examiner d'abord à quelles condi-
tions ce droit peut s'exercer au milieu des institutions d'un grand
pays, comment il s'est exercé, comment il s'exerce dans différens
états; on verrait ensuite quelles vicissitudes a subies le barreau fran-
çais avant d'arriver à sa constitution actuelle, une des meilleures qui
existent malgré ses imperfections. C'est alors seulement que vien-
dra la question de prérogative récemment soulevée, et peut-être au-
rons-nous réussi à démontrer que le chemin le plus long est encore
le plus court pour arriver à résoudre cette grave question d'une ma-
nière pleinement satisfaisante.
I.
La première page de l'histoire du barreau est encore à écrire.
D'où vient cette institution? quelle en fut l'origine? La doit-on à la
Grèce ou à Rome ? Les écrivains ont généralement pris pour point
de départ de leurs recherches le barreau romain, et ce barreau, ils
l'ont fait descendre du patronat comme de sa source naturelle.
C'était méconnaître le caractère de deux institutions à la fois. Qu'é-
tait-ce donc que le patronat, si ce n'est un des attributs de la féoda-
lité dans la formation de la société romaine? Après Niebuhr et Mi-
chelet, on ne saurait douter qu'il n'y eût quelque chose de féodal,
dans une société où le peuple avait été divisé en patriciens et en plé-
LE BARREAU MODERNE. 137
béiens, et où le plébéien s'était fait le colon, le client du patricien
devenu son patron. Or jusqu'à ce jour la féodalité n'a guère enfanté
d'institutions libérales dans aucun pays. Ce qu'on a pris pour la dé-
fense naturelle et spontanée des colons ou cliens n'était que l'exé-
cution d'un contrat qui livrait les cliens aux patrons, et mettait
ceux-ci dans la nécessité de défendre leurs cliens quand ils étaient
poursuivis ou attaqués, à peu près comme on défend sa propriété.
Nous avons eu en France un barreau de ce genre : le serf de la
glèbe et le vilain avaient également un défenseur naturel dans le
seigneur terrien ou haut justicier; mais nous ne sachons pas que ce
barreau seigneurial ait laissé les populations très reconnaissantes.
M. Grellet-Dumazeau a donc bien fait de répudier pour le barreau
romain cette fausse origine, de nous montrer le patronat sous son
véritable aspect, c'est-à-dire comme une institution féodale à peu
près semblable à celle qui a pesé sur la société française jusqu'à l'af-
franchissement des communes.
Mais où trouver les commencemens du barreau, et à quelles con-
clusions M. Grellet-Dumazeau est-il arrivé lui-même dans ses re-
cherches? Selon lui, a l'origine du ministère de l'avocat est proba-
blement contemporaine du premier procès et du premier tribunal. )>
Si cette manière de voir est juste, on doit retrouver le ministère de
l'avocat partout où il existe des procès et des tribunaux, ce qui re-
vient à dire que ce ministère a du s'exercer de tout temps et doit
exister chez tous les peuples. Est-il en effet une contrée au monde
où les hommes soient en paix avec la société ou avec eux-mêmes,
et où personnes et biens ne soient à défendre devant les tribunaux ?
Cette heureuse contrée a-t-elle jamais existé? Non sans doute, et
pourtant, si tous les pays ont eu des procès, tous n'ont pas eu d'a-
vocats. Il existait, dit-on, des avocats dans les forêts de la Ger-
manie; mais de nos jours on en chercherait vainement en Turquie,
et l'empire ottoman a des tribunaux. L'opinion de M. Grellet-Duma-
zeau serait mise en défaut par bien d'autres exemples, et, malgré
la faveur dont elle jouit auprès des écrivains juristes, nous ne sau-
rions l'admettre. Il nous semble qu'on n'a pas assez remarqué jus-
qu'à présent ce qu'est en soi le droit de la défense et à quelles con-
ditions il lui est donné de se produire au milieu des institutions d'un
pays. Là était, selon nous, le point de départ de toute investigation
et de tout examen en cette matière. Il convient de s'y arrêter un
instant.
L'attention s'est portée sur le droit de la défense dans deux cir-
constances notables, — au moment où l'on rétablissait en France
la procédure secrète, — puis à l'époque où l'on venait de la suppri-
mer pour toujours. En 1670 et en 1790, deux hommes différem-
138 REVUE DES DEUX MONDES.
ment célèbres , un grand magistrat et un fougueux tribun , firent
entendre la même protestation, et c'est à eux qu'on doit la véritable
définition de ce droit. L'ordonnance de Villers-Gotterets de 1539,
œuvre du chancelier Poyet, privait les accusés du droit de se faire
défendre par un avocat, et avait introduit la procédure secrète dans
nos lois criminelles; mais le principe de la défense avait été plus
fort que les textes, et les juges, plus humains que la loi, avaient
permis à l'accusé de communiquer avec un avocat. Lorsqu'on 1670
fut révisée en France la procédure criminelle, le président de La-
moignon s'éleva contre le huis clos de la procédure et plaida cha-
leureusement la cause des accusés. « Ce conseil, dit-il, qu'on a
accoutumé de donner aux accusés n'est point un privilège accordé
par les ordonnances ni par les lois, c'est une liberté acquise par le
droit naturel, qui est plus ancien que toutes les lois humaines. »
La protestation, hélas! fut impuissante, et l'ordonnance de 1670,
complétant l'œuvre inique du chancelier Poyet, priva l'accusé du
secours de la défense, même dans les causes capitales. De ce dé-
bat n'était pas moins sorti un mot puissant, une grande vérité
qu'en 1790 l'assemblée constituante devait relever dans ce ma-
gnifique langage : <( A qui appartient le droit de défendre les ci-
toyens? Aux citoyens eux-mêmes, ou à ceux en qui ils ont mis
leur confiance. Ce droit est fondé sur les premiers principes de la
raison et de la justice; il n'est autre chose que le droit essentiel
et imprescriptible de la défense naturelle. S'il ne m'est pas per-
mis de défendre mon honneur, ma vie, ma liberté, ma fortune par
moi-même quand je le veux et quand je le puis, et, dans le cas où
je n'en ai pas les moyens, par l'organe de celui que je regarde
comme le plus éclairé, le plus vertueux, le plus humain, le plus at-
taché à mes intérêts, alors vous violez à la fois et cette loi sacrée de
la nature et de la justice et toutes les notions de l'ordre social. » Qui
donc parlait ainsi? qui donc démontrait si bien la nature et l'im-
prescriptibilité du droit de la défense? L'orateur qui s'exprimait en
ces termes était Maximilien Robespierre. Tant pis pour Merlin, tant
pis pour Tronchet, Demeuniers, Thouret, et tant d'autres qui étaient
là et qui, pouvant dire ces choses, proclamer ces vérités avec plus
d'autorité sans doute, ne l'ont point fait ; tant pis même pour d' Agues-
seau, qui, dans sa splendide apologie du barreau, n'a point eu ce
trait de lumière et n'a pas aperçu la solide base qu'on devait donner
à cette institution.
Le droit de la défense est donc un droit naturel et dès lors im-
prescriptible, et ce droit, c'est le barreau qui en est le dépositaire
et le gardien. Voilà ce qu'il importait de constater. Et qu'on ne dise
pas que cela n'est écrit dans aucune loi, dans aucune constitution ;
LE BARREAU MODERNE. 139
autant vaudrait dire que ce qui n'est point écrit dans les lois et
les constitutions est sans valeur. Les droits naturels ont traversé
les siècles sans codes et sans chartes : en sont-ils moins certains?
Placé à cette hauteur et envisagé à ce point de vue, le barreau n'est
point une institution précaire émanant des volontés de la loi, mais
une institution nécessaire dérivant du droit naturel, et qui a pour
condition souveraine l'indépendance. Sans indépendance, pas de
barreau : dès qu'il peut être asservi, le barreau n'existe plus; inti-
mement lié au droit sacré de la défense, avec lui meurt ce droit
quand il n'est plus libre. Voulez -vous savoir s'il existe un bar-
reau, des avocats dans un pays : ne recherchez pas si ce pays pos-
sède ou non des tribunaux; voyez seulement à quel régime il est
soumis. Là où règne le despotisme, c'est-à-dire la raison du plus
fort, le droit naturel de la défense est méconnu et le ministère de
l'avocat devient impossible; il est dans l'ordre des choses qu'il soit
rabaissé, molesté, proscrit enfin. A cet égard, qu'importe l'âge des
peuples? 11 est des nations qui ont eu des avocats à leur formation
même, parce qu'elles jouissaient d'institutions libérales; il en est
qui comptent presque autant d'années que les pyramides, et n'en
ont pas. On peut affirmer par exemple sans trop de hardiesse qu'à
Thèbes et à Lacédémone le barreau devait être à peu près inconnu.
Dans son livre sur les orateurs, Cicéron a lui-même fait cette re-
marque. « Le goût de l'éloquence, dit-il, n'était point commun à la
Grèce entière; c'était un heureux attribut du peuple athénien. Qui
peut dire en effet qu'il ait existé dans ce temps-là un orateur d'Ar-
gos, de Gorinthe ou de Thèbes, si ce n'est Épaminondas, homme as-
sez éclairé pour qu'on lui suppose quelque talent en ce genre? Quant
à Lacédémone, je n'ai pas entendu dire que jusqu'à ce jour elle en
ait produit un seul. » Cicéron ne remonte point à la cause du fait
qu'il signale; mais observez qu'il ne trouve d'orateurs que là où le
peuple jouissait véritablement d'institutions libérales, c'est-à-dire à
Athènes, cette terre classique du gouvernement libre. Argos, Thèbes,
Gorinthe et Lacédémone vivaient plus ou moins sous le despotisme;
la liberté n'y fut jamais que de passage.
L'auteur d'un mémoire dont nous avons déjà indiqué l'objet,
M. Egger, a pensé néanmoins qu'Athènes n'avait pas eu de véri-
tables avocats. Qu'il lui ait manqué un barreau organisé et perfec-
tionné comme le nôtre, cela peut être. La république athénienne eut
ses rêves, et l'un de ces rêves avait été que le peuple possédât tous
les talens, toutes les vertus, qu'il fût tout à la fois guerrier, magis-
trat, orateur et homme d'état. Le droit de la libre défense était le
premier des droits, mais chacun, dit M. Egger, devait l'exercer soi-
même ; nous verrons renaître cette idée en 1789. La force des choses
liO REVUE DES DEUX MONDES.
amena bientôt à Athènes des sophistes et des rhéteurs, espèce de
barreau muet qui composa des plaidoyers pour le peuple. Ce bar-
reau cachait son intervention, et empruntait autant que possible le
langage du plaideur. Vaine supercherie : le plaideur ne sut même
pas débiter ce qu'on avait écrit pour lui, et du temps d'Aristophane
cette coutume était déjà en plein discrédit. Le satirique des Guêpes
put s'en moquer et traduire sur la scène ce pauvre artisan qui jour
et nuit répète le plaidoyer du rhéteur qu'il doit improviser devant
ses juges. Les rhéteurs devinrent donc des avocats, et comment re-
fuser ce titre à Eschine et à Démosthènes ? Ils ont certainement plaidé
pour autrui, on le voit par quelques-uns de leurs discours; mais
nous sommes loin d'avoir tous les plaidoyers qu'ils ont pu faire.
D'ailleurs à Rome, qui a si souvent copié Athènes, on aperçoit de
bonne heure un véritable barreau, et il est permis de supposer que
c'est à la Grèce qu'avait été empruntée l'institution telle que la tra-
dition, à défaut de lois, l'avait transmise.
Dans les états modernes, que voyons-nous? Un barreau là seule-
ment où la liberté existe. Et que de nuances se révèlent ici d'un
état à l'autre! Les Turcs, avons-nous dit, n'ont point d'avocats; en
eurent-ils jamais? Non, car le mot n'est même pas dans leur langue.
Lorsque, vers la fin du xvii'^ siècle, le chevalier Chardin fit un voyage
en Perse, il fut assez surpris de la manière dont s'y rendait la jus-
tice civile.' La procédure, il est vrai, était des plus simples : celui
qui voulait intenter un procès présentait requête au juge ; un des
valets de celui-ci, muni de son autorisation, faisait office de ser-
gent et allait chercher la partie adverse. S'agissait-il de gens de
condition, le juge les faisait asseoir près de lui; les gens du peuple
restaient debout. Chacun plaidait sa cause sans conseil et sans avo-
cat, ce qui se faisait d'ordinaire avec un tel bruit que le juge,
étourdi, prenait sa tête dans ses mains et criait de toutes ses forces
aux plaideurs : gaugnumicoiiri (vous mâchez de l'ordure). « Quand
ce sont des gens tout à fait de néant qu'on ne saurait faire taire,
ajoute le chevalier Chardin, le juge ordonne qu'on les frappe, ce que
fait sur-le-champ le valet qui a assigné les parties, lequel leur donne
à chacun un coup de poing sur le chignon du cou et sur le dos. »
Cet état de choses n'a pas changé; il n'existe point encore d'avocats
en Perse; les derniers historiens de ce pays assurent que la police
des audiences y est toujours maintenue par la force du bâton , et
que si les frais de procès sont peu considérables, en revanche les
plaideurs dépensent beaucoup d'argent pour acheter les juges.
En Autriche, le formalisme a placé l'œuvre de la justice dans les
conditions d'un véritable mouvement de peloton: la théorie des
preuves devant les tribunaux a quelque chose d'algébrique. Pour
i
LE BARREAU MODERNE. liil
constituer une preuve complète , on énumère vingt conditions dif-
férentes; au-dessous de ce point culminant de la vérité judiciaire
se trouve placée une série de demi-preuves, de deuxièmes demi-
preuves, dont le mécanisme paraît assez compliqué. « Cinq combi-
naisons de moyens de preuves, dit le professeur Beidtel, constituent
une première demi-preuve; pour faire une deuxième demi-preuve,
il n'y a que le serment supplétif, un témoin douteux ou un témoin
reprochable. Au-dessous d'une demi-preuve, il y a les présomp-
tions, qui ne sont pas fondées dans la loi. » C'est là un grand ob-
stacle pour la libre défense, et, il faut le dire, pour la recherche de
la vérité ; le formalisme enserre la justice et ne lui permet aucun
mouvement spontané. En outre la procédure est secrète dans les
affaires civiles ; au criminel , la publicité des débats est admise de-
puis quelques années, mais d'une manière fort restreinte, et seu-
lement, comme on dit, pour les gens comme il faut, ce qui signifie
qu'elle est abandonnée au pouvoir discrétionnaire du juge. Quant
aux avocats, ce sont de véritables fonctionnaires, en nombre limité,
commissionnés et patentés par le gouvernement.
La même situation est faite au barreau dans la Bavière et dans toute
l'Allemagne. La profession d'avocat est ici plus ou moins doublée
de celle de l'avoué, du notaire, de l'huissier ou de l'agent d'affaires,
suivant les localités. En Bavière et dans le Wurtemberg, l'avocat
postule et plaide; il s'occupe des affiches de ventes forcées, dresse
des protêts de lettres de change, etc. En Saxe, il a, comme le no-
taire, le privilège de certains protocoles, et pour ses émolumens il
est soumis à la taxe. Dans tous ces pays, l'institution du barreau est
détournée de^a mission. Et que peut-on attendre d'une institution
ainsi dénaturée? Il faut le demander à un respectable magistrat,
M. Zink, président de chambre à la cour suprême du royaume de
Bavière. Dans l'ouvrage qu'il vient de publier sur la justice et les
avocats en Bavicre et en Allemagne, il nous fait cette triste révé-
lation : « A peine descendus (les avocats) dans l'arène judiciaire,
tous les bons sentimens, dit-il, s'évanouissent ; l'amour de la vérité,
la conscience, la raison, la franchise, la bonne foi, tout disparaît.
Ils se tiennent absolument pour dégagés, en exerçant leur profes-
sion d'avocat, de toute honnêteté dans la procédure, et c'est sans la
plus légère émotion, sans le moindre scrupule, qu'ils mentent, trou-
vant pour excuse les vieux us et coutumes. » Faut-il s'en prendre aux
hommes? Oui sans doute, mais beaucoup moins aux hommes encore
qu'aux institutions du pays, qui ont dégradé à ce point le barreau
après l'avoir asservi.
La Prusse est-elle dans de meilleures conditions? En 18^7, des
lois ont amélioré l'organisation judiciaire, et le barreau, rayé du
lll'l REVUE DES DEUX MONDES.
code en 1781 par Frédéric le Grand, a reconquis une certaine in-
fluence devant les tribunaux; mais l'avocat prussien relève encore
du gouvernement, dont il tient sa nomination, et n'a vraiment pas
r indépendance nécessaire à sa profession. Dans la majeure partie
du territoire prussien, il est considéré plutôt comme une espèce de
procureur que comme un véritable avocat. — Qu'on passe de l'Alle-
magne à la Russie, on y trouvera l'exemple 'le plus complet de l'a-
néantissement du barreau; les avocats russes sont désignés, et en
petit nombre, auprès des tribunaux par le gouvernement; ils n'ont
d'ailleurs jamais à parler en public : au civil et au criminel, la pro-
cédure est secrète, et questions de fortune, questions de vie ou de
liberté, tout se décide dans le plus strict huis clos. Ce trait particu-
lier des institutions russes paraît avoir échappé à M. de Custine. II
rapporte toutefois qu'à l'époque de son voyage en Russie on y ra-
contait avec admiration qu'un obscur particulier avait gagné un pro-
cès contre de grands seigneurs; il en concluait que l'équité devait
être une assez rare exception dans ce pays. Si la nation russe a des
tribunaux, « elle n'a pas encore de justice, » disait-il. On peut ajou-
ter aujourd'hui qu'elle n'a pas encore de véritables avocats, et l'on
ne saurait s'en étonner; les avocats peuvent-ils être autre chose que
des scribes là où le droit de propriété et la liberté civile n'existent
que sous le bon plaisir de l'état?
Si maintenant on observe la Belgique et l'Angleterre, le tableau
change, et alors commence la contre-épreuve de notre observation.
Dans ces pays de liberté , non-seulement on trouve des avocats à
tous les degrés de juridiction , mais le barreau y est en possession
de toutes ses franchises. Les institutions anglaises sont assez con-
nues; là, aucune crainte pour l'accusé : tout ce qui le concerne se
fait au grand jour; depuis le premier moment de son arrestation jus-
qu'au jugement, le public est admis à tous ses interrogatoires, à
tous les actes de la procédure. Si un oflicier de police s'écartait de
la loi, si un juge cachait quelque prévention particulière, en tout
état de cause le prévenu ou l'accusé peut réclamer la protection des
lois; il peut appeler des conseils, des avocats, il peut même appeler
à son secours ceux qui sont présens à son interrogatoire, invoquer
leur témoignage et implorer leur assistance. Sur l'œuvre de la jus-
tice se répand le bienfaisant éclat de la publicité, et aucun abus
d'autorité n'échapperait à la presse anglaise. Avec de pareilles insti-
tutions, on sent combien est favorisé le rôle de l'avocat. Le barreau
est donc librement constitué en Angleterre; il est ouvert à tous les
talens, à toutes les classes de la société, et ne relève que de lui-
même; il a son tableau, sa police intérieure, et comme dans tous les
pays où le droit de la défense est en honneur, il fournit des orateurs
LE BARREAU MODERNE. 143
aux chambres législatives, des magistrats et des hommes d'état au
gouvernement. — Le barreau anglais a été, nous le savons, l'objet
d'assez vives critiques. On a prétendu que les jeunes gens n'y étaient
point préparés par des études suffisantes, et que le stage forcé de
trois années était plutôt marqué par les dîners périodiques de Temple-
Bar que par une application sérieuse aux affaires. On a fait remar-
quer en outre que les abords de la carrière, libres en principe, étaient
rendus difficiles comme à plaisir par les nécessités de luxe et de dé-
pense qui sont imposées même à l'avocat stagiaire. Quant à l'avocat
qui, ayant franchi le stage, est admis par le comité au nombre des
barristers^ c'est-à-dire des avocats inscrits, il semble que ses efforts
tendent moins à devenir un orateur disert, un savant légiste, qu'à
passer pour un gentleman accompli. — Ce portrait est-il bien celui de
l'avocat anglais, et le juger ainsi, n'est-ce pas le voir avec nos pré-
jugés et nos habitudes? S'il est vrai que l'avocat français recherche
plus volontiers le silence du cabinet, l'avocat anglais semble tenir
de l'avocat romain, qui savait être à la fois sénateur, augure et sol-
dat, et pouvait suffire à tous ces emplois, répondre à toutes les né-
cessités de cette vie agitée et remplie. Les dîners de Temple-Bar
ne sont en Angleterre que le souvenir ou le reste d'un ancien usage :
le stage se comptait par les dîners qui avaient eu lieu dans les salles
du collège, parce que l'assiduité aux audiences exigeait que les repas
fussent pris dans l'enceinte même où se tenaient les assises, pen-
dant le terme de la session, tandis qu'en France l'assiduité est con-
statée par la signature des stagiaires déposée sur un registre, ou par
tout autre moyen de contrôle laissé à l'appréciation du conseil de
l'ordre. Par sa tenue et ses habitudes, l'avocat français est presque
un magistrat : les barristers sont des hommes du monde ; mais qu'im-
porte si l'étude des affaires y trouve son compte et si le plaideur est
satisfait? L'organisation judiciaire dans la Grande-Bretagne paraît
d'ailleurs beaucoup moins exiger de l'homme de cabinet; les affaires
s'instruisent en grande partie à l'audience, et les débats publics, la
composition du tribunal, formé de jurés et de magistrats, l'immense
retentissement de la presse, offrent à l'œuvre de la justice de sé-
rieuses garanties. Ce qu'il importe surtout de constater en Angle-
terre, c'est l'alliance du barreau et de la liberté. Guidé par le prin-
cipe que nous avons posé tout d'abord, nous avons interrogé le pays
des libertés par excellence, et la, réponse est bien ce qu'elle devait
être, ce que nous désirions qu'elle fût. Le barreau anglais nous mon-
tre Erskine, et cela suffit : là où l'on a le droit de tout dire, la liberté
publique ne court aucun péril. A ce barrister qui vous paraît un peu
trop mêlé au brillant et superficiel mouvement de la vie , allez dire
qu'un citoyen est arrêté préventivement, qu'arraché à sa famille, il
Ihh REVUE DES DEUX MONDES.
a été jeté dans un cachot, et que peut-être, par mesure adminis-
trative, il sera transporté dans une colonie sans procédure et sans
jugement... Aussitôt vous verrez à l'œuvre cet homme du monde:
vous l'entendrez à la barre des tribunaux, dans la presse, à la tri-
bune, dans les salons même, cette-autre puissance dans un pays libre,
et vous saurez alors ce qu'il y aurait de force et de vitalité dans le
barreau anglais, si la main du pouvoir venait à frapper quelqu'un
dans l'ombre.
Ainsi ramené à son principe , le barreau doit être étudié mainte-
nant dans sa constitution particulière. Il n'est pas sans intérêt de
connaître les conditions nécessaires de son existence , et de savoir
par quels efforts, après quelles vicissitudes , il est parvenu à sauve-
garder ses franchises et à se constituer en France tel qu'il est au-
jourd'hui.
II.
On a dit, après un grand magistrat, que l'avocat est trop obscur
pour avoir des protégés, trop fier pour avoir des protecteui^s. Dans
cette réflexion, dont on a fait une espèce de maxime, la fierté est de
trop : si l'avocat n'a point de protecteurs, c'est que nul ne saurait
le protéger. Quel est son devoir? Défendre. De quelle protection
a-t-il besoin pour cela? Une seule chose lui est nécessaire, l'indé-
pendance; mais cette indépendance, où peut-il la trouver? Dans la
constitution de cet ordre que d'Aguesseau disait être aussi ancien
que la magistrature, ce qui n'est point absolument exact, ainsi qu'on
vient de le voir, et aussi nécessaire que la justice, ce qui est incon-
testable. Nous disons ordre, et non corporation : c'est qu'en effet les
corporations, nous l'avons démontré ici même (1), sont des ci'éations
de la loi, qui leur donne la vie, mais peut aussi la leur ôter. C'est
la loi qui fait les congrégations, les collèges, les établissemens pu-
blics, tels que les hospices, les fabriques d'église, et les autorise à
subsister dans l'état. Le barreau, ayant sa source dans le droit na-
turel, supérieur à la loi elle-même, ne saurait s'accommoder de
cette existence précaire, subordonnée, révocable. Gela ne veut pas
dire que le barreau ne peut pas être comprimé, anéanti par une loi :
une loi, juste ou injuste, veut être obéie; Napoléon comprima l'ordre
des avocats; le grand Frédéric avait trouvé bon de le supprimer.
Gela veut dire que la blessure faite au droit naturel dans l'institu-
tion du barreau n'est jamais mortelle : la loi passe un jour, et le
barreau renaît par la force des choses. Tel est le secret de sa lon-
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier et du ib avril 1859.
LE BzVRREAU MODERNE. 1^5
gévité. Quant à celui de son indépendance, il est dans la constitution
de cet ordre , qui veut ses franchises et les a placées dans sa disci-
pline intérieure, dans la possession de son tableau. Avec la discipline
intérieure, le barreau devient le gardien de sa propre dignité; avec
la possession de son tableau, il admet ou rejette qui bon lui semble,
et apprend à se connaître. Montrons un exemple de cette discipline
intérieure. Un débat judiciaire n'est point, Dieu merci, une guerre de
buissons et de surprises ; c'est un combat à armes loyales. Au civil,
les avocats échangent leurs dossiers sans reçu, quel que soit le nom-
bre, quelle que soit l'importance des pièces. Au criminel, ils ont
communication de tous les élémens de l'instruction. Une seule pièce
peut parfois décider de la fortune d'un plaideur, de l'honneur ou de
la vie d'un accusé. Eh bien! il est sans exemple au barreau que ja-
mais une pièce ait disparu d'un dossier dans ces continuelles com-
munications. Voilà ce qu'on doit k cette surveillance du barreau sur
lui-même et à la libre constitution de cet ordre, représenté par un
conseil composé de quelques membres et d'un chef ou bâtonnier,
tous librement choisis par les avocats eux-mêmes. D'Aguesseau avait
raison de dire que l'ordre des avocats (c se distingue par un caractère
qui lui est propre; » mais lorsqu'il ajoute que, «seul entre tous les
états, il se maintient toujours dans l'heureuse et paisible posses-
sion de son indépendance, » l'illustre chancelier se transportait dans
un monde imaginaire. Gela n'était point l'histoire du passé, et ne
devait point être non plus celle de l'avenir; il n'a pas été donné
au barreau de vivre dans une pareille béatitude. De récentes pu-
blications permettent de rétablir les faits et de restituer au barreau
sa douloureuse odyssée à travers les états et les siècles.
On ne peut plus douter aujourd'hui que le barreau romain n'ait
eu aussi sa constitution propre, et pendant longtemps cette con-
stitution n'a été réglée par aucune loi. Bien avant le vu*' siècle de
l'ère romaine, le barreau était collectivement placé sous l'empire
de règles communes et de statuts dont parle Gicéron ; mais ces rè-
gles communes et ces statuts ne découlaient d'aucun acte du pou-
voir. « Ges règles étaient-elles écrites? dit M. Grellet-Dumazeau.
L'agrégation avait-elle le caractère d'une institution organisée,
comme le collège des augures par exemple? Nous ne le pensons
pas. Il est probable que la tradition fut longtemps la seule loi invo-
quée et acceptée, et que l'unité fut plutôt le résultat de l'esprit de
corps que du fait de l'existence légale du corps lui-même. Des de-
voirs s'établirent par le sentiment des convenances et se maintin-
rent par l'usage, autorité si puissante chez les Romains. » Gette
discipline intérieure, qui échappe à la loi, aux règlemens de l'auto-
rité publique, et qui cependant gouverne le collège des avocats, est
TOME XXXIV. 10
lZl6 REVUE DES DEUX MONDES.
la meilleure preuve de l'indépendance du barreau romain. L'ab-
sence de toute loi qui autorise l'existence de ce collège, tandis que
les corporations proprement dites étaient constituées en vertu de
lois formelles, démontre en même temps la puissance de l'institu-
tion et ses affinités avec le droit naturel, qui n'attend pour se ma-
nifester aucun acte législatif.
 aucune époque même, le barreau romain ne fut soumis à une
réglementation générale et complète. Des dispositions éparses vin-
rent seulement en gêner successivement la marche. D'abord ces dis-
positions n'atteignent en rien les prérogatives de la défense. Il sem-
ble, au contraire, qu'elles n'aient pour objet que de la placer sous
la bienveillante protection de la loi. Telle est celle qui règle la dé-
fense d'oiïice. Puis peu à peu, et à mesure que grandit le pouvoir
absolu, le droit de la défense est aifaibli par diverses mesures : on
ne peut plus plaider sans y être autorisé par un édit du magistrat;
les avocats sont inscrits sur un tableau par l'ang d'ancienneté, mais
leur nombre est limité. Il y a des avocats en titre et des avocats
surnuméraires ou postulajis, comme cela se voit aujourd'hui en Au-
triche , destinés à remplacer les premiers au fur et à mesure des
vacances. Le nombre des avocats titulaires était de cent cinquante
à la préfecture de Rome et de Gonstantinople ; il fut ensuite réduit
à quatre-vingts par Justin. Il était de cinquante au barreau d'Alexan-
drie, de trente au barreau de Syrie, de seize dans les barreaux de
province. L'exercice de la défense fut ainsi ramené à une véritable
fonction; cela est si vrai que l'admission à la plaidoirie fut enfin
subordonnée, — et cela était logique, — à la permission spéciale du
prince. Ainsi va l'autorité réglementaire : un empiétement succède
à un autre, et l'engrenage dévore tout. Au bas-empire, que res-
tait-il de ce barreau qui avait compté Ilortensius et Cicéron ? A peu
près rien ; le collège des avocats lui-même est presque assimilé aux
corporations organisées et réglementées par l'état. En parlant des
privilèges dont jouissait le barreau l'omain, M. Grellet-Dumazeau
fait cette judicieuse remarque : « Les plus beaux privil:^ges des avo-
cats ne furent jamais écrits, et ils existaient surtout à l'époque où
la profession n'était point encore réglementée, ou ne l'était que
d'une manière très incomplète. Pendant une longue période, toutes
les magistratures de Rome et de son empire se recrutèrent dans le
barreau. Les privilèges proprement dits, qui ne sont ordinairement
que le salaire de la servitude, ne se produisirent que lorsque le bar-
reau, cessant d'être accessible à tous, devint une sorte de fonction
concédée nominativement par le prince, et limitée dans le personnel
appelé à la remplir. » C'est la loi fatale du barreau de s'abaisser
dès qu'il perd son indépendance. Aussi faut-il honorer les efforts
LE CARREAU MODERNE. 147
qu'il a toujours faits pour échapper à l'action des gouvernemens et
se soustraire à leurs séductions comme à leurs violences.
En France, les destinées du barreau ont été fort diverses. Si la
Gaule, au dire de Juvénal, était la pépinière des avocats, si elle
forma à l'éloquence le peuple naissant de l'Angleterre,
Gallia causidicos docuit facunda Britannos,
sa faconde, rectifiée par l'influence romaine, dut singulièrement se
calmer après l'invasion des peuples du Nord et sous la compression
féodale. Depuis quelques années, on a cherché à pénétrer les ténè-
bres qui couvrent les premiers siècles de notre histoire. Nous ne
sachons pas que l'on ait encore rien découvert d'intéressant sur le
barreau français. Le barreau pouvait-il être quelque chose quand la
justice n'était rien? Que'le aurait été la source de ses lumières, quel
eût été le secret de sa puissance dans un temps où, comme on l'a si
bien dit, le droit de la force avait remplacé la force du droit? 11 exis-
tait cependant des avocats sous la féodalité. Plusieurs documens en
parlent, mais sans donner aucune idée du rôle qui leur était ré-
servé dans ce qui pouvait ressembler alors à des tribunaux. Lors-
que saint Louis se fit le grand justicier de son petit royaume, avec
lui se réveilla le droit de la défense. Au xv^ siècle, avec les parle-
mens, le barreau a reconquis son prestige, et déjà son influence est
manifeste dans les choses qui touchent aux libertés publiques. Aux
états de iliSk, on voit figurer un certain nombre d'avocats; ce sont
eux en grande partie qui posèrent les premiers jalons des réformes
que sollicitait déjà le pays, et qu'il était réservé aux cahiers de 1789
de reproduire presque littéralement. — On pourrait croire que la
monarchie absolue ne fut pas moins funeste au barreau qu'aux au-
tres institutions libérales du pays : cela ne serait pas exact. Certes
les beaux jours de la défense ne furent point de cette époque. On
frémit encore à l'idée qu'il suffisait, pour être condamné, d'être
véhémentement soupçonné, et que ces terribles soupçons résul-
taient uniquement pour le juge de la procédure secrète et des in-
terrogatoires de la torture. Néanmoins il y aurait injustice à dire
que le barreau n'eût pas alors une certaine indépendance. Dans la
sphère où il lui était donné d'agir, c'est-à-dire dans la discussion
des affaires civiles, il avait une grande latitude. Il en profita pour
reconstituer sa discipline.
Dès le xvii° siècle, le barreau français jouissait de ses franchises
et ne relevait que de lui-même. Comment donc s'opéra ce miracle,
et, lorsque tout fléchissait sous la main du pouvoir, à quelles circon-
stances heureuses le barreau dut-il de conserver sa liberté? Il le
lllS REVUE DES DEUX MONDES.
dut évidemment à la lutte engagée entre la royauté et les parle-
mens. Le barreau formait autant de compagnies dans les princi-
paux sièges de justice; c'était un appoint que, des deux côtés, cha-
cun avait intérêt à ménager. Le barreau s'associa cependant fort
peu à ces luttes, et, chose assez bizarre, il eut plutôt à se défendre
contre l'autorité dominatrice des parlemens que contre la toute-puis-
sance de la royauté. Lorsque la querelle va trop loin, c'est le gou-
vernement qui intervient pour apaiser les esprits, et il est rare qu'il
ne saisisse pas cette occasion pour parler assez haut aux compagnies
judiciaires. En 1704, le barreau du parlement d'Aix, blessé dans sa
dignité, refusait de se rendre aux audiences. M. le chancelier de
Pontchartrain engage le parlement à mettre fin à cette brouille et à
ramener le barreau « par quelques marques de bienveillance envers
un ordre qui mérite de la considération par lui-même. » Le barreau
revient en effet aux audiences, mais le président du parlement s'a-
vise de dire que les choses n'en allaient pas plus mal sans les avo-
cats; il reçoit alors du chancelier cette verte réponse : (( Je vous fé-
licite sur l'heureux succès des vues que vous avez eues concernant
les avocats; mais, si j'ai de la joie qu'ils aient repris l'exercice de
leurs fonctions, c'est beaucoup plus pour le bien de la justice que
pour toute autre raison, car, quelque chose que vous disiez, je ne
puis être de votre avis sur l'inutilité des avocats, dont le ministère
a toujours été considéré comme nécessaire et indispensable pour
l'administration de la justice, et a été déclaré tel par les ordon-
nances. Je vous avoue que je suis surpris que vous pensiez et que
vous parliez autrement, surtout dans la place que vous occupez, et
que vous vouliez me persuader que, pendant qu'ils ont cessé de
faire leurs fonctions, la justice n'a pas été administrée dans votre
compagnie avec moins de décence et de dignité. » Grâce à cet anta-
gonisme, le barreau put échapper à l'oppression générale; il resta
libre, mais avec une influence restreinte par l'organisation de la
justice criminelle et la constitution politique de l'état. Il plaida les
causes civiles, et rien de plus; Antoine Lemaistre, Cochin et Gerbier,
qui personnifient le barreau des xvii'" et xviii^ siècles, n'en plaidè-
rent pas d'autres. Les causes criminelles et politiques étaient réser-
vées au barreau moderne.
Placée en face des anciennes institutions, l'erreur de l'assemblée
constituante fut de confondre l'ordre des avocats avec les compa-
gnies judiciaires et les corporations, dont la suppression était né-
cessaire. En abolissant les corporations d'arts et métiers, elle avait
indubitablement affranchi le commerce et l'industrie; en abolis-
sant l'ordre des avocats, elle raya de son code le droit de la dé-
fense. Était-ce là ce que voulait l'assemblée constituante? En au-
LE BARREAU MODERNE. lZi9
Cime façon : elle se proposait au contraire de rendre plus libre le
ministère de l'avocat. L'erreur apparaît avec évidence dans le projet
du comité de constitution sur l'organisation judiciaire présenté par
Bergasse. (( Toute partie, disait ce projet, aura le droit de plaider sa
cause elle-même, si elle le juge convenable, et, afin que le minis-
tère des avocats soit aussi libre qu'il doit l'être, les avocats cesse-
ront de former une corporation ou un ordre, et tout citoyen ayant
fait les études et subi les examens nécessaires pour exercer cette
profession ne sera plus tenu de répondre de sa conduite qu'à la loi.»
On a peu consulté ce projet, qui révèle la pensée primitive et réelle
de l'assemblée constituante; on s'est plutôt arrêté aux brèves dis-
positions du décret du 2 septembre 1790, qui enlève aux avocats
leur costume, parce qu'ils ne doivent, dit-il, former ni ordre ni
corporation, et de là on a conclu que l'assemblée avait résolument
sacrifié le droit de la défense. Gela n'est pas : la liberté individuelle
est une des choses dont elle était le plus préoccupée et qu'elle voulait
garantir par tous les moyens possibles; seulement l'assemblée con-
stituante ne vit pas très clairement ce que nous voyons si bien au-
jourd'hui : au milieu des ruines qu'elle avait faites et où elle cher-
chait à trouver les élémens du nouvel édifice, le barreau ne lui
apparut sans doute que comme une institution secondaire ayant eu
les torts et devant porter les fautes des parlemens. Restreint aux
affaires civiles sous l'ancienne société, le barreau n'avait pas eu un
très grand retentissement; on ne l'avait pas vu à l'œuvre dans les
affaires criminelles, et, tout en constituant le jury, l'assemblée ne
comprit pas l'importance du nouveau rôle qu'il devait remplir avec
cette institution. Peut-être aussi se fit-elle une trop bonne opinion
de cette émancipation du peuple qui était écrite dans ses lois, mais
qui n'était pas encore passée dans la pratique. Un coup de baguette
n'avait pas suffi pour transformer la vieille société en citoyens clair-
voyans et instruits, capables de se défendre, de parler savamment
de leurs intérêts et des affaires publiques : or c'est surtout au ci-
toyen lui-même, nouvel Athénien de cette nouvelle Athènes, que la
constituante remettait le soin de se défendre. On peut voir que les
souvenirs de la Grèce étaient à chaque instant invoqués dans la dis-
cussion, mais on oubliait le plaideur d'Aristophane. Il arriva donc
que le simple citoyen fut armé et cuirassé pour se défendre sans
connaître l'usage des armes qu'on lui mettait aux mains. Le minis-
tère de l'avocat n'était point interdit; mais, en voulant le rendre
plus libre, l'assemblée lui enlevait une grande partie de sa force.
Une chose est restée incompréhensible dans les débats de l'assem-
blée constituante : c'est le silence de Thouret, de Merlin, Tronchet,
Duport et Treilhard, tous avocats ou juristes, sur la constitution du
150 REVUE DES DEUX MONDES.
barreau. Ne voyaient-ils pas que le barreau allait manquer à la jus-
tice, ou craignaient-ils qu'on ne les accusât, s'ils en parlaient, de
plaider leur propre cause? Chose non moins surprenante, un seul
orateur paraît pénétré de l'importance du ministère de l'avocat, et
cet orateur, c'est Robespierre, qui devait bientôt faire si bon mar-
ché et de la liberté individuelle et du droit de la défense ; il en parle
avec un feu, avec un enthousiasme qui vont jusqu'à l'éloquence.
S'agit-il de confier la défense à des individus commissionnés par les
tribunaux et en nombre limité, il s'écrie aussitôt : « Cette fonction
seule échappe à la fiscalité et au pouvoir absolu du monarque. La
loi tint toujours cette carrière libre à tous les citoyens; du moins
n'exigea-t-elle d'eux que la condition de parcourir un cours d'é-
tudes faciles, ouvert à tout le monde, tant le droit de la défense
naturelle paraissait sacré dans ce temps-là! Aussi, en déclarant sans
aucune peine que cette profession même n'était pas exempte des
abus qui désoleront toujours les peuples qui ne vivront point sous le
régime de la liberté, suis-je du moins forcé de convenir que le bar-
reau semblait montrer encore les dernières traces de la liberté exilée
du reste de la société; c'était là que se trouvait encore le courage de
la vérité, qui osait proclamer les droits du faible opprimé contre les
crimes de l'oppresseur puissant. Le pouvoir exclusif de défendre
les citoyens sera conféré par trois juges et par deux hommes de loi!
Alors vous ne verrez plus dans le sanctuaire de la justice de ces
hommes sensibles, capables de se passionner pour la cause des mal-
heureux, et par conséquent dignes de la défendre; ces hommes
intrépides et éloquens, appuis de l'innocence et fléaux du crime, la
faiblesse, la médiocrité, l'injustice et la prévarication les redoute-
ront. Ils seront repoussés, mais vous verrez accueillir des gens de
loi sans délicatesse, sans enthousiasme pour leurs devoirs, et pous-
sés seulement dans une noble carrière par un vil intérêt. Vous dé-
naturez, vous dégradez des fonctions précieuses à l'humanité, es-
sentielles au progrès de l'esprit public; vous fermez cette école de
vertus civiques où les talens et le mérite apprendraient, en plaidant
la cause du citoyen devant le juge, à défendre un jour celle du
peuple parmi les législateurs. » Ces paroles étaient prophétiques.
Des procureurs furent autorisés à plaider devant les tribunaux, et si
les parties restèrent libres de choisir des défenseurs officieux, c'est
le nom que prirent les avocats, le ministère de la défense perdit
bientôt tout prestige et toute autorité dans un concours où il ne pou-
vait s'exercer avec convenance. Vainement les avocats ont spontané-
ment reconstitué leur discipline par des statuts pleins de fermeté,
vainement ils forment sous le titre de sociêlé d'iiommes de loi une
association vouée à la défense et offrant toutes les garanties de mo-
LE BARREAU MODERNE. 151
ralité et de savoir à la justice ; ils sont confondus à la barre des
tribunaux avec les intrus qui s'y présentent, et peuvent, avec un
simple mandat, parler au nom des parties. On s'éloigna d'une car-
rière ainsi dénaturée, comme l'avait- dit Robespierre, et dès 1792
furent fermés les registres de l'ancienne faculté de droit de Paris.
Voilà où devait conduire Terreur de l'assemblée constituante, et
lorsque la convention, faisant un pas de plus, mais un de ces pas
comme elle savait en faire, eut proclamé que, «si la loi donnait
pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes, elle
n'en accordait point aux conspirateurs, » il ne resta plus au tribu-
nal révolutionnaire qu'à fonctionner librement, et aux citoyens dé-
clarés suspects qu'à porter silencieusement leur tête sur l'échafaud.
La faute de l'assemblée constituante avait été trop cruellement
évidente pour qu'il ne vînt pas à la pensée de ceux qui l'avaient
commise de chercher à restituer au barreau sa constitution et ses
anciennes prérogatives. Malheureusement au despotisme de la con-
vention avait succédé le pouvoir absolu de l'empire ; l'heure était
peu favorable pour donner au barreau de l'éclat et de la force, bien
que ce fut le vœu le plus ardent d'hommes éminens du conseil
d'état. On venait d'organiser la magistrature, les tribunaux, la pro-
cédure civile et criminelle ; on n'avait encore rien fait pour le bar-
reau. Un projet de règlement fut enfin préparé. La rédaction en fut
confiée à Treilhard, ancien membre de l'assemblée constituante, qui
saisit l'occasion de réparer le mal qu'il avait laissé faire à une autre
époque, et dont il avait pu mesurer les conséquences. Le préambule
du projet était conçu en termes élevés et fermes; il rendait hommage
« à la liberté, à l'indépendance et à la noblesse de la profession
d'avocat » et déclarait « qu'en retraçant les règles de cette disci-
pline salutaire dont les avocats s'étaient montrés si jaloux dans les
beaux jours du barreau, » l'auteur de la loi entendait en même
temps poser les bornes qui devaient séparer cette profession « de
la licence, de l'insubordination et de la corruption. » Bien que ces
derniers traits fussent lancés contre les praticiens qui s'étaient
emparés de la barre des tribunaux depuis la révolution, ils paru-
rent trop forts, et à une nouvelle rédaction le mot de « corruption »
disparut. Ce projet ouvrait la porte aux plus essentielles préroga-
tives du barreau : il laissait le conseil de discipline et le bâtonnier
à la nomination de l'ordre entier des avocats, donnait au bâtonnier
le droit de convoquer le conseil, et enfin restituait à l'ordre son ta-
bleau. Ce projet fut envoyé à l'empereur, qui le trouva fort mau-
vais; il ne comprenait pas qu'on laissât au barreau le soin exclusif
de sa discipline, et qu'il lui fut permis de choisir ses pairs alors
que l'élection avait cessé de fonctionner sur tous les points de la
152 REVUE DES DEUX MONDES.
France; pour lui, il y avait là comme un foyer permanent de sédi-
tion. Il en écrivit à Gambacérès. A la mort de l'archi-chancelier, on
a retrouvé dans ses papiers la lettre impériale, dont M. Dupin a
extrait un passage assez significatif : (( Le décret est absurde, disait
l'empereur. Il ne laisse aucune prise, aucune action contre eux. Ce
sont des factieux, des artisans de crimes et de trahisons; tant que
j'aurai une épée au côté, jamais je ne signerai un pareil décret;
je veux qu'on puisse couper la langue à un avocat qui s'en servi-
rait contre le gouvernement. » Voilà du moins qui était clair. Le
décret fut remanié plusieurs fois; nous en avons eu les difierentes
épreuves sous les yeux ; on peut voir que Treilhard défendait pied
à pied son œuvre, et ne laissait passer chaque mutilation qu'à son
corps défendant; on suit jusqu'à la dernière épreuve la destruction
du premier projet, dont il ne resta presque rien. On en avait extirpé
le principe de l'élection; la nomination du bâtonnier et du conseil
de l'ordre était confiée au procureur-général, à l'agrément duquel
fut également réservé le droit de convocation, et le grand-juge mi-
nistre de la justice pouvait « de son autorité et selon les cas » infliger
à un avocat des peines disciplinaires, et même le rayer du tableau.
Telle fut en définitive l'économie du décret du ili décembre 1810,
qui conserva le préambule de Treilhard , après en avoir néan-
moins écarté le mot « indépendance, » qui dit tout. Malgré cette abla-
tion, le préambule du décret a gardé une couleur de libéralisme qui
en fait une véritable énigme pour ceux qui cherchent à concilier
cette pompeuse apologie de la liberté de l'avocat et de la noblesse
de sa profession avec les dispositions qui suivent et lui imposent tant
de chaînes. Etait-ce pourtant que l'empereur détestât beaucoup les
avocats? Ce serait peut-être trop dire; ce qu'il détestait surtout,
c'était leur indépendance, et c'est là ce qu'il avait voulu leur enle-
ver. Quels adversaires plus gênans en effet que ces hommes habi-
tués à tout ramener aux principes de la justice et du droit? C'est la
réflexion de M. Dupin, qui ajoute, il est vrai, que l'aversion de l'em-
pereur n'existait que pour ceux qui voulaient rester avocats au ser-
vice du public; ceux qui consentaient à entrer au sien étaient sûrs
d'être bien accueillis. L'étude du droit et de l'histoire n'était pas
toujours un refuge assuré contre les recherches du pouvoir. M. Dupin
raconte encore qu'en 1809, étant alors jeune avocat, il lui arriva,
dans un précis historique du droit romain, de critiquer les usurpa-
tions législatives d'Auguste. La police vit là une allusion aux enva-
hissemens progressifs des décrets impériaux sur le domaine des lois,
et saisit l'ouvrage. En définitive, si l'on voulait savoir en quoi con-
siste l'indépendance du barreau et où véritablement elle réside, il
suffirait d'examiner par quels côtés l'empereur se hâta de l'atteindre
LE BARREAU MODERNE. 153
dès qu'il fut question de l'organiser, et l'atteignit en réalité assez
profondément pour lui ôter toute espèce d'importance sous son
règne.
Le barreau n'a retrouvé son tableau, ses élections et ses franchises
qu'avec le gouvernement du roi Louis- Philippe. L'ordonnance du
27 août 1830 a marqué la plus haute expression de sa liberté et de
son indépendance. Elle est encore en grande partie la charte du
barreau français; nous disons en grande partie, car deux mesures
ont touché le barreau depuis cette époque : la révolution de ISZjS
lui a imposé la patente, contribution qui jusque-là n'avait atteint
que le commerce et l'industrie, et dont le principe est peu conci-
liable avec ce que nous savons de cette institution libérale. D'un
autre côté, le décret du 22 mars 1852 a restreint l'élection du bâ-
tonnier, et l'a confiée aux seuls membres du conseil de l'ordre ; elle
appartenait auparavant à l'ordre tout entier. Il faut ajouter que, de-
puis 1851, la connaissance des délits de presse a été enlevée au jury
et transportée aux tribunaux correctionnels, devant lesquels la pu-
blicité des débats est limitée à celle de l'audience même; dans les
causes de ce genre, le compte-rendu des plaidoiries est sévèrement
interdit. C'est une de ces causes qui a donné lieu à l'incident dont
nous avons parlé au commencement de cette étude, et fait naître la
question de prérogative à laquelle nous n'avons voulu arriver qu'a-
près avoir exposé dans son principe même l'organisation du barreau.
Voyons maintenant quelle latitude est laissée à la défense pour l'ac-
complissement de son œuvre auprès de la justice.
III.
L'avocat doit être libre, non pour devenir à son tour un instru-
ment d'oppression, mais au contraire afin de porter secours à l'op-
primé ; il doit être libre parce que la défense et la liberté ne font
qu'un. Or qui dit liberté de la défense dit nécessairement liberté de
la parole. Jusqu'où peut aller cette liberté ? La limite n'a jamais été
fixée. Pourrait-elle l'être? Longtemps deux écoles ou deux opinions
ont été en présence, l'une qui réclame la liberté absolue, l'autre
qui veut réglementer la plaidoirie et lui tracer une voie plus ou moins
restreinte. Cette dernière école était celle de Filangieri. C'est la
même qui avait placé la clepsydre devant l'avocat dans l'antiquité,
et aspirait à mesurer la longueur du raisonnement, la durée des
mouvemens oratoires. Nous nous trompons : pour cette école, il n'y
a pas de mouvemens oratoires; elle punit l'éloquence comme un
délit. <( Je ne sais pourquoi, dit Filangieri, on punit le défenseur
154 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un accusé qui tente de corrompre les juges avec de l'argent, lors-
qu'on lui permet de les séduii'e par les artifices d'une éloquence
pathétique, » et il demande des punitions sévères contre ce genre
de corruption. Le rôle de l'avocat sera bien simple; on n'exigera
de lui d'autre talent que de savoir « développer ses idées avec mé-
thode. » Suffit-il donc d'exposer le fait et le droit devant le juge?
La vérité n'est-elle pas souvent enveloppée d'artificieuses obscurités,
et, pour la faire jaillir d'un débat, ne faut-il pas des efforts inouis?
Dans ces efforts , dans cette lutte ardente , passionnée , dans cette
laborieuse investigation, où toute l'énergie de l'avocat s'épuise,
comment arrêter ces élans qui jettent tout à coup la lumière et vont
droit à la conscience du juge par des voies mystérieuses et divines?
Comment étouffer, selon la belle expression d'un ancien, le merveil-
leux son que rendent naturellement les grandes âmes?
Nous sommes peu touché, pour notre compte, des exemples em-
pruntés par Filangieri à l'Egypte, à la Chine, même à l'antiquité
grecque et à Platon. Platon ne voulait pas que le plaideur descendît
à de basses supplications, tiirpiter suppUcare , qu'il provoquât la
pitié par des sanglots efféminés, commiseratione 7nuliebritei- iiti. Et
à cela quel remède proposait-il? Que le juge rappelât tout simple-
ment le plaideur au fait, ad rem a magistratu reducalur. A la bonne
heure! Sur ce point, tout le monde sera d'accord; des intempérances
de langage n'ont jamais été l'éloquence, et de tout temps la satire
en a fait son affaire. Les Guêpes d'Aristophane et les Plaideurs de
Racine ont marqué la limite à laquelle commence le ridicule dans les
plaidoiries. Il faut remarquer que Platon écrivait pour son temps, qu'il
avait sous les yeux le tribunal d'Athènes, composé de juges pris
dans le peuple, et devant lequel chacun pouvait plaider sa propre
cause. (( Un plaideur sorti des rangs de la foule, observe très bien
M. Egger, pour défendre sa cause devant un juge qui sort de ces
rangs comme lui et qui demain y rentrera, ne peut parler comme
l'avocat moderne, espèce de magistrat lui-même, devant une ma-
gistrature encore plus haute. Sans cesse l'intérêt et la passion offus-
quent en lui le sentiment de la justice; l'ignorance du juge le réduit
aussi à plus d'une ruse dont l'emploi aujourd'hui serait honteux ou
inutile. » Jusque-là tout serait au mieux, et l'on pourrait s'entendre,
même avec Platon; mais nous ne dirons rien qu'on ne sache en
ajoutant que le philosophe allait plus loin, qu'en voulant tout ra-
mener à la vérité absolue, il s'était cru obligé par son système à
proscrire l'éloquence comme une dupeuse d'oreilles et la poésie
comme une rêveuse. On sait également que, pour avoir médit de ces
arts sublimes qui rapprochent l'homme de Dieu, jamais Platon ne fut
plus éloquent qu'en parlant contre l'éloquence, ni plus poète qu'en
LE BARREAU MODERNE. 155
s' élevant contre la poésie. Ce fut sa punition. — Ne doit-on pas s'é-
tonner que de pareilles théories aient pu trouver de l'écho à la fin
du XVIII® siècle, et que, sur la foi du philosophe athénien, Filangieri
ait proposé de faire de l'avocat une espèce de juge rapporteur de-
vant les tribunaux? Cette doctrine frappait au cœur le droit de la
défense, elle a fait son temps et n'a plus d'adeptes. C'est tout au
plus si on la retrouve dans les appréciations superficielles du monde
ou sur les théâtres, d'où elle a longtemps envoyé d'innocens traits
au barreau, qui en a ri et ne s'est point senti blessé.
Reste à la défense une voie plus large, où il lui est donné de se
mouvoir avec une liberté absolue et d'user de toutes ses armes, de
toutes ses ressources, pour la recherche de la vérité judiciaire : nous
disons de la vérité judiciaire, et non de la vérité absolue, qui est du
domaine de la philosophie. On n'a point imposé au juge une œuvre
impossible ; pour faciliter sa tâche et soulager sa conscience, sou-
vent la loi a pris soin d'attacher la vérité à tel fait ou à tel genre
de preuves, et elle a tracé le cercle dans lequel est renfermée pour
elle la vérité judiciaire. Ce cercle, si étroit en Autriche et en Alle-
magne, est fort large devant les tribunaux français, assez large pour
que l'avocat et le juge n'aient point à le franchir, etlorsqu'en s'y
renfermant ils ont l'un et l'autre accompli leurs explorations, la
justice est satisfaite, car ils ont fait, disait Duport, tout ce qui dé-
pend des hommes pour que la vérité soit connue. Dans ces explo-
rations, dans cette recherche, jusqu'où peut aller la parole de
l'avocat? La règle n'a jamais été posée, parce qu'en effet elle ne
saurait l'être : ce qui est ici la liberté, là ne serait peut-être plus
la liberté; il faut tenir compte des temps et des lieux: il faut aussi
envisager le mécanisme des institutions judiciaires et se pénétrer
des nécessités qu'il impose à l'avocat.. Avec nos habitudes, lorsque
nous relisons aujourd'hui les plaidoiries des avocats grecs et ro-
mains, nous sommes surpris, choqués même des hardiesses et des
violences que l'on y rencontre. Dans ses discours sur V ambassade
et sur la couronne, Démosthènes se laisse aller aux personnalités,
aux apostrophes les plus sanglantes. Cicéron prend à partie les
plaideurs, les témoins, les juges. L'ironie et le sarcasme, la raillerie
et l'invective, vous trouvez tout cela dans ses plaidoiries. «Il n'y a
plus rien de sacré, dit-il par exemple, et la vertu du juge ne vient
plus en aide à la faiblesse de la partie. » — Voilà pour les magis-
trats. — (( Ne sois pas étonné, Vatinius, si je te fais l'honneur de
t'interroger, toi dont nul ne voudrait dans sa société, et qui es aussi
indigne du droit de cité que de la lumière du jour ! Rien au monde
ne m'aurait poussé à cette extrémité, si je n'avais voulu châtier ta
sotte arrogance, abaisser ton audace, et arrêter ton bavardage par
156 REVUE DES DEUX MONDES.
un petit nombre de questions. » — Voilà pour les témoins, auxquels
l'avocat lance parfois des pointes comme celle-ci. Un prétendu ju-
risconsulte vient déposer et déclare qu'il ne sait rien : uVous croyez
peut-être, dit Cicéron, que je vous interroge sur le droit? » —
-Enfin, dans la défense de Gélius, avec quelle cruelle finesse parle-
t-il de Glodia, la sœur de son adversaire! « Je m'exprimerais au-
trement, dit-il, sur son compte, si je n'avais égard à mes démêlés
avec son mari, je veux dire avec son frère, car je m'y trompe tou-
jours. Je n'ai jamais encouru les ressentimens d'une femme. Com-
ment ne tiendrais-je pas à conserver les bonnes grâces de celle que
l'on s'accorde à proclamer l'amie de tous les hommes! » — Et ce-
pendant Cicéron est resté le grand avocat, l'éloquent orateur ro-
main, et tous les avocats, tous les orateurs usaient de la même liberté
de langage. C'est qu'il importait à la défense qu'il en fût ainsi. Dans
quel milieu se trouvait Cicéron? La dépravation était en haut et en
bas; juges et témoins se laissent corrompre; la délation est partout,
elle s'exerce à la façon d'une industrie et soutient le faste de plus
d'une maison; le barreau lui-même s'est, dit-on, laissé atteindre, et
c'est parfois un adversaire qui a pactisé avec les délateurs qu'il faut
combattre. Juvénal n'a point encore parlé du luxe des femmes, de
leur goût effréné pour les plaisirs, de leur débauche : il n'a point
encore dit comment, par leurs exigences ruineuses, elles avilissent
les consciences et poussent la société aux gémonies; mais le sujet de
ses satires existe et n'attend plus que sa verve mordante. Dans ce
temps de sourde agitation où le vieux monde se décompose, où le
besoin du luxe et des plaisirs a surexcité toutes les passions, engen-
dré tous les crimes, chercher des débats réglés, des plaidoiries
modérées, polies et respectueuses, ce serait commettre un étrange
anachronisme.
Parcourez maintenant les plaidoiries des avocats des xvii'^ et
xviii'^ siècles, tout change alors; la parole de l'avocat est dogma-
tique, châtiée, presque toujours froide et sans mouvement ; les traits
les plus hardis sont contenus par une prudente réserve et comme
emmaillottés dans une formule académique. C'est le temps de la re-
naissance des lettres; ce n'est pas encore celui de la réorganisa-
tion judiciaire. Il n'y a guère de débats qu'entre parties, le plus
souvent sur des questions de fortune ou de propriété. Au crimi-
nel, l'avocat n'a rien à faire; la procédure est secrète, et la plaidoi-
rie, toujours si ardente quand il s'agit de la liberté ou de la vie des
citoyens, est inconnue devant les tribunaux de répression. 11 n'existe
pas non plus de procès politiques; une lettre de cachet aplanit en
cette matière toutes les difficultés. On ne trouvera donc pas dans les
plaidoiries de cette époque les prises énergiques de l'éloquence
LE BARREAU MODERNE. 157
parlée et les hardiesses du barreau romain ; on ne les trouvera pas
parce que, dans le petit cercle où se renfermait la défense, elles
étaient inutiles; les plus belles plaidoiries ont quelque chose du mé-
moire et de l'amplification, parce que l'on vit sur de longues pro-
cédures; l'avocat a eu le loisir de méditer sa plaidoirie, de l'écrire
même. Gerbier, dont la parole se ressentait le moins du travail de
la plume, a laissé des manuscrits où l'on voit des exordes recom-
mencés à trois fois ou préparés sous trois formes différentes. Il n'y
avait rien pour ainsi dire d'imprévu dans des luttes dont toutes les
péripéties s'étaient lentement accusées à l'avance dans la procédure
écrite; l'avocat agissait avec une préméditation qui eût donné une
gravité particulière à des mouvemens oratoires trop vifs, ce qui est
souvent inévitable dans la plaidoirie, alors qu'une partie de la pro-
cédure se fait oralement et à l'audience publique, comme de nos
jours en matière criminelle.
Il appartenait à la nouvelle organisation judiciaire d'ouvrir à la
défense d'autres horizons. Si nous prenons cette organisation à sa
plus belle période, nous la voyons avec un jury au grand criminel
et dans les affaires de presse , avec la publicité des audiences ,
avec un barreau pour tous les degrés et pour tous les ordres de ju-
ridiction; nous la voyons avec un organe de l'accusation apparte-
nant à la magistrature, chargé de la poursuite des délits et des
crimes, et c'est là précisément que vient se placer l'importante
question traitée par M. Berryer. Dans l'état actuel des choses, le
barreau jouit-il d'une liberté absolue dans l'exercice de la défense,
même en face du ministère public? ou bien est-il placé, relative-
ment à ce magistrat, dans une condition inférieure aux yeux de la
justice? En un mot, peut-il combattre un réquisitoire comme il com-
battrait une plaidoirie adverse ?
Une question bien posée est, dit-on, à moitié résolue; celle qui
nous occupe se réduit à des termes bien simples. Que résulte-t-il
des développemens qui précèdent? Nous aurions bien peu fait, s'il
n'était pas maintenant démontré que le droit de la défense est un
droit naturel , que le barreau est le dépositaire et le gardien vigi-
lant de ce droit au sein de la société. Il s'agit donc uniquement de
savoir si une loi quelconque a limité l'exercice de ce droit en pré-
sence de l'accusation, car, du moment où un droit de ce genre est
constaté, il doit s'exercer sans obstacle. Une loi seule peut en com-
primer l'essor, sinon aux yeux de la morale et du droit absolu, du
moins aux yeux des pouvoirs publics. Une pareille loi aurait-elle
restreint le droit de la défense ou l'aurait-elle placé, dans notre or-
ganisation judiciaire, au-dessous du droit de l'accusation?
La création du ministère public est une des choses qui ont le plus
158 REVUE DES DEUX MONDES.
préoccupé l'assemblée constituante. Quelle était sa crainte ? C'est que
l'action du ministère public ne devînt oppressive pour les citoyens.
Il lui semblait que la liberté individuelle devait passer avant tout et
ne pouvait être environnée de trop de garanties. Aussi rechercha- t-on
longtemps quelle était la source de cette fonction du ministère pu-
blic et par qui serait nommé le magistrat chargé de la remplir. Pour
les uns, la source de cette fonction était dans le mandat populaire,
le droit d'accusation étant un droit naturel pour tout citoyen me-
nacé, et ce droit ne pouvant être transmis que par délégation. Le
ministère public devait donc être désigné par les citoyens eux-
mêmes. D'autres pensaient que le ministère public était, avant tout,
chargé de faire exécuter la loi pénale et que ses fonctions décou-
laient du pouvoir exécutif, que c'était donc au chef de l'état que
revenait sa nomination. Ce fut la première opinion qui l'emporta :
les officiers du ministère public ou accusateurs publics, comme tous
les autres magistrats, furent soumis à l'élection. Aujourd'hui et de-
puis la constitution de l'an viii, tous les magistrats sans e"xception
sont à la nomination du souverain. Cette investiture a-t-elle changé
les conditions dans lesquelles doivent s'exercer les fonctions du mi-
nistère public? Nullement; peu importe l'origine de la fonction : le
but qu'elle se propose au point de vue pénal, c'est la répression
des délits et des crimes. Ce but est poursuivi dans l'intérêt de tous
les citoyens, cela n'est pas douteux; mais lorsque dans l'accomplis-
sement de sa mission le ministère public rencontre les membres
isolés de la société, le droit de chacun s'affirme hautement, et ce
droit, c'est de n'être pas arrêté ou poursuivi injustement, c'est de se
défendre contre l'accusation par tous les moyens que Dieu a donnés
à l'homme : ce droit naturel est imprescriptible et sacré. 11 n'est
point entré dans la pensée de l'assemblée constituante d'accorder la
prédominance à l'accusation sur la défense. « Comment, disait Ber-
gasse au nom du comité de constitution, comment, par l'institution
même des formes destinées à procurer la conviction des coupables,
parviendrez-vous à faire naître la confiance dans le cœur de l'homme
injustement accusé? La confiance naîtra lorsque la loi permettra
que l'accusé fasse autant de pas pour se disculper qu'on en fera
contre lui pour prouver qu'il est coupable; la confiance naîtra, si le
magistrat qui applique la loi est distingué du magistrat qui met sous
la puissance de la loi, c'est-à-dire du magistrat qui décrète l'accusé.
Tant que le magistrat qui décrète sera le même que celui qui juge,
vous aurez toujours à craindre que, s'il a décrété sur de faux soup-
çons, son amour-propre ou sa prévention ne le porte à justifier par
une condamnation inique un décret injustement lancé. »
Telle était la pensée du comité de constitution, telle fut aussi
LE BARREAU MODERNE. 159
celle de l'assemblée constituante, et alors fut posé dans l'organisa-
tion judiciaire ce principe, que l'accusation doit être séparée du ju-
gement, et qu'à des magistrats spéciaux doit être confié le soin de
prononcer sur les poursuites. L'assemblée constituante, on le voit,
ne supposait pas que l'organe du ministère public fût infaillible et
dût toujours conserver le calme et l'impassibilité; dans ces fonc-
tions pénibles, dans cette vie militante et tourmentée, elle sentit
que l'homme pourrait parfois apparaître avec ses entraînemens ou
ses faiblesses. Ce qu'elle redoutait encore dans le magistrat, c'était
ce qu'on appelait alors l'endurcissement professionnel. Un autre
membre du comité de constitution, Thouret, dépeignait les an-
goisses du magistrat qui entre dans la carrière, et toute l'attention
qu'il met à peser la moindre accusation, épouvanté du ministère qu'il
va remplir; il a déjà vu la preuve, et il cherche encore à s'assurer
de nouveau qu'elle existe. « Voyez-le dix ans après, s'écrie Thouret,
surtout s'il a acquis la réputation de ce qu'on appelle au palais un
grand criminaliste ; il est devenu insouciant et dur, se décidant sur
les premières impressions, tranchant sans examen sur les difficultés
les plus graves, croyant à peine qu'il y ait une distinction à faire
entre un accusé et un coupable. Ce dernier excès de l'abus est l'effet
presque inévitable de la permanence des fonctions en matière crimi-
nelle : on ne tarde pas à faire par routine ce qu'on ne fait que par
métier; la routine éteint le zèle, et l'habitude d'être sévère conduit à
quelque chose de pire que l'insensibilité. » Pour donner plus de relief
à la pensée du comité, Thouret l'exagérait sans doute; du moins
est-il vrai de dire que l'assemblée constituante fut loin de placer la
défense au-dessous de l'accusation. Aujourd'hui nous marchons avec
le code criminel de 1808. Ce code a-t-il conservé l'empreinte de la
pensée des législateurs de 1789? Lorsqu'il fut discuté, on voulut
précisément effacer la distinction posée par l'assemblée constituante,
et confondre l'organe du ministère public avec les autres juges; on
voulut non-seulement lui laisser le droit de requérir, mais le droit
de préparer lui-même l'instruction. Yoici comment ce projet fut re-
poussé par l'archi-chancelier, dont les paroles sont à retenir : (( On
ne comprend pas, dit-il, comment la partie adverse du prévenu peut
devenir l'instructeur de l'affaire. Autrefois le ministère public était
borné à requérir, et les juges prononçaient entre lui et le particu-
lier inculpé. Maintenant on veut le rendre maître des poursuites;
mais on se rassure, parce que, dit-on, les magistrats chargés du
ministère public méritent confiance. En méritaient-ils moins autre-
fois? Cependant on ne leur donnait pas un pouvoir aussi étendu. Le
ministère du procureur impérial consiste essentiellement à pour-
suivre; il faut donc que celui de juge lui soit indéfiniment interdit.
160 REVUE DES DEUX MONDES..
Que la partie publique comparaisse devant le tribunal comme toute
autre partie; autrement, dans des temps moins heureux, sous un
gouvernement moins ferme, le procureur impérial serait un petit
tyran qui ferait trembler toute la cité. » Et le compte-rendu de la
séance du conseil d'état ajoute : « Son altesse sérénissime voit avec
plaisir que son opinion sera consignée au procès-verbal. Du moins
on se souviendra qu'elle a combattu un système qu'elle croit désas-
treux. » Ce système ne fut point admis en effet, et le procureur
impérial est resté, sous le code d'instruction criminelle , partie
poursuivante, adversaire du prévenu. Devant le tribunal, il doit
comparaître comme toute autre partie, selon l'expression de Gam-
bacérès, faire ses preuves et justifier sa demande.
C'est dans ces conditions seulement que la lutte peut s'engager
à armes égales avec le défenseur de l'inculpé. A côté de l'instruc-
tion, à laquelle l'avocat n'assiste pas, a été placé le débat public;
c'est au grand jour de l'audience que les faits sont examinés, con-
statés, débattus. Est-il arrivé à l'instruction d'aller trop loin,
d'exercer une trop grande pression sur un esprit faible, et d'obte-
nir des déclarations qui n'aient pas été librement faites : tout cela,
l'avocat aura le droit de le dire devant le juge; il pourra blâmer ce
qui lui paraîtra abusif. Pourquoi n'aurait- il pas la même latitude
vis-à-vis de son adversaire naturel, le ministère public, chargé de
soutenir l'accusation sortie du travail de l'instruction même? C'est
ce que demande M. Berryer. Pour lui, la lutte cesserait d'être égale
si l'avocat avait à se préoccuper à chaque parole des susceptibilités,
parfois très délicates, qu'elle pourrait éveiller dans l'organe de l'ac-
cusation. « Et ce que la magistrature gagnerait, selon lui, par une
déférence excessive envers l'organe du ministère public serait loin
de compenser ce que la justice perdrait à l'absence d'une défense
libre. » — Dans un procès célèbre dont le souvenir est resté au bar-
reau, et qui fit naître dans l'opinion publique des impressions très
diverses, on a pu voir comment la défense entendait user de ses
droits vis-à-vis de l'instruction et du ministère public, et ses pa-
roles n'ont été l'objet d'aucun blâme, d'aucune observation même,
de la part de la magistrature. Un jeune homme appartenant à une
bonne famille, fils d'un banquier, était accusé de complicité dans
l'assassinat de son père. A l'audience , on lui opposait des aveux
consignés par l'instruction. 11 déniait ces aveux et soutenait qu'ils
lui avaient été arrachés par les souffrances de la prison, par la du-
rée du secret, par les obsessions de la police. Le jury était là; il
s'agissait de la peine capitale. Il fallait que la vérité éclatât; il fal-
lait qu'on sût ce qui s'était passé dans la prison. La défense voulait
tout dire; mais pour tout dire il lui fallait sa liberté complète, et
LE BARREAU MODERNE. 16I
cette liberté, elle sut la revendiquer avec une noble énergie. « La
police! dit le défenseur; oh! messieurs, permettez-moi de vous dé-
voiler ses mystères. La police ! Elle peut avoir ses privilèges aux
yeux de la justice, mais elle ne saurait être inviolable aux yeux de
la vérité. La police! Encore une fois qu'il me soit permis de vous
dire ce qu'elle est! Quand la torture morale a un moment remplacé la
torture légale, quand la police descend dans un cachot et arrache
violemment un aveu, la défense a le droit de vous le dire. Si elle
n'avait pas le droit de le dire, je déposerais immédiatement ma
toge, je ne voudrais pas me prêter à un simulacre de défense, et
laisser croire qu'il y a eu un défenseur là où la défense n'existait
pas. » Puis l'avocat, c'était M. Ghaix-d' Est-Ange, retraça les scènes
de la prison et du cachot; selon le défenseur, la police s'était oubliée
et avait usé envers l'accusé des moyens d'information d'un autre âge.
Il n'y avait pas eu d'aveux, ajoutait-il, en présence d'une sorte de
torture exercée sur un enfant abattu, démoralisé par les rigueurs
prolongées du secret et le cruel séjour de la prison. — La plaidoirie
était entraînante, incisive, éloquente. L'accusé fut acquitté. A cette
allure de la défense substituez une parole moins ferme, moins har-
die, ménageant l'instruction, l'accusation et la police : au lieu d'en-
trer résolument dans ce cachot dont il fallait livrer les secrets à la
justice, que l'avocat en eût seulement entr' ouvert la porte, qu'il
eût craint en un mot de tout dire, et le jury, qui n'eût point tout
entendu, aurait peut-être laissé tomber la tête de l'accusé.
Ainsi s'est toujours pratiqué le droit de la défense sous l'organi-
sation judiciaire actuelle. On en convient dans une certaine mesure,
mais on ajoute que le droit de défendre n'entraîne pas celui d'atta-
quer, et surtout d'attaquer l'organe de l'accusation, « parce que,
dit-on, il est investi par la loi du droit de porter la parole au nom
de la société. » Incontestablement c'est k l'accusation qu'il faut s'en
prendre et non à la personne du ministère jublic; c'est, avant tout,
l'accusation que l'on combat et non le magistrat qui la porte. La
pratique habituelle de la justice peut accepter cette règle; mais la
question n'est pas là. Il faut supposer, ce qui doit être rare sans
aucun doute, que le ministère public s'est mis personnellement en
avant, et qu'agissant avec un zèle excessif, avec une ardeur trop pas-
sionnée, il a dépassé le but légitime de l'accusation. Que fera le dé-
fenseur? Ne pourra-t-il arrêter l'accusation dans cette voie funeste et
blâmer ce qui lui paraîtra blâmable? Supposition impossible, dit-
on : « chargé par la loi de poursuivre la répression des délits et des
crimes, le ministère public le fait avec fermeté, avec vigueur quel-
quefois, avec passion jamais. » Ce n'est pas là répondre; c'est con-
tester le fait supposé, et rien de plus. Eh bien! le législateur est allé
TOME XXXIV. -. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
plus loin et a pensé, lui, que le ministère public pouvait agir avec
j)révention, avec passion même : c'est pour cela qu'il n'en a point
voulu pour juge et lui a interdit de se mêler aux délibérations; en
face d'une accusation prévenue ou passionnée, en face d'une injuste
attaque, comment aurait-il voulu que la défense restât muette et
désarmée ?
Nous n'insisterons pas davantage. Le droit du ministère public, ce
droit de prédominance et de supériorité qu'on lui a supposé ne pou-
vait résulter que d'un texte, et non-seulement ce texte n'est pas en-
core trouvé, mais l'examen de notre organisation judiciaire conduit
à reconnaître que l'accusation et la défense ont été placées par la loi
sur un pied de complète égalité. C'est là un principe acquis, certain,
et qu'il importe au barreau de maintenir comme un de ces privilèges
de la libre parole, assez peu nombreux de notre temps pour qu'on
mette quelque zèle à les défendre. On ne doit pas oublier que la tri-
bune française n'a point encore reconquis toutes ses franchises, que
la législation sur la presse est vivement critiquée et n'offre pas toutes
les garanties qu'on doit en attendre, qu'en l'absence de toQte res-
ponsabilité ministérielle il y a bien quelques dangers pour celui qui
veut se livrer à l'appréciation et à l'examen des actes du pouvoir,
la critique sincère et vive pouvant être confondue avec l'hostilité et
les attaques contre le chef de l'état, — que le droit de pétition, cet
autre droit naturel selon l'assemblée constituante, admis seulement
auprès du sénat, n'a pas encore repris la place qu'il occupait na-
guère dans nos institutions. En s' élevant à ces divers points de vue,
chacun peut comprendre à quoi sert l'indépendance du barreau,
et se demandera si, dans certains cas, il ne serait pas un rempart
contre les attaques et les colères du pouvoir lui-même , contre la
violation des droits et d'injustes persécutions. M. Berryer n'en doute
pas, et c'est avec une conviction sincère qu'après avoir démontré la
nécessité de cette indépendance, il s'écrie : « Tout est à craindre si
elle est mutilée; rien n'est désespéré si elle se maintient et se fait
respecter. »
Dans sa tâche difficile, souvent courageuse, c'est principalement
sur le bon vouloir, sur l'appui, disons mieux, sur l'indépendance
même de la magistrature que le barreau doit compter. Un lien
étroit les unit dans l'accomplissement d'une œuvre commune, la
justice; ce lien, nous voudrions qu'il fût plus étroit encore, nous
voudrions qu'il fût bien compris qu'on a trop souvent cherché à
désunir ces deux forces, et que l'une et l'autre n'ont trouvé qu'af-
faiblissement dans la désunion. Sous ce rapport, le passé est plein
de leçons et d'exemples. Oui donc, sous le pouvoir despotique de
Louis XIV, exaltait le barreau et lui tendait la main ? Les plus grands
LE BARREAU MODERNE. 163-
magistrats de l'époque. Ce sont des mapistrats et non des avocats
qui ont écrit tous ces panégyriques du barreau au dernier siècle.
Sous le premier empire, qui donc élevait le barreau à la hauteur
d'une espèce de divinité? Le président Henrion de Pansey. Avec la
magistrature et le barreau, c'est-à-dire avec des hommes honnêtes,
éclairés, résolus à défendre le droit, que peut-on craindre dans les
plus mauvais jours? Dans les conflits de la vie publique et privée,
est-ce que tout en définitive n'aboutit pas à l'audience des tribu-
naux? On a dit depuis 1789 : « l'église et l'état, » et l'expérience a
plusieurs fois démontré que la séparation des deux pouvoirs était
tout à la fois un grand principe de morale et une sage mesure d'ap-
plication. On doit dire avec non moins de raison : « la justice et l'é-
tat; » si les* gouvernemens passent, la justice reste et parfois elle
reste seule. Une des conditions de sa force est dans la popularité
dont elle jouit, et pour demeurer populaire, la justice doit planer
au-dessus des passions qui s'agitent autour d'elle sans les partager.
L'assemblée constituante l'avait si bien compris qu'elle avait laissé
au jury, c'est-à-dire au jugement du pays lui-même, tout ce qui de
près ou de loin touchait au brûlant domaine de la politique; aussi
la magistrature française a-t-elle vu plus d'une fois le flot de l'é-
meute s'arrêter devant elle. En pleine révolution, au bruit de la fu-
sillade, les magistrats sont restés sur leur siège, rendant paisible-
ment leurs arrêts : la liberté survivait dans la justice alors qu'elle
agonisait partout ailleurs. La justice était debout pour comprimer
l'émeute avec tous ses désordres, pour défendre la propriété mena-
cée, et elle l'a défendue parfois, il faut le dire, avec un certain cou-
rage. Qui n'a présente encore à l'esprit cette audience émouvante
des premiers jours de 1852, où le droit et la force étaient en lutte
dans une question de propriété? Deux de nos plus grands maîtres,
Paillet et Berryer, venaient d'affirmer hautement le droit méconnu,
attaqué. A cette audience étaient réunis des jurisconsultes blanchis
■sous les ans et l'étude, étonnés, effrayés de cet audacieux défi porté
à la loi, des avocats, d'anciens magistrats; chacun est muet, attentif.
L'éloquence des défenseurs a fait brèche et mis l'attaque en déroute.
L'auditoire est brûlant, transporté; seuls, les magistrats ont su garder
r impassibilité de la loi. Leur jugement est attendu avec une émotion
cruelle. Ce jugement est bref comme un oracle, mais il rend un
éclatant hommage au droit menacé. Un même cri sort de toutes les
poitrines : Il y a encore des juges à Paris! Ce jour-là, la magistra-
ture française venait de montrer ce qu'elle peut faire dans les temps
les plus difficiles; mais elle dut comprendre aussi ce qu'était dans
ces temps-là pour elle la puissante solidarité du barreau.
On le voit donc, lorsque le barreau parle de ses franchises, il ne
164 BEVUE DES DEIX MONDES.
réclame ni passe-droit ni faveurs; institution nécessaire, il demande
à vivre de la vie qui lui est propre. Voilà ce que nous tenions à faire
ressortir et ce qui n'est pas suffisamment dégagé dans les écrits
publiés jusqu'à ce jour; cette nécessité de la libre défense est la
base de la constitution du barreau, le premier mot, le point de dé-
part de son histoire. Il n'est donc pas vrai de dire, comme on l'a
toujours fait, que le barreau a pris naissance avec les premiers ma-
gistrats, car il existe partout des tribunaux, et le barreau est encore
inconnu ou méconnu dans beaucoup d'états. Ainsi que le droit natu-
rel, la défense ou le barreau ne subsiste point sur le sol ingrat et
desséché du despotisme; il n'a jamais vécu que dans la terre franche
de la liberté, et les exemples que nous avons cités autorisent à dire,
aussi bien pour les temps anciens que pour les temps modernes :
« tel état, tel barreau. » Il importait surtout de préciser le carac-
tère de cette institution au moment où des efforts sont tentés dans
divers pays pour obtenir une meilleure organisation judiciaire. Dans
les états même où la parole n'était comptée pour rien, des vœux ar-
dens s'élèvent en faveur de la libre discussion des affaires publiques
et des intérêts privés. La défense revendique ses droits. Ce mouve-
ment est sensible en Russie, en Autriche, en Allemagne et en Prusse.
Les avocats autrichiens et allemands viennent de réclamer le droit
d'exercer leur profession librement, sans investiture gouvernemen-
tale. Ces symptômes sont d'un heureux augure et signalent le réveil
de l'esprit public dans des contrées où la raison d'état, à des degrés
divers, dominait tout, hommes et choses. C'est aux pays qui comme
le nôtre ont, malgré de fréquentes secousses politiques, conservé
quelques franchises, de montrer la source à laquelle le barreau a
conservé le droit de puiser les siennes : or s'il est vrai que ce soit
à la source toujours vive du droit naturel, cette vérité était bonne à
proclamer, car le droit naturel ne dépend pas des conventions des
hommes; il ne connaît ni frontières ni limites, il est de tous les
temps et de tous les pays, s'il n'est point de tous les états ni de tous^
les régimes.
Jules Le Berquier.
VELASQUEZ
AU MUSÉE DE MADRID
Si vous allez en Espagne pour étudier les écoles de peinture, at-
tendez-vous à de singulières déceptions, car vous n'aurez pas man-
qué de lire attentivement les écrits de Palomino de Velasco, les bio-
graphies de Gean Bermudez et d'autres traités sur l'art espagnol.
Vous aurez remarqué que le nombre des artistes est considérable,
que leurs tableaux sont décrits avec des éloges qui ne tarissent
point, que les mots de talent et de génie sont prodigués volontiers,
que les comparaisons avec Raphaël, Michel-Ange et le Corrège sont
hardiment soutenues. Vous aurez été frappé de la puissance que l'on
prête à certaines écoles, de leur enchaînement méthodique, de leurs
subdivisions, qui attestent l'excès de fécondité, en Andalousie, par
exemple, où l'on vous montre les écoles de Grenade, de Murcie, de
Cordoue, se rattachant à l'école de Séville comme les jets vigoureux
d'une même souche, de sorte que les semaines et les mois sem-
blent ne point devoir vous suffire pour savourer avec ordre tant de
merveilles.
J'avoue humblement que j'étais du nombre de ces voyageurs
naïfs, et que j'ai été dupe. Certes l'orgueil national est respectable,
mais il a ses limites. Nous accordons de grandes licences aux peu-
ples situés au-delà de la Garonne; par conséquent plus les races de
cette partie de l'Europe descendent vers le sud, plus il est logique
qu'elles abusent de l'hyperbole. Cependant l'hyperbole mérite un
autre nom, lorsqu'elle s'applique à l'histoire. C'est même compro-
mettre les titres de gloire d'une nation que de les enfler outre me-
sure, car si ses historiens prétendent pour elle plus qu'il n'est vrai,
les nations voisines lui ôteront peut-être plus qu'il n'est juste. Jus-
166 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ici l'Espagne n'est pas très connue, et l'on n'a guère réclamé
contre la hardiesse des auteurs espagnols qui ont écrit sur l'art.
Nous disons avec raison de certaines affirmations qu'elles en impo-
sent, car des écrivains étrangers, gagnés par l'exemple, n'ont su
([ue pousser l'emphase plus loin encore. Le Dictionnaire des Pein-
tres espagnols, que Quilliet dédiait au duc de Berri en 1816, nous
montre combien les hommes subissent les jugemens tout faits et
trouvent la déclamation plus aisée que la critique.
Si l'on considère l'école espagnole dans son ensemble, il faut re-
connaître qu'elle ne peut être comparée ni aux écoles de l'Italie, ni
à l'école française, ni aux écoles flamande et hollandaise. Elle sou-
tiendrait la lutte avec l'Angleterre, qui n'a eu que des peintres ha-
biles, ou peut-être avec l'Allemagne, qui, malgré plusieurs maîtres
illustres, n'offre après eux que des traditions affaiblies. Un seul
peintre en Espagne fera dire de lui qu'il a du génie : ce peintre,
c'est Velasquez. Pour Murillo, sa facilité charmante et la pieuse
mollesse de son pinceau permettent d'affirmer qu'il a du talent,
mais rien de plus : il n'a aucune des grandes qualités qui font les
maîtres. Je ne parle pas de Ribera, qui s'enfuit de Valence tout
jeune pour se faire italien, qui fut l'adepte fervent du Caravage, ne
retourna jamais dans sa patrie et mourut à Naples. S'il honore l'Es-
pagne, il ne lui appartient plus. Après Velasquez et Murillo, à un
degré bien inférieur, on citera plusieurs artistes qui ont du mérite :
Alonzo Cano, qui fut moins bon peintre que bon sculpteur; Zurba-
ran, dont la fermeté ascétique touche à la rudesse, et rappelle trop
le laboureur de l'Estramadure; Juanès, qui apprit des derniers dis-
ciples de Raphaël les lignes suaves et les contours harmonieux:
Sanchez Coello, qui fut pour Philippe II ce que Velasquez fut pour
Philippe IV, mais dont les portraits les plus vantés périrent dans les
incendies du Pardo et de l'Alcazar; Luis de Vargas et Juan de Las
Roelas, tous les deux nourris dans les écoles de l'Italie, et demeu-
rant de louables imitateurs, dont la vigueur est incontestable, mais
dont le style inculte, désordonné, est plutôt digne des Hurons que
d'un peuple civilisé. Il faut rapprocher les œuvres de ces artistes
de celles des peintres italiens, je ne dis pas du premier, mais du
deuxième et troisième ordre, pour juger sainement quelle est leur
place dans l'histoire de l'art; mais si l'on descend plus bas, si l'on
jette un regard sur les toiles du commun des martyrs, on est sur-
pris de l'ignorance profonde de la plupart de ces Espagnols dont
les biographies sont si pompeuses. Que de fois ils m'ont fait songer
aux tableaux suspendus dans les corridors ou entassés dans les gre-
niers de nos vieux châteaux , et dont les auteurs se sont sagement
voués à l'oubli!
VELASOUEZ AU MUSEE DE MADKID. 167
Il y a des peuples, aussi bien que des individus, chez lesquels on
voit une opposition étrange entre ce qu'ils aiment et ce qu'ils attei-
gnent, ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Les Français professent
l'amour de la liberté et la haine des révolutions : c'est chez eux que
les révolutions sont le plus fréquentes, la liberté le plus vite sacri-
fiée. Les Espagnols ont cultivé la peinture avec passion sans con-
tribuer à ses progrès : ils ont eu des artistes nombreux, mais la plu-
part médiocres; ils ont appelé sans cesse des maîtres étrangers, sans
profiter de leurs leçons; ils ont fondé des écoles, mais ces écoles, au
lieu de grandir, s'affaiblissaient aussitôt, tandis que ceux qui les
dédaignaient pour ne relever que d'eux-mêmes sont quelquefois
devenus célèbres. Il faut chercher l'explication de semblables con-
tradictions non pas dans les faits, mais dans le caractère d'une na-
tion. L'homme trop souvent accuse la destinée, quand il ne devrait
accuser que lui-même. On a prétendu que la domination des Arabes,
qui sont iconoclastes, c'est-à-dire qui proscrivent les images, était
la cause de l'infériorité des Espagnols dans les arts d'imitation.
D'abord la domination des Arabes était détruite longtemps avant la
renaissance, car le royaume de Grenade, loin d'exercer sur la Pé-
ninsule aucune influence fâcheuse, ne fut que le dernier et le plus
aimable asile des Maures vaincus. Ensuite il y a une ingratitude
rare à présenter comme les oppresseurs des arts ceux qui ont revêtu
l'Espagne de sa plus belle parure. Il faut avoir visité l'Afrique et l'Es-
pagne coup sur coup pour saisir tous les liens qui unissent l'une à
l'autre les civilisations de ces deux pays. Ce que l'Espagne possède
de plus précieux ou de plus caractéristique, elle le doit aux Arabes.
Ses monumens les plus exquis, ses demeures les plus élégantes, ses
villes les plus poétiques, sont arabes: ce qu'il y a de pittoresque
dans ses mœurs, dans ses costumes, dans ses meubles, dans les
détails familiers de la vie, est emprunté aux Arabes; si, dans la
bouche des Espagnols, vous surprenez un mot plus sonore, il est
arabe; si une pensée vous paraît plus fleurie, un tour de politesse
plus délicat, ils viennent des Arabes. Il est beau à un peuple de
s'affranchir et de se constituer, mais il n'est pas nécessaire qu'il
oublie pour cela ce qu'il doit aux conquérans, ni qu'il les calomnie.
Pour certaines parties de l'Espagne, le départ des Arabes fut une
ruine, et si la plaine de Valence est restée un jardin enchanté, c'est
qu'on y a gardé la culture des Arabes et jusqu'aux lois qui régis-
saient la distribution des eaux.
La religion musulmane, il est vrai, écartait les arts d'imitation:
mais le Koran , en passant en Europe , avait perdu beaucoup de sa
rigueur. Les maîtres de l'Andalousie ont même donné aux Espagnols
des exemples de tolérance en tout genre qu'ils n'ont guère suivis.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
Les peintures qui décorent une des salles de l'Alhambra attestent
que l'aversion des Maures pour les représentations figurées n'était
point si violente. D'ailleurs, à la suite de l'art arabe, s'introduisait
l'art byzantin, qui l'avait inspiré jadis et le soutenait encore. Il reste
en Espagne des œuvres byzantines assez nombreuses et assez belles
pour avoir pu former un Gimabué et un Giotto. Ce ne sont donc pas
les modèles qui ont manqué, ce sont les hommes.
On a dit aussi que l'Espagne, occupée pendant plusieurs siècles
à chasser ses dominateurs, a vu se prolonger plus longtemps cette
crise d'enfantement qui s'appelle le moyen âge. Née plus tard à la
civilisation, elle n'a pu pousser aussi loin la science de l'art et des
traditions, qui ne se forment qu'avec l'aide du temps; mais la crise
a été beaucoup plus simple en Espagne que dans les autres pays,
et dès la fin du xiii* siècle la croisade contre les Maures était assu-
rée de triompher. D'ailleurs la découverte de l'Amérique et la re-
naissance sont deux faits contemporains ; les trésors ne manquaient
pas aux Espagnols pour payer les chefs-d'œuvre. On sait au con-
traire quel usage ils en firent, surtout sous Philippe II. Peut-être le
caractère même de ce peuple expliquerait-il mieux la stérilité de ses
écoles de peinture et l'impuissance relative de ses aspirations. Fier
et indomptable, il n'a ni la souplesse d'esprit ni la docilité qui font
des disciples après avoir fait des maîtres. Le sentiment personnel
que les romantiques de notre temps ont divinisé et l'allure indépen-
dante qu'ils ont affectée sont chez les Espagnols un don inné. Leur
littérature est par excellence romantique, c'est-à-dire que les tradi-
tions et les règles y sont inconnues, tandis que le bon plaisir de
l'auteur règne tout-puissant. Il en est de même dans l'art. En vain
les peintres s'attachent à copier des modèles ou à s'imposer un pro-
fesseur, leur tempérament les entraîne, et bientôt ils cessent d'ap-
prendre, parce qu'ils sont peu capables d'imiter. Il ne convient pas
de blâmer dans une race un tel instinct, qui est une des conditions
de l'originalité. L'école qui saurait y joindre le labeur, la passion du
beau, l'application infatigable, atteindrait un singulier degré d'ex-
pression et d'énergie. Malheureusement le peuple espagnol n'est
point ennemi d'une certaine paresse que le climat excuse, mais qui
contribue à retenir ses efforts, quand il serait l'heure de les redou-
bler. En étudiant avec soin les œuvres des divers artistes, on voit le
point où ils se sont arrêtés, se contentant de répéter les sujets reli-
gieux, cherchant les compositions faciles, satisfaits d'une exécution
rapide et molle qui pour d'autres n'eût été que le début.
Cette indolence naturelle, s' alliant à un goût assez sensible pour
ce qui est trivial, paralysa les intentions les plus sincères; car on
ne saurait s'imaginer avec quelle bonne foi les artistes de la Pénin-
VELASQLEZ AL MUSÉE DE MADRID. 169
suie briguaient les leçons des maîtres italiens et flamands, ou pré-
tendaient se nourrir de leurs œuvres. Les étrangers étaient appelés
sans relâche, et, quoique ce ne fussent en général que des peintres
de troisième ordre, ils ne laissaient pas d'apporter des germes qui, en
tout autre pays, eussent été féconds. Dès l'an lZil5, nous voyons en
Castille le Florentin Gherardo Starnina. Sous le règne de Jean II, on
appelle de Florence le peintre Dello et de Flandre Rogel. Les Français
arrivent à leur tour : Jean de Bourgogne, qui décore les monumens
de Tolède: Pierre de Champagne, qui peint à Séville, où les frères
italiens Giulio et Alessandrb enseignent leur art. A Tolède, Isaac de
Helle et Dominique Theotocopoulos, appelé justement il Grero par les
Italiens, fondent l'école: Lupicini professe en Aragon. A Madrid, on
compte toute une série de peintres étrangers : Antoine Moor, Caxesi,
Rizi, Tibaldi, Castello et ses fils, les deux Carducci, Rubens enfin, qui
réside à Madrid en 1628. Plus tard, Charles II appellera Luca Gior-
dano; Philippe Y, Yan Loo, Procaccini, Ranc Yanvitelli; Charles III,
Raphaël Mengs, sans pouvoir régénérer l'art, et les académies de
Madrid, de Sarragosse, de Yalence, de Séville même, ne sont qu'une
solennelle protestation d'impuissance. Du reste, les peintres n'a-
vaient rien à envier aux sculpteurs , car il est aisé de voir comment
ces derniers ont profité des leçons de Philippe de Bourgogne et de
Torrigiano, le rival de Michel-Ange.
Qu'on ne croie pas que les maîtres étrangers fussent mal accueil-
lis. Ils étaient entourés d'honneurs, écoutés avec zèle, recherchés
sans jalousie. Les Espagnols donnaient des preuves plus vives en-
core de leur ardeur, lorsqu'ils partaient pour l'Italie ou la Flandre,
afin de s'inspirer aux sources. Yincente Juanes et Ribalta ont vécu
en Italie, de même que Luis de Yargas, Marmolejo, Berruguete,
Becerra, Fernandez Navarrete, et bien d'autres qui n'acquirent pas
même la facilité d'exécution de ceux que je viens de citer. Pierre de
Moya poursuivit Yan Dyck jusqu'à Londres, afin de devenir son dis-
ciple. Yelasquez fit en Italie des voyages prolongés, au risque de
mécontenter Philippe IV, son protecteur. Le rêve de Murillo était
de visiter l'Italie, il partit même pour Rome; mais il rencontra sur
sa route le musée de Madrid et s'y enferma pendant deux ans. Mal-
gré tant d'efforts et des intentions si belles, les peintres espagnols
ont gai'dé leur physionomie propre et une bonne part d'inexpé-
rience. Les écoles, à peine constituées, ou tombaient ou méritaient
l'oubli. Il ne reste, aux yeux de la postérité , que des individualités
brillantes et des talens dont le principal trait (ce qui n'étonnera
personne) est l'originalité. Parmi ces figures originales, les plus re-
marquables sont celles de Yelasquez et de Murillo, l'un qui respire
toute la fierté castillane et peint les splendeurs de la cour, l'autre
qui représente le charme de la race andalouse et résume les inspi-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
rations religieuses qui sont l'âme de l'art espagnol; le premier qui
excite l'admiration, le second qui exerce un vif attrait, tous deux
l'honneur de l'Espagne, et les seuls qui supportent une étude ap-
profondie. Il est naturel de commencer par Velasquez, qui est le
plus grand.
Velasquez est peu connu en Europe : on le range parmi les maî-
tres sans contestation comme sans enthousiasme, parce que sa place
est faite et parce que les artistes qui ont visité Madrid se portent
garans de sa gloire ; mais cette gloire, le public ne peut ni la discu-
ter ni la confirmer, car les pièces du pîocès ne sont pas sous ses
yeux. Rome, Gênes, Paris, Dresde et surtout l'Angleterre possèdent
quelques tableaux de Velasquez, mais des tableaux isolés, d'une im-
portance secondaire, qui ne donnent point sa mesure et ne frappent
que les vrais connaisseurs. On peut dire que Velasquez est tout en-
tier au musée de Madrid, puisque ce musée compte plus de soixante
toiles du peintre de Philippe IV. L'Espagne a eu la fortune de rete-
nir ses chefs-d'œuvre dans tous les genres où il s'est essayé, pein-
ture religieuse, peinture d'histoire, mythologie, paysages, scènes
d'ultérieur, portraits en pied, portraits équestres. Pour expliquer
cette fortune, il suffit de jeter un regard sur la vie de l'artiste.
Velasquez naquit à Séville en 1599. Son père s'appelait Juan-
Rodriguez de Silva, sa mère Geronima Velasquez. Il réunit les deux
noms, d'après l'usage espagnol, plus fréquent encore en Andalousie.
La postérité, qui tend toujours à simplifier, n'a retenu que le nom
de sa mère. Ses parens, frappés de la passion qui le portait vers le
dessin, lui firent cesser ses études classiques et l'envoyèrent dans
l'atelier d'Herrera le Vieux, qu'on aurait surnommé plutôt Herrera
le Diable, si la peur de l'inquisition l'avait permis. Cet Herrera était
un brutal avec qui personne ne pouvait vivre. iNon- seulement ses
élèves, mais ses enfans eux-mêmes prenaient la fuite, et il finit par
rester seul. Sa peinture se ressentait de son caractère, elle était
d'un furieux. Il se servait" de brosses et de joncs pour couvrir ses
toiles avec plus de rapidité, je veux dire avec plus de rage. Aussi
ses saints et ses docteurs, qu'il aimait à représenter la plume à la
main, ressemblent-ils à des possédés qu'on exorcise ou à des bandits
que l'on va pendre. Les Espagnols, il est vrai, comparent modeste-
ment Herrera à Michel- Ange, comparaison qui réjouit singulière-
ment ceux qui voient ensuite les peintures d'Herrera à Séville. Velas-
quez se hâta de quitter un tel maître, et il fit bien. Tout ce qu'il put
apprendre de lui, ce fut la négligence et l'audace, le mépris de la
beauté et le goût d'un coloris énergique, enfin une liberté de com-
position qui ne dépasse pas les mérites de l'ébauche.
Il entra chez Francesco Pachcco, qui fondait avec Herrera un con-
traste parfait, caractère aimable, esprit cultivé, poète élégant, peintre
Vi'LASOUEZ AU MUSÉE DE MÂDRI!). 17J
froid et médiocre, comme beaucoup de peintres de l'école de Se ville
cpe l'emphase espagnole proclame en vain des hommes de génie.
Si Pacheco avait peu de talent, il avait de l'instruction: son traité sur
la peinture prouve qu'il put donner à Yelasquez de bons conseils.
Il fut surtout assez avisé pour lui donner une famille : ce choix d'un
jeune homme pauvre et obscur est honorable pour lui de toute fa-
çon, surtout s'il pressentit que son gendre serait un grand artiste.
Mais Velasquez ne se contentait point, cela se conçoit, des leçons
de Pacheco. Il cherchait des modèles plus élevés, une nourriture
plus forte que Séville ne pouvait alors lui fournir. C'est ainsi qu'à
un moment donné il s'éprend des tableaux de Louis Tristan, peintre
de Tolède, que les biographes comptent, pour ce motif, parmi ses
maîtres. Il fut forcé de se rejeter sur la nature, comme Lysippe; il co-
piait avec acharnement les objets qui lui tombaient sous la main, les
plantes, les poissons, les oiseaux, les animaux; il dessinait dans mille
postures et avec mille expressions diverses un jeune paysan qu'il
avait pris à son service; il peignait tous ceux qui s'y prêtaient, dé-
veloppant par ces études répétées son goût et son talent pour le por-
trait, de sorte qu'à proprement parler, Yelasquez fut élève de la
nature et de lui-même. L'art fut pour lui un véritable don : il l'aima
par instinct, le cultiva par passion, le conquit par la force du senti-
ment personnel. Son originalité traversa victorieuse les ateliers où
elle aurait du s'éteindre; elle résista même à l'infiuence de maîtres
ou de modèles illustres qu'il rencontra plus tard. A l'âge de vingt-
neuf ans, il connut Rubens à Madrid ; il passa neuf mois dans un
commerce intime avec ce séduisant esprit. A trente ans, il était à
Yenise, où il copiait les tableaux vénitiens, notamment le Calvaire
et la Communion du Tintoret. De Yenise, il se rendait à Rome, où il
étudiait Raphaël et Michel-Ange, copiant même le Jugement dernier,
lvp< Sibylles de la Chapelle Si.rtine, l'Eeole d'Athène;:, le Parnasse.
Mais ni Rubens, ni les Yénitiens, ni Michel-Ange, ni Raphaël n'ont
marqué leur empreinte sur les œuvres de Yelasquez. Ce qu'il déroba
à d'aussi excellens modèles, il se l'assimila avec une énergie qui
effaçait les traces et sauvait son indépendance.
Rien n'était plus propre d'ailleurs à inspirer à Yelasquez la fer-
meté et la fol en lui-même que la faveur précoce qui l'éleva au-
dessus de ses contemporains et l'y maintint jusqu'à sa dernière
heure. Dès l'an 1623, Philippe lY le nommait son peintre, l'atta-
chait à son palais, l'admettait dans sa familiarité. Garducho, Gaxes,
Nardi, ses rivaux à la cour, s'inclinant devant la volonté souveraine,
avouaient que jamais ils n'avaient représenté le roi avec autant de
])onheur, aveu plus véridique que sincère; ils souffraient que leurs
])ortraits fussent relégués dans une salle obscure, tandis que Velas-
(;uez, à l'égal d'Apelle, gardait seul le privilège de peindre le nou-
17'2 REVUE DES DEUX MONDES.
vel Alexandre. Dès lors la vie de Velasquez peut se raconter d'un
seul mot, car ce fut celle des courtisans. Pendant trente-sept années
il fut l'ami du roi; il travailla pour lui, sous sa direction, sous ses
yeux, sous sa clé. D'abord huissier de la chambre, puis maréchal-
des-logis du palais, enfin chevalier de Saint-.lacques , il connut la
servitude dorée, les plaisirs bruyans, les dignités pompeuses et les
graves soucis de l'étiquette. La chaîne était d'autant plus étroite
que Philippe IV ne pouvait se passer de lui. Les deux voyages qu'il
fit en Italie, d'abord pour ses propres études, puis pour acheter des
tableaux et des statues de maîtres italiens, furent abrégés par les
instances les plus affectueuses et par un ordre de rappel. Du reste,
qu'on ne suppose pas Velasquez triste ou digne de plainte. La vie
de cour était sa joie : noble de naissance, magnifique dans ses goûts,
comblé de richesses par le roi, il était beau cavalier et se mettait
avec élégance; ses diamans excitaient l'envie; il tenait table ouverte,
et les plus hauts personnages regardaient comme un honneur d'être
admis chez lui. Il prenait au sérieux ses fonctions de premier maré-
chal-des-logis, son zèle abrégea même sa vie, car ce fut dans l'île
des Faisans, en préparant la ma,ison où devaient se rencontrer Phi-
lippe IV et Louis XIV, qu'il contracta, par excès de fatigue, le mal
dont il mourut.
Qui peut dire ce qu'auraient produit les éminentes facultés dont
Velasquez était doué s'il fût resté libre, si la retraite lui eût permis
de consacrer au travail le temps qu'il perdait en occupations fri-
voles? Je sais que le bonheur donne des ailes à l'âme d'un artiste et
que l'éclat a des enivremens féconds; mais il faut que cet éclat s'ap-
pelle la gloire et que ce bonheur ne soit pas la dissipation. De même
que la faveur de Louis XIV a été pour le génie de Racine plus fu-
neste que salutaire, de même l'amitié de Philippe IV a arrêté l'essor
de Velasquez, en l'enfermant dans un cercle où il lui était trop fa-
cile de tourner toujours. Les portraits de la famille royale, répétés
dans toutes les dimensions et sous toutes les formes, étaient un su-
jet qui ne pouyait exciter longtemps l'enthousiasme d'un artiste, et
qui parfois, cela est manifeste, n'a été traité par lui ni sans froideur
ni sans ennui. Les nains et les bouffons qu'il était de mode de faire
peindre à cette époque n'étaient pas non plus une matière digne
d'un talent élevé. Velasquez n'était pas né seulement pour exceller
dans le portrait, mais surtout dans la peinture d'histoire. Je ne puis
donc reconnaître sans un profond regret à quel métier le roi l'a ra-
baissé, puisqu'il ne lui a commandé, pendant les trente-sept années
de loisir qu'il lui créait, qu'une seule grande page, la Reddition de
Brcdu. Quelques vues des châteaux royaux, l'intérieur d'une ma-
nufacture de tapis, une Vierge pour décorer un oratoire, sont une
faible compensation pour tant de chefs-d'œuvre étouffés dans leur
VELASQUEZ AU MU^^ÉE DE MADRID. 173
germe. Combien la solitude et la pauvreté n'eussent-elles pas of-
fert à Velasquez des conseils plus mâles, une protection plus utile à
sa gloire !
Philippe IV du moins témoigna à Yelasquez qu'il admirait son gé-
nie mieux qu'il ne le comprenait. Il achetait tout ce qui sortait de
son atelier : les palais d'Aranjuez, de l'Escurial, de Buen-Retiro, du
Pardo, se remplirent ainsi d'œuvres qui n'éprouvèrent ni les injures
du temps ni les dangers des voyages. Quand le musée de Madrid fut
formé, les souverains de l'Espagne y réunirent tous ces tableaux,
dispersés dans leurs demeures. C'est pourquoi l'on y compte plus
de soixante toiles de Velasquez, richesse rare et merveilleuse d'un
musée qui est déjà le plus riche du monde.
Je n'entreprendrai point de décrire minutieusement tous ces ta-
bleaux. Je choisirai les principaux dans chaque genre pour en don-
ner une esquisse et une appréciation : il sera plus facile de saisir
ensuite le véritable caractère du talent de Velasquez.
Il est naturel de commencer par la peinture religieuse ,qui tient
dans l'école espagnole une place si grande qu'elle semble avoir
proscrit presque toutes les autres branches. Aussi Velasquez est-il
une exception unique dans un pays où l'inquisition nommait des in-
specteurs pour surveiller les ateliers des artistes et les boutiques
des marchands. 11 fit peu de peinture religieuse et n'en avait point
le goût, danger sérieux si l'amitié du roi ne l'eût couvert. Les su-
jets inspirés par la religion demandent à la fois une profondeur et
une naïveté, une passion et un idéal dont le peintre de Séville n'é-
tait point capable. Sec, spirituel, observateur, il ne se plaisait qu'à
imiter la nature; la vie de courtisan ne lui laissait point d'ailleurs le
temps de chercher la beauté dans le monde des rêves, ni d'échauffer
son propre cœur. Au début de sa carrière, il fit une Adoration des
Mages qui est vigoureusement peinte, mais d'un style horrible. Sa
madone est une cuisinière hollandaise, et son enfant avec une vaste
bavette est certainement le fils d'un marchand de harengs d'Amster-
dam. Malgré sa trivialité, ce tableau a du mérite; l'exécution en
est serrée, et l'accent va jusqu'à la dureté. Plus tard l'artiste adou-
cira ses teintes, il évitera les fonds noirs pour répandre autour de
ses personnages de l'air et de la clarté. Son Christ sur la croix, de
grandeur naturelle, est une bonne étude, non pas du nu, mais de
l'ivoire, car il est évident qu'il a pris pour modèle un Christ sculpté
pour quelque prie-Dieu, afin d'en reproduire les tons fermes et le
poli. Le bois de la croix est d'une exactitude effrayante; les veines,
les suintemens résineux, la couleur rougeâtre du pin verni, se dé-
tachent sur le.5 ténèbres. Le sang ruisselle sur les pieds et sur les
mains du Christ, ses cheveux pendent sur le côté et se mêlent au
sang qui dégoutte de son front. Tout cet appareil lugubre paraîtra
174 REVUE DES DEUX MONDES.
repoussant aux âmes délicates, théâtral aux âmes pieuses. Le Cou-
ronnement de la Vierge est en face et repose les yeux. Il ne faut
chercher ni dans les traits de la Vierge une beauté d'un ordre supé-
rieur, ni dans les traits du Père et du Fils qui la couronnent un sen-
timent très religieux. Destiné à être placé dans l'oratoire de la reine
et sans doute assez mal éclairé, ce tableau est peu fait : quoique la
touche en soit rapide, l'arrangement du groupe, la tournure des per-
sonnages, le grand jet des draperies, frappent le spectateur. Le coloris
est délicieux. C'est un véritable tour de force, car l'artiste n'a em-
ployé que deux couleurs, le rouge et le bleu; mais il combine ces deux
couleurs avec tant d'habileté, il les fond et les dégrade avec tant de
richesse, il obtient des violets alternativement pâles ou foncés d'un
effet si harmonieux, il établit la relation de ses tons et de leurs va-
leurs avec une finesse si exquise, qu'on reconnaît un grand coloriste.
Les sujets d'imagination n'ont point été traités a\ec plus de suc-
cès que les sujets religieux, car la mythologie, qui exige la tradi-
tion et le style, attirait Velasquez aussi peu que la Bible. Il est même
à remarquer que son principal tableau mythologique, les Forges de
Vnlcaîn, a été fait à Rome, quand l'artiste subissait l'influence des
lieux où il se trouvait, des hommes qui l'entouraient. Guido Reni,
le Dominiquin, notre Poussin lui-même, à qui Velasquez comman-
dait des tableaux pour le roi d'Espagne, l'exhortaient peut-être à
lutter avec eux dans le genre académique , que les Espagnols ont si
peu cultivé. Velasquez représenta les forges de Vulcain au moment
où Apollon annonce au malheureux mari qu'il a surpris les amours
de Mars et de Vénus. Rien n'est plus froid, et cependant il y a des
détails admirables. La composition est faible, sans intérêt, l'effet
ridicule. Apollon ressemble à un contemporain de Louis XIV qui va
danser un ballet mythologique ; Vulcain paraît trop mériter son in-
fortune malgré ses yeux perçans, interrogateurs, furibonds; ses com-
pagnons de travail expriment moins un étonnement trivial qu'une
parfaite sottise. En revanche, le torse d'Apollon est d'une grande
beauté, son geste plein d'éloquence; le corps des forgerons est
d'une vérité incroyable. Les détails de la forge, éclairés à la fois
par les rayons du soleil qui pénètrent dans l'intérieur et par le bra-
sier que le souiïlet active, sont rendus avec une précision qui
montre bien que le génie de l'artiste ne se sentait à l'aise qu'en face
de la réalité. Le Mercure tuant Argus me dicte les mêmes ré-
flexions. Argus, avec sa chemise de bure grise, est un brigand en-
dormi au bord du grand chemin, et Mercure, qui s'avance en ra;ii-
pant sur les mains, est un gendarme qui veut le surprendre; mais
le sommeil d'Argus, sa tête tombant sur la poitrine, l'abandon des
bras et des jambes, sont représentés avec un naturel si saisissant,
qu'on oublie la mythologie et la traduction vulgaire qu'en donne le
VELASQUEZ AU MUSEE DE MADRID. 175
peintre pour n'admirer que l'énergie de l'empreinte et ce que j'ap-
pelle la griffe du lion. De même le Mars au repos est copié sur
quelque soldat des gardes wallonnes, mais avec un ton de fresque
que ne répudieraient point les maîtres italiens, et surtout avec une
singulière grandeur.
J'ai hâte d'arriver aux quatre chefs-d'œuvre de Velasquez, si dif-
férens entre eux par les défauts comme par les mérites, d'une origi-
nalité éclatante, et qui prouvent ce qu'il eût pu faire avec un pro-
tecteur qui ne l'eût pas condamné à rester un peintre de portraits.
Ses Buveurs sont les premiers par la date, lin jeune homme nu,
(fu'il faut bien accepter pour un Bacchus, puisque deux satyres se
jouent derrière lui, est assis sur un tonneau; il couronne un buveur
qui s'est agenouillé. Cinq ivrognes, choisis parmi la fleur de la ca-
naille espagnole, entourent le vainqueur, et, le verre en main, se
livrent à la joie la plus bruyante. Quelles figures avinées et igno-
bles I quelle expression! quelles poses! quels haillons! quelle im-
pudence! Mais les têtes sont rendues avec une hardiesse et une
véhémence de couleur qui les font sortir du cadre. J'ai encore de-
vant les yeux le grand coquin qui se présente de face , coiffé d'un
chapeau que je renonce à décrire, et rit au visage des passans avec
une gaieté si étourdissante que l'on en croit entendre les éclats.
Et le même artiste, après avoir copié ces effroyables truands, allait
peindre les figures pâles et aristocratiques de Philippe IV ou de l'in-
fant don Carlos ! Ce qui fait supporter un tel sujet et de tels types,
ce n'est pas seulement la vérité, c'est une certaine vérité, idéale à
sa manière, à force de volonté, d'exécution, de couleur et d'harmo-
nie. On sent je ne sais quelle chaleur qui prouve que l'artiste s'est
pris corps à corps avec la nature, et en même temps une fierté de
pinceau qui annonce le gentilhomme et rehausse tout ce qu'il
touche. Il y a des tableaux de Velasquez que je préfère, il n'y en a
point qui soit plus fortement peint. Son Bacchus, devant lequel
Praxitèle et Scopas se voileraient le visage, est un type vulgaire,
mais bien choisi et merveilleusement relevé. C'est à la fois l'athlète
et le viveur, jeune, trapu, d'une élégance roturière, d'une beauté
qui se palpe, trempé pour la lutte aussi bien que pour la débauche.
Les formes et les chairs sont rendues avec un sensualisme mâle et
splendide qui bientôt vous attache, et, l'impression première s'effa-
çant, on finit, tant l'artiste vous impose son type et vous parle en
maître, on finit par trouver que ce type est beau. N'oubhez pas
qu'un ciel gris et assombri à dessein se marie avec les tons bruns
des vètemens. Sur cette teinte de plomb ressortent sans dureté les
têtes des buveurs : comme elles rellètent d'abondantes libations,
elles eussent tranché trop crûment sur un ciel bleu.
J'ai déjà dit que le roi d'Espagne ne commanda qu'un seul tableau
176 REVUE DES DEUX MONDES.
d'histoire à son peintre; ce fut après la prise de Bréda, car les vic-
toires étaient rares sous son règne. La Reddition de Bréda est ap-
pelée aussi le Tableau des Lances, parce que les hautes piques des
troupes espagnoles se dressent sur la droite comme une forêt. De-
vant les lances, les officiers du général Spinola se tiennent immo-
biles; toutes les têtes sont graves, tournées de façon à être vues,
parce qu'elles sont des portraits. Dans l'angle, Yelasquez s'est re-
présenté lui-même avec un feutre , des bottes et un manteau gris.
Son œil est vif, son teint brillant, sa moustache frisée, sa tournure
élégante; on voit qu'il comptait parmi les cavaliers accomplis. Le
côté opposé de la toile montre en pendant l'escorte du gouverneur
de Bréda. Entre ces deux troupes, un grand vide laisse voir le pay-
sage : c'est là que les deux chefs s'abordent. Spinola a mis pied à
terre pour recevoir le prince de Nassau. Sa figure rusée a une telle
expression d'affabilité et de bonne grâce, il appuie si éloquemment
sa main sur l'épaule du vaincu, qu'on devine qu'il le complimente
sur sa belle défense. La scène est simple, conçue largement, traitée
de main de maître. Afm de rompre la monotonie des deux groupes,
le peintre a laissé au premier plan le cheval de Spinola, et, pour
ajouter à tant de hardiesse, il le présente en raccourci.
Assurément une capitulation est un sujet peu fécond, d'un intérêt
médiocre, et nous passons d'ordinaire avec indifférence devant la
peinture officielle, qui rivalise avec les gazettes. Ici au contraire,
rien ne peut rendre le charme qui vous arrête, vous retient, vous
ramène et vous retient encore. L'action la plus dramatique n'aurait
pas plus de puissance, la peinture la plus voluptueuse plus d'a-
morces. Tantôt on admire la couleur enchanteresse de cette vaste
toile, où les tons, choisis, limpides, harmonieux, prennent par leur
juxtaposition une vigueur inouie; tantôt c'est le paysage qui se dé-
roule plein de clarté, de fraîcheur, où l'air circule véritablement et
donne à la nature cette vie muette qui vous enivre ; tantôt ce sont
les personnages, peints avec tant de naturel, saisis dans le vif de
leur action, et nous causant le même plaisir que nous causerait une
scène représentée sous nos yeux. Il n'y a rien de sacrifié, rien de
conventionnel, même dans les effets et dans les ombres; aucun des
artifices permis aux peintres n'a été employé. Tout se montre, tout
est interprété, tout se modèle en pleine lumière. Un parti aussi hardi
aurait effrayé plus d'un maître. Yelasquez en a tiré des beautés si
originales et un succès si fier, qu'il est digne de prendre place à côté
des plus grands.
Les Filenses nous ramènent aux tableaux d'intérieur que Yelas-
quez, accoutumé à peindre le portrait en pied, excellait à traiter
sur une grande échelle. Le sujet est une manufacture de tapis. Dans
une salle fermée aux ardeurs de l'été, cinq fileuses préparent des
VELASQUEZ AU MUSEE DE MADRID. 177
laines. Des tapisseries sont tendues dans le fond d'une seconde
salle, qui communique avec la première par une large arcade, à la
façon arabe. Des dames de la cour regardent ces tapisseries et font
leur choix, tandis que, par une fenêtre que l'on ne voit pas, un rayon
de soleil répand une lumière éclatante sur les derniers plans. Il y a
beaucoup à blâmer dans ce tableau, qui ressemble à une ébauche,
tant l'exécution de certaines parties est rapide. Les fileuses sont
d'un type commun, leur pose est sans noblesse, et quoique le clair-
obscur permette de sous-entendre beaucoup de détails, la licence
ne va point jusqu'à représenter des pieds sans doigts et des mains
si mal définies qu'elles se terminent en pointe de la manière la plus
fantastique. Ce double caractère de vulgarité et de négligence im-
prime aux figures quelque chose de moderne ; nous avons vu sou-
vent leurs sœurs dans nos expositions de peinture ; nous les dirions
peintes d'hier, par un de nos contemporains, rapprochement que
Velasquez estimerait une cruelle punition, s'il revenait à la vie. Dans
l'art en effet, les belles choses gagnent aussitôt vingt siècles : ce
qui est lâché ou commun reste la monnaie courante de tous les
temps.
Mais si, après un examen forcément sévère, on s'éloigne pour ne
considérer que l'ensemble du tableau, les critiques font place au
plaisir le plus délicieux. La couleur est divine et chante comme une
prairie émaillée de fleurs. Jamais le pinceau de Velasquez n'a été
plus jeune, plus délicat, plus étincelant. Ces tapisseries sur les-
quelles le soleil se joue, où les amours voltigent au milieu des
guirlandes, elles ont un éclat et une douceur infinis. Les murs ont
des reflets dorés, les vètemens des dames de la cour s'illuminent
dans le rayon qui les atteint ainsi qu'un trait. Rien de chargé ni de
précis; à peine si la brosse a effleuré la toile, à peine si l'huile l'a
pénétrée. L'on saisit bien quelques coups de pinceau ou quelques
glacis; mais on doute, tant la main du peintre a été légère, inspirée,
rapide. Les tons les plus vifs sont appliqués par touches insensibles
ou contrariées; tout se fond dans le lointain, et la couleur elle-même
semble n'être qu'une caresse de la lumière. Dix fois pendant mon
séjour à Madrid je me suis replacé devant ce tableau, dix fois j'ai
subi le même charme. Je ne crois pas que la puissance humaine ait
jamais exprimé à un tel degré cette musique des yeux qu'on ap-
pelle l'harmonie des couleurs.
Je n'en dirai point autant d'une autre scène d'intérieur que l'on
nomme les Filles d'honneur [Las Meninas). Quoique cette toile soit
réputée avec raison un prodige, ce n'est ni par le coloris ni par la
grâce qu'elle se recommande. L'aspect en est peu agréable, la cou-
leur triste, tant le génie de Velasquez était capable d'applications
TOME XXXIV. 12
178 KEVUE DES DEUX MONDES.
diverses, tant il avait ses heures ! D'un autre côté, la science de la
perspective, l'étude de la vérité, la précision des détails, l'imitation
poussée jusqu'à tromper l'œil, expliquent cette différence radicale
dans l'effet. On ne saurait mieux définir l'impression que produit ce
tableau qu'en le comparant à un dessin photograpîiique. Velasquez
a saisi une salle du palais avec les personnages qui s'y trouvaient
groupés, sans s'excepter lui-même; il en a tiré une épreuve, non
pas à l'aide d'une machine, mais par la force de sa mémoire et l'é-
nergie de son pinceau. Cette épreuve a tous les mérites et tous les
défauts de la photographie; la nature y est calquée, mais sans charme.
L'on me croira dès que j'aurai décrit le sujet. Cn jour le roi Phi-
lippe IV et sa femme posaient pour la vingtième fois devant leur
peintre favori. Pendant que l'artiste peignait, la petite infante Mar-
guerite était auprès de lui avec ses deux fdles d'honneur, qui cher-
chaient à l'amuser, avec Maria Barbola, naine hideuse qui servait de
jouet à la cour. Non loin, le nain Pertusano lutinait un gros dogue,
tandis que dans le fond de la galerie Joseph iMeto, quartier-maitre
de la reine, et dona Marcella de Ulloa, religieuse et dame d'honneur,
causaient ensemble. Le roi fut frappé du tableau qu'il avait sous les
yeux, il pensa qu'il prêtait à la peinture, il demanda à Velasquez
s'il pourrait le reproduire. Il fut reproduit, sans omettre le grand
chevalet qui occupe presque toute la hauteur de la composition, sans
omettre un gentilhomme qui entr'ouvre une porte par laquelle se
précipite un flot de lumière. Enfin, pour faire comprendre que Phi-
lippe IV et sa femme sont les spectateurs de cette scène intime, leur
image est reflétée dans une glace; elle explique une composition
renversée d'une manière aussi bizarre, puisque le peintre et ses
modèles sont sur le même plan et regardent également le public :
or, dans le piùncipe, le public c'était le roi et la reine qui posaient.
On voit combien le mot de photographie, que j'ai employé tout à
l'heure, s'applique justement. Il faut même donner à cette compa-
raison toute sa portée, pour faire sentir l'incroyable tour d3 force
accompli par Velasquez. Luca Giordano, amené par Philippe IV de-
vant cette œuvre, s'écriait : « Sire, c'est la théologie de la peintui'e. »
Les modernes pourraient dire plus simplement : « C'est la photo-
graphie de la peinture. » Breughel, Téniers, Gérard Dow et les Fla-
mands les plus minutieux n'ont jamais produit une telle illusion. Les
figures sont de grandeur naturelle, et l'imitation est poussée à un
tel degré de réalité qu'on croit assister à urie représentation sur un
théâtre. De semblables beautés frappent trop directement la foule
pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Elles émeuvent moins ceux
qui pensent que l'art est quelque cliose de plus que la nature, et que
l'artiste ne doit pas rivaliser de fidélité avec un mii'oir. Il est certain
VELASOUEZ AU .MUSEE DE MADRID. 17i>
que rien ne donne mieux la mesure de la puissance d'un peintre. Si
notre plaisir est moins pur, notre admiration grandit.
On raconte que la croix de Saint-Jacques qui décore la poitrine de
Velasquez fut tracée par Philippe IV lui-même. Le tableau terminé,
le peintre demanda à son souverain s'il était satisfait : « Il manque
encore une chose, » répondit le roi, et, prenant le pinceau des mains
de Velasquez, il alla peindre sur son image la croix rouge de l'ordre.
Ce trait honore Philippe IV. Pourquoi son amitié n'était-elle point
éclairée autant que délicate ? Pourquoi plutôt Velasquez n'a-t-il pas
vécu sous Charles-Quint ou sous Philippe II ? L'histoire contempo-
raine lui aurait offert des pages glorieuses et les princes lui eussent
tracé une tâche plus digne de son génie, tandis qu'il a subi, au mi-
lieu d'une cour sans grandeur, les sujets de circonstance, accepté
les sujets faciles, pris le goût des portraits, travail aimable qui se
fait en causant avec les modèles, et qui détourne trop souvent du
labeur fécond et des luttes solitaires. Du moins avons-nous cette con-
solation qu'il est devenu, dans l'art du portrait, un maître de pre-
mier ordre.
Je passerai plus rapidement sur ses portraits en buste, parce qu'ils
présentent les mêmes qualités et moins de richesse que ses person-
nages en pied ou à cheval. Arrêtons-nous néanmoins, dans le Salon
d'Isabelle, devant ce sculpteur que l'on appelle à tort Alonzo Cano.
Le pourpoint noir est si simple qu'il paraît à peine exécuté; la tête
que tient le sculpteur et qu'il ébauche est indiquée par deux traits,
la toile n'est même pas couverte à cet endroit; le fond du tableau
n'est qu'une teinte neutre, jetée comme au hasard. D'où vient donc
l'incroyable vigueur de cette image, qui sort du cadre, s'impose au
regai'd, et prend un relief, un éclat, une intensité qui est la vie elle-
même? Elle a des voisins redoutables, tels que le TJiornas Morns de
Piubens, le comte de Bristol de Van Dyck, qui s'est représenté à côté
de son noble ami, et un autre portrait, chef-d'œuvre de Tintoret:
mais oserai-je le dire? ces voisins, elle les écrase. Van Dyck paraît
;i-op rose et trop pâle, Rubens semble avoir emprunté à une torche le
reflet qui dore son personnage; Tintoret, avec ses belles pâtes véni-
tiennes, sent aussi la convention. La nature, la vérité et la lumière
sont avec Velasquez. On croirait qu'un jour particulier tombe sur ce
tableau; on cherche si une ouverture dans le plafond ne répand pas
sur lui seul ces clartés qui vivifient la chair. Quels secrets possède
donc le peintre? quels procédés emploie-t-il? Secrets et procédés,
tout lui est personnel, tout échappe à l'analyse, parce qu'il est con-
duit par un instinct divin. De près, le visage paraît confus et peint
grossièrement; on y voit de petits points noirs, des taches, des écla-
boussures de pinceau, des traits capricieux qu'on ne s'explique pas :
éloignez-vous, tout se fond, se purifie et resplendit. De près les mous-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
taches semblent faites d'un bloc, elles tombent sur les lèvres comme
une muraille : écartez-vous, elles deviennent transparentes, fines,
laissent percer les formes du menton et des lèvres, on en compterait
presque les fils argentés. De près, la main est empâtée d'une façon
extraordinaire, grossière, sans contours arrêtés : de loin, elle se
compose, s'anime par la distance, se modèle par la couleur, elle est
pleine de mouvement, elle parle.
Aucun artiste n'a poussé aussi loin que Velasquez le mépris des
accessoires, je me trompe, l'art de les mettre à leur place et de les
faire servir à l'harmonie générale de son œuvre. C'est un sacrifice
qui coûte à beaucoup, parce que le vulgaire n'y voit que de la né-
gligence; mais c'est un sacrifice qui contribue souvent à la beauté
d'un portrait. La tête et les mains, c'est-à-dire le sujet, paraissent
d'autant plus finies et plus saillantes que le reste du tableau est plus
incertain ou atténué. De même que certains peintres répandent sur
leurs accessoires des teintes sombres et de vérita])les ténèbres, Ve-
lasquez traitait les siens avec une rapidité manifeste. Je n'assure-
rais point qu'une indolence naturelle et le désir d'abréger le travail
n'y trouvassent leur compte; mais la peinture y trouvait aussi le
sien. On en verra un exemple dans une des deux salles où les écoles
espagnoles sont réunies. C'est le portrait d'un guerrier couvert
d'une armure damasquinée d'or; son casque et ses gantelets sont
déposés devant lui. L'armure est exécutée à la hâte, le damasqui-
nage indiqué avec autant d'aisance que sur un décor d'opéra; l'or
et le fer n'ont qu'un éclat éteint par le pinceau; çà et là quelques
traits légèrement frottés donnent les reflets; une écharpe d'un vio-
let passé produit une harmonie charmante. La tête se détache sur
un rideau rouge, mais d'un rouge assombri, sous lequel perce le
noir, et qui s'éclaire sourdement; un pan du rideau se relève et laisse
voir un ciel gris. Au milieu de ces accessoires, peints avec autant de
négligence que de justesse d'effet, brille une figure aimable, per-
suasive, spirituelle, à laquelle des cheveux gris prêtent encore de
la douceur. Le front est élevé, et l'intelligence l'éclairé, les tempes
et les pommettes des joues sont délicieusement modelées, les yeux
sont beaux et baignés de rayons, la bouche est prononcée, les lè-
vres sont fraîches, humides, et feraient envie à Rubens. Mais le per-
sonnage aurait-il autant d'éclat, si l'éclat des détails eux-mêmes
ne lui eût été subordonné et peut-être sacrifié?
Quelquefois le talent souple et tout imprévu de Velasquez reçoit
d'un sujet une impression qui change sa manière. A-t-il à peindre
une vieille femme dévote et déjà penchée vers la tombe : il a re-
cours aux tons obscurs; il rivalise avec Rembrandt. Lui aussi, quoique
par exception, il sait préparer les fonds noirs, et modeler dans
l'ombre un corps qui fuit, un pli qui s'efface. 11 donne à son modèle
VELASQLEZ AU MLSÉE DE MADRID, 181
une expression touchante de résignation, de piété, de vérité tran-
quille. Ses chairs sont pâles et piesque livides, sans avoir rien de
repoussant, mais plutôt à la façon de l'ivoire vieilli. Le teint est à la
fois maladif et reposé : la mort est voisine , non sans un dernier
sourire de la vie. Les mains, dont l'une est dégantée, sont croisées
paisiblement autour d'un livre de messe. Une coiffe à demi trans-
parente couvre le front et un crâne qui doit être chauve, mais qui est
noblement déguisé. Toutefois, sous ce linon, la tête laisse percer ses
contours, l'oreille donne ses profils, les tempes se modèlent, sans
minutie, largement. Les joues, qui tombent un peu sous le poids des
années, la bouche, d'où les rides n'ont point chassé la bonté, l'œil
'pensif, qui se prépare à s'éteindre, tout est sérieux, touchant; il n'est
pas jusqu'au ton bistré dont s'éclaire le visage de la vieille femme,
qui ne rappelle la lumière discrète de l'église où elle va prier.
Les portraits en pied sont principalement les portraits de la fa-
mille royale, et, prises dans leur ensemble, ces images d'une race
qui dépérit laissent aux plus indifférens une impression de tristesse.
Ce que Van Dyck fut pour les Stuarts, Velasquez l'avait été pour la
maison d'Autriche. Peintres des grandeurs déchues, tous les deux
ont le secret de la dignité mélancolique et des fières pâleurs. En
effet, le sang royal ne peut se démentir jusqu'au bout : il se rat-
tache par quelque effort suprême aux traditions d'une longue suite
d'ancêtres. En face du bourreau, il retrouve l'héroïsme; au sein de
l'abaissement, il sait descendre avec orgueil. Phihppe IV perdit suc-
cessivement le Roussillon, la Catalogne, le Portugal, les Flandres,
sans tirer l'épée, mais sans que son visage trahît la moindre émo-
tion. Indolent, dévot, ami des plaisirs, ayant pour les arts et les
lettres le goût qu'inspirent des distractions délicates, l'idée de la
royauté fut sa seule conviction profonde. Il sentait à chaque heure
du jour qu'il était le représentant du droit divin sur la terre , et
se comportait avec une gravité propre à imposer aux peuples. Ja-
mais on ne le vit sourire : l'étiquette pompeuse et froide régnait à
sa cour, et je ne doute pas qu'il n'ait servi de modèle, en cela du
moins, à son gendre Louis XIV. Aussi Velasquez dut il se borner à
reproduire cette figure impassible, qu'il peignît le roi dans son pa-
lais ou dans son oratoire, à cheval ou en costume de chasse; mais,
tout en copiant ses yeux fixes, ses traits raides, ses lèvres pesantes,
sa moustache frisée, ses cheveux clairs, sa complexion appauvrie, il
y ajoutait quelque chose de ce que nous appelons la morgue espa-
gnole. Cette hauteur qui se surfait à elle-même ce qu'elle vaut et
déclare aux autres que rien ne peut l'atteindre n'est pas la majesté
vraie, mais elle en tient lieu. Outre la grande tournure qu'il impri-
mait aussitôt à son personnage, l'artiste le réchauffait encore par la
noblesse des poses. Il exécutait les mains avec soin: il les faisait
182 REVUE DES DElA MONDES.
belles, fines, aristocratiques autant que Van Dyck. Gela frappe sur-
tout dans le portrait qui représente le roi debout, vêtu de noir, te-
nant une lettre. Je louerai avec plus de réserve celui qui le montre
dans son oratoire, à genoux, mais ne priant point, étudiant sa pose
bien plus qu'il ne pense à Dieu. C'est un spectacle qui choque et qui
glace. Là cependant la tête est admirablement peinte.
On retrouve la même noblesse d'attitude et des mains délicieuses
dans le portrait de l'infant don Carlos. Debout, la jambe tendue,
tenant son feutre noir et le doigt d'un gant qu'il laisse dédaigneu-
sement pendre, il annonce, plus que son frère Philippe IV, la fierté
du sang royal et la raideur castillane qui le rendaient cher aux Es-
pagnols. L'artiste l'a embelli, parce que son flegme est adouci p?.r
les grâces de la jeunesse. L'ennui qu'exprimait son visage se trans-
forme en tristesse et vous touche : comme il fut enlevé à vingt-six
ans, nous croyons reconnaître le sceau précoce de la mort. Du reste,
avec quelle variété de talent Velasquez n'a-t-il pas traité toute la
famille du roi, et son autre frère, le cardinal-infant, qui voulut être
peint en chasseur, et sa première femme, Isabelle de Bourbon, mon-
tée sur sa haquenée, et sa seconde femme, Mariana d'Autriche, type
ingrat qui faisait un contraste avec la beauté de la fille de Henri IV,
et le petit prince des Asturies, si frais, si rose, mais qui ne devait
point dépasser sa dix-septième année, et l'infante Marguerite, tant
de fois répétée, dont l'image est populaire dans toute l'Europe!
Cependant l'artiste se délassait de la contrainte que lui im.posaient
les portraits officiels en peignant des modèles qui lui laissaient plus
de liberté ou flattaient sa fantaisie, témoin ce vieux capitaine d'ar-
quebusiers (peut-être était-ce un grand-maître de l'artillerie) dont
le nom est aujourd'hui perdu, mais que désignent une cuirasse, une
arme à feu et quelques boulets épars à ses pieds. Son costume, d'un
violet passé, a fait bien des campagnes; soyez sûr que Velasquez
le préiérait aux étoffes les plus splendides pour en tirer les harmo-
nies où il excellait. Sa canne, son petit chapeau noir surmonté d'une
plume, l'expression fine, 'concentrée, pénétrante du visage, sa lai-
deur même, tout laisse sa marque, et la personnalité du modèle
est si énergiquement rendue que vous l'aurez longtemps devant les
yeux. Une autre fois, c'est un acteur que le peintre choisit; il le
met en scène, se balançant sur ses jambes, étendant une main élo-
quente, tandis que l'autre main presse contre sa poitrine les plis du
manteau court. Les yeux brillent, les lèvres s'agitent, la physiono-
mie tout entière travaille, la bouche lance les paroles : ce n'est pas
seulement la vie, c'est l'action prise sur le fait. Rencontre-t-il un
de ces mendians qui ont été de tout temps la gloire de l'Espagne,
hardi, cynique, prêt à tout, se drapant dans son manteau déchi-
queté, le feutre sur les yeux, le nez rouge, la bouche caustique : il
YELASQLEZ AU MUSEE DE 31ADRID. 183
remmène chez lui, le copie et écrit en grandes lettres sur sa toile
le nom de Menippus. Eiitre-t-il, au contraire, chez quelque savant
de ses amis, sale, en désordre, poussant l'oubli des choses de ce
monde jusqu'à ne point porter de linge, du reste tête intelligente,
énergique, à l'œil observateur, aux pommettes saillantes , au front
bien planté , laideur repoussante et spirituelle : il le supplie de se
laisser peindre tel qu'il est, avec sa robe de chambre pour unique
vêtement, la main passée dans la ceinture, l'autre tenant un livre,
et sur la toile il écrit le nom d'Esojms. C'était sa façon de com-
prendre l'antique.
Ce goût du trivial ne doit pas nous étonner chez Velasquez : il est
dans le génie espagnol, extrême en toutes choses, capable d'aimer
à la fois ce qui est bas et ce qui est sublime. La littérature offre
plus d'un exemple de cette alliance; en cela, elle n'est que l'ex-
pression du caractère national. C'est pourquoi Yelasquez semble
s'être prêté sans répugnance à une mode de son temps, lorsqu'il a
peint les nains et les bouffon: qui divertissaient alors la cour. 11 les
a peints de grandeur naturelle, comme tous les personnages que je
viens de citer, et sa verve est aussi souple que soutenue en face de
ces monstruosités. Ici, il assied sur le sol un nain hideux, trapu, à
la tête carrée, vigoureux comme un portefaix, et il emploie à le co-
lorer toutes les ressources de sa palette; là, il en représente un autre
habillé et empanaché comme un courtisan, avec une perruque gi-
gantesque, le feutre en main, et s' appuyant sur un chien aussi grand
que lui. Plus loin, en voici un qui se coiffe sur l'oreille d'un air pro-
vocateur; il tient une plume et feuillette un gros livre, comme s'il y
cherchait des argumens pour foudroyer son adversaire. Ses petites
mains sont nerveuses, son visage pointu, son front haut; de chétives
moustaches ne peuvent cacher sa bouche réfléchie et pleine de ran-
cune. Hélas ! ce pygmée de la science serait-il la satire de certains
savans et le symbole de leurs discussions stériles? Quelquefois le
sentiment combat l'ironie. Par exemple, arrêtez- vous devant ce
nain accroupi et vêtu de noir, avec un col et des manches de den-
telle : son poing est appuyé sur la paume de son autre main, il vous
regarde et rit d'un rire triste où l'amertume se mêle à une nuance
d'idiotisme, comme si la souffrance naissait du ridicule. La sensibi-
lité est chose si étrangère au talent de Velasquez qu'il faut croire
qu'il a trouvé cette opposition dans l'expression naturelle de son
modèle. Du reste, il copiait la nature avec une telle vérité qu'on
reconnaît encore en Espagne certains types qui se sont perpétués,
et devant lesquels on s'arrête subitement, comme lorsque l'on ren-
contre dans la rue l'original d'un portrait. Je me promenais un jour
à Grenade dans le quartier qui fut jadis le quartier arabe. Sur le
seuil d'une masure en ruine, un enfant était assis et regardait les
J8/l UEVUE DES DEUX MONDES.
passans, bouche béante. Son visage et sa pose exprimaient la paresse
la plus profonde, le bonheur de vivre, l'insouciance de l'animal et
l'extase de l'idiot. Cet enfant, c'était trait pour trait un tableau de
Velasquez qui est au musée de Madrid, et qu'on nomme l'Enfant de
BalU'Cds, el nino de B(f lieras.
J'ai gardé pour la fin les deux genres où Velasquez me paraît in-
comparable, les portraits équestres et le paysage. Il est difficile de les
séparer l'un de l'autre, parce que les cavaliers sont nécessairement
en plein air, et parce que Velasquez n'a conçu le paysage qu'au
point de vue de l'homme, c'est-à-dire comme cadre de ses person-
nages. On citera de lui, je le sais, d'excellentes études qui prouvent
qu'il copiait en maître la nature morte aussi bien que la nature vi-
vante, et qu'il appliquait à tous les objets sans distinction le don
merveilleux qu'il tenait du ciel. La Fontaine des Tritons et la Visite
de saint Antoine à l'ermite saint Paul sont de ce nombre; mais c'est
surtout dans les vastes toiles au milieu desquelles le peintre place
ses portraits que je saisis sa manière originale et grandiose de trai-
ter le paysage, car il se rapproche bien plus que ses rivaux, et de
la réalité, et de l'idéal tout ensemble : de la réalité pour le parti-
pris de composition, de l'idéal pour la couleur. Ainsi c'est un arti-
fice légitime de recourir aux lois de la perspective pour diminuer les
objets, pour rapetisser la nature en l'éloignant, de sorte que le héros
lui-même en paraisse plus grand. Velasquez ne veut rien de pareil.
S'il met un arbre, le tronc aura sa dimension relative, et l'on ne
verra que les premières branches au sommet du cadre; s'il y a un
fossé, il aura sa largeur, et remplira tout un côté du premier plan;
s'il y a une chaîne de montagnes à l'horizon, elle ne sera pas recu-
lée de façon à se voir tout entière, mais rapprochée au contraire,
afin de ne donner qu'une seule de ses parties, qui aura plus de
corps, plus de détails, plus d'importance. Malgré cela, les person-
nages, au lieu de paraître plus petits, se rehaussent et dominent
tout ce qui les entoure, comme ces vainqueurs qui recueillent d'au-
tant plus de gloire que les vaincus sont plus grands. Quant à la cou-
leur, elle est divine, elle est une création de Velasquez, et jamais la
peinture d'histoire et de style n'a trouvé une plus idéale interpré-
tation de la nature. Il est impossible de faire comprendre à l'aide
des mots une beauté que le regard lui-même peut difficilement ana-
lyser. Analyse-t-on l'air? analyse-t-on le souffle de la brise ou le
rayon du soleil? Pour entrevoir le charme des paysages de Velas-
quez, il faut se rappeler les tons effacés des peintures de Pompéi,
ou certaines décorations arabes dont le vert et le bleu donnent la
gamme principale; il faut songer à tels tableaux de la première ma-
nière de Raphaël ou à des Francia qui ont poussé au vert; il faut
regarder les faïences de l'Orient, les porcelaines chinoises de la/rt-
VELASQUEZ AU MUSEE DE MADRID. 185
mUlc vcrtc^ les émaux, et surtout nos vieilles tapisseries, où le ciel
est plutôt vert, où la verdure est plutôt bleue, et 1 on concevra peut-
être de quelles harmonies dispose ce puissant coloriste. Rien n'est
plus faux, mais rien n'est plus beau, car tous les peuples qui ont eu
le sentiment de la couleur et qui ont pratiqué ses plus hardies con-
ventions justifieraient ma théorie.
C'est le paysage qu'on admirera dans les portraits de Philippe III
et de la reine ^Marguerite, que Velasquez n'avait point connus, dont
il emprunta la ressemblance aux portraits de Pantoja de la Cruz,
leur contemporain, et qu'il représenta à cheval tous les deux par
un eiïort d'imagination. Le paysage n'est pas moins admirable dans
le portrait d'Isabelle, première femme de Philippe IV. La compo-
sition est froide; il faut avouer qu'une belle personne fardée, en
toilette de gala, assise sur une haquenée blanche qui va le pas, cou-
verte d'une épaisse robe de brocart qui tombe sur ses pieds et cache
r arrière-train de la monture, prête peu au mouvement. Mais c'est
dans le portrait de l'infant don Balthazar, fds de Philippe IV, que
Velasquez se révèle tout entier. L'infant, âgé de sept ou huit ans à
peine, est sur un petit cheval à tous crins : il est pris de trois quarts,
presque de face. Lancé au galop, il arrive sur le spectateur avec
un élan, une fougue, un aplomb qui le fait ressembler au dieu Apol-
lon fendant les airs. Il tient un bâton de commandement, et le
peintre a donné à ses traits une fierté, à son œil un feu, à sa bouche
un accent de volonté sérieuse qui le ferait croire déjà prêt à régner.
En même temps la jeunesse garde ses droits : joyeux de courir,
animé par l'action, il boit l'air qui fouette son visage et livre au
vent sa blonde chevelure. Mais comment décrire la ravissante couleur
de ce tableau? Y a-t-il même des couleurs? Je cherche, je ne vois
que du gris, du brun, des teintes neutres, des nuances fugitives, et
cependant une incroyable vigueur. Il y a bien une petite écharpe
rose, mais si petite et d'un rose si effacé! Il y a une frange d'or,
mais l'or est éteint et se fond avec la lumière du jour. Que de fines
touches ! quel instinct de toutes les délicatesses ! quel sentiment de
la couleur plus élevé, plus pur, plus éthêré, si l'on me pardonne ce
mot, que ne l'ont eu les Flamands et peut-être les Vénitiens! Le
paysage est d'une fraîcheur qui donne le frisson de la réalité, et
d'une poésie qui répond à ce que l'on rêve. Ses élémens sont cepen-
dant très simples, une colhne, un peu de plaine; dans le fond, des
montagnes bleuâtres dont la cime est légèrement semée de neige :
c'est le Guadarrama, qui s'étend au nord de Madrid comme une
muraille; mais les montagnes sont d'un bleu qui se fond si naturel-
lement avec le ciel, cette plaine est d'un vert qui s'allie si bien avec
le bleu, ce ciel est d'une teinte azurée qui se marie si doucement
avec la verdure, que nos yeux se réjouissent autant que nos oreilles
186 REVUE DES !)El X MOXDES.
se réjouiraient, si un musicien leur faisait entendre les accords les
plus exquis.
De tous les portraits de Philippe IV, le plus vanté est celui qui
représente le roi de profil, revêtu d'une cuirasse, enlevant un che-
val andalou et justifiant le titre de premier cavalier d'Espagne que
les courtisans lui avaient décerné. Ce portrait mérite sa réputation;
mais j'avoue qu'il fait sur moi beaucoup moins d'impression que
celui du comte-duc Olivarès. On n'en a point jugé autrement à Ma-
drid, puisque dans le Salon d'Isabelle, qui est pour le musée ce que
la Tribune est pour le Palais-Vieux de Florence, on n'a pas osé,
malgré les conseils de la flatterie, placer Philippe IV comme le chef-
d'œuvre de Velasquez : on y a mis Olivarès. Du reste, quel que fut
l'attachement du peintre pour son royal ami (si toutefois il est votre
ami celui qui est votre maître), il ne professait pas une moindre re-
connaissance envers le ministre qui l'avait présenté au roi, et qui
demeura son appui tant qu'il fut au pouvoir. Olivarès, sans être im
grand homme, offrait assurément un modèle plus digne d'inspirer
un artiste.
Il est porté par un andalou bai-brun, puissant cheval de bataille,
comme on les aimait encore à cette époque. Le cheval, vu en rac-
courci, se cabre et fuit en présentant la croupe au spectateur. Le
duc présente le dos aussi, mais de trois quarts, tandis que sa tête se
retourne par un mouvement hautain ou plutôt héroïque , et montre
un visage habitué à commander. Il semble marcher en avant de son
armée, regarder si ses soldats vont à l'assaut avec lui et leur dé-
signer l'ennemi. Un fossé en talus annonce en effet une place de
guerre, et le comte étend son bâton de général avec un geste d'em-
pereur romain. Son attitude est si fière, son expression si calme, son
œil si impérieux, sans dureté, il est enlevé par un élan si grandiose
que le groupe paraît colossal et prêt à être coulé en bronze. Les
vêtemens eux-mêmes ont cette hai-monie muette que notre person-
nalité communique aux objets qui nous touchent. Ils sont d'un
homme de guerre; les couleurs en ont été adoucies, l'or des harnais
éteint, le ton de l'écharpe atténué, et cependant tout est en pleine
lumière, tout ressort avec un meiTeilleux relief. Le paysage est d'une
simplicité antique : un tronc de peuplier blanc, quelques feuilles qui
s'agitent au sommet du cadre, des collines dont les teintes bleues se
fondent avec le ciel. Mais on se sent en rase campagne , on respire
un air véj-itable, on entend le souffle de la brise, on subit je ne sais
quelle étreinte de la nature qui vous transporte loin des villes et
des musées. Entre ce cavalier et nous, il y a une atmosphère réelle,
palpable, lumineuse, qui l'entoure, l'éclairé, le vivifie. « Velasquez
sait peindre l'air, » disait Moratin. Ce n'est point une phrase, c'est
l'expression la plus juste de la puissance du peintre et de l'effet que
VELASOLEZ, Al MUSÉE DE MADRID, 187
son œuvre produit sur nous. Dans le Salon d'Isabelle, il y a deux
autres portraits équestres de même grandeur, — l'un de Charles-
Quint par îiîien, l'autre de Philippe II par Rubens. Pourquoi n'ose-
rais-je point dire que Velasquez l'emporte et sur Rubens et sur
Titien? Le Philippe- II paraît un nain auprès du grand Olivarès; la
Renommée qui le couronne devient une froide allégorie; son cheval
semble sans vie auprès de l'andalou fougueux; on trouve le paysage
confus, lec iel terne. Charles-Quint soutient mieux la comparaison,
mais pour être également vaincu. Son cheval est élégant et bien
lancé, mais sans relief, |)erdu dans un fond sombre et sacrifié aux
conventions commodes du clair - obscur. Lui-même, la lance au
poing et l'armet en tête, galope avec une allure de reitre; son mou-
vement a si peu de noblesse qu'il touche au ridicule et rappelle don
Quichotte s' apprêtant à charger. Assurément c'était la faute du mo-
dèle : le rusé politique n'était point un centaure; mais le peintre
devait, surtout dans une composition aussi libre que l'est un portrait
équestre, donner à Charles-Quint la grandeur qui lui manquait. Le
paysage est d'un ton chaud et nuit par cela même à l'unité d'im-
pression : le personnage se détache avec plus d'incertitude sur un
ciel jaune et gris, sur des montagnes brunes et bleues, sur des ter-
rains rouges et verts. Aussi Olivarès écrase-t-il ses deux rivaux : c'est
lui qui apparaît en roi.
Velasquez est donc un maître, et dans le portrait il tient le premier
rang. D'autres offrent des lignes plus pures, d'autres un style plus
sévère, d'autres un coloris plus suave : aucun ne saisit comme lui un
personnage pour le faii-e vivre, agir, respirer devant vous. En même
temps quelle tournure il lui donne ! Comme il a le secret de cette fleur
d'insolence et de ces belles rodomontades dont, à nos yeux, l'hidalgo
castillan est le type ! ^lais ce qui me touche et m'émeut par-dessus
touL, c'est son incroyable originalité. L'Espagne, en peinture comme
en littérature, n'occupe une place dans le monde ni par ses découver-
tes, ni par la i-echerche des principes, ni par la suite des traditions :
elle brille par les personnalités et ces personnalités sont des excep-
tions. Chez elle, le mot ('rôle n'a guère de sens. Calderon, Lope de Vega,
Cervantes ont trop d'originalité pour faire école; de même, en pein-
ture, Velasquez n'a ni ancêtres, ni successeurs (1). En vain on nomivie
ses professeurs, que ce soitHerrera, Pacheco, ou Tristan; en vain
l'histoire raconte qu'il a travaillé avec Rubens, qu'il a étudié Raphaël
et Michel-Ange : cette nature riche et inflexible ne relève que d'elle-
(1) Mazo, gendre de Velasquez et son (';lève, n'a rien, quoi que disent, les biographes
espagnols, du talent de son beau-père. Ses paj'sagcs le recommandent surtout à l'atten-
tion, mais ce sont des vues générales, à la façon de Canaletto, que l'on ne peut mi'ime
pas comparer aux paysages de Velasquez. Quant à Paréja, esclave afïranclii, puis dis-
ciple du grand peintre, ses œuvi'es attestent qu'il imitait les Vénitiens.
188 REN'UE DES DEUX 3I0.^DES.
même. Si les bons exemples ne l'ont point séduite, les influences
mauvaises ont été impuissantes à la corrompre. Yelasquez a passé
toute sa vie à la cour, heureux, choyé, magnifique, courtisan sur-
tout, c'est-à-dire acceptant tous les sujets, peignant des chiens fa-
voris, des monstres, des manufactures, des reines fardées, de tristes
figures de rois ou de princes dont le sang appauvri se glaçait avant
l'âge. Malgré cette contrainte, je dirais presque cette domesticité
déguisée, au sein d'une vie facile qui conseillait la négligence, si
elle ne l'imposait pas, au milieu des plaisirs qui détendent les doigts
du peintre et énervent sa volonté, Yelasquez est resté lui-même,
soutenant son pinceau à la hauteur qu'il a choisie, fidèle à ses fiers
instincts, soignant ses œuvres k sa façon et ne laissant rien affaiblir
de leur caractère.
L'habitude du portrait, conçu comme il le concevait, affermissait
encore son originalité native. Le genre religieux ou historique con-
duit le peintre à se foi'mer un certain idéal et à jeter ses figures
dans un même moule. Murillo répète sans cesse le type andalous ;
les vierges de Raphaël sont sœurs ; une tête de Léonard de Vinci ou
d'André del Sarto les fait reconnaître et vaut une signature. Yelas-
quez n'a copié que des individualités. Son idéal varie autant que
varient les sujets : rois, ministres, généraux, princesses, nains dif-
formes, vieilles femmes, soudards, mendians, sont pour lui une ma-
nifestation nouvelle de la nature avec laquelle il veut lutter corps à
corps. L'absence de type général est une condition de plus d'origina-
lité. De cette diversité ressort une seule figure, celle de l'artiste, avec
sa façon de voir ses modèles, de les interpréter, de nous imposer ses
impressions avec une netteté incisive et une énergie qui nous pénè-
trent. En regardant Philippe lY, Olivarès ou l'infant Balthazar, c'est
Yelasquez que je sens, c'est à Yelasquez que je pense, et j'emporte
dans mon souvenir l'image chaque fois plus vive de sa personnalité.
Examine-t-on ses procédés : ils sont bien à lui, en dehors des
traditions et des règles. Tout est instinct, audace, habileté de main,
souplesse qui se conforme aux sujets, improvisation qui change
selon les heures. L'artiste cherchait à produire l'illusion par tous les
moyens, ici par un jet rapide et léger qui rappelle les qualités d'une
ébauche, là par un empâtement vigoureux, presque toujours par
des touches délicates, effacées, qui n'appartiennent qu'à lui. A dis-
tance, ses paysages, ses vêtemens, ses accessoires trompent l'œil
par leur éloquente vraisemblance. Si l'on s'approche, tout se trouble,
se confond, disparaît : on croit avoir été le jouet d'un mirage. Aussi
n'a-t-il jamais pu être imité. Les plus grands peintres ont non-seu-
lement des élèves, mais des imitateurs qui leur dérobent une partie
de leurs secrets. Sébastien del Piombo peut être pris quelquefois
pour Michel-Ange, Luini pour Léonard de Yinci, Jules Romain pour
VELASQUEZ AU MUSÉE DE MADRID. 189
Raphaël, Jordaëns pour Rubens; mais personne n'a pu suivre les
traces de Velasquez. Dans aucun musée, on ne rencontrera de ta-
bleau avec cette étiquette : école de Velasquez. S'il y a plusieurs
répétitions du même personnage, elles offrent toutes des variantes,
elles sont toutes de lui. Or l'originalité est la première condition du
génie; il est vrai qu'elle n'est pas la seule.
Il manque, par exemple, à Velasquez un sentiment plus élevé de
la forme, la passion du beau et l'art de le dégager des imperfections
du modèle. C'est dire qu'il n'a pas cette science du dessin qui con-
stitue le grand style. Il a un style à lui, qui est le plus original du
monde, mais qui n'est pas le grand style : je n'y reconnais pas ce
trait surhumain qui purifie les œuvres de Raphaël. La ligne est pour
Velasquez la résultante des impressions colorées. Il ne fait point
d'abstraction, comme le sculpteur qui dépouille le corps de ses
apparences lumineuses pour en mieux saisir les lignes. Ce qu'il rend
au contraire, c'est le contour indécis, flottant, chatoyant, tel que le
font paraître les couleurs, le jeu des tons, les alternatives d'ombre et
de lumière, le caprice des muscles, le hasard des poses et l'al^andon
familier de la vie. A force d'être vrai, son dessin ne l'est plus; à
force de copier la nature, il s'en éloigne, parce que l'art, ne dispo-
sant pas de moyens capables de l'égaler, doit l'interpréter et la
corriger au besoin, pour lui opposer une convention plus belle.
Velasquez est conduit à dessiner des mains goutteuses, comme dans
quelques portraits, ou pointues, comme dans les Fileuses, parce que
la lumière, en se jouant, exagère ou diminue les contours. Il est
conduit à faire des genoux sans rotules ou des pieds sans doigts,
comme dans les Forges de Vuleaùi, parce que l'ombre portée efface
des détails que la science du peintre doit rétablir. C'est là l'écueil
des réalistes, c'est là qu'éclate leur infériorité. De même que dans
une littérature nous plaçons les poètes plus haut que les prosateurs,
de même, dans la peinture, le grand style passe avant l'imitation
la plus exacte de la nature.
La ligne pure est en effet une création aussi bien que la poésie. Dans
la réalité, elle n'existe pas : les corps ne sont pas circonscrits comme
une figure de géométrie, ils tournent, et la lumière tourne avec eux.
La ligne écrit plus qu'elle ne modèle; c'est une limite précise, une
séparation des corps avec l'air ambiant. Les grands dessinateurs ont
voulu rendre cette limite qu'ils traçaient aussi noble que possible;
ils se sont dit qu'elle charmerait les yeux par les beautés les plus
persuasives; ils en ont fait l'enveloppe de grâces célestes et d'inef-
fables attitudes. Or ces formes sont convenues, voulues, rhythmées :
ce sont les vers. Les réalistes, au contraire, sont des prosateurs;
mais la prose compte des Rossuet pour peindre Turenne ou C-ondé,
190 REVUE DES DEUX MONDES.
des Sévigné et des Saint-Simon pour peindre les courtisans, des
La Bruyère pour peindre les difformités morales. Ces peintres cher-
chaient, aussi bien que Velasquez, à saisir sur le vif les détails des
physionomies, et leur style n'était que l'instrument destiné à graver
avec plus d'énergie les portraits. Qu'on ne me reproche point d'avoir
nommé Bossuet, qui ne prêtait à ses figures que des beautés hé-
roïques, dignes de la postérité, car Velasquez, lui aussi, a des tons
plus sublimes, et sait atteindre parfois à la véritable grandeur. Il n'a-
joute pas aux traits de ses personnages, mais il les recompose avec
une singulière puissance. Il les formule tels qu'il les a vus, à leur
moment le plus heureux, dans leur jet le plus hardi, avec la pose la
plus majestueuse ou la plus aisée, en plein air, avec le cadre d'une
belle nature, sur le cheval qui se cabre, avec le bras qui commande,
la voix qui tonne, l'œil qui brille. Or le souvenir est une forme ré-
trospective de l'idéal. Les voyageurs savent ])ien que les lieux qu'ils
ont visités grandissent par le souvenir, de même que ceux qu'ils doi-
vent parcourir grandissent par l'espérance. Velasquez écrit en prose:
mais, pour le portrait du moins, il est le premier des prosateui'S.
Enfin, si nous le considérons comme coloriste, c'est là surtout que
nous le jugerons inimitable. Dans les conmiencemens, sa palette
était assez noire : il ne craignait point de laisser dans ses tableaux
des parties obscures qui ne servaient qu'à faire mieux ressortir les
parties principales : artifice légitime , mais facile , auquel IC'S autres
peintres espagnols ont trop souvent recours. De bonne heure, Velas-
quez rejeta ce procédé, qu'il estimait vulgaire; comme les maîtres,
il vovilut que dans ses œuvres tout fut clair, sensible, interprété,
rendu, et en pleine lumière. Ne sacrifia-t-il pour cela rien de la
perspective, et laissa-t-il leur relation juste aux plans, aux person-
nages, aux accessoires? C'est ce que je n'oserais toujours afTfirmer.
Cependant il faut tenir compte des difficultés suprêmes que ren-
contre l'artiste qui, au lieu de recourir au jour oblique et à l'ombre
portée de l'atelier, veut représenter les objets en plein air, sans so-
leil, c'est-à-dire sans projection, et tels que la lumière diffuse les
éclaire. Jean Bellin et d'autres Italiens du xV siècle, Baphaël dans
sa première manière, Albert Dïirer dans certains tableaux, ont fait
des prodiges dans ce genre; mais Velasquez a été plus loin encore,
parce qu'il a voulu que ses figures fussent éclairées d'un jour vrai.
Chaque peintre a sa convention, et donne au visage humain u«e
lueur qui lui est propre. Baphaël répand sur les traits du comte de
Castiglione ou de César Borgia les ardeurs du soleil ; Rubens a des
lis et des roses, Léonard de Vinci des tons olivâtres, Titien des pâtes
dorées. Van Dyck de suaves pâleurs. Je ne parle pas des peintres
d'un ordre inférieur, qui supposent l'éclat factice d'une torche et
VELASOUEZ AU MUSEE DE MADBTD. 191
en copient les rellets. Velasquez ne voit que les apparences réelles.
Si ses chairs sont blanches, c'est parce qu'elles se pénètrent de la
blancheur du jour; ce n'est pas le sang qui les anime, c'est la lu-
mière qui se masse ou se joue sur l'épiderme. Il ne cherche ni le
clair-obscur ni les simplifications; rien ne sera sous-entendu; tout
aura sa place, sa valeur, sa clarté, comme si le modèle posait au
milieu d'une plaine. L'air lui-même, qui est incolore, l'air sera
peint, et son épaisseur transparente, que la science seule sait rendre
palpable, l'art la fera sentii*. Jamais le problème de l'imitation n'a
été posé avec autant d'audace.
Ce système devrait conduire l'artiste à laisser aux vêtemens et
aux accessoires leur ton le plus vif, pour ne pas dire le plus vio-
lent. Ne prodiguera-t-il pas le rouge, le bleu, le jaune? JNe cher-
chera-t-il pas des alliances éclatantes ou des oppositions? Son génie
l'inspirera mieux, et lui fera découvrir que ce n'est ni le nombre
ni le fracas des couleurs qui constitue le coloriste. Il préférera les
tons neutres, le blanc, le gris, le brun, le jaune pâle; il pénétrera
avec un instinct rare leurs propriétés et leurs rapports ; il tirera de
leurs combinaisons des reliefs surprenans, une vigueur pleine de
charme, des harmonies claires, gaies, chantantes. Coloriste avec
peu de bruit, ileuri à l'aide de couleurs austères, brillant à l'aide de
teintes tranquilles, c'est dans la gamme fraternelle des tons et l'ex-
quise intelligence de leurs valeurs qu'est le secret de sa puissance.
Aucun peintre n'a employé moins de couleurs que lui. Dans tel ta-
bleau, vous apercevrez à peine un peu de rouge, dans tel autre un
ruban rose, ici une plume violette que la pluie a fait passer, là une
frange d'or bien assombrie. A peine si quelques tons plus vifs re-
haussent la composition sans l'étendre, la réveillent sans l'écraser,
et mettent l'accent sur une partie du tableau sans nuire aux parties
voisines. Je comparerais le pinceau de Velasquez à un grand seigneur
qui, dans sa conduite, dans ses gestes, dans ses paroles, garde une
mesure parfaite, un tact plein de dignité, et s'annonce par je ne sais
quel parfum supérieur. Il hait les cris, évite les éclats, il craint
même l'éloquence, qui dérangerait sa tenue et l'harmonie générale
de sa personne. En effet, Murillo, placé à côté de Velasquez, Mu-
rillo, malgré ses qualités de coloriste et son charme, est épais, vio-
lent : son pinceau paraît roturier.
Velasquez en toute circonstance a l'aversion des couleurs qui
frappent trop vivement la vue ; il écarte les ressources les plus lé-
gitimes de la peinture. Que l'on considère les accessoires qui entou-
rent l'infante Marguerite ! L'infante est en blanc avec des rubans
rouges, le' tapis est rouge, les rideaux sont rouges, le fond de la
salle est rouge. Comment ne pas développer librement de telles har-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
monies? Le peintre au contraire les adoucit, les nuance, les assour-
dit, les éteint; il faut f[\ie vous réfléchissiez pour reconnaître que
tout est rouge, tant vos yeux sont mal avertis, tant l'éclat des tons
leur a été savamment dérobé. Cet art n'est pas moins sensible dans
un portrait du cardinal Gaspar de Borja, que M. de Salamanca pos-
sède. Le vêtement et le bonnet du cardinal doivent être rouges; ils
le sont, mais ils ne le paraissent pas, tant le peintre a le secret de
sacrifier tout ce qui nuirait au sujet principal. Dans le tableau de
la Reddition de Brada, où il y a des guerriers, des seigneurs, des
costumes de toute sorte, des armes, des étendards, la richesse et
l'abondance des couleurs ne sont-elles pas inévitables? Vous ne ver-
rez que des teintes neutres ou habilement fondues, çà et là un ho-
quetoii bleu, un drapeau d'un bleu plus pâle, un ruban de nuance
analogue, une banderole d'un rose léger, discret, rien de plus. Art
prodigieux, qui tire toute sa force du sentiment profond des harmo-
nies, de leurs rapports et des valeurs posées sur d'autres valeurs!
Dans le tableau des Fileiises, il y a des tons vifs et variés qui chan-
tent, mais comme une musique sautillante, spirituelle, contenue par
la sourdine. Les teintes éclatantes ont peu d'étendue, elles sont bri-
sées, disséminées; sans empâtement, à peine frottées, elles sem-
blent des glissades du pinceau, et leurs douces oppositions se font
équilibre. En outre, un jet puissant de lumière, en disjoignant les
masses colorées, les fait trembler, se séparer et s'alléger encore.
.l'ai déjà parlé des paysages : il est inutile d'en louer de nouveau
la couleur si idéale, et pourtant si propre à produire l'illusion du
vrai. Je n'ai pas craint de dire qu'à côté de telles œuvres les autres
coloristes paraissaient plus fougueux, mais moins délicats, que leurs
tons semblaient plutôt enflammés que lumineux, que le pourpre, le
bleu, le violet, l'orange qu'ils jetaient sur leurs toiles produisaient
des effets saisissans, mais qui soutenaient mal la lutte avec de tran-
quilles clartés. A côté d'eux, Yelasquez a quelque chose de limpide,
d'élevé, de choisi, comme s'il peignait au sommet d'une montagne,
dans une atmosphère plus pure, entouré d'un jour égal et serein,
laissant à ses rivaux les accidens d'un monde plus grossier, soleils
brumeux, nuages amoncelés, sombres tempêtes.
Ainsi ce maître original, à qui ont manqué une science plus ri-
goureuse du dessin, l'amour de la beauté et la recherche des types
généraux, n'en est pas moins le premier parmi les peintres de por-
trait, et si je ne me trompe, le plus grand des coloristes.
Beulé.
DES
r r
SOCIETES FONCIERES
DE LEUR ROLE DANS LES TRAVAUX PUBLICS.
I. L( Crédit foncier df France, par M. J. Josseau, député au corps législatif; 1861. — II. Rapports
du gouverneur du Crédit foncier de France; 1858, 18.J9, 1860, 1861. — III. Rapports à l'assem-
blée générale des actionnaires de la Société immobilière de Paris, de 1857 à 1861.
11 y a dans la situation prise au milieu de notre mouvement in-
dustriel par quelques grandes associations financières un spectacle
bien fait pour appeler les méditations les plus sérieuses. On voit ces
associations étendre avec un succès croissant le cercle de leur acti-
vité; elles se multiplient hors de Paris même, et la plupart des
grandes villes de France marchent résolument dans la voie ouverte
par la capitale. Gomment expliquer la fortune croissante et la mul-
tiplicité de ces institutions de crédit? N'y a-t-il là qu'un fait acci-
dentel, un engouement passager? N'est-ce pas plutôt le signe de
besoins nouveaux auxquels ces sociétés répondent, d'intérêts impé-
rieux qui veulent être satisfaits? Nul ne pourra en douter, s'il inter-
roge l'histoire de ces établissemens dans une période récente, et s'il
observe surtout la nature des opérations auxquelles ils se sont livrés.
H les verra partout apporter des ressources nouvelles aux grands
travaux publics dont nos villes sont aujourd'hui le théâtre, exercer
par conséquent sur la propriété urbaine une influence considérable
et croissante. C'est la part de cette influence qu'on essaiera de dé-
TOME XXXIV. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
terminer ici en montrant, par l'exemple du Crédit foncier et du
Crédit agricole, comment on pourrait concilier l'essor de la propriété
urbaine avec les intérêts de la propriété rurale, puis, par l'exemple
de quelques sociétés immobilières d'origine récente, comment le
concours du crédit devrait être appliqué aux travaux des villes.
I. — DU CRÉDIT FONCIER.
L'organisation du Crédit foncier, le mécanisme de ses opérations,
sont bien connus, et il n'est pas nécessaire de s'étendre beaucoup
sur un tel sujet, qui d'ailleurs a été traité d'une façon si complète
dans l'ouvrage récent d'un député au corps législatif, M. Josseau.
Après des remaniemens successifs et des transformations récla-
mées par l'expérience, le Crédit foncier a été constitué en un éta-
blissement unique, privilégié, avec droit d'une émission de papier
limitée par la nécessité de l'autorisation gouvernementale, mais
indéfinie en raison des besoins auxquels ce papier est appelé à sa-
tisfaire. Le Crédit foncier sert d'intermédiaire entre l'emprunteur,
— à qui, moyennant le paiement de primes annuelles, et sous des
conditions sévères d'exécution, il se borne à remettre les obliga-
tions qu'il crée, — et les prêteurs, qui souscrivent ou achètent ces
mêmes obligations. Ce n'est en définitive ni une société d'emprun-
teurs solidaires, comme il en existe en Allemagne, fondée dans l'u-
nique intérêt d'agriculteurs obérés, ni une société de prêteurs qui
fournissent eux-mêmes, et avec profit, leurs capitaux à la propriété
foncière : c'est simplement une réunion d'actionnaires donnant une
certaine somme de capitaux en garantie de la sécurité des emprunts
que les propriétaires d'immeubles contracteront avec le public por-
teur des obligations du Crédit foncier. Le tout s'exécute sous la
surveillance, on pourrait presque dire sous la direction du gouver-
nement.
Ainsi le Crédit foncier ne prête pas son propre argent, mais son
papier, dont le public est l'endosseur : il verse d'une main aux prê-
teurs l'intérêt des obligations remises, et reçoit de l'autre les annui-
tés acquittées par les emprunteurs. La différence qui existe entre
les intérêts et les annuités constitue le bénéfice des actionnaires.
Or les intérêts payés aux souscripteurs d'obligations s'élèvent à 3,
A ou 5 pour 100. Les annuités acquittées par les emprunteurs com-
prennent : 1° ces mêmes chiiTres d'intérêt, 2" une somme propor-
tionnelle à la durée du prêt, rigoureusement suffisante pour assurer
l'amortissement du capital, 3" des frais d'administration s' élevant à
60 centimes pour 100. Ces frais d'administration forment le béné-
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 195
fice réel des actionnaires; ils sont assez élevés pour que le béné-
fice devienne très considérable, si les emprunts reposent sur des
bases solides, si par conséquent le paiement des annuités se fait
avec régularité.
Pourvu du droit de prêter son propre papier et ramené ainsi à
l'état de société de garantie simple, armé en outre par la loi de pri-
vilèges importans en ce qui touche la purge des hypothèques légales
et en matière de poursuite immobilière, le Crédit foncier paraissait,
il }' a trois ans, devoir étendre surtout sa clientèle parmi les posses-
seurs de propriétés de grands rapports, seuls en mesure de suppor-
ter le poids d'annuités de 6 pour 100 en moyenne. Dans cette classe
même des emprunteurs, la grande et la moyenne propriété étaient
appelées surtout à recourir au Crédit foncier. Quant aux ressources à
obtenir des prêteurs, cet aliment des opérations quotidiennes, il fal-
lait attendre la fin de l'émission des 200 millions d'obligations pre-
mièrement autorisée, pour savoir à quel prix de nouveaux capitaux
afïliieraient dans les caisses de la société, et lui permettraient de
continuer les fructueuses opérations dont les actionnaires avaient
jusque-là recueilli les bénéfices. A l'époque dont nous parlons, en
1858, on comptait 2,192 prêts réalisés, 85 millions d'obligations
émises, dont 27 millions seulement appliqués à des propriétés ru-
rales, et 50 concédés au département de la Seine. Enfin les action-
naires du Crédit foncier ne touchaient pas moins de 7 ou 8 pour 100
d'intérêt de leurs capitaux, outre la constitution de très fortes ré-
serves. Moins de trois ans se sont écoulés depuis lors, et les destinées
de la société ont pris, on va le voir, un essor considérable.
Au 31 décembre 1860, le total des prêts à long terme effectués
s'élevait en nombre rond à 188 millions. A la date du 20 avril 1861,
il dépassait de plus de 20 millions le chiffre de la première émission
autorisée de 200 millions de francs. A la fin de janvier 1861, le dé-
partement de la Seine figurait seul au nombre des emprunteurs pour
près de 135 millions, et dans les 56 millions de prêts accordés aux
autres départemens la propriété urbaine avait encore obtenu 8 mil-
lions 1/2. Ce fait prouve bien que les prêts sont consentis aux pro-
priétés de grands rapports, telle que les immeubles urbains, et que
les propriétaires de ces immeubles composent presque toute la clien-
tèle du Crédit foncier. Les prêts au-dessous de 10,000 francs ne
comptent dans le même total que pour le chiffre de 3 millions 1/2 :
la petite propriété n'a donc pas eu recours cà l'emprunt. Pour subve-
nir à toutes ces opérations, la société, depuis qu'elle ne fournit plus
de numéraire, avait émis au l" janvier 1861 : 82 millions d'obliga-
tions à h pour 100, donnant lieu à un tirage au sort sans primes de
remboursement; — 31 millions 1/2 d'obligations rapportant 3 pour
196 REVUE DES DEUX MONDES.
100 d'intérêt, participant au tirage des lots et jouissant en outre
<l'une prime de remboursement; — enfin plus de 63 millions d'obli-
gations rapportant 5 pour 100 d'intérêt, mais sans lots ni primes.
L'émission de ces dernières obligations n'est point comprise dans le
chiiïre des 200 millions premièrement autorisés; elle n'a pour limite
que la quantité même des prêts qui lui servent de garantie hypothé-
caire. N'étant l'objet d'aucune des faveurs destinées à faciliter l'é-
mission des obligations à 3 ou Zi pour 100 d'intérêt, ces obligations
à 5 pour 100, appelées surtout à jouer le rôle de valeurs de place-
ment et non de spéculation, ne se négocient pas à la Bourse, et se
distribuent, principalement en province, par les soins des receveurs-
généraux. L'augmentation du placement de ces titres constitue une
des preuves les plus significatives de la prospérité du Crédit fon-
cier. Lorsqu'il donne, pour l'argent que le public lui prête sur ses
propres titres, 3 ou A pour 100 d'intérêt, et qu'il en retire des em-
prunteurs 5,65, amortissement et frais d'administration compris, il
semble qu'il bénéficie d'un excédant d'intérêt; mais cet excédant
n'est que la représentation des lots et des primes que la société doit
acquitter.
Ces dernières charges avaient même paru si lourdes que le Crédit
foncier obtint du gouvernement une subvention de 10 millions exi-
gible jusqu'au placement des 200 millions d'obligations premières.
En effet, l'émission des titres 3 et /i pour 100 n'avait pu se faire
sans recourir au système des tirages de lots, qui favorise la spécu-
lation et facilite le placement hâtif des titres, mais qui n'est le plus
souvent admis que dans les pays obérés ou arriérés. L'Autriche,
dont les finances ne jouissent pas d'une grande prospérité, a re-
cours à la loterie sous toutes les formes. On peut citer comme un
modèle du genre l'émission des obligations de la société du Crédit
mobilier à "Vienne. Ces obligations ne rapportent aucun intérêt^ mais
participent à de fréquens tirages, où l'on gagne des lots qui s'élèvent
jusqu'à deux cent cinquante mille florins-, elles sont fort recherchées
et ont été émises sans aucune difficulté, même dans des circonstances
critiques. Croit-on qu'il faille encourager un tel emploi de fonds, et
ne vaut-il pas mieux faire circuler dans notre pays des titres qui
rapportent un intérêt sérieux, suffisant pour que les vrais capitaux
d'épargne les recherchent, et qui constituent des placemens de bon
père de famille? Les obligations à 5 pour 100 du Crédit foncier rem-
plissent ce rôle à merveille, parce qu'elles composent un mode de
placement en harmonie avec les anciennes habitudes du pays. Ces
obligations se substitueraient très aisément aux contrats d'hypo-
thèque eux-mêmes dont l'intérêt est également de 5 pour 100, et
ce n'est que par ce moyen qu'il serait possible d'éteindre enfin la
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 197
dette hypothécaire, cette lèpre inguérissable cle la propriété fran-
çaise. 11 faut reconnaître toutefois que le placement des obligations
à 5 pour 100, favorable aux prêteurs et à la société du Crédit fon-
cier, qu'il débarrasse du service de la loterie, rencontre quelques
difficultés de la part des emprunteurs : il exige en effet le paiement
d'annuités plus fortes. Ainsi, dans un emprunt effectué pour cin-
quante années, lorsque l'emprunteur ne doit payer pour frais d'ad-
ministration, d'amortissement et d'intérêt qu'une annuité de 5,65
pour 100 en recevant des obligations à h pour 100, le même em-
prunteur qui reçoit des obligations à 5 pour 100 paie une annuité
de 6,06 pour 100. Ce chiffre peut être un obstacle. Une autre diffé-
rence existe encore entre les obligations à 5 et les obligations à
h pour 100. Les premières ne sont pas négociables à la Bourse, les
secondes se vendent à terme et au comptant sur nos marchés pu-
blics. Comme le remboursement d'un prêt moyennant la remise de
titres pareils à ceux que l'on a reçus est toujours possible même
avant l'expiration du terme, on préfère emprunter des titres qui se
négocient à la Bourse, et dont l'agio peut donner lieu à un certain
bénéfice. Au contraire, les obligations à 5 pour 100 se placent de
gré à gré, en province, et ne sortent guère des portefeuilles où elles
sont entrées. Il y a là toutefois une sorte de supériorité morale en
faveur de ces dernières.
C'est parce que la société du Crédit foncier se renferme de plus
en plus étroitement (en ce qui touche, bien entendu, les prêts à
long terme) dans son rôle d'intermédiaire, que ses opérations ont
pris une extension aussi grande. Lorsque la société, sous l'empire
des premières illusions, remettait aux emprunteurs du numéraire
contre une annuité de 5 pour 100, amortissement même compris,
elle avait pu en une seule année, de 1852 à 1853, réaliser pour
27 millions de prêts; mais dès que sous la pression des événemens
elle éleva successivement le taux de l'annuité, on vit les prêts en nu-
méraire descendre au chiffre de 12 millions pour 1855, de 8 millions
pour 1856, et cesser presque en 1857. L'année suivante au contraire,
à peine le système des prêts en obligations est-il définitivement
adopté, que les opérations s'élèvent au total de 30 millions. L'année
1859 réalise pour plus de 26 millions de prêts à long terme. En
1860 enfin, le chiffre de ces opérations atteint plus de 48 millions,
dont 30 millions fournis en obligations rapportant 5 pour 100 d'in-
térêt sans lots ni primes. Pour multiplier encore les opérations d'em-
prunt sous cette forme, qui date, on le voit, de 1858, la société du
Crédit foncier ne peut employer qu'un moyen, que lui rend facile
le succès croissant de ses opérations : c'est de diminuer le prix des
frais d'administration.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces frais, avons-nous dit, s'élèvent par année à 60 centimes pour
100, tandis que la dépense de l'amortissement pour un emprunt de
cinquante années ne dépasse pas liQ centimes. On a souvent répété
que les frais de notaire dans les contrats d'hypothèque étaient très
onéreux; ils ne montaient toutefois qu'à un demi pour 100, — soit
50 centimes une fois payés. Dans les emprunts consentis par le
Crédit foncier, l'entremise d'un notaire est obligatoire, et les frais
d'adaiinistration reviennent tous les ans. En somme, le Crédit fon-
cier pour son service d'intermédiaire reçoit bien réellement près du
double du capital prêté. On ne saurait donc trop recommander à la
société d'adopter des combinaisons propres à alléger sous ce rapport
les charges des emprunteurs. Pourquoi ne diminuerait-elle pas les
frais d'administration dans les dernières années du prêt cà mesure
que les emprunts se prolongent, à mesure par conséquent que les
risques diminuent? Déjà en 1855 M. le comte de Germiny, gouver-
neur du Crédit foncier, remarquait que, pour se tenir dans les
limites rigoureuses du prêt à 5 pour 100, amortissement et frais
compris, la société avait dû sacrifier une partie de ses propres
droits, et il établissait que, sur l'ensemble des prêts réalisés à des
taux d'annuité différons, la moyenne des frais d'administration n'at-
teignait pas /lO centimes pour 100. Il exprimait l'espoir que les fu-
turs prêts, consentis dans des conditions plus onéreuses pour le prê-
teur, l'elèveraient les frais d'administration au taux légal. Le vœu
de l'honorable gouverneur a été réalisé, et, grâce à l'initiative éner-
gique de son successeur, d'autres sources de revenu, et des plus
abondantes, ont accru dans de très grandes proportions les bénéfices
des sociétaires. Il est donc permis dès à présent de provoquer le re-
tour à une mesure qui, adoptée au début de l'entreprise, n'en a point
paralysé les progrès. Alors que l'émission des 200 millions d'obli-
gations touche à son terme, au lieu de voir se perpétuer l'habitude
des emprunts avec lots, ne serait-il pas très souhaitable que l'usage
des obligations à 5 pour 100 d'intérêt se propageât, et que, pour
les faire accepter par les nombreux emprunteurs du Crédit foncier,
les frais d'administration fussent amoindris dans une proportion
considérable ?
En dehors du prêt à long terme, le Crédit foncier a été autorisé
à opérer des prêts à court terme avec ou sans amortissement , — à
ouvrir une caisse de service pour y recevoir des dépôts en comptes
conrans et faire des avances sur obligations foncières et autres va-
leurs déterminées, — à faire des prêts à long terme destinés à favo-
riser les travaux de drainage, — à étendre ses opérations à l'Algé-
rie,— à patroner les opérations du sous-comptoir des entrepreneurs,
— à prêter même sans hypothèque aux départemens, aux communes
DES SOCIETES FONCIÈRES. 199
et aux syndicats, — à fonder avec une subvention et une garantie
d'intérêt une société de crédit agricole.
En 1858, lorsqu'on a exposé ici les opérations du Crédit fon-
cier (1), les emprunts à long et à court terme et l'ouverture de la
caisse de service avaient été seuls autorisés. Les prêts à court terme
ne furent guère qu'un expédient transitoire nécessaire dans un mo-
ment où l'intérêt de l'argent s'élevait notablement au-dessus du taux
habituel, et où par conséquent le cours des obligations du Crédit
foncier faisait subir à l'emprunteur des pertes trop sensibles pour
qu'il lui fût permis de contracter des emprunts à long terme. Jus-
qu'en 1859, presque aucun prêt à court terme n'avait été con-
tracté. En 1859, des propriétaires de terrains non bâtis demandèrent
au Crédit foncier les ressources nécessaires pour construire, et lui
empruntèrent près de 8 millions. Ces emprunts à courte échéance
ont dû se convertir pour la plupart en emprunts à long terme. De-
puis le traité passé avec le sous-comptoir des entrepreneurs, ce
genre d'opérations a presque entièrement cessé.
La caisse de service, autorisée en 1856, a été en 1859 l'objet de
deux modifications importantes : créée pour recevoir des dépots et
faire des avances sur obligations foncières, elle peut aujourd'hui
employer à ces avances non plus le cinquième, mais la moitié des
sommes reçues en dépôts, et il lui est permis de prêter sur tous les
titres que reçoit la Banque de France elle-même comme garantie
d'avances. Quant aux dépôts, le solde non employé en avances est
versé en compte courant au trésor, et comme l'intérêt payé par l'état
est supérieur à l'intérêt payé par le Crédit foncier aux déposans, il
en résulte pour la société un bénéfice notable en même temps que
la trésorerie y trouve des facilités dont l'importance n'est pas con-
testable, mais qui pourraient devenir dangereuses en temps de crise,
les souvenirs de ISliS en font foi. Les opérations de la caisse de ser-
vice ont pris une extension considérable. En 1858, le chiffre des ver-
semens s'est élevé à 112 millions contre 81 millions de retraits. En
1859, le mouvement a été beaucoup plus fort, puisqu'à la fin de
l'année le solde de la caisse (retraits opérés) montait à plus de
55 millions. Au 31 décembre 1860, après un total de dépôts s'éle-
vant pour l'exercice entier à 358 millions, le solde des fonds non
retirés n'était pas moindre de 98 millions. Quant aux avances, elles
se sont élevées dans la même année à 11 millions sur obligations
foncières et à 62 millions sur valeurs diverses. Au 3 1 décembre 1860,
le solde des avances sur divers titres ne dépassait pas 17 millions.
Le mouvement général de la caisse du Crédit foncier a atteint en
(1) Voyez la Revue du 1" mai 1858.
200 REVUE DES DEUX MOJNDES.
1860 le chiffre énorme de 2 milliards 33 millions, représentant une
augmentation de 825 millions sur l'année 1859.
La caisse de service, au moyen de l'ouverture des comptes cou-
rans, a contribué à populariser en France l'usage du dépôt avec in-
térêt et de la circulation du chèque ou reçu qui règle en Angleterre
toutes les transactions. Au lieu de conserver improductif un capital
plus ou moins élevé, destiné à solder même les dépenses de la con-
sommation journalière, nombre de propriétaires et de rentiers ont
déjà contracté chez nous l'habitude de déposer dans de grands éta-
blissemens publics, tels que le Crédit foncier, le Crédit mobilier, la
société de Crédit commercial et industriel , les sommes qui pro-
viennent de leurs revenus fixes ou éventuels, et de délivrer à leurs
fournisseurs, à leurs créanciers de tout genre, des chèques ou reçus
au porteur que ces établissemens acquittent à présentation. Il n'est
pas nécessaire de faire comprendre l'utilité de semblables mesures:
plus les dépôts seront multipliés, moins il restera de capital impro-
ductif. Toutefois l'emploi des chèques cause souvent à celui qui les
reçoit une perte de temps pour en aller toucher le montant , et lui
inspire une juste défiance par la crainte des contrefaçons ou de la
perte du chèque lui-même. Il faudra faire un pas de plus dans l'in-
dustrie des banques. On verra sans aucun doute se créer chez nous
les clariiig houses de la Cité de Londres, destinés à l'échange des
chèques entre banquiers à des heures déterminées. L'usage du vi-
renicnl des chèques et des chèques barrés suivra inévitablement l'u-
sage du chèque lui-même et l'habitude du dépôt (Ij.
Quant à ce qui concerne les encouragemens aux travaux de drai-
nage, on peut dire que l'insuccès est entier. En deux années, le Cré-
dit foncier n'a réalisé que vingt-quatre prêts, pour une somme de
/i23,000 fr. On ne doit pas attendre non plus de bien grands résultats
de l'extension des opérations de la société à l'Algérie : non point que
les besoins n'y soient très grands et les demandes d'emprunt nom-
breuses; mais le Crédit foncier ne peut dépasser en Algérie 5 pour
100 de la totalité des prêts effectués en France; ses prêts seront
d'ailleurs effectués en numéraire, et ils ne seront consentis que pour
trente ans au maximum, moyennant une annuité de 10 pour 100,
comprenant, outre les frais d'amortissement et d'administration,
8 pour 100 d'intérêt. Puisqu'au taux actuel de l'intérêt en Algérie,
qui est d'environ 10 pour 100, l'absence du numéraire y constitue
le principal obstacle aux progrès matériels, il n'est pas présumable
(1) Les améliorations à introduire dans notre organisation et nos habitudes financières
ont éU) signalées avec beaucoup de clarté dans un opuscule que l'on croit pouvoir re-
commander ici : Mémoire sur la nécessité d'introduire en France les banques de dépôts,
les chèques et les viremens de chèques, par M. Jules Lechevalier.
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 201
que la maigre part de prêts dont le Crédit foncier est autorisé à ac-
corder le bienfait supplée à l'insuflisance du capital français, que les
embarras de la propriété algérienne et le bénéfice limité de ses pro-
ductions agricoles ont jusqu'à présent effrayé. Cependant, pour fa-
voriser au moins sur un point spécial le développement de ses
opérations, l'administration du Crédit foncier a réduit de 8 pour 100
à 6,75 l'intérêt des prêts pour les immeubles situés dans la ville
même d'Alger,
Les opérations avec le sous-comptoir des entrepreneurs et les
prêts aux communes promettent de tout autres résultats. Le sous-
comptoir des entrepreneurs, créé après la révolution de 18Zi8 pour
venir en aide à l'industrie du bâtiment, avait été depuis lors une des
annexes du Comptoir d'escompte. En 1859, il en fut détaché et dut
se mettre sous l'égide du Crédit foncier, auquel des entreprises sem-
blables le rattachent étroitement. Le sous-comptoir des entrepre-
neurs est destiné en effet à édifier les immeubles urbains sur les-
quels les obligations du Crédit foncier doivent asseoir leur gage
hypothécaire. Pour être en mesure de répondre à de plus grands
besoins, le capital du sous -comptoir des entrepreneurs a été porté
à 5 millions, dont les trois quarts ont été remis au Crédit foncier
à titre de garantie. Les fonctions du sous-comptoir consistent à
escompter les effets des propriétaires de terrains non bâtis qui édi-
fient des maisons nouvelles, ou plutôt à leur avancer sur leur si-
gnature les sommes nécessaires au fur et à mesure de la construc-
tion. Ces effets, dont les immeubles en cours d'exécution forment le
gage, se trouvent, par l'entremise du sous-comptoir des entre-
preneurs et du Crédit fonciei-, revêtus des trois signatures obliga-
toires pour être admis en cas de besoin à la Banque de France;
mais l'opération s'arrête en réalité au Crédit foncier, qui, sur ses
propres ressources, avance au sous-comptoir des entrepreneurs les
sommes que réclament les cliens de celui-ci. Aux termes des con-
ventions constitutives de 1860, le Crédit foncier ne peut disposer
en faveur du sous-comptoir que de la moitié de son propre capital
versé et de la partie du fonds social du sous -comptoir déposée
en garantie. La limite statutaire des opérations du sous-comptoir
lui-même est fixée à 15 millions. Dès la première année, elle s'est
trouvée atteinte, et il devient urgent de l'étendre : en sept mois,
c'est-à-dire de juin à décembre 1860, les crédits ouverts par le
sous-comptoir se sont élevés à près de 14 millions. Les avantages
de la combinaison nouvelle frappent tous les yeux. Les avances
du sous -comptoir des entrepreneurs offrent d'autant plus de sécu-
rité qu'elles sont contrôlées par l'administration du Crédit foncier,
dont l'autorisation est indispensable, et cette autorisation ne s'ac-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
corde pas à la légère, puisque les avances sur des immeubles en
construction se résolvent pour la plupart du temps en prêts à long
terme. Grcàce à cette mutation, les propriétaires entrepreneurs,
pour acquitter leurs engagemens, échappent aux nécessités d'une
vente forcée, cause autrefois si fréquente des désastres de l'indus-
trie du bâtiment, et la liquidation d'une entreprise immobilière ne
dépasse presque plus les limites de la liquidation de toutes les en-
treprises commerciales. Avec cette facilité et cette rapidité d'exé-
cution, on peut dire que les avances sous la forme de prêts à court
terme concédés par le sous -comptoir sont de véritables emprunts
à long terme anticipés, et rien n'empêche par conséquent d'étendre
les facilités promises à des opérations qui ne se renferment plus
seulement dans les limites de la ville de Paris, comme aux pre-
miers temps de l'existence du sous-comptoir des entrepreneurs,
mais qui peuvent rayonner dans toutes les autres villes.
Les prêts aux départemens, aux communes et aux associations
syndicales ont atteint aussi en une seule année un chiffre considé-
rable, plus de 30 millions de francs, et ont absorbé presque toute
la moitié de l'emprunt de 75 millions en obligations communales
émises le 18 octobre 1860. Dans son rapport à l'assemblée générale
des actionnaires, M. le gouverneur du Crédit foncier annonce que
les prêts de cette nature ont atteint en 1860 la somme de 19 mil-
lions de francs; mais il ajoute que du l*"" janvier au 1" avril 1861 de
nouveaux prêts communaux ont été autorisés pour 5 millions 1/2, et
que des traités conditionnels ont été passés avec quelques villes pour
près de 9 millions. La loi sur le crédit communal date du 17 juillet
1860; on a donc prêté plus de 30 millions en un an. Les principales
différences qui caractérisent cette sorte de prêts sont l'obligation
pour le Crédit foncier de prêter en numéraire et la facilité qui lui
est laissée de prêter sans affectation hypothécaire. Notons aussi que
la commission allouée pour frais d'administration ne peut dépasser
45 centimes. C'est un argument de plus à l'appui de nos précédentes
observations. La dispense d'une affectation hypothécaire ne peut
dans l'espèce exciter aucune appréhension. Le contrôle du gouver-
nement, qui dans certains cas provoque l'intervention du pouvoir
législatif, suffit pour amener la rentrée des annuités dues par les
départemens et les communes. Dans le budget local, les contribu-
tions votées et au besoin imposées d'office serviront au paiement
exact des annuités. L'utilité de ces emprunts n'est point cà justifier;
l'importance des demandes transmises dès le premier exercice dé-
montre l'urgence des besoins à satisfaire. Et ici il ne s'agira pas
seulement de travaux improductifs, d'embellissemens des villes, de
construction même d'édifices destinés à des services publics : grâce
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 203'
au concours du Crédit foncier, les départemens et les communes
pourront achever leur système de viabilité, procéder à de grandes
opérations de défrichement et d'irrigation. Cette question des biens
communaux, si longtemps et si inutilement débattue, peut trouver
enfin la solution cherchée. On rentrerait ainsi dans la voie première-
ment tracée au Crédit foncier, la voie trop négligée des améliora-
tions agricoles.
Le Crédit foncier laisse aux départemens , aux communes et aux
syndicats le choix entre deux modes d'emprunts. Dans l'un de ces
modes, l'intérêt est de 5 pour 100, plus une commission de Zi5 cen-
times et la âomme nécessaire pour opérer l'amortissement. Dans
l'autre, l'intérêt, outre l'amortissement, n'est que de 5 pour 100,
commission comprise; mais l'emprunteur s'interdit la faculté de se
libérer par anticipation, clause dont les avantages pour le Crédit fon-
cier n'ont pas besoin d'être démontrés. Ne peut-on transporter ce der-
nier mode aux prêts hypothécaires ordinaires, en stipulant, comme il
a été dit plus haut, des termes plus ou moins longs avant toute possi-
bilité de remboursement? Les conditions faites aux communes et aux
départemens qui empruntent ne doivent pas paraître trop onéreuses
pour des opérations de longue haleine, dont les charges sont répar-
ties sm^ un grand nombre de contribuables, surtout s'il s'agit de
travaux vraiment rémunérateurs. A voir l'empressement avec lequel
les départemens et les communes les plus importantes, telles que
Lyon, Marseille, Cette et Le Havre, ont eu recours au Crédit foncier,
on peut se faire une idée de l'étendue des opérations réservées à la
société. Il y a plus, Tancienne dette communale et départementale
se transformerait utilement en dette foncière, et sous ce rapport on
doit plutôt redouter les entraînemens précipités que les hésitations.
Si l'on considère que pour l'année 1859 les impositions extraordi-
naires des départemens, destinées en général à couvrir des em])runts
et des dépenses de la nature de celles que le Crédit foncier peut
subventionner, atteignent 25 millions, soit le quart des recettes to-
tales des départemens, si l'on remarque aussi que l'augmentation
annuelle des dépenses départementales depuis 18/15 jusqu'à 1856
seulement est estimée à 30 millions, on appréciera l'impoi'tance de
la clientèle que les départemens et les communes peuvent assurer
au Crédit foncier.
Ne peut-on craindre toutefois que l'obligation de prêter en numé-
raire n'amène le retour des embarras qui ont entravé la marche des
opérations au début des prêts hypothécaires? Cela dépend de la na-
ture des ressources spéciales que le Crédit foncier aura dd se ci'éer.
C'est à cette pensée qu'il faut attribuer l'émission d'obligations dites
communales, rapportant 3 pour 100, remboursables au pair de
20/i REVUE DES DEUX MO^'DES.
500 francs en cinquante années et souscrites primitivement à un
taux inférieur, donnant lieu à des lots dans deux tirages semestriels,
enfin négociables à la Bourse. En dehors de ces obligations, la so-
ciété émet aussi des obligations communales à 5 pour 100 sans
lots et non négociables. Le chiffre d'émission de ces dernières n'est
pas limité; l'émission des obligations à 3 pour 100 a été fixée à
75 millions, dont la première moitié seule a été livrée au public.
On remarquera, pour ce qui concerne les prêts communaux, qu'en
s'imposant la nécessité de délivrer du numéraire, la société du
Crédit foncier cesse d'être un intermédiaire simple entre des emprun-
teurs et des prêteurs; on remarquera aussi que les opérations peuvent
se trouver paralysées, si l'intérêt de l'argent s'élevait assez pour
rendre plus difficile la négociation des obligations, avec lesquelles le
Crédit foncier lui-même bat monnaie.
Enfin la société du Crédit foncier vient d'organiser le crédit agri-
cole , c'est-à-dire de créer une institution ayant pour objet de pro-
curer à court terme et sans hypothèque des capitaux ou des crédits
à l'une de nos industries les plus intéressantes. Le Crédit foncier avait
été fondé pour prêter à long terme et sur hypothèque des capitaux
à la propriété seulement : on a vu qu'il en avait surtout prêté à la
propriété urbaine. Par la négociation des emprunts communaux, il
ne prête encore, quoique sans hypothèque, qu'à la propriété collec-
tive. Le Crédit agricole fait un grand pas, il prêtera sans hypothèque,
à court terme, non plus à des propriétaires, individus ou corps col-
lectifs, mais aux agriculteurs, et même, il est permis de le supposer,
à toute personne présentant une solvabilité suffisante. On a dit de-
puis longtemps que l'usure dévore les campagnes; on remarquait
que le cultivateur proprement dit ne trouvait pas les mêmes fa-
cilités de crédit que le négociant, dont la signature est admise chez
les banquiers, aux comptoirs d'escompte, à la Banque de France.
Le gouvernement a voulu pourvoir à des besoins non moins dignes
d'intérêt : il a fait examiner des projets d'organisation de crédit
agricole, et la loi du 28 juillet 1860 a été votée. Aux termes de
cette loi, une société distincte de celle du Crédit foncier est créée
au capital de 20 millions, dont la moitié seulement sera d'abord
souscrite. Son objet est de prêter des capitaux à l'agriculture ou
aux industries qui s'y rattachent, en faisant ou en facilitant par sa
garantie l'escompte d'effets à 90 jours. Elle choisira dans les dé-
jiartemens des reprcsentans dont la fonction sera de lui garantir
la solrabilitê de V emprunteur. La signature de celui-ci, celle de
V intermédiaire obligé auquel la demande d'emprunt sera adres-
sée, enfin la signature de la société du Crédit agricole formeront les
trois signatures requises pour que les effets puissent être admis à
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 205
l'escompte par la Banque de France. Il est inutile de dire que ces
effets à 90 jours ne pi'ocureront pas des ressources suffisantes pour
des opérations agricoles exigeant d'ordinaire une plus grande lati-
tude; mais la société y pourvoira au moyen de renouvellemens éche-
lonnés. Pour faciliter la mise en œuvre de ce système, le gouverne-
ment a garanti jusqu'à la concurrence de /|00,000 francs un intérêt
de II pour 100 aux actionnaires de la nouvelle société.
Cependant quelques objections ont été élevées contre une des dis-
positions particulières des statuts. La nécessité de choisir dans les
départemens un intermédiaire offrant une responsabilité suffisante,
à qui les demandes de prêts seraient adressées et qui en garantirait le
remboursement, a paru offrir des difficultés telles qu'on peut crain-
dre de voir se renouveler pour ces intermédiaires l'échec éprouvé
à l'occasion des directeurs départementaux du Crédit foncier. Aussi
l'administration de cette dernière société, chargée de diriger éga-
lement le Crédit agricole, dont les intérêts doivent néanmoins être
tout à fait distincts, a eu dit-on, l'heureuse pensée de provoquer la
création d'un sous-comptoir de l'agriculture. Si ce nouveau rouage
était admis par le gouvernement, il remplirait le rôle d'intermédiaire
entre les emprunteurs et le Crédit agricole lui-même, verserait dans
la caisse de celui-ci son capital à titre de garantie, et fournirait une
deuxième signature à laquelle le Crédit agricole ajouterait en der-
nier lieu la sienne propre, si les ressources du nouvel établissement
ne suffisent pas à prévenir le recours à la Banque de France, fin né-
cessaire, le deus ex ïnarhinâ de toute combinaison financière. Tou-
tefois la société du Crédit agricole ne manquera pas de moyens d'a-
limenter sa caisse sociale; en dehors de son capital de 20 millions,
elle peut recevoir des dcpôts avec ou anus intérêts, créer et émettre
des valeurs dont l'exigibilité est limitée à cinq ans au plus. Ce terme
de cinq ans, supérieur à la durée des prêts faits par la société, pa-
raît devoir lui assurer un délai suffisant entre le recouvrement des
sommes à elle dues et le remboursement de ses propres obligations.
Quant à ces dernières, elles trouveront faveur dans le public selon
les avantages particuliers qu'elles offriront, et surtout selon le taux
général de l'intérêt et l'abondance de l'argent. Jusqu'ici rien ne
peut faire présumer que le Crédit agricole, dirigé par les mêmes
mains qui ont imprimé au Crédit foncier une heureuse impulsion, ne
soit pas appelé à multiplier ses opérations dans une mesure difficile
à prévoir. Cette société le pourra d'autant mieux que la nature des
prêts est moins définie, que ces prêts ne seront pas consentis aux
cultivateurs seuls, ni même aux diverses industries se rattachant à
l'agriculture, cercle assez large déjà, mais que toute personne offrant
un nantissement convenable, une garantie spéciale, pourra sur une
206 BEVUE DES DEUX MONDES.
seule signature, et pour une durée de trois ans, se faire ouvrir un
crédit.
La société du Crédit agricole devient, on le voit, une véritable et
grande banque de dépôt, d'escompte et d'émission. Ses opérations
peuvent se faire sur la plus large échelle, ses bénéfices n'ont d'autre
limite que ses risques mêmes. S'il était permis de prévoir quelle
sera la nature particulière des entreprises secourues par le Crédit
agricole, on pourrait dire qu'en concourant à cette fondation, le
Crédit foncier a voulu faire pour les travaux ruraux ce qu'il a fait
pour les travaux urbains. L'analogie frappera surtout si l'on vient à
fonder, comme le bruit en a couru, des sociétés de grandes entre-
prises dans les campagnes pour irrigation, desséchemens, reboi-
semens, défrichemens , etc.; ces sociétés anonymes formeraient le
pendant des sociétés immobilières. A côté de ces sociétés de grands
travaux publics se trouverait le sous -comptoir de l'agriculture,
comme à côté des sociétés immobilières se place le sous-comptoir des
entrepreneurs. Enfin, au-dessus des institutions rurales pour ainsi
dire, on rencontrerait la société du Crédit agricole, de même qu'au-
dessus des institutions urbdincs existe le Crédit foncier. Toutefois
cette division en deux branches de services ne serait pas complè-
tement exacte, puisque le Crédit foncier prête à la propriété rurale
aussi bien qu'à la propriété urbaine, et il est même permis de sup-
poser que cet ensemble d'institutions agricoles amènera le Crédit
foncier à fournir à la propriété rurale de plus amples ressources que
par le passé.
En même temps que les directeurs du Crédit foncier de France se
préoccupent ajuste titre de grandes combinaisons propres à pous-
ser plus loin son heureuse fortune, le soin des améliorations de dé-
tail ne saurait leur échapper. Tout emprunteur à long terme peut
craindre de laisser ses héritiers sous le poids d'une longue suite
d'annuités. Pour obvier à cette appréhension, un syndicat vient de
se former entre toutes les compagnies d'assurances dont le siège est
à Paris, afin de garantir, aux conditions d'abonnement viager les plus
douces, la libération, après le décès de l'assuré, des annuités fon-
cières restant à solder: les compagnies en demeureront seules char-
gées. Dans cet ordre d'idées secondaires, nous voudrions appeler
l'attention des administrateurs du Crédit foncier sur une difficulté
révélée par la pratique, et qui peut nuire au développement des
opérations de la société. Les emprunts opérés par le Crédit foncier
doivent rendre les mutations de propriété plus fréquentes; ils dimi-
nuent d'autant l'importance du capital à débourser. On sera d'autant
plus disposé à acquérir un immeuble qu'en se chargeant des em-
prunts contractés par le propriétaire vendeur, on aura en réalité à
DES SOCIÉTÉS FONCIÈBES. .^07
lui verser une moindre somme. Ce résultat sera facilement obtenu, si
les obligations du vendeur peuvent passer sur la tête de l'acheteur.
Dans l'espèce, le vendeur ne se trouve entièrement libre vis-à-vis
du Crédit foncier que si un remboursement réel est opéré, et si l'ac-
quéreur contracte un nouvel emprunt. On conçoit tous les embarras
d'une pareille opération. Il serait donc utile d'ouvrir un autre mode
de libération. Quoique l'obligation de l'emprunteur vis-à-vis du Gré-
dit foncier soit personnelle, comme au fond la dette frappe surtout
un immeuble, l'administration du Crédit foncier ne pourrait-elle,
pour le paiement des annuités, accepter comme débiteur le nouveau
propriétaire au lieu de l'ancien? On éviterait de la sorte qu'après
avoir vendu un immeuble grevé d'hypothèque foncière, le premier
propriétaire et tous ses héritiers se trouvassent chargés d'une dette
personnelle et solidaire, pendant un quart de siècle au moins, pour
une propriété passée en d'autres mains.
Tout en rendant justice à l'esprit d'initiative hardie qui a su élar-
gir d'une si notable manière le cercle d'action du Crédit foncier, on
ne peut s'empêcher de remarquer dans quelles proportions se dé-
veloppe la circulation du papier qu'il crée. En une seule année, on
a vu émettre plus de 50 millions d'obligations à long terme et près
de 30 millions d'obligations communales. Le sous-comptoir des en-
trepreneurs a ouvert 15 millions de crédits à court terme, et les de-
mandes ont atteint un chiffre deux fois plus élevé. Les emprunts
communaux eux-mêmes pourraient être aisément contractés dans
une proportion bien plus vaste. Si le Crédit agricole, grâce au mé-
canisme du sous-comptoir agricole et des sociétés anonymes dont
nous avons parlé, voulait favoriser la transformation à bref délai des
parties de notre territoire susceptibles d'amélioration, il faudrait,
pour répondre à ces besoins, créer des obligations pour une somme
annuelle de 100 millions au moins. Une émission de 2 ou 300 mil-
lions d'obligations par an, faite par le Crédit foncier seul, est de na-
ture à éveiller l'attention. Les esprits qui vont au bout de toutes les
hypothèses, ceux qui supposent encore que notre pays peut traver-
ser des jours d'orage, ne manqueront pas de se demander à quelle
dépréciation une telle masse de papier serait exposée. Il est évident
que pour les prêts à court terme du sous-comptoir des entrepreneurs
et du Crédit agricole, pour le remboursement des dépôts et des
comptes courans, le Crédit foncier et ses annexes sont exposés aux
mêmes périls que toutes les banques. Quant aux prêts à long terme
consentis en obligations et remboursables en obligations, c'est-à-
dire à ce qui constitue le fonds essentiel des opérations du Crédit
foncier, la pire fortune que la société eût à craindre serait de rece-
voir au pair ses obligations, rachetées à vil prix dans un moment de
208 REVUE DES DEUX MONDES.
panique, et de liquider ainsi ses emprunts. On peut recommander
dans cette prévision l'usage de prêts non remboursables, en consti-
tuant en leur faveur une notable diminution sur les frais d'admi-
nistration, comme cela se pratique pour les prêts aux communes.
Il ne faut pas d'ailleurs se flatter, dans les affaires humaines, de se
soustraire à toutes les mauvaises chances ; la sagesse consiste seule-
ment à en diminuer le nombre.
Pour résumer en peu de mots l'histoire des transformations et
des progrès du Crédit foncier, on peut dire qu'il a perdu de plus en
plus le caractère agricole qui lui avait été attribué, et n'a pas tardé
à devenir la plus importante comme la plus active de nos sociétés
de crédit. Il s'est complété heureusement par la création du Crédit
agricole. Cette nouvelle société se prêtera à des applications intéres-
santes et variées; elle fera sans doute pour la propriété rurale ce
que fait pour la propriété urbaine le Crédit foncier, aidé de quelques
institutions moins considérables, moins connues aussi, et dont il reste
maintenant à parler.
II. — DES SOCIÉTÉS IMMOBILIÈRES.
On a tenté plusieurs fois de constituer dans les villes des sociétés
immobilières, c'est-à-dire des associations ayant pour objet l'achat
de terrains et la construction d'habitations nouvelles. Trois tenta-
tives seulement ont été suivies d'un succès qui appelle sur ces en-
treprises l'attention publique : nous voulons dire la SociHé bmno-
bilicre de Paris, la Société de la Rue-Impériale de Lyon et la Société
des ports de Marseille.
La Société immobilière de Paris offre le plus complet spécimen
du type que l'on se propose d'étudier. A la suite d'une adjudication
infructueuse de terrains non encore bâtis dans cette rue de Rivoli,
objet des prédilections et des faveurs du premier comme du second
empire, une réunion de capitalistes se forma pour acquérir, au prix
même qui n'avait point trouvé de preneurs dans l'enchère officielle,
les parties de cette grande voie qui restaient inachevées, sous la
condition d'y élever des constructions dans un délai déterminé.
Treize immeubles importans et le grand hôtel du Louvre furent
bâtis avant l'ouverture de l'exposition de 1855, et la société vint
ainsi en aide au désir du gouvernement, jaloux de montrer aux
étrangers cette œuvre complètement terminée. On peut dire qu'à
ce point de vue la Société immobilière s'inspirait d'une heureuse
pensée; elle introduisit une innovation utile à certains égards en
exploitant à Paris même un de ces grands hôtels dont les Etats-
DES SOCIÉTÉS FO^CIÈRES. 209
Unis présentent des modèles encore plus vastes, et où l'accumu-
lation des ressources permet d'assurer dans la plus large mesure le
comfort des voyageurs. La suite des opérations de la Société im-
mobilière, qui primitivement ne portait que le nom de la Société
des immeubles Rivoli, a caractérisé de plus en plus l'esprit im-
primé à sa constitution. Sans doute cette société avait pour objet
principal la construction et la location d'immeubles, mais elle pour-
suivait ce but dans des conditions particulières d'embellissement pour
Paris lui-même. On la trouve active et empressée à prendre pour
siège de ses spéculations les quartiers nouveaux, s' inquiétant aussi
d'améliorer et à de ti'ansformer les anciens. Les Champs-Elysées
sont l'objet des prédilections générales; elle y ouvre dans les ter-
rains du Jardin d'hiver une rue somptueuse qui prend le nom de
rue de Marignan. Le boulevard de Sébastopol ouvre dans toute la
largeur de Paris une voie jusqu'alors sans égale; la société entre-
prend une rue commerçante qui va de ce boulevard même à la rue
Saint-Denis; en ce moment, elle bâtit le côté du boulevard des Ca-
pucines destiné à combler l'ancienne rue Basse-du-Rempart; de-
main elle couvrira de maisons nouvelles les deux trottoirs latéraux
du boulevard Malesherbes entre la rue de la Pépinière et le parc
de Monceaux. Il y a lieu à coup sûr de remarquer cette double pré-
occupation chez les administrateurs de la Société immobilière, qui
s'appliquent à suivre des opérations utiles à leurs actionnaires tout
en réalisant des entreprises empreintes d'un certain caractère d'in-
novation et d'élégance.
Sans entrer dans le détail des opérations successives d'achats, de
reventes, d'échanges et de constructions de la Société immobilière,
il faut dire que, grâce à ces opérations, cette société, fondée au ca-
pital de '2li millions, a pu distribuer à ses actionnaires des intérêts
suffisans, même pendant l'époque d'achèvement des immeubles et
sans comprendre dans les dépenses de construction l'intérêt des
sommes qui y sont afférentes. Elle a aussi constitué des réserves as-
sez fortes pour que l'intérêt seul de ces réserves fonctionnât comme
• amortissement, et que dans une période de quarante-cinq années le
capital social pût être porté de 24 millions à 50, sans aucun sacri-
fice nouveau des actionnaires. En résumé, et dans l'état actuel, le
capital social est de 2/i millions d'actions représentés par des im-
meubles construits et des terrains qui attendent des constructions
nouvelles (1). En vue des opérations faites ou à faire, le conseil
(1) Les immeubles construits sont situés rue de Rivoli, hôtel du Louvre et rue de
Marignan , où un lot de terrain reste encore à vendre. Ils représentent une dépense
effective de plus de ?0 millions et rapportent 1,800,000 fr., y compris le revenu indus-
triel de l'hôtel du Louvre. — Les immeubles en voie de construction sont placés au
TOME XXXIV. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES,
d'administration avait obtenu en 1858 de l'assemblée générale des
actionnaires l'autorisation de contracter des emprunts pouvant s'é-
lever jusqu'à 24 millions; il n'avait cette année même emprunté
que 11 millions. En 1859, il a demandé au Crédit foncier une nouvelle
somme de 3,600,000 francs.; depuis lors, il a complété le chiffre
de 2Zi millions, et dans l'assemblée tenue le 20 avril 1861 il a été
autorisé à se procurer de nouvelles ressources jusqu'à la concurrence
de liO millions, soit par des emprunts au Crédit foncier, soit par
l'émission d'obligations sociales. En ce moment, la société ouvre une
souscription publique de 18 millions d'obligations. Le système de ces
emprunts a été jusqu'ici très favorable à la Société immobilière, puis-
qu'elle a employé l'argent emprunté en opérations dont le produit
est supérieur à 1 intérêt des emprunts, et que sur le seul intérêt de
sa réserve elle a trouvé le prix de l'amortissement. C'est en tenant
compte de ces importans résultats qu'on a pu affirmer que dans un
délai de quarante -cinq années le capital social se trouverait plus
que doublé.
Grâce à ces combinaisons, le Crédit foncier lui-même a vu s'élar-
gir singulièrement le cercle de ses opérations, et l'on peut dire que
les destinées des deux sociétés se confondent réellement. A mesure
que s'élèveront des constructions nouvelles, la Société immobilière
offrira de nouveaux gages au Crédit foncier, dont les prêts serviront
eux-mêmes à édifier d'autres immeubles. Le concours de ces deux
sociétés rendra de plus en plus facile l'accession de la propriété im-
mobilière au plus grand nombre, car les immeubles bâtis se prêtent
d'autant mieux à la vente, qu'il faut débourser un moins grand ca-
pital pour les acquérir et qu'on peut se libérer par annuités. Le rôle
rempli par la Société immobilière et par le Crédit foncier dans l'ac-
complissement des grands travaux de Paris peut assurément être
étendu à d'autres villes de France. Il n'est pas besoin de démontrer
combien d'avantages en découleraient pour ces villes elles-mêmes,
comme pour ceux qui destineraient leurs capitaux à un pareil em-
ploi (1).
A Lyon, une société anonyme a été formée pour la construction
boulevard des Capucines. La soci(5ti5 y possède plus de 17,000 mètres de terrain qui lui
ont coûté en moyenne S2.j fr. le mètre. Enfin elle est propriétaire de 3.^,000 mètres de
terrain sur le boulevard Maleslierbes au prix moyen de 17.") fr. le mètre. Toutes ces
acquisitions justifient, et au-delà, les emprunts contractés auprès du Crédit foncier.
(1) Il existe à Paris un assez grand nombre de sociétés immobilières par actions, so-
ciétés civiles ou en commandite. On pourrait citer la Compagnie générale immobilière,
qui n'est pas la même que la Compagnie immobilière de Paris, la Société immobilière
de la place du Palais-Royal, les socii'tés rivi'es des bâtimens et galerie Gilbert, du pas-
sage des Panoramas, de la gilerie Véro-Dodat, bien d'autres encore. Quoique les actions
de ces sociétés puissent se transférer et se négocier assez aisément, au moins pour
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 211
de la Rue-Impériale. Gréée au capital de 10 millions 1/2 en actions,
elle a dû contracter, sous forme d'obligations, des emprunts qui s'é-
lèvent à 20 millions de francs. Ces obligations, émises à bliO francs
et remboursables à 625, rapportent 25 francs d'intérêt. La société
de la Rue-Impériale s'est chargée à ses risques et périls, moyennant
un forfait, de l'expropriation de tous les immeubles nécessaires pour
l'ouverture d'une voie de 22 mètres de large et de 1 kilomètre de
long. La Rue-Impériale prend naissance au centre de l'activité et
du commerce lyonnais ; se continuant entre les deux grands fleuves
qui donnent à la capitale industrielle de la France un si remarquable
caractère, elle a transformé la ville même en lui assurant une de
ces larges voies de cii'culation qui sont l'ornement nécessaire des
grandes cités modernes. Néanmoins, et malgré le bas prix relatif
des terrains et des constructions, cette entreprise n'a donné que des
résultats médiocres. Le prix du terrain a été d'environ 500 francs
par mètre, la construction a coûté de même 500 francs par mètre
superficiel. Les intérêts du capital dépensé jusqu'au moment de la
location s'élèvent à 200 francs, ce qui donne un total de dépenses
de 1,200 francs par mètre. Aujourd'hui le revenu des 25,000 mètres
construits ne dépasse pas, pour les locations faites, 1,500,000 francs.
Il reste encore environ pour 200,000 francs de locations à faire. Si
l'on déduit de ce total les intérêts et l'amortissement des emprunts,
on trouve que le revenu actuel des actions n'est que de 20 francs
ou h pour 100 du capital.
La municipalité de Lyon avait laissé les dépenses de l'expropria-
tion, moyennant un forfait, à la charge de la société de la Rue-ïm-
périale. Cette décision a occasionné de graves mécomptes, et telle
est assurément la cause du peu de succès de cette opération. Depuis
lors, on a suivi une voie toute différente ; on a laissé le soin comme
les risques de l'expropriation à qui de droit, c'est-à-dire au pouvoir
municipal, en vendant aux tiers les terrains expropriés ou à expro-
prier d'après un prix ferme stipulé à l'avance. C'est ainsi que la rue
de l'Impératrice, parallèle à la Rue-Impériale, a été commencée et
construite par les soins de l'une de ces sociétés d'entrepreneurs si
nombreuses dans la ville de Lyon. Déjà la rue de la Rourse avait été
achevée par une réunion d'entrepreneurs de toutes professions, au
nombre d'environ cinquante. Dix affaires semblables ont été menées
à fin, grâce à une combinaison ingénieuse en principe, mais qui dans
l'avenir peut donner naissance à de graves difficultés. Des entre-
preneurs se réunissent pour acheter un terrain, dont la plupart du
quelques-unes d'entre elles, elles jouent dans le mouvement général un rôle trop res-
treint ou trop effacé pour mériter d'être étudié.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
temps ils empruntent le prix d'acquisition : ils émettent entre eux
des obligations et des actions qui représentent la part proportion-
nelle de leurs fournitures, le salaire des ouvriers, enlin leurs bé-
néfices. Jusqu'ici, on a pu négocier ces titres, ou au moins ceux qui
constituent des créances véritables sur les immeubles eux-mêmes;
mais on conçoit dans quelle série inextricable de difficultés légales
la faillite ou la mort de l'un des associés pourrait et devra même
certainement précipiter la liquidation de ces affaires. Déjà avant
18Zi8 un important immeuble, la boucherie des Terreaux, avait été
construit au capital de 2,600,000 francs pai* une société civile. A la
même époque, de vastes bâtimens, compris dans l'actif de la faillite
d'un banquier de Grenoble, furent mis en parts. Depuis lors, des
mutations ont eu lieu dans la propriété de ces immeubles, et, par
suite des difficultés légales survenues, la négociation de ces parts
a produit les plus graves mécomptes. Il est de toute évidence que
des affaires de ce genre ne peuvent prospérer que sous forme de
sociétés anonymes.
La Société des ports de Marseille est une véritable société immo-
bilière, créée plutôt cependant pour préparer et pour vendre des
terrains propres à la construction que pour élever des constructions
mêmes. Créée au capital de 16 millions en actions et de 10 millions
en obligations, elle a acquis de la ville de Marseille, au prix de
50 francs le mètre, /i00,000 mètres de terrain, dépendant de l'an-
cien lazaret ou conquis sur la mer au moyen des déblais fournis par
le nivellement des collines sur lesquelles le lazaret avait été con-
struit. Le gouvernement de 1830 avait décidé que de nouveaux ports
seraient creusés pour répondre aux exigences commerciales d'une
destinée singulièrement agrandie; mais ces ports étaient éloignés
du centre même des habitations : il fallait d'abord créer à l'entour
presque l'emplacement d'une nouvelle ville. Telle est l'ouvre de
la société immobilière dont il s'agit, telle est la destination des ter-
rains achetés par elle. Le nivellement de ces terrains, l'ouverture
des voies publiques et le raccordement de ces rues avec les quar-
tiers voisins, la construction des égouts et des trottoirs ont été faits
par la ville, et ces diverses dépenses réunies atteindront le chiffre de
7 ou S millions. La société s'est d'abord occupée de la revente des
terrains, dont une grande partie a été livrée à des prix variant de
100 à 300 francs le mètre; ensuite elle a élevé en façade, sur le
quai de la Joliette, un îlot de belles constructions qui ont coûté plus
de 2 millions, et où sont venues s'installer les principales compa-
gnies de navigation à vapeur, les bureaux des docks, du chemin de
fer, de l'entreprise du canal de Suez. D'autres constructions, qui
nécessiteront encore une dépense d'environ 3 millions, sont en voie
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 213
d'exécution, et toutes pourront loger quatre ou cinq mille habitans;
mais ces vastes espaces restaient séparés de l'agglomération marseil-
laise par l'éminence sur laquelle l'ancienne cité phocéenne a été fon-
dée. Pour arriver aux ports nouveaux, il fallait contourner la base
de cette éminence ou en franchir le sommet par des ruelles escar-
pées. Un nouveau boulevard a été décrété, qui traversera la vieille
ville, et cette voie non-seulement mettra en communication directe
les quartiers du commerce et de la douane avec les nouveaux ports,
mais abrégera de moitié la distance.
Il n'y a point à s'occuper encore d'un nouveau projet de consti-
tution de société anonyme fondée au capital de 7 millions pour re-
bâtir le marché du Temple à Paris; mais il importe de faire ressortir
ce que les trois entreprises dont on vient de rappeler les fortunes
diverses présentent néanmoins de semblable et ont produit d'utile
à beaucoup d'égards. Elles ont été toutes les trois conçues dans la
même pensée, établies sous la même forme, elles ont enfin concouru
à la même œuvre. Le but de ces sociétés, on l'explique d'un mot,
c'est de démocratiser la propriété foncière, d'intéresser à la con-
struction et à la possession des maisons nouvelles tous les capitaux,
même les plus petits. Les actions de la Société immobilière de Pa-
ris sont de 100 francs. L'habileté de semblables combinaisons frappe
tous les yeux. Quant à la forme anonyme adoptée par chacune de
ces trois sociétés, seule elle peut en assurer le succès. Avec notre
législation, qui entoure de si minutieuses garanties les droits des
femmes et des mineurs, on se demande comment, sous la forme
d'une société civile, il serait possible, non pas de former, mais de per-
pétuer une propriété collective immobilière. La société en comman-
dite s'y prêterait peut-être plus aisément; mais à combien de dan-
gers l'administration d'un gérant n'expose-t-elle pas les intéressés!
Un gérant n'est que le mandataire, le représentant officiel des com-
manditaires, et cependant il engage leur responsabilité par chacun
des actes qu'il commet en dehors même de sa qualité de gérant. Il
échappe à la surveillance d'associés qui craignent d'ordinaire de
s'ingérer dans l'administration sous prétexte de contrôle. La gé-
rance devient ainsi une sorte de pouvoir absolu sous les dehors d'un
pouvoir soumis à la discussion. La forme anonyme se prête au con-
traire à toutes les exigences de la loi en matière de succession, de
tutelle, de faillite même; elle permet aux propriétaires associés d'ad-
ministrer eux-mêmes leurs propres affaires sans courir des risques
illimités. En se fondant sous la forme anonyme, les entreprises im-
mobilières que nous avons prises pour exemple ont adopté la seule
combinaison qui puisse leur assurer un succès durable.
Examinons maintenant quel but d'intérêt public on poursuit dans
21Ù REVUE DES DEUX MONDES.
ces vastes opérations en dehors du résultat financier, en prenant sur-
tout Paris pour exemple. Par l'expropriation, la démolition et la re-
construction, on veut ou assainir les anciens quartiers, ou en créer
de nouveaux, ou bien encore ouvrir des débouchés à la circulation.
Pour tous ces travaux, qui demandent surtout une exécution rapide,
les associations de capitaux , qui peuvent seules accepter des con-
ditions prescrites à l'avance, conduire à fin dans les délais voulus les
constructions nouvelles demandées par l'administration, offrent à
celle-ci une sécurité que des efforts individuels, la bonne volonté
d'entrepreneurs et de propriétaires isolés ne lui présenteraient ja-
mais. L administration veut-elle enfin appeler à son aide, non pas
les grands spéculateurs, mais la bourse qui ne s'épuise réellement
pas, la bom-se commune, celle du public et des petits capitaux : ce
sont les associations anonymes qui seules fournissent le moyen d'ob-
tenir ce résultat, et aussi, nous le répétons, de démocratiser la pro-
priété comme on a démocratisé la rente pour le plus grand succès
des emprunts publics faits et à faire.
Pour nous convaincre de l'avenir réservé aux sociétés immobi-
lières, n'envisageons cependant que l'un des buts poursuivis par
la sollicitude de l'édilité parisienne, l'ouverture de nouveaux débou-
chés de circulation. 11 est certain que l'assainissement, la viabilité,
l'embellissement d'une cité s'obtiennent de concert : ce qui est utile
à l'un favorise l'autre. Le percement du boulevard de Strasbourg et
du boulevard de Sébastopol sur les deux rives de la Seine , le pro-
longement de la rue de Rivoli, ont à la fois rendu salubres des
quartiers malsains, embelli la capitale et ouvert de larges voies de
circulation. Toutefois il est certains grands travaux destinés à ne
satisfaire qu'à l'un des besoins qui viennent d'être signalés, et non
à tous. Or, pour le seul besoin d'une circulation facile, de grands
efforts peuvent être nécessaires à Paris, et la comparaison de ces tra-
vaux avec ceux qui s'accomplissent à Londres pour le même objet
permet à priori d'en mesurer l'importance. A Londres, en huit an-
nées, les chemins de fer ont occasionné un accroissement de popula-
tion d'un million d'habitans, la circulation y devient si difficile, les
encombremens de voitures dans les quartiers commerçans tels que
la Cité, Fleet-street, le Strand, etc., entraînent pour les affaires des
retards si considérables, et pour les piétons des accidens si multi-
pliés, que, nonobstant la construction de ponts sur la Tamise, les
chemins de fer souterrains projetés ou en voie d'exécution, le gou-
vernement a résolu d'endiguer la Tamise depuis le palais du parle-
ment jusqu'au pont de Londres. Cet endiguement aurait pour résul-
tat d'augmenter la profondeur de la rivière, d'en purifier les eaux,
de permettre la construction d'un égout monumental et surtout l'é-
DES SOCIÉTÉS FONCIÈRES. 215
tablissement d'un chemin de fer sur le bord de la Tamise, offrant
une nouvelle issue au gigantesque mouvement commercial qui s'y
rattache. Le Strand, Fleet-street et Gornhill pourraient être ainsi
laissés à la circulation ordinaire. Londres est en ce moment engagé
dans un plan général d'améliorations dont la dépense n'est pas es-
timée à moins de 375 millions. La banque d'Angleterre avance en
particulier 75 millions pour la création d'un système de grandes ar-
tères de circulation : elle compte se rembourser au moyen de taxes
locales. L'endiguement de la Tamise, qui se trouve en dehors de
ces grands projets, serait payé par un impôt local de 90 centimes
perçu sur chaque tonne de charbon consommé à Londres et à vingt
milles à la ronde.
Nous sommes loin de ces travaux immenses et nous ne réclamons
pas pour la capitale de la France de telles entreprises. Cependant
les besoins de la circulation ne se sont-ils pas accrus à Paris comme
à Londres? A Paris, le chiffre de la population en dix années s'est
élevé de près de 50 pour 100. Paris n'est pas seulement la capitale
de la France, c'est à divers points de vue, et tout faux orgueil na-
tional à part, la capitale da monde. D'autres villes invitent ou re-
tiennent l'étranger par des attraits particuliers, par une grande ac-
tivité politique et commerciale comme Londres , par le charme du
climat ou la majesté des souvenirs, comme Naples, Rome, Venise;
Paris offre des séductions non moins puissantes et plus variées
qu'aucune de ces villes, et le flot des voyageurs tend à s'y porter
de plus en plus. Il s'agit par conséquent de pourvoir aux nécessités
de circulation de cette population indigène et de cette population
étrangère qui croissent d'année en année. Sans aborder ce sujet des
travaux de Paris, qui mérite d'être traité à part, on peut dire som-
mairement, et avec la certitude de ne soulever aucune objection, que
pour l'assainissement et la salubrité on a beaucoup fait et bien fait,
que pour les embellissemens on a plus fait encore , mais fait trop
vite et trop chèrement. Quant aux besoins de la circulation, ils sont
toujours bien loin d'être satisfaits, malgré la création de larges et
nombreux débouchés (1). Il est de toute évidence que sous ce rap-
(l) La crémation des halles centrales, si louable à tous égards, qui a nécessité de si
grands sacrifices, fournit la preuve la plus évidente de ce manque de débouchés que
nous signalons. Hors un seul côté et sur un seul point, l'accès des halles est partout
ir.terdit aux différens quartiers de la capitale, et des ruelles tortueuses et impraticables
permettent seules d"aborder au vaste réservoir où s'alimente la vie quotidienne de ce
grand camp. La plupart des gar.?s de chemins de fer ne sont construites que sur des places
trop étroites ou manquant de voies larges et droites qui conduisfnt des extrémités au
centre. Quant au centre môme, il suffit de jeter les yeux sur l'espace compris entre
les Tuileries et les boulevards d'un côté, la Bourse et la place Vendôme de l'autre, pour
comprendre ce que les nécessités de la ciiculation exigeât de sacrifices et de travaux.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
port l'administration de la ville, si vigilante, peut-être même en
certains cas si téméraire, se laisse dépasser par un accroissement
d'activité, une exubérance de vie industrielle et commerciale, un
progrès de consommation, qui exigent des efîorts de plus en plus
grands pour se développer à l'aise. L'association des capitaux seule
peut suivre dans son essor les progrès de la population, satisfaire
sûrement et rapidement à de telles nécessités. Ce n'est pas à l'état,
ce n'est point à une municipalité d'entreprendre de pareilles œuvres.
L'autorité publique constate les nécessités générales, la loi expro-
prie les propriétés particulières, le pouvoir municipal déblaie le ter-
rain et ouvre les rues; c'est ensuite aux eflbrts des individus qu'il
appartient de construire, d'approprier, de louer les nouvelles habi-
tations. Or, s'il est vrai que les efforts associés ont une puissanct^
bien supérieure à ceux des individus isolés, s'il est vrai aussi que
les associations sous forme anonyme permettent seules d'obtenir un
succès durable dans les opérations de ce genre, on voit à combien
de titres l'action du Crédit foncier sur les entreprises urbaines et la
création des sociétés immobilières méritent notre sollicitude. Il y a
dans ces tentatives un emploi fécond, non-seulement des capitaux
propres aux localités où les immeubles se construisent, mais des
capitaux qui leur sont étrangers. Lyon et Marseille peuvent appor-
ter par exemple à Paris le concours qu'elles en ont reçu, et ainsi
s'établiraient de plus en plus entre toutes les villes de France ces
liens de solidarité sociale qui ne sont jamais plus sérieux et du-
rables que lorsqu'ils sont noués par l'intérêt.
Bailleux de Marisy.
DE QUELQUES ERREURS
DU GOUT CONTEMPORAIN
EN MATIERE D'ART
Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, avec une Etude sur l'art italien avant le seizième siècle
et des Catalogues raisomiés, par M. Charles Clément; Paris, 1861.
Le goût des arts est aujourd'hui plus répandu en France qu'il ne
l'a jamais été; mais à coup sûr ce goût, de date toute récente, est
beaucoup plus général qu'éclairé. On peut calculer ce que les col-
lectionneurs et les brocanteurs y gagnent; mais il serait plus difficile
de dire ce que l'intelligence de l'art sérieux y a gagné. A vrai dire,
je crains fort qu'il n'ait guère servi jusqu'à présent qu'à créer une
nouvelle branche de commerce et à donner à quelque ingénieux
économiste de l'avenir le sujet d'un ou deux chapitres à ajouter au
livre d'Adam Smith, sous ce titre piquant : Du Goûl des arts con-
sidéré dans SCS rajjports avec la circulation des richesses et de la
réalité substantielle des valeurs fictives créées par les caprices de la
mode et de l'opinion. Notre goût pour les arts ressemble un peu à
notre goût contemporain pour les vieux livres justement oubliés.
Jamais il n'y a eu en France autant de lecteurs que de nos jours;
mais jamais en revanche on n'a réimprimé autant de choses inu-
tiles et oiseuses. Nous avons l'amour des vieux papiers, le fanatisme
des chiffons historiques et des loques biographiques. Nous impri-
mons sous le titre de documens toute sorte d'almanachs moisis et
218 REVUE DES DEUX MONDES.
de comptes de ménage. Mous publions sous le titre de résurrections
littéraires toute sorte d'antiques productions stériles, pédantesques
et quelquefois même obscènes ou sordides. Nous avons aujourd'hui
à l'œuvre quantité d'esprits trop zélés qui sont en train de gâter la
noble profession d'érudit. Il y aurait dans une liasse de papiers une
page à déchirer et à sauver de l'oubli; ils publient la liasse entière.
Il y aurait dans une page deux lignes d'un intérêt vraiment humain
à extraire; ils copient toute la page. Il semble en vérité que la
caducité et les injures du temps soient un titre à la curiosité et à la
faveur du public. La plupart de ces publications se recommandent
à l'attention des lecteurs, non parce qu'elles contiennent des choses
nouvelles ou ignorées, mais parce qu'elles contiennent de vieux pa-
piers. Ces papiers sont vieux; le beau mérite et le beau titre d'hon-
neur, s'ils sont en même temps ennuyeux et stériles! Ce serait à
croire vraiment que ceux qui les publient obéissent, à l'endroit des
âges écoulés, à un préjugé d'un genre tout nouveau, et qu'ils s'i-
maginent qu'il n'y avait dans les siècles qui nous ont précédés ni
bavards, ni sots, ni pédans, ni fats, ni littérateurs hydrophobes
mordus du chien de la métromanie et possédés du démon de l'écri-
toire. Grâce au lointain des années, les défauts de tous ces écrits
inutiles semblent se transformer en autant de qualités aux yeux de
quelques uns de nos érudits, qui récitent, commentent et traduisent
sous diverses formes la belle tirade que Molière a imitée de Lucrèce.
Le bavard devient un fidèle écho des bruits du temps; l'ennuyeux,
un témoin grave et sévère ; le fat, un miroir caché où viennent se
réfléchir les scènes que les convenances sociales obligeaient à tenir
secrètes. Il en résulte que la ci'itique et l'érudition, qui devraient
servir à dissiper le chaos des doutes et des incertitudes, finissent par
ne plus servir qu'à embrouiller encore davantage ce chaos et à aug-
menter la confusion. Pour moi, je demanderais volontiers qu'on
montrât par un exemple mémorable comment le passé doit être
aimé, lesquelles de ses reliques doivent être conservées et lesquels
de ses haillons détruits à jamais. On élèverait un beau jour sur une
de nos places publiques deux statues, l'une à Saint-Simon, l'autre à
M'"^ de Sévigné, et au-dessous on allumerait un innnense bûcher
dans lequel on jetterait tous les exemplaires existans sans exception
aucune du journal de Dangeau, comme étant le type suprême en
qui se résument ces publications nauséabondes et encombrantes. On
jetterait encore au bûcher, comme exemple du châtiment qui menace
les bavards de l'avenir et du présent trop pressés de saisir leur
plume à toute heure du matin ou du soir, une bonne moitié des
exemplaires existans du journal de l'avocat Barbier, que je n'y ver-
rais aucun inconvénient.
DU GOUT CONTEMPORAIN. 219
Il en est, dis-je, à peu près ainsi de notre goût pour les beaux-arts.
11 se distingue par le même engouement et la même facilité banale, il
se porte avec la même curiosité, sans discernement, sur toutes les
œuvres du passé, bonnes, mauvaises ou médiocres. Il ne fait pas de
différence entre les maîtres ni entre les œuvres d'un même maître. Il
les admet toutes également, non parce qu'elles ont tel ou tel mérite
original, mais par l'unique raison qu'elles sont anciennes. Ce goût
tolérant, ou, pour mieux dire, cet engouement banal engendre des
conséquences déplorables, auxquelles un démocrate égalitaire à ou-
trance applaudirait peut-être, mais dont tout véritable artiste ou tout
véritable connaisseur ne peut que s'affliger. Une de ces conséquences
les plus singulières est de placer commercialement toutes les œuvres
à la merci du caprice individuel, et de créer ainsi des valeurs factices
et exagérées. Les œuvres n'ont plus leur prix en elles-mêmes, elles
ont le prix que leur donne le caprice d'un enchérisseur ou la ruse
d'un trafiquant. On ne saurait expliquer raisonnablement pourquoi
telle toile d'un peintre d'ordre secondaire se paie 100,000 fr., tandis
que telle toile d'un maître véritable n'atteint pas à la moitié de cette
somme. On me dit que ce fait n'a qu'une médiocre importance et ne
regarde après tout que celui qui achète une œuvre inférieure. 11 est
libre d'employer son argent comme il lui plaît : tant pis pour lui,
s'il paie une toile médiocre d'un prix exagéré; il est dupe de son
engouement, et n'a fait qu'un sot marché. Mais l'esprit humain se
gouverne par des lois beaucoup plus subtiles que ne le pensent ceux
qui parlent ainsi, et il a une tendance singulière à établir des rela-
tions entre les choses les plus lointaines, et à tirer de ses actions
les conséquences les plus inattendues. Qui croirait, par exemple,
qu'une œuvre finit par être admirée non pour sa valeur intrinsèque,
mais en proportion du prix qu'elle a coûté? Si une toile a été payée
100,000 francs, le possesseur arrive très vite à l'admirer en pro-
portion de la somme qu'il a dépensée, et tout le monde finit par
penser comme lui. Très involontairement le public se laisse aller à
donner aux œuvres une valeur égale au prix dont elles ont été
payées. On a peine en effet à se figurer qu'une toile qui a coûté
100,000 francs puisse avoir une valeur inférieure à une toile qui en
a coûté seulement 50,000. On cherche des raisons d'admirer malgré
l'évidence, malgré, le témoignage des sens, malgré les résistances
de l'imagination, qui reste froide, et si on n'en trouve pas, ainsi qu'il
arrive la plupart du temps, on admire de confiance et sans souffler
mot. L'économie politique nous enseigne quelles perturbations ma-
térielles bouleversent la société lorsque, par une cause ou par une
autre, l'équilibre qui doit exister entre la valeur réelle des choses
et le signe monétaire qui représente ces valeurs est rompu. On n'a
220 REVUE DES DEUX MONDES.
pas encore calculé quels désordres s'opèrent dans le goût public et
dans l'intelligence générale d'une société, lorsqu'il n'existe plus au-
cune proportion entre la valeur intrinsèque et la valeur commerciale
des objets d'art. La mode et le caprice remplacent d'abord la raison
et la justice, puis l'arbitraire remplace la mode, et bientôt le faux
goût remplace à son tour l'arbitraire. L'intelligence descend ainsi,
de degré en degré, toutes les marches qui conduisent à ces limbes
de l'ignorance, où s'elTace tout sentiment du beau et de l'art, et où
les œuvres les plus grandes comme les œuvres les plus médiocres
apparaissent sous un même jour blafard et uniforme. On commence,
comme cela se fait aujourd'hui, par payer un Hobbema du prix dont
on devrait payer un Ruysdaël , puis on arrive à payer un Pater du
prix dont on ne paierait pas toujours un Chardin ou un Watteau, et
progressivement, en continuant toujours ainsi, on finit par donner à
toutes les œuvres d'art indifféremment la même valeur matérielle
banale. On les achetait d'abord comme objets de caprice et de fantai-
sie, on les achètera bientôt comme objets de luxe, et enfin comme
objets d'ameublement.
Ainsi les libéralités de nos modernes amateurs prouvent moins en
faveur du goût contemporain qu'on ne veut le croire. Ce n'est pas
aimer les arts d'un amour vraiment éclairé que de payer un tableau
hollandais quelconque du même prix qu'un Ruysdaël, et un Pater du
même prix qu'un Chardin ou un Watteau. Et ces derniers mêmes,
qui méritent à bon droit le titre de maîtres, sont trop souvent cotés
au-dessus de leur valeur réelle et de leur importance véritable dans
le royaume de l'art. Nous estimons à un trop haut prix non-seule-
ment les productions des peintres médiocres, mais encore les chefs-
d'œuvre des maîtres secondaires. Nous semblons croire que les belles
choses, à quelque ordre qu'elles appartiennent, n'ont pas de prix.
C'est une erreur. Il existe à la vérité des œuvres inappréciables, qu'on
ne saurait coter; mais combien elles sont rares ! Celles-là, on les paie
d'un prix quelconque, faute de savoir exactement de quel prix on doit
les payer, car leur valeur dépasserait l'estimation des experts et des
connaisseurs les plus habiles. Un Raphaël, un Léonard de Vinci, un
Gorrège n'ont aucun prix : vous pouvez les payer indifféremment
100,000 francs ou 1 million, la plus forte de ces deux sommes ne
représentera pas beaucoup mieux leur valeur réelle que la plus fai-
ble; mais quand on sort de ces régions exceptionnelles de l'art pour
entrer dans les régions moyennes, les choses changent d'aspect,
car les belles œuvres y ont une valeur certaine qu'on peut fixer
exactement. Si on ne peut jamais payer dignement un Léonard ou
un Raphaël, on peut payer exactement un Chardin ou un Watteau.
Leur valeur pourrait être cotée avec la dernière précision à la bourse
DU GOUT CONTEMPORAIN. 221
de l'art. Les payer plus cher que le prix indiqué par le bon sens
n'est pas générosité et libéralité, mais prodigalité désastreuse et
pure duperie.
Un autre défaut de notre goût pour les arts, — défaut qui se ratta-
che au précédent par des liens étroits, — c'est d'être plus avide que
curieux et plus emporté que sagace. Il n'est pas armé de discerne-
ment, de subtilité et de tact. Il ne sait pas assez que certains mots
expriment mille nuances, sont susceptibles des acceptions les plus
diflerentes, le mot chef-d'œuvre par exemple. Il semble croire que
toutes les productions rangées sous cette dénomination sont égales
entre elles, et qu'elles portent toutes le même cachet d'excellence;
mais ce mot désigne des œuvres très diverses et de valeur très iné-
gale. Il y a des chefs-d'œuvre qui ont dans l'art une importance ca-
pitale, il y en a d'autres qui n'ont qu'une importance relative, et quel-
quefois même très relative. Il y en a qui vivent d'une vie pour ainsi
dire isolée et indépendante, qui ne gagnent rien à la comparaison,
au contraste; il y en a d'autres qui ne sont jamais bien compris que
par le contraste, et bien jugés que par la comparaison. Il en est
dont l'esprit humain pouvait parfaitement se passer; ils pouvaient
être ou n'être pas, l'histoire de l'art n'en aurait pas été changée,
pas plus que l'histoire de l'humanité n'aurait été changée, si telle
ou telle victoire brillante n'avait pas été remportée par tel ou tel
souverain. De ce nombre sont la plus grande partie des peintures
hollandaises et surtout des peintures espagnoles. Il est très lieu-
reux pour le plaisir de nos yeux et l'amusement de notre esprit
que ces peintures existent ; mais en vérité elles auraient pu ne pas
exister sans que le développement naturel de l'art en fut arrêté,
car elles ne constituent pas un anneau nécessaire dans la chaîne
de ce développement. Il est d'autres œuvres au contraire que l'on
ne peut supprimer par la pensée sans que la logique de l'esprit
soit aussitôt déroutée, dont l'existence est pour ainsi dire néces-
saire, et sans lesquelles on ne saurait concevoir le développement
de l'art tel qu'il s'est produit, par exemple les œuvres de Michel-
Ange, de Léonard, de Titien et de Rembrandt. On dit d'une pein-
ture qui fait éprouver cà celui qui la contemple une sensation d'ex-
trême plaisir : C'est un chef-d'œuvre, comme on le dit d'une œuvre
qui impose à l'esprit l'admiration, et cependant il existe entre la
sensation du plaisir et le sentiment de l'admiration une différence
qui suffit pour établir une inégalité entre deux peintures décorées de
la même qualification de chef-d'œuvre. Il faut donc savoir choisir
même entre les chefs-d'œuvre et oser être indépendant même en-
vers le génie. Sans cette extrême indépendance, on court risque de
tomber dans la superstition. Nous avons dit que la prodigalité étour-
222 REVUE DES DEUX MONDES.
die et immodérée était nuisible au goût éclairé des arts, nous en
disons autant de l'admiration aveugle qui confond dans un même
enthousiasme les œuvres les plus diverses sous prétexte qu'elles
portent toutes la même qualification superlative.
Celui qui ne sait pas faire cette distinction entre les chefs-d'œuvre,
celui qui ne sait pas admirer proportionnellement pour ainsi dire,
qui confond dans un banal enthousiasme tous les genres de beauté,
pour lequel ce mot de chef-d'œuvre n'est pas susceptible de nuances
infinies, n'aura jamais un goût éclairé des arts, et si le malheur veut
que pour une raison ou pour une autre il soit autorisé à imposer ses
préférences, il égarera infailliblement ceux qu'il prétend guider. J'ai
l'air d'énoncer ce que les Anglais appellent un tna'syn; mais la ques-
tion a son importance pratique et vaut la peine de faire réfléchir un
instant ceux qui ont quelque souci du goût public. Je prends un
exemple pour illustrer ma pensée. On dit un chef d'œuvre de Murillo
comme on dit un chef-d'œuvre de Raphaël et de Léonard, et cepen-
dant quelle différence d'acception un véritable connaisseur donnera
dans l'un ou dans l'autre cas à ce même mot! Un chef-d'œuvre de
Murillo n'est un chef-d'œuvre que relativement, par comparaison
avec les autres œuvres du même peintre ou celles de l'école à la-
quelle il appartient. Un chef-d'œuvre de Raphaël ou de Léonard est
un chef-d'œuvre absolu et qui défie toute comparaison; il vit de sa
vie propre, il n'a pas besoin, pour faire éclater sa supériorité, du rap-
prochement des autres tableaux du même peintre ou des œuvres de
ses émules et de ses rivaux. Un seul chef-d'œuvre me suffit pour at-
tester le génie de Léonard, de Raphaël, de Titien, et il me serait im-
possible d'en dire autant d'un tableau de Murillo. Celui qui posséde-
rait la Mddone de Saint-Sixle ou la Vierge à la Chaise n'aurait pas
besoin d'autres échantillons du génie de Raphaël; celui qui ne pos-
séderait qu'un seul tableau de ^lurillo, fût-ce le plus beau de tous,
n'aurait au contraire qu'une idée très incomplète de ce peintre. La
question a bien son impoi'tance, on le voit, et mérite d'arrêter l'at-
tention non-seulement des millionnaires qui seraient désireux de
se former une galerie de peinture, mais des personnes qui sont
chargées de l'administration de nos musées. On a payé d'un prix
énorme une toile aimable et gracieuse de Murillo, la Conception.
C'est un chef-d'œuvre, je l'accorde; mais les points de comparaison
manquent au contemplateur pour comprendre comment cette toile
est un chef-d'œuvre, car elle n'a pas en elle-même une puissance de
beauté suffisante pour imposer l'admiration. Séparée des autres
toiles de Murillo, elle est pour ainsi humiliée et déclassée; elle sou-
tient mal la comparaison avec les tableaux des grands maîtres ita-
liens qui l'entourent, et le véritable sentiment qu'elle inspire est cette
DU GOUT CONTEMPORAIN. 223
sympathie mêlée de charité que nous font éprouver dans le monde
les personnes que nous a])pelons intéressantes. Si nous avions un
plus grand nombre de toiles de Murillo, nous comprendrions fa-
cilement pourquoi la Conception mérite le titre de chef-d'œuvre.
Au contraire, la Joconde de Léonard, qui l'avoisine au Salon carré,
peut être transportée indifTéremment dans tous les musées et en face
des plus grandes œuvres : elle n'aura pas besoin du secours des
autres toiles de son auteur. Elle pourra exister isolément, sans
redouter aucune comparaison , et suffira pour nous donner à elle
seule une idée du génie de Léonard. Quiconque possède la Jo-
conde possède en même temps deux choses, un chef-d'œuvre éter-
nel et absolu, et un résumé du génie de Léonard qui permet de se
passer de toutes ses œuvres. Quiconque possède la Conception au
contraire ne possède ni un chef-d'œuvre absolu, ni un résumé du
génie de Murillo. En payant d'un si grand prix ce dernier tableau,
l'administration des musées a fait, on peut le dire, une mauvaise
affaire et s'est laissé égarer par l'acception usuelle et générale du
mot chef-d'œuvre. Peut-être n'aurait-elle pas fait ce marché, si elle
eût réfléchi aux nuances infinies que ce mot comporte, et si elle se
fût préalablement posé ces questions : le contemplateur français
comprendra-t-il pourquoi ce tableau est un chef-d'œuvre, et sen-
tira-t-il devant cette toile isolée de Murillo la même satisfaction, la
même plénitude d'admiration qu'il ressent devant une toile isolée de
Léonard ou de Raphaël? Murillo est-il un peintre dont les œuvres
supportent l'isolement? ne gagnent-elles pas plutôt par le rappro-
chement, et ne se prêtent-elles pas un mutuel appui, un mutuel
secours?
Ce que nous disons des maîtres, on peut l'étendre aux écoles en-
tières. Telle école peut se résumer en quelques œuvres, d'autres ne
peuvent être comprises que par le nombre et la foule de leurs pro-
ductions. Deux ou trois tableaux judicieusement choisis vous repré-
senteront toute l'Italie; mais que peuvent représenter deux ou trois
tableaux hollandais ou espagnols (Rembrandt et Velasquoz excep-
tés), même choisis avec le soin du connaisseur le plus exercé, sinon
d'amusantes caricatures, des miniatures charmantes ou de furieuses
excentricités? Pourquoi? Parce que le mérite de ces peintures ne
consiste pas tout entier dans le génie du peintre, et qu'une grande
partie de l'intérêt qu'elles inspirent est surtout historique. Elles
plaisent comme œuvres d'art, mais aussi comme représentation pit-
toresque des mœurs et de la vie des peuples au milieu desquels
elles se sont produites. De là leur charme et leur attrait, mais de
là aussi, chose étrange à dire, leur infériorité. Ce n'est pas tant le
génie des artistes qui nous séduit et nous attire que les sujets qu'ils
224 REVUE DES DEUX MONDES.
traitent. Ces peintures ont pour nous l'attrait de documens histori-
ques, ce sont autant de pages qui nous racontent la vie familière et
les annales morales de générations aujourd'hui éteintes. Là nous
contemplons librement les costumes, les allures, les physionomies
des hommes d'autrefois, aussi librement que les contemplèrent les
contemporains; là nous surprenons les secrets de la protestante,
bourgeoise et rustique Hollande, de la catholique, passionnée et pi-
caresque Espagne. H n'y a pas de livre mystique qui puisse mieux
enseigner ce qu'était la dévotion espagnole que ces tableaux de Mu-
rillo où la Vierge apparaît au milieu de guirlandes d'anges frais et
gracieux, et enveloppée de vapeurs légères aux nuances tendres et
fondantes. Ce ne sont pas des tableaux faits pour affronter le profane
soleil et le grand jour des musées comme ceux des grands maîtres
italiens; mais replacez-les par l'imagination dans le jour douteux
d'une sacristie, au-dessus des tables chargées du pêle-mêle des
vases sacrés, des chapes dorées, des étoles, ou, mieux encore,
transportez-les dans le demi-jour d'un oratoire de grande dame es-
pagnole, et ils vous livreront tous les secrets de dévotion galante dont
ils sont pleins. La dureté mêlée à l'exaltation, le fanatisme violent et
sombre, l'amour emporté de la mort, l'énergie d'une imagination
fiévreuse qui est bien décidée à défendre les voluptés religieuses
dont elle aime à se nourrir envers et contre tous, même au prix de
la persécution et du meurtre, tous ces caractères du catholicisme
espagnol revivent dans les toiles fougueuses, bizarres, d'un Zur-
baran et d'un Herrera. L'intérêt qui s'attache à ces toiles est donc en
grande partie un intérêt historique. Cela est si vrai que si, par un
miracle, le souvenir de l'Espagne était effacé de la mémoire hu-
maine, si nous ignorions quelle a été sa civilisation morale et de
quelles flammes son âme s'est brûlée, ces peintures perdraient aus-
sitôt la moitié de leur valeur. Nous ne remarquerions plus que les
bizarreries de la facture, les incorrections, les infractions aux lois
normales de la beauté et de l'art. Elles nous apparaîtraient comme
des logogryphes indéchiffrables, car elles auraient perdu cette puis-
sance d'évoquer aux yeux de l'imagination tout un passé éteint qui
fait leur âme. Ce que nous disons des peintres espagnols, on peut le
dire également des peintres hollandais, qui sont, eux cependant, en
général des artistes tout à fait sérieux et d'un incontestable génie.
Prendrions-nous le même intérêt à leurs peintures, si nous ne sa-
vions rien de la Hollande, de sa civilisation protestante, de sa vie
bourgeoise et populaire, à la fois honnête et débraillée, économe et
somptueuse? Au contraire, voyez les maîtres italiens : sans doute
ils doivent beaucoup au génie de leur pays; mais cet élément his-
torique est absorbé chez eux par l'élément de la beauté et de l'art.
DU GOUT COME.MPORAIX. 225
L'idée de la civilisation italienne ne se présente que tardivement à
l'imagination, et n'arrive pour ainsi dire que comme accessoire. Le
souvenir de l'Italie pourrait être aboli, que ces œuvi'es n'en reste-
raient pas moins ce qu'elles sont, parce qu'elles ne tirent pas l'in-
térêt qu'elles inspirent de circonstances extérieures et étrangères à
l'art de la peinture. Leur valeur est presque tout entière dans leur
beauté et dans la réalisation qu'elles présentent des grandes lois
de l'art.
Si tel est le caractère des peintures espagnoles et hollandaises, il
est facile de comprendre qu'on ne peut les goûter de la même ma-
nière que les peintures italiennes. Que peut dire à l'esprit un seul
tableau de Murilloou de Zurbaran, je vous le demande? Rien, ou à
peu près rien ; tout au plus produira-t-il une impression d'étonne-
ment ou un effet irritant de curiosité maladive. Devant un tableau
espagnol isolé, le contemplateur éprouve une sensation toute par-
ticulière : cette peinture l'irrite sans le satisfaire; elle ne lui suffit
pas, il ne comprend pas ou ne comprend qu'imparfaitement, il res-
sent une irrésistible envie de voir d'autres œuvres de la même
école. Si sa curiosité n'est pas satisfaite, son jugement courra ris-
que d'être faux, ou même malveillant, car il aura manqué des élé-
mens nécessaires pour se former une opinion vraie. Mais tout change
lorsque cette curiosité a pu se satisfaire. Alors peu à peu le sens in-
time de cette peinture se révèle; toutes ces toiles se complètent l'une
par l'autre et se servent l'une à l'autre de commentaire; les singula-
rités qui nous frappaient comme des exceptions étranges nous expli-
quent leur raison d'être et leur droit d'exister; les scènes, les fighres,
les combinaisons, qui nous apparaissaient comme des produits de
la fantaisie individuelle des artistes, nous découvrent quelles furent
les réalités de tous les jours d'une vie éteinte. Pour comprendre
la valeur de la peinture espagnole, quelques tableaux, même choisis
avec discernement, ne suffisent donc pas, il faut en voir beaucoup et
le plus possible. Je soumets humblement ces réflexions à l'attention
des administrateurs du musée du Louvre, dont le bon vouloir et le
zèle se sont laissé égarer, à notre avis, dans ces dernières années, sur
ce chapitre de la peinture espagnole. Ils ne nous semblent pas avoir
compris suffisamment que cette peinture est de celles qui ne se laissent
pas juger sur quelques échantillons. On a choisi dans la galerie du
maréchal Soult quelques tableaux de Murillo, de Zurbaran et d'Her-
rera; mais ces peintures, j'ai le regret de le dire, malgré les qualités
d'énergie qui les recommandent, choquent presque comme des ex-
travagances et paraissent hors de leur place. Ajoutons qu'elles per-
dent au Louvre la moitié de leur valeur par le voisinage des pein-
tures italiennes et françaises ; le Saint Basile d'Herrera et la Mort de
TOME xxxrr, 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
VÉvcque noir de Zurbaran sont loin de prod^iire aujourd'hui sur le
spectateur l'impression qu'ils produisaient dans la galerie du ma-
réchal Soult. Ce n'était pas quelques tableaux qu'il fallait acheter;
si l'on voulait donner au public l'intelligence de la peinture espa-
gnole, c'était la galerie tout entière. Ainsi aurait été remplacé ce
riche musée espagnol, propriété des princes d'Orléans, qui a disparu
du Louvre après la révolution de février, ce musée si intéressant par
l'abondance et la diversité des œuvres qu'il renfermait, et qui per-
mettait au curieux d'entrer si profondément dans l'intelligence de
l'art espagnol sans qu'il eût besoin de sortir de Paris. Après quelques
visites dans ce musée, on se sentait transporté dans un monde tout
particulier de l'art, dans un monde qui n'était ni celui de la beauté
comme le monde italien, ni celui de la raison comme le monde fran-
çais, ni celui de la familiarité et de la bonhomie comme le monde
hollandais, dans un monde où tout était passion, aridité, sécheresse,
âpreté et violence. On regimbait, mais bientôt la fascination opérait,
et on éprouvait un charme maladif à contempler ces physionomies
hérissées, ces corps desséchés, ces expressions hideuses d'une foi
sauvage et vivace. J'ose dire que ceux d'entre les jeunes Français
qui n'ont pu voir le musée espagnol du Louvre à l'époque où il
existait ne peuvent avoir aucune idée de cette école par les échan-
tillons que nous en possédons aujourd'hui, quelque remarquables
qu'ils soient. Quiconque ne verra que quelques échantillons de la
peinture espagnole gardera de cette peinture une impression fausse
et fâcheuse, et je crains bien de caractériser par ces épithètes le sen-
timent qu'ont éprouvé beaucoup de curieux et de contemplateurs
devant les trop rares tableaux; que le Louvre possède de cette école.
On voit que ce goût tout nouveau pour l'art qui s'est emparé de
nous n'est pas exempt de défauts et peut commettre à l'occasion bien
des erreurs. 11 y aurait encore à dire bien des choses sur ces défauts
et ces erreurs. Nous nous bornerons pour aujourd'hui aux quelques
réflexions qui précèdent. Disons, pour excuser notre amour des arts,
qu'il est de date assez récente, et qu'il a par conséquent les défauts
de la jeunesse. Il se distingue plutôt par l'empressement et l'ardeur
que par la sagacité et le discernement. Il pèche volontiers par une
exubérance d'admiration qui le porte à tout confondre et à prodiguer
à l'art de second ordre les mêmes louanges qu'au grand art. Son
éducation est à peine ébauchée, mais elle se ferait facilement, je le
crois, et en assez peu de temps, si la critique d'art, qui est un peu
nonchalante, se donnait plus souvent la peine de l'aider et de le
guider.
Nous aurions besoin pendant quelques années d'un certain nombre
de livres comme celui que vient de publier notre collaborateur
DU GOUT CONTEMPORAIN. 227
M. Charles Clément, judicieux et sagaces, d'un goût à la fois large
et sûr, sans intolérance pédantesque et sans indulgence puérile.
M. Charles Clément peut donner à ceux qui le liront une leçon très
importante, une de celles que nous réclamons nous- même de la
critique d'art : il leur apprendra comment il faut admirer, et varier
selon les œuvres et les maîtres les formules de l'admiration. Nos
lecteurs connaissent déjà les trois excellentes monographies que
M. Clément a consacrées aux trois plus grands représentans de l'art
moderne, et nous n'avons pas besoin de leur dire tout ce qu'elles
contiennent de détails intéressans et de recherches instructives.
Comme nous sans doute, ils se sont réjouis de trouver leurs propres
jugemens d'accord avec ceux que porte le critique, et de sentir leurs
impressions légitimées par les siennes propres; comme nous encore,
ils auront aimé à repasser dans ses pages tout ce qu'ils savaient déjà,
et ils lui auront été reconnaissans des détails inconnus ou inédits qu'il
a ajoutés à leurs connaissances, par exemple de ces pages où Fran-
çois de Hollande nous introduit dans l'intérieur de la marquise de
Pescaire, et nous fait assister à une de ces conversations sublimes où
Michel- Ange expliquait les secrets de son art. Nous laissons de côté
tous ces mérites trop évidens, que le lecteur a pu apprécier aussi bien
que nous, pour insister sur un mérite plus caché, qu'il n'a peut-être
pas apprécié à sa valeur, et qui fait, si j'ose parler ainsi, le sel de ce
livre, je veux dire l'indépendance et la fermeté d'esprit dans l'admi-
ration. La critique de M. Clément s'est adressée aux trois plus grands
artistes modernes, elle ne sort pas des régions du très grand art, et
cependant elle a su conserver en face de ces géans, qu'elle a choisis
précisénient pour l'admiration qu'ils lui inspirent, une attitude aussi
indépendante que respectueuse. Cette indépendance est la marque
d'une admiration sincère et vraie. Défiez-vous de ces admirations
débordantes qui ne savent s'imposer aucune réserve, et croyez bien
que la convention entre pour une grande part dans de tels enthou-
siasmes. Trop admirer n'est pas une marque d'émotion, c'est bien
plutôt, la plupart du temps, une preuve de défiance de soi-même. On
admire trop par crainte de ne pas admirer assez et de paraître sen-
tir trop faiblement. Comme toutes les passions vraies, la véiitable
admiration est calme et sagace, elle voit d'un œil aimant les défauts
de l'œuvre admirée, elle les constate avec une finesse bienveillante,
et, loin d'y trouver un motif de se refroidir, elle y trouve au con-
traire un motif d'y raviver son ardeur. C'est ainsi que M. Clément
sait admirer. Il faut un sentiment tout à fait sincère et profond pour
ne pas se laisser aller, en traitant un sujet comme le sien, aux re-
dites, aux épithètes accréditées, aux lieux communs consacrés de-
puis trois siècles. Si M. Clément eût admiré ses grands hommes
228 REVUE DES DEUX MONDES.
favoris d'une façon servile, il n'eût trouvé pour les louer que les
vieux éloges trop connus, et n'eût pas rencontré les aperçus nou-
veaux qui recommandent son livre, car les sentimens de convention
ne brillent pas plus par l'imprévu de l'expression que par la vérité
du jugement.
Des trois monographies que M. Clément a consacrées à l'Italie du
xvi^ siècle, celle de Michel-Ange est la plus étendue, la plus en-
thousiaste et la plus intéressante. On sent qu'elle a été écrite avec
amour et prédilection, et cependant elle ne trahit aucune partialité
ni aucun caprice de passion. Michel-Ange est l'artiste favori de
M. Clément; mais s'il le préfère à ses deux grands rivaux, ce n'est
point par entraînement d'intelligence ou par une particularité de
nature, c'est par obéissance à l'équité qui doit présider aux juge-
mens du goût. L'enthousiasme de M. Clément est proportionné à la
grandeur des sujets qu'il traite, et cette proportion est marquée par
des nuances extrêmement fines qui se laissent deviner plutôt qu'elles
ne se montrent. Sur Michel-Ange, cet enthousiasme s'exprime par
l'émotion unie à l'étonnement, sur Léonard par un mélange de cu-
riosité et d'attention, sur Raphaël par la sympathie unie au ravis-
sement. Ces nuances suffisent pour marquer les places respectives
de ces trois grands artistes ; leurs rangs sont pour ainsi dire déter-
minés par les différens degrés d'admiration qu'ils inspirent à leur
critique et par la diversité des qualités pour lesquelles ils sont
loués. Sans que l'auteur ait besoin de formuler en termes sévères
des jugemens que nous pourrions trouver pédantesques et audacieux,
nous sentons que l'artiste qui est loué pour telle qualité ou tel don
de nature doit être regardé comme inférieur à l'artiste qui est loué
pour telle autre qualité ou tel autre don; nous comprenons que la
facilité la plus heureuse et la faculté d'assimilation la plus rapide
ne sauraient être comparées à la force inventive, que la science la
plus ingénieuse et l'esprit de combinaison le plus habile ne sau-
raient égaler le génie qui tire tout de lui-même. Quand il entre
dans le domaine du très grand art, la timidité saisit d'ordinaire le
contemplateur; la beauté des œuvres, loin de raffermir son juge-
ment, le trouble et le fait hésiter; il tremble d'avouer une préfé-
rence. M. Clément nous enseigne le moyen de prévenir cette timi-
dité. « Cherchez, nous dit-il, l'artiste chez lequel se révèlent les
facultés les plus élevées et admirez-le hardiment en faisant abstrac-
tion des louanges consacrées. Abaissez ou haussez votre admiration
selon les divers degrés d'estime que la conscience morale du genre
humain a toujours accordés et accordera toujours aux diverses qua-
lités de la nature et de l'esprit. Si vous jugez selon les lois de ce
critérium infaillible, la supériorité de Michel-x\nge sur Léonard et
DU GOUT CO:\TEMPORAIN. 229
Raphaël vous apparaîtra imposante et écrasante, et vous n'éprou-
verez plus aucune fausse honte à préférer le géant florentin à ses
deux rivaux. »
La monographie de Michel-Ange est la plus habile, la plus amou-
reusement écrite des trois ; la supériorité du grand artiste se montre
même en ceci, qu'il fournit à son admirateur un thème de critique
plus heureux que ses rivaux, et qu'il accroît les forces de son ta-
lent. Cependant nous préférons peut-être les chapitres sur Léonard
de X'inci et Raphaël, parce que ce sont les chapitres où le critique a
le mieux déployé cette indépendance d'admiration dont nous lui fai-
sons une louange et que nous proposons comme modèle à imiter.
Il a osé dire la vérité sur Léonard et Raphaël ; il a laissé de côté les
phrases toutes faites, les formules banales et commodes, et il a re-
gardé de ses propres yeux, au lieu de regarder à travers les lunettes
traditionnelles. Il a pu, grâce à cette heureuse audace, connaître et
savourer la plus grande de toutes les voluptés de l'esprit, celle de se
sentir réellement le possesseur légitime de son admiration. Reaucoup
d'hommes, même d'un esprit distingué, laissent trop souvent échap-
per cette occasion de volupté; ils admirent à travers l'admiration des
générations qui les ont précédés, et n'ont ainsi qu'une admiration de
reflet qui arrive à leur âme refroidie et pâle comme la lumière de
la leur. Ils ne savent pas quel bonheur on trouve à entrer directe-
ment en communication avec les hommes et les œuvres du passé,
sans intermédiaire, sans opinion préconçue, à sentir qu'on a des
raisons personnelles d'admirer qui ne doivent rien à autrui, qu'on
s'est acquis par ses propres émotions le privilège de sanctionner
l'arrêt du temps et le jugement de nos devanciers. C'est ce droit
que s'est acquis M. Clément. Il rejoint le jugement traditionnel
et général par des voies qui lui sont propres , il arrive au grand
rendez-vous de l'admiration universelle par des chemins qu'il s'est
frayés lui-même. Il a éprouvé certainement devant Raphaël et Léo-
nard des émotions d'une nature intime, celui qui connaît si bien
les ressourcés et les faiblesses de ces merveilleux talens, et qui a pu
trouver pour le concert de louanges dont la postérité célèbre leur
gloire des variations aussi vraies que charmantes sur un vieux thème
de critique bien connu. Gomme le génie gracieux et souple de Ra-
phaël est bien exprimé dans ces quelques lignes : « génie plus in-
telligent que créateur, il se transforme sans parti-pris à mesure que
l'âge et les circonstances modifient ses impressions!.. C'est un arbre
qui suit sa croissance naturelle, et qui, d'abord plante aux feuilles
molles et aux formes indécises , devient une tige flexible , élégante
et gracieuse, puis un tronc robuste et élevé. » Sur Léonard, il a
trouvé quelques notes vraiment belles, et qui expriment exactement
230 REVUE DES DEUX MONDES.
cette espèce de fascination enchanteresse et trompeuse, ce je ne sais
quoi d'artificieux né du mélange d'une science ingénieuse et d'une
élégante sensualité, qui fait du génie de l'auteur de la Joronde et du
Saint Jean un symbole frappant du prestige fatal et de la séduction
à demi divine, à demi diabolique, que le génie italien a exercés de
tout temps sur tous les peuples. « Par quelle étrange fantaisie l'ar-
tiste a-t-il mis une croix dans la main de cette figure profane? Ce
saint Jean est une femme,, personne ne s'y trompe. C'est l'image de
la volupté : elle s'impose à l'esprit avec une incroyable puissance;
il semble qu'on l'ait vue vivante; elle reste gravée dans l'imagina-
tion et dans le cœur comme ces souvenirs douloureux et charmans
que l'on déteste et que l'on chérit. Je me souviens que, me rendant
à Rome pour la première fois, je fus arrêté près de Baccano par un
accident de voiture... Le spectacle que je désirais voir depuis bien
des années, je l'avais sous les yeux; mais cette figure du Saint Jean
de Léonard me poursuivait... La voluptueuse image ne me quittait
pas; elle flottait devant moi sur la vaste plaine; je voyais ses lèvres
folles et souriantes, ses yeux enivrés, ses abondans cheveux d'or,
et j'entrai dans la ville éternelle l'esprit hanté par le fantôme du
faux dieu de tous les temps. » Encore une fois, ce ne sont que des
variations sur un thème connu; mais ces variations suffisent pour
révéler une émotion tout à fait personnelle, pour la rendre com-
municative et contagieuse, pour l'enfoncer comme un aiguillon dans
l'esprit des lecteurs, et y aviver, ce qui est le but de toute critique
sérieuse, le désir de connaître, de savoir, de chercher des raisons
toujours plus profondes d'aimer et d'admirer.
M. Clément ne peut admirer Léonard et Raphaël autant que Mi-
chel-Ange, et sans timidité il explique pourquoi. Le génie de l'un
est de trempe moins forte, le génie de l'autre est de vol moins noble
et moins haut. M. Clément vous dira tout net que le génie de Ra-
phaël n'est que la facilité, la souplesse, la faculté la plus merveil-
leuse d'assimilation. Raphaël n'a pas tiré tout de lui-même comme
Michel-Ange. Son génie s'étale, se déploie pour ainsi dire sur la vie
richement organisée du passé, s'y nourrit à l'aise et enfante ainsi
un art nouveau. Art antique, maîtres primitifs, école d'Ombrie, école
florentine, il a profité de tout, il s'est tout assimilé, sans paraître
rien emprunter et sans rien perdre de son originalité. Son âme heu-
reuse, ouverte à la beauté, recevait toutes les impressions avec une
docilité voluptueuse, elle en était touchée comme d'une caresse et
d'un baiser. Dans cette passivité même est le secret de la prodi-
gieuse unité que Raphaël sut imprimer à toutes ses œuvres, nées
pourtant d'influences si diverses et si contradictoires. Beaucoup de
personnes jugeront que de telles paroles sont un blasphème; cepen-
DU GOUT CONTEMPORAIN. 231
dant ce blasphème, M. Clément le prononce, il va même beaucoup
plus loin, et il vous déclare sans détours qu'il y a chez Raphaël
beaucoup de ce qu'on est bien obligé d'appeler de la rhétorique,
faute d'un autre mot. Raphaël reçoit plus du dehors qu'il ne tire de
lui-même, et lorsque l'impression reçue par lui n'est pas assez forte
pour échauffer son génie, il supplée à l'inspiration qui lui manque
par des beautés de convention et des expédiens d'école, u Guidé par
un admirable instinct de la beauté, qui fut son vrai génie, il compre-
nait tout, s'assimilait tout, transformait tout en œuvres accomplies;
mais une inspiration personnelle ne vivifie pas, tant s'en faut, à un
égal degré tout ce qu'il a fait. La rhétorique n'existe pas seulement
en littérature, et c'est le beau académique, le conventionnel qui lui
correspond dans les arts* du dessin. Cette transaction entre les ma-
nières extrêmes de concevoir et d'exprimer la forme, cette beauté
moyenne, sans individualité, sans réalité, sans vie, ce modèle trop
connu qui se transmet dans l'école, cette maladie désastreuse qui
atteint l'art aussitôt qu'il s'éloigne de sa source, la nature, n'a point
épargné Raphaël. » Et ailleurs, parlant de l'Ecole d'Athènes, l'auteur,
sans se laisser abuser par la haute valeur de cette œuvre, a indiqué
nettement cet autre germe de la rhétorique en peinture, l'art repré-
sentatif. (( C'est à la fois, dit-il, un grand effort de talent et une
œuvre accomplie; mais c'est aussi le premier essai dans de pareilles
proportions de cet art purement représentatif où la science remplace
l'inspiration poétique , où une pensée imparfaitement définie ne
semble appeler les personnages qu'à témoigner par leur beauté du
savoir et de l'habileté du peintre. »
Le génie de Léonard est jugé avec la même indépendance et la
même absence de tout préjugé. Ceux qui sont habitués, en vertu de
certaines règles nées dans l'école, à identifier les mots d'idéal et
d'idéalisme avec le mot de génie, à considérer tout grand peintre,
tout grand poète, tout grand artiste comme un idéaliste, seront
peut-être étonnés de voir M. Clément donner au système de Léo-
nard le nom de naturalisme. Si ce mot n'avait été mal employé de
nos jours, il donnerait même au grand peintre l'épithète de rèuUsle,
et cette qualification ne serait qu'exacte. La réalité, la réalité avec
ses pompes, ses splendeurs, ses mystères, son mélange d'ombre et
de lumière, même au besoin avec ses laideurs et ses monstres, voilà
le domaine de Léonard. Il voit la nature et l'homme comme un sa-
vant et un philosophe, nullement comme un contemplateur, un mys-
tique ou un chrétien. Il semble considérer la nature comme un riche
magasin rempli de formes vivantes, belles et bizarres, et où l'artiste
peut rencontrer à profusion des sourires, des attitudes, des regards
qui sont les expressions d'une âme obscure qui se dissimule derrière
232 REVUE DES DEUX MONDES.
la matière animée. Mieux que Raphaël, mieux que Michel-Ange
peut-être, il représente le génie de la renaissance, le retour ardent
à la nature à travers les somptuosités d'une civilisation raffinée, et
il sait exprimer ce génie par des figures mystérieuses où les naïves
passions de la vie et de la nature s'unissent aux raffînemens et à la
science des âmes civilisées. De là l'incomparable attrait de ces pein-
tures, et cet air de mystère qui a frappé tous les contemplateurs;
elles représentent des âmes savantes qui ont bu aux sources natu-
relles, et qui ont, grâce à leur science, surpris, comme Actéon, la
nudité de la déesse. Leurs figures ont quelque chose d'énigmatique
qui séduit et repousse en même temps; elles inquiètent par un se-
cret qu'elles ne disent pas, et nous ne les abordons pas avec la con-
fiance et la franchise que nous inspirent les figures de Michel-Ange,
ou avec l'abandon qui nous pénètre devant les figures de Raphaël.
Ce secret, c'est tout simplement qu'elles n'ont pas de candeur et
d'innocence; elles ont appris toutes les vertus de la nature retrou-
vée et elles en connaissent le prix, mais elles n'ont rien oublié des
passions de la vie civilisée. Les peintures de Léonard révèlent un
psychologue d'une pénétration et d'une sagacité inouies, un con-
naisseur profond des passions de l'âme; mais M. Clément a rai-
son de dire qu'il n'est pas entré bien avant dans le monde moral.
C'est un génie terrestre et qui n'a jamais dépassé les horizons de la
terre. L'univers sensible et visible suffît à sa curiosité, qui est si
grande qu'elle suspend chez lui toutes les autres facultés et fait taire
toutes les autres voix de l'âme. 11 ne possède à aucun degré le sens
du divin et du surnaturel ; ses sujets religieux sont des cadres et des
prétextes qui lui servent à exprimer les beautés naturelles et le jeu
des passions sur les visages humains. Avec lui , nous sommes bien
loin de ce monde surhumain où le sentiment chrétien de Michel-
Ange transporte l'imagination, bien loin aussi de cette légèreté
d'âme, de cette innocence, de cette fleur de piété naïve, qui carac-
térisent les œuvres de Raphaël lorsqu'il se souvient qu'il est chrétien
et qu'il se rappelle les leçons de l'école d'Ombrie et le sentiment
des maîtres primitifs. Léonard mérite donc l'épithète de naturaliste
que lui a donnée M. Clément, et nous devons espérer que désormais
après lui il ne sera plus permis de prononcer sans les expliquer les
mots d'idéal et d'idéalisme.
M. Clément a fait précéder ces trois monographies d'une intro-
duction où il retrace l'histoire des vicissitudes et des aventures de
l'art entre la chute de l'empire romain et la grande renaissance du
xv^ siècle. C'est un chapitre très complet, où l'auteur compte et étu-
die un à un tous les élémens qui sont entrés dans la composition de
l'art moderne, qui devaient former pour ainsi dire la matière morale
DU GOUT CONTEMPORAIN. 233
sur laquelle le génie individuel et la libre fantaisie des grands ar-
tistes devaient un jour s'exercer. Le lecteur pourra, en lisant ce
chapitre avec attention, s'expliquer pourquoi les grandes écoles
d'art sont si rares et se rendre compte d'une des grandes lois qui
président à leur formation. Le génie de l'artiste n'est pas tout dans
les arts, il lui faut une matière sur laquelle il puisse s'exercer, et
cette matière, sa volonté est impuissante à la lui donner. Quand elle
existe, le génie de l'artiste s'élève à son plus haut point de splen-
deur; quand elle n'est pas encore formée ou quand elle est épuisée,
le génie de l'artiste reste impuissant, stérile, ou bien s'égare en
conceptions désordonnées. C'est l'humanité qui fournit à l'artiste
cette matière morale, autrement précieuse et rare que le marbre de
Carrare et le lapis -lazuli. 11 faut des siècles pour la préparer, et
pour l'épuiser il ne faut qu'une saison. Comptez les siècles qui s'é-
coulent depuis la chute de l'empire jusqu'à l'apparition de Cimabué
et de Giotto, et depuis Giotto jusqu'à Léonard comptez encore tous
les tâtonnemens de l'art, toutes les tentatives gauches, maladroites,
incomplètes des écoles qui se succèdent, et vous aurez une idée de
ce que coûte à la nature l'enfantement d'une grande époque comiiie
la renaissance. Dans l'amalgame qui a servi à former la matière
nécessaire à un Raphaël, à un Michel-Ange, à un Léonard, le temps
et les hommes ont mis tout ce qu'ils avaient de plus précieux et de
plus rare. Trois civilisations ont concouru à cette œuvre : la civili-
sation antique, la civilisation byzantine, et la civilisation chrétienne.
Aux souvenirs et aux débris de l'art païen, proscrit par la religion
nouvelle, viennent s'ajouter successivement les types chrétiens lente-
ment élaborés par la foi naïve des artistes des catacombes, les ma-
gnificences orientales à demi barbares des artistes byzantins, le sen-
timent profond de l'art gothique. Tous ces élémens s'unissent dans
une combinaison de plus en plus savante, au milieu des vicissitudes
les plus diverses et des expériences les plus laborieuses. C'est à ce
prix seulement que pourront éclore les vierges de Raphaël, et ap-
paraître les sibylles et les prophètes de Michel-Ange. Elles éclatent
enfin, ces œuvres du génie humain lentement initié aux secrets de
la nature et de la beauté par une culture assidue de dix siècles, et à
peine ont- elles apparu que déjà la source est tarie et la matière
épuisée. Le cycle du grand art s'ouvre avec Léonard et se ferme
avec Titien, si bien qu'on peut dire que son apogée est contempo-
rain de sa décadence, ou mieux encore que sa perfection n'est que
le commencement de son déclin. Il y aurait là de quoi inspirer bien
des réflexions mélancoliques. La beauté, la science, le génie, sont
de courte durée sur la terre; la laideur, l'ignorance et la barbarie
y sont au contraire à demeure.
Le livre de M. Clément est un de ces li\Tes comme il nous en fau-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
drait beaucoup, et on peut le recommander, à ce titre, à tous ceux
qui voudraient voir le goût des arts en France se répandre et s'é-
clairer. Ce livre a un mérite qui n'est pas commun aujourd'hui : il
n'entretient ses lecteurs que de grands artistes et ne les promène
que dans les régions du grand art; il peut leur apprendre ainsi ce
qu'ils doivent admirer, et comment ils doivent s'y prendre pour ad-
mirer. Chaque génération a ses maladies et ses infirmités de goût :
c'est tantôt le pédantisme, tantôt le dilettantisme, tantôt la super-
stition intolérante ou le fanatisme exclusif. Les nôtres sont une cu-
riosité puérile et un amour enfantin du bric-à-brac en art comme
en littérature. Dans notre désir de trouver du nouveau et de ne
pas répéter servilement ce que disaient nos devanciers, nous nous
sommes jetés dans toute sorte de voies écartées, étroites; nous avons
fouillé et remué des terres maigres et sablonneuses, nous avons ra-
massé tous les oripeaux dédaignés de l'art, nettoyé et reverni toutes
les vieilles toiles oubliées. Nous avons fait quelques heureuses trou-
vailles, je le sais, nous avons cassé quelques arrêts injustes, remis à
leur vraie place quelques œuvres de mérite; mais cette fièvre de
curiosité n'a-t-elle pas donné tout ce qu'elle pouvait donner, et ne
menace-t-elle pas de dégénérer en pure manie? A force de fouiller
l'art secondaire et d'éparpiller notre curiosité sur les artistes infé-
rieurs, nous avons presque fini par oublier le grand art, et nous
avons besoin , pour nous laver de la poussière de nos recherches,
de venir nous rafraîchir aux sources abondantes et vraiment fé-
condes. Les générations qui nous ont précédés avaient fini par tom-
ber dans le pédantisme par leur admiration aveugle pour les grands
maîtres; nous courons risque d'y tomber à notre tour "par notre
amour prolongé pour les œuvres d'une importance secondaire. Notre
faculté d'admirer a certes acquis assez de souplesse et d'impartia-
lité; elle court risque maintenant de man'[uer de dignité et de no-
blesse. Si elle veut conserver ces vertus, elle n'a d'autre moyen que
de retourner aux grands maîtres. Au lieu de chercher partout des
sujets nouveaux d'admiration, ne serait-il pas plus sage à ilotre gé-
nération de suivre l'exemple donné par M. Clément, de s'adresser
aux grandes œuvres, de s'efforcer de les admirer d'une manière
indépendante, comme si elles étaient exposées aux yeux pour la
première fois, d'essayer de les sentir d'une manière personnelle,
comme si elles n'avaient jamais été goûtées avant elle? Cette admi-
ration reconquise en sa fraîcheur première, recréée dans sa fleur et
dans sa naïveté par les propres efforts de chaque génération, con-
tient peut-être le secret si souvent cherché qui permettrait de com-
biner les vertus de la liberté avec les avantages de la tradition.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 juin 1861.
Des faits politiques importans, sans que toutefois ils fussent de nature à
surprendre et à exciter les esprits, se sont pressés dans ces derniers jours.
A l'intérieur, des élections départementales, la discussion de la liberté de
la presse enfin abordée de front par le plus éloquent orateur du corps lé-
gislatif, la session de l'assemblée se terminant par le vote précipité de plu-
sieurs lois d'une portée considérable; au dehors, la reconnaissance du
royaume d'Italie, le conflit entre la cour de Vienne et la diète hongroise ap-
prochant de la crise décisive, la politique prussienne prenant un nouvel as-
pect, les partis anglais se balançant exactement dans un vote significatif de
la chambre des communes, la mort du sultan : c'est un ensemble d'accidens
ou de tours de situation plus nourri que nous n'avons l'habitude d'en ren-
contrer en l'espace de deux semaines.
Nous ne parlerons du résultat des élections aux conseils-généraux et aux
conseils d'arrondissement que pour exprimer notre satisfaction. On nous
trouvera peut-être étrangement modestes ou singulièrement optimistes.
Nous ne sommes ni l'un ni l'autre, et c'est très sérieusement que nous nous
félicitons du dernier mouvement électoral. Sur je ne sais combien de cen-
taines d'élections, l'opposition libérale n'a eu que vingt ou trente succès!
Nous en convenons, ce serait peu de chose, si l'on ne devait tenir compte
des circonstances au milieu desquelles ont été remportées ces victoires plus
éclatantes que nombreuses. Au point de vue pratique, c'est beaucoup. C'est
d'abord un exemple donné : chez une nation moutonnière comme la nôtre,
un exemple donné est sûrement efficace ; on peut être certain qu'à la pro-
chaine occasion il sera suivi. N'est-il pas vrai que nous vivions depuis plu-
sieurs années dans la plus profonde indifférence électorale? N'est-il pas vrai
que la cause de cette indifférence était la conviction enracinée dans la mul-
titude qu'il était absolument impossible de l'emporter sur les influences ad-
ministratives, qu'il était chimérique de tenter l'opposition électorale, que
236 REVUE DES DEUX MONDES.
tout effort était si manifestement inutile qu'il en devenait ridicule? Voilà
une conviction qui ne tiendra plus contre le fait. Il est démontré que Ton
peut entrer en lutte aux élections contre les candidats recommandés par
l'administration, — bien plus, qu'il est possible de les battre. Il faut remer-
cier de cette démonstration et les candidats indépendans qui, comme M. Ca-
simir Perier et plusieurs autres, ont su tenir tête à l'hostilité de l'adminis-
tration, et les populations qui les ont soutenus dans cette lutte généreuse.
Il fallait que le parti libéral de l'activité politique pût enfin, qu'on nous
passe le mot, démarrer. C'est ce qu'il vient de faire. Le premier coup d'a-
viron est donné, et nous allons prendre le large.
Puis, nous ne sommes point aussi ambitieux de force numérique que nos
adversaires le supposent. D'abord nous ne considérons point, nous le décla-
rons hautement, comme hostiles à la cause libérale la masse des candidats
débonnaires qui , par nécessité de position, par entraînement de circon-
stance ou par habitude, se parent de la recommandation administrative. Il
y a là beaucoup de braves gens qui ont été des nôtres, et avec qui nous
sommes sûrs de nous rencontrer encore à travers les vicissitudes que l'ave-
nir nous peut réserver. Nous avons assez de modération pour reconnaître
que, dans la confusion où nous avons été jetés par les révolutions violentes,
tout le monde n'est point tenu d'avoir l'immobilité, la fermeté, la constance
des porte-drapeaux. Nous allons si loin dans notre mansuétude, que nous
sommes même reconnaissans envers ceux qui veulent bien garder de bons
souvenirs pour la cause libérale, et qui avouent qu'ils n'ont à lui adresser
d'autre reproche que de n'avoir pas su prévenir sa défaite et demeurer la
plus forte. C'est de rancunes de ce genre que la cause libérale a principale-
ment à souffrir; avouez qu'il y aurait de l'imprévoyance et de la maladresse
à se fâcher contre de tels ennemis. Il faudrait d'ailleurs bien peu connaître
la France, et nous pourrions dire l'ondoyante humanité, pour se laisser trop
décourager par Tillusion de l'unanimité apparente. Rien n'est moins stable
que les majorités exagérées et débordantes; le moindre accident pousse les
vagues mouvantes dans les directions les plus imprévues. L'important pour
nous, quand nous considérons d'où nous partons, c'est bien plus l'impulsion
donnée que l'espace qui a été parcouru encore, car il est manifeste que c'est
en ce moment le flot de la liberté qui remonte.
Nous tenons donc grand compte et de ce réveil d'activité politique dont
certaines élections départementales ont témoigné, et du nombre, bien que
petit, des élus indépendans qui vont entrer dans les assemblées locales. Il
faut bien peu d'un levain généreux pour gonfler une pâte épaisse. Ce levain
de libéralisme vivifiant, nous l'avons trouvé dans le beau discours que
M. Jules Favre a récemment prononcé sur le régime actuel de la presse. En
signalant avec une entière franchise les misères du journalisme actuel,
M. Jules Favre a mieux servi la cause de la presse que n'ont semblé le croire
certains écrivains qui se sont plaints que l'on mît en doute leur indépen-
dance. Ces écrivains ont commis une méprise : ce n'était point l'indépen-
REVUE. CHROMQUE. 237
dance de leur conscience que Torateur libéral contestait; les questions de
personnes étaient écartées, M. Jules Favre a démontré que la législation
actuelle de la presse n'est point compatible avec la véritable indépendance
des journaux; il a montré que, par l'excès et l'abus de l'intervention admi-
nistrative, le gouvernement se rendait directement ou indirectement res-
ponsable de la direction des journaux, et devenait en quelque sorte le jour-
naliste unique du pa)^s. M. Favre a eu un autre mérite : il a appelé l'attention
plus fortement qu'on ne l'avait encore fait à la chambre sur le principal vice
du système actuel, le droit que l'administration s'est attribué d'accorder ou
d'interdire l'autorisation de fonder un journal. Cette attribution est bien
plus contraire à la liberté de la presse que la juridiction administrative et
la pénalité des avertissemens, sur lesquelles on a eu en général le tort de
fonder presque exclusivement la critique de la législation de 1852. Sans
doute l'autorité répressive que l'administration exerce sur les journaux est
une exception au principe tutélaire de la division des pouvoirs et n'est pas
compatible avec l'esprit de nos lois; mais, en réservant au pouvoir exécu-
tif la faculté d'autoriser ou d'interdire la création d'un journal , le décret
de 1852 donne au pouvoir une action préventive bien plus incompatible
avec la liberté, si c'est possible, que l'action répressive exercée par la voie
des avertissemens. Trois grands principes qui sont compris apparemment
dans les principes de 1789 ont donc à souffrir de la législation actuelle de
la presse : le droit de propriété, puisque la propriété d'un journal est aban-
donnée à la discrétion de l'administration, qui peut la déprécier par les
avertissemens ou la suspension prononcée contre le journal, ou la détruire
par la suppression ; le principe de la liberté, puisque la presse est en cer-
tains cas frappée de pénalités pour des offenses qui ne sont point définies
par la loi, et dont l'appréciation est enlevée à la justice ordinaire; le prin-
cipe d'égalité, puisque la création d'un journal, au lieu d'être soumise à des
conditions légales, les mêmes pour tous, est devenue un privilège, une fa-
veur arbitrairement octroyée ou refusée par le ministre de l'intérieur.
L'honorable M. Billault a répondu à M. Jules Favre, et nous comptons la
réponse du ministre comme l'un des succès de l'orateur libéral. M. Billault
a parlé plus d'une fois durant la dernière session avec une adresse remar-
quable. Tout le monde reconnaît qu'il a aisément conquis la première place
parmi les ministres sans portefeuille, parmi les ministres orateurs qui sont
chargés d'exposer et de défendre par leurs plaidoiries devant les chambres
les actes du gouvernement. Nous sommes sur ce point de l'avis de tout le
monde : c'est dire que nous ne cherchons à déprécier ni le mérite ni la
gloire de M. Billault, si nous sommes obligés de constater que sa réponse a
laissé dans cette lutte tout l'avantage à M. Jules Favre. Nous ne parlons point
de quelques digressions peu heureuses. En voulant prouver que l'adminis-
tration a bien fait de refuser l'autorisation de créer un journal à un écri-
vain modeste, M. Chassin, dont nous avons dans le temps encouragé les
justes réclamations, M. Billault, trompé par des renseignemens officiels
238 REVUE DES DEUX MONDES,
inexacts, a commis une regrettable confusion de personnes. Il a justifié le
refus dont M. Chassin a été victime en lui attribuant la personnalité d'un
pamphlétaire de I8Z18, lorsqu'en 18Zi8 M. Chassin, achevant à peine ses études,
se préparait, sous la tutelle de sa mère, à l'examen du baccalauréat.
Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né?
Voilà une erreur dont certes M. Billault n'est point coupable, car il l'a
trouvée dans le dossier que le ministère de l'intérieur lui avait fourni, mais
qui n'est point propre à donner une haute idée du discernement et de l'im-
partialité qu'apporte l'administration dans l'octroi ou le refus des privilèges
de journaux. M. Billault n'a pas été plus heureusement inspiré lorsqu'il a
fait allusion à l'ouvrage récemment saisi de M. le duc de Broglie. Certes
cette saisie, on s'en aperçoit aujourd'hui, a été une étourderie maladroite.
Grâce à Dieu, on n'a pu lui laisser le caractère d'une saisie administrative:
l'ouvrage arrêté a été déféré à la justice, et la justice, reconnaissant que
l'ouvrage du duc de Broglie ne pouvait être poursuivi, puisqu'il n'avait reçu
et n'était destiné à recevoir aucune publicité, a prononcé une ordonnance
de non-lieu. De cet ouvrage, un seul mot est connu jusqu'à présent, et c'est
à M. Billault que nous en devons la révélation! Ne nous plaignons point au
surplus de cet incident : il apprend à l'Europe libérale que les méditations
de cette noble intelligence, dans la retraite où le respect universel l'envi-
ronne, n'auront point été stériles. Le duc de Broglie a essentiellement l'es-
prit d'un législateur. A en juger par ce qui a été dit de la nature de l'ouvrage
inédit qui a trop piqué la curiosité de l'administration, les législateurs de
l'avenir y pourront sans doute puiser un jour des inspirations lumineuses,
et, soit qu'ils se rangent à ses conclusions, soit qu'ils les repoussent, ils
devront compter avec l'autorité d'un des penseurs politiques les plus émi-
nens de ce siècle. Nous ne savons si les idées de M. de Broglie auraient
chance d'être accueillies aujourd'hui; mais l'illustre vétéran n'est point de
ceux qui s'effraient de l'isolement intellectuel et politique : il l'a plus d'une
fois connu dans sa carrière, et plus d'une fois aussi sa carrière lui a montré
que les généreuses obstinations ne trompent point les âmes fières. Les nom-
breuses histoires de la restauration qui se publient en ce moment nous
rappellent que M. de Broglie était seul aussi dans la chambre des pairs lors-
qu'il protestait contre le jugement du maréchal Ney, et lorsqu'il défendait
contre les passions et les préjugés du temps les victimes que le naufrage
de l'empire avait livrées aux fureurs d'une méchante et sotte réaction. Ce
' jeune entêté devait paraître fort bizarre aux ultras et aux chambres introu-
vables de cette époque; mais que sont devenus les ultras, et que deviennent
les chambres introuvables?
Il nous semble que M. Billault n'a pas montré sa finesse ordinaire dans
l'accueil qu'il a fait aux interpellations de M. Jules Favre. L'orateur libéral
n'est pas seulement un maître consommé de la parole, il est aussi un tacti-
cien malicieux. M. Billault a trop appuyé sur la pointe que lui présentait
REVUE. — CHRONIQUE. 239
son adversaire : il a posé un nec plus uUrà aux concessions du 2Zj novembre;
11 a dit que les réformes n'iraient pas au-delà, et que la presse n'avait à es-
pérer rien de semblable à ce que les cliambres ont obtenu. Il est des dissi-
dens que les fonctionnaires de l'administration, avec plus de zèle que de
lumières, ne craignent point de qualifier d'ennemis du gouvernement. S'il
était possible que le gouvernement eût des ennemis, ce n'est probablement
pas eux que l'on fâcherait en cherchant en toute occasion à établir que le
gouvernement ne veut pas ou ne peut pas vivre avec la liberté de la presse.
Les partis violens sont ainsi faits qu'ils préfèrent chez leurs adversaires les
résistances opiniâtres aux concessions. M. Billault a invoqué l'histoire contre
la liberté de la presse. L'histoire des partis montrerait que nous ne nous
trompons point en leur attribuant ces perfides calculs. Quant à l'argument
que l'on puise contre la presse dans la part qu'elle a prise à nos dernières
révolutions, nous ne comprenons point qu'un pareil argument puisse en-
core figurer dans la rhétorique politique. On nous montre les journaux ren-
versant des gouvernemens. Bien des gouvernemens ont été renversés en
France depuis 1789. Au point de vue moral et politique, ils n'ont pas tous
également mérité leur sort. Les uns ont péri par la violence, les autres par
la faiblesse, — les uns par la folie, les autres par une sorte d'inertie sé-
nile; mais, nous le demandons, en est-il un seul qui ne soit tombé par le
vice radical de ses institutions ou par la faute de ses chefs? La presse n'a
jamais été qu'un instrument dans nos luttes politiques, la cause des révolu-
tions a toujours été dans le pouvoir lui-même. D'ailleurs ne pourrait-on pas
répéter, avec plus de force apparente et avec non moins d'injustice, contre
les assemblées, les accusations que l'on porte devant les assemblées elles-
mêmes contre les journaux? Nous le répétons, les journaux sont un des in-
strumens, une des formes, un des moyens d'action qui, donnés aux sociétés
politiques par les besoins et les progrès de la civilisation moderne, ne peu-
vent être ravis au libre mouvement de ces sociétés sans blesser leurs inté-
rêts, sans violer leurs droits? Incriminer des moyens d'action qui, comme
tous les instrumens mis à la disposition de la liberté humaine, sont égale-
ment puissans pour le bien et pour le mal, est-ce bien logique? C'est avec
la liberté humaine que les gouvernemens et les législateurs doivent traiter;
tant pis pour eux s'ils ne savent point y parvenir, car quant à supprimer au-
cune des manifestations naturelles et légitimes de la liberté, c'est une œu-
vre impossible et à laquelle on ne peut longtemps réussir. Le dernier débat
de l'assemblée législative produira donc, selon nous, plus d'efTets que M. Bil-
lault n'a voulu nous le promettre. Peu importe, nous le répéterons encore,
que dans cette circonstance les défenseurs de la liberté de la presse aient
été si peu nombreux à la chambre. Au-dessus de l'auditoire passager de nos
discussions, il y a pour le défenseur des principes libéraux un auditoire in-
visible, formé de tous les grands esprits qui ont soutenu cette cause vrai»^,
et dont les noms sont consacrés par l'admiration et la reconnaissance c!u
monde. Les applaudissemens de cet auditoire sont les plus fortifians et les
2/iO REVUE DES DEUX MONDES.
plus sûrs, car depuis Mirabeau jusqu'à Royer-CoUard nous y trouvons l'ex-
pression rayonnante et foudroyante de nos idées. On peut être confiant dans
le succès quand on marche ainsi vers l'avenir appuyé sur les plus vigoureux
représentans de la raison politique, dans l'ère où ils ont commencé et con-
tinué cette révolution française que les générations qui se succèdent devront
poursuivre jusqu'à son achèvement. Si M. Billault eût, il y a douze ans, en-
tendu un discours identique à celui qu'il vient de prononcer sur la liberté de
la presse, qui doute qu'il n'eût protesté contre une telle harangue? M. Bil-
lault a trop d'esprit pour ne pas prévoir que, si dans douze ans le discours
qui vient d'enchanter la chambre lui revient en mémoire, ce discours lui
paraîtra alors dépouillé de la vie et des couleurs de l'opportunité. Quant à
nous, qui n'avons pas les charges du pouvoir, il nous suffit de regarder
ainsi aux sanctions du passé et de l'avenir pour nous confirmer dans nos
opinions présentes. Nous ne renonçons même point aux consolations du
présent, car nous avons l'espoir que dans la prochaine session quelque pé-
tition sérieuse mettra le sénat en mesure de consacrer à la liberté de la
presse une de ces discussions approfondies en goût desquelles nous ont mis
plusieurs délibérations sénatoriales de cette année, une de ces discussions
par lesquelles les questions mûrissent et les solutions sont rapprochées.
Le discours de M. Jules Favre a été le dernier éclat de la session expi-
rante. Des lois importantes ont été cependant votées dans les derniers jours;
mais ici s'est révélé un vice véritable dans la conduite et l'expédition des
aflaires législatives. Le gouvernement a entassé projets sur projets à une
époque trop tardive, et le corps législatif, qui n'a eu rien à faire pendant
les deux mois qui ont suivi la discussion de l'adresse, s'est vu en présence
de travaux qui auraient suffi à remplir une session bien employée, lorsqu'il
n'avait plus que deux semaines devant lui, et qu'il ne pouvait plus donner
que des votes à peu près silencieux aux lois proposées. On aura une idée
du défaut d'ensemble qu'ont présenté ces derniers travaux par le rappro-
chement suivant. Trois lois d'une portée sérieuse, et qui se reliaient entre
elles par une étroite solidarité financière, ont été votées isolément, et sur
les trois projets deux ont été votés sans discussion : nous voulons parler de
la loi sur les obligations trentenaires, de la loi sur les nouveaux chemins
de fer, de la loi sur les chemins de fer algériens. A ne prendre que la ques-
tion financière engagée dans ces divers projets, cette question était très
grave, et aurait dû être traitée à fond : elle n'a même pas été indiquée. Nous
allons la signaler rapidement. Il ne s'agissait de rien moins pour l'état que
d'entreprendre une dépense extraordinaire considérable, de pourvoir aux
voies et moyens de cette dépense, et d'engager le crédit public dans la
création d'un fonds nouveau.
L'état doit en subventions aux compagnies de chemins de fer des sommes
importantes. Il reste redevable d'une part, pour subventions promises avant
1857, d'une somme de 69 millions, et d'autre part, pour subventions pro
mises depuis cette époque, d'une somme de lO/i millions. Ce n'est pas tout:
REVUE. CHROiNIQUE. 241
le gouvernement a voulu cette année donner une nouvelle impulsion au dé-
veloppement des chemins de fer. Il a décidé l'exécution de vingt-cinq lignes
nouvelles et la construction des grandes lignes de TAlgérie. Seulement,
comme les lignes projetées ne sont que des embranchemens qui ne donnent
point des espérances de trafic immédiatement avantageux, le gouvernement
est revenu sur la politique rigoureuse qu'il avait adoptée depuis quelques
années en matière de chemins de fer. Il ne donnait plus aux capitaux ap-
pelés vers ces entreprises qu'une garantie d'intérêt; l'attrait de cette garan-
tie eût été insuffisant pour amener les capitaux privés au troisième réseau,
celui que Ton présentait cette année. Le gouvernement s'est donc décidé
à employer, pour l'exécution de ce troisième réseau, le système de la loi de
18/i2, c'est-à-dire qu'il prendra à sa charge plus de la moitié des frais
d'établissement de ces chemins de fer. Il appliquera le même système à la
construction des chemins algériens. De ces deux chefs, les engagemens qu'il
contracte ne peuvent pas être estimés à moins de 300 millions. Si l'on ré-
capitule la dette contractée avant 1857, celle qui a été encourue depuis,
les charges prises dans la construction du troisième réseau et des chemins
algériens, on voit que l'état est eu présence d'une dépense extraordinaire,
s'étendant sur plusieurs années, d'environ 500 millions.
Il valait assurément la peine de prendre en considération dans une vue
d'ensemble les voies et moyens d'un budget extraordinaire qui arrive déjà
à un chiti're si considérable. Il y avait d'autant plus d'intérêt à ouvrir à ce
sujet une discussion générale, que l'état, à en juger par le projet présenté
sur les obligations trentenaires, paraît s'engager dans une voie financière
qui soulève de vives critiques, et eût offert à cette discussion une occasion
toute naturelle. Il semble en effet que, manquant lui-même de vues d'en-
semble, trompé par la préoccupation d'éviter, sinon la réalité, du moins
l'apparence d'un emprunt, le gouvernement va mettre sur le marché un
fonds d'une nouvelle espèce, l'obligation trentenaire, que l'on ne s'atten-
dait point à voir se produire. Voici l'histoire de l'obligation trentenaire.
Cette obligation fut un expédient inventé en 1857 pour éviter le déficit
apparent dans les budgets de 1857 et 1858. L'état, à cette époque, devait aux
compagnies de chemins de fer 200 millions payables dans un espace de
douze années. Les premières échéances , celles de 1857 et de 1858, étaient
considérables et auraient rompu l'équilibre des budgets. On imagina alors
d'ajourner le paiement de la dette et d'en répartir la liquidation sur un es-
pace de trente années. De la sorte, on ne devait inscrire au budget annuel
qu'une somme équivalente à l'intérêt et à l'amortissement de la dette, et
la chaîge, en s'étendant sur trente années, s'atténuait relativement pour les
premières, celles qui auraient été lourdement frappées, si l'on eut payé
aux échéances précédemment indiquées. De là naquit l'idée du titre appelé
obligation trentenaire, titre portant 20 francs d'intérêt, remboursable à 500,
émis aux environs de /i50, et que l'on se proposa de remettre aux compa-
TOME XXXIV. 10
2â2 REVUE DES DEUX MONDES.
gnies pour qu'elles pussent se procurer, en le négociant, les sommes qui
leur étaient immédiatement nécessaires. Seulement on se défia du succès
de ce titre sur le marché, et l'on trouva le moyen d'en faire ressource pour
les compagnies sans affronter le public. On avait sous la main la caisse des
dépôts et consignations, laquelle, avec les dépôts provenant des caisses
d'épargne et des consignations judiciaires, a des emplois considérables de
fonds à faire. La caisse des dépôts prendrait aux compagnies ces obligations
trentenaires aux prix auxquels l'état les leur aurait remises. Les choses
ainsi arrangées, l'on a marché pendant plusieurs années sans autrement se
préoccuper des obligations trentenaires. Le public financier ne voyait là
qu'un expédient par lequel on faisait prêter aux compagnies par la caisse
des dépôts les sommes que le gouvernement n'avait pas pu payer aux
échéances antérieurement fixées. C'était, croyait-on, un biais pour différer
un emprunt. On pensait que ces comptes seraient régularisés lorsque l'état
se déciderait à emprunter, et que le public n'aurait ainsi jamais connu
l'obligation trentenaire que de nom.
En effet, la caisse des dépôts a pris aux compagnies et possède à l'heure
qu'il est une somme d'obligations trentenaires qui atteint aux environs de
100 millions; mais sa situation financière ne lui permet pas d'aller au-delà
de ce chiffre. L'expédient est donc à bout, et le moment était venu, ce semble,
pour le gouvernement et pour la chambre, d'examiner dans une discussion
publique quel était le meilleur système à employer pour remplir les obli-
gations déjà existantes de l'état envers les compagnies, et celles que l'état
allait contracter dans la construction des chemins de fer. Nous ne doutons
point que la nécessité ou la convenance d'un emprunt sur rentes n'eût été
démontrée par une telle discussion. Emprunt sur obligations ou emprunt sur
rentes, quelle que soit la forme, la chose subsiste, il y a emprunt. L'emprunt
étant nécessaire et devant s'accomplir, le crédit de l'état y étant engagé au
même degré, sous quelque forme qu'on le présente, qu'y a-t-il de plus simple
et de plus sage que d'emprunter sur le type du crédit le mieux compris et
le plus goûté? Pourquoi compliquer et embrouiller le jeu du crédit public
par la création d'un étalon nouveau, lorsqu'au contraire le progrès en ma-
tière d'emprunts est d'approcher le plus possible de l'unité de titres? Nous
omettons beaucoup de considérations techniques ou qui ressortent de l'ob-
jet même de l'emprunt, qui est la construction de chemins de fer; le vice
évident de l'obligation trentenaire est de faire une double concurrence et
aux fonds de l'état et aux obligations qui représentent le crédit des compa-
gnies, d'alourdir gauchement par là les deux ressorts du marché des fonds
publics. Nous le répétons, avant de prendre un parti décisif, il aur^t fallu
s'éclairer par une discussion générale. Or l'on a voté sans discussion la loi
sur les obligations trentenaires. Si la discussion a fait défaut, on doit l'at-
tribuer au retard mis par l'administration à la présentation des projets. On
aura beau dire, mais les formes parlementaires régulières sont encore ce
qui est le plus favorable à la bonne expédition des affaires. M. Billault a pro-
REVUE. CHRONIQUE. 2/i3
mis que, dans la prochaine session, le corps législatif n'éprouverait point
les mêmes retards dans la présentation des projets de loi. La promesse est
bonne, et nous y comptons; nous aimerions mieux cependant que les dépu-
tés eussent au moins le droit d'interpellation, ne fût-ce que pour régler
d'accord la marche et l'ordre des travaux de la chambre. Ces explications
mutuelles sur ce que les Anglais appellent Ihe conclue t of business, renou-
velées à plusieurs reprises dans le courant des sessions, régularisent et fa-
cilitent beaucoup les travaux de la chambre des communes. Ne pourrait-on
avoir ici, au corps législatif, quelque prérogative analogue? La précipita-
tion, et par conséquent les fautes d'omission qui ont marqué la fin de la ses-
sion actuelle du corps législatif, montrent qu'il serait à propos de combler
promptement cette lacune.
Le grand événement extérieur est la reconnaissance du royaume d'Italie
par le gouvernement français. Cet acte s'est accompli dans les conditions
et avec la mesure que nous avions désirées, et nous ne saurions trop louer
M. Thouvenel du remarquable mélange de fermeté et de délicatesse qui dis-
tingue les dépêches importantes écrites par lui à cette occasion. En recon-
naissant le royaume d'Italie, la France devait naturellement affirmer les
principes qui ont eu le double avantage de nous dépêtrer des engagemens
de Villafranca et de maintenir la paix : le principe d'intervention et la dé-
claration faite au moment de l'entrevue de Varsovie par laquelle nous lais-
sions désormais à l'Italie la responsabilité de ses futures résolutions. Ces
deux principes ne couvrent pas seulement l'Italie, ils la rendent vraiment à
elle-même, l'affranchissent de toute ingérence, et, s'ils l'obligent à la pru-
dence, lui assurent du moins dans l'avenir tout le mérite et l'honneur de
ses succès. L'on avait redouté un moment que la France ne mît des condi-
tions à sa reconnaissance; cette crainte était absurde : un acte de recon-
naissance n'est point un traité. La France ne pouvait point empiéter sur la
liberté d'action de l'Italie au moment même où elle reconnaissait l'œuvre
que cette libre action a produite; elle ne devait faire de réserves que pour
son propre compte. Telle a été la réserve exprimée au sujet de Rome;
encore cette réserve n'est-elle point absolue, elle est subordonnée à une
solution, si elle est possible, qui garantirait l'indépendance du saint-siége.
Les Italiens ne doutent point, et nous croyons qu'ils ont raison, qu'une telle
condition ne se puisse concilier avec l'aspiration nationale et la nécessité
politique qui les portent à Rome comme à leur capitale naturelle. Nous
trouvons donc que M. Ricasoli a fait un acte de franchise et à la fois d'ha-
bileté en revendiquant la prétention de l'Italie sur Rome au moment même
où la France lui annonçait qu'elle restait à Rome. La présence de nos troupes
dans cette ville et plus encore les intérêts religieux qui s'attachent à la pa-
pauté enlèvent à la question romaine le caractère d'une question qui se
puisse trancher par la force. Ce problème ne doit être résolu que par des
moyens moraux. C'est l'honneur des hommes qui sont à la tête du gouver-
nement italien de ne point songer a employer des moyens différens et de
2Û4 REVUE DES DEUX MONDES.
ne pas désespérer pourtant d'un succès prochain. Il est certain que le mou-
vement national est favorisé par les dispositions du clergé secondaire, et
qu'une obstination plus longue de la cour de Rome mettrait en péril les
intérêts sérieux de l'église en Italie. Nous ne croyons point aux rumeurs
de schisme légèrement répandues : de telles menaces ne sont que des bou-
tades de mauvaise humeur; mais le temps pourrait venir où l'église aurait
à regretter cette offre magnifique de la liberté que M, de Cavour lui a pour
ainsi dire léguée, et que M. Ricasoli renouvelle avec éclat. Peut-être l'objet
du voyage de M. Arese en France, où il est accompagné d'un des amis les
plus dévoués et des collaborateurs les plus distingués de M. de Cavour,
M. Artom, se rapporte-t-il, du moins en partie, à l'une des combinaisons
qui se préparent en Italie pour la solution pacifique de la question romaine.
Si l'Italie est obligée par la plus simple prudence d'ajourner tout conflit
avec l'Autriche, on doit reconnaître que l'Autriche de son côté est trop pa-
ralysée dans son action étrangère par ses embarras intérieurs pour pouvoir
troubler la sécurité de l'Italie. Il est difficile de comprendre comment la
Hongrie, dont les représentans vont porter à Tempereur l'adresse diétale,
pourra, après une telle adresse, se concilier avec la cour de Vienne, et
pourtant l'esprit se refuse encore à croire à l'imminence d'un déchirement
violent. C'est une circonstance curieuse que la situation de la Hongrie n'est
pas moins compliquée que celle de l'empire autrichien, considéré dans son
ensemble. Le problème dont la diète de Pesth s'occupe en ce moment est
de concilier au gouvernement magyar les nombreuses races répandues sur
le territoire hongrois. Toutes ces races demandent l'usage de leur langue,
des administrations séparées et une sorte d'autonomie. Il faut satisfaire les
Slovènes du nord et les Slaves du midi. Il faut gagner la Croatie, qui, elle,
veut s'étendre jusqu'à ses frontières virtuelles, c'est-à-dire s'agréger d'une
part la Croatie turque et de l'autre la Carniole, la Carinthie, la Styrie et l'Il-
lyrie, qui sont comprises dans le territoire de la confédération germanique.
Il faut faire vivre d'accord les Roumains, les Saxons, les Sicules de la Tran-
sylvanie. Il est vrai que, dans ce premier moment d'effusion universelle qui
suit la ruine du despotisme centralisateur, ces nationalités diverses se mon-
trent animées de dispositions bienveillantes envers les Magyars; mais ces
bonnes dispositions seront-elles durables, et les Magyars ne seront-ils pas
exposés au premier jour à des difficultés semblables à celles qu'ils suscitent
maintenant à l'empereur François-Joseph? Le Reichsrnth, tout incomplet
qu'il soit, est déchiré par des discordes de races. Les Polonais et les Tchè-
ques y font cause commune; il faut rendre cette justice aux Polonais, que,
tout en maintenant leurs prétentions nationales, ils montrent plus d'esprit
politique que les Tchèques. Le chef de ceux-ci , M. Rieger, semble prendre
plaisir à offenser les Allemands par de puériles violences. On a peine à s'ex-
pliquer, en voyant ce qui se passe dans le Reichsralh, que les Hongrois ab-
diquent volontairement l'influence prépondérante qu'ils exerceraient par
leur présence sur l'empire tout entier. Il leur serait si facile d'y former avec
REVUE. CHRONIQUE. 255 '
les oppositions tchèque et polonaise une majorité qui les rendrait maîtres
de l'empire. On ne conçoit pas qu'une nation aristocratique renonce ainsi
à l'éclat qu'elle recevrait en contribuant à former et à diriger une puis-
sance européenne de premier ordre , pour se confiner dans les étroites li-
mites qui la tiennent à l'écart des affaires générales du monde. Le temps
aura peut-être raison de ce contre-sens; peut-être le plus efficace moyen
d'action de la cour de Vienne sur la Hongrie sera-t-il la patience. En atten-
dant, tout rôle extérieur est interdit à l'Autriche, et les Italiens peuvent
lire sans inquiétude les protestations opiniâtres, mais dénuées de moyens
d'action, que renferment les dépêches de M. de Rechberg.
Il paraît qu'en Prusse il y aurait eu une crise ministérielle plus sérieuse
qu'on ne voudrait le laisser croire. Décidément le roi Guillaume n'aban-
donne pas le principe du droit divin, et n'est point prêt à jouer on Alle-
magne un rôle analogue à celui que Victor-Emmanuel a si énergiquement
mené à bout en Italie. Le ministère a encouru le déplaisir du roi en se mon-
trant peu favorable au renouvellement de la vieille cérémonie de l'hommage
qui suivait l'avènement des rois de Prusse. Dans des pays où la tradition his-
torique est un des élémens les plus vivans de l'esprit national, il y a peut-
être plus de puérilité à s'offenser de ces coutumes léguées par le moyen âge
qu'à s'y complaire. D'ailleurs, pour être lente dans l'action, la politique prus-
sienne n'en persiste pas moins dans celles de ses tendances qui lui rallient
le National Verein et les partisans de l'unité allemande. Le duc de Cobourg
vient d'accomplir ce qu'on pourrait appeler la fusion militaire de ses états
avec la Prusse. Cette abdication militaire, au profit de la Prusse, du prince
qui patronne le mouvement unitaire excitera sans doute des protestations au
sein de la diète de Francfort; mais comme elle procure au prince et à son
état une économie importante, sans affaiblir, à vrai dire, une petite princi-
pauté qui n'a aucune prétention à la puissance des armes, l'exemple aura
peut-être des imitateurs parmi les petits princes, et l'unité militaire prépa-
rera lentement et sur une petite échelle l'unité politique. Le grand-duché
de Bade, dont les tendances unitaires s'accusent chaque jour davantage,
vient d'envoyer à Francfort pour le représenter un partisan de l'idée uni-
taire, M. de Mohl, qui jouit du reste en Allemagne de l'estime de tous les
partis.
M. Disraeli vient de remporter dans la chambre des communes une vic-
toire de tactique dont les membres de son parti, qui dans leur impatience
manquent souvent de justice à son égard, doivent lui savoir gré. La ques-
tion des church-ralPS, des taxes pour l'entretien des églises, taxes insup-
portables aux dissidens, semblait perdue pour le parti conservateur depuis
bien des années. A chaque session, avec cette patience infatigable qu'ont
en Angleterre les membres de la chambre qui veulent attacher leur nom à
une réforme, sir John Trelawny obtenait aux communes un vote favorable
à l'abolition de ces taxes, abolition à laquelle la chambre des lords s'oppo-
sait avec une persistance non moins remarquable. Cette année, au vote sur
2i6 REVUE DES DEUX MONDES.
la troisième lecture du bill de sir John Trelawny, les non ont obtenu le
même nombre de voix que les oui au milieu d'une chambre d'environ cinq
cent cinquante membres. Le speaker, pour décider de la majorité, a été
obligé de donner son casting vole, et il Ta donné aux adversaires du bill,
c'est-à-dire aux tories. Le fruit de cette victoire n'est point seulement de
montrer les progrès constans du parti tory, elle permet à ce parti de faire
de bonne grâce sur la question des church-rates des concessions auxquelles
son nom sera attaché, et de terminer par un compromis honorable une
des dernières controverses irritantes qui aient survécu au mouvement de
réforme de ces vingt dernières années.
La mort du sultan Abdul-Medjid laissera peu de regrets dans le monde
politique. Les folles prodigalités de ce faible souverain ont créé à la Tur-
quie les embarras financiers qui à tout moment depuis deux années mettent
son existence en péril. Sur un revenu de moins de 300 millions, le dernier
sultan prenait jusqu'à une centaine de millions pour sa liste civile. Il n'est
guère possible de rien dire encore de précis sur les facultés et les ten-
dances que son successeur apporte au gouvernement. Ce qui est certain,
c'est que le sultan Abdul-Aziz est une nature mâle et énergique, que ses
mœurs viriles distinguent avantageusement de l'efféminé Abdul-Medjid. Le
nouveau sultan, sous le règne de son frère, se montrait souvent à cheval dans
les rues de Constantinople; il était grand chasseur, et dirigeait lui-même
l'exploitation d'une ferme. Sa vie était sérieuse. Ce qu'il faut avant tout
à la Turquie, c'est une main vigoureuse : espérons qu'elle l'aura trouvée
dans Abdul-Aziz. e. forcade.
AFFAIRES D'ESPAGNE.
L'Espagne semble traverser depuis quelque temps une de ces phases où
sous les dehors d'une prospérité matérielle qui envahit heureusement le
pays, qui s'atteste tous les jours, se cachent une ambiguïté de direction poli-
tique et une incertitude dont les polémiques des partis, aussi bien que les
actes du gouvernement, sont l'expression confuse. En réalité, il y a une
question qui grandit au-delà des Pyrénées, qui, après s'être fait jour dans
les débats parlementaires, est encore incessamment agitée par la presse :
c'est celle de savoir si le ministère du général O'Donnell, qui a maintenant
trois ans d'existence, qui se formait le 28 juin 1858 pour porter au pouvoir
une pensée de sérieux et large libéralisme, si ce ministère a gagné en sécu-
rité et tenu ses promesses, ou bien s'il s'est borné simplement à vivre,
ayant quelques bonnes fortunes telles que la guerre du Maroc et l'annexion
de la république dominicaine, mais plein de perplexité entre les partis qu'il
prétendait concilier, se laissant aller à la dérive dans la politique extérieure
comme dans la politique intérieure, et voyant chaque jour diminuer le pres-
tige de cette idée de ïunion libérale, dont il avait fait son symbole, non sans
BEVUE. CHRONIQUE. 247
une certaine ostentation. La session qui vient de finir à Madrid un peu
d'épuisement, et aussi par un brusque décret de suspension des certes, laisse
cette question singulièrement indécise. Ce n'est pas que la majorité ait
manqué au gouvernement toutes les fois que la politique ministérielle a été
mise en jeu, et que les oppositions modérées ou progressistes ont engagé
le combat; mais le danger est là justement, dans ces discussions multipliées,
toujours renaissantes, qui se dénouent chaque fois par un vote favorable, et
qui ne mettent pas moins en lumière les faiblesses de la politique ministé-
rielle, ses tergiversations incessantes et son ambiguïté dans le maniement
des intérêts extérieurs et intérieurs de la Péninsule.
Une des conditions du cabinet actuel de Madrid, on le sait bien, c'est de
vivre d'un système de transaction perpétuelle, travaillant sans cesse à
rallier les fractions éparses des anciens partis, modérés et progressistes,
pour les faire marcher ensemble. Depuis trois ans qu'il est au pouvoir, le
général O'Donnell a mis sans nul doute à résoudre ce problème un talent
de tacticien qu'on ne lui connaissait pas. Il fait face avec intrépidité aux
oppositions, il manœuvre habilement entre les partis, et quand il est à bout
de raisons, il argumente volontiers en homme décidé à garder la position.
Pour tout dire, seul il a fait vivre le ministère, qui, sans lui, ne serait point
entré ces jours-ci dans la quatrième année de son existence. La situation
qu'il s'était faite cependant le mettait en face d'une alternative qu'il ne pou-
vait éviter : s'il essayait de marcher et d'agir, il risquait de froisser les uns
ou les autres de ses amis, les progressistes ou les modérés, et s'il ne faisait
rien, s'il se réfugiait dans l'équilibre de l'inaction, il mettait un peu tout le
monde contre lui. Il est à craindre qu'après avoir épuisé toutes les chances
de ce double système, il n'en soit aujourd'hui au point où il n'a d'autre ga-
rantie que la faiblesse et l'incohérence de ses adversaires. Sous ce rapport,
et à n'observer que la politique intérieure, la session qui vient de finir ne
laisse point d'être instructive; elle montre le chemin qui a été fait, ce
qu'est devenue cette idée de Vunion libérale qui représentait naguère
comme le dernier mot des combinaisons possibles. Le ministère en effet a
essayé un peu de tous les systèmes, il en a éprouvé alternativement les
dangers, et au bout du compte, mis en présence d'une interpellation déli-
cate, il a fini par clore brusquement les certes sans qu'aucun des projets
qu'il avait présentés aux chambres ait pu être voté. C'est là le résumé le
plus clair d'une session de six mois.
Le ministère avait proposé une loi destinée à réorganiser l'administration
provinciale; mais à peine cette loi était-elle livrée à la discussion, qu'elle
rencontrait la plus vive opposition de la part des progressistes ralliés au
cabinet. L'opposition grandissait à mesure que le débat se prolongeait, et il
s'ensuivait bientôt une véritable crise ministérielle. On échappait à la crise;
seulement la loi est restée en suspens, et n'a pu être votée par les deux
chambres. Une législation nouvelle sur la presse avait également été pré-
sentée pour remplacer une loi qui crée un régime des plus durs, et contre
laquelle était dirigé en partie le mouvement d'opinion d'où naissait, il y a
trois ans, le ministère actuel. Qu'est-il arrivé? \près trois ans, l'ancienne
loi est toujours en vigueur, et la législation nouvelle a subi à peine un com-
mencement de discussion dans le congrès. Lorsque le cabinet du général
248 REVUE DES DEUX MONDES.
O'Donnell arrivait au pouvoir en 1858, il trouvait la situation constitution-
nelle de l'Espagne assez troublée et assez indécise. Il y avait une réforme
votée par les chambres, mais encore inachevée; elle devait être complétée
par une loi sur les majorats et par une réglementation nouvelle des débats
parlementaires. Que pouvait faire un ministère sérieusement libéral? Rien
n'était moins compliqué, ce semble. Le gouvernement nouveau n'avait qu'à
se rattacher à la constitution pure et simple. Il a cependant flotté jusqu'ici
entre toutes les résolutions, tantôt acceptant la réforme , mais manifestant
l'intention de ne point présenter les lois complémentaires, tantôt faisant un
pas en arrière et se montrant décidé à présenter ces lois pour en venir en-
fin à proposer l'abolition de la réforme tout entière. C'est là justement le
système d'inaction et d'ambiguïté dont on s'est fait un grief contre le mi-
nistère, et c'est de là qu'est né, à la fin de la session, un incident qui, sans
ébranler absolument la majorité, laisse voir le travail de scission qui s'ac-
complit. Un homme qui a été un des premiers, un des plus éloquens défen-
seurs et même presque l'inventeur ou tout au moins le théoricien de Vioiion
libérale, s'est séparé ouvertement du cabinet, et il lui a déclaré la guerre
dans le parlement après avoir renoncé à sa position d'ambassadeur à Rome.
M. Rios-Rosas avait d'autant plus de droits à prendre ce rôle, que dans
une session précédente il s'était chargé, avec le consentement du cabi-
net, de formuler dans l'adresse à la reine le programme de la politique à
suivre, et c'est de cette politique même qu'il s'est armé en passant dans le
camp des dissidens. M. Rios-Rosas n'a point réussi sans doute à entraîner
du premier coup la majorité dans son évolution; mais il a porté une allu-
vion de plus dans une opposition croissante. Il a élevé un drapeau nouveau
d'union libérale en face du drapeau quelque peu usé du gouvernement, et
il a mis à nu, d'une façon bien plus tranchée, cette condition d'un cabinet
qui se défend moins par ses œuvres et par la netteté décisive de sa politique
que par l'ascendant personnel du président du conseil, qui s'applique moins
à combiner un système d'action qu'à empêcher des hommes de toutes
nuances de se disperser.
Cette ambiguïté qui tend à se communiquer à tout en Espagne, qui crée
une situation vraiment indéfinissable , n'apparaît pas seulement en tout ce
qui touche à la marche intérieure du pays ; elle règne surtout dans la poli-
tique extérieure, et elle fait à l'Espagne une position assez difficile à préci-
ser. Les questions extérieures ne sont pas évidemment du goût du gou-
vernement; il les a éludées le mieux qu'il a pu, et même lorsqu'à toute
extrémité il a dû accepter la discussion dans les chambres, il n'est pas ar-
rivé à éclaircir le mystère. Ce qu'il y a de plus étrange à coup sûr, c'est
l'attitude que l'Espagne a prise et qu'elle garde encore dans les afi'aires d'I-
talie. Au premier abord, s'il était en Europe un pays qui parût devoir suivre
d'un sentiment sympathique un mouvement de nationalité et d'indépen-
dance, et qui de plus n'eût aucun intérêt à s'attacher obstinément à ces
éternels traités de 1815, c'était certainement l'Espagne. Et cependant quelle
est la politique espagnole depuis deux ans? Le ministre des affaires étran-
gères, M. Calderon Collantes, l'a exposée dans les cortès, et elle n'est pas
devenue plus claire, ou plutôt ce qu'il y a de visible, c'est un sentiment mal
déguisé d'hostilité à l'égard de l'Italie. Que l'Espagne, comme nation catho-
REVUE. CHRONIQUE. 249
lique, comme monarchie liée dynastiquement à la royauté des Deux-Si-
ciles, eût joint ses efforts i\ ceux de l'Europe pour conjurer par des conseils
libéraux les catastrophes qui ont atteint le saint-siége et le roi de Naples,
et que, les événemens une fois accomplis, elle eût déposé une de ces pro-
testations qui sont un devoir et une réserve, rien n'était plus simple. Ce
qui est moins compréhensible, c'est une politique proclamant qu'elle ne
fera rien parce qu'elle ne peut évidemment rien faire , et en même temps
s'agitant, se démenant, laissant éclater son antipathie contre tout ce qui
se fait au-delà des Alpes, entretenant encore un ambassadeur auprès du roi
de Naples, élevant des difficultés sur ce mot de royaume d'Italie , tout
comme la Bavière et le "Wurtemberg. L'Espagne, dans ses relations avec
l'Italie, est arrivée par le fait à réunir tous les inconvéniens de l'interven-
tion et de la non-intervention, de l'impuissance et de l'esprit agressif.
Le mot de cette politique, il faut bien le dire, c'est une mauvaise humeur
contre la France que nous avons eu plus d'une fois à constater, et qui
se manifeste en ce moment encore à l'occasion de la reconnaissance du
royaume d'Italie. Depuis quelque temps en effet, c'est un malheureux pen-
chant qui règne à Madrid de se livrer à toute sorte de polémiques contre la
France. C'est la France qui a tout fait en Italie et qui menace l'Espagne
elle-même de ses plans de conquête. A Madrid aussi bien qu'en Allemagne,
il y a des journaux qui tracent de nouvelles cartes de l'Europe et qui dé-
membrent quelque peu la France au profit de l'Espagne. C'est notre Gas-
cogne qui s'en irait cette fois au sud, tout comme l'Alsace et la Lorraine s'en
iraient au nord. Le gouvernement espagnol, nous ne l'ignorons pas, n'est
nullement complice de ces fantaisies de polémique. Le malheur est qu'il leur
offre quelque prétexte par les incertitudes de sa politique et par la position
qu'il a prise dans les affaires d'Italie. Chose étrange, dans de telles ques-
tions, où tous les intérêts du libéralisme sont engagés, l'Espagne n'est ni
avec l'Angleterre et la France, ni avec l'Italie, ni avec tous les états qui en
viennent peu à peu à reconnaître le royaume de Victor-Emmanuel; elle
n'est ni avec la Prusse, qui n'a cessé d'avoir un ministre à Turin, ni avec la
Russie, qui s'abstient encore sans malveillance. Elle est avec l'Autriche, on
vient de le voir récemment par la démarche que l'Espagne a faite en com-
mun avec l'Autriche auprès du gouvernement français, en apparence pour
provoquer une délibération des puissances catholiques sur les affaires du
saint-siége, et au fond pour essayer de conjurer la reconnaissance imminente
du royaume d'Italie.
Que l'Autriche ne néglige aucune occasion de protester contre tout ce
qui s'accomplit en Italie et de se prononcer en faveur de la restauration
de tous les pouvoirs, de manifester ses préférences pour la seule solution
possible à ses yeux, celle d'une intervention armée, elle est dans son droit,
elle suit la logique de ses traditions et de ses intérêts. Nous nous deman-
dons par quelle étrange déviation l'Espagne se trouve aujourd'hui conduite
à professer la même politique que l'Autriche dans les affaires d'Italie. L'Es-
pagne semble fort préoccupée de maintenir son droit de figurer dans le
congrès où se régleront les questions italiennes. C'est un droit qui ne lui
est point disputé. Seulement, le jour où le congrès s'ouvrira, l'Italie ne
viendra pas demander la sanction d'un droit qui se passera parfaitement
250 REVUE DES DEUX MONDES.
de validation; elle demandera simplement le respect d'une nationalité re-
constituée et indépendante de toutes les autorisations diplomatiques; c'est
un droit que l'Espagne sera fort peu en mesure de contester. Et dès lors ne
vaudrait-il pas mieux dès ce moment reconnaître ce qu'on ne peut empê-
cher, porter le secours de ses sympathies à la résurrection spontanée d'ua
peuple? C'est même le meilleur moyen d'agir utilement dans l'intérêt de la
situation nouvelle du saint-siége, dont il serait aussi impossible de recon-
stituer le pouvoir temporel dans son intégrité que de refaire l'Italie d'il y a
un siècle. C'est pour avoir méconnu ce qu'il y a de puissance dans ce mou-
vement italien que l'Espagne s'est engagée dans cette voie d'une politique
qui n'est ni franchement absolutiste ni libérale, et qui la laisse en défini-
tive fort bien avec l'Autriche, il est vrai, mais fort mal avec l'Italie, dont
elle devrait être la première alliée, en même temps qu'elle l'isole de la
France et de l'Angleterre. Et voilà comment le cabinet du général O'Don-
nell a conduit la péninsule à une de ces situations où une impuissance
réelle se cache sous des velléités d'action inévitablement obligées de s'ar-
rêter en chemin.
C'est là malheureusement l'essence de la politique du ministère espagnol,
qui flotte entre la tentation d'agir et un sentiment de responsabilité tou-
jours prompt à se réveiller, quoiqu'il se réveille quelquefois tardivement.
Le cabinet de Madrid s'est trouvé engagé depuis quelque temps dans des
affaires extérieures qui n'ont pas peu contribué à mettre en relief l'incerti-
tude de son action, et qui en définitive le laissent en présence de difficultés
sérieuses, de nature à embarrasser singulièrement le rôle de l'Espagne dans
le Nouveau-Monde. Il y a un an, peut-être sous l'influence excitante de la
campagne du Maroc, il envoyait une grande ambassade au Mexique, avec la
mission de veiller à l'exécution d'un traité récemment signé, et d'exiger
des satisfactions pour des Espagnols atteints dans leur vie et dans leur for-
tune. L'ambassadeur était M. Joaquin Francisco Pacheco, un ancien prési-
dent du conseil, un homme considérable par son talent, sa position et son
caractère. Au milieu de l'atfreuse guerre civile qui désolait le Mexique,
entre deux partis qui se disputaient le pays, et dont l'un était représenté
par le jeune général Miramon, l'autre par un petit Indien opiniâtre, M. Bé-
nite Juarez, c'était peut-être une faute de mettre en jeu de si grands moyens
diplomatiques, de compromettre une ambassade si relevée. Quoi qu'il en
soit, M. Pacheco, exécutant ses instructions, partait pour le Mexique et
commençait par reconnaître le général Miramon, puis il se tournait vers
M. Juarez, maître de la Vera-Cruz, pour lui demander satisfaction de vio-
lences commises par ses chefs militaires contre des Espagnols. M. Juarez
éludait avec la ruse et l'opiniâtreté d'un Indien, et dès ce moment M. Pa-
checo se trouvait réduit, sous peine de se borner à une démarche ridicule,
à faire appel aux forces navales espagnoles de l'île de Cuba pour agir contre
la Vera-Cruz ; mais, soit qu'il n'eût pas reçu des instructions identiques, soit
qu'il prît sur lui de ne point obtempérer aux réquisitions de M. Pacheco, le
capitaine-général de l'île de Cuba retardait l'envoi des forces navale*. Pen-
dant ce temps, la guerre civile mexicaine se dénouait par la défaite du gé-
néral Miramon; M. Juarez entrait comme chef du pouvoir à Mexico, et son
premier acte était d'expulser brutalement M. Pacheco, sans tenir compte
BEVUE. CHRONIQUE. 251
de son caractère d'ambassadeur. Ce qu'il y a de curieux en tout cela, c'est
que M. Juarez envoyait aussitôt un ministre à Madrid pour essayer de per-
suader au cabinet espagnol qu'il n'avait entendu frapper que l'homme en
M. Pacheco sans atteindre le représentant de la reine, et ce qu'il y a de
plus curieux encore, c'est que la ruse ne paraît pas avoir été sans succès
jusGu'ici. Le cabinet de Madrid a du moins hésité, si bien que M. Pacheco
a fini tout récemment par être obligé de donner assez vivement sa démis-
sion , et c'est dans ces termes que l'Espagne se trouve encore vis-à-vis du
Mexique.
Le même fait s'est reproduit à peu près dans une autre république amé-
ricaine, le Venezuela, qui n'est pas moins que le Mexique livrée à la guerre
civile. Depuis deux ans, cette guerre civile a coûté la vie à plus de cent
Espa,:^nols, assassinés par les deux partis. Le chargé d'affaires d'Espagne,
qui était M. Eduardo Romea, un frère du célèbre acteur de Madrid, eut
l'ordre de réclamer des satisfactions pour tous ces crimes. Ne recevant
qu'une réponse évasive, il prit ses passeports, appelant quelques navires de
La Havane pour exiger par les armes ce qu'il n'avait pu obtenir. Les navires
arrivèrent en effet devant le port vénézuélien de La Guayra; ils y restèrent
quelques jours, puis ils repartirent, laissant le Venezuela en pleine anar-
chie, sans tenter même la moindre démonstration pour ramener ce triste
gouvernement au respect du droit et de la vie humaine. Il est vrai que le
Venezuela, agissant comme le Mexique, a envoyé aussi un ministre à Ma-
drid pour rejeter la faute de tout ce qui est arrivé sur M. Romea, qu'on ne
peut cependant accuser de l'assassinat de tant d'Espagnols victimes des pas-
sions locales.
Ces événemens, il nous semble, laissent voir quelque chose de l'incerti-
tude dont nous parlions, — incertitude qui se manifeste au Mexique et dans
le Venezuela comme dans les affaires d'Italie, comme dans la marche inté-
rieure du pays, et qui réduit la politique du gouvernement de Madrid à n'être
qu'une espèce d'éqailibre d'inaction. Qu'en résulte-t-il? C'est que le minis-
tère du général O'Donnell voit peu à peu sa position diminuer, ses amis se
retirer de lui, et l'opposition grandir. Après M. Rios-Rosas, qui rompait avec
le cabinet il y a deux mois, c'est tout récemment M. Pacheco qui a été con-
duit à une rupture semblable. Bien d'autres hommes rapprochés du général
O'Donnell ne lui cachent pas, dit-on, la crise qui s'aggrave et la nécessité
d'en venir à une reconstitution du cabinet propre à relever la fortune de
Yimion libérale. Il n'est point difficile d'un autre côté de distinguer un
effort de toutes les oppositions pour se rapprocher, se coaliser et entre-
prendre une campagne plus décisive. Une chose à remarquer, c'est que dans
cette lutte ministère et opposition sont également des coalitions de partis
différens, de diverses nuances. Quelle est celle qui l'emportera? L'imprévu
peut jouer un grand rôle aujourd'hui, comme dans toutes les affaires de la
Péninsule en tous les temps. Ce qui est certain, c'est que la combinaison la
plus heureuse, la plus favorable pour le pays, sera celle qui, adoptant enfin
une politique nette et résolue, appliquera les idées libérales au maniement
de tous les intérêts extérieurs et intérieurs de l'Espagne, et fera de ces idées
elles-mêmes l'appui le plus sûr, la garantie la plus efficace de la monarchie
et de la paix publique. ch. de mazade.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
ESSAIS ET NOTICES.
PROGRÈS DE LA DOMINATION FRANÇAISE AU SENEGAL. »
Depuis quelques années, la France élargit d'une manière considérable le
cercle de son influence et de sa domination sur le Sénégal et dans les con-
trées voisines de ce beau fleuve. Il n'y a pas encore dix ans, notre colonie
était resserrée à l'embouchure du fleuve entre les populations dites maures
(Arabes et Berbers), habitantes de la rive droite, et les royaumes peuls et
noirs, qui s'étendent le long de la rive gauche; elle achetait de ces voisins
farouches le droit de faire un peu de commerce, en leur payant une sorte
d'impôt déguisé sous le nom de coalanie, et il n'y avait guère de sécurité
pour les caravanes qui, de Saint-Louis, s'aventuraient dans les directions
du nord et du sud et même sur la longue ligne du fleuve. Cet ancien état
de choses est aujourd'hui bien changé : les coutumes ont été partout abo-
lies ; le cours entier du fleuve et de son affluent la Falémé est dominé par
une série d'établissemens militaires; un chef peul, conquérant d'une partie
des états de la rive gauche, qui remuait, au nom de l'islamisme, des popula-
tions nouvellement converties, et qui les excitait contre nous, Al-Hadji-
Oumar, a vu son influence et sa puissance presque entièrement détruites (2);
la région s'est ouverte dans un vaste rayon aux excursions scientifiques de
nos officiers, en même temps qu'à notre politique et à notre commerce.
Enfin le gouverneur, M. Faidherbe, à la forte administration duquel la co-
lonie est surtout redevable de ces améliorations, nous présente aujourd'hui,
assisté d'un de ses officiers, la topographie exacte et complète de ce pays
dompté, et nous permet de mesurer sur une carte à grande échelle les
avantages prochains que son heureuse configuration et ses richesses natu-
relles promettent à la France.
La position des sources du Sénégal vient d'être déterminée d'une façon
tout à fait précise par un officier de l'infanterie de marine, M. Lambert. Le
fleuve sort de la région appelée Fouta-Dialon, par le 10'^ degré 50 minutes
de latitude nord et le 13"= degré /lO minutes de longitude ouest du méridien
de Paris. Il est formé à sa naissance par deux bras qui s'appellent, celui de
droite Bakhoy, celui de gauche Bafing, ce qui paraît signifier rivière blanche
et rivière noire. Les deux bras, par leur réunion, qui a lieu en un point
appelé Bafoulabé, un peu au-dessous du 1^" degré de latitude nord, for-
ment le Sénégal. A un degré plus haut, le fleuve reçoit sur sa gauche le
puissant affluent la Falémé, puis, décrivant un vaste arc de cercle, il va se
(1) Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui sont en relation avec elle, par
M. L. Faidlierbe, colonel du génie. — Carte du Sénégal, de la Falémé et de la Gambie
dressée, sous la direction de M. Faidherbe, par le baron Brossard de Corbigny, 18G1.
(2) M. Jules Duval a raconté cette lutte dans ses remarquables études sur le Sénégal,
Bévue des Deux Mondes du l'^'" et du 15 octobre 1858.
REVUE. CHRONIQUE. 253
jeter, après un cours de plus de quatre cents lieues, dans l'Atlantique, par
une seule embouchure qu'obstrue une barre variable et toujours périlleuse.
C'est entre Bafoulabé et le confluent du Sénégal avec la Falémé que se
trouve notre établissement le plus reculé. Il s'appelle Médine et s'élève près
de l'endroit où le cours du fleuve est interrompu par les chutes de Félon-
Sur la Falémé et près de cette rivière, les postes de Sénoudebou et de
Keniéba nous ouvrent l'accès des régions aurifères de cette partie de l'Afri-
que ; puis s'échelonnent, de Médine à Saint-Louis, situé à l'extrême embou-
chure du fleuve, les stations de Bakel, Matam, Podor, Dagana et Richard-Toll.
Enfin Lampsar et Merinaghen ont été récemment instituées dans le Oualo,
pour contenir et protéger ce pays, qui vient d'être réuni à la France.
Des races très variées peuplent ce coin de l'Afrique. Le Sénégal forme la
délimitation qui sépare le désert de la partie arrosée et fertile que l'on ap-
pelle le Soudan. De chaque côté de cette ligne de démarcation, la physio-
nomie et les productions du sol ne sont plus les mêmes, et les peuples diff"è-
rent également. Au nord, des représentans de la race blanche : Arabes et
Berbers, confondus sous le nom commun de Maures; leurs tribus nomades
sillonnent le désert, qu'elles infestent de leurs brigandages. Au sud, cette
population à peau rouge, aux traits réguliers, aux cheveux bouclés, mais
non laineux, que l'on appelle Poul, Peul, Poula, Foulah, Foulan, Fellah, Fel-
lani, Fellatah, Fellatin, et diverses populations noires parmi lesquelles les
plus importantes sont les Ouolofs, sur les bords du fleuve inférieur, et les
Malinkés, désignés à tort en Europe sous le nom de Mandingues, qui dispu-
tent aux envahissemens des Peuls les régions situées entre le Sénégal, la
Falémé et la Gambie.
Aucune notion satisfaisante n'a pu encore être obtenue touchant l'origine
de ces Peuls, dont la physionomie est si distincte de celle des noirs afri-
cains. Ils habitent l'Afrique depuis un temps considérable, sans que l'on
sache quand et par quels chemins ils y sont venus. Longtemps paisibles pas-
teurs, ils se sont convertis, au commencement de ce siècle, à l'islamisme,
et ils ont été pris alors de la passion des conquêtes et de la propagande re-
ligieuse. Ils se sont répandus le long du Sénégal et du Haut-Niger, jusque
dans l'intérieur du Soudan, et toute la partie de l'Afrique qui s'étend entre
nos possessions de Saint-Louis et le lac Tchad est le théâtre de leurs luttes,
souvent heureuses, contre les nombreux états nègres répartis dans cet in-
tervalle.
Les nègres de cette partie de l'Afrique, Ouolofs et Malinkés, diff'èrent du
type grossier des habitans du Congo et des régions plus centrales du conti-
nent, africain. Ce sont des noirs de haute taille, vigoureux, aux cheveux
crépus, dont les traits n'ont pas une épaisseur exagérée. Ils sont braves,
volontiers guerriers, et quelques-unes de leurs tribus ont des aptitudes par-
ticulières pour le commerce. Les Ouolofs, nos voisins sur la rive gauche du
Sénégal, sont les nègres les plus beaux et les plus grands de l'Afrique; ils
ont les cheveux crépus et les traits souvent agréables. Ils sont doux et
braves, mais peu actifs et imprévoyans. La sobriété a été une de leurs ver-
tus, tant qu'ils n'ont pas été en contact avec les Européens; aujourd'hui ils
s'abrutissent dans l'ivresse. Plusieurs des états qu'ils ont formés ont été ra-
vagés et presque dépeuplés par leurs voisins. Maures et Peuls se jetaient
254 REVUE DES DEUX MONDES.
sur leurs territoires pour ramasser des esclaves ou enlever les troupeaux;
la France a interdit aux premiers de franchir la barrière du Sénégal, et
elle a arrêté les autres dans leurs déprédations et leurs conquêtes. Le
contact de ces noirs sympathiques aux Français avec nos établissemens a
donné naissance à une race métisse intelligente et plus active, qui accepte
volontiers nos habitudes, et qui pourra tenir une place importante, comme
lien, entre les Européens et les indigènes. De même le mélange des Peuls
avec les noirs a produit une race intermédiaire appelée Toucouleurs {two
colours), répandue avec les Peuls et les noirs dans la plupart des états ri-
verains du Sénégal.
La France entretient des relations plus ou moins directes avec ces états
répartis de l'embouchure du fleuve au Niger supérieur. Sur la rive droite,
dans un territoire qui appartenait aux Ouolofs, se sont établies quelques
familles arabes auxquelles on a donné le nom des Trarzas, celle qui était la
plus puissante. Son cheik, Mohammerl-el-Habib, règne de la façon la plus
absolue; il a été presque constamment en guerre avec la France : de là sont
résultés les plus grands désastres pour son pays. Lui-même a été obligé de
fuir, et la plupart de ses tribus ont dû chercher un refuge dans les états du
voisinage. A l'est des Trarzas, du même côté du fleuve, s'étendent les Brak-
nas, qui présentent un mélange semblable de sang berbère, arabe et noir,
et qui ont aussi un chef absolu pris par élection dans la plus ancienne et
la plus puissante famille. Les tribus zénégas, d'origine arabe et berbère,
desquelles le fleuve tient, comme on le voit, son nom, sont leurs tributaires.
Ils ont été en hostilité avec la France, et c'est pour les contenir en même
temps que pour dominer un point important du fleuve que le gouvernement
colonial a occupé Podor, qui est un des centres principaux du commerce
considérable de gommes qui se fait dans toute cette région. Les Douaïcs,
plus avant encore dans l'est, présentent les mêmes mélanges de races que
les deux précédens états. Ils sont divisés en deux factions, qui se font con-
stamment la guerre. Cependant ils ont quelque goût pour le commerce et
apportent à notre comptoir de Bakel des gommes, des bestiaux, des mou-
tons, des chevaux, du beurre. Leurs relations commerciales s'étendent à
travers le Sahara, jusqu'au Maroc.
Sur la rive gauche du fleuve se succède une série d'états ouolofs, peuls et
malinkés, formant les étapes que devra nécessairement franchir le voyageur
qui accomplira la traversée du Sénégal en Algérie, ou réciproquement, par
Tombouctou. Ce sont le Oualo, aujourd'hui réuni aux possessions françaises
et qui avait été longtemps déchiré par les guerres ouvertes et les intrigues
des Trarzas. Le chef du pays portait le titre de hrak: il était élu par les sihs
et les baorSj, chefs des hommes libres appelés diambours. Le choix était li-
mité à trois familles et présentait un caractère d'hérédité bizarre : on procé-
dait de l'oncle au neveu par les femmes, c'est-à-dire qu'à la mort d'un chef
l'élection se faisait parmi les fils de ses srours. Cette loi a été violée à une
époque assez récente par l'élection successive de deux reines, Guimbotte et
Ndété-Jallah. Guimbotte épousa un des ennemis les plus obstinés de la co-
lonie française, le roi des Trarzas, Mohammed-el-Habib, et transporta ainsi
le Oualo sous son influence. De là une série de guerres qui ont commencé
en 1820 et se sont terminées en 1857 par la réunion du Oualo à nos posses-
REVUE. CHRONIQUE. 255
sîons. C'est un territoire de quatre cents lieues carrées, peuplé de 16,000 ha-
bitans. On a vu que des postes y ont été installés. Il a de plus été partagé
en quatre cercles, commandés par quatre chefs indigènes placés sous la di-
rection d'un officier français résidant à Richard-Toll.
Au sud du Oualo s'étend le Cayor, le plus puissant des états ouolofs; il va
de nos possessions de Saint-Louis à celles de Corée, sous le Cap-Vert. Il a
un chef absolu, appelé damel, entièrement despotique et idolâtre, d'où ré-
sultent une inimitié et des luttes permanentes entre lui et une partie des
tribus sujettes qui se sont converties à l'islamisme. Ce damel est entouré
d'esclaves, appelés tiédos, dont il a fait ses compagnons de débauche; ils se
sont emparés de son esprit au détriment des hommes libres, et le pays est
livré en proie à leurs brigandages. Le Cayor est peu favorable à la France,
mais il ne tardera probablement pas à subir son influence et peut-être sa
domination. Plus au sud se trouve le Baol, souvent en guerre avec lui. A l'est,
le Djolof, entièrement déchu de l'importance qu'il eut jadis, ravagé par les
Peuls, par les Maures, et presque désert, ne demande qu'à se placer sous
la protection de la France.
Au nord-est de ces états noirs, dans un espace de cent cinquante lieues
sur la rive gauche du Sénégal, et dans l'île à Morfil, qui est formée par une
large ouverture de deux bras du fleuve, s'étend le puissant état peul du
Fouta-Sénégalais, celui qui de tout temps, et aujourd'hui même encore, s'est
montré notre plus persévérant ennemi. Il comprenait deux grandes pro-
vinces, le Dimar et le Toro, qui se détachent de lui en ce moment pour se
placer, l'une sous l'autorité des Trarzas, l'autre sous l'influence de la France.
C'est un état turbulent et fanatique depuis qu'il s'est converti à l'islamisme,
il y a environ cent cinquante ans, sous le marabout Abd-oul-Kader. Celui-ci,
dans le cours d'un long règne, a étendu sa domination sur la plupart des
états voisins. Récemment, un de ses successeurs, Al-Hadji-Oumar, eût re-
pris ce rôle de conquérant, s'il n'eût trouvé devant lui la France.
Plus loin, sur le fleuve, s'étend le Gadianga, habité par des Soninkés ou
SarakoUés, race parente des Malinkés, et auquel a été enlevé le riche vil-
lage de Bakel, qui est devenu l'un de nos comptoirs. Le Bondou, état peul et
musulman, est situé dans l'angle formé par les rives gauches de la Falémé
et du Sénégal. Le Khasso, avec un mélange d'habitans peuls et malinkés,
vient ensuite, presque au confluent du Bafing et du Bakhoy. C'est dans ce
pays que s'élève notre fort de Médine, qui, en 1857, a soutenu vaillamment,
trois mois durant, l'assaut d'une armée peule d'Al-Hadji; ce chef y a perdu
plus de mille de ses guerriers. Le Kaarta, habité par les Bamanas, que nous
appelons Bambaras, et qui paraissent se rattacher aux Malinkés, sur la rive
droite du Sénégal, a été très riche et très puissant; mais en 1855, à la suite
de querelles intestines, il a été conquis par Al-Hadji. Enfin, dans l'angle
formé par la rive droite de la Falémé et le Sénégal, se trouvent la région
aurifère du Bambouk, où nous occupons Keniéba, et l'état de Ségou, qui
nous mènent par le Djoliba ou Haut -Niger sur le chemin de Tombouctou.
De ce côté, sur un affluent du Djoliba, est situé le Bouré, la région la plus
riche en or de toute cette partie de l'Afrique.
Tels sont les développemens extérieurs que notre colonie du Sénégal a
pris depuis ces dernières années. Elle fait peser sa domination ou son in-
256 lîEVUE DES DEUX MONDES.
fluence sur ces états de son voisinage, à leur profit aussi bien qu'au nôtre,
car c'est elle seule qui peut établir la régularité, l'ordre et partout la pros-
périté et le bien-être au milieu des races diverses et turbulentes dont les
intérêts, les passions et le fanatisme sont en lutte autour d'elle. Les pro-
duits qu'elle tire de ces contrées sont abondans et variés. Ils consistent en
or, ivoire, cire, gommes, arachides, graines oléagineuses, mil, bestiaux, et
aussi en coton et en indigo. Ces dernières cultures, auxquelles certaines
parties du sol se trouvent être très favorables, sont pratiquées déjà dans le
Gadianga et le Bondou , et constituent un des élémens de leur commerce.
Le chiffre des importations et exportations pour le Sénégal monte à 10 ou
12 millions; celui du commerce de Corée ne s'élève guère à moins de
10 millions, et M. Faidherbe évalue à environ 30 millions la totalité du mou-
vement commercial français qui se fait à la côte occidentale d'Afrique. La
population de la colonie, qui en l85Zi ne s'élevait qu'à 17,Zi66 habitans, était
montée en janvier 1858 à 35,000. Les forces militaires dont elle dispose
consistent en cinq compagnies de tirailleurs indigènes, une compagnie
d'artillerie de marine, un détachement de sapeurs du génie, un escadron
de spahis français et indigènes, en milices de Saint-Louis et des postes.
Elles comprennent aussi douze bâtimens armés en guerre, dont six avisos à
vapeur et trois canonnières à hélice, montés par ces équipages noirs appelés
laplols, qui sont nombreux et aguerris.
Ces forces mettent aujourd'hui à profit la période de repos qui a succédé
aux agitations belliqueuses des Trarzas et du Fouta-Sénégalais, pour explo-
rer au loin le pays, en étudier les ressources, en reconnaître avec précision
la configuration géographique, et nouer des relations commerciales dans le
désert et le Soudan. Une série d'expéditions, que nous ne pouvons ici que
mentionner, viennent ainsi d'être conduites dans toutes les directions par
de hardis et intelligens officiers. En 1859, MM. Hazan et Lambert ont ex-
ploré le Djolof. Ce dernier est retourné en 1860 sur la Haute-Gambie et dans
le Fouta-Dialon. M. Mage, enseigne de vaisseau, est parti de Bakel et re-
monté dans l'oasis du Tagant , qui est une des étapes menant au Maroc.
Durant cette même année 1860, si fructueuse pour la géographie de ces
régions, M. le lieutenant Pascal a complété dans le Bambouk les anciennes
explorations du voyageur Raffenel, et le premier visité la cataracte de
Gouïna. Enfin un autre lieutenant d'infanterie de marine, M. Vincent, a ac-
compli par les pays des Triris et d'Adrar, du sud au nord, le long de la côte
de l'Atlantique, la moitié du trajet qui sépare notre colonie du Maroc.
On voit, par ce rapide exposé des derniers faits qui se sont accomplis
dans notre colonie du Sénégal, quelle grande extension la France prend
dans cette région de l'Afrique. Qu'elle réoccupe au nord l'île d'Arguin, dont
jadis elle avait pris possession, qu'elle étende au sud son influence sur le
Cayor de façon à relier Saint-Louis à Corée, qu'elle échelonne quelques
postes encore au-delà de Médine, dans la direction du Niger, et nous se-
rons maîtres à la fois, avec le Sénégal pour point de départ et pour centre,
des chemins qui mènent au Maroc, aux régions aurifères du Soudan et à
Tombouctou. alfred jacobs.
V. DE Mars.
TROP MENU LE FIL CASSE
SCÈNES DE LA VIE RUSSE.
PERSONNAGES.
ANNA VASSILEVNA LIBANOF, quarante ans.
VERA NICOLAEVNA, sa fille, dix-neuf ans.
VARVARA IVANOVNA MOROZOF, parente
de M™" Libanof, quarante-cinq ans.
M""" BIENAIMÉ, gouvernante de Vera Nico-
laevna.
VLADIMIR PETROVITCH STANIÏ^INE, un
voisin, vingt-huit ans.
EUGENE ANDREITCH GORSKl , autre voisin,
vingt-six ans.
IVAN PAVLITCH MOUKHINE, troisième voi-
sin, -trente ans.
Le capitaine TCHOUKHANOF, cinquante ans.
Un Maître d'hôtel.
Un Do.mestique.
|La scène se passe chez M™» Libanof. — Le théâtre représente la grande salle d'une riche
habitation; trois portes s'ouvrent, au fond sur la salle à manger, à droite sur le salon,
à gauche sur le jardin. — Les murs sont ornés de portraits. — Sur le devant, une table
couverte de journaux, un piano et quelques fauteuils. — Au second plan, un petit billard.
— Dans un coin, une grande horloge murale.
GORSKl, entrant
Il n'y a personne. Tant mieux... Quelle heure est-il?... Neuf heures et de-
mie. C'est aujourd'hui le jour décisif... Oui,... oui. (U s'approche de la table et
prend un joarnaL ) VoyOUS leS nOUVOUeS... ( Moukhine sort de la salle à manger. Gorski se
retourne vivement.) Tieus... Moukhine! Par (]uel hasard? quand es-tu arrivé?
MOUKHINE.
Cette nuit, mais j'ai quitté la ville à six heures. Mon postillon s'est
égaré...
GORSKl.
Tu connais donc M"" de Libanop
MOUKHINE.
Je viens ici pour la première fois. C'est au bal du gouverneur qu'on m'a
TOME XXXIV. — 15 JUILLET 18C1. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
présenté à M"" de IJhanof, comme tu l'appelles; j'ai dansé avec sa fille, et
cela m'a valu l'honneur d'une invitation, (ueganiant amour de lui.) La résidence
est belle !
GORSKI.
Je le crois bien ! la première maison de la province ! Il fait bon vivre
ici... C'est un agréable mélange que cette existence campagnarde à la russe
et cette vie de château à la française... Tu en jugeras. La maîtresse de la
maison est veuve et riche. Sa fille...
MOUKHmE , rinterrompant.
Sa fille est charmante?...
GORSKI.
Ah!... (Après un court silence.) Oui.
MOUKHINE.
Comment se nomme-t-elle?
GORSKI.
Vera Nicolaevna... Sa dot est magnifique.
MOUKHINE.
Bah! cela m'est égal. Je ne suis pas un épouseur.
GORSKI.
Tu n'es pas un épouseur, mais tu as la mine d'un prétendu.
MOUKHINE.
Serais-tu jaloux par hasard?
GORSKI.
Encore! Causons donc en attendant que ceS' dames descendent pour dé-
jeuner.
MOUKHINE.
Dis-moi d'abord quelle sorte de maison est celle-ci,... quelles gens l'ha-
bitent...
GORSKI.
Ma défunte mère a détesté M'""" Libanof pendant vingt ans au moins...
Il y a donc longtemps que nous nous connaissons. M"" de Libanof, née
Solotopine (tel est le nom inscrit sur ses cartes de visite), est une brave
femme qui jouit de la vie et en laisse jouir les autres. Le général Monplaisir
s'arrête chez elle en passant. Si son mari n'était pas mort jeune, elle eût
fait son chemin. Elle est un peu sentimentale, un peu enfant gâté; elle
accueille son monde sans trop de réserve, sans trop de prévenance... Il
faut lui savoir gré de ne pas parler du nez et de ne pas faire trop de médi-
sances. Elle tient sa maison en bon ordre , et régit elle-même ses biens.
C'est une tête politique. Une de ses parentes. M'"" Morozof, Varvara ïva-
novna, vit auprès d'elle. C'est une femme assez bien élevée, veuve aussi,
mais pauvre. Elle est méchante, et elle déteste sa bienfaitrice; mais cela
importe peu. Il y a encore une gouvernante française qui fait partie de l'é-
tablissement, sert le thé, soupire après Paris, aime le petit mot pour rire,
et roule mélancoliquement ses petits yeux... à l'adresse des arpenteurs et
des architectes, qui lui font la cour. Comme elle ne joue pas aux cartes, et
que le boston n'est agréable qu'à trois, on s'est affublé en son honneur d'un
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 259
capitaine en retraite, un certain Tchouklaanof, qu'on tient ù demi-ration. 11
a de grandes moustaches et un air de matamore, ce qui ne Tempêche pas de
n'être au fond qu'un très humble courtisan. Toutes ces personnes sont de
la maison et n'en sortent pas ; mais M'"*' de Libanof a beaucoup d'autres re-
lations... 11 me serait impossible de me les rappeler toutes... Parmi les visi-
teurs les plus assidus, il faut compter le docteur Gutmann. C'est un joli
garçon, à favoris soyeux, qui n'entend pas grand'chose à la médecine, mais
qui baise avec attendrissement les mains d'Anna Vassilevna... Gela plaît as-
sez à la veuve, qui a de jolies mains, un peu trop potelées, mais blarfbhes.
et les doigts retroussés du bout...
M0UKHI^'E, avec impatience.
Mais tu ne dis rien de la fille?
GORSKI.
Patience donc! Que te dirai-je de Vera Nicolaevna? Je ne sais vraiment
rien d'elle. Qui peut se vanter de connaître une jeune fille de dix-huit ans?
Elle fermente encore comme un vin nouveau, m.ais elle fera sans doute une
femme charmante. Elle est fine et spirituelle, elle a du caractère, un cœur
tendre, et ne demande qu'à vivre. Elle se mariera bientôt.
MODKHINE.
Avec qui?
GORSKI.
Je n'en sais rien,... mais elle ne restera pas longtemps fille.
MOUKHINE.
Cela s'entend. Un riche parti...
GORSKI.
Oh ! ce n'est pas parce qu'elle est riche !
MOUKHINE.
Et pourquoi donc?
GORSKI.
Parce qu'elle a compris que la vie de la femme ne commence que le jour
de ses noces, et qu'elle veut vivre. Écoute... Mais quelle heure est-il?
MOUKHINE.
11 est dix heures.
GORSKI.
Dix heures,... j'ai encore le temps. Écoute bien. Nous sommes en guerre
ouverte, Vera Nicolaevna et moi. Sais-tu ce qui m'a fait accourir ici ventre
à terre hier matin?
MOUKHINE.
Comment veux-tu que je le sache?
GORSKI.
Ln jeune homme de ta connaissance a l'intention de demander aujour-
d'hui sa main.
MOUKHINE.
Et qui donc?
GORSKI.
Vladimir Petrovitch Stanitzine, ex-lieutenant de la garde, un de mes bons
260 REVUE DES DEUX MONDES.
amis. Imagine-toi que c'est moi-même qui l'ai introduit ici! Ce n'est pas
tout : je Tai précisément introduit pour qu'il épouse Vera Nicolaevna. C'est
un homme d'un esprit médiocre, bon, modeste, paresseux, sédentaire. Elle
ne peut trouver un meilleur mari, et elle le sait bien. Je suis un ancien
ami de la famille, et ne veux que son bien.
MOUKHINE.
Tu es donc accouru ici au galop pour être témoin du bonheur de ton
protégé?
GORSKI.
Tout au contraire... Je suis venu pour mettre obstacle à ce mariage.
MOUKHINE.
Je ne te comprends pas.
GORSKI.
Il me semble pourtant que la chose est claire.
MOUKHINE.
Veux-tu donc l'épouser toi-même?
GORSKI.
Non pas, mais je ne veux point qu'elle en épouse un autre.
MOUKHINE.
Tu es amoureux d'elle?
GORSKI.
Je ne le pense pas.
MOUKHINE.
Eh bien! tu l'as demandée en mariage?...
GORSKI.
Pas du tout. Je n'ai nullement l'intention de l'épouser. Écoute, je vais te
parler à cœur ouvert. Je suis certain, entends-tu, que, si je faisais ma de-
mande, je serais préféré par Vera Nicolaevna à notre ami Stanitzine. Quant
à la mère, elle nous tient, Stanitzine et moi, pour deux partis également
sortables... Vera croit que je suis amoureux d'elle, mais elle sait que je
crains le mariage plus que le feu... Elle veut triompher de cette crainte...
Voilà pourquoi elle attend... Elle n'attendra pas longtemps. Ce n'est pas
qu'elle ait peur de perdre Stanitzine : ce pauvre jeune homme brûle et fond
comme de la cire; mais, à vrai dire, elle commence à lire dans mon jeu, et
son intention est de me pousser à une explication décisive. J'ai le pressen-
timent que cette situation se dénouera aujourd'hui même. Le serpent me
glissera entre les doigts, ou il m'étoulfera. Ce qui m'est insupportable, c'est
que Stanitzine est amoureux au point de n'être plus capable ni de jalousie,
ni d'emportement. On le voit errer çà et là, les yeux chargés de langueur,
la bouche béante : il est affreusement ridicule! Cependant les sarcasmes ne
me serviraient plus à rien... 11 faut me montrer tendre. Je me suis déjà
mis à l'œuvre hier, et n'en reviens pas du peu d'efforts que cela m'a coûté.
Je cesse de me comprendre moi-même.
MOUKHINE.
Comment t'y es-tu pris?
SCÈNES DE LA YIE RUSSE. 261
GORSKt.
Je ne sais si Vera Nicolaevna pressent la proposition de son adorateur;
ce qui est certain, c'est qu'liier soir elle m'observait tout particulièrement.
Tu ne peux t'imaginer combien il est difficile, même à un homme expéri-
menté, d'affronter le regard scrutateur de ces yeux jeunes, mais intelli-
gens, surtout lorsqu'ils cli2;notent un peu. Elle a été sans doute frappée
aussi de ma nouvelle attitude vis-à-vis d'elle. Je passe pour un homme
moqueur et froid et j'en suis bien aise... On vit très bien avec cette ré-
putation... Mais hier j'ai dû paraître tendre et préoccupé. A quoi bon men-
tir? J'ai ressenti en efïet quelque agitation, et mon cœur ne demandait
qu'à s'attendrir. Tu me connais, mon cher, tu sais que je garde le libre
exercice de toutes mes facultés d'observation, même dans les crises les
plus solennelles de la vie... Et Vera m'offrait hier un curieux sujet d'ob-
servation; elle cédait à l'entraînement de la curiosité, si ce n'est à celui
de l'amour. Elle avait peur, elle ne se fiait pas à elle-même et ne se com-
prenait pas... Tout cela se reflétait gracieusement sur son frais visage; je
ne l'ai pas quittée de la journée, et je sentis le soir que je commençais à
perdre tout empire sur moi-même... 0 Moukhine, Moukhine! quelle chose
dangereuse que de voir trop longtemps de fermes épaules, de respirer une
fraîche haleine!... Le soir, nous nous sommes promenés dans le jardin. Le
temps était magnifique; aucun souffle n'agitait l'air. M"'' Bienaimé, sa gou-
vernante, est venue sur le balcon; elle portait une bougie dont la flamme
n'a pas vacillé. Vera et moi, nous nous so.mmes longtemps promenés tous
deux devant la maison, sur le sable moelleux de l'allée qui longe l'étang.
Les étoiles scintillaient doucement au ciel et sur l'eau... M"" Bienaimé, in-
dulgente, mais attentive, nous suivait des yeux du haut de son balcon... Je
propose à Vera Nicolaevna d'entrer dans la barque; elle y consent, je rame,
et nous allons ainsi jusqu'au milieu de l'étang. — Où allez-vous donc? s'écrie
la Française. — Nulle part, répondis-je tout haut. Nulle part, répétai-je
tout bas, nous sommes trop bien ici. Vera Nicolaevna baissa les yeux, sourit
et se mit à effleurer la surface de l'eau du bout de son ombrelle. Un doux
et pensif sourire s'épanouissait sur ses joues virginales; elle voulut parler
et ne fit que soupirer, mais si joyeusement! tout comme soupirent les enfans!
Eh bien! que te dirai-je de plus? Prudence, projets, sang-froid, j'ai tout
envoyé au diable, j'ai été heureux, j'ai été stupide. Dieu me pardonne! j'ai
déclamé des vers... Oui, je te le jure!... Tu n'en crois rien, et c'est vrai
pourtant.... J'ai déclamé des vers,... et encore ma voix tremblait-elle....
Pendant le souper, j'ai été assis à côté de Vera... Oui,... tout cela est fort
beau... Mes affaires sont excellentes, et si je voulais me marier!... Mais
voici le malheur, on ne la trompe pas, elle! Je ne sais qui a dit que les
femmes s'entendaient admirablement à faire des armes. Personne certes ne
fera tomber le fleuret des mains à Vera Nicolaevna. Nous le verrons aujour-
d'hui du reste... Et toi, I\an Pavlitch, à quoi penses-tu?
MOUKHINE.
Je pense que si tu n'es pas amoureux de Vera Nicolaevna, tu es un grand
original ou un égoïste insupportable.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
GORSKI.
C'est possible! Mais Ton vient... Aux armes!... Je compte sur ta discré-
tion?...
MOUKHINE.
Oh! naturellement.
GORSKI.
Voici M"* Bienaimé, toujours la première... forcément; le thé l'attend.
( Mademoiselle Bienaimé entre. Moukhine se lève et la salue. Gorski s'approche d'elle. ) Mademoi-
selle, j'ai l'honneur de vous saluer. Toujours fraîche comme une rose!
MADEMOISELLE BIErs'AniÉ, minaudant.
Et vous toujours galant. Venez, j'ai quelque chose à vous dire. [Tous les deux
entrent dans la salle à manger.)
MOUKHINE, seul.
L'étrange garçon que ce Gorski ! Qui donc le priait de me prendre pour
confident? (se promenant de long en large.) Ma foi , j'avais bien bcsoin de venir ici!
Si je pouvais... (Entre Vera Nicolaevna. Elle est en robe blanche et tient une rose à la main.
Moukhine se retourne et salue avec embarras. Vera s'arrête indécise.) VoUS,... VOUS ne TCIQ TQ—
connaissez pas,... je...
VERA.
Ah! monsieur,... monsieur Moukhine. Je ne m'attendais pas vraiment...
Et quand êtes-vous arrivé?
MODKHINE.
Cette nuit... Imaginez-vous que mon postillon...
VERA.
Ma mère sera très heureuse. J'espère que vous nous restez... (Eiie regarde
autour d'elle.)
MODKHINE.
Peut-être cherchez-vous Gorski?... Il vient de sortir.
VERA.
Qui vous fait croire que je cherche M. Gorski?
MOUKHINE.
Je... je pensais...
VERA.
Vous vous connaissez?
MOUKHINE.
Depuis longtemps. Nous avons servi ensemble.
VERA, se dirigeant vers la fenêtre.
Quelle ravissante matinée !
MOUKHINE.
Vous venez déjà du jardin?
VERA.
Oui, je me suis levée de bonne heure.
MOUKHINE.
Cette rose?... Permettez-moi une question... Pour qui l'avez-vous cueillie?
VERA.
Pour qui? Pour moi-même.
SCENES DE LA VIE RUSSE. 263
MOUKHINE.
Àhl
GORSKI , sortant de la salle à manger.
Veux-tu du thé, Moukhine? (Apercevant vera.) BonjouF, Vera Nicolaevna.
VERA.
Bonjour.
MOUKUINE.
Le thé est servi? Eh bien! je vais déjeuner. (U se dirige Ters la salleà manger.)
GORSKI.
Vera Nicolaevna, donnez-moi donc votre main... (EUeiuitendia main ensuence.)
Qu'avez-vous?
VERA.
Dites-moi, Eugène Andréitch, votre ami Moukhine est-il bête?
GORSKI.
Je n'en sais rien... Il passe pour un homme intelligent... Mais quelle ques-
tion!...
VERA.
Êtes-vous très lié avec lui?
GORSKI.
Je le connais... Qu'est-ce qu'il peut donc?... Est-il?...
VERA, vivement.
Rien,... rien,... je ne sais...
GORSKI , montrant la rose.
Je vois que vous êtes déjà sortie ce matin.
VERA.
Oui... M. Moukhine m'a déjà demandé pour qui j'avais cueilli cette rose.
GORSKI.
Et que lui avez-vous répondu ?
VERA.
Que c'était pour moi-même.
GORSKI.
Et l'avez-vous réellement cueillie pour vous-même?
VERA.
Non, pour vous. Vous voyez que je suis franche.
GORSKI.
Donnez-la-moi alors.
VERA.
Je n'ose plus vous la donner à présent. Me voilà forcée de la mettre à ma
ceinture ou de l'offrir à M""= Bienaimé. C'est votre faute. Pourquoi n'êtes-
vous pas descendu le premier?
GORSKI.
C'est insupportable, Moukhine...
VERA.
Gorski, vous jouez au plus fin avec moi. Je vous le prouverai plus tard...
Maintenant allons déjeuner.
26!l REVIE DES DEUX MONDES.
G0RSK1, la retenant.
Écoutez, "Vera Nicolaevna, vous me connaissez. Je suis méfiant; j'ai l'air
moqueur et dégagé, mais de fait je suis simplement timide.
VEHA.
Vous...
GORSKI.
Moi. De plus, tout ce qui m'arrive est si nouveau pour moi... Vous dites
que je joue au plus fin... Ayez un peu d'indulgence... (vera le regarde.) Je vous
assure qu'il ne m'est jamais arrivé de parler à une femme comme je vous
parle. C'est pour cela qu'il m'est difficile... Eh bien! oui, je suis habitué à
dissimuler... Mais ne me regardez pas ainsi... Je vous jure que je mérite
d'être encouragé.
VERA.
Gorski! il est facile de me tromper... J'ai été élevée à la campagne, j'ai
VU peu de monde... Il est facile de me tromper, mais à quoi bon? Vous n'en
retirerez pas une bien grande gloire... Quant ù, vous jouer de moi,... non,
je ne puis le croire...
CtORSKI.
Me jouer de vous!... Regardez-vous donc vous-même... Mais ces yeux
voient tout. (Vera se détourne lentement.) Et SaVCZ-VOUS qUC lorsque VOUS êteS là,
je ne puis,... non, je ne puis décidément m'em pêcher de dire tout ce que je
pense... Dans votre doux sourire, dans votre calme regard, dans votre silence
même, il y a quelque chose de si impérieux...
VER.V, riiiterronipant.
Et vous ne voulez pas vous livrer? Vous voulez toujours ruser?
GORSKI.
Non;... mais écoutez. A parler franchement, qui donc se livre tout à fait?
Serait-ce vous par exemple? Dites-moi sincèrement si vous attendez quel-
qu'un aujourd'hui.
VERA, tranquillement.
Oui. Il est probable que nous verrons M. Stanitzine.
GORSKI.
Vous êtes une femme terrible. Vous avez le don de ne rien laisser voir
tout en ne paraissant rien cacher... La franchise est la ineilleare des diplo-
malies, sans doute parce qu'elle ne fait pas tort à l'autre.
VERA.
Ainsi donc vous saviez aussi qu'il devait venir?
GORSKI , légèrement troublé.
Je le savais.
VERA, se penrhnnt sur sn rose.
Et votre monsieur Moukhine le savait aussi?
GORSKI.
Pour quelle raison me parlez-vous toujours de Moukhine?...
VERA.
Assez. Voyons, ne vous fâchez pas... Si vous le voulez, nous irons au jar-
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 265
din après le déjeuner... Nous causerons.%. de choses graves... [Eiie jette sa rose
sur la table et entre dans la salle à manger.)
GORSKI, seul. Il prend la rose, et reste quelques instans immobile.
Eugène Andréitch, mon ami, je dois vous dire franchement qu"à mon
avis vous n'êtes pas de force à lutter contre ce démon. Vous vous jetez de
côté et d'autre, elle ne remue pas seulement le petit doigt, et vous vous
découvrez complètement. Du reste, qu'est-ce que cela fait? Ou je serai
vainqueur, ou je perdrai la partie Dans ce cas, il n'y aura pas de honte à
épouser une femme comme celle-ci! C'est effrayant sans doute;... mais
d'un autre côté à quoi bon conserver ma liberté? Doucement, Eugène An-
dréitch, doucement, ne vous livrez pas trop vite... ( considérant la rose.) Que
signifies-tu, pauvre fleur?... Ah! M""= Libanof avec son amie!... (ii cache avec
soin la rose. — Entre madame Libanof, accompagnée de Varvara Ivanovna.) BOUJOUr, mes-
dames, comment avez-vous dormi?
MADAME LIBAXOF, lui donnant le bout de ses doigts.
Bonjour, Eugène.... J'ai un peu mal à la tête aujourd'hui.
VARVARA IVAXOVNA.
A'^ous vous couchez trop tard, Anna Vassilevna.
MADAME LIB.\NOF.
C'est possible... Et où est Vera? L'avez-vous vue?
GORSKI.
Elle prend le thé dans la salle à manger avec Al"' Bienaimé et Moukhine.
MADAME LIBANOF.
Ah ! oui, M. Moukhine , on dit qu'il est arrivé cette nuit. Le connaissez-
vous? (Elle s'assied.)
GORSKI.
Je le connais depuis longtemps. N'allez-vous pas prendre une tasse de thé?
MADAME LIBANOF.
Non, le thé m'agite, Gutraann me le défend; mais je ne vous retiens pas,...
allez, allez, Varvara Ivanovna. (varvara ivanovna sort.) Et vous, Gorski, vous res-
tez?... Quelle délicieuse matinée!... Avez-vous vu le capitaine?
GORSKI.
Non. Il doit être, selon son habitude, à se promener au jardin,... pour
chercher des champignons.
MADAME LIBANOF.
Imaginez -vous quelle partie il m'a gagnée hier?... Mais asseyez- vous
donc... Pourquoi restez-vous debout? (Gorski s-assied.) J'avais le plus beau jeu,
mes combinaisons étaient parfaites; mais Varvara Ivanovna a tout gâté.
Elle joue à tort et à travers, avec un guignon inconcevable. Ce scélérat, lui,
a du bonheur, et, les maladresses de Varvara Ivanovna l'aidant, je me suis
trouvée dans une fort mauvaise passe. Que voulez-vous? Il a gagné, c'est
tout simple ; mais à propos, il faut que j'envoie en ville. (EUe sonne.)
GORSKI.
Pour quoi faire?
266 REVUE DES DEUX MONDES.
DN MAÎfRE d'hôtel.
Madame a sonné?
MADAME LIBANOF.
Envoie Gabriel en ville pour qu'il achète de la craie (1)... Tu sais, des
morceaux de craie comme je les aime.
LE MAÎTRE d'hÔTEL.
Oui, madame.
MADAME LIBANOF.
Dis-lui d'en prendre suffisamment et de choisir les plus gros morceaux...
Où en est la fenaison?
LE MAÎTRE D'HÔTEL.
Madame, on fauche encore.
MADAAIE LIBANOF.
C'est bien. Où est Élie Élitch?
LE MAÎTRE d'hÔTEL.
Madame, il se promène au jardin.
madame LIBANOF.
Au jardin!... Appelle-le.
LE MAÎTRE D'HÔTEL.
Oui, madame.
MADAME LIBANOF.
C'est bien, retire-toi.
LE MAÎTRE D'HÔTEL.
Oui, madame, (n son.)
MADAME LIBANOF.
Que ferons-nous aujourd'hui, Eugène? Vous savez que je m'en rapporte
complètement à vous. Pensez à quelque chose de gai... Je suis en train au-
jourd'hui. Dites, est-ce un homme agréable que ce M. Moukhine?
GORSKI.
Il est fort bien.
Il n'est pas gênant?
Oh! nullement.
Joue-t-il au boston?
Certainement.
MADAME LIBANOF.
Ah! mais c'est très bien... Eugène, donnez-moi un tabouret sous les pieds.
(Gorski apporte un tabouret. ) Mercî... Voici le Capitaine!
TCHOUKHANOF. (il entre par le jardin; sa casquette est pleine de champignonj. )
Bonjour, ma chère dame... Votre main, je vous prie.
(1) En Russie, on emploie de petits morceaux de craie pour marquer les gains.
MADAME LIBANOF.
GORSKI.
MADAME LIBANOF.
GORSKI.
SCENES DE LA VIE RUSSE. 267
MADAME LIBANOF, lui tendant langoureusement la main.
Bonjour, scélérat!
TCHOUKHANOF.
Eugène Andréitcll, mes plus humbles... (Corski salue. Tchoukhanof le regarde on
secouant la t(^te.) Dieu ! la belle prestance ! Pourquoi ne pas vous faire militaire,
hein?... Et vous, ma chère dame, comment vous sentez-vous?... J'ai récolté
pour vous des champignons.
MADAME LIBAIVOF.
Pourquoi ne pas emporter un panier, capitaine? Comment peut-on mettre
des champignons dans une casquette?
TCHOUKHANOF.
J'obéirai, chère dame , j'obéirai. Pour nous autres vieux soldats, cela n'a
pas d'importance; mais pour vous, certainement... J'obéirai. Je vais tout de
suite les mettre sur une assiette. Et votre petite fauvette, Vera Nicolaevna,
est-elle déjà éveillée?
MADAME LIBANOF, à Gorski, sans répondre au capitaine.
Ce monsieur Moukhine est-il riche?
GORSKI.
Il a deux cents âmes.
MADAME LIBANOF, avec indifférence.
Ah!... Ils sont bien longtemps à déjeuner!
TCHOUKHANOF.
M'ordonnez-vous d'aller les prendre d'assaut? Dites une parole, je triom-
pherai en un clin d'oeil... Ce n'est pas une forteresse pareille qui nous
résistera,... surtout si nous avons affaire à un colonel comme Eugène
Andréitch.
GORSKI.
Colonel! A propos de quoi, Élie Élitch? De grâce!
TCHOUKHANOF.
Le rang n'est pour rien, je parle de la prestance,... de la prestance.
MADAME LIBANOF.
Mais allez donc!... Allez voir s'ils ont fini de déjeuner!
TCHOUKHANOF.
J'obéis, ma chère dame, (ii fait quelques pas pour sortir.) Ah! mais les voici.
(Vera, Moukhine, mademoiselle Bienaimé et Varvara Ivanovna viennent de la salle à manger.) McS
respects...
VERA, en passant.
Bonjour, (courant à sa mère.) Bonjour, maman.
MADAME LIBANOF, la baisant au front.
Bonjour, petite... monsieur Moukhine, soyez le bienvenu... Je suis en-
chantée que vous ne nous ayez pas oubliées.
MOUKHINE.
C'est bien de la bonté, madame... Je ne mérite pas un tel honneur.
MADAME LIBANOF.
Vous n'avez pas encore vu notre jardin? Il est grand. Beaucoup de fleurs;
268 REVUE DES DEUX MONDES.
j'aime tant les fleurs! Du reste, chez nous chacun est libre de faire ce qui
lui plaît. Liberté entière.
MOUKHINE.
C'est charmant!
MADAME LIBANOF.
C'est mon principe... Je ne puis souffrir Tégoïsme. C'est chose assommante
pour les autres et fatigante pour soi-même. Demandez-leur à tous, (varrara
ivanovna sourit d'un air mielleux.) Mais pourquoi n'allcz-vous pas VOUS promenor?
GORSKI.
Oui, allons au jardin.
VER A , vivement.
Non, non; à cette heure, il fait trop chaud.
MADAME LIBANOF.
Comme vous voudrez, ( a jioukhine. ) Nous avons un billard... Du reste, vous
le savez, liberté entière... Quant à nous, capitaine, nous allons nous mettre
aux cartes... C'est un peu tôt; mais puisque Vera dit qu'on ne peut pas se
promener...
TCHOUKHANOF , qui n'a pas du tout envie de jouer.
Volontiers, volontiers, chère dame... Pourquoi trop tôt? Il faut que vous
preniez votre revanche.
MADAME LIBANOF.
Certainement,... certainement... (a Moukhine.) On dit,... monsieur Mou-
khine,... que vous aimez le boston... Ne voudriez-vous pas?... M'i'= Bienaimé
ne sait pas jouer, et voilà longtemps que je n'ai fait une partie à quatre.
MOUKHINE.
Je... certainement,... avec plaisir...
MADAME LIBANOF.
Vous êtes fort aimable; mais pas de cérémonie, je vous prie.
MOUKHINE.
Nullement, madame,... je suis ravi...
MADAME LIBANOF.
Eh bien! allons... Nous ferons notre partie au salon;... la table est déjà
préparée... Monsieur Moukhine, donnez-moi votre bras... (Eiie se lève.) Et vous,
Gorski, organisez quelque chose pour la journée, entendez-vous? Vera vous
aidera... (EUe se dirige vers le salon.)
TCHOUKHANOF, s'approchant de Varvara Ivanovna.
Permettez-moi de me mettre à vos ordres...
VARVARA IVANOVNA, avec dépit, en acceptant son bras.
Encore vous! (Mademoiselle Bienaimé s'assied à gauche et prend sa broderie d'un air affairé.
Yera se met au piano. Gorski s'approche d'elle doucement.)
GORSKI , aprf'S un moment de silènes.
Que jouez-vous donc là, Vera Nicolaevna?
VERA, sans le regarder.
Une sonate de Clementi.
SCENES DE LA VIE RUSSE. 269
GORSKI.
Dieu ! quelle vieillerie !
VERA.
Oui, c'est très vieux et très ennuyeux.
GORSKI.
Pourquoi donc alors Tavoir choisie? Et quelle fantaisie de vous mettre au
piano?... Auriez-vous oublié que vous m'aviez promis d'aller au jardin avec
moi?
VERA.
Je fais précisément de la musique pour ne pas aller me promener avec
vous.
GORSKI.
Et pourquoi cette rigueur soudaine? Par quel caprice?...
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Ce n'est pas joli ce que vous jouez là, Vera...
VERA, haut.
Je le crois bien, (a Gorski.) Écoutez, Gorski, je n'ai ni l'habitude ni le goût
de la coquetterie et des caprices, je suis trop fière pour cela. Vous savez
parfaitement que je ne fais pas la capricieuse en cet instant;... mais je vous
en veux...
GORSKI.
Pourquoi cela?
Vous m'avez offensée.
Je vous ai offensée, moi!
VERA.
GORSKI.
VERA, déchiffrant toujours sa sonate.
Vous auriez pu du moins mieux choisir votre confident. A peine suis-je
entrée dans la salle à manger que ce monsieur,... monsieur... Comment s'ap-
pelle-t-il donc? M. Moukhine vient me dire que ma rose était probablement
arrivée à sa destination... Puis, voyant que je ne répondais pas à ses ama-
bilités, il s'est mis tout à coup à faire votre éloge, mais d'une façon si mal-
adroite... Pourquoi les amis sont-ils donc si maladroits dans les louanges
qu'ils se donnent l'un à l'autre? Il a pris en général des airs si mystérieux,
a mis tant de discrétion dans son silence, m'a regardée avec tant de respect
et de compassion... Je ne puis le souffrir.
GORSKI.
Que concluez-vous de tout cela?
VERA.
J'en conclus que M. Moukhine... a l'honneur de recevoir vos confidences.
(Elle se met à jouer très fort.)
GORSKI.
D'où VOUS est venue cette idée?... Et que puis-je lui avoir dit?
VERA.
Le sais-je?... Que vous m'avez fait la cour, qne vous vous êtes moqué de
moi, que vous êtes en train de me tourner la têie, que je vous amuse. (Ma-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
demoiselle Bienaimé est prise d'un accès de toux s."-che.) Qu'avez-VOUS, bonne amie? Pour-
qiioi toussez-vous?
MADEMOISELLE niENAIMÉ.
Rien, rien... Je ne sais... Cette sonate doit être bien difficile.
VERA, à demi-voix.
Comme elle m'ennuie!... (ACorski.) Pourquoi ne dites-vous rien?
GORSKI.
Je me demande si je suis coupable envers vous. Je le confesse, je suis
coupable certainement : ma langue est mon ennemie ; mais écoutez, Vera
Nicolaevna... Vous souvenez-vous de ce poème de Lermontof que je vous
lisais hier? vous souvenez -vous de ce passage où le poète décrit une folle
lutte entre l'amour et la haine?... (vera u-re doucement les yeui. ) Oh! mais je ne
pourrai plus continuer, si vous me regardez ainsi...
VERA, haussant les épaules.
Finissez donc...
GORSKI.
Écoutez... Je vous avoue franchement que je redoute, que j'ai peur de
ni'assujettir à ce charme involontaire que je ne puis cependant nier... Je
m'efforce de m'y soustraire par tous les moyens , par des discours, par des
moqueries, par des récits... Je bavarde comme une vieille fille...
VERA.
Et pourquoi? Qui nous empêche de rester bons amis?... Vos rapports ne
peuvent-ils être simples et naturels?
GORSKI.
Simples et naturels... C'est facile à dire... (Avec fermeté.) Eh bien! oui; je
suis coupable envers vous, et j'implore votre pardon. J'ai dissimulé et je
dissimule encore... Mais je puis vous assurer, Vera Nicolaevna, que, quels
que soient mes rêves et mes projets en votre absence, ces intentions se dis-
sipent comme de la fumée à la moindre de vos paroles, et je sens , — vous
allez rire, — je sens que je suis sous votre charme...
VERA, cessant peu à peu de jouer.
Vous m'avez dit la même chose hier au soir...
GORSKI.
C'est qu'hier je ressentais la même chose. Je renonce décidément à ruser
avec vous.
VERA.
Ah! vous voyez bien que j'avais raison!
GORSKI.
Je m'en rapporte complètement à vous. Vous devez savoir enfin que je ne
vous ai pas trompée, lorsque je vous ai dit...
VERA, l'interrompant.
Que je vous plaisais... Il ne manquait plus que cela!
GORSKI, avec dépit.
Vous êtes aujourd'hui aussi méfiante qu'un usurier de soixante-dix ans.
SCÈ^'ES DE LA VIE RUSSE. 271
VERA.
Voulez-vous que je vous joue votre mazurka favorite?
GORSKI.
Ne me tourmentez pas, Vera... Je vous jure.
VERA, gaiement.
Eh bien! donnez-moi la main. Je vous pardonne, (a mademoiselle Bienaimé.) Nous
faisons la paix, bonne amie!
MADEMOISELLE BIENAIMP^, avec une feinte surprise.
Ah! est-ce que vous vous étiez querellés?
VERA.
Oui, un peu! (a corski.) Eh bien! voulez-vous que je vous joue votre ma-
zurka ?
GORSKI.
Non. Cette mazurka est trop mélancolique... Il s'en échappe comme une
douloureuse aspiration vers les régions lointaines, et je vous assure que je
me trouve bien ici. Jouez-moi quelque chose de gai, de lumineux, de vif, qui
se reflète et reluise au soleil comme un poisson dans Teau... (veia se met à jouer
une valse brillante.) Mou Dlcu, quo VOUS êtes Charmante ! Vous ressemblez vous-
même à un joli petit poisson dans un ruisseau limpide.
VERA, après un moment de silence.
Dites-moi, Gorski, pourquoi donc M. Stanitzine n'achève-t-il jamais ses
pensées?
GORSKI.
Probablement parce qu'il en a trop.
VERA.
Que vous êtes méchant! Il n'est pas sot. C'est un homme excellent. Je
l'aime beaucoup.
GORSKI.
C'est un homme admirable et solide!
VERA.
Oui;... mais pourquoi a-t-il toujours l'air si gêné dans ses habits?... Vous
ne répondez pas?... A quoi pensez-vous?
GORSKI.
Je rêvais,... je me figurais une petite chambre, non pas dans nos pays
glacés, mais quelque part au midi, dans une belle contrée lointaine.
VERA.
Tous disiez tout à l'heure que vous ne vouliez pas aller au loin...
GORSKI.
Je ne veux pas y aller seul... Nul être humain autour de nous, les mots
d'une langue étrangère résonnent de temps à autre dans la rue, la fenêtre
grande ouverte laisse pénétrer une brise fraîche qui vient de la mer... Les
rideaux blancs s'enflent comme une voile,... la porte donne sur un jardin,
et à l'entrée, sous l'ombre transparente du lierre...
VERA, avec émotion.
Ah! mais vous êtes poète!...
272 REVUE DES DEUX MONDES.
GORSKI.
Que Dieu m'en préserve! Je ne fais que me souvenir.
VERA.
Vous vous souvenez?
GORSKI.
De la nature,... oui; le reste,... tout le reste,... vous ne m'avez pas laissé
achever,... n'est qu'un rêve.
VERA.
Les rêves ne s'accomplissent pas... dans le monde de la réalité.
GORSKI.
Qui vous l'a dit? Est-ce M""' Bienaimé? Laissez, pour l'amour de Dieu,
toutes ces sentences de la sagesse mondaine aux vieilles filles de quarante-
cinq ans et aux adolescens lymphatiques. La réalité!... Mais où est l'imagi-
nation la plus ardente, la plus créatrice, qui puisse égaler la réalité!... Il y
a tel coquillage des mers qui est cent mille fois plus fantastique que tous
les contes d'Hoffmann! Quelle est la production du génie poétique que l'on
puisse comparer... à ce chêne que voilà dans votre jardin?
VERA.
Je suis disposée à vous croire, Gorski!
GORSKI.
Croyez-moi, le bonheur le plus infini qui prenne naissance dans l'imagi-
nation capricieuse de l'homme oisif ne peut se comparer à cette béatitude
qui lui est réellement accessible,... s'il conserve seulement la santé, si le
sort ne lui tient pas rigueur, si ses biens ne sont pas vendus à l'encan , et
si enfin il sait bien lui-même ce qu'il veut.
VERA.
Rien que cela!
GORSKI.
Mais nous,... mais moi, je suis jeune, mes biens ne sont pas engagés...
VERA.
Mais vous ne savez pas ce que vous voulez!...
GORSKI, gravement.
Je le sais.
VERA, le regardant.
Eh bien! si vous le savez, dites-le.
GORSKI.
Volontiers, je veux que vous... (un domestique annonce M. Vladimir Petrovitoh St..-
nitzine.)
VERA, .se levant vivement.
Je ne puis le voir en ce moment.... Gorski, il me semble que je vous ai
enfin compris... Recevez-le à ma place,... à ma place, entendez-vous,...
puisque tout est décidé... (Elle entre dans le salon.)
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Eh bien! elle s'en va? Quelle petite folle! (Elle se lève et rentre également dans le
salon.)
SCÈNES DE LA TIE RUSSE. 273
GORSKI, seul.
Où donc en suis-je? Suis-je marié?... « Il me semble que je vous ai enfin
compris... » Voilà où elle veut en venir... « Puisque tout est décidé! » Mais
dans ce moment je ne puis la souffrir! Ah! fanfaron que je suis! je me suis
tant vanté devant Moukhine, et voilà qu'à cette heure... A quelle élucubra-
tion poétique me suis-je donc livré! II ne manquait plus que la phrase sa-
cramentelle : « Parlez à maman!... » Fi!... Quelle sotte position! Il faut
pourtant en sortir d'une façon quelconque. Stanitzine arrive fort à propos.
0 destinée! destinée! dis-moi, de grâce, si tu te moques de moi, ou si tu
viens à mon secours? (Entre stanitzine. n est élégamment vêtu. De la main droite il tient son
chapeau, de la gauche un sac de papier. Son visage est agité. A la vue de Gorski, il s'arrête tout court
et rougit subitement. Gorski s'élance à sa rencontre et lui tend les bras.) BOUJOUr, Vladimir
Petrovitch, que je suis content de vous voir!...
STANITZINE.
Et moi... aussi... Comment cela va-t-il?... Y a-t-il longtemps que vous
êtes ici?
GORSKI.
Depuis hier, Yladimir Petrovitch.
STANITZINE.
Tout le monde va bien?
GORSKI.
Tout le monde, sans exception, Vladimir Petrovitch, à partir d'Anna Vas-
silevna jusqu'au petit chien que vous avez donné à Vera Nicolaevna... Et
vous-même, comment allez-vous?
STANITZINE.
Moi... Dieu merci... Où est-elle?
GORSKI.
Au salon... on y joue un boston.
STANITZINE.
De si bonne heure... Et vous?
GORSKI.
Je suis ici, comme vous le voyez. Qu'apportez-vous là? Une offrande sans
doute ?
STANITZINE.
Oui. Vera Nicolaevna demandait l'autre jour .. J'ai fait venir ces bonbons
de Moscou.
GORSKI.
De Moscou?
STANITZINE.
Oui, ils y sont meilleurs; mais où est Vera Nicolaevna? (ii pose son chapeau et
ses bonbons sur une table.)
GORSKI.
Il me semble qu'elle est au salon... Elle regarde jouer au boston.
STANITZINE , jetant un regard furtif dans le salon.
Quel est ce nouveau visage?
TOME XXXIV. 18
27A REVUE DES DEUX MOXDES.
GORSKI.
Ne le reconnaissez-vous pas? C'est Moukhine.
STANITZINE.
Ah! oui...
GORSKI.
N'entrez-vous pas au salon? Vous paraissez agité, Vladimir Petrovitch?
STANITZINE.
Non, ce n'est rien;... la route, vous savez, la poussière,... ma tête aussi...
(in éclat de rire général s'élève au salon... Tout le monde crie ; Quatre remises! quatre remise»! lia
Toiï de Vera : Je vous félicite, monsieur Moukhine ! )
GORSKI.
Pourquoi donc n'entrez-vous pas?...
STANITZINE.
A parler franchement, Gorski,... je voudrais dire quelques mots à Vera
Nicolaevna.
GORSKI.
En tête à tête?
STANITZINE, avec hésitation.
Oui, deux mots seulement. J'aurais voulu... maintenant... dans le courant
de la journée... Vous savez vous-même... (Il se dirige timidement vers la porte, lorsque
tout à coup retentit la voix d'Anna Vassilevna disant : C'est vous, Vladimir? Bonjour! Entrez donc! "•
Il sort.)
GORSKI, seul.
Je suis mécontent de moi. L'ennui et l'irritation me gagnent. Mon Dieu! que
se passe-t-il donc en moi? Pourquoi ai-je ressenti tout à coup une joie si
amère? Pourquoi, pareil à un écolier, suis-je disposé à taquiner tous ceux
qui m'entourent, et moi-même avec les autres? Si je ne suis pas amoureux,
qu'est-ce que cela veut dire? Me marier? Non, quoi qu'on en dise, je ne me
marierai point, surtout pas de cette façon, comme sous la menace du cou-
teau! Je ne me laisserai pas mettre au pied du mur. Soit. Ne puis-je alors
faire le sacrifice de ma vanité? Eh bien! elle triomphera. — Que Dieu la
bénisse! (Il s'approche du billard et fait rouler les billes.) PcUt-êtrC CCla Vaudrait-il
mieux pour moi qu'elle épousât... Mais non, c'est absurde!... Je ne pour-
rais plus la voir alors, pas plus que je ne vois mes oreilles... (u continue,
faire rouler les billes.) Consultous Ic sort... Si jc carambolc !... Fi donc! quel en-
fantillage, mon Dieu! (ll jette la queue, s'approche de la table et prend un livre.) Qu'CSt-Ce
que cela? Un roman russe!... Ah! voyons ce que dit le roman russe, (ii ourr»
le livre au hasard, et lit:) « Le croirait-ou? Cinq années à peine se sont écoulées
depuis le mariage, et voilà déjcà la vive et ravissante Marie transformée en
une Marie Bogdanovna replète et tracassière. Que sont devenues ces aspi-
rations, ces rêveries?... » G messieurs les auteurs, c'est là ce dont vous
vous aOligez!... Est-il étonnant que l'homme vieillisse, s'alourdisse et s'abê-
tisse? Mais voici ce qui est plus accablant : « Les aspirations et les rêveries
restent les mêmes, les yeux ne perdent pas leur éclat, les joues conservent
encore leur frais duvet, et le mari ne sait déjà plus où donner de la tête. »
Eh quoi ! un honnête homme ne se sent-il pas pris de la fièvre même avant
SCÈNES DE LA TIE RUSSE. 575
le mariage?... Les voici, ils viennent... Eh bien! cédons-leur la place, (u entre
dans le jardin. Au moment où Gorski sort précipitamment, Vera et Stanitzine entrent par le salon.)
VER A, à Stanitzine.
Qu'est ceci? On dii'ait que Gorski s'enfuit au jardin.
STANITZINE.
Oui, mademoiselle... Je... je confesse... lui avoir dit que je... désirais vous
parler seul... Deux mots seulement.
VERA.
Ah! vous lui avez dit... Qu'a-t-il répondu?
STANITZINE.
Lui? Rien, mademoiselle.
VERA.
Mais que de précautions!... Vous m'etîrayezi... Je n'ai déjà pas trop bien
compris votre lettre d'hier.
STANITZINE.
Voici, Vera Mcolaevna... Pardonnez à ma hardiesse, je vous en supplie...
Je sais... que je ne suis pas digne. (Vera s"approche lentement de la fenêtre. Il la s;iit. j
Voici ce dont il s'agit... Je... je me suis décidé à demander votre main... Je
sais fort bien, mon Dieu, que je ne suis pas digne de vous... De ma part,
c'est certainement... Mais vous me connaissez depuis longtemps... Si mon
dévouement aveugle,... l'accomplissement du moindre de vos désirs,... si
tout cela... Pardonnez à ma témérité, je vous en prie... Je ressens... (u reste
muet. Vera lui tend silencieusement la main.) Serait-il pOSSiblC?... SCrait-il pOSSiblC?...
Vraiment pourrais-je espérer?
VERA.
Vous ne m'avez pas comprise, Vladimir Petrovitch.
STANITZINE.
En ce cas,... assurément... Pardonnez-moi... Mais permettez-moi de vous
adresser une prière, Vera Nicolaevna :... ne me privez pas du bonheur de
vous voir quelquefois... Je vous assure que je n'en abuserai pas... Si même
un autre,... un élu de votre choix!... Je vous assure que je serai toujours
heureux de ce qui vous rendra heureuse. Je me reconnais indi r-r.o certai-
nement... Vous avez sans doute raison.
VERA.
Donnez-moi le temps de réfléchir, Vladimir Petrovitch.
STANITZINE.
Comment?
VERA.
Oui, laissez-moi un instant... Je vous reverrai,... nous en causerons.
STANITZINE.
Quelle que soit votre décision, vous savez que je m'y soumettrai sans mur-
mure, (u s'incline et rentre au salon.)
VERA, appelant à la porte du jardin.
Gorski! Gorski!
GORSKI.
Vous m'avez appelé ?
276 REVUE DES DEUX MONDES.
VERA.
Saviez-vous que Stanitzine voulait me parler à moi seule?
GORSKI.
Oui, il me Ta dit.
Et saviez-vous pourquoi?
Avec certitude , nou.
Il me demande en mariage.
Que lui avez-vous répondu?
Moi, rien.
Vous n'avez pas refusé?
Je Tai prié d'attendre.
Quelle est votre intention?
VERA.
GORSKI.
VERA.
GORSKI.
VERA.
GORSKI.
VERA.
GORSKI.
VERA.
Comment, Gorski? Qu'avez-vous donc? Pourquoi me regardez-vous si froi-
dement? Pourquoi cet air distrait? Quel sourire erre donc sur vos lèvres?
Vous savez que je compte sur vous pour me donner un conseil, que je vous
tends la main...
GORSKI.
Je vous demande pardon, Vera Nicolaevna... Il me prend parfois je ne
sais quels accès... Je me suis promené au soleil sans chapeau... Ne riez pas...
Mon trouble peut réellement venir de là... Ainsi donc Stanitzine vous de-
mande en mariage, et vous me demandez un conseil!... Et moi je vous de-
manderai quelle est votre opinion sur la vie de famille en général.
VERA.
Gorski, je ne vous comprends pas. Il y a un quart d'heure à peine, ici, à
cette place ( lui montrant le piano), VOUS en souvcnez-vous? est-ce ainsi que vous
m'avez parlé? est-ce ainsi que vous m'avez quittée? Qu'avez-vous donc?
Vous moquez-vous de moi? Vous aurais-je donné ce droit par hasard?
GORSKI, avec amertume.
Je VOUS assure que je ne songe pas à me moquer.
VERA.
Comment s'expliquer ce changement soudain? Pourquoi ne puis -je vous
comprendre? Dites-le, dites-le vous-même, n'ai-je pas toujours eu vis-à-
vis de vous la franchise d'une sœur?
GORSKI.
Vera Nicolaevna! Je...
VERA.
Ou bien serait-il possible,... voyez ce que vous me forcez à dire,... serait-
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 277
il possible que Stanitzine vous inspirât... Comment dire? De la jalousie peut-
être?
GORSKI.
Et pourquoi pas?
VERA.
Oh!.,. Vous savez fort bien... Mais au fait sais-je ce que vous pensez de
moi?... ce que vous ressentez véritablement vous-même?...
GORSKI.
Vera Nicolaevna, il vaudrait mieux vraiment nous séparer pour quelque
temps...
VERA.
Que voulez-vous dire?
GORSKI.
Nos rapports sont si étranges... Nous sommes destinés à ne pas nous com-
prendre, à nous tourmenter l'un l'autre...
VERA.
A ne pas nous comprendre !... A qui la faute? Ne vous ai-je pas toujours re-
gardé en face? Ai-je montré du goût pour les querelles? N'ai-je pas toujours
dit ma pensée? Ai-je été méfiante? Gorski, s'il faut nous quitter, séparons-
nous du moins en bons amis.
GORSKI.
Et une fois séparés, vous ne songerez plus à moi?
VERA.
Gorski, vous semblez désirer que je... Vous voulez un aveu vraiment!
Je n'ai l'habitude ni de mentir, ni d'exagérer. Eh bien! je suis attirée vers
vous malgré vos singularités; mais... voilà tout. Ce sentiment affectueux
peut se développer; il peut aussi en rester là : cela dépend de vous... Voilà
ce qui se passe en moi... Mais vous, vous, dites enfin ce que vous voulez,
ce que vous pensez!...
GORSKI.
Écoutez-moi, Vera Nicolaevna. Dieu vous a heureusement douée. Dès votre
enfance, vous avez vécu et respiré librement... La vérité est à votre âme ce
que la lumière est aux yeux et l'air aux poumons... Vous regardez hardi-
ment autour de vous, vous marchez hardiment en avant, quoique vous ne
connaissiez pas la vie, car la vie n'a et n'aura pas d'obstacles pour vous;
mais, pour l'amour de Dieu, n'exigez pas cette même hardiesse d'un homme
assombri et embarrassé comme moi, d'un homme bien coupable envers lui-
même, qui a péché et qui pèche sans cesse... Ne m'arrachez pas cette der-
nière et décisive parole que je ne prononce pas hautement en face de vous
peut-être, parce que je me suis dit mille fois cette parole à moi-même...
Je vous le répète : soyez indulgente pour moi, ou repoussez-moi complète-
ment... Attendez encore un peu...
VERA.
Gorski! dois-je vous croire? Dites-le-moi, — j'aurai foi en vous, — dois-je
vous croire enfin?
GORSKI, avec un mouvement involontaire.
Dieu le sait!
278 P.EVUE DES DEUX MONDES.
VERA, aprts un instant île silence.
Réfléchissez et donnez-moi une autre réponse.
GORSKI.
Je réponds toujours mieux lorsque je ne réflécliis pas.
VERA.
Vous êtes aussi capricieux qu'une petite fille.
GORSKI.
Et vous êtes terriblement clairvoyante... Mais vous m'excuserez... 11 me
semble avoir dit : Attendez. Cette malheureuse expression s'est échappée
de mes lèvres.
VERA, avec une rougeur subite.
Ah! vraiment? Merci de votre franchise, (corski veut répondre, mais la porte du sa-
lon s'ouvre, et tous entrent, excepté mademoiselle Bienaimé. Anna Vassilevna paraît joyeuse : elle donne
le bras à Moukhine. )
MADAME LIBANOF.
Le croiriez-vous, Eugène? nous avons entièrement ruiné M. Moukhine...
Oui, vraiment. Mais quel joueur passionné!
GORSKI.
Ah ! je ne le savais pas si épris du jeu.
MADAME LIBANOF, s'asseyant.
On pourrait se promener à présent.
MOUKHINE, avec un dépit contenu en s'approchant de la fenêtre.
Pas trop. Il commence à pleuvoir.
VARVARA IVANOVNA.
Le baromètre a beaucoup baissé aujourd'hui... (EUe s'assied un peu en arrière do
madame Libanof.)
MADAME LIBANOF.
Réellement! Gomme c'est contrariant! Eh bien! il faut organiser quelque
chose... Eugène et vous, Vladimir, c'est votre affaire.
TGHOUKHANOF.
Quelqu'un veut-il se mesurer avec moi au billard? (personne ne répond.) Ou
bien quelqu'un voudrait-il prendre un petit verre d'eau-de-vie? (\ouveau
silence.) S'il en est ainsi, j'irai seul et je boirai à la santé de toute l'hono-
rable société. (Il sort.)
MADAME LIBANOF.
Que faites-vous donc, messieurs? Allons, Gorski, imaginez quelque chose.
GORSKI.
Dois-je vous lire l'introduction de l'histoire naturelle de M. de BufTon?
MADAME LIBANOF.
Quelle plaisanterie!
GOSRKI.
Résignons-nous alors aux petits jeux innocens.
MADAME LIBANOF.
Comme vous voudrez... Du reste ce n'est pas ma cause que je plaide. Mon
intendant doit m'attendre au bureau... Y est-il déjà, Varvara Ivanovna?
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. ^'/O
VARVARA IVANOVNA.
Probablement. Il doit y être.
MADAME LIBANOF.
Allez donc voir, cher cœur, {varvara iranoTna son.) Vera, mon enfant, viens
un peu auprès de moi... Pourquoi es-tu si pâle aujourd'hui? Te portes-tu
bien?
VERA.
Oui, maman.
MADAME LIBAHOF.
Tant mieux alors, (a stanitzine.) Ah! Vladimir, n'oubliez pas de me rappe-
ler... J'ai une commission à vous donner pour la ville, (a vera.) Il est si com-
plaisant!
VERA.
Il est mieux que cela, maman, il est bon. (Stanitzine sourit d-un air de triomphe.)
VARVARA IVANOVNA, entrant.
Anna Vassilevna, Fédote est arrivé.
MADAME LIBANOF, se leTant.
Très bien. Et le staroste (1) y est-il?
VARVARA IVANOVNA.
Le staroste y est aussi.
MADAME LIBANOF.
Eh bien! adieu, mes enfans... Eugène, je vous les confie... Amusez-vous...
Voilà M'i" Bienaimé qui vient à votre secours. Venez, Varvara Ivanovna.
(Elles sortent. Il s'établit un assez long silence.)
MADEMOISELLE BIENAIMÉ, d'un« voix sèche.
Eh bien! que ferons-nous?
MOUKHINE.
Oui, qu'allons-nous faire?
STANITZINE.
Voilà, la question.
GORSKI.
Hamlet a dit cela avant toi, Vladimir Petrovitch... (s-animant tout à coup.)
Voyons d'ailleurs, voyons... Regardez comme il pleut... Que faisons-nous
donc à rester ainsi les bras croisés?
STANITZINE.
Je suis prêt... Et vous, Vera Nicolaevna?
VERA, qui est restée presque immobile pendant tout ce temps.
Moi aussi,... je suis prête.
STANITZINE.
Voilà qui est bien.
GORSKI.
Voici ce que je vous propose : asseyons-nous autour de la table...
MADEMOISELLS BIENAIMÉ.
Oh! ce sera charmant!
(1) Le doyen des paysans, espèce de régisseur.
280
REVUE DES DEUX MOKDES.
GORSKI.
N'est-ce pas? Nous allons écrire tons nos noms sur des morceaux de pa-
pier, et celui que le sort désignera le premier nous dira quelque conte in-
vraisemblable et fantastique qu'il tirera de sa propre vie, de celle des au-
tres, de ce qu'il voudra enfin... Liberté enlière, comme dit Anna Vassilevna.
MOUKHINE.
Mais encore quelle sorte de conte?
GORSKI.
Tout ce qu'il vous plaira... Cela vous convient-il, Vera Nicolaevna?
VER A.
Pourquoi pas? (Tout le momie s'assied. Gorski éprit les noms sur de petits morceaux de p.-ipier
qu'il plie.)
MOUKHINE, à Vera.
Vous êtes pensive aujourd'hui, Vera Nicolaevna.
VERA.
Comment savez-vous que je ne suis pas toujours ainsi? Vous me voyez
pour la première fois.
MOUKHINE, souriant.
Oh! non; comment serait-il possible que vous fussiez toujours ainsi?
VERA, avec un léger dépit.
Vraiment? (a stanitzine. ) Vos bonbons sont excellens, Vladimir.
STANITZINE.
Je suis bien heureux!... Je me mets à vos ordres.
GORSKI, remuant les billets.
C'est prêt. Maintenant qui tirera... Mademoiselle Bienaimé, voulez-vous?
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Mais très volontiers. (Elle prend un billet avec affectation et lit.) M. Stauitzine.
GORSKI, à Stanitzine.
Eh bien! racontez-nous quelque chose, Vladimir Petrovitch.
STANITZINE.
Mais que voulez-vous que je vous raconte?
GORSKI.
Ce qu'il vous plaira. Vous pouvez dire tout ce qui vous viendra en tête.
STANITZINE.
Mais s'il ne me vient rien en tête?
GORSKI.
Ah ! c'est désagréable, assurément.
VERA.
Je suis de l'avis de Stanitzine... Comment peut-on, là, subitement?...
MOUKHINE, vivement.
Je pense comme vous.
STANITZINE.
Voyons, donnez -nous l'exemple, Eugène Andréitch; commencez vous-
même.
SCÈNES DE LA VIE RISSE. :281
VERA.
Oui, commencez.
MOUKHINE.
Commence, commence.
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Oui, commencez, monsieur Gorski.
GORSKI.
Vous le voulez absolument!... Volontiers... Je commence, (n tousse. Hum!
hum!...
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Hé ! hé ! nous allons rire.
CORSKI.
Ne riez pas d'avance!... Or donc écoutez. Un certain baron...
Avait une fantaisie (i).
Non, avait une fille.
MOUKHIiS'E, interrompant.
GORSKI.
MOLKHINE.
!5on, c'est à peu près la même chose.
GORSKI.
Dieu! que tu es spirituel aujourd'hui! Or donc un certain baron avait une
fille unique : elle était très jolie, son père l'aimait beaucoup, elle aimait
beaucoup son père, tout était pour le mieux. — Mais un beau jour la jeune
baronne se persuada soudain qu'au fond la vie était chose fort déplaisante.
La voilà qui commence à s'ennuyer, elle pleure et se met au lit... La camé-
riste court aussitôt prévenir le père. Le père arrive, regarde, hoche la
tête; il se retire à pas mesurés, sonne son secrétaire et lui dicte trois let-
tres pour trois jeunes seigneurs d'ancienne souche et de tournure agréable.
Le lendemain, nos trois jeunes seigneurs viennent slncliner à tour de rôle
devant le baron. La jeune baronne se reprend à sourire comme auparavant,
— plus gracieusement encore qu'auparavant, — et examine avec attention
les trois prétendus, car le baron était un diplomate, et les jeunes gens
étaient des prétendus.
MOUKHINE.
(>omme tu entres dans les détails!
GORSKI.
Quel mal y vois-tu, mon cher ami?
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
.Mais oui, laissez-le faire.
VERA, regardant attentivement Gorski.
Continuez.
GORSKI.
La jeune baronne a donc trois prétendans. Lequel choisir? C'est le cœur
qui répund le mieux à cette question... Mais quand le cœur balance?... La
1) Allusion à un proverbe russe : <' Chaque baron a sa fantaisie. »
282 REVUE DES DEUX MONDES.
jeune baronne était spirituelle et fine... Elle résolut de mettre les trois pré-
tendans à l'épreuve... Un jour qu'elle était restée seule avec l'un d'eux, un
blondin, elle se tourne subitement vers lui et lui pose cette question : « Que
seriez-vous disposé à faire, dites-moi, pour me prouver votre amour? » Le
blondin, homme d'un naturel très froid, mais d'autant plus porté à l'exagé-
ration , lui répond avec feu : « Ordonnez, et vous me trouverez prêt à me
précipiter de la plus haute tour du monde ! » La jeune baronne sourit d'un
air affable. Le lendemain, elle adresse la même question au second de ses
adorateurs (celui-ci était brun), et lui communique d'avance la réponse du
blondin. Le brun réplique par les mêmes paroles exactement, et y met, s'il
est possible, encore plus d'ardeur que le premier. La jeune baronne s'a-
dresse alors au troisième, un châtain clair. Le châtain clair se tait un in-
stant par bienséance, déclare qu'il consentira de grand cœur à tenter autre
chose, mais refuse positivement de se précipiter du haut de la tour, par la
raison toute simple que, s'il se fend la tête, il lui sera difficile d'offrir son
cœur et sa main à qui de droit. Cette réponse du châtain clair excita le
courroux de la jeune baronne; mais comme elle le préférait... peut-être
aux deux autres, elle essaya de le faire changer d'avis: «Promettez du
moins, dit-elle, je n'exigerai pas l'épreuve... » Mais en homme conscien-
cieux il ne voulut rien promettre...
VERA.
Vous n'êtes pas en train aujourd'hui, monsieur Gorski!
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Non, il n'est pas en veine, c'est vrai. Mauvais, mauvais!
STANITZINE.
Un autre conte, un autre !
GORSKI, avec quelque dépit.
Je ne suis pas en verve aujourd'hui,... on ne Test pas toujours... (AVera.)
Vous-même, par exemple, vous n'êtes pas aujourd'hui ce que vous étiez
hier!
VERA.
Que voulez-vous dire? (Elle se Itve, les autres en font autnnt. )
GORSKI , s'ailressant à Stanitzine.
Vous ne pouvez vous imaginer quelle charmante soirée nous avons passée
hier... C'est dommage que vous n',y fussiez pas, Vladimir Petrovitch... Voilà
M"'- Bienaimé qui peut me servir de témoin... Nous avons passé, Vera Nico-
laevna et moi, plus d'une heure sur l'étang... Vera Nicolaevna était telle-
ment enchantée de la soirée, elle en jouissait si complètement... On au-
rait dit qu'elle allait s'envoler dans les cieux... Ses yeux se remplissaient de
larmes... Je n'oublierai jamais cette soirée, Vladimir Petrovitch!
STANITZINE, avec découragement.
Je vous crois.
VERA.
Gorski ne dit pas tout, messieurs. Tl oublie d'ajouter qu'il m'a récité des
vers, et quels vers! doux et mélancoliques, débités d'une voix si étrange,...
d'une voix de malade et avec de tels soupirs!... Vous m'avez d'autant plus
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 283
étonnée hier, Gorski, qu'on sait que vous aimez beaucoup mieux rire que...
soupirer ou rêver.
GORSKI.
Oh! j'en conviens. Et de fait, désignez-moi quelque chose qui ne prête
pas à rire. L'amitié, la vie de famille, l'amour? Tout cela n'est bon que
pou^ le délassement d'un instant, ensuite sauve qui peut!
VERA, lentement.
On voit bien que vous exprimez vos propres convictions... Mais pourquoi
vous échauffer? Personne ne doute que vous n'aj^ez toujours pensé ainsi.
GORSKI, avec un rire forcé.
Vraiment? Vousi étiez d'un autre avis hier.
VERA.
Qu'en savez-vous? Gorski, permettez-moi de vous donner un conseil
d'ami... Ne tombez jamais dans la sentimentalité,... cela ne vous sied pas
du tout... Vous avez tant d'esprit... que vous pouvez vous passer d'autre
chose... Mais il me semble que la pluie a cessé... Voyez le beau soleil! Venez
au jardin... Stanitzine, donnez-moi votre bras.
STANITZINE , s'élançant.
Volontiers, Vera Nicolaevna, volontiers !
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Monsieur Moukhine, voulez-vous me donner votre bras?
MOUKHINE.
Avec plaisir, mademoiselle... (a Gorski.) Adieu, châtain clair !
GORSKI, seul. II s'approche de la fenêtre.
Comme elle court!... elle ne se retourne pas une seule fois... Et Stanit-
zine donc, Stanitzine! il trébuche de plaisir. (Haussant les épaules.) Le pauvre
homme, il ne comprend pas sa situation... Est-il réellement si fort à plain-
dre? Je crois que je suis allé trop loin. Ce démon ne m'a pas quitté des
yeux tout le temps de mon récit... Allons! c'est fini, Eugène Andréitch, mon
cher ami. (se promenant de long en large.) Oui, c'cu cst fait... je iTic suis enferré...
Occasion! infortune des sots et providence des gens d'esprit, viens à mon
secours! (n regarde autour de lui.) Qui cst là? Tchoukhauof. Serait-ce lui, l'oc-
casion?...
TCHOUKHANOF, sortant prudemment de la salle à manger.
Ah ! mon cher monsieur Eugène, que je suis heureux de vous trouver
seul !
GORSKI.
Qu'y a-t-il pour votre service?
TCHOUKHANOF, à demi-voix.
Voici l'affaire, Eugène Andréitch... Anna Vassilevna (que Dieu lui accorde
de longs jours ! ) a daigné me promettre du bois pour bâtir ma petite mai-
son; mais elle a oublié de passer l'ordre à son compte... Et pas d'ordre, pas
de bois...
GORSKI.
Pourquoi ne le lui rappelez-vous pas?
284 REVUE DES DEUX MONDES.
TCHOUKHAIVOF.
Mon bon monsieur, je crains de l'ennuyer... Mon bon monsieur, soyez
gentil... Forcez-moi de prier Dieu pour vous ma vie entière... Glissez-lui
cela entre deux phrases... (cugnant des yeux.) Vous savez si bien comment vous
y prendre... Ne pourriez-vous lui dire indirectement?... (n cUgne des yen\ d'un
air encore plus signiQcatif. ) N'êtes-vous pas d'ailleurs à pcu près le maître ici?...
Hé, hé!
GORSKI.
Vraiment?... Volontiers, ce sera avec plaisir...
TCHOUKHANOF.
Mon bon monsieur, j'emporterai ma reconnaissance au tombeau... (Haut et
reprenant ses anciennes allures.) Et Si VOUS aVeZ jamais bOSOlU d'UU SCrvice, faitCS-
moi seulement un signe...
GORSKI.
C'est bien ; soyez tranquille.
TCHOUKHANOF.
J'obéis, votre excellence. Le vieux Tchoukhanof est satisfait et reconnais-
sant. Tour à gauche, marche! (ii sort.)
GORSKI.
Eh bien ! il me semble que voilà « une occasion » qui ne mène pas à
grand'chose...
STANITZINE , entrant tout essoufflé.
Où est Anna Vassilevna?
GORSKI.
Qui demandez-vous?
STANITZINE , s'arrètant subitement.
Gorski!... Ah! si vous saviez?...
GORSKI.
Que vous est-il arrivé?
STANITZINE , lui saisissant la main.
Gorski,... je ne devrais pas vous le dire;... mais je ne puis... La joie m'é-
touffe... Je sais que vous m'avez toujours témoigné de l'intérêt... Qui aurait
pu s'imaginer?
GORSKI.
Mais qu'est-ce donc enfin ?
STANITZINE.
J'ai demandé la main de Vera Nicolaevna, et elle...
GORSKI.
Qu'a-t-elle fait?
STANITZINE.
Figurez-vous, Gorski, qu'elle accepte... Tout à l'heure, au jardin,... elle
m'a permis de m'adresser à Anna Vassilevna... Gorski, je suis heureux
comme un enfant... Quelle étonnante jeune fille!
GORSKI, s'eflorçant de cacher son i-motion.
Et vous allez maintenant trouver Anna Vassilevna?
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 285
STANITZINE.
Oui, je sais qu'elle ne me repoussera pas... Gorskil je suis heureux... Je
voudrais embrasser l'univers... Permettez du moins que je vous embrasse.
(Embrassant Gorski.) Ah! que je SUiS lieureUX! (Il sort en courant.)
GORSKI , aprf's un silence prolongi'-.
Bravissimo ! (n s'incUne du cûté ouest sorti stanitzine.) J'ai l'honneur de vous féli-
citer... (n marche par la chambre avec dépit.) J'avoue quG je ne m'attendais pas à
cela. Voyez quelle perfidie! Il faut pourtant que je m'en aille au plus vite...
ou bien, non, je reste... Ah! que le cœur me bat d'une façon désagréable...
C'est affreux. Eh bien! quoi, je suis vaincu, (n s'approche de la fenêtre et regarde
dans le jardin.) Les voici qui viennent... Sachons du moins mourir avec grâce...
(n met son chapeau comme s'il se disposait à sortir, et se trouve en face de Moukliine, Vera et ma-
demoiselle Bienairaé, à laquelle A^era donne le bras.) Ah! VOUS rentrez déjà, et moi qui
allais vous rejoindre. . . ( Vera ne lève pas les yeux. )
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Il fait encore trop mouillé.
MOUKHINE.
Pourauoi n'es-tu pas venu tout de suite avec nous?
GORSKI.
Tchoukhanof m'a retenu. Vous paraissez avoir couru beaucoup, Vera Ni-
colaevna?
VERA.
Oui,... j'ai chaud. (Mademoiselle Bienaimé et Moukhine s'approchent du billard et se mettent à
jouer.)
GORSKI, a demi-voix.
Je sais tout, Vera Nicolaevna... Je ne m'attendais pas à cela.
VERA.
A'ous savez;... mais cela ne me surprend pas. Ce qu'il a sur le cœur, Ixi,
il l'a aussi sur les lèvres.
GORSKI, d'un ton de reproche.
Ltii... Vous vous repentirez.
VERA.
Non.
GORSKI.
Vous avez agi sous l'influence du dépit.
VERA.
C'est possible; mais j'ai a-:;! sagement, et ne m'en repentirai pas... Vous-
même, vous m'avez appliqué les vers de votre Lermontof; vous m'avez dit
qu'une fois que le hasard aurait disposé de ma vie, j'irais sans repentir et
sans regret là où il me conduirait... Du reste, Gorski, vous savez que je n'au-
rais pas été heureuse avec vous.
GORSKI.
C'est flatteur.
VERA.
Je dis ce que je pense. Il m'aime, mais vous...
286 REVUE DES DEUX MONDES.
GORSKI.
Mais moi?...
VER A.
Vous n'êtes pas capable d'aimer. Vous avez le cœur trop froid, l'imagina-
tion trop ardente. Je vous parle comme à un ami , comme s'il s'agissait de
choses depuis longtemps passées.
GORSKI, d'une voix sourde.
.îe VOUS ai blessée.
VERA.
Vous ne m'avez pas assez aimée pour avoir le droit de me blesser... Tout
cela d'ailleurs appartient au passé... Quittons-nous en amis,... donnez-moi
votre main.
GORSKI.
Je vous admire, Vera Nicolaevna! Vous êtes transparente comme du verre,
jeune comme un enfant de douze ans et résolue comme Frédéric le Grand.
Vous donner la main... Ne sentez-vous pas quelle amertume je dois avoir
dans le cœur?...
VERA.
Votre amour-propre est blessé... Ce n'est rien, cela passera.
GORSKI.
Oh! vous êtes philosophe!
VERA.
Écoutez... 11 est probable que nous parlons de ceci pour la dernière fois...
Vous êtes un homme d'esprit, mais vous vous êtes grossièrement mépris à
mon égard. Croyez-le, je n'ai pas songé à vous mettre au pied du mur,
comme dit votre ami Moukhine; je n'ai pas voulu vous soumettre à une
épreuve : j'ai cherché le vrai et le simple; je ne vous ai pas demandé de
vous précipiter du haut d'une tour.
MOUKHINE, haut.
J'ai gagné.
MADEMOISELLE BIENAIMÉ.
Eh bien! la revanche.
VERA.
Il n'y a pas d'amertume en moi, croyez-le.
GORSKI.
Je vous en félicite. La grandeur d'âme sied aux vainqueurs.
VERA.
Donnez-moi votre main... voici la mienne.
GORSKI.
Excusez-moi : votre main ne vous appartient plus, (vera se détourne et s'ap-
proche du billard.) Tout d'ailleurs est pour le mieux en ce monde.
VERA.
Certainement... Qui a gagné?
MOUKHINE.
Jusqu'à présent c'est toujours moi.
SCÈNES DE LA VIE RUSSE. 587
VERA.
Oh! vous êtes un grand homme!
GORSKI , frappant sur l'épaule de Moukhine.
Et le premier de mes amis, n'est-ce pas, Ivan Pavlitch ? Ah ! à propos,
Vera Nicolaevna, voulez-vous avoir la bonté de venir ici?... (n Ta sur le devant
de la scène.)
VERA , le suivant.
Qu'avez-vous à me dire?
GORSKI , montrant à Vera la rose qu'il a conservée.
Eh bien! qu'en dites-vous? (n rit. vera rougit et baisse les yeux.) C'cst drôle,
n'est-ce pas? Regardez, c'est à peine si elle a eu le temps de se faner...
(s'inciinant.) Permettez que je la rende à qui de droit...
VERA.
Si VOUS aviez le moindre égard pour moi , vous ne me l'auriez pas rendue
en ce moment.
GORSKI, retirant sa main.
Dans ce cas, permettez qu'elle me reste, cette pauvre fleur... Mais la sen-
timentalité ne me sied guère,... n'est-ce pas?... Non certainement... Vivent
donc l'ironie, la gaieté et la malice!... Me voilà de nouveau dans mon as-
siette.
VERA.
Tant mieux!
GORSKI.
Regardez-moi. (Vera lève les yeux sur lui. Gorski continue, non sans émotion.) AdieU...
Tout est pour le mieux, n'est-ce pas ?
MOUKHINE, riant.
J'ai gagné encore une fois.
VERA.
Tout est pour le mieux, Gorski !
GORSKI.
Peut-être,... peut-être... Mais voici la porte du salon qui s'ouvre... Toute
la famille arrive solennellement. (Anna Vassilema sort du salon au bras de Stanitzine. Var-
Tara Ivanovna les suit. Vera court au-devant de sa mère et l'embrasse. )
MADAME LIBAINOF, d'une voix larmoyante.
Pourvu que tu sois heureuse, mon enfant. (Les yeux de stanitzine s'éoarquillent ; il
•st prêt à pleurer. )
GORSKI, à part.
Quel touchant tableau! Et quand je pense que j'aurais pu être à la place
de cet imbécile!... Non, décidément, je ne suis pas fait pour la vie de fa-
mille... (Haut.) Eh bi-en! Anna Vassilevna, avez-vous enfin terminé vos sages
dispositions administratives, vos comptes, vos liquidations?
MAÛAME LIBANOF.
J'ai fini, Eugène, j'ai fini... Que voulez-vous?
288 r.EVUE DES deux MO^'DES.
GORSKI.
Je propose de faire atteler la voiture et d'emmener toute la société au
bois.
MADAME LIBAMOF, d'un air attendri.
Avec plaisir. Varvara Ivanovna, mon cœur, donnez des ordres.
VARVARA IVANOVNA.
A rinstant. (Eiie sort.)
GOR.SKI.
Je suis gai comme un pinson aujourd'hui, (a part.) Tous ces événemens me
font monter le sang à la tête. Je suis comme un homme ivre... Mon Dieu!
qu'elle est charmante! (iiaut.) Apprêtez-vous, partons, partons, (a part, regardant
Stanitzine, qui s'approrhe gauchement de Vera. ) SoiS tranquille, l'ami, je m'OCCUpCrai de
tes affaires pendant la promenade, je te ferai apparaître dans tout ton éclat.
Que j'ai le ton léger!... fi!... Et que d'amertume!... Qu'est-ce que cela fait?
;naut. ) Mesdames, allons à pied, la voiture nous suivra.
MADAME LIBANOF.
Allons! allons!
MOUKHINE.
Qu'as-tu donc, Gorski? on te dirait possédé du démon!
GORSKI.
Du démon, c'est vrai... Anna Vassilevna, donnez-moi votre bras... Je reste
toujours votre maître des cérémonies, n'est-ce pas?
MADAME LIBANOF.
Oui, oui, Eugène, certainement.
GORSKI.
C'est fort bien! Vera Nicolaevna, veuillez prendre le bras de Stanitzine...
Mademoiselle Bienaimé, prenez- mon ami M. Moukhine... Et le capitaine, où
est le capitaine?
TCHOUKHANOF, snrtant de Vantichambre.
Qui est-ce qui m'appelle? Toujours ti mon poste.
GORSKI.
Capitaine, donnez votre bras à Varvara Ivanovna, la voilà qui vient juste
à propos. (Varvara Ivanovna entre.) A la grâco dc Dleu ! marchc ! La voiturc nous
rejoindra. Vera Nicolaevna, vous ouvrez la procession; Anna Vassilevna et
moi, nous formerons l'arrière-garde.
MADAME LIBANOF, bas à Gorski.
Ah! mon cher, si vous saviez combien je suis heureuse aujourd'hui?
MOUKHINE, à l'oreille de Gorski, en s'arri-tant sur place avec mademoiselle Bienaimé.
Bien, mon ami, bien. Tu ne perds pas courage; mais reconnais avec moi
que — trop menu le fil casse.
I. TOURGUENEF.
L'ITALIE
NOTES DE VOYAGE
PREMIÈRE PARTIE.
Qui ne s'est promis d'aller à Rome? On attend rarement aussi
tard que moi pour se tenir cette promesse; mais, malgré l'adage vul-
gaire, toute vie n'est pas un chemin qui conduise à Rome, et quand
il faut passer par les sentiers de la politique et le circuit des révo-
lutions pour atteindre un but où seule l'imagination nous attire, on
court risque de se retarder en route et de laisser fuir dix ou douze
lustres à ne faire que rêver urbem quant dicunt Romam. Peut-être
devrais-je ajouter comme le berger : stulhis ego; mais enfin j'avais
dans ces dernières années résolu de ne plus l'être, et à la fin de l'au-
tomne ma résolution s'est accomplie. Il est douteux qu'on se sou-
vienne d'avoir lu ici même les notes d'un court voyage dans l'Italie
septentrionale (1). Elles ne pouvaient avoir d'autre mérite qu'une
certaine sincérité dans la manière d'être affecté par les lieux et les
choses et de dire ce qu'on avait vu et ce qu'on avait senti. C'est la
seule valeur encore que pourraient avoir ces nouvelles notes d'un
nouveau voyage, car celui qui l'a fait et qui le raconte ne peut
assez dire qu'il se range dans la classe la plus ordinaire des voya-
geurs. Il est curieux de tout, il parle de tout, il ne se connaît en
rien. Une personne d'un esprit noble et délicat, dont les écrits tra-
hissent avec, originalité une raison sévère et une imagination gra-
cieuse, a publié toute jeune, avant de s'élever à^^ horizons prochains
(1) Voyez la BevvLe du 1" et du 15 octobre 1857.
TOME XXXIV. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
aux horizons célestes de la vie, un ouvrage de début qu'elle appelait
modestement Voyage d'une ignorante. J'imiterais ce titre, si ce n'é-
tait un peu trop naïf — ou trop affecté — quand on est mem])re de
deux académies.
Il est convenu qu'on parle de soi dès qu'on fait le récit d'un
voyage; qui sait si ce n'est pas pour cela qu'on le raconte? Je vou-
drais croire que non, car je n'ai pu encore parler que du voyageur,
et je prévois que je n'ai pas fini; mais il faudrait une singulière
adresse pour éviter le moi quand on s'essaie à rendre plutôt ce qu'on
a, senti que ce que l'on sait. Avant donc de nous mettre en route,
prenons comme un passeport une permission pleine et entière de
dire je^ renonçons même à toute apologie : ce ne serait qu'une oc-
casion de plus de se mettre en scène. Supposons accordé qu'une vie
déjà longue ait laissé dans une âme qui n'a pu se détacher d'au-
cune des formes du vrai et du beau une curiosité sensible et mobile
qu'attire et touche encore le spectacle de l'habitation des hommes.
Oui, cette terre qu'il faudra bientôt quitter, linquenda telhts, n'a
rien perdu de l'attrait captivant des lignes et des couleurs qui va- .
rient ses aspects. Ce ciel dont la splendeur peut demain pâlir et
s'éteindre devant un dernier regard a conservé pour nous sa puis-
sance de vivifier tout ce qu'il colore, de prêter aux objets son éclat,
de donner à l'âme sa sérénité. La mer qui se brise en blanchissant,
le rayon qui tremble dans les feuilles mouillées, les montagnes dont
le profil se dessine avec majesté, les riches cultures, les landes dé-
sertes, les monumens dans leur pompe ou dans leur ruine, tout ce
que le génie et la main de l'homme sèment d'œuvres rares, utiles,
brillantes, à la face du sol qu'il habite, tout frappe et captive en-
core ce s])ectateur qui a tant vu ce monde et qui devrait moins s'at-
tacher à ce qui passe. D'où peut venir cette soif de nouveaux sou-
venirs, ce besoin d'en recueillir, d'en amasser jusqu'à la fin, comme
pour emporter plus de sensations et d'images là où peut-être la pure
pensée ne s'en sert plus? Stérile avidité, vaine manie de thésauriser
sans avenir! dirait Aristote, qui ne voulait pas que la mémoire fût
immortelle. Mais son école n'est pas la nôtre, et c'est parce que la
figure du monde s'enfuit et passe qu'il faut le connaître pour le faire
vivre et durer dans la pensée, qui ne périt pas comme lui.
Donc, pour me le rappeler dans un meilleur monde, j'ai pris le
chemin de fer du Midi le 19 novembre 1860.
I. — DETOCLOUSEAMCE.
11 n'était pas sans à propos de gagner l'Italie par les contrées que
j'allais traverser. La ressemblance pouvait amener la comparaison.
NOTES d'un voyage EN ITALIE. 291
Je quittais cette longue plaine que borde la Garonne, froide encore
des neiges qui l'ont grossie, et la vue de cette vaste ceinture des
Pyrénées qui se déroule encore devant moi à l'instant où j'écris.
Cette ligne de montagnes dans leur blancheur glacée limite nos
campagnes unies et cultivées, comme le rempart des Alpes longe les
champs fertiles du Piémont et de la Lombardie. Notre ciel, moins re-
nommé que celui de l'Italie, a peut-être plus de pureté et de dou-
ceur, et devient encore plus serein et plus clément à mesure qu'on
approche du littoral de la Méditerranée. C'est aux environs de Nar-
bonne que commence à se montrer la végétation caractéristique du
midi. Ce qui empêche l'olivier de se plaire chez nous, ce n'est pas
le ciel, c'est la terre. Notre sol est trop élevé; mais à partir de Nar-
bonne on marche presque sur le plan de la mer. Les étangs sont
des lagunes ou des maremmes exposées aux vents impétueux du
sud, coupées tour à tour de vignes et de salines, de prairies et de
canaux, et qui, par l'âpreté des coteaux, l'éclat du ciel, la teinte des
mers, peuvent rappeler certains rivages de l'Emilie et de la Toscane.
Enfin, dès qu'on rentre un peu dans les terres, à travers de riches
cultures qui n'ont rien de l'aspect du nord, on arrive à Nîmes, cette
ville où l'antiquité romaine est debout.
Nîmes a maintenant l'apparence d'une ville riche et prospère,
belle à la manière nouvelle et dans le goût du siècle. La gare du
chemin de fer est elle-même un édifice orné, dont le premier étage
sert de station aux trains et d'étape aux wagons, et quand les voya-
geurs en descendent, ils se trouvent dans une large rue qui com-
mence à se garnir de riches bâtimens. Celui qui frappe le premier
est la préfecture, grande comme un palais. Le style de la nouvelle
rue de Rivoli, du boulevard Sébastopol, ou des maisons de l'avenue
de l'Étoile, gagne toutes nos grandes villes. Cette première entrée
de Nîmes conduit à une vaste place ou plutôt à une vaste prome-
nade, au milieu de laquelle s'élève une fontaine en marbre blanc,
ouvrage important d'Antoine Etex. Les rues, les places adjacentes,
le boulevard qui y touche, tout s'est nettoyé, élargi, embelli; tout
a pris cet air de soin et de luxe qu'il ne faut pas s'attendre à trouver
souvent en Italie, et qui me faisait une Nîmes toute nouvelle, de-
puis trente ans et plus, je crois, que je ne m'y étais arrêté. Malgré
les critiques d'un goût sévère, je ne fais point fi de l'architecture
moderne de nos villes transformées; ces œuvres matérielles, ces
marques visibles de la prospérité du siècle , attestent et caractéri-
sent le plus certain peut-être des progrès de nos sociétés, et j'ai
trop la passion d'être de mon temps pour ne pas voir le bon et
même le beau côté des créations de cette activité sociale élevée de
nos jours à une puissance inconnue. Il y a certes des produits et des
292 REVUE DES DEUX MONDES.
applications du travail humain que je préfère; mais les préférences
ne doivent pas se tourner en exclusions. Quelque admiration que
m'inspirent les solitudes de la nature ou les monumens en débris
du passé, je ne puis sans une intime joie voir les magnificences de
la civilisation contemporaine : ce sont les fêtes de Versailles de la
démocratie, et je les aime mieux que celles dont Molière nous a com-
plaisamment entretenus. Que notre temps est puissant, et qu'il lui
manquerait peu, s'il voulait, pour effacer tous les temps par l'emploi
de sa puissance! Un peu plus de courage d'esprit, — cela seule-
ment, — et l'humanité n'eût jamais été si grande.
Ce n'est pas à Nîmes au reste que l'on est obligé de s'absorber
dans la contemplation des œuvres du présent. J'ai parlé de ses an-
tiquités, et je voulais les revoir, non-seulement pour les personnes
qui m'accompagnaient, mais pour moi-même, et pour me préparer
à ce que j'allais chercher. Les nouvelles constructions me montraient
Nhnes se modelant sur Paris ; je voulais voir Nmimisus se réglant
sur Rome, et dans les deux cas comparer la ville de province à la
capitale. Les trois grandes antiquités de Nîmes, la Maison-Carrée,
les Arènes et le pont du Gard, n'ont plus besoin d'être décrites;
elles me frappèrent diversement, mais également, par le soin avec
lequel elles sont conservées, rendues accessibles, et les deux pre-
mières surtout, intelligibles et explicables grâce à la manière dont
elles sont déblayées et isolées. J'étais destiné à ne pas retrouver sou-
vent des attentions pareilles, et l'édilité nîmoise pourrait en remon-
trer aux sénats des municipes de l'Italie. Le sénateur de Rome lui-
même trouverait à gagner à cette école. Les fouilles, assez récentes,
qui ont mis en évidence ce qu'on appelle la porte d'Auguste ont été
dirigées avec une véritable intelligence archéologique, et la critique
a éclairci l'origine des monumens, que la curiosité et le respect
maintiennent dans les meilleures conditions. Seulement il leur est
arrivé ce qui advient à tant d'antiquités, on les a rajeunis. Dans les
premiers temps où l'on s'occupait de ces sortes de recherches, l'es-
prit plein des souvenirs de l'histoire classique, on voulait toujours
rapporter les moindres débris du passé aux époques les plus célè-
bres, aux personnages les plus renommés. Tout ce qui venait de
Rome datait de la république, ou tout au moins du siècle d'Auguste;
mais un examen plus sévère a presque toujours diminué l'âge des
monuniens , et même à Rome les ruines des mauvais ou médiocres
temps de l'empire ont effacé une bonne partie des souvenirs qu'on
aurait voulu rattacher à une plus noble origine. Nîmes au reste n'a
pas été encore si mal partagée. Ses monumens ne paraissent pas
plus récens que le règne d'Adrien, époque encore intéressante dans
l'histoire de l'art, et même le pont du Gard est regardé comme
KOTES d'un voyage EN ITALIE. 293
plus ancien. Il subsiste néanmoins sur tout cela des incertitudes que
d'excellens travaux n'ont pas réussi pleinement à dissiper.
La Maison-Carrée, comme on sait, n'est point une maison, et n'est
point carrée. C'est un temple oblong, quadrangulaire , ayant, à la
manière de l'antiquité, sa façade sur son petit côté, et cette façade
est un péristyle élégant, de l'ordre corinthien. Les deux colonnes
de chaque extrémité se continuent par une file de colonnes enga-
gées dans les murs latéraux, ce qui n'est pas aussi élégant que la
façade, mais ce qui était racheté, caché, sauvé par une large colon-
nade détachée du monument, et qui l'environnait de tous côtés. On
voit à la surface de l'ancien sol naturel d'une excavation régulière,
au milieu de laquelle le temple s'élève sur son soubassement recon-
struit, les traces et les bases de cette ancienne colonnade , en sorte
que le plan de l'ensemble se lit en quelque sorte sur le terrain. Il
n'en résulte pas qu'on sache avec une certitude absolue ce qu'était
la Maison -Carrée. Elle a porté vulgairement le nom de capitole,
de capdueil , dans le patois cisalpin, ou de campidoglio, comme
à Rome. Il n'y a que notre Toulouse pour écrire hardiment au
fronton de sa municipalité : GAPITOLIUM. Le monument de Nîmes
serait donc alors une basilique, c'est-à-dire un bâtiment civil. Ce-
pendant l'usage a prévalu de le regarder comme un temple, et un
temple faisant face à d'autres constructions dont on retrouve les
vestiges. Malgré les doutes qui obscurcissent encore certaines dis-
positions locales et la destination de certains édifices connus seule-
ment par leurs fondations, on se les représente au moins à leur
place, et l'on a quelque idée de ce quartier monumental, peut-être
aussi romain qu'aucune chose qu'on voie en Italie.
Je ne sais si c'est une idée aussi heureuse pratiquement qu'elle
est ingénieuse d'avoir fait un musée de la Maison-Carrée : à la bonne
heure, si elle était un musée d'antiquités et ne contenait que ses
remarquables mosaïques et ses fragmens de sculpture qu'on y ras-
semble; mais nos tableaux modernes font un effet étrange dans un
édifice qui a gardé son caractère aussi intact, et où l'on aimerait à
ne rien apercevoir qui n'eût l'empreinte du passé. Le temple de \es-
pasien, qui sert de musée à la ville de Brescia, outre que, pour
l'adapter à cet usage, il a fallu le modifier par de grandes répara-
tions et y créer des salles toutes neuves, ne contient que des anti-
ques. Du reste l'emploi qu'on a fait du temple de Nîmes atteste as-
sez son état de rare conservation, et, je l'avoue, ce mérite me
touche. L'amphithéâtre, ou, comme on l'appelle, les Arènes, a plus
souffert des ravages du temps. Les Sarrasins en ont fait une forte-
resse, et pour la peine Charles-Martel l'a brûlé. Les Nîmois s'en
sont servis longtemps comme d'une carrière où ils prenaient des
294 BEVUE DES DEUX MONDES.
pierres pour bâtir leurs maisons, pas plus barbares en cela que Mi-
chel-Ange, qui en a fait autant au Colisée. Puis la population pauvre
s'est abritée dans ces mêmes ruines, y creusant des chambres, y
perçant des portes et des cheminées. Toutes ces profanations ont
cessé, et le gigantesque monument a été rendu à son isolement et à
son silence. Moins dégradé que le Colisée, il a aussi moins de gran-
deur; mais une difierence d'un quart peut-être sur les axes de l'el-
lipse est comme non avenue entre ces colosses, qu'on ne peut re-
garder au même moment. L'inégalité de hauteur devrait se faire
plus sentir. Je crois que le Colisée est plus haut de moitié, et le
cirque de Vérone aussi m'a laissé le souvenir d'une élévation qui
étourdissait davantage. Celui de Rome, l'amphithéâtre de Flavien,
a plus de mérite d'architecture : du moins les différens ordres su-
perposés de l'enceinte extérieure me paraissent-ils plus agréables
que les formes un peu lourdes de nos arènes; mais celles-ci sem-
blent reprendre l'avantage du côté de la construction. La qualité et
le volume des matériaux, la taille des pierres, toujours oblique sur
quelqu'une de leurs faces, la jointure sans fer et sans ciment té-
moignent assez de l'habileté des Romains dans l'exécution, quoique
leurs plans et leurs procédés trahissent encore quelque inexpérience
dans la science de l'ingénieur. Tel qu'il est, l'amphithéâtre de iXîmes
peut rivaliser avec tout ce qui existe d'analogue, et il ne ferait sur-
tout plus dire à Rousseau : « Les Français n'ont soin de rien et ne
respectent aucun monument. »
Mais c'est devant le pont du Gard qu'on voudrait répéter ses élo-
quentes paroles. Je ne l'avais jamais vu. Après une course d'une
heure et demie, au détour d'un chemin qui longe la rivière, on l'a-
perçoit tout à coup. Je m'attendais à tout, je ne m'attendais pas à
ce que je vis. Le Gard coule entre deux berges hautes, agrestes, es-
carpées, et de l'une à l'autre sont jetés trois aqueducs en étages lé-
gers et grandioses dont l'effet n'est pas exprimable. L'édifice n'est
point parfait : les arches du pont le plus élevé semblent un peu écra-
sées, on a collé au pont inférieur un pont carrossable parallèle qui
en double l'épaisseur et l'alourdit; mais ces détails se pejxlent dans
le prestige de l'ensemble, et quand on monte au sommet jusque
dans la rigole où coulait l'eau de l'Eure, quelle vue! et comment la
décrire? Du côté où fuit la rivière, ses bords accidentés et verdoyans,
une campagne montueuse, des villes placées aux flancs des coteaux
de l'horizon, forment un admirable paysage. En amont, le site, plus
resserré, est d'un aspect plus saisissant encore. Le Gard, qui s'est
détourné à peu de distance, coule dans un ravin large, hérissé de
rochers et d'arbres toujours verts, et qui se ferme au fond cornuK;
s'il n'y avait rien au-delà. En présence de ce beau désert, ce mo-
NOTES d'UlX voyage EN ITALIE. 295
nument immense et singulier devient une chose sul^lime. Il faut
ici employer les derniers termes de l'admiration. Dans le genre de
beauté pittoresque que peut réaliser l'union de l'architecture et du
paysage, je n'ai rien vu qui fût au-dessus de cela.
Dans leurs travaux comme ingénieurs, les Romains étaient plus
entreprenans qu'inventifs. Ils ne raffinaient pas sur les procédés, ils
ne plaignaient pas leur peine. Pour amener l'eau d'un ruisseau à
une ville de second ordre, jeter à une hauteur de près de 60 mètres
un pont long de plus de 1^0, c'est assurément travailler en grand,
et l'on trouve un peu mince le fdet d'eau qu'il a fallu amener de si
loin et soutenir si haut k force de pierre et de bras. Quelques répa-
rations ont été entamées pour rendre à ce bel ouvrage son ancien
emploi. De nouvelles eaux vont être dérivées et repasser par l'an-
cien conduit bien bétonné pour aller arroser Nîmes, qui a déjtà ce-
pendant des fontaines et même de magnifiques bassins à l'ancienne
mode dans une belle promenade qui n'est pas de notre temps. L'uti-
lité n'était pas nécessaire au pont du Gard, mais elle ne lui ôtera
rien, et cette seconde réflexion que suggère l'utile après l'impression
du beau, cette pensée que les Romains, il y a peut-être dix-huit siè-
cles, auront travaillé pour nous, profite encore à la grandeur de leur
mémoire.
Arles offrirait des antiquités tant de l'époque romaine que du moyen
âge, et la première n'a laissé nulle part plus de traces que dans cette
ville, où la principale place s'appelle encore officiellement le Forum,
où l'on voit des noms en us, des Marins, des Marcus, inscrits sur la
devanture des boutiques, où s'est conservé, particulièrement chez
les femmes, un type de beauté qu'envierait la statuaire, et qui n'a
pas d'analogue dans le reste des Gaules; mais nous ne voyageons
pas en Provence, et je ne nommerai même Marseille que pour si-
gnaler les progrès éblouissans de cette grande cité. <( C'est une
vieille ville, disait un Marseillais spirituel, où il n'y a rien de vieux,
et une belle ville où il n'y a rien de beau. » Cela est toujours vrai.
Rien du passé dans cette fondation phocéenne d'au moins deux mille
cinq cents ans. Aucun monument qui frappe par la perfection des
lignes et des proportions. Il n'y a de vieux dans Marseille que son
existence; il n'y a de beau que Marseille même, sa situation, son
ciel, sa mer, sa transformation continuelle dans le sens de l'amélio-
ration moderne. Les grandes villes de commerce maritime, quand
même elles datent de six cents ans avant .lésus-Christ, sont desti-
nées à se renouveler sans cesse. Toujours trop à l'étroit dans leur
enceinte, elles tendent à en sortir et à devenir plus spacieuses, plus
commodes, plus somptueuses, parce qu'elles deviennent rapidement
et incessamment plus riches. Ce progrès a créé une Marseille nou-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
velle. J'ai cru autrefois Gênes supérieure; Gênes a de plus ses sou-
venirs historiques, ses palais et une cathédrale d'une vétusté bizarre;
mais Gènes a gardé un air de ville vieille et délabrée : Marseille a
suivi et presque devancé le siècle. Son nouveau port, ses nouveaux
quartiers, sa promenade de ceinture, par le Prado, le Ghàteau-
Borelli et la Nouvelle-Corniche, peuvent rivaliser avec ce que l'em-
bellissement moderne a produit de mieux. Me sera-t-il permis de
dire qu'un sentiment instinctif qu'il faudrait peut-être appeler le
cri du sang ne me laisse pas voir avec indifférence cette cité que je
n'ai jamais habitée, à ce point que je ne la traverse pas sans un
vague désir de ne la plus quitter ? Homme du nord par toutes mes
opinions et tous mes goûts, je ne rencontre à Marseille que des in-
térêts qui me sont étrangers; les mœurs, le langage, rien ne m'est
familier, et cependant je m'y sens comme dans une patrie dont
j'aurais gardé un vague souvenir. Est-ce l'esprit de famille qui parle
en moi, et entendrais-je à mon insu la voix de ces échevins d'un
autre siècle qui m'ont laissé leur nom ? Peut-être, sans s'en douter,
reste-t-on toujours du pays d'où l'on vient.
Le chemin de fer de Marseille à Toulon parcourt un pays singu-
lier qui ressemble aux environs de Sienne avec la Méditerranée de
plus. On ne traverse plus ces gorges d'Ollioules, ce paysage de ro-
chers, ce défdé âpre et nu qui semblait disposé par les romanciers
pour servir de scène au rapt et au meurtre ; mais on arrive sans un
moment d'ennui dans cette petite ville, qui, elle aussi, a doublé son
périmètre et qui remplit en hâte la large ceinture que le génie mi-
litaire vient de lui donner. De Toulon au Var, notre ancienne fron-
tière, on traverse des pays charmans, la solitaire forêt de l'Esterel,
où se soulèvent à perte de vue des mamelons couverts de pins ou
d'arbustes du midi; Cannes enfin, que le débarquement de l'île
d'Elbe avait illustrée sans la faire connaître, et dont nous devons la
découverte aux Anglais. Il y a là une ou deux heures de route qui
sont un véritable enchantement. La nature méridionale n'est nulle
part plus riche et plus riante qu'aux environs de Cannes. Les jolies
maisons qui s'y sont bâties depuis vingt ans ne sont pas encore assez
nombreuses pour encombrer le paysage. La végétation naturelle et
la culture des fleurs s'y disputent les pentes d'un terrain qui, par
les accidens de sa surface, se prête à toutes les expositions et
presque à tous les climats. Entre des bouquets de pins maritimes,
d'oliviers et de chênes verts, des bosquets d'orangers croissent
dans des champs de jasmin et de violette. Quand nous suivîmes ce
doux rivage, la pluie de la nuit avait rafraîchi toutes les teintes
qu'un soleil du matin, perçant les nuages, lustrait de ses rayons
humides. C'était, à la naissance de l'hiver, la température du prin-
NOTES d'UX voyage EX ITALIE. 297
temps; c'était, avec les couleurs et les formes du midi, la fraîcheur
de l'Ecosse. Il semblait que tout fût lumière et parfum, repos et
bien-être, que tout respirât le calme, la joie et la vie; mais presque
aussitôt nous vîmes une voiture noire , un chariot lugubre qui re-
layait sur la route. Deux hommes en deuil étaient assis sur le de-
vant, et notre postillon nous dit qu'il avait déjà plus d'une fois de-
puis l'automne ramené vers le nord ce fourgon funèbre. Il est donc
vrai, c'est à Cannes que Tocqueville a rendu le dernier soupir. Là,
pendant que nous passons curieux et charmés, souffrent sans se
plaindre et s'éteignent en silence déjeunes et nobles créatures faites
pour embellir, faites pour honorer la vie humaine. Où est-elle donc
cette harmonie tant promise? Que tout est obscur et que tout est
amer !
Mais ramenons nos yeux sur ce littoral du Languedoc et de la
Provence, parcouru dans une saison qui semble un printemps nou-
veau, et convenons qu'on en peut emporter des points de compa-
raison dont le souvenir nous soutiendra contre toute jalousie patrio-
tique en Italie. Les antiquités nîmoises ne font pas dans l'imagination
si mauvaise figure auprès des antiquités romaines. Les bords de
l'Adriatique ne m'ont offert rien d'égal à nos bords de la Méditer-
ranée, et le rivage ligurien ne fait guère que les continuer. Enfin il
ne faut pas être trop rigoureux pour ce que j'appelle le beau mo-
derne, tel que le réalise un art toujours un peu industriel dans ses
procédés, toujours un peu utilitaire dans ses fins. Nîmes, Toulon et
surtout Marseille, sous la main puissante de la civilisation actuelle,
offrent un spectacle qu'on chercherait longtemps hors de nos fron-
tières, et vraiment les œuvres du progrès économique et technolo-
gique peuvent être portées à de telles proportions, exécutées avec
une telle recherche de bonne ordonnance et de luxe commode,
qu'elles arrivent à intéresser et à étonner l'imagination. C'est la
poésie de la prose, ce sont des merveilles sans le merveilleux, c'est
le conte oriental dans notre Occident. L'Italie n'en est pas encore
tout à fait au point de nous donner le spectacle de ces créations ma-
giques du capital et du travail.
Nice est un peu ce que sera Cannes, quand Cannes sera gcàtée. La
ville commence à être trop grande , et les villas à surcharger la
campagne. Cependant il y a plus d'espace à remplir ou à gaspiller
qu'à Hyères ou à Cannes, et nous avons fait là une très jolie acqui-
sition. Nice d'ailleurs ne paraît ni plus ni moins française qu'avant
l'annexion. C'est par sa position une ville qui sera toujours cosmo-
polite. Ce qui la renoue encore à l'Italie, c'est qu'elle est la patrie
du général Garibaldi. Elle ne saurait guère rester indifférente à ce
nom que tout le monde répète. L'Italie ne peut se défendre d'aimer
298 REVUE DES DEUX MONDES.
Garibaldi. Elle l'aime, elle l'encense, elle l'admire, et pourtant elle
n'est pas garibaldienne, et elle fait bien.
II. — DE NICE A TURIN.
On va de Nice en Piémont par le col de Tende, c'est-à-dire qu'on
prend au nord-ouest, qu'on remonte la Scarena, et qu'au bout de
trois ou quatre heures de marche on a passé du printemps à l'hi-
ver, de la région des fleurs à celle des neiges. Nous eûmes toute la
vivacité du contraste. Vers le soir, la malle -poste se mit au pas
pour ne le plus quitter jus({u'au lendemain dans l'après-midi. La
nuit était assez claire pour nous laisser voir l'âpreté sauvage des
rochers, des torrens, des précipices. Ce n'était pas le temps où Ton
dit qu'une végétation embaumée émaille par place ces côtes abruptes.
Bientôt à nos côtés, au-dessus, au-dessous de nous, tout ne fut que
frimas et glace. L'air n'était pas froid pourtant, et la voiture ne
resta jamais fermée. Il y eut des momens de beau temps, il y eut
des éclairs avec un tonnerre lointain, il y eut de la pluie et du vent,
et, en arrivant à Tende, tout annonçait une de ces tourmentes de
neige qui quelquefois se font redouter; mais, avant d'atteindre ce
point, c'est-à-dire plus de 1,800 mètres au-dessus de la mer, par
un chemin très bon, mais très raide, on a dépassé le fort de Saorgio,
qui commande une gorge étroite, et l'on s'est demandé par quel
prodige de vigueur et d'adresse nos soldats ont autrefois franchi de
tels défilés et forcé de telles positions. Saorgio, pour un passant, a
tout l'air imprenable; mais Masséna ne l'a pas jugé sur l'apparence.
Un moment le doute nous prit sur la possibilité d'avancer. En
sortant de Tende, poste de douane italienne, où nous étions à six
heures du matin, la neige devint plus épaisse, et nous oubliâmes de
nous faire montrer le château de cette Béatrice qui ne nous est guère
connue que par un opéra, mais que la torture contraignit à se ca-
lomnier elle-même, et qui mourut \'ictime de la jalousie d'un Yis-
conti. 11 avait fallu atteler douze mules à la berline, et quinze ou
vingt montagnards, bien chaussés, bien couverts, bien fourrés, ar-
més de grandes pioches dont la lame ressemble à une bêche en as
de pique, marchaient en pionniers autour de la voiture et creusaient
presque à chaque pas notre voie dans la neige fraîchement amon-
celée. La route est ancienne, croisée en lacets, et non dessinée en
longues courbes au flanc des montagnes, selon la méthode moderne.
Elle fait honneur au xv!*" siècle, dont elle date, et elle est entretenue
avec soin. Le gouvernement piémontais donne une forte subvention
aux maîtres de poste de la région pour soudoyer l'armée de mule-
NOTES D UN VOYAGE EN ITALIE, 299
tiers et de pionniers nécessaire au parcours ; mais les lacets sont au
nombre de soixante ou quatre-vingts, et quand on arrive à l'extré-
mité de chacun, dix mules sur les douze deviennent inutiles : une
seule paire est obligée de tirer la voiture en tournant à angle aigu,
et chaque fois, malgré les cris de nos vigoureux compagnons et force
coups de fouet et de pioche, l'on avait toute raison de croire qu'on
n'irait pas plus loin. La neige tombait fort serrée, et le vent fut un
moment assez fort. On put craindre la tempête, et justement à l'in-
stant où tout moyen d'avancer paraissait épuisé, nous rencontrâmes
la malle de Turin qui arrivait en traîneau et commençait à descen-
dre. C'était le premier jour que l'on recourait à ce moyen de trans-
port, dont l'emploi est indispensable pendant plusieurs mois d'hi-
ver. La berline fut échangée contre les deux traîneaux, et la marche
devint plus facile, sans être beaucoup plus rapide. Le temps s'é-
claircit par intervalle; il y eut quelques lueurs de soleil, bientôt
noyées dans une pluie neigeuse, et nous arrivâmes enfin à Coni à
neuf heures du soir : c'était dix heures plus tard qu'il ne fallait.
Cette course a les apparences, sinon la réalité du danger. Dans une
contrée qu'on ne traverse guère, elle vous conduit à une hauteur
qu'une voiture de poste atteint rarement par une route raide,
étroite, que rien ne sépare du précipice, au milieu des scènes les
plus sauvages d'une solitude de montagnes. Elle vous fait traverser
des lieux historiques semés de souvenirs guerriers, et quand l'hi-
ver couvre tout au loin de son manteau de frimas, cette Sibérie es-
carpée, ce montueux désert, radieux de blancheur, offre un spectacle
qui saisit des sens encore remplis des images riantes de la patrie
des orangers. Le Mont-Genis, rendu plus accessible, est devenu tel-
lement civilisé que le col de Tende est peut-être la voie la plus pit-
toresque pour entrer en Italie. Lorsque le jour est clair, c'est des
hauteurs qui dominent Coni, c'est d'auprès de Tende même, par de
certaines embrasures de montagne, qu'on peut se donner la vue la
plus vaste de ces grandes et célèbres plaines qui vont jusqu'à
l'Adriatique, et où la guerre a plus d'une fois décidé du sort du
monde. C'est de là que Napoléon contempla, bien jeune encore, ce
premier théâtre de sa gloire. Après la prise de Toulon, chargé d'ar-
mer les côtes de la Méditerranée, il prit à Nice le commandement
en chef de l'artillerie. Bientôt Masséna, en se portant sur le col de
Tende, rendit l'armée maîtresse de toute la chaîne des Alpes. «En
janvier 1795, Napoléon (lui-même il le raconte) passa une nuit sur
le col de Tende, d'où, au soleil levant, il découvrit ces belles plaines
qui étaient déjà l'objet de ses méditations. Italiam, Italiam! )■) Il
semble que ces mots si simples sont ici d'un saisissant effet. Cette
citation si connue, que d'Alembert appliquait à la musique, devient
300 REVUE DES DEUX MONDES.
ici comme le programme de gloire du futur conquérant, qui voit de
ses yeux le champ réel des victoires imaginaires dont il fera d'im-
mortelles réalités.
Nous ne vîmes de ces plaines qu'un nuage pluvieux qui les cou-
vrait tout entières, et à Goni nous commençâmes à connaître l'Italie
en hiver. Quoique cette saison soit loin d'y être aussi rigoureuse
que dans le nord, je ne conseillerai à personne de trop compter sur
la réputation de son beau ciel. Beyle ne veut pas qu'on voie sans
soleil \e pays de la volupté. Volupté à part, Beyle a raison.
Goni est une ville très italienne, et par un jour de marché la po-
pulation s'y montre telle à peu près qu'en pareils jours celle de Plai-
sance ou de Pavie, voire celle de Rimini ou de Spolète; il manque
■seulement la mendicité. Les anciens remparts, changés par les
Français en boulevards inoffensifs, laissent voir au loin les riches
campagnes que domine le plateau où la ville est assise; mais pour
nous la pluie noie le paysage : il nous faut entrer dans ces rues où
se presse la foule ; on y vend partout des journaux et des châtai-
gnes. Achetons un journal. Je l'achetai, et j'y trouvai un premier
Turin avec ce titre : Les dernières réformes en France. Qu'est-ce
que cela voulait dire? Je fus longtemps sans y rien comprendre.
C'était le décret du 24 novembre. Il est donc vrai, il faut qu'un
gouvernement soit discuté. C'est une nécessité de notre temps ; tôt
ou tard tout le monde y vient.
Le Piémont en est là depuis longtemps, et en allant à Turin je
savais que j'allais retrouver quelque chose de la liberté de Londres.
On respire à l'aise dans ces endroits-là. Le climat de Turin passe
pour rigoureux; il ne l'a pas été cette année. Cependant la ville n'é-
tait pas égayée par la lumière comme je l'avais vue au printemps
de 1857; mais elle avait toute autre chose à faire qu'à s'occuper de
la pluie et du beau temps, et le jour qui l'éclairé dissipe tous les
nuages et brille jusque sous un ciel orageux.
11 me semble avoir dit autrefois tout ce que j'avais à dire de Tu-
rin, et j'ai hâte de conduire le lecteur en des lieux qui nous soient
plus nouveaux ; mais quoi ! est-il possible de quitter cette ville sans
dire un mot de ce qui lui est arrivé depuis notre dernière visite?
Aurais-je fait la gageure, et pourrais-je la tenir, de parler de l'Italie
en 1860 sans efïleurer la politique? Ne serait-ce pas une affectation
ou une faiblesse qu'on ne saurait comprendre ni me pardonner? Et
ceux qui me voudront bien lire s'attendent-ils à ne trouver en moi
qu'un amateur de musées et de paysages?
Cependant, je l'avoue, il m'en coûte de parler de l'Italie politique.
Des opinions si exclusives et des passions si respectables ont à son
sujet pris en France une telle autorité et si éloquemment interdit,
NOTES d'un voyage EN ITALIE. 301
si impérieusement condammé la plus modeste dissidence, le doute
le plus timide, quand ce doute et cette dissidence sont dans le sens
des espérances actuelles de l'Italie, que c'est une question qu'on
aimerait à éviter quand on ne peut la résoudre, ou du moins qu'on
ne voudrait pas traiter à demi. Elle est grave et difllcile, et ce n'est
pas en passant qu'on pourrait, non pas échapper, mais répondre
par avance aux arrêts dédaigneux d'une sagesse absolue qui n'admet
ni tempérament ni incertitude. J'ajouterai donc peu de chose à ce
que j'ai dit autrefois de l'Italie, mais je ne rétracterai rien, car il
faut bien avouer qu'ici même, dans ce recueil, dans ces notes de
voyage qui n'avaient pas déplu, j'avais déjà dit que le seul pays du
continent peut-être que la crise de 18Zi8 n'eût pas laissé abattu et
humilié, c'était l'Italie. A son peuple seulement, cette crise énervante
avait après elle laissé la confiance dans l'avenir et en lui-même.
De lui, à ce qu'il me semblait alors, devait venir le premier grand
événement qui occuperait le monde. C'était chose évidente depuis
dix ans, et parce que l'événement est venu en aide au pronostic,
parce qu'il est arrivé à mon opinion des renforts bien inattendus, je
ne puis en vérité ni l'abandonner ni la taire, et je continue à être de
l'avis de ce qu'ont fait nos soldats.
Les événemens, j'en conviens, ont marché plus vite que ma pen-
sée; ils m'ont de beaucoup dépassé. S'il était bienséant de se citer
soi-même, on verrait qu'en attribuant au Piémont l'initiative et la
direction du mouvement national, en croyant qu'un certain agran-
dissement de ce royaume serait le signal et le premier pas de la
reconstitution de la nationalité italienne, je n'attendais rien que de
lent, de partiel, de successif. Les évolutions brusques, les plans sys-
tématiques, les résultats complets ne sont jamais à prévoir ni à dé-
sirer, et je ne me défends pas d'une certaine crainte de l'absolu. Je
me défie de toute politique logique jusqu'au bout, et n'aurais pas
conseillé à l'Italie de s'éprendre des conséquences extrêmes; mais
ce n'est pas une raison pour retirer un principe après l'avoir posé,
et rien ne me paraît avoir ébranlé cette idée fondamentale : l'indé-
pendance et la liberté de l'Italie par l'hégémonie du Piémont et par
l'union de l'Italie entière. Que naturellement l'hégémonie tendît à
la domination et l'union à l'unité, cela est encore certain; que l'une
et l'autre dussent arriver pleinement à ce double but, c'est plus
douteux. Ici commence le rôle de la prudence, l'examen des faits,
l'appréciation des droits acquis, le calcul des chances et des obsta-
cles, des inconvéniens et des avantages, la science de la conduite,
la part de la nécessité, en un mot tout ce qui est obscur et litigieux
dans la politique. Pour moi, je ne suis engagé à soutenir que les
deux points fondamentaux, et même je me bornerai à rappeler qu'ils
302 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont rien de bien nouveau ni de bien hasardé. Si l'on daignait re-
venir sur le passé, on verrait que ces prétendues inventions de la
fantaisie ou de l'ambition politique, que ces conceptions, qui pas-
sent pour si neuves et si arbitraires, de l'esprit de système ou de
l'esprit de conquête, s'appuient sur bon nombre d'antécédens et
d'autorités. Elles remontent dans les siècles, les racines de l'arbre
qui s'élève. On me pardonnera peu de citer les poètes; cependant,
quand il s'agit de constater une idée traditionnelle, un .sentiment
populaire, la poésie a droit de rendre témoignage. Qui dépose mieux
qu'elle de cette pensée irréfléchie qui est chez elle à l'état d'inspi-
ration, à l'état d'instinct dans les masses? Or n'a-t-elle pas en tout
temps parlé de l'Italie comme si l'Italie existait? Ne lui a-t-elle pas,
dans ses gémissemens comme dans ses imprécations, prêté une unité
persistante, et n'est-ce pas à l'Italie entière que Dante reproche
d'être un navire sans nocher (1)? Pétrarque, Dante, Filicaja, Alfieri,
Leopardi, expriment un sentiment confus, mais indestructible, en
faveur de cette patrie commune qui a traversé les siècles dans le
monde de la pensée. Et le grand poète qui l'a tant aimée et si bien
décrite qu'il semble s'y être naturalisé par son génie, lord Byron,
s'inspirant des pensées de Dante, ne le faisait-il pas parler ainsi :
« Oui, oui, la terre cUAusonie a des cœurs, et des mains, et des bras,
et des armées à diriger contre l'oppression; mais combien l'effort serait
vain, tant que la division sème encore des germes d'inimitié et de faiblesse,
tant que l'étranger fait sa moisson spoliatrice! 0 mon beau pays, si long-
temps tenu dans l'abaissement, toi, si longtemps le tombeau des espérances
de tes enfans, lorsqu'il ne faudrait qu'un seul coup pour briser la chaîne,
le vengeur tarde, il tarde encore; le doute et la discorde marchent entre
les tiens et toi , et prêtent des forces à tout ce qui veut t'accabler. Que te
manque-t-il donc pour te faire libre et pour montrer ta beauté dans tout
son éclat? Rendre les Alpes infranchissables, et nous, ses fils, nous le pou-
vons en faisant une seule chose, — nous unir. »
Her sons, may do tins witli
And we onc docd — unité (2) !
Mais ce sont là des poètes, répondra-t-on toujours. Je pourrais
dire que pour moi il n'y a pas deux manières de penser et de sentir,
(l) Je laisse ces notes telles qu'elles ont été écrites au retour du voyage qui en a été
l'occasion. On n'y trouvera donc pas d'allusion au grand et douloureux événement qui
depuis a frappé l'Italie. L;i Providence semblait avoir donné à son navire 1p nocher que
réclamait Dante. Puisse l'Italie ne l'avoir pas perdu pour jamais en perdant M. de Ca-
Tour ! Son nom ne sera écrit que cette fois dans ces pages. Il faudrait un plus sérieux
travail pour parler de cet homme d'étut comme en park-ra l'histoire.
(■2) The Pmphecij of Dante, n.
NOTES d'un voyage EN ITALIE. 303
l'une avec l'imagination, l'autre avec la raison, et je tiendrais pour
singulièrement frivole celui qui ferait si peu de cas de la parole hu-
maine que tout ce qu'il a entendu et répété des années se perdît
comme un vain son, dès qu'il faut agir ou juger des faits. Quel fu-
tile passe- temps que de se plaire incessamment, de Corinne à
Childc-ILinM, à relire les conseils et les vœux du génie pour le
réveil et l'indépendance de l'Italie, puis, le jour du réveil venu,
l'heure de l'indépendance sonnée, de rayer ces mots comme nuls,
de traiter en rêves d'enfans tous les souhaits, tous les appels, toutes
les prophéties qu'on accueillait avec un apparent enthousiasme, et
d'insulter à ce qu'on feignait d'espérer! Pour moi, je l'avoue, je
n'en suis pas venu à mépriser à ce point les mots ni les idées dont
l'humanité a paru s'émouvoir, et je n'ai point vécu cinquante ans à
réciter des fables. Je tiens pour sérieux le poète qui a dit :
Dans tes fils réunis cherche ton Roméo,
Nohle et suinte Italie, ô mère du vrai beau!
Mais puisqu'à d'autres il faut d'autres témoignages, voici ce que
pensaient il y a longtemps, de ces récentes chimères tant insultées,
trois hommes qu'on peut en croire sur l'Italie, et qui ne jugeaient
point en poètes lyriques les affaires du monde, Machiavel, Napoléon
et Rossi.
Le livre du Prince se termine par un chapitre intitulé : Exiior-
iation à délivrer l'Italie des Barbares, et ce chapitre finit ainsi :
« On ne devait pas laisser passer pour Tltalie cette occasion de voir, après
tant de temps, apparaître son rédempteur. Je ne puis exprimer avec quel
amour il eût été reçu dans toutes les provinces qui ont souffert des inon-
dations étrangères, avec quelle soif de vengeance, avec quelle foi obstinée,
avec quelle affection pieuse, avec quelles larmes ! Où sont les portes qui se
fermeraient devant lui, les peuples qui lui refuseraient soumission, l'envie
qui se lèverait contre lui, l'Italien qui lui dénierait obéissance? Pour tous,
c'est la peste que cette domination des Barbares. »
Voilà pour la haine de l'étranger. Venons à l'initiative et à l'in-
fluence du Piémont :
« Le Piémont seul, écrivait Rossi en 1829 (1), a encore une force natio-
nale. La rivalité contre l'Autriche, le sentiment que l'Italie a besoin de la
dynastie de Savoie, la cessation des persécutions, l'espoir que les voeux des
amis de la liberté pourront un jour se réaliser, et la conduite franche,
loyale, du roi défunt, ont conservé les liens entre le gouvernement et la
nation, malgré les événemens de 1821, et même dans le cœur des proscrits.
(1) De l'État de l'Italie, 1829.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Piémont est en Italie le seul gouvernement non étranger qui ait une
force morale et matérielle à la fois , car les Piémontais et les Génois sont
fort braves, et l'armée est bien organisée. Le jour où le roi de Piémont con-
sentira à faire ce qu'il aurait déjà dû faire en I8IZ1, le jour où il accordera
à ses deux peuples des institutions raisonnables où le tiers-état et la no-
blesse trouvent également leur place, le jour où par cela seul il s'émanci-
pera de cette espèce de dépendance anti-nationale dans laquelle il paraît
être maintenant vis-à-vis de l'Autriche, ce jour-là il raffermira les bases de
son trône, il doublera la force de l'état, et il attirera sur lui les regards et
les bénédictions de l'Italie. »
De cette concentration des espérances et des forces de l'Italie
sous la direction du Piémont à l'unité politique, il y a une certaine
distance; mais à qui, si ce n'est à la nation italienne, de savoir si
cette distance, elle la veut franchir? Quant à l'unité en elle-même,
si, comme toute grande nouveauté historique, elle peut provoquer
le doute et l'hésitation, voyons pourtant si elle n'est qu'une fiction
tombée d'hier dans quelques esprits fantasques.
On ne peut écrire une ligne siu- l'Italie sans se reporter à l'un des
plus beaux morceaux de géographie politique et militaire qui aient
été écrits, à cette description de l'Italie tracée de la même main qui
tint l'épée d'Arcole et de Marengo. Elle se trouve dans un des plus
importans ouvrages qui aient paru de nos jours. Il est vrai que cet
important ouvrage est un des livres qu'on lit le moins, et le public
se souvient à peine que Napoléon a écrit des mémoires. C'est dans
le premier volume de ces mémoires, consacré presque entier à l'Ita-
lie, qu'après l'avoir décrite en maître, il s'arrête et se dit : «L'Italie
isolée dans ses limites naturelles, séparée par les mers et par de
très hautes montagnes du reste de l'Europe, semble être appelée à
former une grande et puissante nation ; » mais aussitôt il cherche et
donne avec la sagacité du plus expérimenté des hommes de guerre
les raisons prises de la configuration de ce pays , et qui ont été la
cause de ses malheurs et des succès de ses ennemis. Cependant il ne
voit pas là un insurmontable obstacle , et il termine par ces mots :
« Quoique le sud de l'Italie soit par sa situation séparé du nord, l'Italie
est une seule nation; l'unité de mœurs, de langage, de littératiu'e,
doit dans un avenir plus ou moins éloigné réunir enfin ses habitans
sous un seul gouvernement. » Voilà les paroles mêmes de Napoléon.
Sont-elles prophétiques? L'avenir nous l'apprendra.
Ajouterai-je que l'empereur continue ensuite ses conseils à cette
monarchie (c'est le nom qu'il lui donne) dont il salue de loin la
naissance? Dirai-je, au risque d'encourager une opinion que je ne
partage pas, qu'il s'occupe même de rechercher quel lieu serait le
plus propre à devenir sa capitale? Il ne voit, remarquez ceci, d'hé-
AOTES D UN VOYAGE EN ITALIE. 305
sitation possible qu'entre deux villes : Venise et Rome, les seules
grandes cités restées en dehors de la monarchie nouvelle; puis il les
compare, et il conclut ainsi : « Nous pensons, quoiqu'elle n'ait pas
toutes les qualités désirables, que Rome est sans contredit la capi-
tale que les Italiens choisiront un jour. » Nous rapportons cette con-
clusion sans y souscrire. Napoléon ne tenait pas compte apparem-
ment d'une olDJection que tout le monde connaît, et qui ne peut être
levée par la force : cette objection subsiste, et son autorité ne la
supprime pas; mais il reste que l'homme peut-être qui a le mieux
connu l'Italie, l'homme qui l'a deux fois conquise et longtemps gou-
vernée, croyait à l'unité de l'Italie.
Cette unité doit-elle être absolue? Je me défie trop de l'unité en
toute chose pour l'afiîrmer, et si l'on proposait à la monarchie ita-
lienne de choisir entre l'annexion de Venise et celle de Naples, elle
devrait opter mille fois pour la Vénétie. Je ne prétends dire qu'une
chose : ce qui se passe ne vient pas d'un caprice du moment, car
c'est l'accomplissement de certaines opinions que je laisse sous la
protection des noms qui les recommandent. Pour moi, sans épouser
aucun système et quoi qu'il advienne de l'Italie, mes vœux sont
pour elle , c'est-à-dire pour qu'elle ne soit qu'italienne. Et nous
irons, si vous le trouvez bon, porter ce vœu à la madone de la Char-
treuse de Pavie.
III. — LA CHARTREUSE DE PAVI£.
J'ai revu Milan sans canons autrichiens braqués sur la place.
Cette belle ville est rendue à elle-même : il n'y a plus rien à sou-
haiter aux Lombards qu'une seule chose, la persévérance; mais la
cathédrale, mais Saint- Ambroise, le musée, l'Ambrosienne , l'hôpi-
tal Majeur, mais le Cenacolo, l'aspect original de cette cité, qui
semble à la fois du nord et du midi, tout cela forme toujours un
spectacle qui se grave dans la mémoire, et j'aurais peine à choisir
entre Milan, Florence et Rome. L'architecture de l'hôpital Majeur
est un élégant chef-d'œuvre de la renaissance. La Brera m'a en-
chanté par ses Luini, et le Mariage de la Vierge de Raphaël ne
m'avait jamais paru une chose aussi exquise. Luini encore et sur-
tout Léonard triomphent à l'Ambrosienne. Il n'est pas jusqu'à l'arc
de triomphe de l'Esplanade qui, dans sa froideur solennelle, ne soit
une digne représentation monumentale du génie des arts tel qu'il
était sous l'empire, grave et timide, fier et gêné, servilement noble,
comme bien d'autres choses... Mais il y aurait trop à dire de Milan,
si on se laissait aller, et il ne faut pas manquer cette fois cette char-
TOME XXXIV. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
treuse tant prônée. Quittons la ville pour le désert. Et quel singulier
désert !
Les Visconti se partageaient la Lombardie. Jean Galeas régnait
modestement à Pavie, tandis que Bernabo, son oncle et son beau-
père, dominait à Milan avec la rudesse d'un despote et l'ambition
d'un conquérant. Le neveu semblait comme enseveli dans les hum-
bles devoirs d'une dévotion minutieuse, lorsqu'on passant près de
Milan pour aller en pèlerinage à la madone del Monte, près de Va-
rèse, il fit prendre et garrotter, avec toute sa famille, Bernabo, qui
était venu k sa rencontre; il l'enferma dans le château de Trezzo, et
l'y laissa mourir, empoisonné trois fois (1385). Maître de toute la
Lombardie, il étendit son pouvoir au loin, jusqu'à Spolète, jusqu'à
Pérouse; menaçant Rome même, il convoita ce titre de roi des Lom-
bards, qui ne devait pas renaître encore, et rêva cette unité de l'Ita-
lie à laquelle travaillaient plus innocemment Pétrarque et Boccace.
Heureusement l'instinct d'un ambitieux en fait souvent l'instru-
ment de quelque grande pensée qu'il sert par ses passions et par
ses fautes. Le premier duc de Milan avait cette piété de son temps,
qui ne se passait le crime qu'à la condition de la pénitence, et il
crut s'absoudre d'une trahison suivie d'assassinat en détachant de
son parc de Mirabello, qui avait clos de nuu* cinq milles de tour,
un terrain pour y fonder un couvent de chartreux. On dit même
qu'il ne fit en cela qu'accomplir un vœu de Catherine Visconti, sa
femme, qui n'était pas apparemment sans quelque inquiétude au
souvenir de la mort de son père. Il posa en grande pompe la pre-
mière pierre de la nouvelle chartreuse le 8 septembre 1396, et deux
ans après il y installa, avec une bonne dotation, vingt-cinq moines
■et leur prieur, auxquels à sa mort, survenue en 1402, son testa-
ment laissait un riche domaine, dont le revenu devait, pour une par-
tie, servir à la construction et à l'ornement de l'édifice, et passer
aux pauvres quand l'église et le couvent seraient achevés. Aussi l'ou-
vrage dura-t-il longtemps; mais le résultat fut magnifique, et ainsi
fut élevé le monastère le plus beau peut-être, dit Guicciardin, qui
soit en Italie. On mit à le finir cent quarante-six ans. Il en fallut da-
vantage pour achever le tombeau de Galeas Visconti, qui avait cru
se bâtir une sépulture expiatoire, et quand tout fut prêt pour rece-
voir ses restes, on avait oublié dans quel lieu on les avait mis, et sa
tombe est restée un cénotaphe. Louis le More, ce Sforza qui détrô-
nait son neveu, se fit proclamer duc de Milan par le peuple, consa-
cra l'église cent un ans après qu'elle avait été commencée, et, plus
heureux que le fondateur, il repose, ainsi que Béatrice d'Esté, sa
femme, dans le même transept où Galeas n'a qu'un vide mausolée.
C'est ce Louis le More qui, concevant aussi à sa manière l'indépen-
NOTES d'un voyage EN ITALIE. 307
clance de l'Italie, y appela les Français comme diversion, et, de
Charles VIII à Napoléon I", fit de sa patrie le prix de la lutte entre
l'Autriche et la France.
On quitte à Torre del Mangano la belle route bordée de canaux
et d'arbres qui mène de Milan à Pavie, et, tournant à angle droit
par une avenue plantée, on arrive en face de la porte d'un grand
bâtiment carré d'apparence assez commune. Sous le porche, des
fresques dégradées sont attribuées à Bernardino Luini. C'est l'en-
trée d'une vaste cour fermée dont le côté droit est occupé par une
espèce de château servant jadis d'hospice aux pieux ou curieux visi-
teurs de la chartreuse. Le fond de la cour est fermé par une façade
de marbre blanc, celle de l'église, ainsi dédiée : Mtiriœ Virginî,
Matri, Filiœ, Sponsrv Dci. Le dernier titre abuse un peu de la mé-
taphore; mais on est plus occupé de regarder le monument que de
critiquer les inscriptions.
Le président de Brosses a la réputation d'un homme de goût, et
même il la mérite. Voici pourtant comment il juge cette galimafrée
de tous les ornemens imaginables. <( Gela ne laisse pas de faire un
coup d'oeil qui amuse la vue, car il y a par-ci par-là de bons mor-
ceaux; mais c'est toujours du gothique. Je ne sais si je me trompe,
mais qui dit gothique dit presque infailliblement un mauvais ou-
vrage. » Assurément il se trompait, on n'en doute pas aujourd'hui,
et il faut ajouter que le gothique n'avait que faire ici. On n'en trou-
verait guère de traces dans l'église entière. Quant à la galima-
frée, c'est une façade, œuvre de la renaissance, dans ce goût dit
de cinquecento, qui n'attend l'effet d'ensemble que de l'accumula-
tion des détails. Aussi, quoique assez haute et assez large, paraît-
elle d'abord relativement petite à cause de la multitude de ses orne-
mens. Il a fallu les diminuer, afin d'en mettre tant. C'est une telle
profusion de pilastres et de colonnettes en candélabres, de niches,
de médaillons, de compartimens divers, de bas-reliefs et de sta-
tues, d'encadremens et de moulures, qu'on dirait un de ces cabinets
d'ivoire travaillés avec un art patient qui s'ingénie à faire de jolis
chefs-d'œuvre. C'est, au premier abord, de la sculpture d'ébénisterie;
c'est un meuble en marbre. Cependant, en regardant plus longtemps,
la beauté d'exécution, le mérite des parties relèvent l'impression
générale, et l'on arrive à une admiration qui n'est pas du premier
ordre, à celle qu'on doit au produit combiné du talent et de la ma-
gnificence réunis dans une pensée sans grandeur et sans génie. Le
peintre Ambroise de Fossano, nommé souvent le Borgognone, a des-
siné ce vaste cadre que des sculpteurs habiles, Jean-Antoine Ama-
deo, iMarc-Aurèle Agrate, Jean-Jacques délia Porta, Augustin Busti
dit le Bambaja, Christophe Solari dit le Gobbo, ont rempli d'œuvres
308 REVUE DES DEUX MONDES.
dignes d'être vues isolées et admirées pour elles-mêmes. Malheureu-
sement ce splendide placage, un peu lourd faute d'un couronnement
qui se fait attendre encore, n'est pas en parfaite harmonie avec le
reste du monument extérieur. En regardant celui-ci, on a peine à
comprendre qu'il soit l'ouvrage de Heinrich von Gmunden, l'Enrico
da Gamodia des Italiens, premier auteur de la cathédrale de Milan.
Woods a eu raison d'en douter, n'y trouvant point de réminiscence
de l'architecture du nord. De nouvelles recherches ont rendu la
Chartreuse de Pavie à Jacques Gampion, qui fut choisi par Galeas
Visconti, et cessa, pour ce nouveau travail, d'être attaché à la con-
struction du dôme de Milan. On lui dut ainsi une large église en
briques taillées, en tenvi coita, qui ne manque ni de richesse ni d'é-
légance, d'un style lombard de la renaissance ou romanesque en tran-
sition, qu'on définirait malaisément, mais qui n'est pas désagréable,
peut-être comparable à celui de Sainte-Marie-des-Grâces de Milan.
Le plus beau modèle de ce style me paraît être le grand hôpital de
cette ville, dont la façade centrale et la vaste cour, ouvrage du Flo-
rentin Antonio Filarete, sont un des meilleurs morceaux d'architec-
ture civile qu'on puisse voir. La cour célèbre, et justement célèbre,
de notre hôtel des Invalides paraît bien lourde auprès de cette élé-
gance.
Mais enfin, après avoir difficilement, laborieusement obtenu la
sensation que peut produire le dehors de la Chartreuse, il faut y
entrer, et l'on ne manquera pas d'être frappé, sinon de la disposition
générale, au moins de la splendeur intacte de ce trésor de choses
précieuses. C'est un écrin de bijoux religieux, et pourtant, tout bi-
joux qu'ils sont, on ne veut pas que les femmes les voient de près :
elles ne sont admises que dans la nef; une consigne sévère leur
ferme le chœur et les chapelles latérales. Cette défense un peu sau-
vage s'explique au moins ici, parce qu'elle est prononcée moins
contre les femmes que contre les chartreux. Cette prohibition, assez
commune en Italie, n'a pas partout cette excuse plausible, encore
qu'un peu grossière. Heureusement le gardien, homme attentif et
intelligent, a soin d'indiquer aux visiteuses la meilleure place pour
voii- du bord de chaque grille ou balustrade ce dont il leur défend
d'approcher. L'inspection doit en être longue pour être intéres-
sante, car il n'y a point ici de ces beautés hors ligne vers lesquelles
il faut marcher en ne donnant au reste qu'un coup d'œil, mais une
profusion d'excellentes choses, de jolies choses, de curiosités pré-
cieuses, qui font de cette église un monument unique du luxe de
l'art religieux en Italie.
C'est une croix latine, avec bas côtés bordés de quatorze cha-
pelles, et dont les bras contiennent trois autels , en comptant celui
NOTES d'LX voyage EX ITALIE. 309
du chœur. Partout on admire le même soin et la même magnifi-
cence. Les riches métaux richement ciselés, les marbres rares et va-
riés travaillés finement et assortis avec goût, une décoration opu-
lente en fresques , en tableaux , en statues , le fini des détails et le
fini de l'ensemble, tout se réunit pour faire de cette église un des
meilleurs échantillons à étudier, si l'on veut un moment considérer
un côté de l'art qu'on ne retrouve guère hors de l'Italie : c'est le
côté par où les artistes de ce pays pourraient n'être envisagés que
comme ornemanistes et décorateurs. Quelques-uns de ceux dont les
œuvres parent la Chartreuse méritent un titre beaucoup plus élevé;
cependant, à l'exception duGuerchin, du Pérugin, de Luini, la plu-
part ne peuvent être promus au premier rang, et le Borgognone,
Camille Procaccini, Gaudenzio Ferrari, Pierre Mazuchelli, dit le
Morazzone, Jean Crespi, dit le Cerano, et Etienne Danedi ou le
Montalto ne sont pas de ces noms que tout le monde est obligé
de savoir.
Je conseillerais cependant d'étudier ici leurs œuvres et leur ma-
nière, car on rencontrera plus d'un de ces noms dans le reste de
l'Italie, et tous les ouvrages d'un peintre de quelque valeur augmen-
tent de prix, dès qu'on s'est assez familiarisé avec son style pour le
reconnaître à première vue et le comparer dans les diverses appli-
cations et les âges divers de son talent. J'avais noté dans ce dessein
un remarquable tableau à six compartimens, qui semble au plus
tard du temps du Pérugin, et tout à fait digne des amateurs de cette
époque de la peinture. Le nom de l'auteur, Macrino d'Alba, m'était
nouveau, et je l'avais écrit pour y penser dans l'occasion. Je ne l'ai
pas retrouvé dans toute l'Italie. Beaucoup de tableaux et plus en-
core de fresques, m'ont au contraire frappé par un air moderne qui
n'en fait guère que de fraîches décorations. Plus d'attention est due
aux œuvres des sculpteurs, qui peut-être ont la meilleure part dans
la parure de la Chartreuse. Le tombeau de Galeas Visconti, ouvrage
considérable, sorte d'édifice dans le goût de nos tombeaux des Va-
lois à Saint-Denis, et auquel ont coopéré Pellegrino, Amadeo, Délia
Porta, est une chose véritablement belle, et, quoique moins impor-
tantes, les tombes de Louis le More et de Béatrice sont assurément
d'une valeur égale. Leurs statues, couchées chacune sur un mauso-
lée séparé et dues au ciseau du Gobbo, intéressent celui dont la mé-
moire est encore toute remplie de leurs deux portraits, qu'on voit
à l'Ambrosienne. Léonard de \inci a été égal à lui-même dans ces
deux peintures, surtout dans le profil de la femme, chef-d'œuvre
d'une vérité charmante, où l'art le plus exquis atteint à la naïveté la
plus parfaite. On reconnaît un peu cette image, dont le souvenir est
ineffaçable, dans la tête de la statue du tombeau, et il est vrai cet
310 REVUE DES DEUX MONDES.
éloge donné à Christophe Solari, qu'il a su conserver dans la mort
tout le souvenir de la vie.
Les deux autels du transept et le maître-autel, gardé par une
grille qui semble d'or, offrent une somptuosité orientale, et ne pour-
raient se décrire que par les détails. Les deux sacristies sont, peu
s'en faut, aussi riches en objets d'art que les chapelles, et tout l'in-
térieur du couvent mérite d'être visité. Il y a deux cloîtres dont les
colonnettes simples et les arceaux à plein cintre excluent toute idée
du gothique que l'auteur de la description officielle qu'on vend sur
place a prétendu retrouver dans l'église. Une des cours est close par
des lignes de cellules, ou plutôt, selon la règle de l'ordre, de mai-
sons composées de trois pièces, une au rez-de-chaussée, deux au
premier étage, et qui sont pour chacun des chartreux un véritable
ermitage. Çà et là, dans les bâtimens de service, l'art se montre en-
core : c'est un lavoir où l'on peut admirer de bonnes sculptures;
c'est une fresque de Bernardino Luini représentant la Vierge et l'En-
fant, qui tient une fleur incarnat, le meilleur souvenir de peinture
que m'ait laissé la Chartreuse de Pavie.
On quitte à regret ce vaste dépôt de richesses ensevelies dans une
solitude par les soins des moins mondains, des plus austères des
religieux. Plusieurs générations de chartreux, disposant d'un re-
venu considérable, qu'ils ne pouvaient garder qu'autant qu'ils le
consacraient à l'achèvement de leur maison, se sont attachées à dé-
corer un édifice dont le nom réveille l'idée d'un âpre séjour de souf-
france et d'effroi dans une solitude sauvage. Des cénobites qui ne
portent pas de linge ont bâti un palais des Mille et Une Nuits. Rien
ne ressemble moins à la Crande-Chartreuse que ce monument his-
torié, qui fait certes plus penser à François P'"' qu'à saint Bruno. On
dirait la chapelle d'un Versailles de la renaissance: mais ce nom de
François P'"" rappelle que nous sommes aux environs de Marignan
[Melegnano), le lieu où Galeas est mort, et d'où partit procession-
nellement Louis Sforza pour venir, en lZi97, présider à la consécra-
tion de Péglise. Vingt-huit ans après, on amenait ici François P%
fait prisonnier à la bataille de Pavie, dans le parc de Mirabello, et il
entendait en entrant les religieux chanter ce verset du psaume 118 :
Bnnum milii quia humiliasli me nt clisrmn justifirationes tuas. On
dit qu'il se mit à chanter avec eux en prenant pour lui la fortuite
allusion.
Au nombre des ornemens qu'on admire dans ce temple sont les
devans d'autel, tous en incrustations de pierres dures, égales à ce
qu'en ce genre Florence a de mieux. C'est l'ouvrage de plusieurs
générations d'une famille Sacchi, Valère, André, Charles, etc., qui
s'est \^\\(iQ près de la Chartreuse, et à qui tel autel a coûté dix ans
NOTES d'un voyage EX ITALIE. 311
de travail. Chose assez triste, cette famille réside encore aux envi-
rons, et, n'ayant plus à faire de mosaïques en incrustations, elle
ne se compose plus d'artistes, mais de maçons. Cette décadence
s'accorde assez avec le destin de ce monument, enrichi d'abord à si
grands frais par des soins tant prolongés , et qui , vei's une certaine
époque, est resté comme abandonné à l'action du temps, par qui
tout décline. Cependant, à l'intérieur du moins, la main du temps
n'a laissé qu'une empreinte légère, et la façade, à peine mutilée
dans quelqu'une de ses mille figurines, ne trahit son âge que par
la couleur de rouille qui a succédé à la blancheur de plusieurs de
ses marbres. Des réparations peu dispendieuses rendraient au mo-
nument tout son éclat , et la seule opération coûteuse serait de ter-
miner le faîte carré de la façade par l'un des deux projets qui n'ont
point été exécutés, le groupe de l'Assomption soutenu par quatre
anges, ou un fronton orné d'acrotères et de statues. Cette façade y
perdrait l'aspect de lourdeur dont la multiplicité de ses sculptures
ne la délivre pas.
Mais ce travail de restauration sera-t-il jamais entrepris? Le cou-
vent a perdu ces 100,000 écus ou ce million de revenu que lui prê-
tent les auteurs. Ce n'est pas qu'il y ait lieu de confirmer les plaintes
déclamatoires dont l'abandon prétendu de ce monument a été l'ob-
jet. D'abord, il est bon de le dire, ce n'est pas la France et sa ré-
volution qui ont porté les premiers coups à la fortune des chartreux :
c'est l'empereur Joseph II, qui la confisqua administrativement et
donna le couvent à d'autres religieux. La présence des armées fran-
çaises n'y changea rien, et en 1796 le général Berthier, plus tard
prince de Wagram, fit entendre raison à ses soldats, choqués de la
couronne ducale et des armoiries des Visconti, et sauva le tombeau
de toute conséquence extrême de l'abolition rétroactive de la féoda-
lité. En 1810 seulement, la Chartreuse fut définitivement fermée, et
les Autrichiens ne la rouvrirent qu'en 18Zi3. Ils la rendirent aux
chartreux, mais ils ne rendirent pas l'argent. Les bons moines vivent
des fruits de leur jardin, et quelques libéralités que la piété ou l'a-
mour de l'art envoie de Milan entretiennent la magnificence besoi-
gneuse de la Chartreuse de Pavie.
Charles de Rémusat.
L'INSURRECTION CHINOISE
SON ORIGINE ET SES PROGRES
IL
TRIOMPHE DE L'INSURRECTION. — LE NOUVEAU ROI CÉLESTE ET SA DOCTRINE.
I. RETRAITE DES INSURGÉS EN -DEÇA DU FLEUVE- JAUNE.
On connaît maintenant la première période de l'insurrection chi-
noise, période de progrès incessans et de faciles victoires (1). A par-
tir de 1853, la lutte devient plus sérieuse, et l'Europe la suit dès
lors avec une attention croissante, justifiée par l'importance des faits
de guerre que nous allons exposer rapidement d'après les témoi-
gnages officiels de la gazette de l'empire.
Au mois de juin 1853, l'avant-garde de l'insurrection avait tra-
versé le Fleuve-Jaune. Après avoir franchi la passe Ling-ming, que
n'avait pas su défendre le vice-roi du Tchi-li, et pénétré ainsi dans
cette province, elle s'était avancée dans la direction du nord-est
sans que le général tartare Ching-paou , à qui le gouvernement
chinois venait de confier les fonctions de commissaire impérial, pût
mettre obstacle à sa marche victorieuse vers la capitale de l'em-
pire. Au commencement d'octobre, l'armée rebelle ^e divise en deux
corps. L'un va mettre le siège devant l'importante cité de Tien-
tsin, le grenier de la capitale (2). Repoussé par l'intendant des sels
(1) Voyez la Revuf- du l''"" juillet.
(2) Tien-tsin, où a été signé par M. le baron Gros le traité de 1858, est situé à
l'embranchemeut du Pei-ho et du Graud-Canal, à trente lieues environ au sud de Pékin.
l'insurrection chinoise. 313
Ouan-kin, qui avait pu rassembler à temps quelques milliers de vo-
lontaires, il s'enferme dans la petite place de Tu-liou, où il travaille
à élever de formidables retranchemens. L'autre corps tient en échec
toutes les forces du général Ching-paou , et il évite une action gé-
nérale jusqu'au moment où il arrive sous les murs de Tsing-haï,
qu'il emporte d'assaut le 29 octobre. Quelques jours auparavant, le
commissaire impérial avait reçu un renfort de troupes tartares sous
les ordres du général Tsang-ki-lin-sin (1), et Si-ling-a, qui pour-
suivait les rebelles depuis le Fleuve-Jaune, avait réuni ses Mand-
choux à la division du Tchi-li. Ching-paou se hâta de mettre le
siège, avec toutes ses forces, devant Tu-liou et Tsing-haï.
Pendant les deux derniers mois de 1853, les opérations militaires
du commissaire impérial n'amenèrent aucun résultat décisif. Les
rebelles se trouvaient en face des soldats tartares, défenseurs inté-
ressés du trône. Habitués à combattre sous un climat plus doux de
plus faciles ennemis, ils attendirent derrière leurs fortifications que
le retour du printemps et l'arrivée de nouveaux renforts leur per-
missent de reprendre l'offensive. Cette inaction leur devint fatale.
Ils manquèrent bientôt de vivres, et ils durent faire des sorties pour
s'en procurer. Leurs forces s'épuisèrent dans de nombreuses escar-
mouches qui furent un thème inépuisable pour la verve présomp-
tueuse du commissaire Ching-paou. Le secours attendu fit défaut.
Le froid et la faim brisèrent cet élan qui les avait portés pour ainsi
dire tout d'une haleine jusqu'au pied des murailles de la capitale.
Il ne leur fallait plus qu'un dernier effort pour conquérir, en les
franchissant, ce prestige qui impose la soumission aux populations
éblouies, cette légitimité qui suit toujours le triomphe : ils vinrent
échouer au but môme de leur séditieuse entreprise; leur retraite
commença lorsqu'ils allaient l'atteindre.
Le 10 décembre, les deux garnisons rebelles tentent d'opérer leur
jonction, mais Ching-paou s'avance en personne pour prévenir l'ac-
complissement de ce projet et arrive avant elles au point où elles
devaient se réunir. En apercevant les bannières impériales, la gar-
nison maîtresse de Tsing-haï se hâte de regagner ses quartiers; celle
qui s'est enfermée dans Tu-liou ose commencer l'attaque, mais,
prise en tête par la cavalerie tartare, en queue par Ching-paou, ba-
layée par l'artillerie du général Toung-ting, elle s'enfuit bientôt en
désordre, laissant plusieurs centaines de morts sur le terrain. L'em-
(1) Tsang-ki-lin-sin est devenu un personnage célèbre. C'est lui qui a victorieusement
repoussé notre attaque lorsque l'escadre anglo-française a tenté le 23 juin 1859 de forcer
l'entrée du Peï-ho. Chargé d'organiser la défense dont nos troupes ont vaillamment
triomphé, le prince Tsang Ta dirigée avec énergie et valeur; mais sa trahison de Tong-
tchéou a terni l'éclat de sa conduite.
31Zi REVUE DES DEUX MONDES.
pereur remarque, à cette occasion, « que Ching-paon est un ad-
mirable tacticien. » Cependant les actes de ce haut fonctionnaire
ne semblent pas tenir ce que ses premiers succès avaient promis.
Le 23 décembre, les rebelles viennent l'attaquer dans un lieu
nommé lîia-si-ho, où il avait dessein d'établir un nouveau camp,
Ils cèdent d'abord devant le feu de l'artillerie de Toung-ting; mais,
ce général ayant été tué au moment où il s'élançait à leur poursuite,
ainsi que le préfet de Tien-tsin, qui était accouru à son secours,
ils retournent avec furie à l'attaque. Peu s'en faut que Ta-houng-a,
qui commande la division du nord, ne soit entouré et massacré.
Sans un détachement de cavalerie qui vint à propos le secourir, il
périssait avec tous ses soldats. (( Que faisait en ce moment Ching-
paou? dit l'empereur dans une proclamation empreinte de sa co-
lère. Séparé du lieu du combat par un canal qu'il ne pouvait fran-
chir faute de bateaux, il se bornait à tirer de l'autre rive quelques
coups de canon sur les rebelles. Que sont devenus cette activité
et ce sang-froid dont on a tant parlé? Si les belles actions sont ré-
compensées, il faut que les lâchetés soient punies. Sur le lieu même
où a vaillamment succombé le brave et fidèle Toung-ting, un temple
sera élevé à sa mémoire; mais le rang officiel de Ching-paou et
de Ta-houng-a sera abaissé de quatre degrés, et si ce dernier ne se
conduit pas mieux à l'avenir, qu'il sache qu'il sera décapité devant
le camp! » Dans sa juste sévérité, l'empereur sévissait contre ses
propres parens. Il renvoyait en Mandchourie, pour y servir comme
simple soldat sous sa bannière, son cousin, le prince Yili, qui dans
l'action du 23 décembre avait déserté le champ de bataille sous pré-
texte d'aller soigner un rhume à Tien-tsin.
Ching-paou occupa son armée pendant les premiers jours de jan-
vier 1854 cà élever des batteries qui pussent foudroyer les rebelles
jusque dans leurs retranchemens de Tu-liou et à construire des ou-
vrages avancés afin de couper toute communication entre cette place
et Tsing-haï. Le là, il s'était rendu sur le lieu même des travaux
pour donner des instructions de vive voix à ses officiers, lorsque
l'ennemi opéra une sortie k la faveur du brouillard. Il trouva les
impériaux sur leurs gardes et perdit, ce jour-là, plus de six cents
hommes. Les retranchemens, élevés par les troupes de l'insurrec-
tion pour se couvrir du feu de l'artillerie, furent forcés le 16 jan-
vier; les soldats qui les défendaient furent culbutés et presque tous
massacrés par la cavalerie tartare. Ching-paou se hâta d'annoncer à
Pékin les nouveaux avantages qu'il venait de remporter; mais ils ne
suffirent pas pour racheter, aux yeux de flienn-foung, l'échec du
23 décembre et surtout Y inconcevable lenteur des succès du vice-
roi. L'empereur lui fit demander « comment il pouvait ne pas rougir
l'insurrection chinoise. 315
de sa conduite, » il lui annonça qu'il lui adjoignait le général Tsang-
ki-lin-sin, mais que, s'il essayait de rejeter sur ce nouvel auxiliaire
la responsabilité qui pesait encore sur lui tout entière, il n'échap-
perait pas à la juste sévérité des lois de l'empire.
Tandis que l' avant-garde des forces de Taï-ping-ouang tenait en
échec, à quelques lieues de Pékin, une armée nombreuse, les géné-
raux de Hienn-foung combattaient l'insurrection dans trois provinces
de l'empire : le Fo-kien, le Iviang-sou et le Ngan-hoeï.
Dans le Fo-kien, Âmoy avait été repris sur les rebelles le 11 no-
vembre 1855, à la suite d'une attaque combinée des forces de terre
et de mer. La flotte impériale s'était d'abord emparée de l'île Kin,
située dans la rade, et la ville avait été ensuite emportée d'assaut.
Toutefois Hae-tchinget d'autres places étaient restées au pouvoir de
l'insurrection, malgré les efforts du gouverneur provincial Ouang-
i-tih.
Dans le Ngan-hoeï, la cause tartare avait essuyé de rudes échecs.
Les insurgés possédaient sur le lac Tsao, qui occupe le centre de la
province, une flotte nombreuse qui s'y était rendue maîtresse de la
navigation. Le 20 novembre, elle alla bloquer le port de la petite
ville de Houang-tchi, qu'une bande de rebelles attaquait en même
temps par terre. Après s'en être emparés, les soldats de Taï-ping se
dirigèrent sur Chou-tching, qui se trouvait en ce moment sans dé-
fense, et qu'ils pillèrent. Le préfet avait quitté Chou-tching la veille
à la tête de la garnison pour aller défendre la ville de Lou-tchao-fou,
que, d'après une fausse rumeur, il croyait assiégée. Cette méprise lui
coûta cher : l'empereur ordonna qu'il fût décapité pour avoir dé-
serté son poste. Dans le courant du mois de décembre, la ville de
Lou-tchao fut attaquée à son tour, et le gouverneur provincial
Kiang-tchong-youen s'y jeta avec un faible détachement, décidé à
s'y maintenii- jusqu'à la dernière extrémité. Au commencement de
janvier, les chefs insurgés commandant pour Taï-ping-ouang
dans le Hou-pé firent passer une division de leurs troupes dans le
Ngan-hoeï pour aider leurs frères à prendre Lou-tchao. Cette di-
vision, après avoir franchi les frontières des deux provinces, s'em-
])ara de Ying-san. — Le 9 janvier 185Zi, les rebelles dirigent une
fausse attaque sur Lou-tchao du côté de la porte de l'est, tandis
qu'ils mettent le feu à une mine qu'ils avaient creusée près de
celle de l'ouest, et qui fait sauter près de cent pieds de murailles.
Le bruit de l'explosion retentissait encore que déjà ils étaient sur
la brèche; mais là ils se trouvèrent en face de quelques soldats qui,
accourus à la hâte sous les ordres du major Ma-liang-héoun, leur
opposèrent une résistance désespérée. Ce dernier venait de percer
de sa pique un des chefs rebelles vêtu d'une longue robe jaune,
lorsque le gouverneur arriva avec quelques canons, et après une
316 REVUE DES DEUX MONDES.
lutte acharnée força les assaillans à la retraite. A cette occasion ,
l'empereur félicita Kiang-tchong-youen; il lui transmit les insi-
gnes de l'ordre de chevalerie Hôh-long, et l'exhorta à faire tous ses
efforts pour tenir dans la place jusqu'à l'arrivée des troupes que le
commissaire impérial Hiang-yong envoyait cà son secours sous les
ordres du général Chou-hing-a; mais lorsque celui-ci parut sous
les murs de Lou-tchao, il y vit flotter les bannières de Taï-ping-
ouang. Dans la nuit du ih janvier, cette grande ville était tombée
au pouvoir des rebelles, et le gouverneur provincial avait été tué en
combattant vaillamment sur la brèche. Hienn-foung, en apprenant
la nouvelle de ce désastre, versa des larmes sur le sort de Kiang-
tchong-youen. Il ordonna « qu'on lui rendît les honneurs dus à un
vice-roi mort au champ d'honneur, que le souvenir de ses fautes fût
effacé, et qu'on élevât un temple sur le lieu même où le héros avait
succombé , afin d'y offrir des sacrifices à ses mânes fidèles. » Ghou-
hing-a fut dégradé pour n'avoir pas su secourir à temps Lou-tchao,
et Ho-tchoun, qui était placé sous ses ordres, prit le commande-
ment des troupes; Fou-tsi succéda à Kiang en qualité de gouver-
neur du Ngan-hoeï.
Dans le Kiang-sou, le haut commissaire Hiang-yong continuait à
assiéger Nankin; mais les troupes de Ki-chen avaient occupé Yang-
tchao sans toutefois que cette reprise de possession, qui avait été pré-
cédée d'un nouveau revers essuyé par les armes tartares, fût un succès
pour la cause impériale. Depuis que Yang-tchao-fou, Koua-tchao et
I-tchin étaient tombés au pouvoir de l'insurrection, les détachemens
qui avaient pris possession de ces trois places avaient tenté plusieurs
fois de se réunir pour échapper à l'armée impériale, qui les pressait de
toutes parts. Dans le courant du mois de décembre, ils avaient opéré
simultanément plusieurs sorties. Ki-chen les avait toujours repoussés
dans leurs retranchemens; il affirmait avoir tué en différentes ren-
contres plus de six mille hommes, détruit leurs principales batteries,
brûlé plus de vingt jonques, et il avait annoncé à l'empereur que la
garnison rebelle de Yang-tchao, réduite à la dernière extrémité par
suite des mesures qu'il avait prises, était sur le point de déposer
les armes. Cependant cette fois encore la vigilance et l'habileté
des généraux de Hienn-foung furent mises en défaut par l'audace
de ses ennemis. Informé des dangers que courait la garnison assié-
gée, le rot de l'est, Yang-siou-tsing, premier ministre et généralis-
sime de Taï-ping-ouang, envoya un corps de troupes à son se-
cours (1). Il débarqua près de Koua-tchao et se porta immédiatement
sur les positions fortifiées occupées par les régimens de la milice de
(1) Lorsque j'ai remonté le Yang-tze- kiang pour aller à Nankin, j'ai rencontré ce
corps d'armée, un peu au-dessus de Tching-kiang-fou , descendant le cours du fleuve
dans d'innombrables barques.
l'insurrection chinoise. 317
l'armée de Ki-chen , en même temps que les assiégés attaquaient
ces positions d'un autre côté. Les soldats de la milice ne purent les
défendre; ils les abandonnèrent et s'enfuirent en désordre après une
courte résistance, u Pendant la nuit qui suivit cet engagement, dit
le commissaire impérial dans son rapport, un détachement considé-
rable sortit de la ville par la porte de l'est, et depuis ce moment,
ajoute-t-il sans commentaire , les troupes impériales occupent de
nouveau Yang-tchao. » L'empereur comprit que le laconisme de Ki-
chen cachait un succès de l'ennemi, et que Yang-tchao n'avait pas
été reprise par ses soldats, mais évacuée à dessein par les rebelles.
En conséquence il condamna, par un décret, le commandant des
troupes de la milice à être immédiatement décapité devant le camp,
dégrada Ki-chen tout en kd conservant ses difficiles fonctions, et lui
transmit des instructions qu'il lui ordonna d'exécuter sans retard
sous peine de la vie. Le commissaire impérial dut envoyer une divi-
sion de son armée pour reprendre Koua-tchao et I-tching, tandis
qu'il se porterait rapidement au nord pour arrêter la marche des
insurgés, qui avaient abandonné Yang-tchao-fou.
Laissons Ki-chen entreprendre avec ses troupes désorganisées la
tâche périlleuse que lui a imposée son maître, et tâchons de préciser
la situation de l'armée rebelle que les forces réunies des généraux
Ching-paou et Tsang-ki-lin-sin tiennent bloquée aux environs de
Tien-tsin-fou. Le 2 janvier, les bandes insurgées qui occupaient
Tu-liou et Tsing-haï avaient voulu opérer leur jonction. x\ssaillie à
l'improviste par trois mille hommes de Tsing-haï, la cavalerie im-
périale eût été forcée de lâcher pied sans l'arrivée des régimens du
Ghirin, qui, la voyant dans une position difficile, se hâtèrent de se
porter à son secours. Ching-paou put alors déployer son armée en
deux ailes et refouler l'ennemi dans Tsing-haï, pendant que le gé-
néral Koueï-fu mettait en fuite les insurgés de Tu-liou, et leur tuait
cinq ou six cents hommes. « Résolu d'en finir avec cette bande de
brigands impurs, » le commissaire impérial fit attaquer Tu-liou par
toutes ses forces dans la nuit du 5 février, à dix heures du soir. Ses
soldats surprirent l'ennemi, escaladèrent les remparts, mirent le feu
aux palissades et reprirent possession de la ville. La garnison prit la
fuite dans la direction de l'ouest. Quelques heures après, le général
Tsang-ki-lin-sin remportait aussi un succès. Dans la matinée du 6,
les rebelles sortirent en masse de Tsing-haï pour l'attaquer; mais,
intimidés par la « fière contenance de leurs ennemis, » ils s'enfui-
rent du côté du sud-ouest (1). Poursuivis avec acharnement, ils es-
(1) Il est probable que les garnisons rebelles de Tu-liou et de TsLng-hai, ne pouvant
tenir plus longtemps dans ces deux places contre l'armée impériale, se seront entendues
318 REVUE DES DEUX MONDES.
sayèrent en vain d'arrêter l'ardeur des troupes impériales en tentant
leur cupidité : elles dédaignèrent les objets précieux qu'ils avaient
semés à dessein sur les routes où ils passa,ient, leur firent essuyer
une sanglante défaite près du village de Tzé-haï et les contraigni-
rent à se jeter dans Sou-tching. L'avant-garde de l'insurrection
avait ainsi cédé aux forces supérieures envoyées pour la combattre
et fait un premier pas en arrière. Cependant l'empereur attendait
un résultat plus complet des mesures qu'il avait prises pour l'éloi-
gner de sa capitale. Il apprit bientôt après qu'elle s'était arrêtée
dans son mouvement de retraite, et que, pénétrant dans le Chan-
tong, elle y avait occupé deux places importantes, Kao-tang et Lin-
tsing-tchao.
Combattue victorieusement au nord sur quelques points de l'em-
pire, l'insurrection tenait tête aux armées de Hienn-foung dans huit
provinces. Exposer suivant l'ordre des dates, comme on l'a fait jus-
qu'ici, mois par mois, ou même année par année, les événemens qui
s'y sont simultanément accomplis, ce serait imposer au lecteur la
fatigue de relire sans cesse le récit de faits à peu près semblables.
Au lieu de passer successivement d'une province à l'autre, nous
ferons connaître sans interruption les principaux incidens militaires
dont chacune des grandes divisions territoriales de l'empire a été le
théâtre depuis le commencement de l'année 1854 jusqu'à la fm de
1860. Aussi bien, à partir du moment où les rebelles ont été reje-
tés hors du Tchi-li, les informations que l'on a pu trouver dans la
Gazette de Pékin sont devenues plus rares et surtout plus confuses.
KouEÏ-TCHÉou, You-NAN, Se-tchouen. — A partir de 1854, la
région sud-ouest de l'empire, que la contagion de la révolte n'avait
pas encore atteinte, commence à s'agiter. Au mois de septembre,
la province du Kouei-tchéou donne le signal, et l'on voit s'organiser
successivement trois insurrections dans les districts montagneux
de cette région, dont le sol est profondément divisé par de hautes
chaînes où résident plusieurs tribus vassales. La première éclate au
nord, dans le département de Tsou-ni, dont la capitale est prise
d'assaut et pillée, étend ses ravages aux deux sous-préfectures de
Sin-houa et de Toung-tze, y concentre ses forces, et lutte avec avan-
tage pendant plus d'un an contre les troupes envoyées pour la ré-
duire; puis, abandonnant ses premières conquêtes, elle franchit les
frontières du Se-tchouen et déborde dans cette province, où elle
occupe encore aujourd'hui plusieurs villes importantes.
La seconde insurrection prend naissance à l'ouest du Koueï-tchéou,
pour les évacuer simultanément et se réunir ensuite afin de tenter quelque nouvelle
«ntreprise.
l'insurrection chinoise. 319
et se manifeste bientôt par des symptômes plus sérieux. Un soulève-
ment des Miao-tsé en aurait été l'origine. Elle a occupé jusqu'en 1858
plus du quart de toute la province. Le journal officiel nous a appris
qu'en 1860 elle avait été vaincue et entièrement réprimée. Il n'en
a pas été de même du troisième mouvement insurrectionnel, de
celui contre lequel le gouverneur provincial Tsang-oueï-youen lutte,
depuis plusieurs années déjà, sur les frontières du Hou-nan. Il ré-
sulterait d'informations récentes qu'il n'a pas été, comme les deux
autres, isolé et local, mais qu'il se rattache à la grande rébellion chi-
noise, dont il partage les aspirations et la fortune. Tsang-oueï-youen
a fait parvenir à l'empereur une requête suppliante dans laquelle,
alléguant son incapacité et ses fatigues, il conjure la clémence du
souverain de le relever momentanément de ses accablantes fonctions.
Le gouverneur du Koueï-tchéou n'est pas le seul des hauts fonc-
tionnaires de l'empire dont les forces trahissent le zèle. Son collègue
du You-nan s'est trouvé en face de sérieux périls. La lièvre de la
révolte a gagné les populations musulmanes de sa province et a pé-
nétré jusque dans la capitale You-nan-fou, dont les autorités ont
dû prendre précipitamment la fuite. L'ordre n'y est pas encore ré-
tabli ; ni le Se-tchouen ni le Koueï-tchéou ne sont pacifiés.
KouANG-si, KouANG-TONG. — Le Kouang-sï renferme, comme
le Koueï-tchéou, des populations insoumises ou simplement tri-
butaires, qui ont sans cesse les armes à la main, des montagnes
abruptes où les bandits et les mécontens trouvent d'inaccessibles
asiles, où la rébellion contre les autorités légitimes est devenue
un mal chronique, presque un état normal. L'insurrection de Taï-
ping-ouang y a pris naissance et s'y est maintenue jusqu'à ce
moment avec des alternatives de succès et de revers dont la pru-
dence officielle a souvent épargné aux habitans de l'empire l'affli-
geant récit. En 1855, les rebelles descendent sur une immense
flottille le cours du Si-kiang, pillent en passant les grandes villes
de You-tchao-fou et Shao-king-fou, se recrutent de tous les mé-
contens qui abondent dans cette partie du Kouang-tong, et portent
la terreur jusqu'au pied des murailles de Canton. Le vice-roi Yé-
minn-tching ne néglige aucun des moyens qu'il peut avoir à sa
disposition pour sauver sa capitale ; il met à profit les instincts que-
relleurs, l'esprit de turbulence et de rivalité qui distinguent les Gan-
tonais, organise des bandes de volontaires, institue des tribunaux
extraordinaires qui jugent sommairement les suspects, et pendant
six mois ne laisse pas reposer les haches de ses bourreaux (1). Son
(1) On dit que dans l'espace de huit mois Yé a fait tomber soixante-dix mille tûtes
sur la place d'exécution de Canton.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
infatigable énergie repousse victorieusement les efforts des insurgés.
Ceux-ci voient leur échapper la riche proie qu'ils convoitaient et
s'éloignent dans les premiers mois de 1856, laissant dei-rière eux
dix mille cadavres. Ils reparaissent au commencement de 1860 et
occupent de nouveau Ghao-king-fou, ainsi que les districts environ-
nans, pendant que les autorités provinciales guerroient au nord et à
l'est contre d'autres bandes venant du Fo-kien, où l'on suppose
qu'elles avaient été envoyées par l'un des lieutenans de Taï-ping-
ouang, Ghi-ta-kah, qui commande les divisions insurrectionnelles
du Kiang-si. Il s'en est fallu de bien peu qu'elles ne donnassent la
main aux rebelles du Kouang-si, et qu'ainsi la plus grande partie
du Liang-kouang (1) ne fût distraite de la domination impériale.
KiANG-si, Fo-KiEN. — Dès le commencement du mois d'octobre
1853, l'étendard de la rébellion flottait sur les murailles des plus
vastes cités du nord du Kiang-si. On racontait qu'il y avait été planté
parles soldats de Chi-ta-kah, le plus vaillant, le plus populaire et
le plus habile des généraux de Taï-ping-ouang, que dans les dé-
partemens septentrionaux baignés par le grand fleuve il ne restait
plus trace de l'administration mandchoue, enfin que les habitans y
vivaient heureux et paisibles sous le gouvernement nouveau. En
1855 et 1856, les progrès de l'insurrection furent encore plus ra-
pides et plus décisifs. Elle fut contrainte, il est vrai, d'évacuer mo-
mentanément quatre villes situées à l'est du lac Poyang; mais six
autres cités lui ouvrirent successivement leurs portes, et nous la
voyons en 1857 maîtresse absolue du centre de la province, dont
elle occupe toutes les préfectures, sauf la capitale, Nan-tchang, que
tiennent encore les troupes impériales. En 1859, elle répare ses
pertes, rétablit son pouvoir sur les rives orientales du lac Poyang (2),
et met le siège devant Nan-tchang-fou.
Dominateur presque absolu dans une des plus industrielles et des
plus fertiles provinces de la Chine, Chi-ta-kah avait voulu pousser
encore plus loin ses conquêtes, et les autorités du Fo-kien, qui
jusque-là n'avaient eu à repousser que des attaques de pirates ou
des séditions locales, s'étaient trouvées, au mois de novembre 1856,
en face des troupes de l'insurrection victorieuse. Ce fut sans doute
par les passes des monts Bohèa (3) que ces bandes entrèrent dans
(1) On donne le nom de Liang-kouang à la réunion, sous un gouverneur-général, du
Kouang-tong et du Kouang-si.
(2) Le lac Poyang a environ trente-cinq lieues de long sur neuf de large. Plusieurs
grandes cités occupent ses rives; il renferme beaucoup d'îles pittoresques et populeuses
et de très importantes pêcheries.
(3) Les Bohèa sont une chaîne de montagnes qui sépare en partie le Fo-kien du
Kiang-si. On y récolte les thés les plus estimés de la Chine.
l'insurrection chinoise. 321
les districts de Yenn-ping et de Ghao-vou, dont elles pillèrent les
capitales. L'année suivante, elles furent contraintes d'évacuer ces
positions et se divisèrent en deux corps : l'un poussa vers le nord et
s'empara, en 1858, de la ville de Soung-ki; l'autre marcha vers le
sud, longeant la chaîne des Bohèa, franchit au commencement de
1860 les frontières du Kouang-tong, où il occupa Ta-pou et Kia-
ying. La rébellion n'avait pu pénétrer dans les départemens mari-
times du Fo-kien, mais elle était entrée au cœur de la province;
elle en avait parcouru et ravagé toute la partie occidentale.
Hou-PÉ ET Hou-nan. — Le Hou-pé a été, pendant ces dernières
années, le foyer le plus ardent de l'insurrection. Nulle part la lutte
ne s'est montrée plus impitoyable ni plus active, nulle part elle n'a
pris une physionomie plus sauvage, nulle part on n'a fait des deux
côtés d'aussi constans et d'aussi puissans efforts pour conquérir et
conserver, reprendre et maintenir des positions qui occupent les plus
vitales parties de l'empire. Les rives du Yang-tze-kiang, les fron-
tières des deux provinces voisines, le Kiang-si et le Ngan-hoeï, où
dominait depuis 1853 la cause de Taï-ping-ouang, ont été princi-
palement le théâtre de ces sanglantes péripéties. Dans les derniers
jours de mars 185/(, Vou-tchang-fou, la capitale du Hou-pé, Han-
yang-fou, qui est située sur le bord opposé du fleuve et qui forme
avec elle le plus vaste marché de la Chine, Houang-tchao-fou, autre
grande ville, dont le Yang-tze-kiang baigne également les murs,
sont prises par les insurgés. La nouvelle de ce désastre frappe les
ministres de Hienn-foung comme un coup de foudre. Ils jugent que
le temps de l'indulgence et du pardon est passé. Le cœur paternel du
souverain gémira; mais il doit consentir, pour le salut de ses peuples,
à des châtimens qui punissent rigoureusement la lâcheté ou l'impéri-
tie, qui réveillent l'apathie et la torpeur, qui épouvantent les traîtres.
Le vice-roi du llou-kouang (1), Ta-yong, est destitué; Tsing-ling,
gouverneur du Hou-pé, qui a laissé tomber Vou-tchang, la capitale
de sa province, au pouvoir de la rébelhon, sera décapité sans merci.
Quelques jours après, les hautes autorités de la province assistaient
sur la place publique de Chang-cha, la capitale du Hou-nan, à une
scène lugubre et sanglante. Le gouverneur Tsing-ling, auquel tout
récemment encore elles obéissaient comme à leur chef, paraissait en
leur présence dans l'attitude d'un suppliant. Le visage tourné vers
Pékin, il s'inclinait profondément et implorait à haute voix le par-
don de l'empereur. Près de lui, debout et revêtu des insignes de
son costume officiel, se tenait le commandant des troupes de la pro-
(1) La vice-royautu du Hou-kouang comprend les deux provinces du Hou-nan et du
Hou-pé. *
TOME XXXIV. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
vince, le général Kouenn-voun, qui, dans cette solennelle occasion,
devait remplir lui-même le rôle d'exécuteur. Cette fois Hienn-foung
n'avait pas fait grâce. Le complice du coupable fut lui-même son
bourreau.
Ce terrible exemple eut d'abord de salutaires résultats. Avant la fin
de 1854, d'importans avantages vinrent couronner dans le Hou-pé
les efforts des impériaux. Leurs adversaires, après avoir essuyé plu-
sieurs défaites en rase campagne, furent contraints, dès le mois de
décembre, d'évacuer toute la partie méridionale de la province; mais
le printemps de 1855 les ramena au Ngan-hoeï, où ils avaient pris
leurs quartiers d'hiver, et leur rendit les villes qu'ils avaient per-
dues; battus près de Lo-tienn, ils ne tardèrent pas à venger cette
défaite en égorgeant huit cents Mandchoux surpris par eux dans une
embuscade, et ajoutèrent bientôt à leurs conquêtes la préfecture de
Teh-ngann, qui limite au nord celle de Han-yang. S'il faut en croire
la Gazette de Pékin, de grands revers ont suivi dans le Hou-pé de-
puis l'automne de 1855 ces nouveaux succès de l'insurrection, et
l'étendard de Taï-ping-ouang n'y flotte plus en ce moment que sur
des positions sans importance. Les soldats de l'empereur ont con-
quis de nouveau pour leur maître Han-yang et Vou-tchang. Cette
dernière ville a été reprise par le général Houlinn-yi, qui a reçu
pour récompense la charge de gouverneur du Hou-pé ainsi que le
bouton de première classe; le bourreau de Tsing-ling, le général
Kouenn-voun, a recueilli également d'éclatans témoignages de la
faveur impériale.
Pendant que les armées de Hienn-foung sont aux prises avec les
hordes rebelles qui infestent dans le Hou-pé les rives du grand lleuve,
les autorités impériales ont à soutenir contre l'insurrection, dans la
province frontière, le Hou-nan, une lutte non moins laborieuse. Au
nord, Yo-tchao-fou, qui baigne ses murailles dans le lac Toung-
ting (1), est successivement prise et reprise; Siang-yin et Tchang-
tih sont perdues, et on ne dit point qu'elles aient été réoccupées.
Au sud, les bandes du Kouang-tong et du Kouang-si font des irrup-
tions fréquentes : elles repassent les frontières aux approches de la
saison froide; mais on les voit régulièrement reparaître au prin-
temps quand les caisses publiques, déjà pillées par elles, commen-
cent à se remplir, et quand les moissons mûrissent. En réalité,
depuis huit ans l'empereur ne règne plus dans le Hou-kouang.
L'anarchie et la guerre civile y exercent seules leur sanglant empire.
(1) Le lac Tounii-ting, situé au nord du Hou-nan, est le plus grand de la Cliine; il
reçoit les eaux du Yonen et du Siang, deux grandes rivières qui viennent, l'une de
l'ouest, l'autre du nord, et communique par un large canal avec le Yang-tze-kiang. Le
Toung-ting a plus de quatre-vingts lieues de tour.
l'insurrection chinoise. 323
Ho-NAN, Ghan-tong, Tchi-lt. — Les régions situées au nord du
Hou-pé et au-delà du Fleuve-Jaune n'ont pas vu flotter depuis 1854
les couleurs de Taï-ping-ouang; mais la domination impériale ne
s'y est pas exercée sans réserve. Les bandes insurgées qui occu-
paient Kao-tang, non loin des bords du Grand-Canal, ont été anéan-
ties en 1854 par le prince Tsang-ki-lin-sin ; leur général Li-kaï-
foun et les chefs qui commandaient sous ses ordres ont été faits
prisonniers, conduits à Pékin, (( condamnés à la mort lente et cou-
pés en petits morceaux pour réjouir le cœur du peuple. » Cependant
cette grande victoire, en achevant la destruction de l'armée rebelle
qui avait pénétré jusqu'à Tien-tsin, ne devait pas complètement
pacifier le Chan-tong. En 1855, une insurrection locale avait éclaté
au sud du Ho-nan. Ces nouveaux révoltés, qu'on appelait simple-
ment les nicfi (1), s'étaient emparés de plusieurs villes; puis, re-
montant vers le nord, ils avaient franchi les frontières du Ngan-hoeï
et du Kiang-sou, passé le Fleuve-Jaune et donné probablement la
main aux fuyards que chassaient devant eux les soldats victorieux
de Tsang-ki-lin-sin. L'incendie signalait partout leur passage. 11
fallut qu'un des généraux les plus expérimentés de l'empereur, Ho-
tchoun, qui soutenait alors dans le Ngan-hoeï une lutte opiniâtre
contre les armées de Taï-ping-ouang, laissât à ses subalternes la
conduite des opérations militaires au centre de la province, et allât
lui-même se mesurer avec les niefi. 11 les atteignit près de Toung-
ling, sur les frontières septentrionales du Ngan-hoeï, les défit com-
plètement et en fit décapiter trois mille. 11 n'est resté de la rébellion
des idefi que de lamentables souvenirs et une misère affreuse dont
les suites se font encore sentir.
Les excès commis en 1857 au sud de la province du Tchi-li et aux
environs de Tien-tsin par des bandes isolées de brigands qui ont
incendié quelques villages, pillé les prétoires et vidé les caisses pu-
bliques, ont eu pour les populations des conséquences moins désas-
treuses et moins durables. En 1858, la province était entièrement
pacifiée. Comblé des faveurs impériales, honoré de toute la confiance
de Hienn-foung, Tsang-ki-lin-sin put employer ses loisirs à exer-
cer ses troupes, à fortifier le Peï-ho contre les barbares , à méditer
cette suite de trahisons et de cruautés qui s'est terminée par l'hu-
miliation de l'empire en 1860.
Pour achever ce récit, dont j'aurais épargné certainement au lecteur
quelques détails un peu arides, si je n'avais voulu que cette étude fût
sérieuse et complète, il me reste à raconter les événemens militaires
qui se sont accomplis depuis 1853 dans le Kiang-sou, aux environs
(1) C'est-à-dire filous, voleurs.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
de Nankin et de Shang-haï, et qui nous ont mis face à face avec
l'insurrection chinoise.
II. — LES IXSURGES DANS LE KIANG-SOU ET A NANKIN.
Le Yang-tze-kiang, qui arrose les provinces les mieux cultivées et
les plus industrieuses de la Chine, est aussi la grande artère de l'in-
surrection. C'est ce fleuve qui l'a portée directement au cœur même
du Hou-pé, du Ngan-hoeï et du Kiang-sou. C'est par ses aflluens
qu'elle a remonté, à travers le Hou-nan, le Hou-pé et le Ho-nan, jus-
qu'aux bords du Fleuve-Jaune, et qu'elle a envahi toute la province
du Kiang-si (1). Le grand fleuve et les rivières qu'il reçoit font com-
muniquer entre elles toutes les positions importantes que l'insurrec-
tion occupe. Il coupe en deux le Ngan-hoeï et le Kiang-sou, baigne
leurs capitales, Ngan-king et Nankin, ainsi que leurs plus vastes
cités, où se déploie, depuis huit ans déjà, l'étendard de Taï-ping-
ouang. Les flottilles des rebelles sillonnent ses eaux; chaque jour, le
bruit de leur artillerie fait retentir les échos de ses rives. Tant qu'ils
n'en auront point été chassés, ils seront maîtres de tout le centre de
l'empire, et disposeront de ses plus fécondes et de ses plus vitales
ressources.
Battus à plusieurs reprises par Ho-tchoun, qui leur tua cinq mille
hommes en 1855, près de Ta-tang, les vainquit en 1856 dans trois
rencontres, sous les murs de Vou-veï et de Ta-ping, et fit brûler vifs
plusieurs de leurs chefs , les rebelles avaient perdu successivement
la plupart des villes qu'ils occupaient au sud de la province. L'année
suivante, ils vengèrent cruellement ces défaites, et on les retrouve
en 1860 établis à Ngan-king, à Ning-kouo, à Ta-ping, c'est-à-dire
commandant tout le cours du grand fleuve dans le Ngan-hoeï, et
maîtres à peu près absolus d'une grande partie de cette belle pro-
vince.
La province voisine, le Kiang-sou, où est situé Nankin, a vu s'ac-
(1) Il suffît de jeter les yeux sur une carte de la Chine pour reconnaître l'exactitude de
cette assertion. Au sud du Fleuve-Jaune, les rivières et les canaux sont les grandes
routes de l'empire. Les produits de l'agriculture et de l'industrie, les fonctionnaires, les
marchands, les soldats voyagent par eau. Les insurgés du Kouang-si ont suivi le cours
du Si-kiang pour pénétrer jusqu'à la capitale du Kouang-tong; le Pe-kiang et le Tong-
kiang les ont conduits au nord et à l'est de cette province; par le Tsi-kiang et le Siang-
kiang, ils ont remonté jusqu'au lac Toung-ting, et le Fleuvc-Bleu les a portés à Nankin;
par le Grand-Canal et les affluens du lac lloung-tsih, ils ont envahi les districts septen-
trionaux du Ngan-hoeï, et sont parvenus à travers le Ho-nan jusqu'aux rives du
Fleuve-Jaune; par le Han-kiang et les nombreuses rivières qui s'y jettent, ils ont par-
couru tout le Hou-pé; le Kan-kiang et les rivières qui se déchargent dans le lac Poyang
leur ont ouvert enfin les principaux districts du Kiang-si.
L IXSURRECTION CHINOISE. 325
complir des événemens qui touchent de trop près aux destinées de
la rébellion et à l'avenir de nos relations avec la Chine pour ne pas
mériter une sérieuse attention. Ces événemens, qui ont conduit les
soldats de Taï-ping jusqu'aux portes de Shang-haï, nous ont rappro-
chés de l'insurrection; ils nous eussent permis de pénétrer ses se-
crets, de l'étudier, de la connaître, si, pour ménager, dans l'intérêt
de nos négociations avec le gouvernement impérial, la position
qu'une stricte neutralité nous avait faite, nous n'avions cru devoir
éviter tout ce qui eût pu nous mettre en contact officiel avec ses en-
nemis et repousser systématiquement leurs avances. Dans de telles
circonstances, quand les agens des grandes nations se trouvent en
face d'un élément inconnu et mystérieux dont le développement me-
nace l'existence même du pouvoir auprès duquel ils sont accrédi-
tés, quand ils sont séparés par une longue distance des pays qu'ils
représentent et doivent attendre pendant plusieurs mois les instruc-
tions qu'ils sollicitent, ils ne sauraient mesurer avec une attention
trop minutieuse la portée de leurs démarches et en calculer avec
trop de soin les résultats. Les trois plénipotentiaires d'Angleterre,
de France et des États-Unis ont voulu, dès 1853 et 1854, prendre
par eux-mêmes une idée de la rébellion chinoise, de ce mouvement
national, politique et religieux, dont on racontait à Shang-haï des
choses si étranges et si merveilleuses. Ils ont remonté successivement
le Yang-tze-kiang et séjourné quelques heures devant Nankin; mais
aucun de ces trois agens n'eût risqué de compromettre son caractère
et son mandat en négociant avec Hong-siou-tsiouen ou ses ministres.
Sir George Bonham, le représentant de la Grande-Bretagne, eut la
satisfaction d'inspirer une salutaire terreur aux soldats de Taï-ping-
ouang en faisant lancer quelques bombes par les canons de Y Her-
mès au milieu des batteries rebelles qui avaient salué son passage
avec leurs boulets. M. de Bourboulon vit de plus près les chefs in-
surgés; il trouva l'occasion d'humilier la morgue insolente du confi-
dent de Taï-ping-ouang par son attitude digne et fière, et lui fit
comprendre que la France entendait qu'on respectât partout les
chrétiens (1). Le ministre des États-Unis, M. Mac-Lane (2), accepta
près de Tchin-kiang-fou les avances officielles du commandant de
la flotte impériale; il ne descendit pas à terre, et se contenta de
(1) M. de Bourboulon, qui? j'avais l'honneur d'accompagner en qualité de secrétaire
de notre légation, avait quitté Shang-haï le 30 novembre 1853 et y était de retour le
18 décembre suivant. Il avait pris passage sur la corvette à vapeur le Cassini, que
commandait M. le capitaine de vaisseau Robinet de Plas.
(2) L'excursion de M Mac-Lane eut lieu en mai 185i. Ce fut le Susqiiehannah, une
des plus belles et des plus grandes frégates des États-Unis, qui le porta jusqu'à ^^ou-
hou, à plus de quatre-vingt-dix lieues de l'embouchure du Yang-tze-kiang.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
transmettre aux généraux rebelles des promesses verbales de neu-
tralité.
Le 7 septembre 1853, une troupe de bandits fo-kiennois et can-
tonais affiliés à la Triade s'emparait de Shang-haï, et pendant dix-
huit mois la communauté étrangère assistait à l'un des plus curieux
et des plus désolans spectacles que puisse offrir la guerre civile,
alimentée par la triste impuissance d'un gouvernement dont toutes
les bases sont minées par l'avilissement, par la corruption et l'in-
satiable cupidité de ses fonctionnaires, par l'abaissement et l'apa-
thie de ses sujets. La flotte qui bloquait Shang-haï du côté de la ri-
vière laissait passer les provisions; les officiers de l'armée impériale
qui l'assiégeaient à l'ouest et au sud vendaient eux-mêmes aux re-
belles de la poudre et des boulets, et quand nous signalions ce com-
merce au général Ki-heul-hang-a, le grand-juge de la province, il
nous répondait en souriant : « Je sais tout cela mieux que vous;
c'est la coutume, et je n'y puis rien. » Au pied des murailles qui
cernent la ville du côté du nord , et sur le terrain même des con-
cessions étrangères, les paysans avaient établi un marché où ils
vendaient paisiblement des fruits et des légumes. Quelques trafi-
quans étrangers, au mépris des droits les plus élémentaires de la neu-
tralité , échangeaient pour de grosses sommes avec la garnison des
munitions de guerre. Plusieurs missionnaires protestans lui por-
taient eux-mêmes des encouragemens et des conseils. La voix des
consuls anglais et américains protestait faiblement contre de tels
abus (1). On eût dit qu'ils obéissaient eux-mêmes, et comme à leur
insu, à ce courant de sympathie qui portait alors leurs nationaux
vers la cause rebelle. Les bandits qui tenaient Shang-haï avaient
arboré les couleurs de Taï-ping-ouang , et les étrangers s'étaient
d'abord laissé prendre à ces apparences de séditieuse parenté. On
sut plus tard que , dans un moment de détresse , ils avaient fait
d'humbles avances au chef de l'insurrection, et qu'elles avaient été
repoussées.
Les agens et les missionnaires français ne partagèrent point ces
inclinations, et ce fut pour eux, au milieu de l'aveuglement général,
un grand honneur qu'un tel discernement. Les rebelles avaient en-
(1) Je raconte ici des faits dont j'ai été témoin. J'habitais à Shang-liai, où j'ai passé
trois mois en 1854, la maison d'un riche négociant anglais, M. Beale, qui avait aussi
offert l'hospitalité à M. l'amiral Laguerre. L'entètemcut aveugle des étrangers en faveur
des bandes qui occupaient la ville et l'injustice de leurs procédés envers les impériaux
nous révoltaient. J'eus l'occasion de visiter incognito les chefs de ces bandes, le Canto-
nais Liou et le Fo-kiennois Tchen-Alin, et le spectacle que m'offrit leur prétoire me
parut dépasser tout ce que l'imagination peut se figurer de plus abject. Ces deux
hommes et les gens de leur suite étaient d'ignobles brigands, livrés aux vices les plus
hideux, toujours ivres d'opium et souillés de sang.
l'insurrection chinoise. 327
voyé des boulets dans la direction de notre consulat, et répondu à
nos avertissemens par des excuses dérisoires. L'amiral Laguerre dut
les menacer de les punir, et il n'hésita point à informer le comman-
dant des troupes impériales de l'utile concours que les circonstances
le mettaient dans l'obligation de lui prêter. Notre procédé était loyal
et parfaitement désintéressé ; le juge Kih le reconnut par une double
trahison : il nous offrit une diversion qu'il ne fit pas, et laissa lutter
seuls deux cent cinquante marins français contre toutes les forces
assiégées; puis quand, à la suite de cette héroïque attaque du
6 janvier 1855, qui nous coûta dix hommes et trois officiers, il eut
appris par ses espions que la garnison, affaiblie et découragée, n'é-
tait plus en état de se défendre , il pénétra la nuit dans la ville sans
nous prévenir, y mit le feu et y laissa commettre d'affreux massa-
cres en dépit des engagemens formels qu'il avait pris avec nous. Un
peu plus tard, Kih recevait le bouton de rubis (1) et la charge de
gouverneur du Kiang-sou comme récompense de ses faciles triom-
phes. Dans le rapport par lequel il racontait ses exploits à l'em-
pereur, il daignait mentionner en deux lignes insignifiantes l'assis-
tance que nous lui avions prêtée (2), et ses administrés admiraient
naïvement qu'il en eût tant fait pour nous!
La prise de Shang-haï mit le gouverneur du Kiang-sou en grand
crédit à la cour. Plein de confiance dans ses talens mihtaires, l'em-
pereur lui donna le commandement de l'armée qui assiégeait Tchin-
kiang-fou (3). Cet honneur lui devint fatal. L'année suivante, il fut
battu par les rebelles, et périt sur le champ de bataille sans avoir
pu accomplir sa mission. Un décret impérial lui accorda des récom-
penses posthumes. Hienn-foung voulut qu'un temple fût élevé sur
le lieu même où il était mort en héros pour la défense du trône, et
que son ombre fidèle y reçût les sacrifices dus aux mânes d'un vice-
roi (Zi).
Cependant le généralissime Hiang-yong tenait toujours Nankin
étroitement bloquée, et il savait calmer à propos l'impatience de son
souverain en lui adressant de temps à autre le récit imaginaire de
quelques combats sanglans, où le succès couronnait toujours ses ef-
forts. C'est ainsi qu'en 1855 il avait brûlé ou coulé à fond plus d'un
millier de jonques et tué plus de vingt mille hommes à l'ennemi,
(1) Le bouton de rubis est l'insigne le plus élevé que puisse recevoir un fonctionnaire
chinois.
(2) « L'amiral Laguerre fut le premier parmi les étrangers qui nous aida à soumettre
les rebelles. » Le gouverneur Kih n'en dit pas davantage.
(3) Préfecture située à l'embranchement du Yang-tze-kiang et du Grand-Canal , et
position stratégique très importante.
(4) Ki-heul-hang-a était Mandchou et l'un des fonctionnaires les plus éclairés du gou-
vernement.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
sans que d'aussi grands succès eussent amené aucun résultat impor-
tant. Sa verve n'était pas encore épuisée, lorsque les événemens
vinrent trahir sa fortune. Au mois de mars 1856, les assiégés, qui
commençaient à manquer de vivres, firent une sortie, rompirent en
plusieurs endroits les lignes d'investissement, et mirent en pleine
déroute l'armée du généralissime, qui s'enfuit d'une seule traite
jusqu'à Tan-yang. Quelques jours après, Hiang-yong s'y laissait
sui-prendre et entourer par les rebelles. Le camp retranché qu'il avait
fait construire était pris et brûlé. Un décret de l'empereur flétrissait
sa défaite et le privait de ses dignités. Le chagrin, la honte et la
goutte tuèrent bientôt ce vieillard, qui avait rendu en 1852 de grands
services à son souverain. Hienn-foung versa des larmes en appre-
nant sa mort, et fit nommer une députation qui devait accompagner
jusqu'à Pékin ses dépouilles mortelles. Ce fut Ho-tchoun, général
en chef des troupes du Ngan-hoeï, qui recueillit son périlleux hé-
ritage.
Les avantages éclatans que venaient de remporter les soldats de
Taï-ping-ouang furent suivis d'aventures mystérieuses et terribles,
qui mirent un instant sa cause dans le plus sérieux péril. Pendant
que son armée emportait les retranchemens de Tan-yang, la dis-
corde divisait ses partisans et ensanglantait sa capitale. Taï-ping-
ouang voyait grandir dans son propre conseil une influence dange-
reuse pour son autorité. Hiang-siou-tsing, qui avait pris le titre de
roi de l'est, tchong-owmg ^ était en même temps le plus capable et le
plus influent de ses ministres, le plus hardi et le plus populaire de
ses généraux. Il avait obtenu pour son fils aîné la succession de son
collègue le roi de l'ouest, qui avait, disait-on, disparu dans un com-
bat. Imposteur habile, sophiste éloquent, ingénieux écrivain, il s'é-
tait attribué depuis quelque temps dans ses discours et ses proclama-
tions le rôle du saint-esprit. Il primait dans le conseil, se faisait
donner les charges les plus importantes, et avait déjà le pied sur les
marches du trône, lorsqu'une jalousie de harem le brouilla avec le
roi du nord, Oueï-tching, qui occupait aussi à la cour de hautes di-
gnités, et sauva Taï-ping-ouang. Ce dernier favorisa sous main ces
dissensions intestines, maintint quelque temps la balance égale entre
les deux rivaux, en faisant aider secrètement le plus faible, et manda
en toute hâte à son aide un autre de ses généraux , le prince assis-
tant Chi-ta-kah, qui guerroyait alors dans le Kiang-si; puis, quand il
jugea le moment venu de se débarrasser d'un homme qui lui portait
ombrage, il prit parti ouvertement pour le roi du nord, Hiang-siou-
tsing succomba devant cette alliance. En une seule nuit, trente
mille de ses partisans étaient égorgés. Déclaré coupable de haute
trahison, il fut condamné à mort, et périt écartclé paj- quatre buflles.
l'insurrection ciiixoiSE. 329
Sur ces entrefaites arrivait Chi-ta-kah. On prétend que, saisi de
tristesse et d'indignation à la nouvelle des événemens qui venaient
de mettre en danger l'œuvre commune, il jugea politique d'en re-
jeter la responsabilité sur le roi du nord, et fit demander secrètement
sa tête. Nankin fut de nouveau menacée d'un siège; on ferma ses
portes: la tour de porcelaine (1), d'où le prince assistant pouvait fou-
droyer la ville, fut minée. Il y eut dans le parti de l'insurrection
deux camps et deux armées. La fortune de Taï-ping-ouang devait
sortir triomphante de cette difficile épreuve. Le roi du nord se laissa
séduire par de flatteuses apparences. Arrêté au moment où il se
croyait au comble de la faveur, il fut accusé de conspiration et dé-
capité. Le jour même, Chi-ta-kah entrait à Nankin en libérateur.
La paix et la confiance y étaient rétablies.
Ce n'était pas seulement au centre de sa capitale et dans l'enceinte
même de son palais que Taï-ping-ouang voyait la trahison conspirer
contre son naissant empire. Un de ses plus braves généraux, Tchang-
kouo-liang, venait de passer à l'ennemi. Connaissant de vieille date
la tactique des insurgés, doué d'une grande audace, d'une rare ac-
tivité et de beaucoup d'ambition, ce nouvel auxiliaire, dont Ho-
tchoun avait sans doute acheté le concours par des titres et des di-
gnités, eut bientôt rétabli dans le Kiang-soules affaires de l'empereur.
Avant la fin de 1857, il avait rendu Pouh-kaho à son nouveau maître,
forcé, pris ou brûlé onze camps rebelles, et était devenu la terreur
de ses anciens compagnons d'armes. Un titre de noblesse, transmis-
sible à son fils, et qui devait également illustrer la mémoire de son
père, fut la récompense de ces premiers exploits (2).
(1) La famcusfi tour de porcelaine est située au sud de la ville, un peu eu dehors des
murs, au centre d'un monastère dont l'enceinte a près d'une lieue et qui est appelû le
monastère de la faveur rémunératrice. C'est un monument octogone à neuf étages dont
le plus bas a 120 pieds de tour. Elle repose sur une large base en briques de 10 pieds
de haut. Un escalier en spirale de cent quatre-vingt-dix marches conduit au sommet,
que surmonte un mât de 30 pieds terminé par une boule en cuivre. L'ensemble s'élève à
260 pieds au-dessus du sol. Le monument est recouvert de plaques de porcelaine vertes,
rouges, jaunes et blanches. Chaque étage est surmonté d'un toit en saillie couvert en
tuiles vertes, et une sonnette en cuivre est suspendue à l'extrémité de chacune des huit
cornes. Commencée en l'an 372 après Jésus-Christ par l'empereur Kien-ouan, de la dy-
nastie des Tsin, elle fut brûlée par les Mongols et rebâtie par Yong-loh en 14H, lors-
qu'il transporta le siège du gouvernement de Nankin à Pékin. Son tîls la termina. La
construction do cette tour n'a pas coûté moins de 20 millions de francs.
(2) Les lois chinoises admettent cinq ordres de noblesse non héréditaires, ou hérédi-
taires seulement pour un certain nombre de générations mentionnées dans le brevet. Ces
ordres, dont les trois premiers donnent le pas sur les plus hauts fonctionnaires et qui
sont conférés également aux civils ou aux militaires, s'appellent en chinois kong, hao,
peh, t-, nan. On est convenu de traduire ces expressions par celles de duc, marquis,
comte., vicomte et baron, afin de maintenir entre ces différens titres une hiérarchie qui
nous soit intelligible. La loi n'accorde l'hérédité perpétuelle du titre qu'à deux familles,
330 REVUE DES DEUX MONDES.
y Les victoires qui les suivirent parurent plus décisives encore. Pen-
dant les premiers mois de 1858, on combattit avec acharnement aux
environs de Lih-choui (1). Perdue et reprise trois fois, cette sous-
préfecture fut définitivement occupée par Tchang-kouo-liang. Le
27 septembre à minuit, il s'emparait par surprise de Tchin-kiang-
fou, faisait un grand carnage de la garnison, et le lendemain il pé-
nétrait sans résistance dans Koiia-tchao. La libre navigation du
Grand-Canal, interrompue depuis cinq ans, était enfin rétablie. Dans
toute la province du Kiang-sou, une seule ville, Nankin, restait à
Taï-ping-OLiang. Les rebelles qui avaient échappé aux massacres
de Tchin-kiang et de Koua-tchao s'y étaieiit réfugiés. Tchang mit
immédiatement le siège devant la capitale de l'insurrection.
La chute de Nankin fut alors regardée comme certaine par le gou-
vernement impérial. On savait bien à Pékin qu'une ville entourée
de hautes et épaisses murailles, défendue par des fossés profonds et
par cent mille rebelles, ne pouvait être emportée d'assaut; mais on
comptait sur la vigilance et la grande habileté de Tchang-kouo-liang,
sur la famine et la défection. Les combinaisons du jeune et bouillant
général devaient pourtant échouer devant les mêmes obstacles qui
avaient déjoué les plans du vieux Hiang-yong. Un long siège use vite
l'énergie des troupes d'attaque quand elle n'est pas entretenue par
de continuels dangers et de fréquentes escarmouches. Peu à peu
l'activité du général s'endort, la discipline de ses soldats se relâche,
leur ardeur s'éteint. Les assiégés au contraire semblent puiser de
nouvelles forces dans leur détresse même, et quand ils savent que le
vainqueur ne fait pas grâce, ils deviennent capables d'un élan qui
brise toute résistance et fait tout plier. En 1859, Tchang recula de-
vant les sorties de la garnison qu'il tenait bloquée, son camp fut
surpris; il se vit forcé de lever le siège de Nankin et se laissa tour-
ner par une bande de rebelles qui alla s'établir dans la ville de
Yang-tchao. Quelques jours après, il passait le fleuve, afin d'arra-
cher à l'insurrection cette nouvelle conquête qui la rendait maî-
tresse une seconde fois de la navigation du Grand-Canal.
Nankin était encore cernée par les troupes impériales lorsque lord
Elgin remonta le Yang-tze-kiang à son retour du Peï-ho. On sait
que les traités de Tien-tsin ont ouvert au commerce les villes que
baigne le grand fleuve. L'ambassadeur d'Angleterre se proposait de
les visiter, démettre à l'étude jusqu'à Vou-tchang-fou, sur un par-
cours de 250 lieues, une navigation périlleuse et presque inconnue,
d'apprécier par lui-même la situation morale et politique de la partie
celles du sage Confucius et du brave Ko-ching-a, dont, les descendans en ligne directe
ajoutent à leurs noms ceux de duc sacré et de duc dompteur de la mer.
(1) Sous-préfecture à Test de Ta-ping-fou.
l'insurrection chinoise. 331
de l'empire où domine l'insurrection. Partie de Shang-haï le 8 no-
vembre 1858, l'expédition y fut de retour le l*""" janvier suivant et
rapporta des impressions peu favorables aux rebelles (1). Autour des
villes où flottait leur étendard, les campagnes semblaient arides et
désertes; les horreurs de la guerre civile, le pillage, la ruine et
l'incendie, avaient laissé partout leurs désolantes empreintes; les
traces bienfaisantes d'une administration tutélaire et réparatrice ne
se montraient nulle part. On voyait qu'après avoir tout détruit, ils
n'avaient rien édifié. En résumé, on pouvait tenir pour certain que
les populations ne leur étaient point sympathiques, et que l'extrême
faiblesse du gouvernement mandchou faisait à elle seule toute leur
force. Les grandes villes situées sur les rives du Yang-tze-kiang, de-
puis ^'ankin jusqu'à Toung-liou, étaient en leur possession. Au-delà
de Toung-liou, l'autorité de l'empereur paraissait partout rétablie;
l'aspect était plus animé et moins triste. Les forts de Nankin, de Ta-
ping et de Ngan-king firent feu sur les Anglais. On les réduisit au
silence après une canonnade assez vive. Deux matelots de la Rctri-
bution furent tués; un boulet perça le pavillon de lord Elgin. A Ta-
ping, un rebelle vint à bord, présenta des excuses verbales et remit
à un officier du Furîoiis une note écrite en style assez fier, dans la-
quelle le commandant de la place promettait aux frères étrangers
les faveurs du roi céleste, s'ils voulaient lui prêter leur assistance
pour la destruction des démons tartares. Une simple déclaration de
neutralité fut la réponse. L'ambassadeur d'Angleterre resta cinq
jours dans le fameux port d'Han-kao, visita Vou-tchang-fou, où le
vice -roi du Hou-kouang le reçut avec un empressement plein de
courtoisie. Quand l'expédition revit Shang-haï après une absence
de sept semaines, il n'était personne à bord des bâtimens anglais
qui ne fût convaincu de l'anéantissement prochain de la rébellion
chinoise.
Les événemens militaires qui s'accomplirent au centre du Kiang-
sou pendant l'hiver de 1860 parurent d'abord confirmer la justesse
de cette opinion. On annonçait que Tchang-kouo-liang venait de
remporter d'éclatans avantages; un mouvement offensif habilement
combiné avec les manœuvres du général en chef Ho-tchoun l'avait
rendu maître de Yang-tchao et ramené sous les murs de Nankin. La
navigation du Grand-Canal était libre. Les autorités provinciales af-
firmaient sans hésiter que cette fois Taï-ping-ouang était perdu
sans ressource, et qu'avant un mois la tête du fameux chef de la ré-
bellion serait envoyée à l'empereur. Comment ces brillantes illusions
(1) L'expédition se composait de trois corvettes à vapeur, le Furious, la Rétribution et
le Cruizer, et de deux chaloupes canonnières, le Lee et le Dove.
33*2 BEVUE DES DEUX MONDES.
se sont-elles évanouies? Le gouvernement mandchou a-t-il voulu
rallier autour de lui toutes ses ressources au moment où nous nous
apprêtions à venger l'offense du Peï-ho, et l'armée qui assiégeait
Nankin s'est-elle afiaiblie elle-même pour contribuer à la défense de
la capitale? ou bien les soldats qui la composaient, mal nourris,
mal vêtus, décimés par le typhus et irrégulièrement payés, ont-ils
déserté en masse le drapeau de l'empereur et abandonné leurs gé-
néraux? C'est ce dont personne n'a pu se rendre compte au moment
du grand désastre qu'il me reste à raconter et au milieu de l'affreuse
confusion qui en a été la suite.
Le 9 mai 1860, Nankin ouvre ses portes et donne passage à
plusieurs divisions rebelles qui attaquent les assiégeans avec fu-
rie. Prévenu à la hâte, Ho-tchoun arrive trop tard. Les lignes de
Tchang-kouo-liang sont forcées, il est blessé dans l'action et
prend la fuite. A Tan-yang, il rallie ses soldats et tente d'arrêter
l'ennemi. Il est vaincu et s'empoisonne. Délivrés du plus redouta-
ble adversaire qu'ils eussent encore rencontré, les rebelles brisent
sans résistance les faibles obstacles que leur opposent les garnisons
des places voisines ; ils reprennent en passant les villes et les po-
sitions qu'ils ont perdues en 1859, mais ne s'arrêtent nulle part et
s'avancent à marches forcées vers la capitale de la province, La
paisible et opulente cité de Sou-tchao était depuis longtemps l'objet
des ardentes convoitises de l'insurrection; les autorités impériales
savent bien qu'elles ne lui déroberont pas une si riche proie, si
elles ne réussissent à organiser une défense active et vigoureuse.
Elles ont confiance dans la solidité des murailles et la fidélité des
habitans, elles se concertent et se mettent à l'œuvre; mais, en ap-
prenant le péril qui le menace, le vice-roi du Kiang-nan, Hou-
koueï-tsin, est devenu fou de terreur. Il réunit sa garde et donne
l'ordre du départ; ses officiers le supplient de ne pas abandonner la
ville : leurs avis et leurs prières sont rejetés. En arrivant près de la
porte de l'est, Hou-koueï-tsin y trouve une compagnie de miliciens
qui la gardaient, et ordonne qu'on fasse feu sur elle afin de dégager
le passage. Quelques jours après, ce misérable, à qui l'imprudence
des ministres de Hienn-foung avait confié l'administration de cent
millions de ses sujets, recevait à. Shang-haï, où il s'était honteuse-
ment réfugié, un décret de l'empereur qui le destituait de ses fonc-
tions et le mandait enchaîné à Pékin. On apprenait en même temps
que, pendant la nuit du 2 juin, Sou-tchao était tombée entre les
mains des rebelles. Les soldats mécontens les avaient eux-mêmes
introduits dans la ville; le gouverneur Su s'était ôté la vie après avoir
mis le feu à son harem. Des flots de sang tartare avaient coulé.
Quinze lieues seulement séparent Sou-tchao de Shang-haï. La
l'insurrection chinoise. 333
capture de l'une des plus riches et des plus importantes cités de
l'empire ajoutait sans doute un grand lustre aux armes de Taï-ping-
ouang et portait par conséquent dans le Kiang-sou un coup funeste
au prestige du gouvernement de Pékin; mais la possession de Shang-
liaï eut procuré aux rebelles de bien plus sérieux avantages. Une
fois maîtres de ce vaste marché et des districts environnans, où l'on
recueille la soie et le thé qui l'alimentent, ils acquéraient une exis-
tence politique et des revenus réguliers; ils confisquaient les pro-
duits de la douane chinoise, qui fonctionne depuis huit ans déjà sous
notre direction, et qui verse chaque année dans le trésor impérial
des sommes importantes; ils imposaient leur faveur au commerce
étranger, pour lequell' inaction est la ruine, et forçaient par là même
les agens qui le protègent à engager avec eux des relations offi-
cielles. Nous aurions eu dès lors à compter en Chine avec deux
pouvoirs établis ; il eût été dans notre intérêt de ménager les in-
surgés aussi bien que les impériaux, et de tenir entre eux la balance
égale.
Avant de marcher sur Shang-haï, il était prudent de sonder nos
dispositions et de ne rien négliger pour se les rendre favorables. Il
fallait avant tout calmer les terreurs et dissiper les appréhensions.
Poussés par un sentiment de courageuse curiosité, animés du désir
de retrouver leurs illusions perdues , quelques missionnaires an-
glais étaient allés visiter Sou-tchao. Le roi fidèle, tchong-onang,
qui y commandait les troupes insurgées, les avait accueillis avec une
politesse courtoise et un fraternel empressement. Son langage n'avait
pas été sans doute d'une irréprochable orthodoxie, mais il leur avait
dit d'un ton convaincu en prenant congé d'eux : « Nous adorons le
même père céleste et le même frère aîné céleste; quelle difficulté
pourrait exister entre nous ? » Et ils étaient revenus rassurés et sa-
tisfaits. Peut-être les hôtes du roi fidèle n'avaient-ils pas observé
dans l'expression de leurs sympathies une réserve assez scrupu-
leuse, peut-être entrait-il dans ses calculs de paraître attribuer à
leur démarche un caractère officiel qui constituât une sorte d'enga-
gement. Toujours est- il que le 13 août 1860 on avait pu lire sur
les murs de Shang-haï des proclamations revêtues de son sceau par
lesquelles il annonçait sa prochaine arrivée. Déjà même on voyait
briller au loin le feu des incendies qui annonçaient son approche (1).
Cependant les ministres de France et d'Angleterre s'étaient en-
Ci) Une de ces proclamations était destinée à frapper de terreur les habitans chinois de
Shang-haï; elle les engageait à éviter les horreurs d'un siège en ouvrant eux-mêmes
leurs portes aux rebelles. Voici les principaux passages de cette menaçante invitation :
« Lili, commissaire impérial du souverain qui règne par la volonté du ciel, roi fidèle,
loyal et juste, commandant la garde impériale, général commandant eu chef, publie la
334 BEVUE DES DEUX MONDES.
tendus sur l'attitude que les dUricultés des circonstances leur con-
seillaient de prendre et de maintenir en face des complications contre
lesquelles avait à lutter notre politique. Tendre la main aux rebelles
au moment où nous allions obtenir du gouvernement mandchou
des concessions sérieuses, c'eût été en quelque sorte amoindrir
l'importance de nos conquêtes diplomatiques en ajoutant de nou-
veaux dangers à tous ceux qui menaçaient la dynastie des Tsing, et
créer peut-être de grands embarras aux ambassadeurs qui négo-
ciaient à Tien-tsin. Permettre que les bandes du tchong-oiumg
s'emparassent de Shang-haï ou les repousser par la force, c'était
placer notre commerce entre la bienveillance impuissante de l'un
des partis et le ressentiment de l'autre, c'était l'engager dans la voie
des incertitudes et des hasards, et nous priver gratuitement des
bénéfices d'une neutralité qui avait au moins l'avantage de ménager
l'avenir. En interdisant à nos nationaux, par un avis officiel de leurs
consuls, toute partialité effective, en faisant savoir aux rebelles que
nous n'entendions les traiter ni comme nos amis ni comme nos en-
proclamation suivante, et insiste pour que chacun y prête une attention sérieuse afin
qu'elle soit bien comprise et que l'erreur ne devienne pas une cause de châtiment.
« Ministre des commandemens célestes, j'ai conduit depuis nombre d'années mes
puissans soldats comme un seul homme à l'extermination des démons tartares. Aux
environs de Nankin, ils en ont balayé des myriades comme les vagues balaient le sable
du rivage. Il n'est pas besoin de parler ici de leurs hauts faits, puisqu'ils sont connus
de tous. Nous sommes venus à Sou-tchao en traversant les districts de Tchou-joung,
Tan-yang, Tchang-tchao et Vou-tsi , et durant cette rapide expédition nous n'avons pas
subi l'ombre d'un échec. Nous avons repris toutes les places que nous avions perdues.
Je vous le demande: pourquoi trembleriez-vous? pourquoi ne choisiriez-vous pas le droit
chemin? Ne connaissez-vous pas ma longanimité?
« J'ai formé le dessein de conduire toutes mes vaillantes troupes à l'assaut de Shang-
haï, et je serai inébranlable dans ma résolution. Pendant ma marche vers Sou-tchao,
j'ai vu toutes les populations s'enfuir comme l'oiseau qui craint la flèche du chasseur.
C'est pourquoi, connaissant les paternelles intentions du roi céleste et la bonté de son
cœur, j'arrête le mouvement victorieux de mes soldats, et je vous envoie une proclama-
tion pour guider votre conduite. Vous auriez dû m'envoyer déjà une liste de vos maisons
et un dénombrement des habitans de votre cité, ou bien m'attendre sur le bord du
chemin et m'offrir respectueusement une coupe de vin en signe de soumission; mais
vous avez saisi et mis à mort les messagers qui vous portaient mes ordres, et votre
crime est vraiment impardonnable.
«Je devrais vous frapper sans mis(''ricorde, et pourtant mon cœur a encore compassion
de vous : il vous exhorte au repentir. Amendez-vous et mettez-moi à même de vous par-
donner. Il y a dix ans que nous avons commencé à combattre pour la cause du droit
dans le Kouang-si, et depuis ce moment nul ennemi n'a pu nous résister. C'est à peine
si votre ville a la largeur d'une coudée : osera-t-ellc me braver et rejeter mes ordres?
L'œuf peut-il lutter contre la pierre? Hâtez-vous de faire votre soumission, et mes sol-
dats vous épargneront, vous et vos propriétés. Ma volonté est ferme comme une mon-
tagne. Mes troupes suivront immédiatement mes avertissemens, elles ne sont pas ve-
nues pour vous attendre; ne dites pas que vous n'êtes pas prévenus, et obéissez en
tremblant. »
l'insurrection chinoise. 335
nemis, mais que nous ne pouvions tolérer qu'ils livrassent nos éta-
blissemens aux horreurs de la guerre civile, on[crut sans doute leur
ôter l'espoir du succès, arrêter leur marche vers Shang-haï sans pro-
voquer imprudemment leur vengeance et conjurer en partie les pé-
rils que l'on redoutait. Par mesure de prudence, le commandant des
forces navales françaises fit occuper le faubourg de lest; les Anglais
se chargèrent de défendre la ville du côté de l'ouest et du sud, les
négocians étrangers s'entendirent entre eux pour s'organiser en
compagnies de volontaires, et protéger au besoin les concessions
contre les insurgés, les impériaux ou les voleurs.
Soit que le roi fidèle n'eût pas reçu nos avertissemens , soit qu'il
n'en eût pas saisi exactement la portée, ou qu'il ait voulu feindre de
ne les pas comprendre, ses troupes continuèrent à s'avancer vers
Shang-haï. Le 18 août 1860, à dix heures du matin, les impériaux,
qui couvraient les approches de la ville, furent attaqués et poursui-
vis jusqu'aux faubourgs de l'ouest, où les Anglais avaient placé leurs
batteries. Repoussés par l'artillerie des Sikhs, ils-se retirèrent en
assez bon ordre, et essayèrent le lendemain de pénétrer par le fau-
bourg de l'est, dont nous avions pris la défense. Nos boulets et nos
obus les mirent en fuite ; mais ce double échec ne les découragea
pas. Le 20 août, on les vit reparaître plus nombreux et plus ardens;
cette fois, nos batteries et celles des Anglais firent feu sur eux de
toutes leurs pièces : ils maintinrent leur terrain quelques instans,
puis reculèrent et finirent par battre en retraite lentement, sans
effroi, sans désordre. Depuis ce moment, ils n'ont pas reparu.
La lutte était engagée, et pouvait avoir de funestes conséquences
pour la sûreté de nos nationaux. Afin de prévenir le retour des
scènes sanglantes qui venaient d'épouvanter Shang-haï, nos agens
ne reculèrent devant aucune des mesures que parut leur conseiller
la prudence, quelque graves, quelque terribles qu'elles pussent être.
Ils savaient par les rapports de la police chinoise que les vastes fau-
bourgs de Shang-haï recelaient des espions de Taï-ping-ouang, des
bandits, des soldats de l'insurrection déguisés en mendians ou en
voyageurs, toute une population turbulente et affamée qui attendait
depuis longtemps le signal du meurtre et du pillage. Nos forces
n'étaient pas nombreuses. Nous ne pouvions éviterje danger qu'en
le voyant venir de loin. Il nous fallait niveler le terrain et dégager
les abords de la place. Les commandans des forces navales appelè-
rent l'incendie à leur aide, et firent à la ville une ceinture de ruines
fumantes. Ils se décidèrent ensuite à prendre officiellement vis-à-vis
des rebelles une attitude qui ne pût leur laisser aucun doute sur
leurs véritables intentions, dans le cas où ils eussent cru pouvoir
attribuer à un malentendu les derniers événemens. M. Forrest, at-
336 BEVUE DES DEUX MONDES.
taché à la légation britannique, se chargea de porter le 22 août au
camp des rebelles la notification suivante :
« Aux chefs des bandes armées occupant Sou-tchao, Sang-kiang, etc.
Des avis nous étant parvenus du rassemblement de bandes armées dans le
voisinage de Shang-haï, nous, les commandans des forces militaires et na-
vales de sa majesté l'empereur des Français et de la reine de la Grande-
Bretagne, faisons savoir par la présente que la ville de Shang-haï et les éta-
blissemens étrangers y attenant sont occupés militairement par les forces
de sa majesté l'empereur des Français et de son alliée la reine de la Grande-
Bretagne. Les commandans avertissent en conséquence tous ceux que cela
peut concerner que, si des partis armés quelconques viennent attaquer les
positions occupées par eux, ils seront considérés comme ennemis par les
forces alliées et traités en conséquence. »
La réponse du chef insurgé ne se fit pas attendre; elle était ainsi
conçue :
« Lih, commissaire impérial du souverain qui règne par la volonté expresse
du ciel, publie la présente notification :
« Les temps fixés pour la domination des Tsing (1) étant accomplis, le
Seigneur vraiment sacré a été envoyé dans le monde pour le sauver. J'ai eu
l'honneur de recevoir ses commandemens, afin d'accomplir l'œuvre céleste
en punissant les crimes de la dynastie déchue, et depuis le moment où j'aî
pris les armes pour la cause du droit dans le Kouang-si, je n'ai jamais livré
bataille sans être vainqueur, ni attaqué une ville sans m'en emparer. Il n'y
a que peu de temps, lorsque nos armées ont pris possession de Sou-tchao,
vos compatriotes sont venus maintes fois et nous ont pressés de nous rendre
à Shang-haï pour y discuter personnellement diverses matières concernant
le commerce étranger. Je suis donc venu ici, après avoir pris Sang-kiang,
non pas pour chercher le combat et pour me mesurer avec les forces des
nations étrangères, mais pour leur offrir un traité de commerce, et main-
tenant que je viens de parcourir la communication qui m'a été rémise, je
suis on ne peut plus surpris de l'extravagante perversité du, langage qu'on
m'y tient.
« Je vous prie de bien remarquer que je commande à de nombreux officiers,
que j'ai sous mes ordres une armée immense, et qu'il m'est facile d'effectuer
en un clin d'œil l'anéantissement d'une ville aussi parfaitement insignifiante
que Shang-haï. Si donc je défends à mes soldats de tirer l'épée, ce ne peut
être que par un sentiment de conciliation et en considération de nos com-
munes croyances. Si je permettais seulement une démonstration hostile,
vous verriez les membres des mêmes familles se ruer les uns contre les
autres, comme pour attester à vos regards la ridicule impuissance de la
dynastie des Tsing. Vous êtes à présent en guerre ouverte avec cette dynas-
tie, et vous ne pouvez pas avoir oublié la trahison de Tien-tsin. Nous
(1) La dynastie mandchoue. *
l'insurrection chinoise. 337
n'avons d'autre but que de reprendre la terre qui nous appartient. Nous
sommes en guerre avec la dynastie tartare, mais nous ne vouloiîs aucun
mal aux nations étrangères. Vos compatriotes attachent beaucoup d'impor-
tance au commerce. Nous vous accorderons des avantages plus grands que
ne pourra vous en offrir la dynastie des Tsing, car une fois que vous serez
entrés en relations amicales avec nous, nous vous donnerons liberté com-
plète de faire le commerce dans toutes les villes sans exception. Je ne puis
m'expliquer en aucune façon le ton fallacieux et grossier de la communi-
cation qui m'a été remise. Il me paraît raisonnable d'en conclure que vous
ne tenez aucun compte de la communauté de nos sentimens et de nos
croyances, et qu'après tout vous avez eu peut-être l'intention d'entrer en
lutte avec moi.
« C'est pourquoi j'ai voulu éclairer par cette notification les divers pays
dont les nationaux résident à Shang-haï. Si vous désirez faire le commerce
sous nos auspices, venez vous consulter avec nous sur les termes du traité
à conclure; mais, si c'est votre désir de créer inutilement des difRcultés et
de nous faire la guerre, alors mes troupes se mettront en mouvement
comme les flots de la mer. Je serai inébranlable dans ma résolution, comme
les montagnes sur leurs bases. L'avenir décidera de quel côté sera la vic-
toire et de quel côté la défaite. J'ai la confiance que vous comprendrez vos
intérêts, et que vous vous épargnerez les maux qui vous attendent. »
Cette communication était en même temps une menace et une fan-
faronnade (1). Depuis la tentative du 22 août 1860, nos canons ont
tenu à respectueuse distance l'invincible armée du tchong-ouaiig ,
et nous n'atu-ions pas eu à nous plaindre de ce dangereux voisinage
sans le meurtre d'un missionnaire catholique, le père Massa, de
l'ordre des jésuites, qui, surpris aux environs du collège de Zekaveï
par une troupe de rôdeurs, a été dépouillé et impitoyablement mas-
sacré. Le roi fidèle n'a pas attendu qu'on exigeât de lui le châtiment
des coupables. Après nous avoir donné l'assurance qu'une l'atale
erreur avait été commise et qu'on avait pris le père Massa pour un
impérialiste, il s'est hâté de nous offrir ses excuses et de nous an-
noncer qu'il avait puni les assassins. Il sera toujours en Chine d'une
(1) Avant de recevoir la notification des ministres de France et d'Angleterre , le
tchong-ouang avait écrit aux consuls une lettre fort curieuse dont la traduction a paru
dans le North-China-Herald, et par laquelle il accusait les étrangers, les Français par-
ticulièrement, de l'avoir trahi en le faisant engager par leurs émissaires à venir à
Shang-hai et en aidant ensuite les impériaux, qui avaient acheté leurs services, à re-
pousser ses soldats. Cette lettre renfermait des récriminations amères et des menaces.
« Trompé par vos avances, y disait-il, je venais à Shang-haï pour y signer avec vous un
traité. Vous avez tiré l'épée contre vos frères en religion; ne vous étonnez donc point si
j'arrête les marchandises et les produits qui alimentent votre commerce. » Plus tard il
jugea prudent d'abandonner le système d'intimidation qu'il avait suivi jusqu'alors et
changea complètement de ton. La communication que reçut de lui lord Elgin en sep-
tembre 18G0 fait seulement appel à nos sentimens chrétiens et à nos intérêts.
TOME xxxn. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
sage politique de terrifier tous les partis quand nous jugerons pru-
dent de ne pactiser avec aucun. La crainte que nous leur inspirerons
fera tout le respect qu'ils auront pour nous. Il s'agit seulement de
frapper juste. Du moment que nous ne pouvions, sans nous com-
promettre , accueillir favorablement les avances des insurgés , nous
devions faire le vide autour de nous pour ne pas être surpris et
étouffés.
En effet, le péril allait croissant, se rapprochait; il pouvait finir
par nous cerner. Les rebelles occupaient les plus grandes villes du
Kiang-sou et campaient à nos portes. Dans le Tché-kiang, où ils
avaient pénétré au commencement de 1858, sous la conduite du
prince assistant Ghi-ta-kah, ils avaient pris successivement sept
villes importantes. Le centre, l'ouest et le nord de la province étaient
en feu. Aujourd'hui même, en 1861, la situation n'a fait que s'ag-
graver : tout manque à la fois aux impériaux. Sommé dernièi'ement
par un ordre de son souverain de rassembler toutes ses forces et
d'expulser de Sou-tchao les misérables qui s'y sont établis, le gou-
verneur du Kiang-nan, Tsang-kouo-fan (1), répondait avec une
humilité respectueuse qu'il n'avait à sa disposition ni artillerie, ni
argent, ni soldats.
Il faut compléter ici l'ensemble des faits qu'on vient d'exposer par
l'analyse d'une série de documens aussi curieux qu'instructifs. La
détresse du gouvernement de l'empereur Hienn-foung, l'insuffisance
de ses ressources y sont mises tristement en lumière par les déso-
lantes révélations que lui font ses conseillers et la singulière gra-
vité des mesures qu'ils lui proposent. On voit qu'à leurs yeux le mal
est immense, et que l'imagination ne doit pas reculer devant les plus
énergiques remèdes.
Un membre de la famille impériale, le prince King-houi, consi-
dérant d'un côté que la guerre engagée depuis plus de trois ans
déjà au sein de l'empire a engendré des maux sans nombre pour
le peuple et qu'il convient de mettre fin à ses maux en imprimant
une plus grande activité aux opérations militaires, — de l'autre, que
l'état des finances épuisées ne permet même plus d'entretenir sur
pied les armées qui doivent veiller à la sûreté du territoire en temps
de paix, — propose à sa majesté l'adoption d'une mesure extrême, il
est vrai, mais que le malheur des temps justifie suffisamment à ses
yeux. Cette mesure, ce serait l'émission par le gouvernement d'un
papier -monnaie ayant cours forcé. Les généraux l'emploieraient
à la solde des troupes, qui s'en serviraient pour acheter tous les
objets dont elles ont besoin; les sujets de l'empereur paieraient
(1) Successeur du vice-roi Ilo-koueï-tsin.
l'insurrection chinoise. 339
l'impôt, les marchands acquitteraient lem's obligations avec cette
monnaie fictive, et quiconque se refuserait à l'accepter serait sévè-
rement puni. Si l'empereur daignait ordonner l'adoption de cette
mesure, le rapporteur ne doutait pas que la prospérité ne vînt à re-
naître bientôt dans l'empire et que les rebelles ne fussent en un mo-
ment balayés de la surface de la terre. L'empereur approuve le
plan financier de son parent, et ordonne à ses ministres d'aviser
promptement aux meilleurs moyens de le mettre à exécution ; mais
il ne dit pas quelles mesures ils devraient prendre pour rétablir
le crédit public, sans lequel l'emploi d'un pareil système est évi-
demment impossible.
D'après les renseignemens fom-nis au censeur Youn-paou, dont les
fonctions consistaient spécialement à surveiller les quartiers du
centre de la capitale, les soldats tartares et chinois qui devraient
veiller à sa défense n'y existent guère que sur le papier. Tout ce
qu'il y avait de valide parmi les troupes de la garnison a été appelé
sur le théâtre de la guerre, les vieillards et les gens infirmes qui
restent font si négligemment leur service, a qu'ils seraient tout au
plus bons à repousser l'attaque d'une bande de voleurs. » Cette cou-
pable incurie des chefs militaires est devenue une cause de terreur
pour la partie riche de la population. Depuis 1853, plus de trente
mille familles ont quitté la capitale, emportant avec elles tout ce
qui leur appartenait. Il en est résulté que les travaux et le commerce
sont interrompus, et que les basses classes sont en proie à la plus
effroyable misère. Cependant on n'a pas craint, pour remplir le tré-
sor épuisé, de lever des impôts extraordinaires sur ces malheureux,
qui manquent de nourriture et de vêtemens. Le rapporteur a ren-
contré de pauvres vieilles femmes presque nues qui, n'ayant pu
trouver une seule pièce de monnaie, allaient porter aux percepteurs
des taxes le seul vêtement qui pût les garantir des rigueurs de l'hi-
ver. Il supplie l'empereur de vouloir bien, dans sa sagesse et sa
bonté, remédier à ces abus, à ces maux que la présence de l'ennemi
au cœur de la province (1) rend encore plus déplorables, et il ne
craint pas d'affirmer à sa majesté que, d'après les aveux de ses
émissaires, un grand nombre de rebelles sont entrés, il y a quelque
temps, dans la capitale, où ils ont loué des maisons et travaillent
avec ardeur à se faire des partisans (2).
(1) Les rebelles étaient alors aux environs de Tien-tsin.
(2) D'après les lois de l'empire, aucun document ne peut être imprimé dans le journal
officiel avant d'avoir été soumis à l'appréciation du cabinet impérial. Le rapport du cen-
seur Youn-paou ne lui avait pas été présenté avant la publication. Le gouvernement
s'émut et ordonna une enquête, qui prouva la négligence de quelques employés d'impri-
merie, mais sans démentir les faits signalés par le censeur.
ZhO REVUE DES DEUX MOiNDES.
Ouang-mao-yin, attaché au département de la guerre, a consulté
les signes du temps, et il ne doit pas cacher à l'empereur que les
phénomènes aussi bien que les faits dont il a été témoin l'ont frappé
d'un effroi mystérieux. Depuis quelques mois, des torrens d'eau
inondent les plaines, et quand la pluie cesse, la lumière des astres
est triste et voilée. A Kin-tchao, près de la province qui fut le ber-
ceau de la dynastie, le sol s'est entr'ouvert, et le même jour la terre
a tremblé quarante-deux fois. A Pékin, l'argent est si rare que la
valeur en est quatre fois plus grande; les vivres font défaut, la popu-
lation tartare elle-même est désaffectionnée. Partout la rébellion
gagne des forces, chaque jour apporte des nouvelles de plus en plus
fâcheuses. Les plus braves et les plus habiles généraux ont suc-
combé sur le champ de bataille. Les troupes ne sont plus payées, et
leur fidélité chancelle. Dans une aussi grave situation , il convient
de ne pas dédaigner les manifestations du courroux céleste, et pour
apaiser la colère divine il faut écouter la voix du peuple , qui est
aussi la voix de Dieu. Les misères du peuple sont à leur comble,
et l'empereur n'a rien épargné pour les secourir; mais les connaît-il
bien, et ses sujets, qu'il chérit comme ses enfans, ont-ils entendu
parler de la bonté de son cœur? Les anciens souverains de la Chine
ne faisaient pas fermer les portes de leur palais : ils voulaient que
les conseils de tous y pussent pénétrer, que l'intelligence et le bon
sens de la multitude les éclairassent au besoin sur le choix des fonc-
tionnaires, sur les mesures importantes auxquelles le gouvernement
devait recourir dans les circonstances difficiles. L'illustre et modeste
Yu a dit : « L'orgueil amène la ruine, mais l'humilité assure le suc-
cès. » Fidèle à cette admirable maxime, l'empereur a constamment
accueilli avec respect les avis et les remontrances, il en a toujours
tenu compte lorsque le dévouement et la raison les avaient dictés;
malheureusement depuis quelque temps ces avis sont devenus plus
timides et plus rares. On dirait que l'on craint de prendre l'initiative,
et que l'on tremble de parler suivant sa conscience à moins d'y être
invité. La Providence, dans sa clairvoyante sollicitude, a départi à
chaque époque la somme de capacités et de talens qui lui est néces-
saire. Si on ne trouve ni habileté ni indépendance parmi les som-
mités officielles, qu'on les cherche dans les rangs inférieurs de la
société. En consultant les sentimens du peuple, on les trouvera sans
peine, et le ciel récompensera la condescendance paternelle du gou-
vernement. Dévoués et reconnaissans, les habitans de l'empire n'é-
couteront plus les fallacieuses promesses des rebelles et repousseront
leurs perfides avances. Haïe des populations, combattue par des
généraux capables et fidèles, l'insurrection sera vaincue. Ouang-
mao-yin a été comblé des gracieuses faveurs de son souverain. Il
l'insurrection chinoise. 3/il
lui devait la vérité et n'hésite pas à la lui dire : « pour conserver
l'empire, il faut garder les cœurs de ses sujets. »
Ainsi les provinces centrales et maritimes de la Chine propre-
ment dite ont été successivement envahies par l'insurrection ; le mal
s'est attaché d'abord au cœur et aux entrailles de l'empire, puis il
s'est étendu avec une effrayante rapidité, et maintenant toutes les
parties vitales sont atteintes. Le trésor est vide, et les sources qui
devaient le remplir, — le commerce, l'industrie, les impôts, —
sont presque taries. Les fonctionnaires sont en général corrompus
et inhabiles, les soldats mal payés et mécontens, les populations
inquiètes, et le journal officiel trahit lui-même les souffrances qui
épuisent cette constitution vieillie. L'émission du papier-monnaie,
ce stérile expédient d'un pouvoir aux abois, les abus déplorables
signalés par le censeur Youn-paou, la franchise hardie de Ouang-
mao-yin, ce reflet encore éclatant d'une civilisation qui avait devancé
la nôtre dans la conquête des doctrines libérales, sont pour le gou-
vernement tartare d'accablantes révélations. Elles témoignent de
l'épuisement de ses ressources au moment où les plus sérieux périls
le pressent de toutes parts ; elles montrent son imprévoyance et son
incurie en face de la vigilance et de l'activité de ses adversaires ;
elles accusent en un mot des symptômes de décadence, indices
presque certains d'une ruine prochaine. Pour sauver une cause si
compromise, il faudrait que l'union du dévouement et du génie lui
vmt en aide. La dynastie mandchoue a encore des serviteurs dévoués
et habiles; mais le talent de ses fonctionnaires ne s'est élevé nulle part
jusqu'au génie. Les intempéries des saisons, la constance de quel-
ques officiers fidèles, peuvent encore prolonger la lutte; l'entreprise
de l'insurrection peut encore échouer sous l'influence des vices se-
crets qui la travaillent. On ne voit pourtant, à l'époque où nous
sommes arrivés (1861) et dans les mesures adoptées récemment par
le gouvernement impérial, aucun motif de douter du triomphe pro-
chain de Taï-ping-ouang.
m. — DE LA XATLRE ET DES TENDANCES DE l'INSURRECTION CHINOISE.
Après avoir étudié les causes de l'insurrection chinoise et cherché
à découvrir son obscure et mystérieuse origine, après avoir tracé le
récit souvent monotone de ses victoires et de ses épreuves, il me
reste à l'observer dans sa nature et ses tendances. Plus inquiet de
l'avenir que soucieux du passé, je ne me dissimule pas qu'au moment
de finir ma tâche, j'en aborde précisément la partie la plus impor-
tante et la plus délicate. Pénétrer les conséquences des événemens
que j'ai racontés, montrer comment, sous la double pression du
342 REVUE DES DEUX MONDES.
temps et des faits, le développement du caractère religieux et poli-
tique de l'insurrection a du modifier les idées, les intentions, les
mœurs des rebelles, ce serait formuler à l'avance la solution d'un
problème qui intéresse peut-être tout le genre humain; ce serait
définir dès ce jour l'influence que le triomphe de Taï-ping-ouang,
s'il venait à se réaliser, exercerait sur les relations du peuple chinois
avec les autres peuples de la terre, sur les relations d'un tiers de
l'humanité avec le reste du monde.
Ce n'est pas que les documens ou les informations fassent défaut
à celui qui veut tenter la difficile étude de ce problème social. Nous
en connaissons les données, et nous savons qu'elles sont authentiques.
Taï-ping-ouang a fait passer entre nos mains des proclamations et
des brochures, nos agens et nos voyageurs ont visité ses places de
guerre, ses généraux et ses ministres. Malheureusement les écrits
que nous possédons et les actes mêmes dont nous avons été témoins
ne sont pas d'accord. Les écrits nous avaient d'abord charmés et
remplis d'espérances; les actes nous ont douloureusement surpris.
Les faits ont paru le plus souvent démentir les promesses. En pré-
sence de ces contradictions, l'historien demeure interdit. Il connaît
les habitudes antiques et les vices enracinés de ce peuple, qu'une
révolution religieuse , une révolution chrétienne pourrait seule ra-
jeunir et régénérer; il sait que le mensonge y est en honneur et en
crédit, que l'astuce et la duplicité le gouvernent, que les plus belles
maximes ornent la mémoire et les lèvres souriantes de ses hommes
d'état, tandis qu'elles sont bien loin de leurs cœurs. Gomment n'hé-
siterait-il pas dans ses appréciations? comment ne suspendrait-il pas
son jugement, et oserait- il énoncer des convictions ou des certitudes?
Les traités qui renferment l'explication du système de Taï-ping-
ouang, l'exposé de ses vues et de sa doctrine, sont au nombre de huit.
Le premier, intitulé : Livre des préceptes de la dynastie T ai-ping^
est exclusivement religieux (1). Les sept autres, le Classique trimé-
trique^ \ Ode pour la jeunesse, le Livre des décrets célestes et dé-
clarations de la volonté impériale, le Livre des déclarations de la
volonté divine faites à l'occasion de la descente du Père céleste sur la.
terre, la Déclaration impériale de Tai-ping, les Proclamations pu-
bliées, sur l'ordre de l'empereur, par Yang et Siaou, ministres d'état,
et V Ode de la dynastie T ai-ping sur la rédemption du monde, sont
(1) Il faut y ajouter les traductions en chinois de la Genèse, de l'Exode, des Nombres,
conformes, à quelques mots près, à celles que renferme la seconde édition des œuvres
de Gutslaff, publiée à. Ning-po, ainsi que la traduction de l'Évangile de saint Matthieu.
Ces travaux ont été publiés par Taï-ping-ouang postérieurement à la plupart des écrits
dont nous donnons ici les titres, alors qu'il avait fondé à Nankin le siège de son pou-
voir, et que depuis deux ans déjà, son système religieux était établi.
l'insurrection chinoise. 3Zi3
à la fois religieux et politiques (1). Entrer dans l'analyse de chacun
de ces écrits serait se condamner à de fastidieuses répétitions : il
suffira de les prendre dans leur ensemble et d'en présenter un ré-
sumé général qui fasse ressortir le but politique du chef de l'insur-
rection, les préceptes religieux, les maximes morales qui sont les
fondemens de sa réforme et les bases de sa doctrine.
« Tous les hommes, dit Taï-ping-ouang, ont été créés par le graiid Dieu.
Il leur a donné la vie, il la leur conserve; ils appartiennent donc tous à
une même famille, ils sont donc tous frères, frères par le corps, puisqu'ils
descendent tous du premier homme créé par Dieu, frère par l'âme, puisque
toutes les âmes ont une commune origine, le grand Dieu.
« Le grand Dieu a créé le monde en six jours; il a donné à l'homme l'em-
pire de toutes choses; il l'a revêtu de gloire et d'honneur. Il y eut au com-
mencement une nation que Dieu consacra spécialement à son culte : son
nom était Israël. Elle devint captive en Egypte et gémit sous le poids d'un
dur esclavage. Dieu en eut pitié : il envoya Moïse et Aaron demander au roi
sa délivrance; ni leurs miracles ni les plaies dont ils frappèrent l'Egypte
n'ayant pu toucher son cœur endurci , Dieu fit périr tous les premiers-nés
de son royaume. Israël alors fut libre et put quitter la terre d'Egypte; mais
le roi envoya ses armées à sa poursuite : elles furent englouties dans la Mer-
Rouge, qui se divisa pour laisser passer les fugitifs. Dans le désert. Dieu
nourrit son peuple avec la manne et les cailles qu'il lui envoya du ciel. Il
déploya sa puissance sur le mont Sinaï, et écrivit ses dix commandemens
sur des tables de pierre qu'il avait fait faire par Moïse.
« Dans la suite, les hommes, tentés (2) par le diable, tombèrent dans la
désobéissance et l'infortune; mais Dieu eut pitié de leurs malheurs, et il
envoya son fils aîné en ce monde, afin qu'il donnât sa vie pour la rédemption
du genre humain. Jésus, le seigneur et le sauveur du monde, racheta l'homme
du péché en répandant pour lui son précieux sang sur la croix. Trois jours
après sa mort, il ressuscita, et pendant quarante autres jours il enseigna
à ses disciples les doctrines célestes. Avant de monter au ciel, il leur or-
donna de répandre parmi les peuples la connaissance de son Évangile et
de sa volonté révélée. Tous ceux qui refuseront d'y croire seront con-
damnés.
« Cependant les Chinois, trompés par les démons, s'écartèrent des dix
commandemens et « s'enfoncèrent de plus en plus dans l'erreur; » mais le
(1) Deux autres traités, ceux des Dispositions de Varniée et du Cérémonial de la cé-
leste dynastie Tai-ping, contiennent des détails d'organisation qui n'offrent pas grand
intérêt. Le Nouveau Calendrier pour la troisième année de la céleste dynastie, qui faisait
aussi partie des brochures qu'on nous a remises à Nankin, modifie entièrement le sys-
tème astronomique suivi de toute antiquité par les Chinois et consacre une réforme mal-
heureuse. Les auteurs de ce traité substituent à la combinaison des périodes solaires et
lunaires, qui comportait le? calculs les plus exacts, la division invariable de l'année en
douze mois de trente jours chacun, ou trois cent soixante jours.
(2) Voyez l'Oie de la dynastie Taïping, et le traité Classique trimétrique, ainsi appelé
parce que chaque ligne contient trois syllabes.
344 REVUE DES DEUX MONDES.
grand Dieu eut pitié cFeux, il « déploya à leur égard une générosité aussi
vaste que la mer, » et envoya sur la terre son fils Hong-siou-tsiouen pour
les sauver (1). En 1837, après qu'il eut étudié les classiques, il monta au
ciel, où le grand Dieu lui communiqua personnellement la vraie doctrine,
lui remit un sceau et une épée, emblèmes d'une autorité et d'une majesté
irrésistibles, et lui donna l'ordre de combattre les démons avec l'aide du
frère aîné Jésus et des anges. Lorsqu'il eut vaincu Tennemi des hommes, il
flit rappelé au ciel : Dieu l'y investit d'une grande autorité, et lui donna
une nouvelle mission pour le salut du genre humain, lui disant : Je suis
avec vous pour diriger toute chose. En 18/t8, Hong-siou-tsiouen se trouvant
dans une grande perplexité, le grand Dieu vint avec Jésus-Christ pour le
secourir et lui apprendre à porter le poids du gouvernement. — « Le grand
Dieu a suscité son fils pour déjouer les complots des méchans, pour déployer
la majesté et l'autorité et pour sauver le monde, pour séparer les bons des
méchans, accorder aux uns les joies du ciel, envoyer les autres aux peines
de l'enfer. » — Il surpasse de beaucoup les hommes en intelligence, savoir
et générosité. — Que tous ceux qui sont sous le ciel viennent et recon-
naissent le nouveau monarque.
« Depuis que le grand Dieu a fait à l'homme (par son fils Hong-siou-
tsiouen) une gracieuse communication de sa doctrine, « tous ceux qui se
repentent de leurs péchés et évitent d'adorer les esprits corrompus, de pra-
tiquer le mal et de transgresser les divins commandemens, retourneront au
ciel d'où ils tirent leur origine, et y jouiront éternellement d'une infinité de
délices, de dignités et d'honneurs , » tandis que ceux qui ne pratiqueront
pas le repentir et l'obéissance « iront certainement aux enfers pour y gé-
mir éternellement sous le poids de tristesses, de souffrances et de tortures
infinies. Quel est le meilleur et quel est le pire? Je vous le laisse à juger (2).»
Le Livre des préceptes religieux est le véritable rituel du culte
institué par Taï-ping-ouang. Il reproduit le Décalogue, et proscrit,
par un ingénieux commentaire des commandemens de Jéhovah, l'u-
sage du jeu, de l'opium et des liqueurs fermentées. Il renferme des
prières dont il recommande les formules à la piété des nouveaux
convertis pour les temps d'épreuves, d'afllictions et les circonstances
solennelles de la vie : les naissances, les funérailles, les mariages,
l'entreprise d'une œuvre importante, la construction d'un nouveau
foyer. Le réformateur ordonne à ses sujets d'invoquer Dieu chaque
jour; il veut que leurs prières soient accompagnées du repentir,
d'une offrande de vin, de thé, de riz, qui les fasse agréer du Sei-
gneur, et d'une ablution régénératrice qui achève de purifier l'àme.
C'est Là tout ce qui constitue, d'après ses écrits, la forme extérieure
de son culte.
Après avoir exposé ses préceptes religieux, Taï-ping-ouang a soin
(1) Le chef de la rébellion, qui a pris le nom de Taï-ping-ouang.
(2) Livre des décrets célestes. — Ole de la dynastie Tai-ping. — Livre des préceptes
religieux. — Classique trimétrique.
l'insurrection chinoise. 345
de justifier sa doctrine d'une redoutable accusation que ses adver-
saires ont portée contre elle, et il s'attache à combattre les répu-
gnances nationales de ses partisans par des argumens tirés des clas-
siques chinois.
« Quelques-uns, dit-il, ne craignent pas d'affirmer qu'en adorant Dieu
nous ne faisons qu'imiter les étrangers, comme si nos annales historiques,
que chacun peut lire, ne démontraient pas la fausseté de leur allégation. »
Depuis te temps de Poan-khou (1) jusqu'à l'ère des trois dynasties, les
princes et les peuples honoraient et respectaient le grand Dieu. « Mencius
dit : lorsque le ciel forma le genre humain, il institua des souverains et des
sages qui pussent, en qualité de lieutenans de Dieu sur la terre, conférer
gracieusement la tranquillité aux nations. » Selon le livre des Odes, Vou-
ouang et Ouang-ouang, de la dynastie Tchao, ainsi que Tching-tang, de la
dynastie Chang, rendaient leurs hommages à la Divinité, et « nous lisons
dans le livre des Diagrammes (2) que les anciens rois, après avoir inventé
les instrumens de musique dans le dessein de perfectionner la vertu, en
jouaient principalement en présence du grand Dieu. » Nous vous le de-
mandons, peut-on dire raisonnablement que ces respectables personnages
imitaient les étrangers (3)'? Il a été dit de toute antiquité que les hommes
ne constituent qu'une seule famille dont le grand Dieu est le père. « Si
nous n'avions pas perdu cette conscience naturelle » qui guidait au-
trefois les sages et que les étrangers ont su conserver, nous croirions
encore que « tout dépend ici-bas de la volonté de Dieu, » et nous eus-
sions continué à marcher dans les mêmes voies que les nations étran-
gères; mais il y a déjà quatre mille ans que Kiou (2219 ans ayant Jésus-
Christ) introduisit parmi nous le culte des esprits corrompus. Plus tard,
sous la dynastie des Tsing, on adora les empereurs Chun et Yu; puis
vinrent Siouen (72 ans avant Jésus-Christ) et You (25 ans avant Jésus-
Christ), de la dynastie Han, qui crurent également aux génies, Ming, de la
même dynastie (58 ans après Jésus-Christ), qui fut le coupable protecteur
des institutions boudhiques, et enfin Houi, de la dynastie Song (1107 ans
après Jésus-Christ), qui surpassa les folies superstitieuses de ses prédéces-
seurs, et fut assez audacieux pour donner à Dieu le nom « d'empereur de
perle. » Depuis ce moment, les ténèbres sont devenues plus épaisses, et
nous nous sommes enfoncés de plus en plus dans Terreur. Les choses en
sont venues à ce point que « les pieds ont pris la place de la tête, » que
« la terre des esprits a été occupée par les démons, » que « les Chinois ont
été conquis par les Tartares (6). »
« Les démons tartares ont perdu de vue leur origine : ils ont oublié que
(1) Le premier homme dont il soit parlé dans l'histoire de la Chine.
(2) Ce livre est attribué à Fou-hi, qui, si l'on s'en rapporte à la chronologie chi-
noise, vivait 2852 ans avant Jésus-Christ. Les historiens ne sont pas bien d'accord sur
cette date, mais ils pensent généralement que c'est au temps de Fou-hi que se termine
la période mythologique de l'histoire chinoise.
(3) Livre des préceptes religieux.
(4) Proclamations publiées par Yang et Siaou.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
leur race était issue d'un renard blanc et d'un chien rouge. Ils ont osé fran-
chir les limites qui les séparaient de notre terre fleurie, et alors le renard
est monté sur le trône impérial , et nos graves magistrats ont incliné leurs
fronts devant lui. Ils ont contraint les Chinois à porter une longue queue
qui les fait ressembler à des animaux, à revêtir des robes tartares et des
bonnets de singe; ils ont substitué leurs lois diaboliques à notre législation,
leur patois à notre langue. Lorsque les fleuves grossis par les pluies ont
rompu leurs digues, ils ont vu, sans s'en émouvoir, le peuple expirer de
misère et de faim; ils ont souillé nos couches pour pervertir les nobles in-
stincts de notre race, ils nous ont ravi nos plus belles femmes pour en faire
leurs esclaves et leurs concubines; ils ont confié le pouvoir à des magistrats
corrompus qui écorchent la peau et mangent la graisse du peuple. Le récit
de telles abominations souille la langue. On userait tous les bambous des
montagnes du sud à raconter les infamies des démons tartares, et tous les
flots de la mer d'Orient ne suffiraient pas pour laver leurs crimes (1).
« Cependant, lorsque le désordre est à son comble et que les ténèbres
sont les plus profondes, c'est alors quelquefois que l'ordre et la lumière
sont bien près d'en sortir. Le grand Dieu a trouvé que les iniquités tartares
avaient comblé la mesure, il a manifesté sa colère contre ceux qui adorent
les esprits corrompus et violent ses commandemens; il a suscité le roi cé-
leste, à qui il a donné l'ordre de balayer la horde des démons tartares et
d'en purger notre terre fleurie! Secouons donc notre léthargie, déploj'ons
nos brillans étendards, jurons d'exterminer les huit bannières et de pacifier
les neuf provinces (2) ! Nous serons ainsi des héros en ce monde, et nous
jouirons dans l'autre d'une félicité éternelle (3). »
Le violent manifeste dont on vient de lire l'analyse, et qui a été
publié par les rois de l'est et de l'ouest, Yang et Siaou, sur l'ordre
de Taï-ping-ouang, est le chef-d'œuvre de sa politique. Le chef de
la nouvelle dynastie y rattache, par un enchaînement qui doit pa-
raître logique à des hommes superstitieux, son entreprise insurrec-
tionnelle à sa réforme religieuse : il confond l'une et l'autre dans
une seule et même mission émanée de la Divinité, et c'est au nom
de cette mission, au nom de Dieu de qui il la tient, qu'il fait un élo-
quent appel aux passions d'esclaves déshonorés contre des maîtres
exécrés et persécuteurs; c'est au nom de Dieu qu'il promet à la ré-
volte triomphante la gloire ici-bas et des félicités infinies dans le ciel.
Une fois engagé dans cette voie où l'ont précédé Mahomet et les au-
tres réformateurs guerriers, il ira trop loin, il dépassera les bornes
de la prudence, et il faudra que la foi religieuse de ses partisans soit
bien robuste pour qu'ils ne comprennent point qu'il fait un abus cal-
culé de l'intervention divine. Soit qu'il veuille déjouer les complots
(1) Proclamations publiées par Yang et Siaou.
(2) L'armée mandchoue est divisée en huit bannières. — On appelait autrefois la
Chine le pays des neuf provinces.
(3) Proclamations publiées par Yang et Siaou.
l'insurrection chinoise. 3/l7
qui mettent en péril le succès de son entreprise ou se débarrasser
peut-être de quelque dangereux rival, soit qu'il sente le besoin de
maintenir l'union parmi ses partisans, de leur inspirer une confiance
illimitée dans la bonté de sa cause et l'infaillibilité de ses paroles, de
les maintenir par le frein d'une obéissance passive en leur impo-
sant, pendant toute la durée de la guerre, cette dure pratique du
communisme si antipathique à la nature humaine et à la nature
chinoise en particulier, Hong-siou-tsiouen appelle à son aide l'in-
tervention de la Divinité. 11 emploie comme un puissant levier, pour
remuer ces masses indolentes ou indociles, la terreur religieuse, à
laquelle il les a rendues accessibles par sa doctrine. On voit d'ail-
leurs que les grossières natures sur lesquelles il devait agir n'ont pas
toujours cédé à la pression de ce levier, et qu'il lui a fallu, pour les
exciter plus vivement, avoir recours à des moyens qui fussent plus à
leur portée par cela même qu'ils étaient plus immédiats et plus di-
rects : nous voulons parler de la menace des chàtimens et de la pro-
messe des récompenses, de l'institution de marques honorifiques et
infamantes.
Le 2li septembre 1851, il adresse à son armée ces paroles signi-
ficatives : « iNous vous disons en vérité que ceux qui désirent la vie
et qui redoutent la mort en ce monde n'y auront pas la vie, mais
y trouveront la mort. » Le 13 septembre, à Young-ngan, il donne
l'ordre à ses officiers de mettre tout le butin en commun sous peine
de mort (1). Un décret rendu le 30 octobre à Young-ngan ordonne
qu'après le combat chaque chef d'escouade fasse un rapport sur la
conduite des cinq hommes qui ont combattu sous ses ordres. Ce
rapport sera transmis par voie hiérarchique, à la cour. Le brave
sera marqué d'un cercle, le lâche d'une croix (2). a Le père céleste,
le frère aîné céleste et moi, dit le chef insurrectionnel dans un autre
décret, nous avons constamment les yeux fixés sur vous, et aucune
de vos actions n'échappe à nos regards. C'est pourquoi nous vou-
lons que ces braves qui sont morts sur le champ de bataille et dont
les âmes sont au ciel reçoivent maintenant d'éclatans honneurs (3),
et nous promettons d'importantes et lucratives dignités à ceux dont
le succès couronnera les efforts. Nous vous disons sincèrement que,
si vous obéissez à la volonté du père et du frère aîné célestes en com-
battant vaillamment les suppôts des démons, vous jouirez dans ce
(1) Livre des décrets célestes.
(2) Ibid.
(3) Ces honneurs posthumes consistent dans un décret qui confère aux mânes de ce-
lui qui a succombé un grade, une dignité supérieurs à ceux dont il jouissait de son vi-
vant. On sait que telle est aussi la coutume des Tartares. Ces derniers y ajoutent des
sacrifices qu'ils offrent aux mânes du défunt.
348 BEVUE DES DEUX MONDES.
monde d'honneurs incomparables et dans l'autre d'une félicité éter-
nelle (1). »
Par une autre proclamation publiée l'année suivante, il promet à
ses partisans d'en faire des ducs, des comtes et des marquis; s'ils
obéissent aux commandemens du grand Dieu, il leur donne l'assu-
rance qu'ils parviendront au ciel après leur mort et qu'ils y habite-
ront des palais dorés. Là, ajoute-t-il, les plus humbles sont vêtus
de soie et de satin : les hommes portent des robes ornées de dra-
gons, les femmes sont parées de fleurs éclatantes (2). A ces faiblessse
complaisantes du roi céleste pour les vices de ses nationaux et pour
leurs instincts de vanité puérile, il convient cependant d'opposer des
maximes plus élevées et plus pures, qui ont fait l'ornement de sa
doctrine, l'orgueil et l'espoir de ses admirateurs.
« Avant que les hommes fussent créés , est-il dit clans un traité évidem-
ment écrit sous son inspiration, — VOcle de la dynastie Ta'i-ping, — leurs âmes
habitaient le ciel. » — « La vertu tire son origine du ciel, — elle est la na-
ture originelle de l'homme, — c'est elle qui le distingue de la brute; — il
la développe par la perfection, elle en fait un être admirable à toutes les
époques de sa vie et le ramène au ciel, sa patrie. — La vertu dompte la vio-
lence et impose silence aux flatteurs. »
« Que vos actions soient droites et vos motifs sincères. — Que le savant
instruise l'ignorant, sans le faire rougir de son ignorance; que les supé-
rieurs demandent conseil à leurs inférieurs, et n'oublient jamais que ceux-ci
peuvent être élevés un jour au rang qu'ils occupent. — Lorsqu'un fonc-
tionnaire rentre dans la vie privée, il doit cacher sa gloire dans l'obscurité.
« Dieu a donné à l'homme un esprit intelligent, afin que cet esprit contrô-
lât le corps. Lorsque l'esprit est droit, il devient le vrai régulateur auquel
obéissent les sens et les membres. — Que mon œil soit vertueux! — Que
mon oreille soit ouverte aux discours du sage, fermée aux conseils pervers,
et de cette façon je deviendrai intelligent. — Je couperai celle de mes
mains qui aura mal fait. — Mes pieds marcheront dans la voie droite et la
suivront toujours.
« Le bonheur d'une famille dépend de l'harmonie et de l'union qui ré-
gnent parmi ses membres. — Que les fils considèrent l'obéissance à leurs
parens comme leur principal devoir! — Que le père soit sévère, mais sur-
tout qu'il soit juste! — La mère distribuera également son affection à ses
enfans, et elle se gardera de partialité. — Les frères aînés instruiront leurs
jeunes frères; ils se rappelleront (jue le même sang coule dans leurs veines,
et ce souvenir les rendra indulgens pour leurs fautes. — Les frères cadets
n'oublieront pas que Dieu lui-même a établi l'inégalité des âges et des con-
ditions, et en conséquence ils respecteront leurs frères aînés.
« Vous devez accorder votre soutien aux vieillards et aux enfans, et ne
(1) Livre des décrets célestes.
(2) Ibid.
l'insurrection chinoise. 3^9
jamais abandonner ni les malades ni les blessés. Si vous ne soutenez pas la
faiblesse, vous encourrez la disgrâce du ciel.
« Aujourd'hui les alTections et les haines des hommes sont toutes dictées
par des considérations égoïstes et des vues étroites. Les habitans d'une pro-
vince, d'un district, d'un village, ne connaissent pas ceux d'une autre province,
d'un autre district, d'un autre village, et parce qu'ils ne les connaissent pas,
ils se croient supérieurs à eux, ils s'en méfient, ils les dédaignent. Ainsi
l'ignorance, engendrant l'égoïsme, devient une source de rivalités, de que-
relles, de guerres. Cependant, lorsque les souverains de l'antiquité, comme
Yaou et Cliun, ouvraient leurs greniers pour soulager la misère publique,
ils ne favorisaient pas dans leurs largesses un peuple plutôt qu'un autre.
Confucius et Mencius distribuaient également leurs enseignemens aux uns
et aux autres. — Pourquoi cela? C'est que ces dignes personnages considé-
raient le monde comme divisé en plusieurs royaumes , mais ne constituant
qu'une seule famille; c'est qu'ils savaient que le grand Dieu est le père uni-
versel de tous les hommes, qui sont tous frères, et qu'il gouverne et pro-
tège les nations étrangères les plus éloignées aussi bien que la Chine. Dé-
pouillez donc ces vues étroites et ces sentimens de vil égoïsme que vous
inspire la vue des frontières et des limites (1). »
La politique des nations civilisées, disons plits, la politique des
nations chrétiennes, est-elle plus éclairée? Tiendrait-elle un langage
plus élevé, plus noble, plus libéral? Et si ce langage est sincère, ne
sommes-nous pas en droit d'attendre du triomphe de l'insurrection
l'anéantissement des préjugés nationaux, l'ouverture de la Chine? Si
ce langage est sincère!... C'est la question qui domine tout le sujet,
et à laquelle on voudrait qu'il fût possible de répondre par l'affir-
mative.
Pour terminer l'exposé du système politique de Taï-ping-ouang
tel qu'il nous apparaît d'après ses écrits, il reste à parler de son gou-
vernement et de l'organisation de son armée. On ne possède encore
à cet égard que des données insuffisantes. C'est ainsi par exemple
que l'on sait les titres des fonctionnaires qui agissent sous ses or-
dres; mais la nature des emplois qu'ils remplissent nous est très im-
parfaitement connue, bien que les titres mômes de ces emplois, les
insignes qui les distinguent, les circonstances où ils ont été créés,
et où se trouvent en ce moment les affaires de l'insurrection, nous
mettent en droit de conjecturer qu'ils ont été jusqu'ici presque ex-
clusivement militaires. Ils deviendront certainement de plus en plus
pacifiques, à mesure que les bases sur lesquelles repose le trùne de
Taï-ping-ouang acquerront plus de solidité, et que le bruit des ba-
tailles s'éloignera de Nankin, où le réformateur a établi le siège de
sa puissance. Tant que le canon grondera dans les provinces en-
Ci) Déclaration impériale de Taï-ping. — Ode de la dynastie Taï-ping. — Ode pour la
jeunesse. — Livre des décrets célestes.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
vironnantes , tant que ses armées n'auront pas refoulé au-delà du
Fleuve-Jaune, ou même jusqu'aux frontières de Tartarie, les der-
niers soldats mandchoux, ses ministres devront être avant tout des
généraux, et sa capitale restera un camp.
Au-dessous de Hong-siou-tsiouen, roi céleste [lin-ouang) et chef
de la dynastie pacifique {laî-ping-ouang), nous voyons siéger à l'o-
rigine cinq autres rois [ouang) qui exercent les plus hautes fonc-
tions de son gouvernement. ,Ce sont Yang-siou-tsing, le mari de la
sœur aînée, qui prend le titre de roi de l'est {ichong- ouang) et de
premier ministre d'état; Siaou-tchaou-koueï, également son beau-
frère, qui prend le titre de roi de l'ouest [si-ouang] et de second
ministre d'état; Foung-youn-san, qui est roi du sud {nam-owmg);
Oueï-tching, roi du nord [pé-ouang)^ et Chi-ta-kah, roi assistant.
Les rois de l'est et de l'ouest ont aussi le titre de premiers généra-
lissimes; ceux du sud et du nord remplissent les fonctions de lieu-
tenans-généralissimes. Le premier commande l' avant-garde, le se-
cond r arrière-garde. Le roi assistant n'a pas d'emploi dans l'armée:
il doit siéger constamment à côté du tin-ouung (roi céleste), et l'ai-
der à régler les affaires de la cour (1).
L'institution des cinq rois remonte au mois de novembre 1851. Le
chef de l'insurrection n'était pas encore sorti du Kouang-si. Il se
trouvait à Young-ngan-tchao, où il séjourna quelque temps en dépit
des efforts du vice-roi Su, et où il rédigea un grand nombre de pro-
clamations. Celle d'où est sortie la création des rois est particulière-
ment remarquable. Hong-siou-tsiouen y rappelle à ses soldats que
Dieu seul a droit aux dénominations de mint et ^^père. Il leur défend
en conséquence de l'appeler désormais clumg ou ti-^ il conservera
seulement le titre de ouang ^ et sera tin-ouang (roi céleste) (2),
Pour Yang, Siaou, Foung, Oueï et Ghi, auxquels il avait laissé prendre
<( par condescendance pour les usages corrompus du siècle le titre
de pères royaux, » on devra les appeler à l'avenir a rois de l'est, de
l'ouest, du sud, du nord, et roi assistant (3). »
Les rois de l'ouest et du sud ont péri sur le champ de bataille
avant la prise de Nankin; ceux du nord et de l'est sont tombés dans
le conflit sanglant que leurs mutuelles rivalités avaient fait naître, et
dont on a lu plus haut le récit. Chi-ta-kah est maintenant généralis-
sime, et commande, dit-on, l'armée insurrectionnelle, qui occupe la
plus grande partie duTche-kiang. Taï-ping-ouang a institué récem-
ment de nouvelles royautés pour récompenser les services ou flatter
les ambitions de ses conseillers ; le tchong-ouang, qui s'est emparé
(1) Organisation de l'armée de Taï-ping, dans le Livre des décrets célestes.
(2) Les empereurs de la Chine prennent le titre de ouang-cJtang (roi suprême).
(3) Livre des décrets célestes.
l'insurrection chinoise. 351
de Soii-tchao et qui dernièrement menaçait Shang-liaï, le iigan-
ouang (roi de la félicité) et le fou-ouang (roi de la tranquillité) font
partie des nouveaux dignitaires, qui sont tous, dit-on, des hommes
du Kouang-si et par conséquent d'anciens compagnons d'armes du
chef insurgé. Ce dernier a placé près de lui sur le trône un de ses
fils, âgé de douze ans, qui publie déjà, sous le nom de prince-héri-
tier, des décrets et des édits, et auquel il a donné une large part
dans le pouvoir temporel, se réservant d'ailleurs pour lui seul la su-
prématie spirituelle.
Les ministres d'état viennent immédiatement après les rois dans
la hiérarchie instituée par le chef de la rébellion. Au-dessous d'eux
sont les directeurs-généraux, puis les directeurs, les préteurs, les
régulateurs, les inspecteurs, les ducs, les préfets, les tribuns, les
centurions, les vexillaires et les quinquérirs. Chacun de ces fonc-
tionnaires est toujours accompagné d'un étendard jaune qui est l'in-
signe de son autorité, et varie de dimension suivant son grade. Les
étendards des deux premiers généralissimes (les rois de l'est et de
l'ouest) ont huit pieds carrés, ceux des vexillaires sont ti'iangulaires
et ont deux pieds sur chaque côté. Un quinquévir ou brigadier com-
mande quatre hommes, le vexillaire a sous ses ordres cinq brigadiers
(25 hommes), le centenier quatre vexillaires (lOâ hommes), le tril)un
cinq centurions (525 hommes), le préfet cinq tribuns (2,625 hommes),
le duc cinq préfets (13,125 hommes). Ils doivent être tous des hommes
éprouvés pour leur valeur; leur rôle consiste à se battre, ils n'ont rien
de plus à faire. Les autres officiers exercent des fonctions plus com-
plexes. Les uns, sans doute les directeurs-généraux , forment une
sorte de comité supérieur des opérations militaires, ils méditent et
déterminent les plans de campagne; les autres, constitués en conseil
de guerre, les préteurs, rendent une justice sommaire et terrible ;
d'autres encore veillent aux approvisionnemens de l'armée ou ad-
ministrent les vastes magasins qui renferment les richesses com-
munes; d'autres enfin, probablement les inspecteurs, se font rendre
compte de la conduite des soldats et distribuent des châtimens et
des récompenses.
Nous ne savons rien de plus de l'organisation du pouvoir insurrec-
tionnel. On trouve bien dans les écrits de Taï-ping-ouang quelques
règles d'administration, quelques maximes de gouvernement énon-
çant les devoirs réciproques du souverain et de ses sujets; mais ces
règles et ces maximes ne sont que de belles théories, comme celles
que l'on rencontre à chaque page dans les classiques chinois, théo-
ries révérées, rarement mises en pratique, parce qu'elles ne consti-
tuent guère, en fin de compte, qu'un vague idéal. Nous devons ce-
pendant en excepter une que les insurgés ont d'abord observée dans
352 REVUE DES DEUX MOiXDES.
toute sa rigueur : je veux parler du précepte qui proclame « la sé-
questration de la femme comme la source de tout bon gouverne-
ment, )) qui recommande de la tenir enfermée dans l'intérieur de sa
maison quand la paix sera rétablie, dans un camp ou un quartier
séparé tant que durera la guerre, et qui lui défend , sous les peines
les plus sévères, de « se mêler des affaires du dehors. » La doctrine
religieuse de Taï-ping-ouang n'a pas réalisé une des plus belles con-
quêtes du christianisme; elle n'a pas relevé la femme de l'état d'in-
fériorité et de déchéance morale auquel elle est soumise dans l'em-
pire du milieu.
Ainsi l'égalité de tous les hommes, qui constitue, en présence d'un
Dieu unique, le Dieu créateur et père, une seule et même famille
dont tous les membres doivent être unis pour obéir à ses lois et
aux destinées de leur nature par les liens d'un fraternel amour; la
croyance en Dieu, révélée par la conscience, perpétuée par la tradi-
tion nationale; l'espoir du paradis, qui nous fait chérir nos épreuves
et bénir nos propres misères; la terreur de l'enfer, qui réprime nos
mauvais instincts; l'élection du peuple juif et la promulgation des
dix commandemens qui sont restés la loi divine; l'obéissance au
Décalogue interprété par un commentaire habile qui prohibe l'usage
de l'opium et le jeu; la notion nettement définie de la Trinité; l'ingra-
titude et l'avilissement de la créature nécessitant une rédemption;
la dignité humaine rehaussée par le monothéisme, qui nous met en
rapport direct avec Dieu, exaltée par la mission de Moïse, par l'im-
molation du Christ, par l'entreprise de Hong-siou-tsiouen, qui a reçu
un mandat divin, — voilà, si l'on supprime quelques traits secon-
daires, tout le système religieux de Taï-ping-ouang.
L'humiliation et le pervertissement du peuple chinois par la do-
mination tartare ; la colère vengeresse de Dieu excitée par la cor-
ruption des ILandchoux et leur grossier polythéisme, sa compassion
pour les malheurs d'une noble race qu'il avait jadis comblée de
ses bienfaits et son intervention pour la sauver; cette intervention
même, qui s'est clairement révélée par les fréquentes entrevues de
Hong-siou-tsiouen avec le Père céleste, attestant aux yeux de tous
la divinité de la mission du chef insurgé; la conformité de cette
mission avec celle du Christ, qui guide lui-même l'entreprise et qui
la couvre de sa protection fraternelle et toute -puissante; l'in-
faillibilité des promesses, des menaces et des arrêts de Taï-ping-
ouang, dont toutes les pensées et les paroles émanent d'une autorité
divine; le fanatisme inspirant à ses soldats une confiance aveugle
dans le succès de sa cause; la communauté du butin qui assure des
ressources permanentes à la cause rebelle, qui refrène le pillage et
prévient la débauche; l'appel incessant que font à la bienveillante
l'insurrection chinoise. 353
et active sympathie des nations étrangères ces théories d'origine et
de croyances communes, ces assurances d'égalité fraternelle et les
séduisantes perspectives qui en doivent naître, — voilà tout le sys-
tème politique du chef de l'insurrection chinoise, système hardiment
conçu, habilement combiné, et qui se rattache à sa théorie religieuse
par un enchaînement logique.
Nous connaissons la doctrine, il s'agit maintenant d'en apprécier
l'application.
Je ne sais si les plus chauds partisans de Hong-siou-tsiouen ont
été aveuglés par l'ardeur de leurs sympathies au point d'être con-
vaincus qu'il a été véritablement chrétien, et je croirais superflu de
démentir ce qu'une telle opinion a d'aventureux. Taï-ping-ouang pro-
met à tous ceux qui suivront ses préceptes religieux de magnifiques
récompenses ici-bas, des jouissances matérielles dans une autre vie,
et cependant Jésus-Christ a dit bien des fois à ses disciples que son
royaume n'était pas de ce monde. Nous lisons dans le Livre dea pré-
ceptes une invocation au grand Dieu dont le texte se rapproche de l'o-
raison dominicale; mais nous n'y retrouvons pas cette simple et tou-
chante expression de l'un des plus sublimes enseignemens du Christ:
« Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés. » Hong-siou-tsiouen eût trouvé dangereux d'en-
seigner à ses partisans la consolante et pacifique doctrine du pardon
des injures. N'avait-il pas engagé une lutte d'extermination contre
ses irréconciliables ennemis les Tartares-Mandchoux , et pouvait-il
enseigner le renoncement à soi-même à des hommes dont il lui fal-
lait armer le cœur aussi bien que les bras dans l'intérêt de son am-
bition? Le christianisme, en remplaçant l'ancienne loi, a aboli les
sacrifices qu'elle prescrivait. Un cœur pur, sanctifié par les pratiques
et les vertus évangéliques, telle est l'unique offrande qui soit agréa-
ble à Dieu depuis la mort de son fils sur la croix. Taï-ping-ouang
n'a pas su, sous ce rapport comme sous tant d'autres, interpréter
la loi nouvelle. Il veut que, dans toutes les circonstances solennelles
de la vie, l'homme présente au grand Dieu des animaux, du thé,
du vin ou du riz; il ne s'est pas affranchi des entraves du judaïsme
ou plutôt des pratiques idolàtriques en usage dans son pays. Le
dogme du péché originel est si essentiel au christianisme qu'il est
en partie sa raison d'être; Taï-ping-ouang ne paraît même pas
l'avoir soupçonné. Le dogme de l'incarnation lui échappe égale-
ment. Il enseigne la mort du fils de Dieu sur la croix, mais il le fait
venir directement du ciel, et rien dans ses écrits ne semble prouver
qu'il serait disposé à croire que son frère aîné est issu d'une femme,
qu'il a eu la même enfance et les mêmes infirmités que les autres
hommes. Il ne paraît avoir aucune notion des sacremens, ces signes
TOME XXXIV. 23
35Zi REVUE DES DEUX MONDES.
visibles de la grâce divine que le christianisme a fait sortir de l'in-
terprétation de l'Évangile, et nous ne parlons pas seulement de tous
les sacremens administrés par l'église catholique, mais de ceux qui
sont admis par la presque universalité des chrétiens , le baptême et
la communion (1). Sa doctrine est évidemment l'œuvre d'un homme
qui n'avait reçu que des leçons incomplètes du christianisme, et
qui, faute de guide spirituel, s'est perdu dans les conti'adictions
apparentes que présentent le Nouveau et l'Ancien Testament. C'est
avant tout l'œuvre d'un imposteur, d'un imposteur moins habile,
plus hardi que Mahomet, qui, aspirant à révolutionner son pays
dans l'intérêt de son ambition et ayant besoin pour le succès de
ses vues politiques de partisans dévoués jusqu'au fanatisme, a en-
trepris de réveiller la nature indolente de ses compatriotes et de
la transformer par une régénération religieuse (2). Cet homme a
trouvé sous sa main, dans les livres qu'il avait à sa disposition,
une religion toute faite, qu'il n'a pu qu'imparfaitement comprendre,
mais dont les préceptes, à travers sa confuse interprétation, lui ont
paru propres à opérer cette régénération , et dont l'histoire lui a
fourni des renseignemens précieux, qu'il a su mettre à profit. Il a
fait appel à la superstition du peuple en s' attribuant une mission
divine et rédemptrice semblable à celle de Jésus-Christ, qu'il a ap-
pelé son frère ahié; mais, comme son but était de conquérir un
trône et non de convertir et de sauver les âmes , cette mission de-
vait être guerrière et vengeresse.
Au reste, les chefs de l'insurrection ont senti promptement le be-
soin de proclamer de nouveaux dogmes et d'inventer de nouveaux
miracles, afin d'éblouir leurs soldats, de raffermir les liens de la
discipline relâchée par l'inaction des camps, et surtout d'augmenter
l'éclat de leur autorité, dont les victoires des impériaux avaient ré-
cemment affaibli le prestige. Ils ont voulu aussi dérober aux yeux
de la multitude le ridicule ou scandaleux spectacle de leurs rivali-
tés, de leurs faiblesses et de leurs désordres, en les couvrant d'un
voile mystérieux qu'aucune main profane ne pouvait soulever sans
se rendre sacrilège. L'intervention divine, qu'ils avaient réservée
d'abord pour les grandes et solennelles occasions, deviendra bientôt
pour eux un moyen vulgaire. Le roi de l'est, Yang-tsiou-tsing, se
(1) L'ablution régénératrice dont parle Hong-siou-tsioucn ne saurait être considérée
comme un sucroment : elle n'a pas à ses yeux le caractère obligatoire du baptôme. Il la
considère comme une simple pratique pieuse qu'il est bon pour tout homme d'accomplir
de son propre chef, sans qu'il soit besoin de recourir, pour s'en acquitter, à l'interven-
tion d'un ministre du culte.
(2; Quelques-uns des journaux anglais publiés en Chine appellent Taï-ping-ouang le
chef protestant {Ihe protestant ruler).
l'insurrection chinoise. 355
dit inspiré de Dieu et s'arroge purement et simplement le rôle du
saint- esprit. Veut- il imposer ses conseils à Taï-ping-ouang et
modérer par des maximes pratiques, dans l'intérêt de la cause
commune, l'impétuosité de son caractère et la fougue de son tem-
pérament; veut-il le convaincre de la nécessité d'adoucir, par l'ap-
plication d'une discipline moins exigeante, le sort des femmes en-
régimentées qui travaillent h la réparation des murailles ou au
transport des provisions ; veut-il prescrire des soins hygiéniques au
prince héritier, l'espoir du parti (1), ou bien satisfaire ses propres
passions, augmenter le nombre de ses titres honorifiques et celui de
ses concubines : il sait appeler à propos le père céleste sur la terre,
le faire parler au gré de ses désirs et humilier toutes les volontés
devant les intentions divines dont il est l'interprète respectueux et
inspiré. Hong-siou-tsiouen lui-même, l'élève et le converti du pieux
Roberts, a l'air de se laisser prendre aux grossiers artifices de ces
profanes parodies. 11 ratifie la sacrilège usurpation du roi de l'est (2),
et après la mort de cet ambitieux conseiller il prend pour lui-même
le rôle du saint-esprit, absorbant ainsi sans scrupule sa propre in-
dividualité dans l'unité divine (3). Une fois engagé dans cette voie
nouvelle, il ne s'arrêtera plus, et il ira jusqu'à se faire offrir des sacri-
fices. Oubliant d'ailleurs ou confondant à dessein les notions les plus
élémentaires de la doctrine qu'il a reçue dans sa jeunesse, il prend
pour lui trente femmes légitimes et cent concubines, et décrète la
peine de mort contre l'imprudent qui osera scruter d'un œil indis-
cret les mystères de son harem ; il marie le père céleste à la sainte
Vierge, donne une épouse charnelle à Jésus-Christ; puis, quand un
missionnaire anglais, M. Holmes, qui est allé visiter Nankin au mois
d'août 1860, s'indigne de ces extravagances, il lui fait répondre par
un de ses confidens : « Vous vous étonnez à tort, Dieu vous a donné
vos dogmes il y a dix-huit cents ans; ma doctrine est le fruit d'une
révélation récente. Le père céleste a conféré au monde par mon in-
termédiaire le bienfait d'une religion nouvelle (4). »
(1) Le flls de Hong-soii-tsiouen, âgé de douze ans.
{2) Toutes ces informations sont extraites d'un long pamphlet que le gouvernement de
Tai-ping-ouang a fait afficher en 1854 sur les murs de Nankin, et qui portait le titre de :
Récit officiel de la descente du père céleste sur la terre.
(3j Dans un des édits de Tai-ping-ouang que M. Holmes a rapportés de Nankin , on
trouve ce passage : « Le père céleste, le frère aîné céleste et moi, en tout trois personnes,
nous constituons une unité. »
(4) Au moment où Taï-ping-ouang, perverti par la politique de ses ministres et aveu-
glé lui-même par ses propres passions, a laissé dégénérer son système religieux en un
chaos ridicule, le hasard vient de lui envoyer le secours opportun d'un guide spirituel.
Un de ses parens, Hong-jing, qui a fréquenté pendant plusieurs années les missions
protestantes et fourni à M. Humbert de précieux renseignemens pour son ouvrage sur
356 REVUE DES DEUX MONDES.
Taï-ping-oiiang s'est montré plus scrupuleux observateur de son
système politique que de ses théories religieuses. Il n'y a pas en
Orient de civilisation qui n'admette de nombreux abus, ni d'admi-
nistration qui n'ait beaucoup à se faire pardonner, et qui ne soit
contrainte, pour ne pas être jugée avec trop de rigueur, de savoir se
montrer à propos indulgente et débonnaire. La nature sensuelle des
soldats de la rébellion n'a pas parlé moins haut que celle de leurs
chefs; elle s'est révoltée contre la contrainte qu'on leur avait d'a-
bord imposée. On fume du tabac et de l'opium à Nankin et dans les
autres villes où flotte l'étendard des insurgés, on y joue quelque peu,
et la discipline n'y est pas très sévère; mais la rigueur du principe
est maintenue, et de temps à autre on fait tomber quelques têtes
pour prouver que la loi n'a pas été abolie. Les rangs inférieurs de
l'armée obéissent en général à la règle qui exige la séparation des
sexes ; celle qui prescrit la communauté du butin est encore obser-
vée (1).
Fidèle à la haine qu'il a vouée au gouvernement mandchou,
Taï-ping-ouang dédaigne systématiquement tout ce que ses adver-
saires honorent et patronne tout ce qu'ils méprisent. Il a proscrit
la plupart des ouvrages dont se servent les lettrés et établi un nou-
veau mode d'examen d'après lequel les aspirans aux épreuves litté-
raires doivent être interrogés sur les sujets qu'il a traités dans ses
écrits (2). Ses sympathies pour les étrangers, auxquels la dynastie
des Tsing a constamment donné des témoignages d'une si soup-
çonneuse aversion, son respect pour leurs traditions et leurs livres,
son admiration pour les merveilles de la civilisation chrétienne, ont
l'origine de la rébellion chinoise, s'est rendu dernièrement à Nankin, où il a été accueilli
avec un fraternel empressement, comblé de distinctions et de faveur. Hong-jing n'a pas
oublié les enseignemens qu'il avait reçus avant de quitter Hong-kong. Sa morale est
encore pure, et sa doctrine serait irréprochable au point de vue protestant, s'il n'y avait
mêlé certains dogmes qui sont admis maintenant comme des articles de foi par les par-
tisans de l'insurrection. Élevé au rang de premier ministre, honoré du titre de roi-kan
(kan-ottang ) , il vient de publier une série de documens remarquables dans lesquels il
donne à Taï-ping-ouang des avis souvent profonds sur la religion et la politique.
(1) Après l'entrevue de M. de Bourboulon et du premier ministre de Taï-ping-ouang,
l'un de nous offrit une demi-piastre à un soldat qui s'était trouvé séparé un instant du
reste de notre escorte. 11 la refusa obstinément, bien qu'il fît alors nuit noire et qu'il ne
pût être vu de personne. Comme nous le pressions d'accepter, il répondit qu'il n'avait
pas besoin d'argent, puisqu'on lui fournissait la nourriture, les vôtemens et les armes.
Et comme nous redoublions d'instance afin de voir jusqu'où il pousserait une répugnance
qui nous semblait si antipathique aux instincts de sa race, il ajouta qu'il ne voulait pas
courir le risque de se faire couper la tète.
(2) 11 proscrit particulièrement les ouvrages des commentateurs, qui, au lieu d'inter-
préter les sages qu'ils n'ont pas compris, n'ont fait, suivant lui, que fausser le sens na-
turel du peuple chinois.
l'insurrection chinoise. 357
été, en diverses circonstances, hautement avoués; un de ses minis-
tres, le roi-knn {kan-ouang), non content de lui proposer l'interdic-
tion de la vente des spiritueux et de l'opium, le châtiment de l'infan-
ticide et l'abolition de la maxime désolante qui fait peser sur le fds la
responsabilité du crime de son père, vient de lui recommander publi-
quement des institutions dont le patronage honorerait les souverains
éclairés de l'Europe, — l'émancipation graduelle de la presse fonc-
tionnant sous un contrôle intelligent et libéral, l'abolition légale et
définitive de toutes les distinctions offensantes pour les nations étran-
gères, l'établissement d'un réseau de grandes routes et d'un service
de poste actif et périodique, la création d'hospices et de diverses
associations de bienfaisance, la fondation de tout un système d'en-
couragement pour les grandes entreprises industrielles qui ont re-
nouvelé en cinquante ans la face de l'Europe. On croit rêver quand
on lit le curieux rapport du roi-kan, et quand on pense que de tels
conseils, évidemment dictés par les enseignemens des missions pro-
testantes, ont pu être donnés par un ministre chinois à son souve-
rain. Et cependant Taï-ping-ouang n'a pas borné à l'autorisation qui
a permis cette publication officielle les témoignages des sentimens fa-
vorables que sa politique lui inspire à l'égard des Européens. Toutes
les fois que nos voyageurs et nos missionnaires se sont présentés
sans armes à ses avant-postes, ils ont été accueillis avec empresse-
ment, conduits en présence de ses généraux, traités avec déférence,
écoutés avec une respectueuse attention. En 1860, M. Holmes a
passé quelques jours à .\ankin et reçu de ses principaux conseillers
des marques d'une intimité presque familière. Il y a quelques mois à
peine, Taï-ping-ouang admettait lui-même dans son palais M. Roberts
et ordonnait de vive voix à son entourage de montrer au courageux
missionnaire les égards que méritaient son caractère, sa nationalité
et la noblesse de ses intentions (1). Dans toutes les circonstances où
le hasard nous a mis en relations avec les rebelles, les officiers de
Taï-ping-ouang nous ont prodigué les assurances les plus amicales
et nous ont offert de conclure un traité qui unît leur cause à la nôtre
par les liens d'une fraternelle alliance. Ils n'ont même pas voulu
paraître nous garder rancune des revers que notre prudence leur
avait infligés. Repoussé de Shang-haï par les canons de la France
(1) Nous ne savons pas si M. Roberts a reconnu dans Taï-ping-ouang le jeune homme
qui assistait, il y a treize ans, à ses leçons avec une assiduité si exemplaire. « Lorsqu'on
m'introduisit en sa présence, dil-il dans la relation de son entrevue, je fus étonné
de voir un personnage d'une aussi grande mine. La stature de Taï-ping-ouang est éle-
vée et sa taille bien prise; de belles moustaches noires relèvent admirablement la
beauté de ses traits; sa voix est agréable. Nous nous entretînmes exclusivement de ma-
tières religieuses. Sa théologie, je dois l'avouer, ne me paraît pas très correcte; mais je
ne négligeai aucune occasion d'en corriger les erreurs. »
358 REVUE DES DEUX MONDES.
et de l'Angleterre, le tchong-ouang adressait, en octobre 1860, aux
ambassadeurs une longue dépêche où l'on remarque les passages
suivans :
« Pendant l'année courante, me confiant à la puissance du ciel, j'ai réussi
à prendre Sou-tchéou et Hang-tcliéou, et je serais heureux que les mission-
naires de tous les pays voulussent venir et propager au milieu de mon peu-
ple les vrais principes de l'Évangile. Je m'en réjouirais plus que je ne puis
dire, désirant que ceux qui n'ont qu'une môme doctrine n'aient qu'un seul
cœur. La publication de cette doctrine deviendrait alors générale, et le droit
chemin serait évident. Avant peu, tout le pays jusqu'à ses extrêmes limites
pratiquerait le système de l'adoration du Christ et le publierait sans restric-
tions. Vraiment ce serait un résultat glorieux et prospère.
« J'ai reçu avec respect le commandement impérial de marcher à travers
tous les Ichao, les fou et les hieim (1) ; moi-même je désirais avoir une entrevue
avec les divers commissaires étrangers, afin de leur fournir des explications
et d'obtenir des instructions, de manière à maintenir une bonne entente réci-
proque. Enfin j'ai marché vers Shang-haï, et subitement vous avez paru en-
clins à nous témoigner des dispositions hostiles. Or notre dynastie céleste
révère le même système céleste que votre honorable pays, et nous appar-
tenons ;i la même doctrine. Pourquoi donc nous repousser en toute hâte?
« Maintenant, en ce qui concerne les honorables pays dont les représen-
tans sont à Shang-haï pour favoriser les établissemens de commerce, je dé-
sire leur faire remarquer que, pour ce qui regarde les intérêts de ce com-
merce, la voie nous est toute tracée. Quant à moi, je suis prêt à traiter avec les
différons ministres et à observer scrupuleusement les règlemens de douane,
attendu que notre dynastie céleste révère le même système céleste que vos
honorables pays, en sorte qu'on peut dire que nous tous sous le ciel, qui
agissons ainsi, nous appartenons à la même famille. Pourquoi tous les frères
des quatre mers dans le monde entier, à l'est, à l'ouest, au nord et au sud,
ne pratiqueraient-ils pas la paix et la bonne volonté les uns envers les au-
tres? Prenant tout cela en considération, je prie vos honorables pays d'avoir
des pensées généreuses à notre égard. »
Il y a cinq siècles, un drame national dont les péripéties diverses
offrent de frappantes analogies avec les événemens que je viens de
raconter s'accomplissait sur le vaste théâtre où Taï-ping-ouang
lutte, depuis dix ans déjà, contre la domination mandchoue. — Un
trône dont les bases paraissaient inébranlables était violemment
renversé. Un puissant souverain allait mourir d'ennui et de misère
sur la terre glacée qui avait été le berceau de sa famille. Cet illustre
vaincu s'appelait Ghoun-ti, il était le neuvième empereur de la cé-
lèbre dynastie mongole des Youen, dont Marco Polo s'est f;iit l'his-
torien émerveillé et consciencieux, et qui avait su imposer à la race
(l) On sait que les tchao et les fou équivalent à, des préfectures, et les hienn à des
sous-préfectures.
l'insurrection chinoise. 359
chinoise tout entière la livrée de la servitude. Le vainqueur était un
jeune homme nommé Tchou-youen-tchang, issu d'une famille ob-
scure et misérable. A dix-sept ans, il remplissait dans une bonzerie
les infimes fonctions de balayeur et de valet de cuisine ; à vingt ans,
prenant son métier en dégoût, il s'enrôlait dans une bande de vo-
leurs qui faisait de lui son chef et lui donnait le surnom prophétique
de llong-voii (puissant et fort). En ce moment, Choun-ti méconten-
tait l'empire par la mollesse de ses mœurs, les faveurs dont il ne
cessait de combler ses compatriotes, et la pratique des superstitions
tartares. Hong-vou devint bientôt chef de parti et porta ses vues
jusqu'au trône; la victoire couronna partout ses efforts; la misère,
l'amour du pillage, l'esprit d'aventure, la conspiration, grossirent
ses rangs. Sa troupe devint une armée. Il prit Nankin et en fit sa
capitale. Après y avoir établi une administration régulière, il mar-
cha sur Pékin, vainquit les troupes mongoles dans une seule ba-
taille et s'empara de la capitale des Youen. Hong-vou fut le chef de
la dynastie chinoise des Ming, que les Mandchoux ont expulsée en
16/i3. Pendant vingt et un ans, il soutint avec vigueur et talent le
fardeau du pouvoir impérial, qu'il avait conquis par son habileté et
sa valeur. Ses réformes organiques et administratives , sa modéra-
tion, son remarquable discernement, la sagesse de ses décisions,
l'ont illustré, et il est devenu l'un des héros les plus populaires de
la Chine. C'est ainsi que tombent et s'élèvent souvent à toutes les
époques du monde et dans tous les pays les grandes puissances et
les éclatantes fortunes.
L'histoire de l'avènement des Ming nous offre d'utiles et précieux
enseignemens. La dynastie des Tsing est plus usée et plus vieillie que
ne l'était au xvi*" siècle celle des Youen, les périls qui la menacent de
toutes parts sont plus nombreux et plus pressans. Hienn-foung n'a
plus à sa disposition les ressources que possédait encore Choun-ti.
Il n'est ni plus brave, ni moins efféminé, ni mieux servi, ni plus po-
pulaire. L'entreprise de Hong-siou-tsiouen est nationale comme le
fut celle de Ilong-vou, et ses compagnons d'armes ne sont pas
moins aguerris que ceux du premier des Ming. Tous deux se sont
proposé, dès qu'ils ont vu leur fortune grandir, d'expulser la race
étrangère qui opprimait leur pays; tous deux sont d'une naissance
obscure et ont humblement débuté. Seulement l'un a grandi parmi
des moines païens, ignorans et corrompus, tandis que l'autre a reçu
d'un missionnaire chrétien ou puisé aux sources mêmes de nos
croyances, dans l'Évangile et la Bible, ces doctrines admirables qui
ont fait toute la grandeur de notre civilisation. Dans les perse vé-
rans efforts que nous ne cessons de faire afin de nous maintenir et
de nous fixer sur cette terre mystérieuse de Sinim vers laquelle nous
360 REVUE DES DEUX MONDES.
poussent depuis si longtemps nos légitimes convoitises, pourquoi
nous attacher d'une main à la branche qui fléchit, et repousser de
l'autre le rameau plus jeune, plus vigoureux, qui s'étend vers nous?
Peut-être cette branche à demi rompue offrira-t-elle encore quelque
résistance, mais à coup sûr elle ne reverdira jamais, et la chute en
est certaine; faut-il donc nous laisser tomber avec elle? La greffe
tartare entée sur le vieux tronc chinois ne lui a pas pris toute sa
sève; il lui est resté encore assez de vie pour produire des fruits
abondans. Taï-pang-ouang n'est pas chrétien ; qui s'aviserait main-
tenant de le nier? Son système religieux n'est plus qu'une confusion
ridicule et sacrilège. Il n'y a sans doute dans sa politique ni sincé-
rité, ni franchise, puisqu'elle est chinoise; ses avances sont autant
de calculs et d'appels intéressés faits à notre influente sympathie. Il
n'en est pas moins vrai que ses soldats victorieux ont renversé par-
tout les emblèmes du paganisme, que des préceptes vraiment chré-
tiens, des principes d'une philosophie élevée et pure, des maximes
vraiment libérales ont été hautement proclamés par lui, et qu'en
sollicitant notre alliance, il invoque le puissant patronage d'une foi
commune. La race sur laquelle il aspire à régner est studieuse, in-
telligente et souple. Pourquoi les doctrines de Taï-ping-ouang, sanc-
tionnées par son triomphe , épurées par nos enseignemens , ne se-
raient-elles pas appelées à devenir un jour pour ses sujets la source
d'une civilisation nouvelle? Je craindrais d'exprimer ici une espé-
rance et ne voudrais pas que mes conclusions fussent une utopie;
mais, si j'entrevois d'un côté quelques chances de régénération, je
ne puis voir de l'autre que les symptômes aflligeans d'une inévitable
décadence, et je sais que l'occasion ne revient pas à qui l'a perdue.
La prudence et notre généreuse loyauté envers un gouvernement
malheureux qui nous a tant de fois trahis nous interdisent de pren-
dre ouvertement parti pour l'insurrection : elles ne nous défendent
pas d'accueillir avec intérêt ses démarches, d'entrer en relations sui-
vies avec Taï-ping-ouang et ses lieutenans, d'étudier ses véritables
dispositions et de lui faire connaître officiellement les nôtres, de for-
muler au besoin les avantages que nous promet sa réforme, de pro-
téger ainsi, autant qu'il dépend de nous, par les obligations réci-
proques d'une convention solennelle, les intérêts de nos nationaux
et ceux du christianisme contre les incertitudes et les dangers de
l'avenir.
René de Courcy.
ROGER BACON
SA VIE ET SON OEUVRE
.1
Royer Daeon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des documens inédits, par M. Emile Charles,
Paris 1861. — Fr. Roger Bacon, opei-a quœdam hactenus inedila, London 18G0.
Au siècle dernier, il y avait encore à Oxford , au-delà de la ville,
dans un faubourg situé sur l'autre bord de la rivière, une vieille tour
qu'on faisait visiter aux étrangers comme ayant autrefois servi de
lieu d'étude et d'observatoire au frère Bacon, friar Bacons study (1).
C'est là, suivant la tradition, qu'il se retirait pour étudier le ciel et
y lire le secret des choses de la terre; c'est là qu'il cherchait le
grand œuvre en compagnie de son bon ami frère Thomas Bungey
et d'autres nécromans et sorciers que la légende lui associe :
The nigromancie thair saw i eckanone,
Of Benytas, Bcngo and friar Bacone, etc. (2).
Ce fut sans doute dans le coin le plus caché de cette mystérieuse
retraite que Bacon et son ami fabriquèrent cette fameuse tête d'ai-
rain qui parlait et rendait des oracles. La tradition nous peint les
deux moines interrogeant la tète miraculeuse : ils lui demandent, en
véritables Anglais, un moyen de ceindre leur chère Albion d'une mu-
(1) Cette tour, pendant les guerres civiles, servait de poste d'observation, et on en
trouve la gravure dans l'ouvrage de Joseph Skelton : Oxonia antiqua restaurata, t. II,
p. 2, Oxford 1823.
(2) Voyez le Miroir enchanté de Douglas, poète écossais de la fin du xv<= siècle.
362 REVUE DES DEUX MONDES.
raille inexpugnable. La tête reste d'abord muette, puis, au moment
où les magiciens découragés se laissent distraire h d'autres soins, tout
à coup la tête parle et leur révèle le grand secret. Hélas! ils ne l'ont
pas entendu. Qui sait si, en recueillant cette légende, plus d'un bon
Anglais de nos jours ne se prendra pas à regretter que la tète d'ai-
rain de frère Bacon n'ait pas été conservée, et qu'elle ne puisse pas
dire son secret à l'oreille attentive de lord Palmerston? Que d'a-
larmes et d'argent épargnés à l'amirauté anglaise! que de soucis de
moins pour M. Gladstone! Aussi bien il s'en faut que tout soit h, re-
jeter dans ces traditions bizarres, où le sentiment national conspire
avec les fantaisies de la légende ponr travestir un homme de génie
en sorcier. Roger Bacon était Anglais de génie et de cœur, comme
il l'était de naissance. Sa grande idée, celle qui recommande son
nom et le rapproche de l'illustre chancelier, son compatriote et son
homonyme , cette idée est profondément britannique : c'est l'idée
du génie de l'homme asservissant la nature à ses volontés, c'est la
prise de possession de l'univers par l'industrie.
Comment se fait-il que l'Angleterre, si renommée par le culte
pieux qu'elle rend à ses grands hommes, ait si longtemps laissé
dormir dans l'oubli les pensées et les écrits de Roger Bacon, et livré
au caprice de la tradition populaire la mémoire d'un de ses plus
illustres enfans? Je n'ose pas dire, avec M. de Humboldt, que Roger
Bacon ait été la plus grande apparition du moyen âge (1); mais à
coup sur il est digne de prendre place, au siècle de saint Louis, à
côté de saint Thomas, de saint Bonaventure et d'Albert le Grand.
Deux moines ses compatriotes, Duns Scot et Okkam, ont leur monu-
ment; seul, le plus grand moine de l'Angleterre attend encore l'a-
chèvement du sien.
Il faut aller du xiii'' siècle jusqu'au xviii" pour rencontrer un tra-
vail sérieux consacré cà Roger Bacon. En 173.3, le docteur Samuel
Jebb, habile et savant homme, sur les instances de Richard Mead,
médecin de la cour, publia la première édition de VOpus ma jus.
C'est un beau travail, bien qu'il pèche cà la fois par excès et par dé-
faut, puisqu'il insère dans VOpus rmijus des chapitres qui n'en font
point partie , et supprime , on ne sait par quelle méprise , tout un
livre de la plus grande importance , le livre septième , qui contenait
la morale. Voilà tout ce que l'Angleterre jusqu'à ces derniers temps
a fait pour Roger Bacon; c'est à un Français, à un de nos compa-
triotes, érudit passionné autant qu'éminent philosophe, qu'elle a
laissé le soin et l'honneur de reprendre les travaux de Samuel Jebb,
(1) Cosmos, t. II, p. 398.
ROGER BACOX. 363
et de susciter en faveur de l'illustre franciscain d'Oxford un mouve-
ment de recherches qui ne s'arrêtera plus, s'il plaît à Dieu, jus-
qu'au jour où justice entière sera faite et où Roger Bacon aura re-
trouvé la place qu'il mérite dans l'histoire de l'esprit humain. En
18/i8, M. Cousin, tout occupé de ses travaux sur la philosophie du
moyen âge, découvrit dans la bibliothèque de Douai un manuscrit iné-
dit de Roger Bacon. Cette grande mémoire l'intéressa. « Nous ne pou-
vions oublier, dit-il, cet ingénieux et infortuné franciscain qui, cà la fin
du XIII'' siècle, comprit la haute utilité des langues, enrichit l'optique
d'une foule d'observations et même d'expériences importantes, si-
gnala le vice du calendrier julien et prépara la réforme grégorienne,
inventa la poudre à canon ou du moins la renouvela, qui enfin,
pour avoir été plus éclairé que son siècle dans les sciences physi-
ques, en reçut le nom de docior mirabilis , passa pour sorcier et
subit la longue et absurde persécution qui a consacré sa mémoire
auprès de la postérité. Nous attachions d'autant plus de prix à re-
trouver quelque ouvrage inédit de Roger Bacon qu'un examen at-
tentif nous a laissé la conviction que, si par sa naissance Roger
Bacon appartient à l'Angleterre, c'est en France et à Paris qu'il
acheva ses études, prit le bonnet de docteur, enseigna, fit ses expé-
riences et ses découvertes , et à deux époques difl'érentes fut con-
damné à une réclusion plus ou moins juste par le général de son
ordre, Jérôme d'Ascoli, dans ce fameux couvent des franciscains ou
des cordeliers qui occupait le terrain actuel de l'École de Méde-
cine (i). »
Plein de ces grands souvenirs, M. Yictor Cousin s'appliqua à
l'étude du manuscrit de Douai, et ne tarda pas à y reconnaître,
sous un titre inexact et au milieu d'autres documens, un ouvrage
capital de Roger Bacon, YOpus tcrtinm. On savait qu'après avoir
envoyé au pape Clément IV, son protecteur, XOpus ma jus, Roger
Bacon avait écrit, sous le nom (ïOpus minus, un second ouvrage
qui devait être tout ensemble l'abrégé et le complément du pre-
mier; mais ce qu'on savait moins, ce qu'on avait perdu de vue de-
puis Samuel Jebb, c'est que Roger Bacon avait fait un troisième et
suprême effort pour réunir dans une sorte d'encyclopédie l'ensemble
de ses pensées et de ses découvertes. Ce dernier mot de son génie,
c'est VOpus tertium. M. Cousin a le mérite de l'avoir fait connaître
pour la première fois et d'en avoir mis en lumière les côtés les plus
intéressans. Ce n'est pas tout : depuis 18/i8, M. Cousin a rendu un
nouveau service à la mémoire de Roger Bacon en découvrant dans
la bibUothèque d'Amiens un manuscrit qui contient une sorte de
(1) Journal des Savans, mars 1848.
364 REVUE DES DEUX MONDES.
commentaire de Roger Bacon sur la physique et la métaphysique
d'Aristote (1). Ce manuscrit a de l'importance. On y voit Roger Ba-
con aux prises avec les grands problèmes de la métaphysique. Or
c'est là un côté de son génie resté jusqu'à ce jour complètement in-
connu. Aussi M. Cousin, arrivé au terme de ses recherches sur les
manuscrits inédits de Roger Bacon, adressait-il un noble appel aux
savans de France et d'Angleterre. Il demandait à quelque jeune et
consciencieux amateur de la philosophie du moyen âge de s'enfon-
cer dans l'étude du manuscrit d'Amiens, lui promettant pour prix de
ses peines une ample et riche moisson ; il stimulait le patriotisme
des savans d'Oxford et de Cambridge, et les adjurait de compléter la
publication de Samuel Jebb. Ni l'Angleterre ni la France n'ont fermé
l'oreille à ces pressantes réclamations. Dans le vaste recueil qui se pu-
blie par les ordres du parlement anglais (2), on a compris les œuvres
de Roger Bacon. Tout récemment encore, un professeur de l'univer-
sité de Dublin a retrouvé en partie le complément de ['Opus ma jus ^
et on nous fait espérer la publication prochaine du morceau tout en-
tier (3). Voici enfin un savant français, M. Emile Charles, qui nous
donne sur la vie , les œuvres et les doctrines de Roger Bacon une
monographie complète {h). Elle est le résultat de six années de re-
cherches et d'efforts. Rien n'a pu lasser la patience ni refroidir le
zèle de ce jeune bénédictin de la philosophie. Voyages lointains et
coûteux, transcriptions pénibles, déchiffremens laborieux, aucune
épreuve ne l'a rebuté. Nul manuscrit connu n'a échappé à ses re-
cherches. Il en a demandé de nouveaux à toutes les bibliothèques, à
la Bodleienne, au British Muséum, à la collection Sloane, au musée
Ashmole, à la Bibliothèque impériale, à la Mazarine, à tous les col-
lèges d'Oxford, à toutes les collections de Londres, de Paris, de
Douai, d'Amiens. Le fruit de tant de soins, de fatigues et de veilles
est un ouvrage des plus distingués, que la Faculté des lettres de Pa-
ris, après une soutenance brillante en Sorbonne, a consacré par un
suffrage unanime.
(1) Amiens s'est enrichi des livres et des manuscrits de l'antique abbaye de Corbie.
Voyez Journal des Savans, août 1848.
(2) Voici le titre de cette collection : Berum Britannicarum medii œvi Scriptores, or
Chronicles and memorials of Great-Britain and Jreland during the middle âge, published
by the authority of her Majesty's treasury, under the direction of tlie master of the
roUs. — La publication des écrits inédits de Roger Bacon a été confiée à M. I. S. Brewer,
professeur de littérature anglaise au collège du Roi à Londres. Nous n'avons encore
qu'un volume, qui a paru en 1859 et qui contient VOpus tertium, VOpus minus, le Com-
pendium philosophiœ et un appendice, le traité De NuUitate magiœ.
(3) On the Opus majus of Roger Bacon, by John Kells Ingram, fellovv of Trinity Col-
lège, professor of English literature in the University of Dublin. Dublin 1858.
(4) Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des textes inédits, par
Emile Charles, professeur de philosophie au lycée de Bordeaux; i vol. in-S".
ROGER BACON. 365
Certes la matière est loin d'être épuisée, et il y a encore beau-
coup à faire pour tirer de son obscurité séculaire la figure de Roger
Bacon. La recherche pourtant nous a paru assez avancée pour es-
sayer de donner une idée du docteur admirable, de raconter les
vicissitudes de sa destinée, de caractériser enfin l'œuvre trop ou-
bliée du plus hardi génie que le moyen âge ait enfanté.
I.
On sait au juste où naquit Roger Bacon : ce fut à Ilchester, dans
le Sommersetshire. La date de sa naissance est moins bien connue;
la plus probable est 121Zi. Il était d'une famille noble, riche et con-
sidérée. Son frère aîné joua un rôle dans les discordes civiles du
règne d'Henri III; il prit parti pour le roi contre les barons.
Boger, né cadet et animé d'une vocation ardente pour les études,
fut destiné à l'église et envoyé par sa famille à l'université d'Ox-
ford. Le collège de Morton et celui du Nez de Bronze, Brazcn nase
hall, se disputent encore l'honneur de l'avoir élevé. Dès cette époque
lointaine, Oxford se signalait déjcà par le goût des langues et des
sciences mathématiques, et surtout par un esprit particulier d'in-
dépendance et de liberté dans les choses spéculatives comme dans
les choses pratiques. Roger y trouva les maîtres qui convenaient le
mieux au tour naturel de son génie et de son caractère, Robert Ba-
con, son parent (probablement son oncle), Bichard Fitzacre le do-
minicain, Adam de Marsh, Edmond Bich, et entre tous ce fameux
Robert Grosse-Tête, évêque de Lincoln, théologien passionné pour
les lettres, caractère énergique et hardi, si connu par ses démêlés
avec le pape Innocent IV, qu'il osa un jour qualifier d'hérétique et
d'antechrist.
L'esprit de Boger Bacon se déploya tout à l'aise dans cette atmo-
sphère de science curieuse et de libre critique. Nous le voyons fio-u-
rer à côté de son parent Bobert dans une scène solennelle, où il
prélude par des hardiesses poUtiques à des témérités encore plus
dangereuses.
En 1233, le jour de la Saint-Jean, le roi Henri III eut une entre-
vue avec les barons mécontens; il lui fallut subir un long sermon,
de sévères réprimandes. Le prédicateur qu'on avait choisi pour cette
mission était le frère Bobert, le parent de Boger Bacon. Le sermon
à peine fini, le moine apostropha directement le roi, et lui déclara
que toute paix durable était impossible s'il ne bannissait de ses con-
seils r évêque de Manchester, Pierre Desroches, objet de la haine
des Anglais. « Les assistans se récriaient à tant d'audace; mais le
roi, se recueillant en lui-même, sut se faire violence. Le voyant
366 REVUE DES DEUX MONDES.
calmé, un clerc de l'assemblée, célèbre déjà par son esprit, osa
adresser au roi cette raillerie : « Seigneur roi, savez-vous les dan-
gers qu'on aie plus à redouter quand on navigue en pleine mer?
— Ceux-là le savent, repartit Henri, qui ont l'habitude de ces
voyages. — Eh bien! je vais vous le dire, reprit le clerc, ce sont
les pierres et les roches. Et il voulait désigner par là Pierre Des-
roches, l'évêque de AVinchester (1). »
Ce plaisant audacieux n'était autre que Roger Bacon; il avait
alors dix-neuf ans. Sa première éducation terminée à Oxford, il vint
la compléter à Paris. C'était l'usage universel du temps. L'Univer-
sité de Paris attirait l'Anglais Roger Bacon comme elle attira l'Alle-
mand Albert, l'Italien saint Thomas, le Belge Henri de Gand. Les
détails manquent sur ce premier séjour de Roger Bacon à Paris; mais
il est certain qu'il s'y livra à de profondes études, y reçut le grade
de docteur, et commença de s'y faire une grande réputation.
Est-ce pendant son premier séjour à Paris ou seulement à son
retour à Oxford que Roger Bacon entra dans l'ordre de Saint-Fran-
çois? On l'ignore. Qu'un tel homme se soit fait moine et moine fran-
ciscain, c'est ce que peut à peine comprendre un illustre érudit dont
les hommes de ma génération ont pu saluer la noble et vénérable
vieillesse, et qui savait par expérience ce que les vocations préma-
turées laissent de chaînes et de regrets. « Que faisait parmi des fran-
ciscains, s'écrie Daunou avec un accent qui semble dénoter un secret
et amer retour sur lui-même, que faisait parmi ces moines un homme
de génie impatient d'acquérir des lumières et de les répandre (2)? »
Les réflexions qu'ajoute l'ancien oratorien ne sont pas moins cu-
rieuses : « Roger Bacon, s'il voulait embrasser l'état monastique, eût
bien mieux fait de se vouer aux frères prêcheurs, inquisiteurs, il est
vrai, et persécuteurs hors de leurs couvens, mais jaloux d'attirer et
de conserver dans leur ordre tous les hommes qui se distinguaient
par des productions scientifiques ou littéraires, religieuses ou philo-
sophiques. Ils en ont possédé, encouragé, honoré un très grand nom-
bre, en dirigeant contre ceux qui ne leur appartenaient pas le zèle
intolérant de leur institut. Les franciscains au contraire , toujours
gouvernés, si l'on excepte saint Bonaventure, par des généraux d'un
mince talent et d'un médiocre savoir, ne se sentaient qu'humiliés
de la présence et de la gloire des hommes de mérite qui s'étaient
égarés parmi eux. Roger Racon a ressenti plus qu'aucun autre les
effets de cette envieuse malveillance, et il faut convenir que nul ne
(1) Chronique de Matthieu Paris, p. 2G5.
(ij Voyez, àansVIlistoire lifléraire de la France, t. XX, p. 230, la notice de M. Dau-
nou, interrompue par sa mort; un digne héritier de sou érudition, M. J.-V. Le Clerc, l'a
complétée par de savantes recherches bibliographiques.
ROGER BACON. 367
l'a provoquée autant que lui, puisqu'il était alors et qu'il est encore,
par l'étendue et l'éclat de son génie, le plus illustre des frères mi-
neurs. »
Il y aurait peut-être bien quelque chose à dire sur cette peinture
un peu chargée des deux ordres rivaux de Saint-Dominique et de
Saint-François; mais comment ne pas s'associer aux regrets pathé-
tiques du vieux Daunou, quand on songe aux persécutions qui
vont assaillir notre franciscain, tourmenter sa vie entière, compri-
mer l'essor de son génie, arrêter le cours de ses travaux, et s'achar-
ner jusque sur ses écrits et sur sa mémoire?
Il est aujourd'hui certain (1) que Roger Bacon a subi deux persé-
cutions distinctes, l'une qui a duré environ dix ans, de 1257 à 1267,
saint Bonaventure étant général des franciscains; l'autre, encore
plus cruelle et plus longue, de 1278 à 1292, pendant le généralat de
Jérôme d'/Vscoli, devenu pape (en 1288) sous le nom de Nicolas IV.
Pourquoi ces sévérités redoublées ? Si on interroge les historiens de
l'ordre, Wadding par exemple, on les trouve presque muets. Il
semble qu'ils aient voulu ensevelir dans le même oubli les souf-
frances et la gloire de leur victime. Roger Bacon avait-il péché
contre les mœurs? Non. Sa vie était pure, ses mœurs innocentes.
S'était-il révolté contre les dogmes de la foi ? Pas davantage ; le chris-
tianisme n'a pas eu de croyant plus sincère, l'église de serviteur plus
dévoué. Avait-il contesté l'autorité du saint-siége? Point du tout.
C'est même en s' appuyant sur un pape ami des lettres qu'il essayait
de se dérober aux entraves de son couvent.
Quel est donc son crime ? Un mot de Wadding le laisse entendre,
quoique discrètement. Il fut condamné, dit-il, propter qunsdam
novitates suspectas. En effet, Roger Bacon a été un esprit essentiel-
lement novateur. Gomme tous ses pareils, il est mécontent de son
siècle. Il se plaint surtout de l'autorité exclusive qu'on accorde à
Aristote. Au lieu d'étudier la nature, dit-il, on perd vingt ans à lire
les raisonnemens d'un ancien. « Pour moi, dit résolument Roger
Bacon, s'il m'était donné de disposer des livres d' Aristote, je les fe-
rais tous brûler, car cette étude ne peut que faire perdre le temps,
engendrer l'erreur et propager l'ignorance au-delà de tout ce qu'on
peut imaginer (2). » Ce n'est pas que Roger Bacon méconnaisse le
génie d' Aristote; mais, dit-il, avant de l'admirer, il faut le com-
prendre, et pour le comprendre il faut le lire dans l'original. Or
c'est ce dont les docteurs les plus vantés de ce temps sont inca-
pables. Us admirent un faux Aristote défiguré par des traducteurs
imbéciles.
(1) Voyez M. Cousin, Journal des Savana, cahiers de mars, avril, mai, juin 1848. —
Comp. M, Emile Charles, Roger Bacon, sa vie, etc., p. 11 et suiv.
(2) Compendium Tlieologiœ, pars i, cap. 2.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
Roger Bacon n'épargne personne. On a cru voir dans ses attaques
contre Albert le Grand et saint Thomas la trace de la rivalité nais-
sante des moines de Saint-François et des enfans de Saint-Domi-
nique. 11 n'en est rien. Roger Bacon n'est pas moins âpre contre
Alexandre de Haies, l'oracle des franciscains, que contre le domini-
cain Albert le Grand. « Je ne fais exception pour aucun ordre, dit-il
en propres termes, imllum ordinem excludo (1). » Il est sans ména-
gement pour la subtilité, la sécheresse, la diffusion des théologiens,
pour leurs pesantes et interminables sommes. Suivant lui, ce qu'il
y a d'utile dans Albert le Grand pourrait être résumé dans un traité
qui ne serait pas la vingtième partie de ses écrits. Et ailleurs, sur un
ton encore plus vif : « On vante beaucoup, dit-il, la somme du frère
Alexandre de Haies; la vérité est qu'un cheval en aurait sa charge,
mais cette somme tant vantée n'est pas de lui. » Qu'est-ce que saint
Thomas? Vir erroneus et famosus, c'est ainsi que l'ir révérend fran-
ciscain désigne l'ange de l'école. Impitoyable pour les théologiens
chrétiens, il n'épargne pas beaucoup plus les Arabes : Avicenne est
plein d'erreurs, Averroès a emprunté à d'autres tout ce qu'il a de bon
et de vrai; il n'a tiré de son proprç fonds que ses erreurs et ses chi-
mères. « Et l'on ose prétendre, s'écrie Roger Bacon, qu'il n'y a plus
rien à faire en philosophie, qu'elle a été achevée dans ces temps-ci,
tout récemment, à Paris ! » Quelle illusion ! La science est hlle du
temps; elle n'est pas faite d'ailleurs pour devenir facile et vulgaire.
«Ce qui est approuvé du vulgaire, dit durement Roger Bacon, est
nécessairement faux (2). » Aussi ne se dissimule-t-il pas qu'il est
dans la destinée des hommes de génie d'être méprisés par la foule
et persécutés. Qu'importe? il faut rendre à la foule mépris pour
mépris. « La foule a été dédaignée de tout temps par les grands
hommes qu'elle a méconnus; elle n'assista pas avec le Christ à la
transfiguration , et trois disciples seulement furent choisis. Ce fut
après avoir suivi pendant deux ans les prédications de Jésus que la
foule l'abandonna et s'écria : Crucifiez-le (3) ! » Mais une telle per-
spective n'a rien qui fasse fléchir le courage de Roger Bacon. « Ceux
qui ont voulu introduire quelque réforme dans la science ont toujours
été en butte aux contradictions et arrêtés par les obstacles. Et cepen-
dant la vérité triomphait, et elle triomphera jusqu'au temps de l'an-
techrist(/i). »
On s'explique sans peine qu'un esprit et un caractère de cette
trempe n'étaient pas à leur place dans un couvent. Les moines ne
comprenaient rien à ce frère étrange, qui passait sa vie dans sa tour
(1) Voyez l'ouvrage de M. Charles, p. 107.
(2) De Mirahili poteslate, 47.
(3) Opus majus, p. 6.
(4) Ibid., p. 13.
ROGER BACON. 369
d'Oxford à observer les astres et à faire des expériences de phy-
sique. Ils y soupçonnaient quelque odieux mystère, peut-être un
secret commerce avec les démons. On se disait à l'oreille que frère
Roger se vantait d'avoir inventé de prodigieuses machines, un ap-
pareil pour s'élever dans les airs, un autre pour naviguer sans ra-
meurs avec une vitesse inouie. On parlait de miroirs incendiaires
capables de détruire une armée en un instant, d'un automate doué
de la parole, de je ne sais quel androïde prodigieux. Tout cela se
faisait-il sans un peu de magie? Un homme en si bonne intelligence
avecies puissances infernales pouvait-il rester disciple et serviteur
du Christ? N'avait-il pas emprunté à ses amis les Arabes, sectateurs
de Mahomet, cette horrible et diabolique doctrine que l'apparition
des prophètes , l'origine et le progrès des religions tiennent aux
conjonctions des astres, que la loi chrétienne en particulier dépend
de la conjonction de Jupiter avec Mercure, et enfin, prodige d'erreur
et d'iniquité! que la conjonction de la lune avec Jupiter sera le signal
de la chute de toutes les religions ?
Telles étaient les rumeurs du couvent, et comme à l'ordinaire un
peu de vrai s'y mêlait à beaucoup, de faux. Les supérieurs avertis
envoyèrent le frère incriminé d'Oxford à Paris, et là commença pour
lui un régime de sévère surveillance et d'inquisition tracassière qui
dura dix ans, et fut poussé quelquefois jusqu'aux châtimens les plus
humilians. Il faut entendre Roger Bacon raconter lui-même au saint-
père ses tribulations dans ce préambule de YOpus tertium, découvert
par M. Cousin, et qui rappelle V Ilistoria calamitatmn d'Âbélard.
D'abord il lui fut défendu de rien écrire, à plus forte raison d'ensei-
gner. Quel supplice pour un homme dévoré de la passion de répandre
ses idées, et qui répétait sans cesse le mot de Sénèque : Je n'aime à
apprendre que pour enseigner ! Le voilà réduit à la méditation soli-
taire ; on lui refuse toute espèce de livre , on lui retranche ses in-
strumens de mathématiques. S'il s'occupe des plus simples calculs,
s'il veut dresser des tables astronomiques, surtout s'il essaie de for-
mer de jeunes novices à l'observation des astres, on s'effraie, on
lui interdit ces nobles et innocens exercices comme des œuvres du
démon. La moindre des punitions qu'il encoure en cas de désobéis-
sance, c'est le jeûne au pain et à l'eau.
Pendant que frère Roger se consumait au milieu de ces indigni-
tés, un rayon de lumière vint tout à coup éclairer sa cellule et ré-
jouir son cœur. On annonce l'exaltation d'un nouveau pape. C'est
un Français, Guy Foulques (1), esprit généreux et libéral, ami des
(1) Je ne sais pourquoi M. Charles italianise le nom de Foulques et l'appelle constam-
ment Guide Fulcodi. Passe peut-être pour Fulcodi, mais pourquoi Guido? Guy Foulques
était né à Saint-Gilles sur le Rhône. Il entra dans les ordres à la mort de sa femme, fut
TOME XXXI V. 2i
370 REVUE DES DEUX MONDES.
lettres et ami de Bacon. Avant d'entrer dans l'église, il avait passé
par la guerre et par la jurisprudence. Choisi pour secrétaire par
saint Louis , il devint rapidement archevêque , cardinal , puis légat
du pape en Angleterre. Ce fut Là qu'il entendit parler de ce moine
d'Oxford dont les travaux excitaient une admiration mêlée de jalou-
sie et de frayeur. Ne pouvant communiquer directement avec le
frère, il se servit d'un ami commun, Rémond de Laon, et sut par
lui que Roger préparait un grand ouvrage sur la réforme de la phi-
losophie. Quand Roger fut exilé à Paris, Foulques lui écrivit plu-
sieurs fois, mais inutilement; la défense des supérieurs était absolue.
On devine quelle fut la joie du pauvre franciscain en apprenant
l'exaltation de son protecteur. Il sentit l'espérance entrer dans son
âme. Nous trouvons dans VOpus lertium le contre -coup de cette
allégresse : « Que béni soit Dieu, le père de notre Seigneur Jésus-
Christ, qui a exalté sur le trône de son royaume un prince éclairé
qui veut servir les intérêts de la science! Les prédécesseurs de votre
béatitude, occupés par les affaires de l'église, harcelés par les re-
belles et les tyrans, n'eurent pas le loisir de songer à la direction
des études libérales; mais, gràc;e à Dieu, la main di^oite de votre
sainteté a déployé dans les airs son étendard triomphant, tiré le glaive
du fourreau, plongé dans les enfers les deux partis opposés et rendu
la paix à l'église. Le temps est propice aux œuvres de la sagesse (1). »
Malgré la surveillance étroite qui l'entourait, Roger Bacon par-
vint à faire passer des lettres au nouveau pape ; un chevalier nommé
Bonnecor se chargea de les porter et d'y joindre les explications né-
cessaires. Clément IV ne tarda pas à répondre ; nous avons sa lettre,
Wadding, l'historien des franciscains, l'a copiée dans les archives
du Vatican :
Lettre du pape Clément IV à Roger Bacon.
« A notre fils chéri le frère Roger dit Bacon, de Tordre des frères mi-
neurs : Nous avons reçu avec reconnaissance les lettres de votre dévotion,
et nous avons pris bonne note des paroles que notre cher fils, le chevalier
Bonnecor, y a ajoutées, pour les expliquer, avec autant de fidélité que de
prudence. Afin que nous sachions mieux où vous en voulez venir, nous vou-
lons et vous ordonnons, au nom de notre autorité apostolique, que, nonob-
stant toute injonction contraire de quelque prélat que ce soit, ou toute
constitution de votre ordre, vous ayez à nous envoyer au plus vite l'ouvrage
archevêque de Narbonue en 1359, cardinal-évùque de Sabine en l'2Gi, légat du pape
Urbain II en Angleterre pour apaifîer la querelle d'Henri III et des barons, enfin pape
en 12G5. Voyez la notice de Daunou et les travaux de M. Cousin.
(1) Opus tertium, cap. 2, manuscrit de Douai. On peut maintenant confronter les
extraits de VOpus tertium avec l'édition récente publiée à Londres et mentionnée plus
haut.
ROGER BACON. 371
que nous vous avons prié de communiquer à notre cher fils Rémond de
Laon quand nous étions légat. Nous voulons encore que vous vous expli-
quiez dans vos lettres sur les remèdes qu'on doit appliquer à ces maux si
dangereux que vous nous signalez, et qu'avec le plus de secret possible
vous vous mettiez en devoir sans aucun délai.
« Donné à Yiterbe, le 10 des calendes de juillet, de notre pontificat la deuxième
année. »
En lisant cette lettre, si honorable pour Clément IV, on remar-
quera qu'il n'ose pas exiger la délivrance de son protégé. Lui le
vicaire de Jésus-Christ, le successeur de Grégoire YII, il s'humilie
jusqu'à demander le secret à un moine de Saint-François, tant était
grand le prestige de cet ordre redoutable, qui forçait les chefs de
l'église, les empereurs et les rois à compter avec lui : immense ar-
mée, à la fois disciplinée et remuante, que plusieurs papes eurent
la pensée de détruire, sans en avoir le courage ou le pouvoir, et qui
se crut un instant à la veille de substituer à l'ordre établi en Eu-
rope une sorte de république universelle dont le général des fran-
ciscains aurait été le chef! Aussi bien la lettre de Clément IV fut
loin de mettre un terme aux épreuves de Roger Bacon. Elle ranima
son courage, mais elle n'améliora pas, bien plus, elle aggrava sa
position.
On le gardait à vue, on lui défendait de communiquer avec le
dehors, on l'exténuait déjeunes et de macérations. Il se mita l'œuvre
pourtant; mais comment se procurer les livres, l'argent et jusqu'au
parchemin nécessaire ? Il lui fallait des aides pour ses expériences
et ses calculs, on les lui refusait; il lui fallait des copistes, il ne
savait où en trouver : dans son ordre, ils eussent livré ses écrits aux
supérieurs; hors de son ordre, il n'avait que les copistes de Paris,
mercenaires renommés par leur infidélité, et qui n'auraient pas man-
qué de rendre publics ces écrits dont le pape devait avoir les pré-
mices. Il lui fallait enlin de l'argent, et ce fut là de toutes les diffi-
cultés la plus dure à surmonter. Lui, simple moine-, il n'avait rien
et ne pouvait rien avoir. Il excusait le saint-père, «qui, assis au faîte
de l'univers et l'esprit embarrassé de mille soucis, n'avait pas pensé
à lui faire tenir quelque somme; » mais il maudissait les intermé-
diaires qui n'avaient rien su dire au pontife et ne voulaient pas dé-
bourser un seul denier. Il eut beau leur promettre d'en écrire au
pape et de les faire rentrer dans leurs avances; il eut beau s'adres-
ser à son frère, qui était fort riche, mais que la guerre avait ruiné,
puis à plusieurs prélats, à ces pcrsontu/gcs, écrivait-il au pape avec
amertume, dont vous connaissez le visage, mais no)i pas le cœur :
partout il fut éconduit; sa probité même fut soupçonnée. « Com-
bien de fois n'ai-je point passé pour un malhonnête homme! Com-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
bien de fois on m'a rebuté et leurré de vaines espérances! Que de
hontes et d'angoisses j'ai dévorées en dedans de moi! » Désespéré, il
s'adresse enfin à des amis presque aussi pauvres que lui, les décide
à vendre une partie de leur modeste avoir et à engager le reste à
des conditions usuraires. Et grâce à tant d'efforts et d'humiliations,
à quoi parvient-il? A réunir une somme de 60 livres!
Et pendant ce temps, comme le remarque fort bien le dernier et
savant historien de Roger Bacon (1), pendant que le pauvre francis-
cain s'épuisait en efforts de tout genre au fond de sa cellule de la
porte Saint-Michel, ses rivaux de gloire et de génie vivaient dans la
faveur des papes et des rois. Saint Thomas dînait à la table de saint
Louis, et Albert le Grand donnait à l'empereur cette fastueuse hos-
pitalité que la légende a encore rehaussée de ses fantastiques cou-
leurs.
A ces entraves indirectes se joignaient de mauvais traitemens per-
sonnels. On voulait à tout prix le faire renoncer à son travail; Bacon
refusait d'obéir, appuyé sur la lettre du saint-père. Dans cette lutte,
la violence fut poussée jusqu'aux dernières extrémités; elles furent
si graves qu'il n'ose en faire le récit dans un ouvrage qui doit passer
par la main des copistes. « Je vous donnerai peut-être, dit-il au
pape, des détails certains sur les mauvais traitemens que j'ai subis,
mais je les écrirai de ma main à cause de l'importance du secret (2). »
Ce fut au milieu de ces tracasseries, de ces obstacles et de ces
violences que Roger Bacon parvint à écrire VOpus ma jus ^ qu'il fit
porter au pape par un jeune homme nommé Jean, son disciple bien-
aimé. Le pape se décida enfin à intervenir. Par ses ordres, Roger
Bacon fut rendu à la liberté; il put revoir le pays natal, sa chère
ville d'Oxford, et reprendre, avec son ami Thomas Bungey, l'exé-
cution de ses vastes projets scientifiques. Malheureusement cette pé-
riode de faveur et de liberté fut bien courte. Un an à peine s'était
écoulé que Clément IV mourut et qu'on lui donna pour successeur
un pape qui devait la tiare à l'influence du général des franciscains.
Désormais privé de tout appui, Roger Bacon retomba sous le poids
des préventions et des haines qu'il avait un instant conjurées.
La persécution ne l'avait pas changé. Il continuait de parler et
d'écrire, et à ses objections contre les philosophes en renom et les
théologiens autorisés il joignait les attaques les plus hardies contre
les légistes et les princes, contre les prélats et les ordres mendians,
osant même dénoncer l'ignorance et les mœurs dissolues du clergé
et la corruption de la cour romaine. L'orage accumulé sur sa tête
(1) M. Emile Charles, p. 25 et suiv.
(2) Opus teriium, cap. 2.
ROGER BACON. 373
éclata en 1278. A saint Bonaventure, qui, en dépit de son surnom
de docteur séraphique, n'avait pas été doux pour Roger Bacon, mais
qui du moins portait dans le gouvernement quelque chose de l'élé-
vation de son esprit et de la douceur relative de son caractère, ve-
nait de succéder Jérôme d'Ascoli, caractère énergique, étroit, in-
flexible. Jérôme vint à Paris tenir un chapitre général de l'ordre.
On y fit d'abord comparaître le frère Pierre-Jean d'Olive, suspect de
partager les erreurs de Jean de Parme et de YEvangile éternel.
Après lui, ce fut le tour de Roger Bacon. Nous ne savons rien de ce
procès, sinon que défense fut faite d'embrasser les opinions du frère
rebelle, et qu'il fut lui-même jeté en prison.
En vain Roger s'adressa-t-il au pape Nicolas III. Jérôme l'avait
prévenu auprès du saint-père, et les cris de détresse du malheureux
franciscain furent étoufles. Cette nouvelle et plus terrible épreuve,
sur laquelle tout détail nous manque, dura quatorze ans. Ce ne fut
qu'en 1592, après la mort de Jérôme d'Ascoli (pape depuis 1288
sous le nom de Nicolas I\ ), que le nouveau général de l'ordre, Ray-
mond Galfred ou Gaufredi, rendit à Roger Bacon la liberté. L'in-
fortuné n'était plus en état d'en abuser; il avait près de quatre-
vingts ans. Il s'éteignit peu de temps après à Oxford. Les haines
qui l'avaient opprimé pendant sa vie s'acharnèrent sur ses écrits
après sa mort. On cloua ses écrits sur des planches pour en empê-
cher la lecture et les laisser pourrir dans la poussière et l'humidité.
II.
Il ne faut point s'attendre à trouver dans VOpus majiis, ni dans
aucun autre ouvrage de Roger Bacon, un système général de philo-
sophie. Sous ce rapport, l'analogie est frappante entre le moine
d'Oxford et son grand homonyme le chancelier d'Angleterre. Lisez
le De Auginenlis et le Novwn Orgamim, vous y chercheriez vaine-
ment une nouvelle métaphysique; mais vous y trouverez une mé-
thode et des vues supérieures sur la réforme de la philosophie et la
constitution de l'esprit humain. Dans les écrits de Roger Bacon,
vous ne trouverez aussi qu'une méthode et des vues générales; mais
ce qui est prodigieux, c'est que le franciscain du xiii'' siècle préco-
nise la même méthode et s'élève aux mêmes vues que le contempo-
rain de Galilée et de Kepler.
Il y a pourtant une différence notable entre les deux Bacon, et elle
est toute à l'avantage de Roger. Le chancelier a été sans aucun doute
un grand esprit, un grand promoteur; mais on ne peut nier qu'il
ne lui ait manqué un don essentiel, celui qu'ont possédé au degré
le plus élevé les Descartes et les Pascal : il lui a manqué ce don d'in-
37/i REVUE DES DEUX MONDES.
vention qui fait pénétrer le génie de l'homme clans les mystères de
la nature. Bacon de Verulam n'a rien découvert de vraiment capi-
tal. Admirable quand il décrit la vraie méthode, quand il en célèbre
les avantages et en prophétise les conquêtes, on dirait qu'il perd ses
ailes dès qu'il veut entrer dans la sphère des applications. Il ne
cesse pas d'être ingénieux et brillant; mais inventif avec grandeur,
mais véritablement fécond, il ne l'est pas.
Roger Bacon a plus de fécondité dans le génie. Ce n'est pas seu-
lement un promoteur, c'est un inventeur. S'il n'a pas connu et dé-
crit la méthode d'observation et d'induction avec cette netteté, cette
suite, cette puissance qu'on ne peut assez admirer dans le dernier
Bacon, on peut dire qu'il l'a maniée avec plus d'assiduité et de bon-
heur. Le génie du chancelier regarde la nature de haut; celui du
franciscain vit avec elle dans un commerce intime et familier. Aussi
lui a-t-elle confié quelques-uns de ses secrets. Transportez Roger Ba-
con au XVI" siècle : il eût été Kepler ou Galilée. Ajoutez enfin que Roger
Bacon, sans avoir une grande originalité en métaphysique, est plus
métaphysicien que Bacon de Yerulam, qui ne l'est pas du tout. Il
n'a pas inventé sans doute un système nouveau sur l'origine et la
nature des choses; mais il a pris part aux grandes controverses
métaphysiques de son temps , et là encore il a laissé des traces que
l'histoire de l'esprit humain doit recueillir.
Ce qu'il y a peut-être de plus extraordinaire dans Roger Bacon,
c'est le sentiment net et profond qu'il a eu des vices de la philoso-
phie de son temps. Songez que nous sommes au xiii'' siècle. C'est
l'âge d'or de la scolastique; c'est l'époque héroïque des grands
docteurs, d'Alexandre de Haies, le docteur irréfragable, de saint
Thomas d'Aquin, le docteur angélique, amenant à leur suite Duns
Scot, le docteur subtil, Henri de Gand, le docteur solennel. On n'en
est plus à l'Aristote de Boèce et aux combats un peu mesquins de la
dialectique étroite du xi"" siècle. L'horizon s'est élargi; tous les pro-
blèmes essentiels de la philosophie et de la théologie ont été soule-
vés; on vénère toujours Aristote, mais c'est l'Aristote des Arabes, non
plus seulement le logicien de VOrganon, mais l'auteur du traité de
l'Ame y de la Physique, de la Métaphysique et de Y Histoire des A)ii-
maux,kv isiote psychologue, naturaliste, théologien. Voici saint Tho-
mas, le maître des maîtres, qui, Aristote d'une main, la Bible de
l'autre, se dispose à résumer tous les travaux de son siècle dans une
encyclopédie gigantesque et à écrire pour l'instruction des âges fu-
turs cette immortelle somme où tous les problèmes de la science
et de la foi sont décomposés dans leurs élémens, régulièrement dis-
cutés, magistralement résolus, où la sagesse profane représentée par
ROGER BACON. 375
le philosophe contracte un mariage indissoluble avec la science sa-
crée, monument unique par l'ordre, la proportion, la grandeur de
l'ensemble, comme par la finesse, l'abondance et la précision des
détails.
Certes, si jamais la science humaine a présenté l'image de l'éter-
nel et du définitif, c'est au siècle de saint Thomas. Eh bien! il y
avait alors sous le froc de Saint-François un homme, un seul, qui
n'était point dupe de ces magnifiques apparences, qui, scrutant les
bases de l'édifice, en discernait, en touchait du doigt les parties
fragiles et caduques. Et ce même homme, ébauchant dans sa pensée
l'image prophétique d'un édifice plus vaste et plus solide, payait de
sa personne et abordait vigoureusement l'exécution.
Roger Bacon élève contre la philosophie scolastique trois accusa-
sations capitales : elle est d'une crédulité aveugle pour l'autorité
d'Aristote; elle est d'une insigne ignorance, puisqu'elle ne connaît
ni l'antiquité sacrée, ni l'antiquité profane, son Aristote même étant
un Aristote controuvé; enfin, et c'est Là son vice radical, elle se meut
dans un cercle d'abstractions, étrangère au sentiment de la réalité
et à la contemplation de la nature, par suite artificielle, subtile, dis-
puteuse, pédantesque, enfermant l'esprit humain dans l'école, loin
de la nature et des œuvres de Dieu. C'est bien là le fonds de la po-
lémique victorieuse que la renaissance et l'âge moderne ont dirigée
contre la scolastique. Les Bruno, les Campanella, les Ramus, Bacon
de Verulam lui-même, ne porteront pas un regard plus pénétrant
sur les vices de la philosophie du moyen âge. Ils lui feront le même
procès. Seulement Bacon le franciscain a perdu ce procès contre
son siècle pour avoir eu raison trop tôt, tandis que Bacon le chan-
celier l'a gagné, non pour avoir mieux plaidé, mais pour avoir trouvé
des juges meilleurs.
Rien n'égale la véhémence de Roger Bacon quand il proteste con-
tre le joug d'Aristote. Quoi de plus arbitraire que de déclarer un
certain jour que tel philosophe est infaillible? « Il y a un demi-siècle
à peine, dit Roger, Aristote était suspect d'impiété et proscrit des
écoles. Le voilà aujourd'hui érigé en maître souverain! Quel est son
titre? Il est savant, dit-on; soit, mais il n'a pas tout su. Il a fait ce
qui était possible pour son temps, mais il n'est pas parvenu au terme
de la sagesse. Avicenne a commis de graves erreurs, et Averroès prête
à la critique sur plus d'un point. Les saints eux-mêmes ne sont pas
infaillibles ; ils se sont souvent trompés, souvent rétractés, témoin
saint Augustin, saint Jérôme et Origène (1). » — « Mais, dit l'école,
il faut respecter les anciens. » — « Eh ! sans doute, les anciens sont
(1) Compendium philosophiœ, cap. ii.
376 BEFUE DES DEUX MONDES.
vénérables, et il faut se montrer reconnaissant envers eux pour nous
avoir frayé la route; mais on ne doit pas oublier que ces anciens
furent hommes et qu'ils se sont trompés plus d'une fois : ils ont même
commis d'autant plus d'erreurs qu'ils sont plus anciens, car les plus
jeunes sont en réalité les plus vieux; les générations modernes doi-
vent surpasser en lumières celles d'autrefois, puisqu'elles héritent
de tous les travaux du passé. »
Ainsi parle un moine vers 1267, En recueillant aujourd'hui cette
parole si neuve alors, si hardie et si ingénieuse : les plus jeunes sont
en réalité les plus vieux, ne croyez-vous pas entendre l'auteur du
De Aîig7nenlis s'écrier : Antiquitas seculi juventus niundi (1), ou l'au-
teur des Pensées comparer le genre humain à un homme unique qui
ne meurt jamais et qui apprend et avance toujours?
Dans cette lutte commune contre Aristote, Roger Bacon a cet
avantage sur les hommes de la renaissance et des temps modernes,
qu'il a profondément étudié le grand philosophe dont il répudie la
tyrannie, et qu'il rend pleine justice à ses travaux. « Je pardon-
nerais, dit-il, plus volontiers l'abus qu'on fait d' Aristote, si ceux
qui l'invoquent étaient en état de le comprendre et de l'apprécier;
mais ce qui m'indigne, c'est qu'on célèbre Aristote sans l'avoir lu. »
Aussi bien ce n'est pas chose facile que de connaître la philoso-
phie d'Aristote. On n'en possède que des parties souvent mutilées.
Il y a beaucoup d'ouvrages d'un prix infini qu'on ne retrouve plus.
Aristote n'avait-il pas écrit, au témoignage de Pline, un millier de
volumes? Il n'en reste qu'un petit nombre. VOrgimon lui-même
présente des lacunes. L'original de Y Histoire des animaux avait
cinquante livres; les exemplaires latins n'en contiennent que dix-
neuf. On n'a conservé que dix livres de la Métaphysique, et dans la
traduction la plus répandue il manque une foule de chapitres et une
infinité de lignes. Quant aux sciences qui traitent des secrets de la
nature, on n'en a que de misérables fragmens.
Maintenant ces fragmens épars de l'œuvre immense d'Aristote,
est-on capable de les comprendre? On les lit, mais non pas dans
l'original, qu'on ne connaît pas. On s'en rapporte aux versions la-
tines. Or quoi de plus indigne de confiance que les traducteurs latins
d'Aristote? C'est d'abord Michel Scot, qui, ne sachant pas le grec,
s'est servi d'un Juif espagnol nommé Andréas; c'est Gérard de Cré-
mone, qui ne sait ni le latin ni le grec et ne comprend rien à ses
propres versions; c'est Hermann l'Allemand, qui a avoué ne pas
avoir osé traduire la Poétique d'Aristote, parce qu'il ne l'entendait
pas; c'est Guillaume de Morbecke, le plus ignorant de tous, bien qu'il
(1) De Dignitate et Augmentis, 133.
ROGER BACON. 377
soit aujourd'hui florissant et fournisse de traductions son ami Thomas
d'Aquin. Ainsi cet Aristote dont on fait l'incarnation de toute sagesse
humaine, et qu'on prétend mettre d'accord avec la sagesse divine,
on ne le connaît pas! Connaît-on mieux la sagesse divine elle-même,
l'antiquité sacrée? Pas davantage. Et pourquoi cela? C'est qu'on ne
sait pas plus l'hébreu que le grec.
Parmi les textes sacrés, les uns sont mal traduits, les autres font
absolument défaut : il nous manque deux livres des Machabées; nous
n'avons plus les écrits d'Origène, de saint Basile, de saint Grégoire
de Nazianze. D'un autre côté, les livres saints sont pleins d'obscu-
rités, et saint Jérôme lui-même ne les a pas toujours bien compris.
Que faut-il faire? Au lieu de défigurer la Bible de plus en plus, et de
la mettre en méchans vers dont on charge la mémoire des enfans, il
faut instituer dans les écoles une étude sérieuse de la grammaire et
des langues. Et quand on aura formé des lecteurs capables d'en-
tendre les textes, il faudra se mettre en quête de découvrir les mo-
numens que nous avons perdus. Pourquoi les prélats et les riches
n'enverraient-ils pas des savans en Italie et dans l'Orient pour y re-
cueillir des manuscrits grecs? Pourquoi ne pas imiter le saint évêque
de Lincoln, Robert Grosse-Tête, qui a chargé à grands frais nombre
de personnes instruites d'aller à la recherche des monumens de l'an-
tiquité profane et de l'antiquité sacrée? ^^e serait-ce pas là un digne
objet de la sollicitude du saint-siége? Les infidèles à convertir par
des missionnaires qui parleraient leur langue, l'église grecque à ré-
concilier, quelle magnifique perspective, sans parler des avantages
de cette connaissance des langues pour le commerce et l'amitié des
nations! Il faut donc introduire dans l'éducation commune les quatre
langues philosophiques, c'est-à-dire le grec, l'hébreu, l'arabe et le
chaldéen. C'est de là que sont venues toutes les sciences; voilà les
ancêtres dont nous sommes les fils et les héritiers. Dieu donne la
sagesse à qui il lui plaît; il ne lui a pas convenu de la donner aux
Latins, et la philosophie n'a été achevée que trois fois depuis le
commencement du monde : chez les Hébreux, chez les Grecs et chez
les Arabes (1).
Qui parle de la sorte ? qui célèbre avec cet enthousiasme et cette
véhémence l'étude de la langue grecque et des langues orientales,
l'épuration des monumens, la critique des textes fondée sur une phi-
lologie exacte et sur une érudition universelle? Ne vous sentez-vous
pas transportés à l'école de Florence auprès des Médicis, dans la
société de Marsile Ficin, de Pic de La Mirandole, de Politien, ou
même en plein collège de France, au temps de Turnèbe et de Budé?
(1) Opus tertium, csp. x, mnnusrrit de Douai.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
Gomme ces grands rénovateurs de l'esprit humain, Roger Bacon
est plein d'enthousiasme pour la belle et noble antiquité. C'est au
point qu'il va, lui chrétien sincère et moine de vocation et de mœurs,
jusqu'à placer les moralistes de la Grèce au-dessus des docteurs de
l'école. « Il est étrange que nous, chrétiens, nous soyons sans com-
paraison inférieurs dans la morale aux philosophes anciens. Qu'on
lise les dix livres de l'Ethique d'Aristote, les traités innombrables de
Sénèque, de Gicéron et de tant d'autres, et nous verrons que nous
sommes dans l'abîme des vices, et que la grâce de Dieu peut seule
nous sauver. Le zèle de la chasteté, de la douceur, de la paix, de la
constance et de toutes les vertus fut grand chez les philosoplies, et
il n'y a pas un homme assez absurdement entiché de ses vices qui
n'y renonçât sur-le-champ, s'il lisait leurs ouvrages, tant sont élo-
quens leurs éloges de la vertu et leurs invectives contre le vice!
Le pire de tous les vices, c'est la colère, qui détruit tous les hommes
et l'univers entier; eh bien! l'homme le plus emporté, s'il lisait avec
soin les trois livres de Sénèque, rougirait de s'irriter (1). » Roger
Bacon a pour Sénèque un goût particulier. Il ne peut le louer assez
d'avoir recommandé de faire chaque soir son examen de conscience.
Yoilà, dit -il, un admirable argument pour la morale! Un païen,
sans les lumières de la grâce et de la foi, est arrivé là, conduit par
la seule force de sa raison (2).
Mais si l'étude des anciens faite avec indépendance et éclairée par
l'érudition et la critique est une étude féconde, il en est une bien
plus féconde encore et bien plus nécessaire : c'est l'étude sans la-
quelle toutes les autres sont vaines, l'étude de la nature, la con-
templation directe des œuvres de Dieu. Nous touchons ici au vice
mortel de la philosophie des écoles. Elle se consume en vaines dis-
putes; elle s'aiguise, se raffine et se confond en subtilités; elle ignore
la vie. Il n'y a qu'un remède à ce mal, c'est de constituer les sciences
expérimentales. Ici Roger Bacon trace des pages mémora])les, qui,
à quatre siècles d'intervalle, annoncent tour à tour le Noviim Orga-
num et le Discours de la Mélhode. Yoici d'abord quelques pensées
détachées, qui tiendraient fort bien leur place parmi les meilleurs
aphorismes de lord Verulam.
« J'appelle science expérimentale celle qui néglige les argumen-
tations, car les plus forts argumens ne prouvent rien, tant que les
conclusions ne sont pas vérifiées par l'expérience. »
« La science expérimentale ne reçoit pas la vérité des mains de
sciences supérieures; c'est elle qui est la maîtresse, et les autres
sciences sont ses servantes. »
(1) Opus tertium, cap. xiv.
(2) Ibid., cap. lxxv, manuscrit de Douai, fol. 82.
ROGER BACON. 379
« Elle a le droit en effet de commander à toutes les sciences, puis-
qu'elle seule certifie et consacre leurs résultats. »
(( La science expérimentale est donc la reine des sciences et le
terme de toute spéculation (1). »
Ce ne sont là que des aperçus rapides et comme des éclairs de
génie. Voici des pensées plus suivies et d'un plus large développe-
ment : u Dans toute recherche , il faut employer la meilleure mé-
thode possible. Or cette méthode consiste à étudier dans leur ordre
nécessaire les parties de la science, à placer au premier rang ce qui
réellement doit se trouver au commencement, le plus facile avant le
plus difficile, le général avant le particulier, le simple avant le com-
posé; il faut encore choisir pour l'étude les objets les plus utiles
en raison de la brièveté de la vie ; il faut enfin exposer la science
avec toute certitude et toute clarté, sans mélange de doute et d'ob-
scurité. Or tout cela est impossible sans l'expérience, car nous avons
bien divers moyens de connaître, c'est-cà-dire l'autorité, le raison-
nement et l'expérience; mais l'autorité n'a pas de valeur, si on n'en
rend compte, non sapit nisi dctur cjus ratio; elle ne fait rien com-
prendre, elle fait seulement croire; elle s'impose à l'esprit sans l'é-
clairer. Quant au raisonnement, on ne peut distinguer le sophisme
de la démonstration qu'en vérifiant la conclusion par l'expérience et
par la pratique. » Page vraiment admirable! Cette fière indépen-
dance, cette haine de l'obscurité, ce besoin d'idées claires et dis-
tinctes, cet amour de l'ordre et de la simplicité, ne sont-ce pas les
traits distinctifs du Discours de la Méthode et les propres expres-
sions de Descartes ?
Roger Bacon distingue , comme fera plus tard le Novum Orga-
num, deux sortes d'observations : l'une passive et vulgaire, et l'autre
active et savante. A celle-là seulement convient le nom d'expé-
rience. (( Il y a une expérience naturelle et imparfaite, dit-il, qui n'a
pas conscience de sa puissance, qui ne se rend pas compte de ses
procédés, qui est à l'usage des artisans et non des savans. Au-dessus
d'elle, au-dessus de toutes les sciences spéculatives et de tous les
arts, il y a l'art de faire des expériences qui ne soient pas débiles et
incomplètes (2). » Mais à quelle condition l'expérience atteindra-t-elle
à des résultats précis, elle qui opère toujours sur des phénomènes
fugitifs et changeans? A la condition d'appeler à son secours les in-
strumens de précision, et le premier de tous, le calcul. « Les phy-
siciens doivent savoir, dit Roger Bacon, que leur science est im-
puissante, s'ils n'y appliquent le pouvoir des mathématiques, sans
(1) Opus terlium, dans le manuscrit de Douai.
(2) Ibld.^ cap. xui.
380 REVUE DKS DEUX MONDES.
lesquelles l'observation languit et n'est capable d'aucune certi-
tude (1). 1) Bacon s'était lui-même engagé si avant dans cette voie
neuve et hardie, que dans un traité de inultipliratione specieriim,
qui lui avait coûté, dit-il, dix ans de travail, il avait essayé l'œuvre
réservée à Descartes et à Newton, la réduction de toutes les actions
réciproques des corps à des lois mathématiques.
Armée de l'expérience et du calcul, la science pourra s'élever au-
dessus des faits, car les faits en eux-mêmes ne sont pas l'objet de
la science. Les faits peuvent avoir leur utilité, mais la science vise
plus haut que l'utile : elle aspire au vrai. Elle ne se contente pas de
faits, elle veut saisir des lois, des causes, canoîies, universales re-
gulœ. (( Si Aristote prétend, au deuxième livre de la Métaphysique,
que la connaissance des raisons et des causes surpasse l'expérience,
il parle d'une expérience inférieure. Celle que j'ai en vue s'étend
jusqu'à la cause, et la découvre à l'aide de l'observation. Alors seu-
lement l'esprit est satisfait; toute incertitude a disparu, et le philo-
sophe se repose dans l'intuition de la vérité (2). »
Les lois de la nature découvertes , la spéculation a terminé son
ouvrage; c'est à la pratique de commencer le sien. Ici, nous l'avoue-
rons, l'ardente imagination de Roger Bacon l'emporte au-delà du
raisonnable et du possible. Gomme il ne connaît pas de limites à la
science de l'homme, il n'en met pas à son pouvoir. Aucune force
dans la nature n'est si cachée que l'esprit de l'homme ne puisse
l'atteindre, et sa volonté la maîtriser. L'univers connu, c'est l'uni-
vers conquis. <( On fabriquera des instrumene pour naviguer sans le
secours des rameurs et faire voguer les plus grands vaisseaux, avec
un seul homme pour les conduire, plus vite que s'ils étaient pleins
de matelots; des voitures qui rouleront avec une vitesse inimagi-
nable sans aucun attelage; des instrumens pour voler, au milieu
desquels l'homme assis fera mouvoir quelque ressort qui mettra
en branle des ailes artificielles battant l'air comme celles des oi-
seaux; un petit instrument de la longueur de trois doigts et d'une
hauteur égale pouvant servir à élever ou abaisser sans fatigue des
poids incroyables. On pourra, avec son aide, s'enlever avec ses amis
du fond d'un cachot au plus haut des airs, et descendre à terre à son
gré. Un autre instrument servira pour ti'aîner tout objet résistant
sur un terrain uni, et permettre à un seul homme d'entraîner mille
personnes contre leur volonté; il y aura un appareil pour marcher
au fond de la mer et des fleuves sans aucun danger, des instrumens
pour nager et rester sous l'eau, des ponts sur les rivières sans piles
(1) Opus majus, éditioH de Jebb, p. 199.
(2) De Cœlestibus,cap. i, manuscrit de la Mazarine.
ROGER BACON. 381
ni colonnes, enfin toute sortes de mécaniques et d'appareils mer-
veilleux (1). »
Que le lecteur moderne se garde d'être trop sévère pour ces pro-
messes brillantes où quelques chimères se mêlent à plus d'une espé-
rance prophétique. Ni Kepler, ni Descartes, ni Leibnitz lui-même ne
se sont préservés d'un peu d'illusion, et peut-être est-il nécessaire,
même aux hommes supérieurs , pour atteindre un but proportionné
aux forces humaines, de viser plus haut et de prendre leur élan vers
l'inaccessible et l'infini.
III.
Parmi les découvertes innombrables (je parle de découvertes pro-
prement scientifiques) dont une critique peu sévère, depuis Wood
jusqu'à M. Pierre Leroux, fait honneur à Roger Bacon, quelles sont
celles qui lui appartiennent d'une manière authentique? Question
délicate et compliquée sur laquelle les nouveaux documens pourront
fournir plus d'une information précieuse, mais que nous toucherons
d'une main discrète, laissant aux juges spéciaux et compétens le soin
de la discuter.
Le titre scientifique le plus certain de Roger Bacon, c'est la ré-,
forme du calendrier. Il est aujourd'hui incontestable que le moine
franciscain a proposé à Clément IV cette réforme, sollicitée aussi par
Copernic, et qui ne s'est accomplie que sous Grégoire XIII, en 1582.
« Les défauts du calendrier, dit Roger Bacon, sont devenus into-
lérables ^u sage et font horreur à l'astronome. Depuis le temps de
Jules César, et malgré les corrections qu'ont essayées le concile de
Nicée, Eusèbe, Yictorinus, Cyrillus, Bède, les erreurs n'ont fait que
s'aggraver; elles ont leur origine dans l'évaluation de l'année, que
César estime être de trois cent soixante-cinq jours et un quart, ce
qui tous les quatre ans amène l'intercalation d'un jour entier; mais
cette évaluation est exagérée, et l'astronomie nous donne le moyen
de savoir que la longueur de l'année solaire est moindre d'un cent-
trentième de jour (environ onze minutes); de là vient qu'au bout de
cent trente années (2) on a compté un jour de trop, et cette erreur
se trouverait redressée si on retranchait un jour après cette pé-
riode. »
« L'église, continue Roger Bacon, avait d'abord fixé l'équinoxe du
printemps au 25 mars, et maintenant au 21 ; mais l'équinoxe n'ar-
rive pas à cette date. Cette année (Roger écrivait en 1267), l'équi-
(1) Les traits de ce tableau sont tirés du traité De Mirabili et d'un fragment inédit
du Traité de Mathématiques.
(2) Rigoureusement cent vingt-huit.
382 REVUE DES DEUX .MONDES.
noxe du printemps a eu lieu le 13 mars, et tous les 125 ans environ
il avancera d'un jom\ L'église se trompa d'ailleurs dès le principe;
140 ans après l'incarnation, Ptolémée trouvait que l'équinoxe du
printemps avait lieu le 22 mars; il y a de cela 1127 ans. Aujour-
d'hui il a lieu le 13, c'est-à-dire neuf jours plus tôt, et en divisant
1267 par 9, on obtient 12/i, qui est le nombre d'années au bout du-
quel les équinoxes avancent d'un jour. L'église prétend que le
solstice d'hiver tombait le jour de la nativité de Jésus-Christ, le
25 décembre : c'est une erreur, la vérification de Ptolémée l'ayant
fixé en l'an ihO au 22, il ne pouvait être, en l'an premier, qu'un
peu plus d'un jour en retard, c'est-à-dire du 23 au 2Ii. L'équinoxe
du printemps ne pouvait être non plus, en l'an premier, le 25 mars,
puisque Ptolémée l'a fixé, pour l'an 1/iO, au 22 de ce même mois;
encore moins peut-il être, comme on le compte aujourd'hui, le 21,
d'après l'usage de l'église; en réalité il vient le 13 à peu près, puis-
qu'en 12Zi ans il avance d'un jour. Donc d'abord les équinoxes ne sont
pas fixes, et puis ils n'arrivent pas aux jours indiqués par l'église.»
Les erreurs qui concernent les lunaisons ne sont pas relevées par
Roger Bacon avec moins de sagacité et d'exactitude. « Le calendrier
actuel, dit-il, indique mal les nouvelles lunes; en 76 ans, la nouvelle
lune avance sur l'époque lixée par le calendrier de 6 heures hO mi-
nutes (1); au bout de 356 ans, l'erreur sera d'un jour entier. » En
ajoutant d'autres erreurs à celle-là, Roger Bacon arrive à ce résul-
tat qu'après A266 ans la lune sera pleine dans le ciel et nouvelle sur
le calendrier, et il conclut en adressant au pape cette énergique et
éloquente adjuration : u Une réforme est nécessaire; toutes les per-
sonnes instruites dans le comput et l'astronomie le savent et se rail-
lent de l'ignorance des prélats, qui maintiennent l'état actuel. Les phi-
losophes infidèles, arabes et hébreux, les Grecs qui habitent parmi
les chrétiens, comme en Espagne, en Egypte et dans les contrées de
l'Orient, et ailleurs encore, ont horreur de la stupidité dont font
preuve les chrétiens dans leur chronologie et la célébration de leurs
solennités. Et cependant les chrétiens ont maintenant assez de con-
naissances astronomiques pour s'appuyer sur une base certaine. Que
votre révérence donne des ordres, et vous trouverez des hommes qui
sauront remédier à ces défauts, à ceux dont j'ai parlé et à d'autres
encore (car il y en a treize en tout), sans compter leurs ramifications
infinies. Si cette œuvre glorieuse s'accomplissait du temps de votre
sainteté, on verrait s'achever une des entreprises les plus grandes,
les meilleures et les plus belles qui jamais aient été tentées dans
l'église de Dieu. »
(1) Plus exactement de 6 heures 8 minutes.
ROGER BACON. 383
Roger Bacon ne réduit pas ses vues astronomiques à la question
particulière du calendrier. Il attaque sur tous les points le système
de Ptolémée, et, ce qui est fort à son honneur, il l'attaque à l'endroit
même qui devait attirer le regard sévère de Copernic et susciter le
nouveau système du monde. Le cosmos de Ptolémée, avec ses em-
boîtemens infinis, avec ses excentriques et ses épicycles, lui paraît
artificiel, compliqué, trop asservi aux apparences des sens et infini-
ment éloigné de la simplicité de la nature.
Si en astronomie Roger Bacon annonce Copernic, l'on peut dire
qu'en optique il prépare Newton. A la vérité, les travaux des Arabes
dans l'une et l'autre science, particulièrement ceux d'Alpetragius et
d'Alhasen, lui ont beaucoup servi; mais il a le mérite, éminent pour
l'époque, d'avoir décrit le mécanisme délicat et compliqué de l'œil
avec une rare précision et soupçonné l'action de la rétine. Ce n'est
pas non plus un faible service d'avoir soutenu contre Aristote que la
propagation de la lumière n'est pas instantanée (i), et que la lu-
mière des étoiles leur appartient en propre et ne leur vient pas du
soleil, enfin d'avoir essayé de rendre compte de la scintillation stel-
laire et d'expliquer le phénomène si curieux, et encore si discuté,
des étoiles filantes. A son avis, ces météores ne sont pas de vérita-
bles étoiles, mais des corps relativement assez petits, corpora i-xirvœ
quantitalis, qui travei»6ent notre atmosphère et s'enflamment par la
rapidité même de leur mouvement.
En fait d'optique, on a attribué à Roger Bacon l'invention des
verres de lunette, celle du microscope et du télescope. On voit en
effet dans le préambule de VOpiis icrtium qu'en envoyant son ou-
vrage à Clément IV, Roger avait chargé Jean, son élève chéri, de
remettre au saint-père une lentille de cristal (2); mais cette indi-
cation est vague. Ce qui est hors de contestation, c'est ({ue Roger
avait étudié de près le phénomène des réfractions, particulièrement
celle qui concourt à produire l'arc-en-ciel, et cherché la loi de dé-
viation des rayons lumineux passant à travers l'atmosphère.
Sa part d'invention en chimie n'est pas aussi facile à démêler (3).
(1) M. (le Humboldt ayant attribué l'honneur de cette découverte à Bacon de Verulam
[Cosmos, t. III, p. 86), je citerai le texte de Roger Bacon : «Tous les auteurs, dit-il, y
compris Aristote, prétendent que la propagation de la lumière est instantanée; la vérité
est qu'elle s'effectue dans un temps très court, mais mesurable. » {Oims Majus, p. 298
et 300.)
(2) « Puer vero Johannes portavit crystallum sphsericum ad experiendum, et instruxi
eum in demonstratione et figuratione hujus rei occultae. » Opus lerlium, ch. xxxi du
manuscrit de Douai. Comparez pages MO et 111 de la grande édition de Londres, dirigée
par M. J.-S. Brewer, Londres, 1859.
(3j Vuy>;z les intéressantes leçons de philosophie chimique données au Collège de
France par M. Dumas.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
A-t-il découvert le phosphore, le manganèse, le bismuth? A-t-il
inventé la poudre à canon ? La formule chimique en est certaine-
ment dans ses écrits; mais peut-être l' avait-il empruntée aux Arabes,
ainsi que beaucoup d'autres recettes et observations. Les hommes
du métier savent d'ailleurs qu'entre une observation de détail même
heureuse, une formule chimique même exacte, un pressentiment
même divinateur, entre tout cela et une véritable découverte scienti-
fique il y a une différence infinie. Le fait est qu'en cherchant peu phi-
losophiquement l'inlrouvable pierre philosophale, les alchimistes ont
rencontré beaucoup de vérités qu'ils ne cherchaient pas. Roger Ba-
con est plus souvent un alchimiste et un astrologue qu'un véritable
astronome et un chimiste digne de ce nom. Il croit à la transmuta-
tion des métaux et à l'influence des conjonctions célestes sur les évé-
nemens humains. Les Arabes lui ont assuré qu'Artéphius avait vécu
mille vingt-cinq ans, et que l'élixir chimique ferait vivre plus long-
temps encore. Il donne des électuaires où entrent l'or potable, des
herbes, des fleurs, du sperma ceti, de l'aloès, de la chair de ser-
pent, etc.
Alchimiste et astrologue, il ne lui manquait rien pour être un
magnétiseur. Je trouve en effet dans Roger Bacon cette grande dé-
couverte du xviii' siècle, le magnétisme animal, de sorte que s'il a
la gloire d'avoir fait pressentir tantôt Copernic, tantôt Descartes,
tantôt Newton, il n'a pas échappé au malheur de devancer Mesmer.
« L'âme, dit-il, agit sur le corps, et son acte principal, c'est la
parole. Or la parole, proférée avec une pensée profonde, une volonté
droite, un grand désir et une forte conscience, conserve en elle-
même la puissance que l'âme lui a communiquée et la porte à l'ex-
térieur; c'est l'âme qui agit par elle et sur les forces physiques et
sur les autres âmes, qui s'inclinent au gré de l'opérateur. La nature
obéit à la pensée, et les actes de l'homme ont une énergie irrésis-
tible. Voilà en quoi consistent les caractères, les charmes et les sor-
tilèges; voilà aussi l'explication des miracles et des prophéties, qui
ne sont que des faits naturels. Une âme pure et sans péché peut par
là commander aux élémens et changer l'ordre du monde; c'est pour-
quoi les saints ont fait tant de prodiges (1). »
Il faut pardonner à Roger Bacon, qui a devancé de trois siècles
les grandes vues des temps modernes, de ressembler par plus d'un
mauvais côté aux génies aventureux du xv!"" siècle. J'avoue qu'il
a des traits de Cardan et de Paracelse; mais il est plus juste de le
rapprocher de Kepler. Comme ce grand astronome, il associe les
calculs précis et les vues de génie avec les caprices d'une imagi-
(1) Opus majus, p. 251. Comp. Opus tertium, cap. 27.
ROGER BACON. • 385
nation exaltée. Comme lui encore, et je retrouve cette faiblesse
dans quelques contemporains, disciples un peu attardés de l'ingé-
nieuse et chimérique renaissance, il introduit les mathématiques
dans les choses religieuses et morales, expliquant la trinité par la
géométrie et voyant entre l'effusion de la grâce et celle des rayons
lumineux les plus belles analogies. Ce qui rachète ces écarts, c'est
une sincérité, une candeu'', une naïveté parfaites. La source où
Roger Bacon puise son ardeur, ce n'est pas le fol orgueil d'étonner
le vulgaire, ou la convoitise des biens matériels; non, c'est la noble
ambition de comprendre et de coordonner toutes les parties de
l'immense vérité, et de rendre la vérité elle-même secouraole et
bienfaisante au genre humain.
IV.
Promoteur de la vraie méthode, inventeur dans les sciences, Ro-
ger Bacon est-il aussi un métaphysicien original? C'est ce que nous
laisserait croire volontiers M. Emile Charles, qui a le mérite d'avoir
étudié le premier sur l'ensemble des manuscrits cette face du génie
de Bacon signalée par M. Cousin, mais encore mal connue et quel-
que peu incertaine. Nous n'avons nulle peine à comprendre chez
M. Charles quelque excès de complaisance et de faveur; mais nous
lui demandons la permission de ne nous y associer que dans mie
certaine mesure. Roger Bacon, je le reconnais, n'est pas un pur
savant, personne ne ressemble moins que lui à ce qu'on appelle
aujourd'hui un homme spécial ; les grandes controverses métaphy-
siques de son temps l'ont occupé, cela est notable, cela est intéres-
sant, cela complète la figure du personnage. Il importe par con-
séquent à l'histoire de la philosophie de rechercher ses opinions
sur la matière et la forme, sur le principe de l'individuation, sur
les espèces sensibles et les espèces intelligibles, et c'est ce que fait
M. Charles avec une grande abondance d'informations, un choix cu-
rieux de textes courageusement recueillis. Mais Roger Bacon est-il
un métaphysicien vraiment original, égal ou supérieur à ses con-
temporains Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin? M. Charles ose
l'affirmer, sauf quelquefois à s'en dédire. Je le crois plus près de la
vérité quand il s'en dédit.
Le docte interprète de Roger Bacon pose fort bien le problème mé-
taphysique de la substance : il le pose dans les termes mêmes où le
XIII'' siècle le posa, c'est-à-dire en partant de la distinction de la ma-
tière et de la forme; mais à peine M. Charles a-t-il indiqué un peu
superficiellement cette distinction célèbre établie par Aristote, qu'il se
hâte de déclarer qu'elle n'a pour lui qu'une valeur logique. A son
TOME XXXIV. 25
^86 REVUE DES DEUX MONDES.
avis, dans la réalité des choses, l'idée de la substance est une idée
simple. Voilà qui aurait mérité d'être éclairci et prouvé. Après avoir
posé la question de la matière et de la forme, M. Charles pense que la
solution qu'en a donnée Bacon est certainement la plus originale du
siècle; puis, tout en maintenant ce grand éloge, il l'explique en disant
que le principal mérite des idées de Bacon sur la substance, c'est
d'être le plus négatives possible, car, ajoute le savant auteur, la meil-
leure théorie de la matière et de la forme, c'est celle de Descartes,
qui supprime le problème. Descartes a-t-il en effet supprimé le pro-
blème, et le plus grand philosophe du monde peut-il supprimer un
problème qui a sa racine dans la nature des choses et dans la consti-
tution de l'esprit humain? Ce n'est pas à la légère que le génie pro-
fondément pénétrant d'Aristote avait imposé à qui veut pénétrer la
nature intime d'un être quelconque ces deux questions : quelle est la
substance de cet être, c'est-à-dire le fond, la base, le sujet de ses
attributs et de ses modes? et puis quelle est l'essence de cet être,
c'est-à-dire son attribut distinctif, caractéristique? La substance,
c'est ce qu'Aristote appelle la matière; l'essence, c'est ce qu'il
nomme la forme. Il est clair que le problème est parfaitement sé-
rieux el absolument inévitable à moins de supprimer la métaphy-
sique, moyen de simplification très à la mode aujourd'hui, mais qui
n'était pas à l'usage de Descartes.
Même quand il ne s'agit que d'expliquer le monde corporel, Des-
cartes trouve devant lui le problème de la matière et de la forme, et
il le résout en imaginant une étendue indéfinie, mobile, figurable et
divisible, matière première qui devient toute espèce de corps en re-
cevant une figure et un mouvement déterminés. Ainsi Descartes a
eu beau faire, il n'a pu supprimer le problème, et s'il l'avait en
effet écarté entièrement, il n'eût pas été un grand métaphysicien.
Comment donc Roger Bacon peut-il avoir droit à être proclamé l'au-
teur de la doctrine la pkis originale sur la substance qui ait paru au
xiii* siècle, s'il s'est borné à écarter un prol)lème inévitable? Il fau-
drait, pour justifier cet éloge, que vous démontrassiez, soit à l'aide
de Bacon, soit par de nouveaux raisonnemens, que le problème de
la matière et de la forme n'existe réellement pas.
Et j'en dirai autant d'un autre problème étroitement lié à celui-là,
et fort agité au moyen âge, le problème de l'individuation ou de l'in-
dividualité. Ces deux questions ont l'air d'être nouvelles au temps
de saint Thomas et de Duns Scot. Ce sont les mots qui trompent.
L'esprit humain est ingénieux: quand on dédaigne un problème mé-
taphysique sous une certaine forme pédantesque et vieillie, il feint
de quitter la partie et de faire acte de modestie; puis il invente sub-
tilement des formules nouvelles sous lesquelles se cache le pro-
ROGER BACON. 387
blême éconduit, et voilà les métaphysiciens qui se remettent à l'ou-
vrage, et les générations nouvelles qui se passionnent pour leurs
systèmes et leurs combats. Je crains que M. Charles n'ait pas dé-
mêlé que le problème de l'individualité n'est autre que le problème
de la matière et de la forme, lequel n'est qu'un aspect du pro-
blème éternel des réalistes et des nominaux.
Mais voyons un peu ce que dit Roger Bacon sur la matière et la
forme. M. Charles admire la clarté de sa théorie. C'est ne pas être
difficile en fait de clarté. Ce que j'entrevois pour ma part dans cette
doctrine obscure et indécise, c'est d'abord que tout individu réel ,
esprit ou corps, corps brut ou corps vivant, esprit humain ou esprit
angélique, en tant qu'il est réel, en tant qu'il est une substance,
possède matière et forme, c'est-à-dire peut être envisagé par la
raison sous le point de vue de l'indétermination ou de la possibi-
lité, ou sous celui de la détermination et de l'actualité. Il y a donc
matière spirituelle et matière corporelle, matière angélique et ma-
tière humaine. Il n'est donc pas vrai que la forme soit le principe
unique de la différence des êtres, ni que la matière soit, chez
l'homme, le principe de l'individuation.
Cette théorie paraît plaire beaucoup à l'historien de Roger Bacon;
j'aurais voulu mieux comprendre ses motifs d'admiration. Il dit
qu'elle a l'avantage de faire comprendre l'existence des lois géné-
rales de la nature, tandis que les autres doctrines rendent ces lois
impossibles. Ceci est tout simplement une contre-vérité, car avec la
théorie de Roger Bacon, chaque individu ayant sa matière propre et
sa forme propre, je ne vois plus quel rapport d'analogie il peut avoir
avec d'autres individus. Au contraire, chez saint Thomas par exem-
ple, la forme ou l'essence humaine étant identique dans tous les
hommes, cela explique les lois générales du genre humain. Quant
aux individus, ils trouvent dans la substance ou dans la matière leur
principe d'individuation. Ou bien, si l'on admet que tous les êtres
finis sortent d'une commune matière , voilà encore l'explication des
lois générales, car alors la matière est le principe des analogies, et
la forme le principe des différences. M. Charles prétend que Roger
Bacon a un autre avantage, celui d'éviter les formes séparées du
docteur angélique, conception en effet fort bizarre et fort périlleuse,
sans parler de toutes les difficultés attachées à cette fameuse théo-
rie thomiste de l'individualité humaine, qui rend la séparation de
l'àme et du corps impossible. Soit; mais à la place de ces inconvé-
niens il y en a d'autres. Comment Roger Bacon expliquerait-il l'union
de l'âme et du corps, si l'àme et le corps, ayant chacun leur ma-
tière et leur forme spéciales, constituent par là même deux êtres
profondément séparés, sans analogie réelle et sans union conceva-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
ble? Et pour ne pas insister sur mille autres difficultés, le moyen,
je le demande à Roger Bacon et à son habile interprète, le moyen de
comprendre l'immutabilité de Dieu , si Dieu même a une matière
en tant qu'il est substance? Je ne vois donc pas que Roger Bacon
mérite le brevet d'originalité métaphysique qu'on veut lui donner.
Roger Bacon se trompe en voulant supprimer un problème qui est
inhérent à la métaphysique; puis, au lieu de le supprimer, il adopte
une solution particulière, sujette à mille objections.
Il y a un passage notable de Roger Bacon sur l'universel qui me
paraît être en pleine contradiction avec la théorie que son historien
lui attribue sur la matière et la forme : « 11 y a des sophistes, dit
Roger (1), qui veulent montrer que l'universel n'est rien, ni dans
l'âme, ni dans les choses, et s'appuient sur des visions comme
celle-ci : que tout ce qu'il y a dans le singulier est singulier. Sui-
vant eux, l'universel n'est rien dans les choses, et le seul rapport
entre les objets individuels consiste dans l'analogie, et non dans la
participation à une nature commune ; entre un homme et un autre
homme, il n'y a d'autre rapport qu'une analogie... »
Yoilà bien là la doctrine de l'universel, telle qu'elle résulterait
des principes de Roger Bacon sur la matière et la forme; cette
doctrine est bien connue : c'est le nominalisme. Après lui avoir
donné des gages, Roger la combat et distingue dans l'individu deux
sortes de caractères, les uns absolus et individuels, les autres re-
latifs, résultant des rapports de cet individu avec tous ceux qui
lui sont unis par une nature commune, par exemple l'humanité.
Mais s'il en est ainsi, si Socrate et Platon, outre leur nature indi-
viduelle, participent à une nature commune, il n'est plus vrai que
tout être ait sa matière propre et sa forme propre. Il faut que soit
la matière, soit la forme aient un caractère général, et alors qu'il y
ait entre la matière et la forme autre chose qu'une différence pure-
ment logique et artificielle. Je m'étonne qu'un esprit aussi péné-
trant que M. Charles n'ait pas vu cette contradiction.
Il félicite Roger Bacon d'avoir écarté le problème de l'individua-
tion et d'avoir presque dit, comme plus tard Okkam : Et idco non
est qiiœrcnda causa indhnduationis. C'est facile à dire, et au surplus
je conçois Okkam se moquant des hœccéités de Duns Scott, le ma-
gister abstraclionum, et des universaux du réalisme. Il n'admet, lui,
que des individus ou plutôt que des phénomènes, doctrine très
simple, j'en conviens, très commode surtout, et que des hommes
d'esprit, fds déguisés de Condillac, nous donnent aujourd'hui pour
(1) Extrait du de Communibm naturalium, troisième partie de VOpus terfium. d'après-
le manuscrit de la Mazarine.
ROGER BACON. ' 389
le dernier mot de la science hégélienne ; mais nier la substance, ce
n'est pas en écarter le problème : c'est le résoudre dans le sens
du scepticisme absolu.
Ainsi, d'aucune façon, je ne puis souscrire à la prétendue ori-
ginalité de la doctrine de Roger Bacon, soit sur la matière et la
forme, soit sur l'universel, soit sur l'individuation. J'accorderai
que Roger Bacon, tout enclin qu'il fût par vocation et par génie
à s'adonner avec passion aux sciences, a eu ce rare mérite d'avoir
compris l'importance de la métaphysique. J'accorderai qu'il ap-
plique à ces matières un goût de simplicité et une force de bon sens
qui l'inspirent quelquefois très heureusement, comme lorscpi'il
rejette cet intermédiaire inutile que la scholastique établissait entre
l'esprit et ses objets sous le nom d'espèces sensibles et intelligibles.
C'est fort bien fait de souiller sur les fantômes de l'abstraction, mais
à la condition de ne point aller jusqu'à la négation des problèmes
inévitables et des réalités certaines. Roger Bacon incline au nomi-
nalisme, mais il y incline sans le savoir. Il n'a pas sur ce point la
hardiesse et la netteté de Roscelin, ni la finesse ingénieuse d'Abé-
lard; c'est un nominaliste indécis, et la preuve qu'il n'a pas pleine-
ment conscience de la portée de ses systèmes, c'est qu'il est en
théologie d'une orthodoxie parfaite, vraiment moine par ce côté, et
moine du xiii'' siècle, mettant la foi par-dessus tout, acceptant tous
les mystères avec humilité, et par surcroît la suprématie du pape
et la supériorité du droit canonique sur le droit civil. Que nous
sommes loin de la logique d'un Okkam !
Cette médiocrité du sens métaphysique chez Roger Bacon, jointe
à cette exacte orthodoxie théologique , achève de le caractériser et
de le mettre en un juste rapport avec son siècle et avec les siècles
qui ont suivi. A un premier aperçu, celui qui ne songerait qu'aux
persécutions qu'il a subies dans son ordre pourrait le prendre pour
un moine en pleine révolte, comme aussi, à ne regarder qu'à la har-
diesse de certaines vues, on serait tenté de voir en lui un libre pen-
seur, un libertin. Ce serait se tromper dans les deux cas. Roger Ba-
con n'est point un Luther ni un Bruno. Au milieu de ses élans les
plus audacieux vers l'avenir, il reste un franciscain contemporain de
saint Bonaventure. Cela est tout simple, on est toujours de son siècle
par quelque endroit. Supposer un homme qui n'aurait avec ses con-
temporains aucun point de ressemblance, c'est supposer plus qu'un
prodige, c'est imaginer un monstre, une apparition inexplicable et
inutile. Roger Bacon a subi, et, qui plus est, librement accepté les
conditions organiques de la vie morale au xiii* siècle. Il s'est fait
moine par vocation, et il est resté moine dans le fond le plus intime de
390 REVUE DES DEUX MONDES.
ses croyances. Pour lui, la vérité réside dans les saintes écritures;
il ne reste qu'à l'en faire sortir ou à l'y rattacher : c'est à quoi sert
la philosophie. L'Écriture, c'est la main fermée; la philosophie, c'est
la main ouverte. Pourquoi les philosophes anciens ont-ils pressenti
les plus hautes vérités du christianisme? C'est d'abord qu'ils ont
recueilli par d^s voies mystérieuses cette première révélation que
les patriarches se sont transmise dans son intégrité , et qui s'est
communiquée par lambeaux aux sages de tous les pays. Et puis, il
y a une raison plus simple et plus profonde de l'accord nécessaire
de la philosophie et de la théologie : c'est qu'elles ont la même ori-
gine. Ce sont deux rayons du même soleil, car la raison qui éclaire
les philosophes, cet intellect actif, comme ils disent, qui ôxcite et
allume toutes les intelligences, c'est le Verbe même de Dieu, le
Verbe qui s'est fait chair et qui a habité parmi nous.
Voilà certes une manière très élevée de concevoir l'harmonie de
la science et de la foi; mais qui ne reconnaît à l'instant que cette
doctrine est celle-là même qu'ont enseignée tous les grands théo-
logiens du XIII'' siècle? Gomment se fait-il maintenant que Roger
Bacon se montre pénétré d'un si profond dédain pour l'œuvre
d'Alexandre de Haies, d'Albert le Grand et de saint Thomas, et
qu'il ait employé sa vie à ouvrir une autre voie à ses contemporains?
Voici, je crois, la clé de cette énigme.
Roger Bacon connaît à fond la théologie chrétienne , et il la tient
pour absolument vraie. Or qu'est-ce que la théologie, si ce n'est la
solution régulière et raisonnée de tous les grands problèmes qui
intéressent l'humanité? Il y a dans les dogmes du christianisme, et
parmi les obscurités mêmes des mystères, une métaphysique se-
crète. La Trinité est-elle autre chose qu'une explication de la nature
de Dieu, explication incomplète il est vrai, lumière mêlée d'ombre,
mais proportionnée à nos faibles yeux, en attendant qu'ils soient
capables de supporter le plein jour de la vérité contemplée facie
ad faciem? Gomment concevoir l'origine de l'homme et de toutes
choses? La théologie l'explique par la puissance créatrice du Verbe.
Et quant à la condition terrestre du genre humain, la religion n'en
assigne-t-elle pas la cause première par le dogme du péché origi-
nel, dogme redoutable, qu'une logique sublime rattache par des
nœuds étroits aux dogmes consolans de l'incarnation et de la ré-
demption, gages de notre salut et de notre félicité future? Recueillir
et comprendre ces dogmes autant que la raison le permet, en saisir
les rapports et l'enchaînement, c'est véritablement connaître les
premières causes et les premiers principes des choses. Or cette con-
naissance, c'est ce qu'on appelle proprement la métaphysique. S'il
en est ainsi, quelle est l'œuvre la plus féconde que la science hu-
ROGER BACON. 391
maine ait à se proposer? Quant aux causes premières, la théologie
seule les connaît et les enseigne. Reste la région des causes se-
condes, la région de l'honnne et de l'univers. Or, pour connaître
l'univers et l'homme, faut-il spéculer d'une manière abstraite sur
la cause matérielle et sur la cause formelle, inventer des espars
intentionnelles , des hœccéités, des entités, monde fantastique où
l'esprit s'agite stérilement et se consume en vains combats? ou bien
encore faut-il tourmenter les écrits d'un ancien, qu'on érige en
oracle, sans savoir le lire ni le comprendre, pour aboutir, sous pré-
texte de conciliation, à corrompre la foi par Aristote et Aristote par
la foi? Non, il y a quelque chose de mieux à faire : c'est de laisser
là les disputes de l'école et les livres d' Aristote, et de contempler
l'univers. Le grand livre de la nature est là; Dieu l'a mis sous nos
yeux pour nous engager à le lire sans cesse et à y chercher les plans
de sa sagesse et les secrets de sa toute-puissance. Yoilà l'objet de
la véritable philosophie.
C'est ainsi que je me représente l'œuvre de Roger Racon. Je ne
vois point un lui un panthéiste enivré de l'infinité des mondes
comme Rruno; j'y trouve moins encore un de ces observateurs à
tête dure et étroite, qui ne veulent rien voir au-delà des phéno-
mènes. C'est un esprit vaste ei hardi, capable d'embrasser tout l'ho-
rizon de l'esprit humain, mais qui a été violemment rebuté par les
vices de la métaphysique de l'école, et qui a eu le pressentiment
des sciences de la nature à ce degré où le pressentiment est du gé-
nie. En dépit de quelques défaillances, la gloire de Roger Racon est
donc en sûreté. Loin d'avoir reçu quelque diminution des nouvelles
recherches de l'érudition française, cette imposante figure en a été
à la fois éclaircie et agrandie. Roger Racon reste, parmi les esprits
éminens du moyen âge, le plus extraordinaire. Docteur vraiment
merveilleux par l'étendue et la variété de ses connaissances en tout
genre comme par la fière indépendance et l'héroïque énergie de son
caractère, il a eu en partage, avec le don des vues générales, un
autre privilège supérieur, cet esprit d'invention et de découverte
qui n'appartient qu'aux meilleurs parmi les plus grands. Certes il
est beau d'être un saint Thomas d'Aquin, je veux dire d'exprimer un
grand siècle, de lui donner une voix majestueuse et longtemps écou-
tée; mais il y a un privilège peut-être plus beau encore, et à coup
sûr plus périlleux : c'est de contredire les préjugés de son temps
au prix de sa liberté et de son repos, et de se faire, par un miracle
d'intelligence, le contemporain des hommes de génie à venir.
Emile Sais^et.
LES
ASSEMBLÉES PROVINCIALES
EN FRANCE AVANT 1789
II.
LE BERRI ET LA H AUTE-GU lENNE.
I. — LE BERRI.
Après avoir présenté, dans la première partie de ce travail (1),
un aperçu général de l'histoire des assemblées provinciales depuis
Fénelon et Turgot jusqu'à 1789 , nous allons pénétrer plus avant
dans les détails et passer en revue les assemblées instituées par
Louis XYI. La première qui se présente est celle du Berri, la plus
ancienne de toutes, puisqu'elle remonte au 12 juillet 1778, sous le
premier ministère de Necker.
La généralité de Bourges, qui avait remplacé l'ancienne province
du Berri, comprenait les deux départemens actuels du Cher et de
l'Indre avec deux petits districts en Bourbonnais et en Nivernais.
D'une étendue totale de 1,500,000 hectares, elle contenait une po-
pulation de 500,000 âmes, ou '30 habitans environ par 100 hectares.
Elle se divisait en sept élections, qui forment aujourd'hui autant
d'arrondissemens, et qui avaient pour chefs-lieux Bourges, Saint-
Amand, La Charité-sur-Loire, maintenant remplacée par Sancerre,
Châteauroux, Issoudun, La Châtre et Le Blanc. Comme toutes les
provinces du royaume, le Berri avait eu au moyen âge ses états par-
(1) Voyez la Revue du l*"" juillet.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANGE. 393
ticuliers; mais on n'en trouve plus de traces après le xv^ siècle. Cette
province jouissait alors d'une assez grande prospérité. Bourges, qui
renfermait une population nombreuse et de florissantes manufac-
tures, avait été un moment, sous Charles YII, la véritable capitale de
la France; il suffît de rappeler le nom de Jacques Cœur pour montrer
les richesses qu'y accumulait le commerce. Un épouvantable incen-
die, arrivé en 1^187, détruisit la plus grande partie de cette ville, et
la royauté, délivrée des Anglais, ayant porté ailleurs sa résidence,
une décadence marquée commença pour la province entière, dé-
pouillée de ses anciens droits. Les guerres civiles des xvi^ et
xvii" siècles et l'administration plus meurtrière encore de Louis XIV
l'avaient réduite progressivement à une véritable misère. En 1700,
elle comptait à peine A00,000 habitans. Pendant le long règne de
Louis XV, elle s'était un peu relevée, mais sans cesser d'être une
des plus pauvres et des moins peuplées. Mirabeau l'appelle quelque
part la Sibérie de la France.
Necker évaluait le produit total des contributions dans la généra-
lité de Bourges à 8 millions; les deux départemens du Cher et de
l'Indre en paient aujourd'hui 16. Les cultivateurs avaient beaucoup
de peine, faute de communications et de débouchés, à vendre leurs
produits; ce qu'ils auraient aisément payé en nature, ils ne l'ac-
quittaient qu'avec effort en argent. D'un autre côté, l'art de perce-
voir l'impôt, quoique fort amélioré depuis Louis XIV, était encore
dans l'enfance, surtout en Berri. La taille y étsàt personnelle, c'est-
à-dire calculée non sur la valeur du fonds, mais sur les facultés
présumées du contribuable, ce qui le rendait absolument arbitraire:
les chemins s'exécutaient par le moyen détesté des corvées; de plus
la province appartenait à la région dite des grandes gabelles, et on
y payait le sel 62 livres le quintal, tandis que les provinces fran-
ches, comme la Bretagne, ne le payaient que 2 ou 3 livres.
L'article 1" de l'arrêt du conseil qui instituait l'assemblée du
Berri (1) portait que cette assemblée aurait à répartir les impositions
et à diriger les travaux publics de la province aussi longtemps qu'il
plairait à sa majesté. On a blâmé ces termes, qui laissaient dans l'in-
certitude l'avenir de l'institution; mais on perd trop facilement de
vue les résistances que rencontrait le ministre dans l'exécution de
ses plans de réforme. Le nombre était grand des courtisans et des
fonctionnaires qui allaient criant partout que le roi se dépouillait
de son autorité; on avait imaginé cette réserve pour leur fermer
la bouche. Tout le monde savait à n'en pas douter que Necker avait
(1) J'ai dépouillé, pour l'exposé qu'on va lire, les procès-verbaux imprimés de l'as-
semblée; je me suis aussi beaucoup servi d'un excellent Essai sur l'assemblée pro-
vinciale du Berri, publié à Bourges en 1845 par M. le baron de Girardot, conseiller
de préfecture du Cher, qui a eu à sa disposition les archives du département.
39/i REVUE DES DEUX MONDES.
l'intention d'appliquer successivement à toutes les provinces les
mêmes règles d'administration : il n'y avait par conséquent d'incer-
titude et d'hésitation que dans la l'orme. Ces mots ne signifiaient
d'ailleurs rien de nouveau, plus d'un exemple récent ayant prouvé
que le roi pouvait toujours revenir sur ce qu'il avait fait. Necker
s'en était expliqué dans le passage suivant, qui termine le préam-
bule de l'arrêt du conseil : « Sa majesté recommande surtout aux
membres de la nouvelle assemblée le sort du peuple et les inté-
rêts des contribuables les moins aisés; c'est en revêtant cet esprit
de tutelle et de bienfaisance qu'ils se montreront dignes de la con-
fiance de sa majesté; elle doit d'autant plus l'attendre de leur zèle
qu'ils auront sans doute présent à l'esprit qu'indépendamment du
bien qu'ils pourront faire à la province dont les intérêts leur sont
particulièrement confiés, c'est du succès de leur administration que
naîtront de nouveaux motifs d'étendre ces mêmes institutions, et
qu'ils hâteront ainsi, par la sagesse de leur conduite, l'accomplisse-
ment des vues générales et bienfaisantes de sa majesté. Et si ja-
mais, ce qu'elle ne veut pas présumer, les intérêts particuliers, la
discorde ou l'indifférence venaient prendre la place de cette union
qui peut seule effectuer le bien public, sa majesté, en détruisant
son ouvrage et en renonçant à regret à ses espérances, ne pourrait
jamais se repentir d'avoir fait, dans son amour pour ses peuples,
l'essai d'une administration qui forme depuis si longtemps l'objet
des vœux de ses provinces. »
On sait que le roi devait nommer les seize premiers membres, qui
devaient désigner les trente-deux autres. Les seize membres nom-
més par le roi furent : pour le clergé, M. Phélypeaux de La Vrillière,
archevêque de Bourges, M. de Véri, abbé de Saint-Satur, M. de Sé-
guiran, abbé du Landais, et M. de Vélard, chanoine de Bourges;
pour la noblesse, le marquis de Gaucourt, le comte de Barbançon, le
marquis de Lancosme et le comte Du Buat; pour le tiers-état, M. Sou-
mard de Grosses, maire de Bourges, et sej;)t habitans notables des
diverses parties de la province. Sorti de cette grande famille des
Phélypeaux qui avait fourni tant de ministres depuis Henri IV et à
qui appartenaient les Pontchartrain, les Maurepas, les La Vrillière,
l'archevêque-président était le neveu du premier ministre Maurepas.
Les archevêques étaient alors de véritables princes, non moins oc-
cupés des intérêts temporels de leurs diocèses que de leurs intérêts
spirituels. M. de Phélypeaux dépensait avec munificence ses grands
revenus; on se souvient encore à Bourges de son affabilité, de sa
bonté, de son inépuisable bienfaisance. Il prit fort au sérieux la pré-
sidence de l'assemblée provinciale, et s'y dévoua tout entier.
Deux des membres du clergé avaient le titre d'abbés commen-
dataires. On appelait ainsi les abbés nommés par le roi, et qui ap-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 395
partenaient au clergé séculier, pour les distinguer des abbés ré-
guliers élus par les moines. Située au bord de la Loire, au pied du
plateau de Sancerre, l'abbaye de Saint-Satur était une des plus an-
ciennes et des plus célèbres du Berri; on admire encore les restes de
son église, mais l'abbaye elle-même avait été supprimée peu avant la
réunion de l'assemblée, en même temps que Fontgombaud, la sainte
chapelle de Bourges, et Saint-Benoît-de-Fleury. La révolution a fait
beaucoup de ruines en ce genre ; elle ne les a pas toutes faites, et les
chefs du clergé avaient commencé, bien avant 1789, à réduire le
nombre des établissemens monastiques. M. de Véri, qui avait con-
servé le nom d'abbé de Saint-Satur, avait contribué lui-même à la
suppression de son abbaye : c'était un prêtre philosophe qui avait
fait partie, avec Turgot, l'abbé de Brienne, l'abbé de Boisgelin, de
ce petit groupe d'amis vivant et étudiant ensemble à la Sorbonne
dont l'abbé Morellet nous a laissé dans ses mémoires un si vivant
portrait. La France lui doit le ministère de Turgot, car c'est lui qui
avait suggéré à M. de Maurepas, dont il était connu, l'idée d'appeler
au pouvoir son ancien condisciple. M. de Séguiran, abbé du Lan-
dais, se distinguait, comme l'abbé de Véri, par l'esprit le plus libre
et le plus éclairé. Le Landais était une assez pauvre abbaye, située,
comme son nom l'indique, dans un pays tout couvert de landes, et
qui ne rapportait à son abbé que 3,500 livres de rente. Le quatrième
membre du clergé, M. de Vélard, qui représentait le chapitre mé-
tropolitain, ne justifia pas moins le choix du ministre.
Dans la noblesse, il faut remarquer le comte Du Buat; quoiqu'il
n'appartînt pas au Berri par sa naissance, il y possédait la terre de
Neuvy-sur-Baranjon. Longtemps ministre plénipotentiaire en Alle-
magne, il s'était retiré dans son château de Nançay et y avait écrit
plusieurs volumes de politique et d'histoire fort estimés de leur
temps, oubliés aujourd'hui en France, mais dont quelques-uns sont
restés classiques en Allemagne. La terre de Lancosme , qui avait
fourni un autre membre de la noblesse, existe encore dans la Brenne,
près du Blanc; elle a près de 8,000 hectares. Quant aux représen-
tans du tiers-état, ils n'avaient acquis aucune illustration hors de
leur province, mais ils y étaient tous connus et estimés. L'un d'eux,
M. Guimond de La Touche, devait être le fils ou le neveu de l'auteur
tragique de ce nom, né lui-même à Châteauroux, et dont Y Ipliigénie
en Tauride avait alarmé un moment par son succès l'inquiète sus-
ceptibilité de Voltaire. *
Le 5 octobre 1778 se tint dans la grande salle du palais archiépis-
copal de Bourges une réunion préliminaire des seize pour nommer les
trente-deux qui devaient les compléter. Furent élus : pour le clergé,
l'abbé de Saint-Martin de Châteauroux, l'abbé de Barzelles, l'abbé
de Ghezal-Benoît, quatre prieurs et un chanoine ; pour la noblesse,
396 REVUE DES DEUX MONDES.
le marquis de Blosset, le baron d'Espagnac, le marquis de Bonne-
val, le comte de Ghabrillant, le comte de Poix, le comte de La Roche-
chevreux, le marquis de Bouthillier et le marquis de Sancé; pour
le tiers-état, huit bourgeois ou propriétaires de ville, et huit pro-
priétaires habitans des campagnes : après quoi, la session provisoire
fut close, et la véritable session renvoyée à un mois, pour que le roi
pût dans l'intervalle agréer les nouveaux membres.
Ce qui frappe le plus dans cette organisation, c'est l'active parti-
cipation du clergé. On a trop généralement oublié la véritable situa-
tion du clergé à la veille de 1789. L'institution des commendes, en
se généralisant, avait fait, à tort ou à raison, de ses principaux
membres de véritables fonctionnaires publics, que le choix du roi
élevait, de bénéfice en bénéfice, jusqu'aux plus hautes dignités. La
plupart avaient l'esprit et le goût des affaires en même temps qu'une
forte instruction classique. Necker comptait beaucoup sur eux pour
le succès de ses assemblées. Mirabeau écrivit à ce sujet un pam-
phlet contre le ministre, qu'il appelait Narsès. aNarsès, disait-il,
n'ose pas être du parti du peuple et craint d'être repoussé par celui
de la noblesse; il se flatte de trouver dans le clergé un parti in-
termédiaire qui modérera l'effervescence des deux autres. » Cette
observation passait alors pour une critique ; ne pourrait-on pas
aujourd'hui la considérer comme un éloge?
Ainsi composée, l'assemblée du Berri se réunit à Bourges le 10 no-
vembre 1778. Le 11, elle se rendit processionnelleinent à la cathé-
drale, l'archevêque en tête, pour y entendre une messe du Saint-
Esprit; la milice boui'geoise formait la haie, et l'intendant de la
province, M. Faydeau de Brou, assistait cà la cérémonie. Le 12, l'as-
semblée commença ses travaux en se partageant en quatre bureaux :
le bureau des impositions, celui des travaux publics, celui de l'agri-
culture et du commerce, et celui du règlement. Le premier qui fut
prêt fut celui du règlement; il avait choisi pour rapporteur l'abbé
de Séguiran. Necker avait laissé en suspens la forme à suivre pour le
renouvellement de l'assemblée. Le bureau proposait que les membres
sortissent par tiers, de trois ans en trois ans , mais il ne pensait pas
que le choix des remplaçans dût continuer à être fait par le roi ou par
l'assemblée elle-même. « Ce genre de nomination, disait le rappor-
teur, est peu fait pour concilier à l'administration provinciale l'af-
fection des peuples, parce qu'il ne flatte aucunement les citoyens
par l'opinion d'un concours quelconque à la manutention desalfaircs
publiques. Si, désignés dans le principe par la volonté du souve-
rain, les administrateurs se reproduisent les uns par les autres, ils
n'auront jamais reçu leur mission de la province. Ils la représente-
ront sans avoir son aveu et ne paraîtront aux yeux de la multitude
qu'un tribunal établi pour substituer l'autorité de plusieurs à l'au-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 397
torlté d'un seul. La répartition de l'impôt devant être désormais»
dans les vues bienfaisantes du roi, un partage fraternel des eharges
publiques, c'est contrarier la nature même de cet établissement que
d'ôter la désignation des administrateurs à la multitude des inté-
ressés. »
L'abbé de Séguiran passait en revue les divers modes d'élection; il
écartait l'idée de faire élire tous les membres par une seule réunion
électorale où les ordres seraient confondus, et prenait à part chacun
des trois ordres. « Nous commencerons, dit-il, par le tiers-état. Inti-
mement lié au succès de vos opérations, parce qu'en général il n'at-
iend sa prospérité particulière que de la prospérité de la province,
cet ordre sera tôt ou tard le nerf et la force de vos assemblées. Dé-
positaire presque unique des lumières locales, instruit plus que tout
autre des secrets de la nature du sol qu'il a étudié sans relâche, il
vous fera connaître tout à la fois les maux et les remèdes, les be-
soin.s et les ressources. Flatté de son influence sur l'administration
publique, il entreprendra les plus grandes choses par amour pour
son roi et pour sa patrie, s'il peut joindre à l'honneur de les servir
celui d'y être appelé par le choix le plus libre de ses commettans. )>
Le rapporteur proposait donc de procéder dans la forme suivante
aux élections du tiers-état : on eût divisé la province en vingt-quatre
arrondissemens à peu près égaux, composés d'environ trente pa-
roisses; chacun de ces arrondissemens, qui devaient avoir à peu
près l'étendue de deux de nos cantons d'aujourd'hui, aurait été ap-
pelé à élire un membre. Les assemblées électorales devaient se com-
poser des maires et échevins du chef-lieu et de six représentans des
campagnes, députés par les paroisses; les syndics ou maires étaient
dans chaque paroisse les seuls électeurs. Les députés des douze ar-
rondissemens où se trouvaient les premières villes de la province
devaient être considérés comme députés des villes, les douze autres
comme députés des campagnes. On n'organisait pas encore par là un
système complet d'élection directe; mais ce mode valait toujours
mieux que l'usage généralement suivi dans les anciens états provin-
ciaux, où le droit de représentation s'attachait à certaines villes privi-
légiées, au lieu de s'étendre à tout le territoire. Ces inégalités se com-
prenaient pour des temps où il n'existait pas de bourgeoisie rurale;
mais depuis que la propriété d'une partie du sol avait passé dans
les mains du tiers-état, cet ordre avait acquis dans les campagnes
comme dans les villes le droit de représentation.
Pour la noblesse, on proposait un système tout différent. Il s'agis-
sait de rendre uniquement éligibles pour cet ordre les possesseurs de
terres seigneuriales donnant au moins trois ou quatre mille livres
de rente, pourvu qu'ils eussent eux-mêmes cent ans de noblesse. On
reconnaît là l'intention, qui se retrouvait alors partout, de réduire
398 REVUE DES DEUX MONDES.
autant que possible le nombre des privilégiés et de forcer la petite
noblesse à se confondre avec le tiers-état. Tel était le faible revenu
que donnaient en Berri les plus grands domaines, tel était en même
temps le nombre des terres seigneuriales possédées par des membres
du tiers-état, que le corps des gentilshommes éligibles se trouvait
par là réduit à 50 ou 60 pour toute la province ; chacun d'eux pou-
vait alors être appelé à son tour à faire partie de l'assemblée. Il
avait été proposé, mais sans succès, d'affecter à perpétuité le droit
de représentation aux douze principales terres de la province,
comme en Languedoc. « Il nous a répugné, disait le rapporteur, de
regarder comme un droit successif l'Iionneur d'être associé à l'ad-
ministration publique ; l'idée de perpétuer ainsi les administrateurs
a paru révoltante à plusieurs d'entre nous. »
Le clergé devait avoir pour représentans, outre l'archevêque de
Bourges, six abbés réguliers ou commendataiies, un chanoine de l'é-
glise métropolitaine et quatre chanoines des collégiales; les prieurs
et les curés étaient exclus comme n'ayant pas un intérêt suffisant à
la bonne administration des biens ecclésiastiques. Les choix devaient
être faits par l'assemblée elle-même. Le principe électif n'avait donc
prévalu en réalité que pour le tiers-état.
Le projet de règlement fut rédigé en conséquence pour être sou-
mis à l'approbation du roi. En même temps on régla la formation
des bureaux, l'ordre des délibérations, la composition du bureau
permanent ou commission intermédiaire. La disposition la plus re-
marquable portait que, lorsque l'assemblée en viendrait au vote, les
opinions seraient prises par tête et en croisant les ordres, de telle
sorte qu'un membre du clergé, un membre de la noblesse et deux
membres du tiers- état opinassent toujours à la suite les uns des
autres. Ce moyen de maintenir entre les ordres une jalouse égalité
avait été emprunté par Necker aux états du Languedoc; en l'insé-
rant dans son règlement, l'assemblée du Berri ne fit que reproduire
l'article 7 de l'arrêt du conseil qui l'avait instituée.
Le bureau des impôts présenta le second son travail ; il avait pouî-
rapporteur l'abbé de Yéri. Les impôts dont le roi avait spécialement
confié l'examen à l'assemblée étaient la taille, la capitation et les
vingtièmes, c'est-à-dire les impôts directs, ffui rapportaient ensem-
ble dans la généralité 2,500,000 livres; la taille proprement dite
y figurait pour la moitié. « La répartition sur les contribuables, di-
sait ra])bé de Véri, a été le plus important objet de nos recherches.
Lorsque les collecteurs des tailles ont reçu le mandement de leui-
paroisse, ils n'ont d'autre règle pour la répartition que l'opinion
qu'ils ont de la richesse des contribuables. Le rôle des années pré-
cédentes peut servir de guide, mais il ne fait pas loi. Tout dépend de
l'opinion d'un appréciateur, et cet appréciateur change tous les ans.
LES ASSEMBLÉES PROVL\CL\LES EN FRAxXCE. 399
Ces obscurités ouvrent un champ libre aux passions humaines. La
faveur, la pauvreté, l'intérêt, la crainte de choquer un successeur,
l'inquiétude de déplaire à un protecteur puissant, peuvent diminuer
certaines taxes au préjudice d' autrui; les sentimens de la haine et
de la vengeance peuvent au contraire en aggraver d'autres, et toutes
ces différentes sources d'injustice sont derrière un voile qu'il est im-
possible de lever. » Les plus pauvres ayant le moins les moyens de
se défendre, c'est sur eux que tombait le plus lourd fardeau, et il
n'était pas rare de voir le terrible huissier des tailles vendre les meu-
bles des malheureux paysans qui n'avaient pu s'acquitter.
Ce mode déplorable de perception avait amené une conséquence
que Vauban et Boisguillebert signalaient énergiquement au début
du siècle et qui durait encore en 1778. « Un taillable exact dans ses
paiemens, disait l'abbé de Yéri, craint de voir, l'année suivante, son
exactitude punie par une augmentation. Il en résulte que tout tail-
lable redoute de montrer ses facultés; il s'en refuse l'usage dans
ses meubles , dans ses vètemens , dans sa nourriture , dans tout ce
qui est soumis à la vue d' autrui. Cette honte basse, que la crainte
d'une légère augmentation occasionne, énerve l'âme du citoyen.
Nul ne rougit de faire le pauvre et de se soumettre à l'humiliation
qui accompagne les couleurs de la pauvreté. L'attitude de la dépen-
dance et du besoin remplace cette noble sécurité qui chérit la sou-
mission aux lois, et qui repousse la dépendance de ses égaux. Nous
ne vous assurerons pas que l'industrie énervée par cette crainte soit
la cause unique de la misère du paysan dans sa vieillesse et de l'af-
fluence qui frappe à la porte des hôpitaux; mais nous affirmerons
avec certitude que la crainte de montrer au jour ses jouissances a
beaucoup d'inlluence sur cette inertie qui se borne au jour le jour et
qui ne veut que le strict nécessaire. Qui de nous ne connaît cette
expression triviale où se* complaît l'indolence du taillable -.^si je ga-
gnais davantage^ ce serait pour le rollrrteur. »
A ce mal si franchement accusé, comment trouver un remède?
La première idée qui se présentait était celle d'un cadastre tel qu'il
existait déjà dans quelques provinces; mais le bureau avait reculé
devant les frais et les lenteurs d'une pareille entreprise. Un autre
système avait séduit un moment les membres du bureau. Exposé
dans un mémoire envoyé de Provence par un avocat au parlement
d'Aix, il consistait dans la substitution d'une contribution en nature
à l'impôt en argent. « En Provence, disait l'auteur, où cette imposi-
tion est très en usage, il est des communes qui prélèvent la dixième
partie des fruits, d'autres la quinzième, et même moins encore. On
annonce par des affiches que cette portion de fruits sera vendue par
enchères à des personnes solvables, qui verseront le prix dans les
mains du rece\eur. Il ne faut ni li^ re terrier, ni arpentage, ni éva-
hOO REVUE DES DEUX MONDES.
luations, ni décLarations d'habitans. Le propriétaire est libéré sur-le-
champ. Il ne craint pas de voir accumuler des intérêts ni de souffrir
des frais de saisie; il ne peut jamais être arriéré et ne paie jamais
au-delà de ses forces. Dans une récolte abondante , il paie un tribut
plus fort, et se croit encore très heureux; dans une récolte mé-
diocre, il donne peu, et dans une année de stérilité absolue il ne
donne rien. »
Cette forme d'impôt avait la plus grande analogie avec la dîme
ecclésiastique, et l'auteur du mémoire ne le dissimulait pas. «Ja-
mais, disait-il, la dîme n'a ruiné personne, tandis que la taille,
même réelle, a causé la ruine d'une infinité de familles. Combien
de cultivateurs , accablés par les intérêts et les frais accumulés de
leurs tailles arriérées, ne se sont-ils pas vus expulsés du patrimoine
de leurs pères par des trésoriers avides ! Au contraire, dans les pays
heureux où règne l'imposition en fruits, la propriété est sacrée, la
liberté personnelle assurée; jamais l'impôt ne peut mordre ni sur le
fonds, ni sur les meubles, ni sur la personne; il ne prend qu'une por-
tion des fruits. Les administrateurs nouveaux du Berri pourraient
du moins en faire l'essai dans les premières années. On peut leur
en assurer le succès d'après l'expérience de la Provence, où les
ro7nmunaufcs (on appelait ainsi les communes d'aujourd'hui) qui
vivent sous l'imposition des fruits prospèrent beaucoup plus que
celles où la taille est en usage. »
Malgré ces promesses, le bureau opposait à ce système de nom-
breuses objections : d'abord l'embarras de la perception, les diffé-
rentes espèces de fruits se recueillant successivement et presque jour
par jour; ensuite l'incertitude du produit, qui permettait difficile-
ment le paiement exact et régulier des deniers publics; enfin l'in-
égalité d'un impôt qui, portant sur le produit brut et non sur le
produit net, ne tenait pas compte de la différence des frais d'ex-
ploitation, et surchargeait un terrain ingrat plus qu'un terrain fer-
tile. On voit cependant, par l'importance donnée à la proposition ,
qu'elle répondait à un besoin réel : d'après la constitution financière
de la monarchie, l'argent de l'impôt sortait presque tout entier de
la province, et il fallait pour le ramener un travail incessant.
Le comte Du Buat avait lu à l'assemblée tout un plan financier
conçu par lui. Ce plan n'a pas été publié dans les procès-ver])aux,
mais le résumé qu'en donne l'abbé de Yéri montre qu'il se rappro-
chait beaucoup de ce qui existe aujourd'hui. M. Du Buat distinguait
trois sortes de revenus qu'il proposait d'imposer à part : le revenu
foncier des terres et des maisons, le revenu mobilier et le revenu
industriel, ce qui revient assez exactement à la distinction établie
plus tard par l'assemblée constituante, — impôt foncier, impôt mo-
bilier et impôt des patentes. Le bureau avait jugé ces idées bonnes
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. AGI
en théorie, mais il n'avait pas cru devoir s'y arrêter pour le moment,
parce qu'elles supposaient un travail d'ensemble, et qu'on n'avait
ni le temps ni les moyens de s'y livrer. Il fallait courir au plus
pressé, c'est-à-dire parer aux plus gros inconvéniens du mode usité,
tout en réservant la question de principe.
On redoutait d'ailleurs l'incurable défiance que tant d'années de
gouvernement absolu avaient enracinée dans les esprits. « Le peuple,
disait avec raison le rapporteur, n'imagine jamais qu'aucune opé-
ration ait pour but son soulagement; il croit toujours que ce n'est
qu'un moyen d'augmenter l'impôt. » Et le peuple n'était pas le seul
à concevoir ces craintes : des publicistes écoutés écrivaient que l'in-
stitution des assemblées provinciales n'avait d'autre but que de con-
tracter des emprunts avec la garantie des provinces, et de les acca-
bler de nouvelles exactions. Au milieu de ces difficultés, aggravées
encore par l'attitude ombrageuse de l'intendant, qui défendait pied
à pied son autorité , le bureau ne proposait que quelques mesures
de détail qui avaient cependant leur importance : elles consistaient
à solliciter du roi la fixation des vingtièmes à payer par la province
sous forme d'abonnement, et à confier aux contribuables eux-mêmes
le droit de /aire dans chaque paroisse la répartition de la taille par
des experts élus. L'assemblée adopta ces conclusions, qui appor-
taient un véritable soulagement.
Le bureau des travaux publics vint en troisième; il avait pour
rapporteur l'abbé de Barzelles. Tout le monde sait combien les tra-
vaux publics manquaient en France sous l'ancien régime. iNecker
évalue à 9,000 lieues de 2,000 toises, ou 36,000 kilomètres, la lon-
gueur des routes achevées en 1780 dans tout le royaume; nous en
avons aujourd'hui plus de 160,000, sans compter les chemins de fer
et la petite vicinalité. La situation de la France s'était pourtant fort
améliorée sous ce rapport, comme sous tous les autres, depuis la
mort de Louis XIV, la plupart des routes existantes ayant été ou-
vertes dans les trente dernières années du règne de Louis XV. Ce
grand travail, entrepris par Trudaine, directeur-général des ponts
et chaussées, excitait à bon droit l'admiration. La France lui devait
l'impulsion qu'avaient reçue son agriculture, son commerce et son
industrie, et plus on sentait les effets des routes ouvertes, plus on
voulait en ouvrir d'autres. Le Berri, qui formait la quarantième
partie de la surface de la France, n'avait alors que 92 lieues ou
368 kilomètres de routes terminées, c'est-à-dire le centième du
total national. Il en a aujourd'hui 4,500 kilomètres : il a plus que
décuplé. On y ouvrait en moyenne 10 kilomètres de chemins neufs
par an, ou le dixième environ de ce qu'on en ouvre annuellement
depuis trente ans. On n'avait guère d'autre ressource que celle des
TOME XXXIV. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
corvées. C'est avec les corvées que Trudaine avait fait exécuter son
réseau de grandes routes; mais il regrettait lui-même l'emploi de
ce moyen, et demandait que les travaux fussent exécutés autant
que possible h prix d'argent, moyennant un impôt spécial.
Après avoir étudié avec soin cette question délicate, le bureau des
travaux publics n'avait pas cru devoir prendre de parti : les dé-
fauts de la corvée sautaient aux yeux; mais on sentait en même
temps la difficulté de la remplacer, et on se demandait s'il ne valait
pas mieux chercher à la corriger dans les détails. Lorsque le roi
avait révoqué l'édit qui la supprimait, deux ans auparavant, on n'a-
vait pas osé l'appeler par son nom, et on s'était borné à dire que
Vancien usage était rétabli par provision. En même temps une in-
struction envoyée aux intendans recommandait de nombreux adou-
cissemens dans la perception. Ainsi les corvéables ne pouvaient dé-
sormais être contraints de se transporter à plus de 8,000 toises de
distance, ce qui atténuait un des plus graves abus du passé. L'in-
génieur en chef de la généralité proposait à la fois deux systèmes,
l'un pour maintenir la corvée, l'autre pour la convertir en argent.
Le bureau rapportait le pour et le contre et ne concluait pas. L'as-
semblée prit une résolution qui montrait à la fois l'impopularité
de la corvée et l'embarras de la remplacer : elle décida que les
routes seraient continuées en 1779 au moyen de la corvée, mais
qu'on les distribuerait par tâches entre les communautés, et que la
prochaine assemblée s'occuperait, dès le commencement de ses
séances, des moyens les plus efficaces à prendre soit pour supprimer
la corvée, soit pour n'en laisser subsister que ce qui pourrait se
concilier avec les principes de justice et de bienfaisance qui avaient
dirigé le roi dans l'établissement des assemblées provinciales.
Le bureau de l'agriculture et du commerce fit son rapport le der-
nier. Il avait pour rapporteur l'abbé de Yélard. Le travail de M. de
Vélard ne fait partie ni des procès-verbaux imprimés, ni des procès-
verbaux manuscrits qui existent encore aux archives de Bourges.
Cependant le terme de la session , qui ne devait pas durer plus
d'un mois, arrivait. Avant de se séparer, l'assemblée nomma au scru-
tin secret les sept membres de la commission intermédiaire. Cette
commission se constitua aussitôt sous la présidence de l'archevêque;
ses fonctions devaient être gratuites. Les deux procureurs-syndics
furent pris hors de l'assemblée : les choix se portèrent sur M. de
Bengy, lieutenant-général au bailliage de Bourges, et M. Dumont,
procureur du roi au bureau des finances. Leurs gages, comme on
disait alors, furent fixés à 4,000 livres par tête. Le secrétaire de
l'archevêché fut nommé secrétaire -greffier avec un traitement de
2,400 livres. Quant aux membres de l'assemblée, ils ne consentirent
à accepter qu'une indemnité de 300 livres.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. Zi03
Telle fut dans son ensemble cette première session. Elle ne donna
point par elle-même de grands résultats, mais elle prépara ce qui se
fit par la suite. Cette réunion de quarante-huit députés, comme on
les appelait, délibérant, sous la présidence d'un archevêque, sur
les affaires d'une grande province, offrait un spectacle imposant,
qui ne pouvait manquer de frapper les esprits. La province y vit
le signe certain d'un retour à son ancienne prospérité, et les parties
du royaume qui n'avaient pas encore de représentation provinciale
accueillirent ce premier pas comme une promesse.
La seconde session fut convoquée pour le 16 août 1779, bien que
les deux ans d'intervalle légal ne fussent pas expirés. L'intendant de
la province, commissaire du roi, y annonça que le règlement définitif
ne serait arrêté que plus tard en ce qui concernait le mode de re-
nouvellement des membres, et qu'en attendant le roi avait réduit
de deux le nombre des membres du clergé et augmenté d'autant
ceux de la noblesse, satisfaction donnée par Necker au parti philo-
sophique. Les deux nouveaux membres nommés par le roi étaient
le duc de Béthune-Gharost et le comte de Lusignan ; ils prirent
séance immédiatement.
On a cjuelque peine à s'expliquer comment le duc de Charost
n'avait pas été élu par l'assemblée; on n'avait pas osé sans doute,
par respect pour sa qualité de duc et pair, porter sur lui des
suffrages qu'il méritait à tant d'égards. Descendant et héritier de
Sully, qui avait en Berri ses principaux domaines, il possédait dans
cette province d'immenses propriétés. La petite ville de Charost,
érigée en duché-pairie par Louis XIV, est aujourd'hui un chef-lieu
de canton du département du Cher. Né en 1728, le duc de Charost
avait alors cinquante ans. Peu d'hommes ont laissé sur la terre un
souvenir aussi vénéré. Il avait aboli sur ses terres les corvées sei-
gneuriales dès 1770 et fondé dans sa seigneurie de Meillant, près du
magnifique château qui existe encore, un hôpital qu'il entretenait
à ses'frais. En Bretagne, où il avait aussi des domaines, il avait éta-
bli des ateliers de charité; en Picardie, il encourageait la culture du
lin et fondait des prix sur les moyens de prévenir les épizooties.
C'est de lui que Louis XV disait un jour : Vous voyez bien cet
homme; il ne paie pas de mine, et il vivifie trois de mes pro-
vinces. ■ — Il porta dans ses fonctions de simple membre de l'assem-
blée du Berri, quoiqu'il eût pu les considérer comme au-dessous
de son rang, le même zèle, le même dévouement qui devaient lui
faire accepter, en 1799, celles de maire d'un arrondissement de
Paris. Une juste popularité l'entourait dans la province, ce qui ne
l'empêcha pas d'être arrêté pendant la terreur; il ne dut la vie qu'au
9 thermidor.
Cette session extraordinaire de 1779 ne dura que quinze jours. Il
40A REVUE DES DEUX MONDES.
y fut rendu compte des études que la commission intermédiaire avait
entreprises pour bien connaître l'efTet utile des corvées. Deux mem-
bres de cette commission avaient fait faire sous leuï's yeux des expé-
riences ayant pour but d'évaluer le prix en argent d'une lieue de
chemin neuf. Ils étaient arrivés l'un et l'autre à un prix moyen de
2û,000 livres. En même temps on avait calculé que les corvées exé-
cutées annuellement dans la province s'élevaient à 320,000 jour-
nées d'hommes et à 96,000 journées de voiture, de sorte qu'en
évaluant la journée d'homme à 15 sols et la journée de voiture à
à livres, on obtenait l'équivalent de 6'2/i,000 livres. Avec l'emploi
d'une pareille ressource, on n'achevait tout au plus que deux ou
trois lieues de chemin neuf par an, outre les réparations sur les
chemins existans, ce qui accusait une perte des deux tiers au moins
des fonds employés. On en concluait qu'avec une somme en argent
de 250,000 livres, on pourrait faire six lieues de chemin neuf par an,
sans compter les réparations , et réaliser encore pour les contribua-
bles une économie de 37/i,000 livres. L'assemblée renvoya encore sa
décision à l'année suivante, pour se donner le temps de vérifier et
de compléter les études.
La commission intermédiaire avait rencontré dans l'intendant et
ses subdélégués, ainsi que dans les ingénieurs des ponts et chaussées,
qui formaient dès cette époque le même corps qu'aujourd'hui (l),
un mauvais vouloir manifeste. L'archevêque et le ministre, pour venir
à bout de ces résistances, imaginèrent de faire un appel éclatant à
l'autorité du roi. L'assemblée délibéra que son président sollicite-
rait l'autorisation de porter au pied du trône, par une députation,
les témoignages de sa reconnaissance, et cette députation fut en efiet
admise à Versailles au mois de février 1780. L'archevêque, qui la
conduisait, adressa un discours au roi. Louis XVI répondit avec bien-
veillance, et l'éclat qui en rejaillit sur l'assemblée contint pour
quelque temps ses ennemis. Les principaux membres, passant habi-
tuellement Ihiver à Paris, voyaient souvent les ministres; Nêcker
correspondait en outre avec quelques-uns d'entre eux, notamment
avec l'abbé de Véri.
La session de 1780 fut l'apogée de l'institution. L'intendant avait
été changé dans l'intervalle, car les intendans changeaient aussi
souvent sous l'ancien régime que les préfets de nos jours : on a
(1) Le corps des ponts et chaussées avait reçu son organisation de Trudaine. Il se
recrutait dans une école spéciale et avait à sa tête un conseil supérieur, qui relevait
directement du contrôleur-général des finances. Sur un fonds annuel de 5 millions
alloués par l'état aux travaux publics en sus des corvées, le Berri ne recevait que
60,000 livres, qui passaient presque complètement en frais de personnel. L'ingénieur
en chef de la généralité avait un traitement de 6,250 livres; les quatre ingénieurs sous
ses ordres recevaient de 2,000 à 2,000 livres. Puis venaient des commis, des conduc-
teurs, des piquours, etc.
LES ASSEMBLÉES PFxOVIACIALES Ei\ FRANCE. 405
calculé qu'en cent cinquante ans l'Auvergne avait eu trente intendans.
Le nouvel administrateur, M. Dafour de Villeneuve, ouvrit la pre-
mière séance par un discours plein de témoignages de respect et de
déférence pour l'assemblée. L'archevêque-président rendit compte de
l'honorable réception faite par le roi à la députation. Il fut annoncé
en même temps que le roi accordait l'abonnement demandé pour
les vingtièmes, et, pour mettre le comble aux présages favorables,
de nombreux dons volontaires furent faits par la noblesse et le clergé
de la province. Le chapitre métropolitain oflrit 3,000 livres pour
être employées à tel objet d'utilité publique que l'assemblée jugerait
convenable ; plusieurs autres églises collégiales, plusieurs abbés et
prieurs s'étaient empressés de suivre cet exemple, et ce qu'ils of-
fraient montait à plus de 68,000 livres; quelques gentilshommes
avaient donné, en moins de vingt-quatre heures, une somme de
17,000 livres. C'est ainsi que les ordres privilégiés cherchaient à
faire oublier leurs immunités avant d'y renoncer tout à fait.
La grande question de la corvée fut remise sur le tapis, mais
cette fois pour être résolue. Necker, impatient comme tous les mi-
nistres dont l'autorité est contestée, poussait vivement à la suppres-
sion. L'assemblée céda, mais avec quelque hésitation ; elle aurait
préféré visiblement laisser aux paroisses l'option entre le travail en
nature et le rachat en argent, a La perception en nature de tous les
genres d'impôts, disait le rapporteur, a été la première règle des
sociétés. On y a substitué, pour la commodité des gouvernemens, des
perceptions en argent, plus onéreuses, sans consulter les peuples.
La province en est encore à l'état primitif pour les chemins, il faut
laisser aux contribuables l'option de la charge pour les exécuter;
c'est un soulagement qu'on leur doit. » D'autres proposaient une
sorte de corvée mixte, c'est-à-dire que les corvéables auraient ac-
quitté la moitié de leur tâche gratuitement et auraient reçu salaire
pour l'autre moitié. Peut-être eût-il mieux valu, au point de vue
purement économique, adopter ces demi-mesures, qui permettaient
de conserver la corvée tout en l'allégeant. Dans la généralité d'Auch
entre les mains de l'intendant d'Etigny, dans la province de Bretagne
sous la direction des états, la corvée, bien administrée, venait de
donner des résultats inattendus. En la supprimant tout cà fait, on se
privait d'une grande ressource, car, pour la remplacer par un impôt,
il fallait commencer par la réduire des deux tiers. On disait, il est
vrai, qu'avec un tiers en argent on obtiendrait plus de travail effectif;
mais on aurait pu obtenir plus d'effet encore en joignant au rachat
en argent une portion de travail en nature. La suppression radi-
cale de la corvée a plus nui que servi au développement des routes,
et quand on a voulu donner une impulsion sérieuse aux travaux,
on s'est cru ol)ligé de la rétablir sous le nom adouci de prestation
A06 REVUE DES DEUX MONDES.
en nature. Sans cloute le rachat en arcjent vaut mieux en soi, mais
il n'est pas toujours possible ; il ne le devient que peu à peu, à me-
sure que le travail prend de la valeur par l'ouverture des débou-
chés, et on peut affirmer que, si le système de l'option l'avait em-
porté, notre réseau de chemins serait aujourd'hui beaucoup plus
complet.
De telles considérations n'arrêtaient pas Necker et ne pouvaient
pas l'arrêter. Ce qu'il voulait, c'était moins une mesure économique
qu'un acte politique éclatant qui popularisât les assemblées provin-
ciales par la disparition d'un usage détesté. L'assemblée du Berri
comprit cette pensée ; elle décida que la corvée serait abolie dans la
province, et que les travaux des chemins s'exécuteraient à l'avenir
à prix d'argent. Pour parer à cette dépense, elle écarta la proposi-
tion d'un emprunt, et se prononça pour une contribution propor-»
tionnelle à la taille ; cette contribution devait être du quart au tiers
du principal.
Bien que l'assemblée n'eût pas précisément à s'occuper des im-
pôts indirects, dont la réforme ne pouvait s'accomplir que par l'au-
torité centrale , elle entendit sur ce sujet plusieurs mémoires étu-
diés avec soin. Le plus lourd de ces impôts était la gabelle, qui
rapportait dans la province 1,800,000 livres, M. de Lusignan pro-
posa de la transformer en une capitation de h livres par tête, à
l'exception des indigens. On sait que Necker voulait mieux encore :
il voulait réduire des deux tiers cet impôt écrasant. Le Berri ne for-
mait pas seulement du côté du midi la frontière des grandes gabelles,
il confinait aussi à la ligne de douanes qui partageait la France de
l'est à l'ouest, et qui séparait les provinces soumises au tarif de 1664
des provinces réputées étrangères. On payait donc, pour aller de
l'Auvergne et du Limousin en Berri, ce qu'on appelait des droits
de traite pour certaines marchandises; ces droits ne rapportaient
annuellement que la misérable somme de 105,000 livres, et entra-
vaient inutilement le commerce. L'abbé de Véri, d'accord avec Nec-
ker, proposa de les supprimer et de reporter aux frontières toutes
les lignes de douanes. Les droits sur les boissons, qu'on appelait
aides, donnaient lieu à une foule d'abus et de vexations; on indi-
qua également les moyens de les réformer, ainsi que les droits sur
le contrôle des actes, la marque des fers, etc.
Le duc de Charost proposa, dans un mémoire important, tout un
système de canalisation. La position du Berri au centre de la France,
le nombre des cours d'eau qui l'arrosent, la forme de la Loire qui.
décrit une sorte de demi-cercle autour de la province, avaient de-
puis longtemps attiré l'attention. D'anciens projets, qui remontaient
jusqu'à Jacques Cœur, accueillis plus tard par Sully et par Colbert,
étaient restés sans effet. On calculait cependant que, de tous les
LES ASSEMBLÉES PIIOVINCIALES EX FRANCE. h07
moyens de transport, les canaux étaient les plus économiques.
« Un chariot, disait-on, attelé de six chevaux et conduit par deux
hommes, ne porte que deux ou trois milliers, tandis que deux mari-
niers suffisent à un bateau chargé de trois cents milliers ; un seul ba-
teau rend donc à la culture deux cents hommes et six cents chevaux. »
Le travail du duc de Charost, imprimé d'abord dans les procès-
verbaux, a été réimprimé à part avec cartes et plans. Il s'agissait
de rendre navigables toutes les rivières du Berri, l'Yèvre jusqu'à
Bourges, la Creuse jusqu'à Argenton, le Cher jusqu'à Montluçon,
l'Indre jusqu'à La Châtre, et de relier toutes ces rivières entre elles
et avec la Loire par un ensemble de canaux. En Angleterre, le duc
de Bridgewater venait de terminer son fameux canal de Manchester
à Liverpool, et le duc de Charost ambitionnait évidemment l'hon-
neur de devenir le Bridgewater de la France. Comme moyens d'exé-
cution , il proposait d'employer dans la province la somme qu'elle
payait tous les ans pour la navigation générale, d'inviter les rive-
rains des canaux projetés à contribuer à une dépense qui devait les
enrichir, et de solliciter du roi la concession des coupes de la vaste
forêt du Tronçais , inexploitée faute de débouchés.
On était alors au plus fort de «la guerre d'Amérique, qui ne devait
se terminer que par la paix de 1783. La France dépensait ZiOO mil-
lions par an pour son armée et sa marine, et, malgré toutes les res-
sources de son génie financier, Necker avait quelque peine à pour-
voir à ces dépenses par des emprunts. Le moment était mal choisi
pour entreprendre des dépenses utiles; c'était déjà beaucoup que
de les préparer. L'assemblée se borna donc à voter de nouvelles^
études; elle ne devait s'en occuper de nouveau qu'en 1786, et alors
elle vota un emprunt de 150,000 livres par an pendant dix ans. La
révolution étant survenue, le projet fut abandonné. Il fut repris en
1807, interrompu encore à la fin de l'empire, repris de nouveau sous
la restauration, et, bien qu'il ne soit exécuté qu'en partie, le dépar-
tement du Cher lui doit d'être aujourd'hui le plus riche de France
en voies artificielles de navigation. En revanche, le département de
l'Indre, qui devait avoir sa part dans le projet du duc de Charost,
n'a pas un seul kilomètre de voie navigable.
C'est à la fin de cette session de 1780 que l'assemblée du Berri,
sur la proposition de son président, vota l'impression de ses pro-
cès-verbaux. (( Les désirs d'un grand nombre de citoyens de tous
les ordres semblent, dit l'archevêque, en faire une loi, et il est juste
de leur accorder une satisfaction si naturelle sur un objet essentiel-
lement lié au bonheur du peuple. » Ces premiers procès -verbaux
forment un volume in-4°, imprimé à Bourges.
L'année suivante, Necker n'était plus ministre, et l'institution des
assemblées provinciales paraissait menacée de tomber avec lui. La
408 REVUE DES DEUX MONDES.
commission intermédiaire ne se décom'agea pas; elle poursuivit
avec persévérance l'exécution des votes, notamment en ce qui con-
cernait les travaux des chemins. L'assemblée, aux termes de son
institution, devait être convoquée en 1782; elle ne le fut qu'au
mois d'octobre 1783, sur les instances réitérées de l'archevêque.
Le nouveau ministre présenta cet ajournement comme une compen-
sation de la session extraordinaire de 1779. L'autorisation de pu-
blier les procès-verbaux fut retirée. Trois membres du clergé avaient
été promus à l'épiscopat : M. de Séguiran, abbé du Landais, était
devenu évêque de Nevers; M. de Béthisy, abbé de Barzelles, évèque
d'Uzès, et M. de Hercé, abbé de Chezal-Benoît, évêque de Dol. Tous
trois conservèrent leurs abbayes dans la province, mais les évoques
d'Uzès et de Dol, étant désormais trop éloignés du Berri par leur ré-
sidence, durent être remplacés à l'assemblée. Le nouvel évêque de
Nevers ne cessa pas d'en faire partie. Tous les trois ont été plus tard
membres de l'assemble des notables, et élus en 1789 aux états-gé-
néraux.
Avant de quitter le ministère, Necker avait pris une des meilleures
mesures de son administration : il avait fait décider par le roi, le
13 février 1780, que la taille, qui pouvait jusqu'alors s'accroître
arbitrairement par un simple arrêt du conseil , ne pourrait plus être
augmentée que par une loi soumise à l'enregistrement des parle-
mens. Le bureau de l'impôt rendit hommage en ces termes à la nou-
velle réforme : « Il est heureusement arrivé, depuis votre séparation,
une sorte de révolution, un événement mémorable en matière de
taille. Ce qui rendait surtout cet impôt affligeant pour les contri-
buables, c'est qu'il pouvait s'accroître et s'accroissait réellement d'an-
née en année sans formes publiques, sans promulgation quelconque,
et devait, par sa progression naturelle, peser indéhniment sur la sub-
stance de la nation. Il eût été chimérique, dans cette situation, d'at-
tendre des peuples qu'ils se prêtassent à donner les éclaircissemens
nécessaires à une meilleure répartition. Rien ne les eût rassurés
contre la crainte de voir ajouter aux cliarges anciennes à mesure
que leurs facultés seraient mieux connues, et tout projet de re-
cherche eût été un signe de terreur. Enfin le gouvernement a pris
la résolution courageuse de fixer le montant de la taille et de ses
accessoires. Après cet engagement solennel, nous pouvons avec con-
fiance rechercher les rapports des facultés des contribuables et des
charges, et les peuples, éclairés sur l'objet de vos recherches, n'y
verront que le désir paternel et juste de partager entre les mem-
bres d'une même famille les diverses parties du fardeau commun. »
L'abbé de Vélard lut sur la situation de l'agriculture et de l'in-
dustrie un grand travail. Quelque misérable que fût le Berri, l'agri-
culture n'y était pas précisément stationnaire. Une société d'agricul-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. Zi09
ture fondée peu après celle de Paris, en 1762, avait fait quelques
elfortspour ranimer le travail des champs. L'intendant d'alors, M. Do-
dart, avait prononcé un discours d'ouverture où il insistait sur la né-
cessité d'étendre la culture des prairies artificielles, d'augmenter le
nombre des bestiaux et la quantité des engrais, de clore les champs
par des haies, d'affermer les communaux, etc. On peut se moquer
des discours en fait d'agriculture; ils n'en sont pas moins le té-
moignage de la situation des esprits au moment où on les prononce.
Celui-ci prouve que les principes du développement agricole étaient
connus et professés en Berri il y a cent ans; la grande difficulté
venait, comme toujours, du manque de capitaux et de débouchés.
Expilly s'exprimait ainsi dans son Dictionnaire de la France : « lie
Berri serait l'une des meilleures provinces du royaume, si le com-
merce y était plus florissant et l'exportation des denrées plus facile.
Les habitans y font un débit considérable de leurs bestiaux et sur-
tout de leurs moutons. Ils vendent aussi quantité de laine et de
chanvre. »
Ces divers produits allaient en s' accroissant, mais par un mou-
vement de progression si lent, qu'il paraissait insensible. Un pro-
priétaire du pays, le marquis de Barbançois, avait reçu dans sa terre
de Yillegougis les premiers moutons de race espagnole importés par
Turgot en d776. Un autre, le vicomte de Lamerville, le même qui
fut plus tard député à l'assemblée constituante et rapporteur de la
loi de 1791 sur les biens et imiges ruraux, créait dans ses do-
maines, à Dun-le-Roi, le plus beau troupeau de mérinos qu'il y eût
en France, la race de Rambouillet n'existant pas encore. D'autres
travaillaient à perfectionner la culture du chanvre et celle des cé-
réales. On avait essayé , mais sans succès, d'introduire le mûrier.
L'abbé de Vélard n'en fit pas moins dans son rapport le plus triste
tableau de l'état des campagnes. Il condamnait surtout l'abus de la
vaine pâture. Sous prétexte que les troupeaux formaient le revenu le
plus clair du sol, le Berri presque tout entier n'offrait qu'un immense
pâturage sans clôtures, où les moutons dévoraient tout. L'assemblée
demanda la réforme des coutumes en matière de vaine pâture, de
manière à favoriser l'extension ,des prairies, tant naturelles qu'arti-
ficielles, et la reproduction des bois. En même temps elle fonda des
prix et des concours, créa une école pratique de bergers, sous la
direction de M. de Lamerville, et acheta de Daubenton vingt béliers
de race améliorée.
Au nombre des usages locaux les plus pernicieux à l'agriculture,
le rapporteur rangeait ce qu'on appelait la communauté taisible entre
frères et sœurs, pour l'exploitation d'un même domaine. « Dans ces
petites républiques, disait- il, comme dans les grands états, cha-
cun a la prétention de profiter de tous les bénéfices de l'association
410 REVUE DES DEUX MONDES.
en rejetant le plus possible sur les autres sa part des charges com-
munes; chacun fait le moins de travail qu'il peut. Il en résulte qu'a-
vec beaucoup de bras il se fait très peu d'ouvrage; il faut qu'un
domaine chargé de nourrir tant de monde sans activité donne des
récoltes valant h ou 5,000 livres, pour que le propriétaire ait un pro-
duit de h à 500 livres, et quelquefois moins. L'anarchie règne natu-
rellement dans une ferme où chacun est maître au même titre que
le chef. Cet usage entretient celui des mariages prématurés, qui est
une des principales causes de la faiblesse et de la paresse des
femmes, et contribue beaucoup à la dégradation de l'espèce hu-
maine en Berri. » Ces associations rurales étaient autrefois usitées
dans tout le centre de la Fi-ance , et y portaient partout les mômes
fruits. Quant à l'industrie, elle était encombrée de tant de règlemens
et de privilèges qu'elle pouvait difficilement faire un pas. Pour être
admis à faire à Ghâteauroux le pauvre métier de tisserand, il fallait
commencer par payer 200 livres. Heureusement l'édit de Turgot sur
l'abolition des maîtrises venait de commencer une autre ère; tous
les documens émanés de l'assemblée respirent la nouvelle doctrine
économique de la liberté du travail.
La cinquième session, qui devait être la dernière, s'ouvrit au mois
d'octobre 1786. L'assemblée dut encore pourvoir aux places deve-
nues vacantes dans son sein. Parmi les noms qu'elle désigna, il s'en
trouvait un destiné à une prochaine illustration. Né en 175/i, le
comte Destutt de Tracy était alors colonel du régiment de Pen-
thièvre. Il devait bientôt quitter les armes pour la politique et la
philosophie. Ses ancêtres avaient été au nombre de ces Écossais qui,
sous les ordres d'un Stuart, passèrent en France pour combattre les
Anglais pendant la guerre de cent ans. Ils avaient en récompense
reçu du roi une seigneurie en Berri, et avaient acquis plus tard par
alliance la terre de Tracy, sur la rive droite de la Loire. M. de
Tracy, qui possédait en outre de grands biens dans le Bourbonnais,
fut élu aux états-généraux par la sénéchaussée de Moulins en 1789;
il est mort en 1836 pair de France et membre de l'Institut. Un des
derniers et des plus honorables représentans de la philosophie du
xviii'' siècle, il a marqué par ses écrits une période dans l'histoire
des sciences morales et politiques.
Au début de cette cinquième session, l'intendant félicita l'assem-
blée au nom du roi sur les résultats, désormais constatés par une
expérience de six ans , de la méthode adoptée pour la confection et
l'entretien des routes. L'opinion commençait à se prononcer haute-
ment en faveur des assemblées provinciales; l'édit de 1787 appro-
chait. Le vote le plus important de la session fut l'emprunt pour
l'exécution des canaux. L'année suivante, l'assemblée fut représen-
tée à la réunion des notables par plusieurs de ses membres. On ne
l'es assemblées TROVINCIALES en FRANCE. Ail
la réunit point en 1788 à cause de l'agitation générale qui avait
suivi la convocation des états-généraux, et le décret de l'assemblée
constituante qui institua la nouvelle organisation départementale
mit fin à son existence.
II. — LA HAUTE-GUI EN NE.
La généralité de Montauban, qui, sous le nom de Haute-Guienne,
reçut en 1779 la seconde assemblée provinciale, comprenait les
anciennes provinces de Rouergue et de Quercy, ou les deux dépar-
temens actuels de l'Aveyron et du Lot, avec une partie de Tarn-et-
Garonne. Elle contenait quatre évêchés : Gahors, Montauban, Rodez et
Vabres, et six élections, dont trois en Rouergue : Villefranche, Rodez
et Millau, et trois en Quercy : Montauban, Gahors et Figeac. Ges six
élections forment aujourd'hui dix arrondissemens. La généralité avait
1,600,000 hectares d'étendue, et contenait 530,000 habitans, ou 30
par 100 hectares, comme en Berri, quoique le sol y fût bien autrement
montueux et stérile. On y payait 22 livres 5 sols de contributions
par tête, tandis que la généralité de Bourges ne payait que 15 livres
12 sols, et cette différence dans le produit des impôts peut être
considérée comme indiquant assez exactement la différence de ri-
chesse. La taille était plus forte dans la généralité de Montauban,
mais moins arbitraire. Le Quercy était rédimé de l'impôt du sel, et
le Rouergue n'avait à supporter que les petites gabelles, tandis que
la grande gabelle pesait de tout son poids sur le Berri.
Avec les provinces voisines de la Haute-Auvergne et du Gévaudan,
le Rouergue forme le nœud de montagnes le plus hérissé de France.
Trois rivières, ou plutôt trois torrens, en découlent, — le Lot, l'Avey-
ron, le Tarn, — et partagent le Rouergue en trois grandes chaînes
qui se subdivisent en une foule de chaînons. Moins élevé, le Quercy
se divisait en deux groupes, le haut, presque tout composé de pla-
teaux calcaires que perce le cours sinueux du Lot, et le bas, plus
uni et plus fertile, où le Tarn et l'Aveyron viennent mêler leurs eaux
avant de se jeter ensemble dans la Garonne.
Au moyen âge, le Rouergue et le Quercy avaient eu leurs états
particuliers. L'histoire locale a conservé la liste des membres des
derniers états du Rouergue. On les appelait dans le pays les petits
états par allusion à ceux de la grande province voisine, le Langue-
doc. Le clergé y comptait une trentaine de membres; à côté des
deux évêques de la province siégeait l'abbé ou dom d'Aubrac, ce
mont Saint-Bernard de la France, fondé au xiii" siècle sur la chne à
peine accessible des montagnes de la Guiole. Le Larzac presque tout
entier appartenait à une commanderie de l'ordre du Temple, dont le
titulaire avait aussi un siège aux états du Rouergue, ainsi que les ab-
/il2 REVUE DES DEUX MONDES.
bés de Conques, de Bonnecombe, de Bonneval, de Loc-Dieu, de Nant,
de Sylvanès, et jusqu'aux abbesses de deux couvens de femmes. La
noblesse n'y comptait pas moins de soixante représentans, car ces
montagnes portaient de nombreux châteaux-forts, dont les habitans
ont pris une part active à toutes les luttes de notre histoire, depuis
les croisadesjusqu'aux guerres de religion. Les consuls, jurats et syn-
dics de soixante-dix villes ou bourgs, dont la moitié ne sont même
pas aujourd'hui des chefs-lieux de canton, formaient le tiers-état (1).
Cette assemblée, qui ne devait pas compter moins de deux cents
membres pour l'étendue actuelle d'un seul département, se réunit
pour la dernière fois à Yillefranche le 27 août 1651. L'évèque de
Rodez, qui aurait dû présider, était Hardouin de Péréfixe, le précep-
teur de Louis XIV et l'auteur de la Vie de Henri IV; mais ce prélat
était absent ainsi que le doui d'Aubrac : la cour attirait dès lors
loin de leur résidence et de leurs devoirs le haut clergé comme la
haute noblesse.
Nous n'avons pas de détails aussi précis sur les anciens états du
Quercy que sur ceux du Rouergue. Nous savons seulement que leur
composition devait être à peu près la même et qu'ils se réunissaient
alternativement dans les quatre villes de Cahors, Montauban, Figeac
etMoissac, et dans les quatre châtellenies de Caylus, Lauzerte, Gour-
don et Montcuq. Ils existaient avant le xiii* siècle, puisque Simon de
Montfort les réunit à Figeac en 1214. C'étaient eux qui, sous Henri II,
avaient racheté la gabelle en payant un faible capital. Ils paraissent
s'être soutenus jusqu'à Richelieu. « Ce ministre, dit l'historien du
Quercy, créa en 1635 une intendance à Montauban, et dès lors tout
espoir de voir rétablir les états du pays fut perdu. » En 16^2, une
cour des aides fut créée à Cahors, puis transférée à Montauban. La
petite vicomte de Turenne, enclavée dans le Quercy , avait eu aussi
ses états particuliers, qui se réunissaient à Martel.
Cette destruction des libertés locales avait eu dans la Haute-
Guienne les mêmes conséquences qu'en Berri. Suivant toutes les ap-
parences, la population du Rouergue et du Quercy était la même
versla fin du xvi*" siècle que deux cents ans après. Fromenteau, dans
son Secret des finances, écrit en 1581, évalue à 65,000 le nombre
des familles du Rouergue, ce qui, à cinq personnes par famille, don-
nerait un total de 325,000 âmes; en supposant que le Quercy en
eût proportionnellement 225,000, on arrive à un total de 550,000,
ou à très peu près ce qu'a donné le dénombrement de 1790. La
(1) J'emprunte ces détails aux Études historiques sur le Rouergue, par M. le baron de
Gaujal, et aux Documens historiques et généalogiques sur cette province, par M. de
Barrau. Pour ce qui touche à l'assemblée provinciale, j'ai consulta, outre les procès-
verbaux imprimés, les renseignemens inédits qu'a bien voulu me communiquer M. Rou-
quayrol, professeur à Rodez, et qu'il a tirés des archives de cette ville.
LES ASSEMBLÉES PR0V1NCL\LES EN FRANCE. Al 3
plupart des villes avaient alors au moins autant cVhabitans qu'au-
jourd'hui. Pour que Montauban ait pu résister à l'armée de Louis XIII,
il fallait que cette ville fût très peuplée. Les campagnes offrant peu
de sécurité, la population devait s'accumuler dans les bourgs forti-
fiés pour s'y mettre à l'abri. On peut voir un indice de ces agglo-
mérations dans les pestes nombreuses qui dévastèrent la plupart de
ces villes, et qui amenèrent, suivant les historiens, des mortalités
hors de proportion avec le nombre actuel de leurs habitans. Dans
le cours du xvii'^ siècle, cette population diminua. La ville de Mil-
lau, qui, d'après Monteil, avait eu jusqu'à 15,000 habitans, n'est
portée dans le Dictionnaire d'Expilly que pour 3,000 en 1726. D'après
les dénombremens des intendans, la généralité de Montauban comp-
tait 788,000 habitans en 1700, mais elle avait alors deux fois plus
d'étendue qu'en 1789; en retranchant les cinq élections détachées en
1715 pour former la généralité d'Auch, on trouve pour le Rouergue
et le Quercy environ A00,000 âmes. La révocation de l'édit de Nantes
avait été pour beaucoup dans cette diminution.
Un autre signe de l'antique prospérité de ces deux provinces se
retrouve dans les nombreux édifices qui datent du moyen-âge. On
est frappé, en entrant dans les moindres cités, du grand nombre de
vieilles maisons qu'on rencontre et de l'élégance de la construc-
tion. En Rouergue le clocher de Rodez et le château de Bournazel,
en Quercy les châteaux de Montai, d'Assier, de Brétenoux, portent
le magnifique témoignage de ce qu'a été dans cette région l'archi-
tecture de la renaissance. Rien de pareil ne reste des siècles sui-
vans. La poésie suit les mêmes vicissitudes; Clément Marot, le char-
mant poète du règne de François I", était un enfant du Quercy, et
un autre poète de cette province, Maynard, venu au moment de la
décadence , a finement exprimé les griefs de son pays et les siens
dans ces vers adressés à Richelieu :
Par votre humeur le monde est gouverné;
Vos volontés font le calme et l'orage,
Et vous riez de me voir confiné,
Loin de la cour, dans mon petit village!
J'y suis heureux de vieillir sans emploi,
De me cacher, de vivre tout à moi,
D'avoir dompté la crainte et l'espérance.
Et si le ciel, qui me traita si bien,
Avait pitié de vous et de la France,
Votre bonheur serait égal au mien.
Après Maynard, tout se tait, et rien ne trouble plus le silence qui
se fait en Quercy comme partout.
L'arrêt du conseil du 11 juilletl779, qui instituait l'assemblée pro-
414 REVUE DES DEUX MONDES.
vinciale en échange des anciens états, portait qu'elle serait composée
de dix membres de l'ordre du clergé, seize gentilshommes proprié-
taires et vingt-six membres du tiers-état, en tout cinquante-deux,
ou quatre de plus que dans le Berri, pour tenir compte de l'étendue
un peu plus grande de la généralité. Le roi nomma les seize pre-
miers membres qui devaient nommer les trente-six autres. Il dési-
gna, pour le clergé, les quatre évêques de la généralité, pour la
noblesse le comte de Durfort-Boissière, le comte d'Adhémar de Pa-
nât, le comte de Lastic Saint-Pol et le marquis de Lavalette-Parisot,
pour le tiers-état MM. Pons de Gaylus, de Combette, de Séguret, de
Neirac, Dumas, de Boutaric, de Labro et Marqueyret.
L'évêque de Rodez, M. Champion de Gicé, avait rempli, de 1765 à
1770, les fonctions d'agent-général du clergé, position importante et
fort en vue qui menait toujours à l'épiscopat. Il y avait montré des ta-
lens qui le firent nommer par Necker, devenu son ami, président de
l'assemblée provinciale. L'évêque de Montauban ne prit jamais part
aux travaux de l'assemblée, sans doute pour ne pas accepter la pré-
sidence de l'évêque de Rodez. L'évêque de Cahors, M. de Nicolaï, et
l'évêque de Vabres, M. de Gastries, se montrèrent plus accommodans.
Le siège de Yabres, supprimé par le concordat, avait eu plusieurs
cardinaux parmi ses évêques; Vabres, qui a beaucoup perdu à cette
suppression, n'est plus qu'une modeste commune d'un millier d'ha-
bitans, près de Sainte-Affrique. Quant à l'antique domcrie d'Aubrac,
elle n'existait plus depuis longtemps; elle avait été sécularisée sous
Louis XIV.
Dans la noblesse, le comte de Durfort-Boissière appartenait à la
grande maison ducale des Durfort-Duras. Le marquis de Lavalette-
Parisot descendait d'un frère du fameux grand-maître de l'ordre de
Malte qui défendit si glorieusement son île contre les Turcs en 1565 ;
on voit encore sur les bords de l'Aveyron, au-dessous de Saint- An-
tonin, les ruines du château de Lavalette, bâti vers le milieu du
douzième siècle. Ces montagnes avaient produit deux autres grands-
maîtres de l'ordre, Dieudonné de Goyon, qui tua le fameux serpent
de Rhodes et devint grand-maître en 13/i5, et Jean de Lastic, élu en
1437; c'est à une branche de cette dernière famille qu'appartenait le
comte de Lastic Saint-Pol, lieutenant-général des armées du roi,
nommé membre de l'assemblée. Le comte d'Adhémar, issu des Adlié-
mar de Provence, avait acquis par mariage la terre de Panât, une
des plus anciennes chàtellenies du Rouergue; les seigneurs de Panât
étaient autrefois au premier rang parmi les barons des états, et
cette nomination rappelait heureusement des souvenirs chers à la
province.
Dans le tiers-état, M. de Séguret était lieutenant-général au pré-
LES ASSExMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. Mb
sidial de Rodez; M. de Boutaric, descendant du célèbre juriscon-
sulte de ce nom, président de l'élection de Figeac, et M. Marqueyret,
lieutenant de maire à Montauban.
Parmi les membres élus par l'assemblée, on remarque : pour le
clergé, l'abbé de Villaret, alors vicaire-général de Rodez, et qui de-
vint ensuite député aux états-généraux, évêque d'Amiens et de Casai
sous l'empire, chancelier de l'université , et le modeste nom d'un
simple curé de campagne, M. Cocural, dont le choix montre l'esprit
de justice et d'égalité qui régnait dans l'assemblée ; dans la no-
blesse, le marquis de Mostuéjouls, dont la famille habite depuis
huit cents ans sans interruption le château de ce nom sur les bords
du Tarn, exemple de fidélité peut-être unique en France, et un autre
descendant d'un ancien baron des états, le comte de Yézins (1);
pour le tiers-état, Verninac de Saint-Maur, juge à Souillac, père de
celui qui fut sous la république ministre en Suède et à Gonstanti-
nople et préfet du Rhône, le littérateur Pechméja, auteur de Té-
lâphe, poème en prose qui eut dans son temps l'honneur d'être com-
paré à Télcmaqne, et Allaret des Pradels, agronome passionné qui a
introduit dans les environs de Millau la culture du trèfle et de la
pomme de terre.
Une question délicate s'était élevée sur le lieu où se réunirait l'as-
semblée. Quoique le Quercy et le Rouergue fissent partie depuis long-
temps de la même administration, chacune de ces deux provinces
ne cessait de se considérer à part. La ville de Montauban, la plus
importante de toutes, résidence de l'intendant et de la cour des
aides, était située à l'une des extrémités de la généralité; on pou-
vait craindre d'ailleurs des conflits nombreux entre les personnes en
rapprochant trop les nouveaux administrateurs des anciens. Cahors
et Rodez, les deux autres capitales, soulevaient aussi par leur situa-
tion des objections et des rivalités. On préféra Villefranche comme
placée au centre des deux provinces et comme ayant été le siège
des derniers états. L'assemblée s'y réunit le \I\ septembre 1779, dans
la chapelle particulière du collège des frères de la doctrine chré-
tienne, par lettres de convocation expédiées par ordre du roi et adres-
(1) La notice consacrée à la maison de Levezou de Vézins dans les Dociimens histori-
ques et généalofiiques sur le Rouerçjne, de M. de Barrau, est une des plus intéressantes.
Le personnage le plus saillant de cette galerie est Antoine II, grand-bailli d'épée, gon-
verneur sous les derniers Valois des provinces de l\ouergue, Quercy, Albigeois et Cé-
vennes, que l'amiral de Coligny appelait le lion catholique, et dont le chancelier de
L'Hôpital disait qu'il était un composé de 'pur or et de fer ardent. Mézeray raconte de
lui un trait cai-actéristique. Au milieu du massacre de la Saint-Barthélémy, à Paris, il
entra l'épée à la main chez un huguenot du Quercy, nommé Régnicrs, son ennemi juré,
et lui intima l'ordre de le suivre. Régniers, se croyant perdu, obéit; Vézins le fit monter
sur un bon cheval, le conduisit à petites journées, sans lui adresser la parole, jusqu'à la
porte de son château en Quercy, et le laissa là, tout surpris de ce dénoùmcnt.
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
sées à tous les membres sans distinction. M. Terray, intendant de la
généralité et neveu du fameux contrôleur-général, prononça un dis-
cours d'inauguration, après quoi il se retira et ne reparut qu'à la
séance de clôture pour prononcer un autre discours. L'assemblée
entendit en corps, comme celle du Berri, une messe du Saint-Esprit,
et commença immédiatement ses travaux.
L'abbé de Saint-Géry, vicaire-général à Montauban , rapporteur
du bureau dit du bien public , entretint le premier ses collègues
d'une question relative à la liberté du commerce des vins. Les vins
et les farines formaient dès lors le principal objet du commerce du
Quercy. Or on connaît, par le préambule de l'édit de Turgot d'avril
1776, la prétention, incroyable aujourd'hui, des propriétaires du
Bordelais d'interdire dans cette ville la vente de tout autre vin que
le leur. Cet édit, qui avait abrogé tous les règlemens contraires à la
circulation des vins, n'avait alors que trois ans de date, et, comme
toutes les mesures de Turgot, il rencontrait dans l'exécution des dif-
ficultés. L'abbé de Saint-Géry se fit l'énergique interprète des récla-
mations de la Haute-Guienne contre l'ancien monopole. La ville de
Bordeaux exigeait encore, sous peine d'amende et de confiscation,
que la futaille de Gahors fût plus petite que celle du Bordelais ; les
droits d'exportation étant perçus par tonneau, sans distinction de
jauge, les marchands étrangers se voyaient contraints de préférer les
grandes futailles aux petites. Sur la proposition de l'abbé de Saint-
Géry, l'assemblée supplia le roi de mettre un terme à cet abus, qui
fermait presque aux vins du Quercy leur principal débouché.
L'abbé de Villaret fit le rapport sur le projet de règlement. Fort
semblable à celui de l'assemblée du Berri, ce projet s'en distinguait
cependant sur quelques points importans. Ainsi, pour le renouvelle-
ment ultérieur des membres, il admettait la sortie triennale, mais
il écartait l'élection proprement dite et réservait tous les choix à
l'assemblée. En revanche, parmi les membres éligibles de l'ordre
du clergé, il admettait les curés, qu'avait exclus le règlement du
Berri. Il se déclarait très nettement contre toute indemnité pour les
députés.
Le rapport du bureau des impositions fut présenté par l'évêque
de Cahors. La taille était rccllc dans la généralité, c'est-à-dire per-
çue sur la valeur des biens-fonds d'après un cadastre fait par ordre
de Colbert en 1669. Ce cadastre étant très défectueux, on avait es-
sayé d'y porter remède par des remises accordées par le roi sous le
nom de trop allivré et de moins imposé; mais la répartition de ces
allégemens donnait lieu à de vives réclamations. On jugera du far-
deau que la taille imposait à certaines propriétés par ce fait qu'une
loi spéciale défendait aux propriétaires d'abandonner les fonds trop
imposés, à moins d'abandonner en même temps tous ceux qu'ils pos-
LES ASSEMBLÉES PROVINCL'vLES EN FRANGE. !li7
sédaient dans la incme commune. Dans l'impossibilité de recommen-
cer un cadastre général, l'assemblée décida qu'il serait fait succes-
sivement un nouveau cadastre partiel des communes trop imposées,
pour régler la distril)ution des décharges.
Le rapport sur les chemins fut fait par l'évêque de Vabres. Avant
•17Zi2, on ne connaissait, dans la généralité, d'autre route que la
ligne de poste de Paris à Toulouse et celle de Montauban à Agen.
Lors de l'impulsion donnée aux travaux publics par Trudaine, on
avait essayé d'en ouvrir deux autres, l'une de Caussade vers le
Bas-Languedoc, l'autre de Toulouse aux Gévennes; mais l'intendant
d'alors, Lescalopier, avait eu recours, pour les exécuter, à l'emploi
des corvées, ce qui souleva une telle irritation qu'il fallut y renon-
cer. Les fonds provenant de l'impôt établi en échange avaient été en-
suite si mal administrés que les travaux avaient fait très peu de pro-
grès, et que la province devait aux entrepreneurs un arriéré de
300,000 livres. Sans hésiter, l'assemblée entreprit d'exécuter les
routes qui manquaient, et vota k cet effet une imposition addition-
nelle, fixée provisoirement au onzième de la taille; les deux ordres
privilégiés, le clergé et la noblesse, déclarèrent spontanément qu'ils
consentaient à payer leur part d'imposition pour cet objet. Ln mem-
bre du tiers-état, Pechméja, lut au nom du même bureau un rap-
port sur les moyens d'améliorer la navigation des rivières; des tra-
vaux étant déjà commencés dans le Lot par ordre du roi, l'assemblée
se borna à en demander la continuation ; elle émit en outre le vœu
que les propriétaires de moulins fussent invités à exécuter avec plus
de soin les règlemens protecteurs de la navigation. Le comte de Pa-
nât accepta les fonctions de procureur-syndic, qu'il devait remplir
avec le zèle le plus assidu; son traitement fut fixé à 4,000 livres.
Les membres de la commission intermédiaire reçurent une indem-
nité de 1,000 livres. Après avoir nommé au scrutin les membres de
cette commission et décidé l'impression de ses procès-verbaux, ainsi
que l'envoi d'une députation au roi, l'assemblée se sépara.
Elle se réunit de nouveau l'année suivante, en 1780, la première
session n'étant considérée que comme préparatoire. L'intendant an-
nonça que la plupart des propositions avaient reçu l'assentiment du
roi. Un rapport du procureur-syndic, au nom de la commission in-
termédiaire, fit connaître l'état de toutes les questions. Puis vinrent
de nombreux rapports de la part des bureaux. Il serait superflu d'en-
trer ici dans le détail d'opérations compliquées sur des impôts qui
ont généralement changé de nom et d'assiette. Il suffira de dire que
les eiTorts tendaient toujours vers le même but, l'amélioration de la
répartition et le soulagement des contribuables les plus chargés.
L'assemblée avait décidé l'année précédente, conformément aux
TOME XXXIV. 27
àiS REVUE DES DEUX MONDES.
bases posées par Turgot dans un édit de 1776, que les routes se-
raient divisées en quatre classes : 1° les grandes routes de poste,
qui communiquaient avec la capitale; 2" celles d'une ville de la pro-
vince à une autre, que nous appelons aujourd'hui routes départe-
mentales', 3'' celles d'une petiie ville à une autre, que nous appelons
chemins vicinaux de grande communication ; h° celles de conunune
à commune, que nous appelons chemins vicinaux ordinaires. On
devait pourvoir à l'exécution de chacune de ces classes sur des fonds
différens (1). En même temps on régla rigoureusement l'emploi des
fonds accordés par le roi pour les ateliers de charité, institution
ancienne, renouvelée et perfectionnée par Turgot, qui consistait à
fournir du travail sur les chemins, dans la saison rigoureuse, aux
pauvres des communes rurales.
La grande affaire était toujours le cadastre. Un travail immense
avait été préparé pour poser les bases d'une évaluation aussi exacte
que possible des terres. La commission intermédiaire avait fait choix,
pour diriger l'exécution, d'un ingénieur géomètre connu par un tra-
vail analogue qu'il avait exécuté dans l'île de Corse, M. Henri de Ri-
cheprey, qui déploya un talent supérieur et une prodigieuse activité.
Pour donner une idée du nouveau système, on avait décidé qu'il en
serait fait un essai sur la commune ou communauté de Villefranche,
dont le vaste territoire représentait par sa variété presque tous les
terrains de la province. Le cadastre de cette commune fut en eliet
terminé à temps et présenté à l'assemblée.
Plusieurs questions qui intéressaient directement l'agriculture fu-
rent traitées dans cette session. L'usage des champarts ou partages
de fruits en nature entre le cultivateur et le propriétaire était assez
répandu dans la province, et les terres soumises à ce mode de re-
devance paraissaient moins bien cultivées que les autres. Un membre
de la noblesse, le baron de LaGuépie, avait pris le \idiV\A.d inféoder
ses champarts, comme, on disait alors, c'est-à-dire de les transfor-
mer en une rente fixe en grains, et on remarquait qu'il avait, par
ce moyen, assuré ses revenus et augmenté le bien-être de ses co-
lons. L'assemblée émit le vœu, pour favoriser de semblables trans-
formations, que les actes d'inféodation des terres soumises au droit
(1) En parcourant la liste des chemins demandés par les localités intéressées, on
trouve à tout moment des passages comme ceux-ci : Chemin de Peyreleau à Saint-Jean
du Bruel ; la communauté offre une contribution de 700 livres, et M. le comte d'Albi-
gnac, seigneur, a fait une soumission de 1,800 livres. — Il y a déjà 7,000 livres d'em-
ployées sur le chemin de Vézins, dont partie a été donnée sur le fonds de charité et le
reste par M. le comte de Vézins. — Chemin de Sylvanès à Montlaur: les religieux de
Sylvanès ont déjà fourni 2,500 livres, ils offrent encore 1,000 livres et se chargent de
l'entretien. Ces dons volontaires venaient s'ajouter aux contributions, d('jà votées par
les ordres privilégiés.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. A 19
de champart fussent exemptés du droit de contrôle et d'enregistre-
ment. Elle se prononça contre l'institution des pépinières publiques,
qui entraînaient des frais sans utilité. Un propriétaire du pays,
M. d'Auterives, ayant importé avec succès des béliers flamands, elle
décida qu'on ferait venir de Flandre vingt-quatre béliers de la plus
belle espèce, et qu'on les distribuerait entre les principaux cultiva-
teurs, à la charge par eux d'en rendre deux l'année suivante, qui se-
raient distribués de la même façon.
Le Rouergue et le Quercy, renfermant beaucoup de terres stériles
et difficilement cultivables, avaient de grandes étendues de biens
communaux. L'attention de l'assemblée fut appelée sur ce sujet,
un de ceux qui occupaient le plus les économistes et les agro-
nomes. «L'opinion générale, disait le rapport, semble demander
depuis longtemps le partage des communaux en France, et les prin-
cipes de l'économie politique doivent en effet condamner tous les
établissemens dont le résultat est de borner la masse des produc-
tions nationales et d'arrêter les progrès de la culture. Ces terrains,
qui semblent destinés à assurer au pauvre des secours indépendans
de toute révolution, ne remplissent même pas cet objet. Le pauvre,
n'ayant ni bestiaux ni troupeaux, ne fait aucun usage de ses droits
sur des biens plus stériles encore pour lui que pour la société. Des
paysans entreprenans en usurpent des portions considérables, dont
la taille et la rente restent à la charge de la totalité des habitans.
De là une infinité de procès et un cri général pour demander le
partage. Les principes de ce partage n'étant fixés ni par la loi ni
par l'usage, les discussions n'ont point de fin, et les communau-
tés s'écrasent par les procès ou s'appauvrissent par leur silence. »
Le bureau du bien public proposait donc un partage sur les bases
suivantes : une moitié des communaux eût été divisée par por-
tions égales entre tous les habitans de la commune, et une autre
moitié suivant la proportion de l'impôt ou alUi'rement payé par
chacun d'eux. On avait voulu concilier par là les deux prétentions
qui se disputaient les communaux et favoriser à la fois l'extension
de la grande, de la moyenne et de la petite propriété.
L'assemblée s'occupa ensuite de la mise en valeur des richesses
minérales que possèdent en si grande abondance les montagnes du
Rouergue. « Les grandes avances que demande l'exploitation des
mines, dit le rapport, ont fait négliger ce moyen d'augmenter nos
richesses. Nous trouvons encore des traces du travail que nos pères
ont fait en ce genre. Le gouvernement, occupé de l'exploitation des
mines, n'a trouvé d'autre moyen d'en tirer parti que d'en faire con-
cession à des particuliers. Ce moyen n'a pas toujours eu des suites
heureuses, et on se rappelle encore avec effroi les troubles qu'occa-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
sioima dans quelques communautés des environs de Cronsac la con-
cession que le roi avait faite des mines de charbon de ce canton. Ces
mines furent de nouveau abandonnées au peuple qui les avoisine;
il se contente d'en tirer ce qu'il lui faut pour sa consommation et en
vend une petite quantité pour satisfaire aux besoins bornés qu'il
éprouve. Le genre d'exploitation nécessaire est au-dessus de son
industrie et de ses moyens. Les mines de Cransac sont d'autant plus
importantes que, placées sur le bord du Lot, le charbon qu'on en
retire se transporte par eau jusqu'à Bordeaux. Si le roi voulait bien
confier à l'assemblée pro^inciale l'administration et l'exploitation
des mines, cette source de richesses pourrait devenir féconde, car
personne ne peut surveiller un pareil travail comme une administra-
tion composée des députés de tous les cantons, qui ont à répondre
de leurs fautes à la province entière. »
Pendant cette première période de l'assemblée de la Haute-
Guienne, on retrouve partout l'ardente impulsion de l'évêque-pré-
sident. M. Champion de Cicé était, comme l'abbé de Yéri, un ami
et un disciple de Turgot; ce n'est cependant pas à lui, mais à son
frère aîné, qui devint évêque d'Auxerre, que Turgot avait adressé à
vingt-deux ans sa Lettre sur le papier-monmiie^ où se révélait tout
entier le grand économiste. Les archives de Rodez contiennent la
copie de la correspondance de M. Champion de Cicé avec les procu-
reurs-syndics de l'assemblée pendant l'année 1780. Il passa h. Paris
cette année entière, à part le temps de la session, et s'y occupa très
activement des intérêts de la province. L'intendant et la cour des aides
de Montauban contrariaient tous les mouvemens de la nouvelle admi-
nistration; l'évêque, tenu au courant de leurs démarches, les combat-
tait avec énergie, et, avec l'aide de Necker, finissait presque toujours
par l'emporter. Ses lettres roulent sur les sujets les plus divers : rou-
tes, postes, octrois, haras, navigation des rivières, commerce, jauge
des vins, questions d'impôts, rien ne lui échappe; il n'y a pas jus-
qu'à une manufacture de cuirs façon d'Angleterre, qu'il s'agissait
d'établir à Montauban, qui n'occupe fortement son attention. On ne
peut lui reprocher qu'un ton de hauteur et de domination qui con-
traste avec son caractère épiscopal; il aimait les honneurs, le pou-
voir, les affaires, et cette passion l'a mené loin, puisqu'elle lui a
fait accepter pendant son ministère la constitution civile du clergé;
pour le moment, son ambition même ne servait qu'à l'exciter au
bien.
Au commencement de 1781 , il fut nommé archevêque de Bordeaux
et quitta la province. Son successeur au siège de Rodez, M. Sei-
gnelay de Colbert, devint à son tour président de l'assemblée, et y
montra le môme dévouement, avec moins de fougue peut-être, mais
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 421
avec plus de douceur. Si le Berri a eu parmi ses administrateurs un
membre de la famille de Sully, la lïaute-Guienne a pu s'honorer de
compter parmi les siens un descendant de Golbert. Le nouveau pré-
sident écrivait moins que l'autre, mais il calma souvent par son ca-
ractère conciliant des froissemens de personnes que son prédécesseur
aurait peut-être irrités, ce qui ne l'empêchait pas de montrer à l'oc-
casion une fermeté inébranlable.
La retraite de Necker en 1781 parut mettre un moment en ques-
tion, dans la Haute -Guienne comme dans le Berri, l'existence de
l'assemblée provinciale; mais elle avait eu en moins de deux années
le temps de jeter de profondes racines. Cette année 1781 fut même
celle où la commission intermédiaire et son infatigable agent, M. de
Richeprey, accomplirent le plus de travaux. L'assemblée avait or-
donné une sorte d'enquête sur l'état agricole de la généralité; M. de
Richeprey fit à lui seul cette immense recherche, dont le résultat
pratique fut impi'imé sous ce titre : Description des divei^ses qua-
lités du sol de la Haute -Guienne. Pour en réunir les matériaux,
il se rendait successivement dans chaque commune avec deux ou
trois géomètres; là, il assemblait les notables, s'enquérait auprès
d'eux des besoins du pays, de l'état des impôts et des rentes, et ré-
digeait un procès-verbal de leurs réponses, qu'il accompagnait de
ses observations personnelles. La relation de ce voyage est distincte
de X^L description m\^\:\\\\ô,Q\ le manuscrit existe encore aux archives
de Rodez. Les réflexions de M. de Richeprey portent l'empreinte de
l'esprit le plus libéral; toutes les exactions le révoltent, toutes les
soulTrances l'affligent; il réclame partout l'égalité des charges et
l'affranchissement du travail. Tout ce qu'il constate met en lumière
un fait qu'il croit local, mais qui se retrouvait en même temps d'un
bout du royaume à l'autre, le souvenir d'une ancienne prospérité
qui avait disparu depuis plus d'un siècle. Ce précieux document con-
tient probablement le tableau le plus complet qui existe de l'état
des campagnes à la fin de l'ancien régime, et, quoiqu'il ne s'applique
qu'à une seule généralité, il a un grand intérêt historique.
La session de 1782 s'ouvrit sous de tristes auspices. Le comte de
Panât, procureur-syndic, était mort à la peine. « Il n'a pu suffire,
disait le rapport de la commission intermédiaire, aux efforts qu'il a
du faire pour accélérer l'application des remèdes que vous opposez
aux abus; il est mort accablé des fatigues d'un travail continuel,
après avoir sacrifié au bonheur de la province ses plus douces jouis-
sances, son repos, sa santé, la société de ses amis et de sa famille,
l'habitation d'une terre qui lui était chère par le besoin qu'on y avait
de ses bienfaits. » On lui donna pour successeur le marquis de La-
valette-Parisot. En même temps le rapport de la commission rend
Zi22 REVUE DES DEUX MONDES.
un témoignage public de reconnaissance à M. Necker, qui vil dans
la retraite, et à M. Champion de Cicé, « ce chef habile, qui, par la
grandeur de ses vues et la profondeur de son jugement, exerçait
l'empire le plus étendu. Il nous guide encore, son esprit nous reste,
il est tout entier dans les premiers monumens de nos assemblées, et"
son successeur, en remplissant avec gloire une carrière que les cir-
constances ont rendue si pénible à parcourir , n'en acquiert que plus
de droits à notre confiance. »
Un peu plus loin, la commission s'explique plus nettement sur
ces circonstances pénibles en rappelant la résistance ouverte de la
cour des aides de Montauban. « Vous avez dû être étonnés que cette
cour se soit élevée contre une loi qu'elle avait consacrée par son
enregistrement, et qu'elle ait fait un crime à l'administration des
mesures que nous avons prises pour rendre l'impôt moins accablant.
Vous n'ignorez pas que notre conduite a été censurée avec aigreur
dans des écrits rendus publics. On nous a reproché d'avoir favorisé
le Rouergue, au préjudice du Quercy, dans l'emploi des fonds des-
tinés pour les grandes routes; on n'a pas craint d'adresser des
plaintes au conseil du roi. Vous avez été à portée de voir par vous-
mêmes qu'on a travaillé dans le Quercy ainsi que dans le Rouergue,
et qu'aucune partie de la Haute-Guienne n'a obtenu de préférence. »
Ces réclamations, qui venaient de la ville de Montauban, dépossédée
de son ancienne suprématie, portaient principalement sur l'emploi
des 80,000 livres que le roi allouait tous les ans à la province pour
les ateliers de charité. Pour imposer silence à ces attaques, l'assem-
blée prit le meilleur parti : elle ordonna la publication complète
des états de dépense pour les ateliers de charité.
Dans la lutte entre la commission intermédiaire et la cour des
aides, la première avait eu le dessus, grâce aux démarches du
nouvel évêque. La cour avait rendu un arrêt, le 6 mai 1781, pour
suspendre les travaux du nouveau cadastre; cet arrêt a^'Tlit été
cassé par le conseil du roi le 22 avril suivant, ce qui coupa court
pour un temps aux espérances qu'avaient fait naître la retraite de
Necker et le départ de M. Champion de Cicé, mais ce qui ne mit
pas et ne pouvait pas mettre fin à la querelle, car l'existence d'une
cour des aides était difficilement compatible avec celle de l'as-
semblée.
En même temps qu'elle obtenait satisfaction sur ce point, l'assem-
blée échouait dans plusieurs de ses demandes, notamment en ce
qui concernait les mines, dont le gouvernement avait refusé de lui
confier l'administration. Ses propositions sur les communaux étaient
aussi restées sans réponse. La commission intermédiaire en mani-
festa clairement sa mauvaise humeur. L'intendant avait été changé
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. Zi23
dans l'intervalle, et son successeur, M. Meulan d'Ablois, voulut
s'opposer à l'impression des procès-verbaux. M. de Colbert se fâcha:
il écrivit un mémoire très vif au ministre. On avait pris pour pré-
texte le danger que pouvait avoir la publication des renseigneraens
sur l'état des récoltes. « M. l'intendant, disait l'évêque, semble nous
accuser de répandre l'inquiétude relativement à la disette. Le syndic a
dit en effet que l'année était très mauvaise; mais quel estl'horame qui
n'en était pas convaincu d'avance? M. l'intendant croit-il que notre
subsistance dépende de lui et des mesures qu'il va prendre pour
nous procurer des blés? Nous n'avons aucune confiance dans cette
ressource, et nous en cherchons de plus assurées en faisant connaître
d'avance aux particuliers et aux communautés la possibilité et même
la probabilité du danger. Ce n'est pas du gouvernement que nous
devons recevoir notre instruction. Les principes généraux nous vien-
nent de l'éducation, et quant aux connaissances locales, le gouver-
nement a besoin de nous pour les acquérir. Du temps du ministère
de M. de Laverdy , il y eut une défense de rien écrire et de rien pu-
blier sur les objets d'administration. Cette loi tomba bientôt, comme
un règlement injuste et nuisible. Les hommes qui gouvernent sont-
ils donc des dieux? N'ont-ils aucun besoin de connaissances et d'in-
struction sur les objets éloignés d'eux? Peuvent-ils connaître les
besoins des peuples, s'ils interdisent à ceux qui les représentent les
moyens de s'en instruire et de les dépeindre? L'impression de nos
procès-verbaux est utile : elle excite le zèle pour le bien public, elle
a donné aux habitans de la province une énergie qu'ils n'avaient pas
auparavant. Cette impression ne peut compromettre en rien le gou-
vernement, car nos délibérations ne sont pas son ouvrage, mais le
nôtre. » Cette verte remontrance eut un plein succès. Plus heureuse
que l'assemblée du Berri, l'assemblée delaHaute-Guienne publia ses
procès-verbaux jusqu'au bout; ils forment cinq volumes in-/i", im-
primés à Villefranche.
La disette de 1782 avait porté l'assemblée à s'occuper plus spéciale-
ment de l'agriculture. Elle institua, sur la proposition du bureau du
bienp}iblic^ inspirée par Allaretdes Pradels, des réunions agricoles sur
divers points de la province, prenant ainsi les devanssur la généralité
de Paris, où le premier comice agricole ne se réunit à Melun qu'en
1787. Les cultivateurs devaient y conférer sur l'état de la culture et
sur les moyens de la développer ; le résultat de ces conférences devait
être envoyé à la commission intermédiaire pour qu'elle rendît public
ce qui lui paraîtrait intéressant. Déjà en 1781 un ami et un com-
patriote d'Allaret des Pradels, l'abbé Peyrot, prieur de Pardinas,
avait publié à Villefranche un poème en vers patois sur l'agriculture.
Les Mois de Roucher venaient de paraître, la traduction des Gcor-
Zl2Zi REVUE DES DEUX MONDES.
giqucs par Delille avait vu le jour, ainsi que les Saisons de Saint-
Lambert. La poésie champêtre avait donc la vogue, et les Gêorgiqnes
p/ftoiscs du bon prieur de Pardinas firent beaucoup de bruit, même
à Paris. Le comte de Provence, frère du roi, se les fit expliquer, le
Mercure de France en parla avec éloge. 11 s'en est fait dans le pays
quatre é'iitions, et elles ont eu en 1832 l'honneur d'une traduction
en vers français. Il est peu de cultivateurs du Rouergue qui n'en
sachent quelques morceaux par cœur.
Les principes adoptés pour la confection du nouveau cadeistre
ayant été contestés, la commission intermédiaire les avait soumis à
l'Académie des sciences de Paris, qui leur donna son entière appro-
bation. L'assemblée créa à Gahors une école spéciale d'ingénieurs
géomètres; elle appela dans son sein M. de Richeprey pour le re-
mercier de ses services, et lui accorda en récompense une pension
annuelle et viagère de 2,000 livres.
Lorsqu'elle se réunit deux ans après pour sa quatrième session,
l'intendant avait encore changé; mais cette fois tout avait tourné à
l'avantage de l'administration provinciale. Autant les documens de
1782 attestent de récriminations et de luttes, autant ceux de 1784
manifestent de bonne harmonie. Le nouvel intendant, M. de Tri-
mond, a tout à fait accepté le pouvoir de l'assemblée ; à son tour,
celle-ci lui témoigne les plus grands égards, elle adopte d'avance
au nom de la province l'enfant que M'"** de Trimond portait dans son
sein. « Ma reconnaissance, répond l'intendant, serait imparfaite, si
elle ne m'inspirait le désir le plus ardent que cet enfant soit un fils,
afin qu'il puisse mériter un jour, dans la place que j'occupe, la
confiance du roi et les bénédictions des peuples. »
Les travaux des chemins se poursuivaient avec activité, les contri-
butions se percevaient plus aisément, les fondations utiles se multi-
pliaient. La grande question des mines avait fait un pas. Le gouver-
nement avait envoyé un inspecteur- général pour reconnaître les
houillères d'Aubin et de Cransac. La présence de ce fonctionnaire
ayant réveillé dans la population les anciennes terreurs, il avait
fallu, pour calmer ces inquiétudes, le faire accompagner par deux
délégués de l'assemblée. La commission réclamait avec instance
l'abrogation des anciennes concessions, qui, embrassant la totalité
des charbonnages, avaient excité une révolte, et indiquait, comme
un moyen de tout concilier, une sorte de partage à l'amiable entre
de nouveaux concessionnaires et les populations usagères. L'école
des mines venait d'être fondée à Paris; l'assemblée décida qu'un
élève y serait envoyé avec une indemnité annuelle de 600 livres.
Les récoltes avaient été un pcui moins mauvaises qu'en 1781;
mais un nouveau Iléau était venu fondre sur la province. Toutes les
LES ASSEMBLÉES PROVL\CL\LES EN FRANCE. 425
rivières avaient débordé. L'évêque de Cahors, M. de Nicolaï, s'était
particulièrement distingué par sa belle conduite pendant l'inondation.
La commission intermédiaire avait obtenu du roi de nombreuses dé-
charges sur les impositions, et on travaillait de tous côtés à réparer
les désastres. Aux vingt-quatre béliers flamands dont l'achat était déjà
voté, on ajouta quatre-vingt-seize béliers du Roussillon, d'une race
plus fine, moins exigeante, moins difficile à nourrir, par conséquent
plus appropriée aux pâturages de montagnes. La plupart des trou-
peaux qui paissent en si grand nombre sur les plateaux du Rouergue
et du Quercy reçurent alors un mélange de sang espagnol qui amé-
liora la qualité de leur laine. La province possédait un haras depuis
1750; sur la réclamation de la commission intermédiaire, la garde
des étalons avait été retirée à des dépositaires épars qui n'en pre-
naient aucun soin, et on les avait réunis dans un seul dépôt ; on
résolut de joindre aux douze étalons du gouvernement douze autres,
achetés aux frais de la province, et trente jumens. On s'occupa aussi
de la production du mulet, qui avait été autrefois une industrie
florissante.
L'assemblée, qui songeait à tout, porta son attention sur les nom-
breux accidens qu'amenait dans les campagnes l'ignorance des
sages-femmes; elle créa dans chaque chef -lieu d'élection un cours
d'accouchement, et vota une somme de /lOO livres par élection à dis-
tribuer entre les chirurgiens qui donneraient leurs soins aux malades /
pauvres. Elle s'occupa aussi d'améliorer l'état des prisons. « Autre-
fois, était-il dit dans le rapport, les prisons étaient entretenues aux
dépens du domaine royal; sous le dernier règne, la dépense de leur
entretien a été mise à la charge des villes et communautés. A cette
époque, les prisons étaient déjà dans le plus mauvais état; le déla-
brement s'est accru depuis par l'impossibilité où se sont trouvées
les villes de fournir à de si grandes réparations, et le mal est par-
venu à un tel excès qu'il serait injuste et barbare de le négliger
plus longtemps. »
C'est enfin dans cette session que fut voté l'emprunt destiné aux
travaux des routes. Cet emprunt devait être de trois millions en
dix ans. L'on comptait qu'avec cette somme on pourrait finir les
routes commencées et ouvrir quatre-vingts lieues de routes nouvelles.
« Nous savons, disait le rapport, que l'emprunt est le moyen le plus
dangereux qu'un administrateur puisse employer pour effectuer ses
projets. Nous n'aurions aucune réponse à faire à cette objection,
s'il s'agissait d'ouvrir un emprunt pour des objets indifférens à la
fortune des peuples et à la vivification générale; mais nous ne faisons
que vous indiquer un moyen infaillible de hâter la prospérité du
pays. En cédant à la force des circonstances, prenons l'engagement
426 REVUE DES DEUX MONDES.
formel et public de ne jamais revenir à l'emprunt que par nécessité
ou du moins par la certitude d'un grand bien, vouant à l'indignation
de ses concitoyens tout administrateur qui proposerait des em-
prunts pour des dépenses d'un luxe inutile; c'est à bannir la misère
et à introduire l'aisance et la richesse qu'il faut réserver ce moyen,
dont les dangers naissent précisément des facilités qu'il présente. »
Au volume des procès- verbaux de 1784 est joint un grand rapport
de M. de Richeprey sur le cadastre. Au nombre des questions que
touche cet excellent travail, se trouve celle des poids et mesures.
Tout le monde voulait l'uniformité des poids et mesures, le gou-
vernement tout le premier, et l'assemblée s'en était déjà occupée à
plusieurs reprises. M. de Richeprey avait dressé un tableau de ré-
duction des mesures locales en mesures de Paris qui fut imprimé
et répandu dans toute la province. L'idée qui a servi plus tard de
base au système métrique était déjà connue et discutée, mais on
n'avait pas cru devoir l'adopter. « Vous n'ignorez pas, disait M. de
Richeprey, que la longueur du double pendule sous l'équateur au-
rait procuré un terme de réduction invariable, qui, existant dans la
nature même, n'aurait eu aucun des inconvéniens des mesures de
Paris ; mais vous avez considéré que la réduction à la longueur du
double pendule projjosée par les personnes les plus savantes du
royaume et projetée par d'habiles ministres, n'ayant été exécutée
nulle part, n'aurait peut-être pas été accueillie par le grand nombre,
qui ne se décide que d'après l'usage, et dont la confiance est né-
cessaire pour le succès d'une administration qui ne veut même pas
que la manière de faire le bien excite des inquiétudes. La réduction
aux mesures de Paris, plus généralement connues, plus en usage que
d'autres, concourra plus facilement aux vues du gouvernement. »
Le cadastre de 1669 se divisait en unités arbitraires appelées
feuXj dont chacune se subdivisait en cent bellngues ou étincelles.
Aucune règle générale n'avait présidé à cette répartition. On ne sa-
vait pas exactement ce que représentait un feu, pas plus que ce
qu'était au juste la livre d'allivrement, divisée elle-même en sols
et deniers, qui servait au calcul de F impôt. Il en résultait que cer-
taines communes payaient pour la taille le tiers de leur produit net,
tandis que d'autres ne payaient que le douzième. Cette criante iné-
galité allait disparaître.
Dans la Ilaute-Guienne comme en Languedoc, l'exemption de
taille ne portait pas sur les personnes, mais sur les biens. Les nobles
possesseurs de biens non nobles payaient la taille, et les roturiers
possesseurs de biens nobles ne la payaient pas. Il importait donc de
bien constater les terres véritablement exemptes, et tout un système
de recherche avait été organisé pour en réduire le nombre autant
LES ASSEMBLÉES PROYINCIALES EN FRANCE. 427
que possible. Mille huit cent quarante-trois possesseurs de biens
nobles avaient présenté leurs titres, huit cent quarante-huit étaient
en retard, et suivant toute apparence la plupart au moins devaient
être rayés de la liste.
La session de 1786 fut la dernière dans la Haute-Guienne comme
en Berri. L'emprunt de 3 millions en dix ans n'avait été autorisé par
le roi que pour la moitié, c'est-à-dire 1,500,000 francs en cinq ans.
Le parlement de Toulouse fit quelques difficultés pour enregistrer
l'édit, mais il finit par s'y décider, et tel fut l'empressement des ca-
pitalistes que la souscription fut couverte en huit jours. Ce témoi-
gnage de la confiance universelle est assurément le plus bel éloge
qu'on puisse faire de l'administration de la province. Tous les docu-
mens communiqués à l'assemblée attestent le bon effet des mesures,
prises, notamment pour les ateliei'S de charité. (( On n'a pu qu'être
saisi d'admiration, dit un de ces rapports, en voyant ce grand nombre
de routes vicinales traverser et vivifier nos campagnes jusqu'à pré-
sent inaccessibles, en voyant des marais malsains devenir des prai-
ries fertiles, des cantons secs et arides auparavant pourvus aujour-
d'hui de réservoirs abondans et suffisans pour nourrir des hommes
et des bestiaux dans toutes les saisons de l'année, en voyant enfin
une grande quantité d'ateliers ouverts où le pauvre de tout âge est
nourri, la jeunesse de tout sexe occupée au travail, et où elle con-
serve en travaillant les mœurs que l'oisiveté et la misère lui auraient
infailliblement fait perdre. » Pour achever son ouvrage, l'assemblée
fonda des bureaux de bienfaisance dans toutes les communes, et prit
des mesures sévères pour la répression de la mendicité.
Le roi venait de lever un des plus grands obstacles qui eussent re-
tardé jusqu'alors la prospérité des provinces. En sus des corvées le
trésor royal allouait tous les ans 5 millions aux ponts et chaussées
pour frais de personnel et travaux d'art; mais ce fonds était reparti
très inégalement. Un édit porta qu'à l'avenir les contributions payées
par chaque province pour les travaux publics seraient employées
autant que possible au profit du pays qui les aurait fournies. La
contribution annuelle de la Haute-Guienne à la caisse des ponts et
chaussées s'élevait à 216,000 livres; sur cette somme, elle ne rece-
vait originairement que /|0,000 livres à peu près, absorbées par les
frais de personnel, et, sur les réclamations constantes de la com-
mission intermédiaire, cette allocation annuelle avait été portée à
90,000 livres; on estimait que, déduction faite des frais généraux,
une nouvelle somme de 60 à 80,000 livres allait faire retour annuel-
lement. Avec cette ressource, accrue de l'emprunt, de l'impôt spé-
cial, des fonds de charité, des souscriptions volontaires, la province
allait disposer d'un fonds annuel de plus de 600,000 livres pour les
4*28 REVUE DES DEUX MONDES.
travaux publics. Elle ne reculait plus devant aucune entreprise ; le
pont de Souillac, sur la Dordogne, évalué à un million, trois autres
ponts, évalués ensemble à un autre million, furent votés et entrepris
sans retard. Sans aucun doute, si l'assemblée provinciale avait duré,
le Rouergue et le Quercy auraient aujourd'hui deux fois plus de
travaux publics.
Aux termes du règlement, un tiers des membres devait sortir cette
année. L'assemblée, chargée de les remplacer, n'adopta pas le
principe de la réélection; dans une intention plus honnête qu'éclai-
rée, qui devait être partagée plus tard par l'assemblée constituante,
elle voulut appeler le plus grand nombre possible de citoyens à
prendre part successivement à l'administration. Parmi les membres
nouveaux qu'elle désigna, on peut citer, dans l'ordre du tiers-état,
M. Cavaignac, avocat à Gourdon, le même qui devait être nommé
six ans après membre de la convention nationale, et M. Sirieys
de Meyrinhac, fort connu dans 1^ chambres de la restauration. Ces
hommes, qui devaient suivre des carrières si diverses, se réunis-
saient alors dans une même pensée. L'emphatique auteur de V His-
toire des cleuT Indes ^ l'abbé Raynal, qui était de Villefranche, voulut
s'associer aussi aux travaux de l'assemblée en fondant un prix an-
nuel de culture qu'elle devait décerner.
A partir de 1786, une agitation violente se déclare dans la Haute-
Guienne comme dans le reste du royaume. Des idées indéfinies de
régénération universelle fermentent dans les têtes; M. de Riche-
prey, poussé par une ardeur inquiète, a quitté la province. M. de
La Fayette venait de donner à Louis XVI une habitation qu'il possé-
dait à Cayenne, !a Gabrielle, pour y faire un essai d'émancipation
graduelle des nègres : M. de Richeprey fut nommé directeur et y
mourut à trente-cinq ans, tué par le climat. Il était resté cinq ans
dans la Haute-Guienne, et les travaux qu'il a faits dans ce court es-
pace de temps semblent ceux d'une vie entière.
Ces faits trop peu connus montrent assez ce qu'avait de fécond
l'institution des assemblées provinciales. L'importance de leur action
ressortira mieux encore quand nous la verrons s'exercer sur d'au-
tres points du royaume.
LÉONCE DE LaVERGNE.
LORD ABERDEEN
SOUVENIRS ET PAPIERS DIPLOMATIQUES,
Quand la mort vient frapper un homme d'état éminent en pos-
session du pouvoir, dans la plénitude de ses forces, alors que les
destinées d'un grand empire paraissaient devoir rester longtemps
encore associées aux siennes, le pays lui-même se sent atteint, et
le deuil d'une famille devient le deuil de la nation. Il en est sur-
tout ainsi chez les peuples libres, où la seule présence aux affaires
d'un ministre dirigeant accuse toujours dans une certaine mesure la
sympathie et la confiance publiques. Aussi, quand M. Pitt, M. Fox,
M. Casimir Perier ont été enlevés à leur pays, les solennels hom-
mages rendus à leur cercueil n'ont que faiblement représenté l'alarme
et la douleur générales. Plus tard, lorsque, dans le plein exercice
de ses facultés transcendantes, sir Robert Peel est tombé foudroyé,
la consternation universelle a témoigné du sentiment d'une perte
aussi irréparable qu'imprévue, et la même impression s'est tout ré-
cemment produite à la nouvelle de la mort du comte de Cavour. Il
n'en a point été, il ne pouvait guère en être de même lorsque le plus
fidèle et le plus illustre des amis de sir Robert Peel est à son tour len-
tement descendu dans la tombe. Sans toucher encore aux extrêmes
limites de la vie humaine, lord Aberdeen avait dépassé celles des car-
rières politiques ordinaires. Depuis longtemps, sa santé était chance-
lante. L'Angleterre, qui l'avait toujours plus respecté que compris,
avait cessé de compter sur lui, soit dans le présent, soit pour l'ave-
nir. Un cortège d'élite lui rendit pieusement les derniers devoirs;
mais en définitive la nation anglaise vit disparaître avec une passa-
gère émotion le plus profondément intègre peut-être de ses hommes
d'état. Les services passés et les plus rares vertus ne pèsent guère.
Zi30 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'heure de la mort, clans la mobile balance de l'appréciation po-
pulaire. Pour attirer en ce moment suprême les regrets comme les
regards de la foule, il faut être puissant, utile, fortement en relief.
Et néanmoins, pour n'être pas influens et efficaces au jour même où
ils nous sont enlevés, les hommes vraiment éminens méritent d'être
étudiés et regrettés. C'est à leurs amis, à ceux qui ont eu le bon-
heur de les voir de près, qu'il appartient de rectifier ce qu'a souvent
d'inexact, de compléter ce qu'a toujours d'imparfait l'opinion du
public, et d'arracher ces mémoires vénérées à l'oubli et à l'indiffé-
rence.
J'ai eu l'honneur d'approcher lord Aberdeen dans quelque inti-
mité durant les dix-huit dernières et plus importantes années de sa
vie. Notre affection s'était accrue et fortifiée à travers des épreuves
et des vicissitudes peu communes. Je ne me propose cependant point
de rapporter avec détail ce que fut, depuis son origine jusqu'à sa
fin, cette belle carrière. J'entreprendrai encore moins d'émettre,
sur l'ensemble de sa vie politique, un jugement en forme. Je m'ef-
forcerai simplement de montrer ce grand homme de bien tel qu'il
m'est constamment apparu dans les circonstances les plus diverses
et parfois les plus critiques. 11 m'a été donné de voir de près, dans
ma jeunesse, quelques hommes d'état dont les facultés pouvaient
avoir plus d'éclat et de puissance; mais je n'ai rencontré nulle part
un esprit plus judicieux, plus éclairé, plus libéral, plus profondé-
ment équitable, nulle part plus de simplicité, de dignité, d'autorité.
Mon but serait atteint si je pouvais faire apprécier dans un pays dont
il fut parfois l'adversaire sans en être jamais l'ennemi tout ce que
son caractère avait d'élévation, de droiture et de charme, a J'aime-
rai qui m'aime, » disaient autrefois nos rois : noble devise qui, je
l'espère, ne cessera jamais d'être la nôtre. Lorsque de grands ef-
forts, de grands sacrifices ont été faits pour maintenir son aUiance,
c'est bien le moins que la France le sache et en tienne quelque
compte.
Il est naturel que les détails de la vie politique de lord Aberdeen
n'intéressent particulièrement notre nation que dans ce qui se rat-
tache à notre politique extérieure. Je n'ai commencé cà le connaître
moi-même que dans les négociations suivies à Londres au nom de
la France. Témoin de sa vive sollicitude à entretenir avec notre pays
les plus amicales relations, je serai conduit parfois à me mettre en
scène, à citer en propres termes, h défaut de toute donnée, de
tout document nouveau, les souvenirs écrits que j'ai pu conserver.
Je désespérerais autrement de faire assez bien comprendre les cir-
constances au milieu desquelles se sont formés ces sentimens de
rare estime que j'ai à cœur de proclamer, peut-être même de faire
LORD ABERDEEN. 531
partager. Peu de lignes siiiïiront ainsi pour rappeler quelle fut la
vie politique de lord Aberdeen jusqu'à l'époque où il me fut donné
d'entrer en relations personnelles avec lui.
I.
Né à la fin de 178/i, il n'avait que sept ans à la mort de son père,
qui lui désigna pour tuteurs les deux ministres les plus considérables
de ce temps, M. Pitt et M. Dundas, depuis lord Melville. A l'âge de dix
ans, il fut placé par eux au collège de Harrow. Là comme plus tard,
au collège de Saint-John, à Cambridge, il fut le condisciple de lord
Palmerston; mais il ne paraît pas qu'aucune relation se soit établie
entre ces deux premiers ministres futurs de l'Angleterre. Le temps
du jeune lord Aberdeen, quand il lui était permis de venir à Londres,
se passait le plus souvent soit dans les bureaux de la trésorerie ,
soit dans ceux de l'amirauté, sous la surveillance de l'un ou de
l'autre de ses tuteurs. Ainsi dès l'enfance il recueillait, presque à
son insu, les grandes traditions du gouvernement de son pays. Il
voyait à l'œuvre, dans une intimité absolue, les hommes qui diri-
geaient la plus formidable guerre des temps modernes : grande école,
dont aucun enseignement ne fut perdu pour lui. On a imprimé à tort
qu'il avait fait partie de la mission de lord Cornwallis, à Paris, en
1801. Il est vrai qu'au moment de la paix d'Amiens il vint deux fois
à Paris, mais sans aucun caractère officiel. Il fut pourtant présenté à
quelques-uns des principaux personnages de l'époque et au premier
consul lui-même. La reprise imminente des hostilités devait rendre
impossible au jeune voyageur le grand tour européen, complément
indispensable de l'éducation patricienne en Angleterre. Cependant la
mer restait libre. Devançant Childe-Harold, lord Aberdeen parcou-
rut la Grèce, que bien peu d'étrangers avaient visitée jusqu'alors, la
Turquie, la Russie et les côtes de la Baltique. Le romanesque inté-
rêt de l'inconnu s'attachait encore à ces aventureuses explorations.
Aussi attii-èrent-elles sur lui l'attention de la société de Londres et
lui valurent-elles , de la part de lord Byron, dans sa fameuse sa-
tire, le sobriquet du « thane voyageur » [the travelled ihane), qu'il a
conservé jusqu'à la fin dans la polémique familière de la presse bri-
tannique. C'est l'aspect de la Grèce, parmi ces lointaines contrées,
qui produisit sur lui l'impression la plus vive et la plus durable. Dès
son retour en Angleteri-e, il fonda la Soriélé Athénienne, dont cha-
que membre devait avoir visité Athènes. Il contribua de la sorte à in-
spirer la mode de ces pèlerinages comme de ces sympathies hellé-
niques qui valurent plus tard à l'Angleterre un des plus beaux poèmes
de sa langue, et à la Grèce sa laborieuse émancipation quand la France
^32 REVUE DES DEUX MONDES.
fut entraînée à son tour. Les deux seuls travaux purement littéraires
de lord Aberdeen témoignent du souvenir passionné qu'il conserva
toujours de son voyage en Orient. Un article très érudit dans la
Beruc d'Edimbourg sur la Position iopogniphique de Troie fut
suivi d'un écrit plus soigneusement élaboré. A l'occasion de la tra-
duction de Yitruve, par Wilkins, il publia, sous forme d'introduc-
tion, un essai sur l'architecture grecque qui fut réimprimé en 1822.
Le mérite de ce morceau fut universellement reconnu. Bien que le
jeune auteur prît à partie une des renommées les plus grandes et
les plus populaires en contestant les principes de Burke sur le beau
idéal, sa réfutation du grand penseur fut jugée victorieuse. Aussi
dès 1812 fut-il nommé président de la Société des Antiquaires, po-
sition qu'il conserva jusqu'en 1846.
Malgré tous les avantages que lui eussent assurés sa naissance et
ses relations, il ne paraît point que dans sa jeunesse lord Aberdeen
ait ressenti aucun attrait pour la politique active. Dans un pays
libre, il est rare d'avoir été si longtemps mêlé aux affaires en re-
cherchant si peu le pouvoir et en négligeant avec une si constante
insouciance les dons et les moyens qui en ouvrent l'accès. A la
mort de son grand-père, en 1801, le jeune lord Haddo avait suc-
cédé au titre sous lequel il sera connu de l'histoire. En 1806,^ il fut
appelé à la chambre des lords comme pair représentatif d'Ecosse,
et son mandat fut renouvelé avec des circonstances flatteuses en
1807 et en 1812. 11 ne semble pourtant point que la bienveillance
traditionnelle de l'illustre assemblée pour ses jeunes membres ait
tenté lord Aberdeen de prendre une part active à ses débats. On ne
cite de lui, dans ce long intervalle, que deux discours un peu déve-
loppés, celui dans lequel il proposa l'adresse en 1811 et celui qu'il
fit pendant la même session pour seconder un vote de remercîmens
parlementaires au duc de Wellington. Malgré ce peu d'empressement
à rechercher la notoriété publique, lord Aberdeen dut témoigner sans
doute une aptitude peu commune pour les grandes affaires, car ses
débuts y furent aussi importans qu'honorables. La guerre avait con-
tinué avec un acharnement toujours croissant. Dès la reprise des hos-
tilités, l'Angleterre avait décerné dans une même année de solennelles
funérailles aux trois hommes sur lesquels elle avait le plus compté à
cette période critique de ses destinées, M. Pitt, lord Nelson, M. Fox.
Habituée cependant à ne mettre pi foi qu'en elle-même, avec un roi
fou et des ministres dont aucun ne devait tenir, ni dans sa confiance,
ni dans l'histoire, une place considérable, l'Angleterre affrontait tou-
jours, sans appréhension, le plus puissant génie et la nation la plus
guerrière des temps modernes. Quelles institutions ont jamais été
mises à une épreuve semblable ? Le despotisme le plus éclatant était
LORD AliERDEEK.
aux prises avec la plus fière liberté. Je pense souvent à la réponse
du représentant de la Grande-Bretagne à Napoléon lors de la rupture
de la courte trêve d'Amiens. Le premier consul s'était livré à un de
ces accès de colère vraie ou simulée qui lui étaient familiers : (( .Je
vous attaquerai, dit-il à lord Whitworth. — Gela dépend de vous.
— Je vous anéantirai. — Gela dépend de nous. » Noble réplique et
digne mot d'ordre d'un grand peuple!
Toutefois, en comptant sur elle-même, la nation anglaise ne
comptait pas sur elle seule. — Souvent la fortune devait lui sembler
inconstante, souvent la défaite ou la séduction devait momentané-
ment séparer d'elle ses divers auxiliaires continentaux; mais, bien
que tranchés plus d'une fois par la glorieuse épée de la France, ces
liens se renouaient sans cesse, jusqu'au moment où les folies suprê-
mes du maître de l'Europe rapprochèrent l'heure de l'inévitable ca-
tastrophe. Restaient encore, même à cette heure, avec le prestige
de sa miraculeuse fortune, les souvenirs des éclatantes vengeances
qu'il avait plus d'une fois tirées d'un allié chancelant. Pour l'Au-
triche notamment, qu'd s'agissait d'enlever aux liens imposés par
tant de défaites, ces souvenirs devaient n'avoir rien perdu de leur
force. En 1813, sa coopération semblait devoir être décisive. Pour
se l'assurer, pour faire valoir tous les moyens de séduction, toute la
terreur des représailles. Napoléon avait envoyé à Vienne M. de Nar-
bonne. Pour lutte]' contre une telle influence personnelle et tant de
circonstances défavorables, ce fut lord Aberdeen qui, à l'âge de
vingt-neuf ans, fut désigné par le gouvernement anglais. C'était la
mission la plus délicate, la plus importante du moment. Il devait
s'en acquitter avec honneur comme avec succès. On vit alors le beau-
père de Napoléon passer successivement de la neutralité à la média-
tion, de la médiation à l'hostilité, et d'une hostilité mesurée d'abord
aux partis les plus extrêmes.
Ge n'était point d'ailleurs dans la seule et paisible région des
cours qu'avaient à s'exercer les talens du jeune ambassadeur. Dans
les états-majors, dans les conseils de guerre, dans les conférences
des souverains, coalisés sans être unis, partout sa présence était ré-
clamée. Elle le fut même sur les champs de bataille. Il eut à par-
courir entre autres celui de Leipzig, et ce fut là qu'à l'aspect de tant
de carnage il éprouva cette horreur profonde pour la guerre qui ne
devait jamais l'abandonner. C'est ainsi encore qu'il vit mourir Moreau
au quartier-général des alliés, et qu'il put étudier de près tous les
ressorts, toutes les intrigues qui s'agitaient dans le sein de la vaste
conjuration européenne. De cette époque datent pour lord Aberdeen
tant d'importantes relations que la mort seule devait interrompre.
On conçoit qu'après un pareil apprentissage il se soit trouvé à
TOME XiXlV. 28
h^ll REVUE DES DEUX MONDES.
l'aise dans les délicates conférences du congrès de Châtillon. La di-
gnité de son attitude et sa noble modération y frappaient tout le
monde : <( modèle rare, dit un grand historien, par sa simplicité, sa
gravité douce, du représentant d'un état libre. » Par cette modé-
ration même, il se trouvait souvent en désaccord avec les membres
les plus influens de son gouvernement (1). Ainsi dans une lettre
de lord Gastlereagh, datée de La Haye lA décembre 1812, je lis :
« Quant à la déclaration des alliés (de Francfort), je ne puis parta-
ger ni l'avis de Charles (son frère, depuis marquis de Londonderry)
ni celui d'Aberdeen. La substance, le style, le ton me semblent
bien calculés pour produire une impression sur le peuple français;
mais comment Aberdeen peut-il dire que la déclaration, quoique
faible, est sans inconvéniens et exempte de blâme? Cela me semble
incompréhensible. Quoi de plus fâcheux, quoi de plus digne de
blâme que cet engagement gratuit des alliés au début même de la
négociation, par lequel ils admettent pour la France une étendue
de territoire plus grande que celle qu'elle a jamais possédée sous
ses rois ? » On voit avec quelle sincérité lord Aberdeen appuyait à
Francfort les ouvertures de M. de Metternich à M. de Saint-Aignan.
Cette profonde aversion pour les partis extrêmes comme pour les
procédés violens, quand les transactions étaient encore possibles et
honorables, ne se mêlait pourtant à aucune irrésolution, à aucune
timidité dans ses propres vues. Nul n'était au fond plus ferme et
plus décidé que lui. Il ne se distinguait pas moins par sa confiance
dans le succès final de sa cause que par sa modération envers un
adversaire malheureux. Vers la fin de 1813, il écrivait de Fribourg à
lord Gastlereagh : « Nous sommes persuadés que nous sommes ici
sur la vraie route de Paris, et j'espère que vous ne me trouverez
pas trop téméraire ou trop confiant, si, après tout ce qui a été dit,
je parle de Paris. Il me semble que, du moment où nous avons dû
entrer en France, il serait ridicule de jouer pour autre chose que
pour le plus grand enjeu. Si nous restons unis, je ne vois pas quelle
résistance elTicace Napoléon est en mesure de nous faire, et j'espère
avec confiance que l'entreprise sera poursuivie avec l'énergie et la
vigueur qu'elle réclame. » Lord Aberdeen pensait qu'on devait être
à la fois confiant et modéré lorsqu'on représentait l'Angleterre. La
calme et sereine conscience de tout ce que pouvait son pays ne
l'abandonna jamais; elle ne cessa d'inspirer, jusqu'à la fin de sa
carrière, chacune de ses paroles comme chacun de ses actes. Une
(1) On n'a pas oubliti les di'tails intéressans sur cette attitude de lord Aberdeen à Châ-
tillon qu'a donnés M. d'Haussonville dans la Revue ( livraison du 15 janvier dernier).
Le jugement porté sur son caractère et ses sentimens par l'historien de la restauration,
M. Louis de Vicl-Castel, est également présent ù, tous les souvenirs.
LORD ABERDEEN. 435
puissance pareille n'avait nul besoin, à ses yeux, de se faire valoir,
et elle risquait toujours, par une tracassière arrogance, d'affaiblir
sa considération sans augmenter son influence.
Lorsque la grande pacification fut accomplie, lord Aberdeen, qui
en avait signé à Paris les premiers actes, reprit pour longtemps les
habitudes de la vie privée. Tant de succès avaient rendu tout-puis-
sant le parti dont il avait la confiance entière ; treize années pour-
tant s'écoulent sans qu'il paraisse avoir recherché aucune fonction
publique. Enfin en 1828 nous le voyons accepter, dans le minis-
tère clu duc de Wellington, d'abord les fonctions de chancelier du
duché de Lancastre, puis celles de ministre des affaires étrangères.
En cette qualité, il prêta son concours à l'émancipation des catho-
liques , le refusa à la réforme parlementaire , telle que la proposait
le parti whig, et reconnut sans hésiter le roi Louis-Philippe. Dès
lors aussi il prit une part plus considérable et plus suivie aux débats
de la chambre des pairs. Il quitta le pouvoir à la fin de 1830, avec
le duc de Wellington, pour y rentrer avec lui, en 183/i, comme se-
crétaire d'état des colonies. Désormais il avait pris place parmi les
plus hautes influences de son pays.
Je vis pour la première fois lord Aberdeen vers la fin de 1837. Je
venais d'arriver à Londres comme secrétaire d'ambassade et je tra-
versais en curieux une des principales rues de la ville, quand je fus
frappé de l'attention générale qu'attiraient deux personnages qui se
dirigeaient lentement du côté de la chambre des lords. En les con-
sidérant de plus près, je ne tardai point à reconnaître les traits
fortement prononcés et souvent reproduits du duc de Wellington :
mais quel était l'ami auquel il donnait le bras et qui semblait fournir
le plus à leur grave entretien? Je demandai à un passant de m'éclai-
rer : « Le comte d'Aberdeen, » me répondit-il avec le laconisme na-
tional. Longtemps je les suivis des yeux avec la curiosité qu'éprouve
la jeunesse devant tout ce qui est éminent ou célèbre. L'impres-
sion profonde que produisait sur ses compatriotes le duc de Wel-
lington était d'ailleurs un spectacle assez singulier. Dans cette po-
pulation si affairée, si peu démonstrative, chacun le saluait, chacun
s'arrêtait pour le contempler, souvent même on se félicitait tout
haut de le retrouver en si belle et si vigoureuse santé. Jalouse avant
tout de ses libertés progressives, la nation anglaise n'avait jamais
vu au pouvoir suprême son grand et inflexible capitaine sans une
certaine méfiance, qui plus d'une fois s'était traduite en bruyantes
et honteuses manifestations de l'ingratitude populaire ; mais du
moment que lord Wellington cessa d'aspirer au rôle de ministre di-
rigeant, les aigreurs et les préventions de l'esprit de parti se con-
fondirent dans un hommage universel et permanent de reconnais-
il 36 REVUE DES DEUX MONDES.
sance et de dévouement. Quelquefois les plus vives acclamations
éclataient spontanément à son passage. Plus souvent, comme dans
la circonstance que je rappelle, pour être isolées et silencieuses, les
démonstrations n'en étaient que plus imposantes. Je vis le duc y
répondre par le geste qui lui était familier, en touchant du doigt le
bord de son chapeau, et lord Aberdeen avec ce gracieux sourire
qui donnait à sa physionomie un charme dont la nature n'avait pas
été très prodigue pour ses traits. Le sourire qui éclairait ainsi une
figure d'une austérité peu commune me frappa dès ce premier jour.
Durant les cinq années suivantes, je me trouvai souvent auprès de
lord Aberdeen dans les salons ou dans les réunions publiques de
Londres, et toujours ce qu'il y avait de grave jusqu'à la sévérité
dans son premier aspect, de bienveillant jusqu'à la tendresse dans
son regard, m'attirait vers lui. Toutefois la timidité de mon âge me
retenait. Il passait d'ailleurs pour être médiocrement disposé en fa-
veur du gouvernement que j'avais l'honneur de servir, et je ne fis
en définitive sa connaissance personnelle que le jour même où je
lui fus présenté par M. le comte de Sainte-Aulaire, en qualité de
chargé d'affaires de France, au mois de juin 18Zi2.
A cette époque, les relations des deux pays, sans être sérieuse-
ment compromises, étaient dans ime situation précaire et mal dé-
finie. Les graves complications de 18/iO avaient profondément séparé
la France des principales cours de l'Europe, et surtout de son alliée
de la veille. Depuis lors, un changement de ministère avait eu lieu,
d'abord à Paris, puis à Londres. Les hommes nouvellement arrivés
au pouvoir étaient de part et d'autre demeurés étrangers aux actes
et aux passions qui avaient déterminé et aggravé la crise. Pour la
plupart même, ils les avaient désapprouvés. Cependant, sans tenir
grand compte de ce fait essentiel, l'opinion publique se refusait à
désarmer. En France surtout, un vague, mais profond ressentiment
demeurait au fond des cœurs. Dans les chambres comme au dehors,
il se portait sur chaque incident du jour, sur chaque affaire qui met-
tait en présence les deux gouvernemens ou leurs agens les plus éloi-
gnés. L'opposition exploitait, la presse envenimait jusqu'aux ques-
tions les plus insignifiantes. « Votre ambassade, m'écrivait le chef de
la direction politique des affaires étrangères , commence une nou-
velle ère. Jusqu'ici, elle a fait plus de politique générale qu'autre
chose; les affaires spéciales vont désormais en tenir la place et se
multiplier de nous à l'Angleterre. En France, on y regardera de plus
près : c'est une suite nécessaire du réveil des susceptibilités. Il faut
savoir accepter cette situation et s'appliquer seulement à la gouver-
ner de manière à ce que la paix et la bonne harmonie des deux pays
n'en souffrent aucune atteinte. » Plus calme alors, l'Angleterre ce-
LORD ABERDEEN. 437
dait aussi par momens à l'animosité qu'une portion notable de sa
presse n'était pas seule à fomenter, a L... me dit (je cite encore, je
citerai parfois M. Désages, homme d'une perspicacité rare et d'une
modération à toute épreuve comme d'yne grande élévation de ca-
ractèrg), L... me dit (30 juin 1842) qu'on est très mécontent de
nous à Londres. Les Anglais qui sont ici (je ne saurais d'ailleurs
vous dire qui ils sont) parlent guerre, et l'appellent à grands cris.
Cela prouve seulement qu'il y a partout des fous. » Pour faire face
à cette situation , la France , qui au fond voulait fermement la paix
et qui s'était nettement prononcée dans ce sens, s'était donné un
ministère décidé à n'en point sacrifier légèrement les bienfaits.
Pleinement d'accord avec la constante pensée du roi Louis-Philippe,
l'illustre homme d'état sur qui portait réellement le poids des af-
faires les plus critiques consacrait à cette cause toute son énergie et
toute son éloquence. Le maréchal Soult et le comte Duchâtel, ses
principaux collègues, n'étaient ni moins convaincus ni moins fermes
que lui; mais ses amis le secondaient timidement, et le succès de
ses efforts ne restait trop souvent qu'imparfait ou douteux. Le ca-
binet récemment parvenu au pouvoir en Angleterre était, sous ce
rapport, dans une position plus forte et plus franche. Un retour
très prononcé de l'opinion publique, expliqué surtout par l'estime
personnelle qu'inspiraient les principaux membres de ce cabinet,
lui avait assuré dans les dernières élections un triomphe signalé.
Dans la chambre des lords le duc de Wellington, dans la chambre
des communes sir Piobert Peel, exerçaient sans effort la domina-
tion qui leur était familière. A la tête de chaque branche de l'ad-
ministration se trouvait un homme déjà célèbre par son aptitude
connue, ou Pun de ceux qui, jeunes à cette époque, ont réalisé de-
puis, comme M. Gladstone, le duc de Newcastle, lord Ganning,
M. Gardwell, les plus brillantes espérances. Les membres les plus
élevés de l'aristocratie territoriale apportaient, dans une mesure
convenable, Pappui et Péclat de leur position sociale. Rarement,
dans ses annales parlementaii'es, l'Angleterre avait vu de pareils
chefs, ainsi secondés et soutenus. Gelui auquel, dans une si brillante
combinaison, la direction de la politique étrangère était encore une
fois dévolue s'était toujours dérobé à la faveur populaire avec une
telle persistance qu'il ne tenait point le premier rang parmi ceux
qu'elle avait ainsi recherchés; mais, en jouissant suffisamment de
la bienveillance publique, lord Aberdeen avait et a toujours con-
servé une position toute spéciale, qu'elle n'eut pu ni lui ravir ni
lui conférer. La reine le respectait et l'aimait particulièrement. L'a-
mitié personnelle et à toute épreuve du duc de WeUington, de sir
Piobert Peel, de ses principaux collègues, lui était depuis longtemps
438 REVUE DES DEUX MONDES.
acquise. Son influence, grande toujours dans le conseil, était déci-
sive et habituellement sans contrôle dans les affaires de son dépar-
tement. La part signalée qu'il avait prise aux mémorables luttes du
passé avait fondé pour lui, disais les principales cours de l'Europe,
des relations qui ne s'étaient point interrompues. Aussi, à la seule
exception du duc de Wellington, nul ne possédait plus que lui la
confiance des souverains et des cabinets étrangers; nul n'avait des
moyens plus assurés d'action et d'information. Tel était l'homme
avec lequel j'étais appelé, très jeune encore, à traiter et à débattre
ces graves questions dont dépend trop souvent le sort des nations.
Celle qui nous occupa dès notre premier entretien était de ce
nombre. J'ai conservé de cette entrevue un souvenir que peu d'au-
tres m'ont laissé. Aujourd'hui j'ai peine à croire que dix-neuf an-
nées se soient écoulées depuis lors, et qu'une sanglante guerre ait
désolé l'Europe à l'occasion de ces mêmes affaires du Levant que je
discutais ainsi au forcign office , et qui nous apparaissent encore
aujourd'hui aussi menaçantes que jamais. Déjà, deux ans aupara-
vant, elles avaient failli amener une conflagration générale : plus
tard, la catastrophe devait éclater sous l'administration et malgré
tous les efforts de lord Aberdeen lui-même; mais en 18^2 il s'agis-
sait de réparer le mal survenu, de prévenir celui qui pouvait tou-
jours se reproduire. Les relations des Druses et des Maronites en
Syrie, leur gouvernement, leur administration, le degré d'interven-
tion que chacune des puissances européennes est appelée à y exer-
cer séparément ou collectivement, telle était la matière de mon pre-
mier entretien au foreign office, et au moment où j'écris elle n'est
sans doute point encore épuisée.
Lord Aberdeen avait une façon de traiter les affaires, grandes ou
petites, à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. Toujours
calme, toujours mesuré, toujours accessible, plus porté à écouter
qu'à parler lui-même, il laissait à son interlocuteur toute occasion
d'exprimer et de développer sa pensée. Son expérience consommée
des questions européennes , l'importance de celles qui, dès sa jeu-
nesse, lui avaient été confiées, sa longue pratique de la vie pu-
blique, lui avaient donné pour la controverse diplomatique une fa-
cilité, une aisance qui ne lui faisaient jamais défaut; mais, toujours
plein de ressources, de lucidité, surtout d'autorité, il recherchait
peu la discussion, sans jamais l'éviter. La discussion ne risquait
guère d'ailleurs de se prolonger ou de s'aigrir avec lui, car il avait
un art tout particulier pour réduire chaque question à son terme le
plus simple, la dégager de toute considération accessoire comme de
tout levain de personnalité, y marquer enfin la part du bon sens et du
droit. Son esprit semblait planer dans des régions inaccessibles aux
LORD ABERDEEN. 439
misérables passions qui viennent trop souvent compliquer, comme
à plaisir, la véi'itable mission de la diplomatie. Il ne quittait qu'à
regret sa sphère élevée pour prendre part à nos tristes conflits. Que
d'eiïorts, que de sacrifices les nations ne font-elles pas en tout genre
pour s'assurer le respect de leurs rivales! Sauraient-elles être trop
sévères dans le choix de ceux qui personnifient pour ainsi dire leur
puissance et leur caractère dans les négociations de peuple à peuple ?
Dès nos premières entrevues, lord x\berdeen m'apparut comme le
t} pe de tout ce qu'il y a de vraiment libéral et national dans la
vieille Angleterre. Assez d'autres se chargeaient d'être les organes
des aveugles préjugés , des passions déréglées du pays , et ils y
trouvaient leur compte. Bien plus que les princes, les peuples veu-
lent avoir leurs fervens adulateurs et leurs grossiers complaisans.
Auprès d'eux plus qu'ailleurs, l'estime est pour Sénèque, r^iais la
faveur pour Narcisse.
J'ai dit que lord Aberdeen avait reconnu promptement et fran-
chement la révolution de juillet. Il l'avait vue pourtant avec regret.
Il aimait les princes et les hommes de la restauration ; il aimait les
traditions de l'ancienne France dans ce qu'elles avaient d'élevé et de
chevaleresque. Resté fidèle aux souvenirs de 1815 avec la mesure et
la modération qui ne l'abandonnaient jamais, il ne voyait pas sans
une certaine défiance notre pays reprendre en Europe sa position
dominante. Deux questions notamment l'avaient mis en conflit pres-
que personnel avec le gouvernement nouveau, l'occupation prolon-
gée de l'Algérie et le démembrement du royaume des Pays-Bas.
Exempt néanmoins de mesquines jalousies, il acceptait plus que
personne l'empire des faits, et il rendait pleine justice aux efforts
du roi Louis-Philippe pour faire respecter les droits de ses voisins
comme pour faire prévaloir les siens. Il était revenu au pouvoir
animé du plus sincère désir de cultiver les meilleurs rapports avec
le gouvernement constitutionnel de la France. Toutefois il se sentait
moins que jamais enclin à sacrifier les grandes alliances continentales
qui ont tant de fois assuré à la Grande-Bretagne sa prépondérance
durant la paix comme son triomphe durant la lutte. Rien à ce mo-
ment n'annonçait encore la dissolution de la formidable ligue qui,
après vingt ans d'efforts, avait dompté la France. Le sagace secré-
taire d'état ne se croyait nullement appelé à en précipiter la rup-
ture, tout en ne recherchant avec le gouvernement français que le
maintien de la bonne harmonie. Les dispositions de la France ne
réclamaient, ne comportaient pas autre chose. Pendant les trois
mois que durèrent en 1842 mes rapports avec lord Aberdeen, au-
cun progrès ne fut fait entre nous vers une intimité plus grande,
soit personnelle, soit officielle. Cette intimité d'ailleurs, nous l'eus-
llhO REVUE DES DEUX MONDES.
sions voulue de part ou d'autre que nos efforts pour y atteindre
eussent été illusoires et péi-illeux en présence des complications que
soulevait sans cesse l'animosité réciproque des deux pays.
Pour faire bien apprécier ce que devinrent plus tard nos relations
avec lord Aberdeen, il n'est pas sans intérêt d'établir nettement ce
qu'elles furent à leur origine. Quelques courts extraits des souve-
nirs écrits de l'époque que j'ai pu conserver suffiront, je l'espère,
pour les caractériser. Ainsi le 8 juillet 18Zi2 j'écrivais à M. Guizot :
« Lord Aberdeen ne m'a parlé ensuite que des affaires de pêcheries que
nous cherchons sérieusement à terminer. Il se montre peu disposé aux con-
cessions dans un moment, m'a-t-il dit, « où vous nous témoignez votre hos-
tilité sous toutes les formes. » J'espère que la question est en bonne voie. »
« Le 13 juillet (1). — On croit ici avoir déjà gardé bien des ménagemens
inutile» et peu comptés en France, et je craindrais en vérité s'il surgissait
une affaire irritante... «Que deviendraient, m'a dit lord Aberdeen, les rela-
tions diplomatiques des nations, si les questions liquides, si les solutions
incontestablement équitables étaient, pour de pareils motifs, indéfiniment
ajournées? Ne serais-je pas forcé moi-même, par ceux qui me surveillent, de
suspendre à votre exemple toute résolution impliquant une concession quel-
conque à une réclamation française? » — ... J'ai cru devoir, monsieur le mi-
nistre, rendre compte à votre excellence de ces dispositions de lord Aber-
deen telles qu'elles se manifestent, avec une parfaite courtoisie dans la
forme, toutes les fois que j'ai l'occasion d'aborder avec lui une question
politique. Il serait presque inutile d'ajouter que ces dispositions sont ex-
ploitées avec une grande persévérance par les représentans des principales
puissances européennes à Londres, et qu'ils se félicitent sans cesse de l'en-
tente parfaite établie entre leurs cours et le nouveau cabinet. »
Parfois pourtant, de loin comme de près, les plus sagaces s'alar-
maient de l'intensité du mal.
« Londres, le h août. — Notre entretien subséquent nous ayant amenés,
monsieur le ministre, à examiner encore une fois l'état actuel des relations
entre les deux gouvernemens, lord Aberdeen m'a dit qu'il avait dernière-
ment reçu communication confidentielle d'une dépêche dans laquelle M. le
prince de Metternich prescrivait au baron de Neumann d'user de son in-
fluence auprès du cabinet britannique pour calmer l'irritation qui se ma-
nifestait en Angleterre contre la France. «Mais, m'a dit lord Aberdeen en
riant, comme Metternich a dû le faire sentir à votre ambassadeur, ce n'est
pas à Londres qu'il faudrait agir pour préparer des relations plus heureuses,
c'est bien à Paris... Quant à nous, nous croyons avoir plus d'un légitime
grief contre la conduite politique du gouvernement français; mais vous êtes
vous-même témoin de tout le soin que nous apportons à ne trahir aucun
ressentiment qui puisse réagir sur nos rapports avec la France. »
(1) Je n'ai pas à dire qu'au moment où ces lignes étaient tracées, j'ignorais le cruel
' malheur qui venait de frapper la famille royale et la France.
LORD ABERDEEN. AÛl
« Londres, le 29 juillet. — J'ai cru devoir vous donner officiellement un
compte détaillé de ma grande conversation d'hier avec sir Robert Peel. Je
l'ai trouvé profondément découragé et irrité, sensiblement plus Cjue lord
Aberdeen, et il ne faut pas oublier que c'est lui qui gouverne. J'ai plutôt
atténué dans ma dépèche, et pourtant il me paraît bon que vous puissiez
montrer dans l'occasion à quel point la politique de la paix hostile compro-
met les relations de la France. »
Il est peu dans les usages, pour un chef de mission, soit perma-
nent, soit temporaire à Londres, de rechercher une entrevue avec le
premier lord de la trésorerie. La gravité des circonstances générales
et un orage qui s'annonçait dans le parlement anglais sur la ques-
tion du jour m'avaient décidé à le faire dans cette occasion avec
l'entier assentiment de lord Aberdeen, Je crois devoir donner ici
quelques extraits de la dépêche où je rapportai mon entretien avec
sir Robert Peel. Tout ce qui fait parler et pour ainsi dire revivre au-
jourd'hui ces hommes illustres et trop tôt ravis à l'estime univer-
selle ne saurait être dépourvu d'intérêt.
« Pour la première fois peut-être, monsieur le ministre, depuis sa
rentrée aux affaires, sir Robert Peel exposait sans réserve sa pensée sur
l'état actuel de nos relations. L'influence dominante qu'exerce le premier
ministre dans les conseils de la Grande-Bretagne et l'irritation profonde
qui se révélait dans chacune de ses paroles me font un devoir de rapporter
à votre excellence, avec quelques développemens, la substance d'un entre-
tien qu'il a prolongé, malgré sa réserve et son laconisme habituels, pendant
plus de trois quarts d'heure. J'ai commencé, d'après le désir de sir Robert
Peel, par rappeler les difficultés de la question de Portendick dans les mêmes
termes à peu près que durant l'entretien avec lord Aberdeen, dont j'ai déjà
eu l'honneur de rendre compte à votre excellence... Sir Robert Peel m'a
écouté, le regard baissé, selon son usage, et avec la plus grande attention,
mais sans qu'une seule fois sa physionomie trahît l'adhésion la plus légère
aux considérations que je développais. Il m'a dit à son tour qu'ayant dû se
rendre compte de l'affaire de Portendick pour répondre aux interpella-
tions annoncées, il avait été plus surpris encore qu'affligé de l'état actuel
de cette question. Tant de promesses réitérées du gouvernement français
établissaient à ses yeux la justice des demandes anglaises; tant de retards
successifs, suivis enfin d'un ajournement indéfini, équivalaient à une décla-
ration formelle du gouvernement du roi que les rapports des deux pays ne
lui permettaient plus de faire droit aux plus justes réclamations suscitées
par la conduite de ses propres agens. Sans doute il n'ignorait pas que de
récens événemens avaient ranimé en France une méfiance et une antipathie
générales contre l'Angleterre; dans plusieurs occasions, le gouvernement
du roi s'était chargé de le lui manifester. « Votre ordonnance qui frappe la
branche la plus importante de notre commerce avec vous, a-t-il continué,
c'est la guerre! guerre de prohibitions mutuelles qui a ses précédens, ses
usages, ses représailles. Je puis ouvrir les marchés de la Grande-Bretagne
A42 REVUE DES DEUX MONDES.
aux vins d'Espagne et de Portugal, je puis même à mon tour vous atteindre di-
rectement dans un de vos plus grands intérêts commerciaux; mais comment
répondre à cette dernière décision du gouvernement français? Comment l'ex-
pliquer? Les justes réclamations de sujets anglais, discutées depuis huit ans,
soumises à une commission mixte et déclarées liquides, ne pourraient plus
être prises en considération par un cabinet français! Où en serait donc l'au-
torité du gouvernement? Que serait devenue en France la majesté du prin-
cipe monarchique? »
« J'ai cru devoir, monsieur le ministre, faire observer à sir Robert Peel que
je ne pouvais, à l'exemple de lord Covvley, considérer la question de Porten-
dick comme ajournée indéfiniment par la dernière réponse de votre excel-
lence, qu'il m'était impossible également de regarder encore comme nettes
et reconnues les réclamations des sujets anglais. J'admettais en leur faveur
une forte présomption; mais il ne suffisait pas, en pareille matière, de la
conviction profonde des parties intéressées, sincèrement partagée par leur
gouvernement, pour constituer aux yeux d'un autre gouvernement une
créance liquide. Cette question n'était pas de celles que le pouvoir exécutif
était seuf appelé à décider. L'intervention des chambres était indispensable.
Assurément rien ne serait plus facile que de leur porter l'affaire et de pro-
voquer à tout prix un vote immédiat; mais, animé du désir sincère de faire
droit à toute demande fondée, le gouvernement du roi devait, dans l'intérêt
même des réclamans, choisir et préparer le moment où il appellerait sur une
question aussi délicate l'attention et les investigations parlementaires. Je ne
regardais assurément pas les relations actuelles de la France et de l'Angle-
terre comme satisfaisantes et régulières. Nous avions assez longtemps fatigué
le foreign office, il y a deux ans , de nos inquiétudes et de nos prévisions sur
les conséquences d'une politique systématiquement hostile aux sentimens
et aux intérêts de la France pour être en droit de rappeler aujourd'hui tant
d'avertissemens méconnus. Nous n'avions cessé, pendant la dernière année
de l'administration précédente, d'annoncer que l'on établissait à plaisir en
Europe une situation nouvelle, qui ne produirait peut-être pas la guerre,
mais qui ne serait sans doute pas moins éloignée des conditions d'une paix
tranquille et assurée. Sir Robert Peel avait lui-même, à la tête de son parti,
condamné la politique à laquelle je faisais allusion. Il avait signalé, lors de
sa rentrée au pouvoir, parmi les difficultés de sa position, les rapports que
cette politique avait créés entre les deux pays. Ces rapports, une seule pa-
role publique pouvait les aggraver encore aujourd'hui. Fidèle à la tradition
de l'ambassade du roi, et frappé avant tout des inconvéniens de toute pro-
vocation parlementaire entre les deux pays, j'avais voulu à l'avance indi-
quer le péril. Je viendrais trop tard, si j'attendais, pour le signaler, la dis-
cussion qui aurait perdu la question. — « Je ne sais en vérité comment
la poser, a repris sir Robert Peel, sans exciter la surprise et l'animadver-
sion du parlement. Je me bornerais au plus simple énoncé des faits, que
vous verriez encore une manifestation des plus fâcheuses éclater sur tous
les bancs. C'est à tort que vous me prêteriez, sur la discussion qui pourra
s'élever, une influence que je n'ai plus. La politique récente de la France
vous a entièrement aliéné le parti qui me soutient. Personne n'a plus sou-
LORD ABERDEEX. AAS
vent que moi témoigné, dès son origine, mon respect et ma confiance pour
le gouvernement actuel de la France. Je Tai soutenu dès le principe de tout
mon pouvoir, en dépit des convictions et des antipathies d'un grand nombre
de mes partisans. Je n'ai jamais cherché à entraver sa marche ou à aug-
menter ses difficultés ; mais jamais je n'avais pu prévoir que nos relations
dussent en venir à la situation que je trouve aujourd'hui. Ne me rendez pas
responsable d'un état de choses que je ne saurais me reprocher, et que je
ne puis m'expliquer. »
Qui sondera les abîmes de la crédulité populaire? A l'époque où
ces entretiens avaient lieu , le roi Louis-Philippe et son gouverne-
ment étaient sérieusement accusés de condescendance excessive pour
l'Angleterre, et ces accusations étaient sincèrement crues, sincère-
ment propagées. L'un et l'autre n'en poursuivaient pas moins leur
tâche avec fermeté et avec confiance. « Je n'ai guère réussi jusqu'à
présent, m'écrivait M. Guizot le 16 août 18/i2, qu'à empêcher le
mal : succès obscur et ingrat. Le moment viendra, je l'espère, où nous
pourrons faire ensemble du bien. Je ferai de mon mieux pour hâter
ce moment. » De leur côté, sir Robert Peel et lord Aberdeen surtout
n'échappaient point à des imputations de complaisance extrême; elles
ont été même assez accréditées pour nuire sérieusement plus tard à
l'influence que ce dernier était appelé à exercer dans son pays. L'ex-
trait suivant, que je cite entre mille, montrera du moins que cette
impression de ses compatriotes n'avait pas grand cours à Paris :
« On parle beaucoup, m'écrivait M. Désages le 11 novembre 18/i2, les
journaux ont déjà parlé d'une circulaire de lord Aberdeen relative au projet
d'union franco-belge. Cette circulaire serait un appel aux trois cours, dites
du Nord, contre l'ambition française et le dérangement que l'accomplis-
sement du projet apporterait à l'équilibre, au statu quo européen (1), —
Comme ici il y a ajournement obligé à raison de l'état d'esprit de nos in-
dustriels, je ne pense pas que cette bombe, chargée par lord Aberdeen,
éclate pour le moment; mais nous avons depuis longtemps prévu la chose, et
nous en avons pris notre parti. Seulement ce qui me peine, si ce que l'on dit
de cette circulaire est vrai, c'est le ton de vieil Anglais qui y règne... Il y a
place pour les Anglais et pour nous dans le monde en fait de commerce, de
comptoirs coloniaux, et, au lieu de tirer chacun sans cesse de son côté, il
serait aisé de s'expliquer, de s'entendre, sans quoi les soupçons (et Dieu sait
si on nous les épargne à Londres!), les accidens de rencontre et les pas-
sions des subalternes pourront nous conduire les uns et les autres... Dieu
seul sait où. »
J'ai dit que durant l'année 18Z|2 aucun progrès sérieux n'avait
été fait ou tenté vers des relations plus intimes avec lord Aberdeen.
(1) La nouvelle était vraie, et, si j'ai bonne mémoire, les cours du Nord répondirent
à l'appel du ministre de l'Angleterre par une protestation immédiate c-ontre le projet
d'union franco-belge.
h!lh REVUE DES DEUX MOx\DES.
Toutefois un événement des plus douloureux m'avait permis d'ap-
précier tout ce qu'il y avait de bonté dans son cœur, de vive sensi-
bilité dans sa nature. Le lA juillet, la nouvelle de la mort de M. le
duc d'Orléans était tombée comme un coup de foudre à Londres.
La consternation fut profonde et la sympathie universelle. La reine
Victoria, sa cour, chacun à l'envi s'associait à notre affliction. Que
de témoignages je pourrais reproduire de ce noble et généreux mou-
vement de la nation tout entière ! Je me bornerai à citer les propres
termes de celui qui, plus que personne, était autorisé à parler en
son nom :
« A Londres, ce ili juillet, à la nuit. — Monsieur le comte, j'avais reçu ce
matin la nouvelle du malheur qui est arrivé hier à Paris, dont vous m'avez
fait l'honneur de m'envoyer le récit, et je vous assure que j'en ai ressenti
les conséquences pour sa majesté et son auguste famille, non-seulement
dans ses affections et son bonheur domestiques, mais dans la position poli-
tique à laquelle l'univers entier est intéressé. Quelques années se sont pas-
sées depuis que j'ai eu l'honneur de voir et de connaître le prince que nous
avons perdu. Il avait accompagné le roi son père, alors duc d'Orléans, lui
étant duc de Chartres, dans une visite que sa majesté fit à Londres au feu
roi George IV. Je fus frappé de ses talens, et tout ce que j'ai entendu dire
depuis de son altesse roj'ale m'avait démontré que ses qualités étaient de
nature à le rendre digne de la position éminente qu'il était destiné à rem-
plir.
« Il a laissé deux princes, l'objet des soins de sa majesté, de l'intérêt et
des espérances du monde. Ils ne consoleront pas sa majesté de sa perte, rien
ne le pourrait; mais ils lui donneront un nouvel intérêt et de nouveaux
devoirs que son attachement à la tranquillité et aux intérêts de son pays
et du monde lui rendra chers.
« Wellington. »
Cependant, au milieu de tant de marques d'intérêt, rien ne m'a-
vait autant touché que la grave et cordiale condoléance de lord
Aberdeen. Ses premiers regrets furent pour le roi, pour la famille
royale. Il ne se lassait pas de m'interroger, au nom de la reine Vic-
toria, comme au sien, sur les détails de la catastrophe; il recueil-
lait avec une émotion visible ceux que me transmettait M. Guizot :
« J'ai été pendant trois heures dans cette misérable chambre, en face de
ce prince mourant sur un matelas, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs,
à genoux autour de lui, se taisant pour l'entendre respirer, écartant tout le
monde pour qu'un peu d'air frais arrivât jusqu'à lui. Je l'ai vu mourir. J'ai
vu le roi et la reine embrasser leur fils mort.
« Nous sommes sortis, le corps du prince sur un brancard : un lon,'^ cri
de vive le roi! est parti de la foule, qui s'était assemblée autour de la mai-
son. La plupart croyaient que le prince n'était pas mort, qu'on le ramenait
h Keuilly pour le mieux soigner. La marche a duré plus d'une demi-heure.
LORD ABERDEEN. !lh^
Je quitte le roi. Hier, durant cette agonie, il a été admirable de courage, de
présence d'esprit, d'empire sur lui-même et sur les autres. Il est fatigué ce
matin, plus livré qu'hier à sa tristesse, mais d'une force physique et mo-
rale qui surmonte tout. Nous avons rapproché de huit jours la réunion des
chambres. »
La première stupeur passée, je pus connaître à fond les sentimens
de lord Aberdeen. Il examinait avec sollicitude la question de la ré-
gence sous toutes ses faces; il approuvait surtout la délégation du
pouvoir suprême au prince que les titres de sa naissance et la con-
fiance des chambres appelaient à l'exercer éventuellement; mais avec
la haute prévoyance que lui avait donnée sa longue pratique des
vicissitudes de ce monde, il sondait notre malheur jusque dans ses
conséquences extrêmes, et en tirait pour l'avenir de funestes pré-
sages.
La situation générale que j'ai essayé de caractériser ne devait
pas, ne pouvait pas durer. La rupture n'était dans les vues de per-
sonne, l'intérêt le plus évident commandait à chacun la bonne in-
telligence; une impérieuse sympathie attirait les uns vers les autres
ces hommes, les plus éminens de leur génération, qui présidaient
aux destinées des deux peuples : l'éloignement factice et périlleux
que l'on s'efforçait de leur imposer ne pouvait donc se prolonger. Les
deux souverains, les deux gouvernemens avaient à cœiu- d'y mettre
un terme, et nul ne s'y employa plus que le secrétaire d'état britan-
nique. La première entrevue du château d'Eu vint le seconder. Le
roi Louis-Philippe et la reine Victoria, M. Guizot et lord Aberdeen se
virent, se comprirent, et un progrès sensible se manifesta. M. de
Sainte-Aulaire avait voué à cette œuvre toute son habileté , et lors-
qu'au mois d'août 18Zi3 il m'abandonna encore une fois la direction
des affaires, je savais tout ce qu'elles avaient gagné entre ses mains.
Les liens de lord Aberdeen avec l'Europe ne s'étaient pas relâchés;
mais plus il avait étudié et pratiqué la situation, plus il s'était con-
vaincu qu'elle imposait aux deux cours de Paris et de Londres le
concert intime et efficace quelles souhaitaient. Entre elles était l'affi-
nité véritable sur presque toutes les questions du jour, entre elles
le condit, si cette affinité n'était soigneusement cultivée. En dehors
d'ailleurs de tant de motifs de rapprochement, deux questions capi-
tales s'annonçaient déjà graves, menaçantes, n'offrant chance de
solution amicale que dans le plus intime accord pour les résoudre.
Celle du droit de visite était la première. Il s'agissait non-seulement
de faire prévaloir la non-ratification d'un traité récemment signé,
mais de préparer les voies à l'abolition complète d'un régime en
faveur duquel l'Angleterre s'était vivement passionnée. « Travaillez-
vous toujours, in your closcl, m'écrivait M. Désages (13 avril i8/i3)
lll\Q REVUE DES DEUX MONDES.
à cette terrible question du droit de visite. A tout événement, ren-
dez-vous tout à fait maître de la matière. » — Et le 13 juin : « Etu-
diez-vous toujours, à part vous, la grande, la bien autrement grande
question du droit de visite? N'y renoncez pas. » Nous n'y renon-
çâmes point en effet. J'aurai à parler plus tard de la seconde des
questions qui nous préoccupaient le plus,' celle du mariage de la
reine Isabelle, car elle fut la pierre de touche réelle de nos loyales
relations avec lord Aberdeen; mais alors la crise était lointaine.
II.
Quelques semaines après le départ de M. de Sainte-Aulaire , le
principal secrétaire d'état britannique se rendit, pour prendre un
peu de repos, dans sa terre de Haddo, en Ecosse. Nous avions en-
semble tant de choses à régler, à prévoir, qu'il voyait s'interrompre,
non sans inquiétude, les relations dont j'étais l'intermédiaire. Aussi
m'engagea-t-il fortement à le suivre, et, sous la pressante autori-
sation de mon gouvernement, je ne tardai pas à le rejoindre. Le
voyage de Londres à Aberdeen n'était pas alors une course d'une
vingtaine d'heures. Parti de l'ambassade le 7 octobre et en faisant
la meilleure diligence possible, je n'arrivai à Haddo-House que le 12.
Sur mer la tempête, sur terre les ouragans de neige : la sombre
Ecosse, que je voyais pour la première fois, m'apparut sous son
plus sévère aspect; mais d'abondantes compensations m'attendaient
au terme de ces passagères fatigues. Si lord Aberdeen avait quelque
chose qui inspirait, qui commandait même le respect et l'affection
dans les entrevues ardues et compassées du foreign office, cet at-
trait était bien plus sensible encore quand on le voyait dans l'inti-
mité et au sein de sa famille, quand il reprenait, selon ses préfé-
rences très décidées, sa grande existence féodale et patriarcale dans
le domaine héréditaire de la branche cadette des Gordon. Il ché-
rissait l'Ecosse, sa sauvage et poétique patrie. Il aimait avec une
passion presque égale non-seulement le calme enchanteur de la vie
de campagne, mais tous les plaisirs, toutes les occupations, tous les
soins qu'elle offre ou qu'elle entraîne. Le jardinage, l'agriculture,
l'administration, tout lui plaisait, jusqu'à la chasse aux loutres,
pour laquelle il avait une meute célèbre dans le royaume-uni.
Comme la plupart des âmes élevées, rien ne le ravissait plus que le
spectacle de la nature, l'étude de ses lois, de ses mystères. Ici
comme ailleurs, il avait à son insu l'art de faire partager ses impres-
sions et ses goûts.
Je compte ce premier séjour à Haddo-IIouse parmi les souvenirs
les plus intéressans de ma vie. Nous déjeunions de bonne heure, en
LORD ABERDEEN. hh7
famille et à l'écossaise, c'est-à-dire assez solidement. Le repas ter-
miné, lord Aberdeen m'emmenait dans son cabinet; les courriers de
l'ambassade comme ceux à.\iforeign office nous arrivaient sans cesse.
Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le
permettaient ; nous causions de tout à cœur ouvert, nous réglions ce
qui était urgent; puis, connaissant ma passion pour la chasse, il me
faisait réclamer par ses fils, par ses gardes, pour arpenter les bois,
les plaines, les marate de sa vaste propriété. Quel rêve pour un chas-
seur, et quel rêve accompli ! Non pas que mon adresse fût en rap-
port avec mon ardeur, et plus d'une plaisanterie m'attendait à mon
retour, car le maître se faisait informer de tout. L'expédition des
courriers remplissait la fin de l'après-midi, et l'on ne se réunissait
plus que pour le dîner et pour une longue soirée passée en com-
mun. La table était excellente, les vins très recherchés, car lord
Aberdeen tenait à recevoir somptueusement ses amis, et en matière
de bonne chère, comme en toutes choses, son goût était fin et délicat.
Le soir, tantôt dans un coin des salons, tantôt en parcourant les
jardins, les terrasses, les bois, lord Aberdeen me parlait de l'Eu-
rope, des ministres et des souverains qui la gouvernaient. D'un mot,
souvent d'un sourire, lord Aberdeen caractérisait chacun de ceux
qu'il avait entrevus ou connus. C'était lord Nelson, (( le niais in-
spiré [tlie uispircd fool), » «ce pauvre Canning [poo)- Canning), »
dont il avait vu de trop près les faiblesses, M. Pitt, son tuteur, à la
lente agonie duquel il avait assisté , le duc de Wellington , son in-
time ami, lord Liverpool, lord Bathurst, lord Gastlereagh, dont les
portraits ou les souvenirs nous entouraient de toutes parts. Qui n'a-
vait-il point pratiqué ou approché, jusqu'au premier consul lui-
même, auquel il avait été présenté lors de la paix d'Amiens? Je lui
demandai l'impression qu'avait produite sur sa jeunesse cette im-
posante figure historique. Lord Aberdeen convint que la profondeur
de son premier regard et le charme du sourire qui le suivit l'avaient
beaucoup frappé d'abord; mais évidemment le grand conquérant
était resté à ses yeux un personnage malfaisant autant que sublime.
Il avait vu trop longtemps et de trop près les ravages de la guerre
pour s'engouer des hommes qui en faisaient leur jeu. Equitable
pourtant aussi bien que sévère dans ses jugemens, il était aussi
cosmopolite par l'esprit que profondément ns,tional par le cœur.
Cependant son hommage instinctif était pour les grandes vertus plus
que pour les grands talens. Je lui parlais un jour de la physiono-
mie, si frappante selon moi, du prince de Talleyrand. ((Sa phy-
sionomie vous a plu? me répondit-il en souriant; pour moi, je n'ai
jamais pu y voir que l'empreinte de toutes les mauvaises passions
de notre nature... » Il parlait plus volontiers de l'inflexible inté-
M8 REVUE DES DEUX MONDES.
grité du duc de Broglie, de la reine Marie-Amélie, tliat angrl on
eartli, à laquelle il avait voué un culte tout particulier, « la seule
personne éminente de notre siècle, disait-il, contre laquelle le souille
de la calomnie n'a jamais osé s'élever, » — de la noble lutte que
soutenaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot dans les intérêts les
plus chers de l'humanité. Quelle en serait la fortune, quelle en se-
rait l'issue? Car souvent nous nous efforcions ensemble de trouver,
à l'aide des enseignemens du passé, quelques lueurs dans les téné-
breux abîmes de l'avenir. Le sagace témoin de tant de bouleverse-
mens ne scrutait jamais sans inquiétude les destinées futures de la
France. Il croyait le sol trop profondément ébranlé par les secousses
révolutionnaires pour pouvoir longtemps soutenir aucun des édifices
que notre génération tenterait d'y consolider; mais il désirait vive-
ment le triomphe de la monarchie constitutionnelle, qui offrait tant
de garanties pour le repos, pour la grandeur de la France, comme
pour la paix qu'il souhaitait si ardemment. Cette paix était dans mes
vœux aussi profondément que dans les siens. Toutefois, avec l'aban-
don qui faisait le charme de nos entretiens, je ne pouvais dissimuler
à lord Aberdeen qu'à mes yeux la paix, que je chérissais comme lui,
existait à des conditions fort différentes pour les deux pays. Dans
les étroites limites des traités de 1815, — je le reconnaissais plei-
nement, — la France avait pu développer d'une façon réellement
merveilleuse ses immenses richesses intérieures. Pour la première
fois dans sa grande histoire, elle était devenue, grâce à la vivifiante
influence de ses institutions libérales, puissante par l'accroissement
inoui de la prospérité et du crédit publics autant que par l'appareil
de ses forces militaires. Il était tout simple cependant que ceux qui,
comme moi, la servaient avec ardeur n'acceptassent point comme
le dernier mot de ses destinées une situation européenne fondée sur
sa défaite. Toute alliance, toute bonne intelligence permanente avec
elle ne pouvaient reposer que sur une appréciation exacte de ce fait
essentiel et sur un esprit équitable de concession aux changemens
que le temps, les circonstances et nos propres efforts pourraient
amener en Europe. Déjà je voyais poindre en Angleterre une dispo-
sition à répudier les arrangemens de 1815 dans ce qu'ils avaient de
suranné et d'excessif. Le progrès de cette tendance devait être à mes
yeux la garantie la plus solide de la durable alliance que nous sou-
haitions.
Quoi que l'on fasse, les intérêts de deux grands pays comme la
France et l'Angleterre ne peuvent être identiques. Je ne citerai donc
pas, tant s'en faut, comme un reproche pour sa mémoire, la diver-
gence qui se manifestait entre lord Aberdeen et moi, lorsque nous
parlions en principe de la situation européenne. Sans doute il était
LORD ABERDEEN. /lAO
dans son rôle en défendant les résultats de 1815 autant que 'étais
moi-même dans le mien en faisant mes réserves à cet égard. Les
résultats de 1815 étaient pour lui la consécration du plus signalé
triomphe que son pays pût invoquer dans ses longues annales, et,
sachant tout ce qu'ils lui avaient coûté de trésors et de sang, il était
peu disposé à les laisser battre en brèche dans quelque accès de
passager engouement : non qu'il portât aux arrangemens de cette
époque aucun respect superstitieux, non pas surtout qu'il fût animé
envers la France d'aucune mesquine jalousie, même sur les ques-
tions de territoire, et nous en avions eu la preuve à Francfort; mais
plus que personne il avait rélléchi sur la position de l'Angleterre
dans le monde, sur les conditions non-seulement de sa grandeur,
mais de sa sécurité. Nul n'avait vu de plus près tout ce qu'elle pou-
vait déployer de ressources dans un moment de crise vitale et d'in-
domptable ténacité dans une lutte à outrance; mais il n'ignorait pas
qu'une paix assurée et un désarmement absolu étaient profondé-
ment entrés dans ses vœux et dans ses habitudes. Aussi me répli-
quait-il que, si la partie n'était déjà point égale entre la France et
l'Angleterre sous le régime de 1815 , elle serait plus inégale en-
core, au préjudice de son pays, si ce régime était profondément
bouleversé. « La France, me disait- il, ne désarme jamais. Ln
vaste et constant déploiement de ses forces militaires et maritimes
est dans son génie comme dans ses traditions. Elle n'est donc ja-
mais à la merci de personne, et il lui suffit d'une seule grande al-
liance pour exercer la plus formidable domination. Il n'en est pas
de même pour l'Angleterre. Une Europe fortement constituée dans
son intérêt, ou des arméniens extraordinaires et excessifs, telle est
pour elle l'alternative ; sa grandeur, son indépendance, sa sécurité
même, sont à ce prix. » Ceci n'était point pour lord Aberdeen et
pour son école une simple question de suprématie diplomatique,
bien qu'ils trouvassent tout simple de maintenir celle que la vic-
toire et un enchaînement de circonstances heureuses avaient at-
tribuée à leur pays : c'étaient des intérêts de premier ordre qui
étaient en jeu.
On a quelquefois reproché à lord Aberdeen ses sympathies pour
la Russie. J'avoue que pour ma part je ne les ai jamais trouvées
très ardentes. En ISZiS, ce fut lui surtout qui dut s'opposer à l'in-
sertion dans le discours de la couronne d'un paragraphe destiné à
constater, conformément au vœu d'une partie notable du conseil, un
rapprochement intime avec la cour de Saint-Pétersbourg. A cette
époque, la cour de Russie était fort en froid avec le gouvernement
français, fort en prévenance à l'égard de la Grande-Rretagne. Ce fut
dans ces dispositions qu'après la première visite de la reine Victoria.
TOME XXXIV. 29
A50 REVUE DES DEUX MONDES.
au château d'Eu, l'empereur Nicolas se rendit à Londres. On répéta
que le puissant autocrate avait cherché et trouvé l'occasion de dire
à sa jeune alliée qu'il avait toujours six cent mille hommes à son
service. Sans faire grand sacrifice pour se les concilier, lord Aber-
deen n'estimait pas que de tels auxiliaires fussent précisément à dé-
daigner. 11 savait d'ailleurs qu'en les repoussant, en les offensant, il
risquait toujours de les précipiter dans un autre camp, et de faire
naître une situation européenne dont le dernier contribuable en An-
gleterre aurait bientôt à faire les frais.
De même on a beaucoup plaisanté sur ses faiblesses pour l'Autriche.
Ici encore sa politique, sage ou erronée, était pratiquée et procla-
mée sans le moindre mystère : aucune prédilection extrême pour le
prince de Metternich, dont il signalait les terreurs incessantes avec
la plus fine raillerie ; aucun appui prêté ou promis au système de
gouvernement suivi par la cour de Vienne, et qu'il désapprouvait.
11 savait toutefois ce que pesait l'Autriche dans le délicat ajustement
de l'équilibre européen, et il en tenait grand compte dans chaque
question spéciale. Aussi me disait-il parfois : (( Souvenez-vous,
quelle que soit d'ailleurs l'intimité de notre union, qu'en Italie je ne
suis pas Français, je suis Autrichien. » Je combattais de mon mieux
cette tendance; mais, je dois le dire, en mon âme et conscience elle
ne m' étonnait point, et les raisons dont le secrétaire d'état l'ap-
puyait, sans être admissibles pour nous, me semblaient, à son point
de vue, justes et péremptoires. Il avait vu dès sa jeunesse une des
nombreuses émancipations de l'Italie, entreprise d'abord par la
France au nom des principes humanitaires, dégénérer bientôt en
une simple extension de territoire et d'influence, pour devenir en
définitive une des causes déterminantes de la longue lutte entre nos
deux pays. Le triomphe de l'Angleterre avait ramené la domination
autrichienne, et les mômes considérations en demandaient encore le
maintien. Quel que fut le zèle de tout gouvernement français pour
les plus nobles théories, lord Aberdeen estimait qu'aucun ne pour-
rait porter les armes et les trésors de la France dans les plaines de
la Lombardie pour un intérêt qui ne fût pas le sien. Un peu plus tôt,
un peu plus tard, il serait conduit ou condamné à présenter au pays,
comme compensation de la victoire elle-même, non point des voi-
sins plus ou moins unis, plus ou moins libérés, mais de belles et
bonnes provinces acquises, et la perspective peut-être d'un système
européen tout nouveau. Que dirait, que ferait alors l'Angleterre,
dupe et victime peut-être de tel entraînement irréfléchi? Et quel-
ques embarras suscités au pape constitueraient-ils un dédommage-
ment suffisant pour les sacrifices et les périls du lendemain?
Plus je réfléchissais sur cette situation de l'Angleterre à l'égard
LORD AIÎERDEEN. Zi51
de l'Europe, telle que l'envisageait et la maintenait lord Aberdeen,
plus il me semblait inutile et puéril pour notre diplomatie de cher-
cher à l'ébranler, alors que la France elle-même ne hâtait nulle-
ment de ses vœux le moment où s'ouvrirait de nouveau pour elle
la périlleuse carrière des aventures. Lorsque, dans un état de dés-
armement absolu, la Grande-Bretagne exerçait un tel ascendant,
comment lui demander d'en sacrifier les conditions? Le temps seul
pouvait en déterminer la durée, et le temps a prononcé. J'ai sous
les yeux, au moment où j'écris, la principale feuille de Londres;
j'y trouve ces propres paroles : « Les dépenses de notre armée , de
notre marine, de nos services divers, sont énormes, épouvantables,
terribles, exorbitantes. Jamais ce pays n'a fait l'expérience de rien
de semblable.» Je ne m'arrête pas à rappeler ce qu'étaient en 18Zi3
les charges correspondantes, et je laisse aux détracteurs du sage
ministre le soin de dresser ce simple tableau comparatif. Pour moi,
je le répète, j'avais moins à cœur de voir de tels changemens s'opérer
par quelque vertu magique que de me rendre fidèlement compte de
la situation, et de m'assurer si elle était compatible avec d'intimes
relations entre les deux pays. Le gouvernement français, quelque
bien disposé qu'il fût pour l'Angleterre, ne songeait nullement à
licencier son armée ni à désarmer ses vaisseaux. Sans briser encore
les grandes alliances qui lui tenaient lieu d'armemens, le cabinet
anglais nous proposait-il cette intimité nouvelle aux seules conditions
acceptables pour le puissant et glorieux pays que je servais? Mon
opinion sur ce point se forma lentement, avec une circonspection
extrême, je le crois du moins; mais jour par jour la conviction me
gagna, et elle devint à la fin chez moi profonde et permanente. Pour
la France étaient au fond la grande considération, les grands égards,
les grandes prévenances. En tout, depuis l'action commune sur les
plus importantes questions jusqu'au plus infime détail de l'étiquette
et du cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang. Le
soin le plus scrupuleux de sa dignité lui permettait donc d'entrer dans
ces rapports plus intimes autant que son intérêt le lui commandait.
Il ne s'agissait point d'une alliance solennellement formulée. L'union
des deux cours, nouvelle peut-être dans le monde par son caractère
personnel et affectueux, devait aussi adopter insensiblement une dé-
signation nouvelle, qui prit précisément naissance à Haddo-House.
Tenant surtout à me convaincre de son entière sincérité dans les
dispositions qu'il nous témoignait, lord Aberdeen m'avait un matin
montré une longue lettre des ])lus confidentielles qu'il écrivait à
son frère, sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne, pour définir
les relations qu'il désirait désormais entretenir avec le gouverne-
ment français. 11 se servait de cette expression : A cordial good
Zi52 REVUE DES DEUX MONDES.
understnnding . A son tour M. Giiizot la releva, et elle devint plus
tard aussi familière dans la politique que dans la diplomatie. On l'a
souvent critiquée comme peu conforme à l'idiome national. Je n'ai
garde d'entrer, sur ce point ou sur aucun autre, en lice avec les
grammairiens. On a aussi accusé les deux cabinets et un illustre
ministre surtout d'avoir trop souvent et trop hautement proclamé
ce terme comme le mot d'ordre de leur politique. Sans doute, dans
les pays libres , les gouvernemens , en exprimant nettement leurs
vues, alimentent les discussions, souvent même les passions; mais,
comme c'est leur mission et leur devoir d'éclairer l'esprit public, il
n'est point indifférent que les voies les plus salutaires soient par
eux clairement indiquées. En définitive, cette bonne intelligence, si
essentielle aux deux pays et cultivée depuis par des gouvernemens
si divers, a gagné plus qu'elle n'a souflert à être ouvertement et
fièrement érigée en principe. Elle devait momentanément être trou-
blée, je le sais; toutefois les deux peuples, l'Europe, le monde en-
tier, lui ont dû les années les plus paisibles, les plus prospères»
les plus belles que notre génération ait connues.
III.
Des crises nouvelles ne se firent pas longtemps attendre. Dès l'été
de i^hh , la France se trouva engagée dans un différend des plus
graves avec le Maroc. Nos frontières algériennes étaient continuelle-
ment menacées, souvent même envahies par des tribus placées sous
la dépendance de l'empereur marocain : notre vaillant et infatigable
adversaire, Abd-el-Kader, trouvait chez elles tantôt des complices,
tantôt des auxiliaires très efficaces. De fréquentes représentations
avaient été adressées au gouvernement marocain, appuyées enfin par
des démonstrations navales et militaires. Le droit de la France était
incontestable, ses réclamations justes et modérées, et elles étaient
communiquées au cabinet britannique avec une loyauté et une con-
fiance qui certes n'ont jamais été surpassées. Cependant, dans le par-
lement comme dans le public anglais, une inquiétude et une irritation
extrêmes ne tardèrent point à se manifester et à pénétrer de là jus-
que dans les conseils de la reine. Nous étions très près alors de la
conquête de l'Algérie, et l'occupation permanente de ce pays, en dé-
pit des assurances que le cabinet conservateur croyait avoir reçues
du gouvernement de la restauration, était un fait à peine encore
accepté par lui. On s'obstinait à ne voir dans la lutte qui éclatait
que des projets nouveaux d'agrandissement territorial, cette fois
absolument inadmissibles pour la Grande-Bretagne. Des démonstra-
LORD ABERDEEN. 453
tions, des armemens étaient réclamés à grands cris, et plus d'un
ministre influent les jugeait déjà indispensables. « Jamais je ne
vois ou ne rencontre lord Aberdeen, écrivais-je le 29 juillet 18Zi/i,
sans qu'il me répète que c'est là la plus grosse question qui se
soit élevée entre nous depuis 1830. Ce matin encore il me disait :
<( Je veux éviter le plus possible de susciter des difficultés extérieures
à M. Guizot ou de prévoir les extrémités, même les plus inévitables;
mais, de vous à moi, soyez sûr que l'occupation définitive d'un point
quelconque de l'empire marocain par la France serait forcément
un casus belli, et que, dans la mesure même où vous paraîtriez
prendre pied définitivement, nous serions contraints de faire des
démonstrations de guerre proportionnelles. Je me montre toujours
très réservé, très convaincu que vous voulez avant tout la paix avec
le Maroc, moins persuadé qu'elle sera toujours possible, et prêt à ré-
clamer au besoin le droit entier et sans limites de la guerre , si elle
devenait inévitable. »
Le jour même où je résumais ainsi la situation, la nouvelle par-
venait à Londres d'un incident très fâcheux, et qui absorba, bien
plus qu'il ne méritait de le faire, l'attention de l'Europe entière.
L'Angleterre et son gouvernement avaient, dès le principe, vu d'un
mauvais œil l'occupation de Taïti par la France. Ici encore notre
droit était incontestable, car la Grande-Bretagne avait formellement
refusé le protectorat de ces îles. Converties toutefois à la religion
protestante, elles étaient considérées, par une portion notable et très
exaltée du public anglais, comme unies à l'Angleterre par des liens
moins officiels, mais presque aussi sacrés que ceux d'une nationalité
commune. Le principal des missionnaires et des résidens anglais
avait été nommé consul auprès de la reine Pomaré et aux îles des
Amis, comme plus tard aux îles des Navigateurs, et c'était lui pré-
cisément qui venait de débarquer pour rendre compte du flagrant
outrage dont il se disait la victime. Selon la version qu'il fit circuler,
il avait été, sans forme de procédure aucune, arrêté, jeté et détenu
durant six jours dans une sorte de cachot où on lui donnait à man-
ger par un trou dans le plafond, et où, gravement malade, il ne
pouvait consulter son médecin que par le même orifice. Il avait été
de plus, dans une proclamation publique, rendu responsable sur sa
tête des progrès d'une insurrection qui éclatait à l'autre extrémité
de l'île, et en définitive expulsé du lieu où depuis longtemps il avait
placé sa fortune et ses intérêts. A cette occasion, sir Robert Peel
s'exprima avec la vivacité qui a caractérisé plus d'une fois ses pa-
roles publiques sur les questions internationales. Il déclara en eflet,
au milieu des applaudissemens enthousiastes du parlement, qu'un
grossier affront {a gross outrage accompanied with gross indignity)
Ilbll REVUE DES DEUX MOxNDES.
avait été fait au consul britannique, et qu'il ne doutait point que le
gouvernement français n'offrît sur-le-champ la réparation que l'An-
gleterre était en droit d'exiger.
Ces malencontreuses paroles produisirent en France, dans les
chambres encore réunies , le seul effet qu'il fût possible d'en at-
tendre. Depuis longtemps, tous ceux qui regardaient de près la si-
tuation redoutaient surtout une de ces questions irritantes qui met-
traient directement en présence l' amour-propre ou l'honneur des
deux pays, et cette complication survenait dans les circonstances les
moins propices. Quant à nous, nous avions à rétablir les faits mécon-
nus et exagérés, à revendiquer par exemple le droit d'expulser un
étranger dangereux, droit inhérent au régime et conforme à la pra-
tique de tout établissement colonial. Nous avions à repousser, comme
absolument inadmissible, plus d'un projet de solution en faveur du-
quel sir Robert Peel et son cabinet semblaient à la veille même de se
prononcer irrévocablement. Nous avions aussi à déterminer si l'hon-
neur de la France était engagé à adopter ou à répudier de propos
délibéré certaines paroles, certains actes de nos officiers, empreints
de l'extrême précipitation du moment, si, en dépit du mauvais
vouloir qu'il excitait, M. Pritchard n'avait point quelques titres à
une équitable compensation pour ce qu'il avait souffert dans sa
personne ou dans ses intérêts. De son côté, lord Aberdeen avait à
réclamer la satisfaction que l'Angleterre et son gouvernement se
croyaient impérieusement tenus de poursuivre à tout événement. Il
était de son devoir, en évitant avec le plus grand soin tout ce qui
aurait eu au moindre degré un caractère comminatoire, de nous pré-
munir contre une appréciation trop légère de la situation. Enfin il
était appelé à combattre jour par jour, jusque dans le conseil même,
des propositions ou des projets extrêmes auxquels des hommes
comme sir Robert Peel et le duc de Wellington accordaient leur ap-
pui. Sa première communication me fut faite à ce sujet le 29 juillet
iShh. Le différend ne fut terminé que le 5 septembre. Ce long in-
tervalle fut consacré à faire laborieusement la part du vrai et du
faux, de ce que la justice exigeait, de ce que l'honneur réclamait ou
repoussait. Cette discussion se poursuivait au bruit du canon de
Tanger et de Mogador, au moment où une démonstration navale de
la France devant Tunis était jugée indispensable, où, en occupant,
pour les besoins de la guerre, un point du territoire marocain, nous
faisions précisément surgir le cas de rupture indiqué par les plus
modérés en Angleterre. J'écrivais de Londres le 1'' août : « Evidem-
ment lord Aberdeen est en lutte violente sur cette difficulté comme
sur l'ensemble de ses rapports avec vous. Et voyez quel thème four-
nissent à ceux qui se lassent de la politique de ménagemens les
LORD ABERDEEN. /i55
événemens qui surgissent de toutes parts et se conjurent contre
votre œuvre. '> M. Guizot me répondait le 3 août :
« Je reviens de la chambre des pairs. Je ne vous en dis rien. Vous verrez
combien l'émotion est vive. J'ai maintenu mon droit de me taire , mes rai-
sons de me taire, et n'ai voulu faire aucun usage de votre dépêche de ce
matin; mais j'ai été fort poussé par les plus gros comme par les plus petits
de mes adversaires. Tenez pour certain qu'ici comme à Londres il faut me-
ner cette affaire-ci doucement, et que, si elle continuait comme elle a com-
mencé, elle nous mènerait nous-mêmes fort loin. »
Quelques jours plus tard, le 8 août, M. Guizot m'écrivait :
« Il n'y a vraiment pas moyen de traiter des affaires un peu délicates à
cette condition qu'à peine commencées elles feront explosion, explosion tous
les matins, explosion à Londres, explosion à Paris, mettant le feu à tout ce
qui y touche. Vous n'avez pas d'idée de l'effet qu'ont produit ici les paroles
de sir Robert Peel et de ce qu'elles ont ajouté de difficultés à une situation
déjà bien difficile... Le fond de l'affaire a presque disparu devant un tel lan-
gage... De tout ceci il reste une impression bien vive, et qui aggrave beau-
coup les embarras. »
Je répondis de Londres le là août :
« Tous les membres du cabinet, sauf lord Aberdeen, se sont prononcés
pour une augmentation forte et immédiate des armemens maritimes de la
Grande-Bretagne. Lui seul a soutenu que toiite mesure semblable aggrave-
rait considérablement la situation, et il a usé de toute son influence person-
nelle comme de toute l'autorité de sa position pour la faire écarter... »
Cependant la crise s'aggravait en se prolongeant. M. Guizot m'é-
crivit le 15 août :
« Je comprends et je partage votre sollicitude; mais je ne saurais ad-
mettre qu'entre deux gouvernemens sensés et équitables l'un envers l'autre,
un tel incident puisse amener la guerre... J'irai aussi loin que me le per-
mettront la justice envers nos agens et notre dignité. Puis, s'il y a de l'hu-
meur, j'attendrai qu'elle passe; mais s'il y a un acte d'arrogance, ce n'est
pas moi qui le subirai... »
Le 18 août, je recevais encore de M. Guizot la dépêche suivante :
«... J'ai demandé au roi un conseil pour les premiers jours de la semaine
prochaine. Dès que le conseil aura délibéré, je répondrai. Je me félicite plus
que je ne puis le dire que l'affaire soit remise aux mains de lord Aberdeen.
Je compte pleinement sur son bon esprit, son bon vouloir et son courage
contre l'effervescence extérieure. Nous avons entre lui et moi étouffé de-
puis trois ans bien des germes funestes. J'espère que nous étoufferons en-
A56 REVUE DES DEUX MONDES.
core celui-ci. Si nous ne le pouvions pas, j'ose croire que personne ne le
pourrait. Pour mon compte, je ferai sans hésiter, et quoi qu'il m'en puisse
arriver, ce qui me paraîtra juste et honorable; mais, s'il devait y avoir au
bout de tout ceci ou une faiblesse ou une folie, bien certainement je ne
m'en chargerais pas. »>
L'affaire cependant s'était envenimée; le 29 août, j'écrivais à
M. Guizot :
« Mon entretien avec lord Aberdeen sur les affaires du Maroc, et parti-
culièrement sur les dernières opérations à Mogador, a été très grave et très
long... Tout a été discuté et controversé entre nous, et je ne saurais mieux
vous représenter le caractère général de notre entretien qu'en vous rappor-
tant la confidence que lord Aberdeen m'a faite au moment où nous nous
séparions. Nous en étions arrivés à Taïti et à l'anxiété qu'éprouve chacun
sur la décision prochaine que vous m'annoncez à ce sujet. Lord Aberdeen
m'a dit que lord Covvley lui avait rapporté quelques paroles de vous annon-
çant que, si votre dernier mot n'était pas jugé suffisant à Londres, vous n'ac-
cepteriez pas la situation qui s'ensuivrait en restant au pouvoir. « C'est
donc bien la guerre que M. Guizot entrevoit, » m'a dit lord Aberdeen. J'ai
dit qu'assurément, nos propositions rejetées, il ne resterait que cette for-
midable alternative ou des concessions que vous pourriez ne pas vouloir
faire, et qui seraient sans doute aussi impossibles pour d'autres. « Alors,
m'a dit lord Aberdeen, je n'aurais point à choisir: nous nous retirerions
ensemble, et notre politique succomberait avec nous. »
Ces paroles du principal secrétaire d'état résumaient fidèlement
l'esprit que les deux ministres avaient dès l'origine porté dans ce
conflit involontaire. Ils étaient de part et d'autre décidés à obtenir
tgut ce que réclamerait l'honneur de leur pays et à refuser tout ce
qu'il interdirait d'accorder sous l'inspiration du patriotisme le plus
vif et le plus vrai. Ils étaient non moins déterminés à faire préva-
loir leurs vues sages, modérées et conciliantes au prix de leur exis-
tence officielle. Le succès le plus complet couronna leurs constans
efforts. Avertie par notre démonstration navale devant Tunis, la
flotte ottomane ne quitta point les eaux de l'Archipel. De leur côté,
le prince amiral et le maréchal Bugeaud , par la promptitude et la
vigueur de leurs opérations, conduisaient à une fin glorieuse la
guerre contre le Maroc, a J'étais sûr, m'avait écrit M. Guizot, que
M. le prince de Joinville jugerait avec beaucoup de sagacité et agi-
rait avec beaucoup de prudence. Je ne me suis pas trompé. » Le
31 juillet, je m'étais permis d'écrire au prince sur la gravité de la
situation. Sa réponse montre à quel point les hautes convenances
avaient été ménagées, tandis que le plus signalé triomphe était as-
suré aux armes et à la politique de la France.
LORD ABERDEEN. llbl
« PlutoHj à Cadix, le 30 août 18Z|/i. — Je viens vous remercier de vos deux
lettres et en particulier de la dernière, dans laquelle vous me dites de si
bonnes choses pour moi et pour ma femme. Tous les bonheurs m'arrivent
à la fois; mais j'oublie que ce que j'appelle bonheur est peut-être malheur
pour vous, puisque cela risque de troubler la cordiale entente. Pour moi, je
ne crois pas à de si graves conséquences de nos actes. Kotre cause est par-
faitement juste, plus juste que beaucoup d'autres que nous avons laissé
passer sans mot dire, en Chine par exemple. Nous avons la volonté de faire
nos affaires nous-mêmes, sans le concours ni l'assistance de personne. Nous
avons eu pour les étrangers, pour les agens anglais en particulier, tous les
égards imaginables. Par égard pour la sûreté de M. Hay, nous avons attendu
son retour avant de tirer le canon. Les maisons consulaires de Tanger n'ont
reçu aucune atteinte; pas un boulet de plus qu'il ne fallait pour faire taire
les batteries n'a été tiré sur Tanger. A Mogador, nous avons recueilli le
consul et les résidens anglais, nous les avons nourris, nos officiers leur ont
donné des habits. Le commandant des forces anglaises m'en a écrit une
lettre officielle de remercîmens que j'ai envoyée à Paris. Je ne vois là dedans
rien de bien outrageant pour l'Angleterre... Je crois avoir rendu service à
mon pays en frappant un coup énergique qui nous assurera un jour une
influence prépondérante qui doit nous appartenir sur le Maroc. J'ai frappé
ce coup avec tous les égards dus aux étrangers, mais aussi en maintenant
hautement notre droit de ne prendre conseil de personne. Aujourd'hui je
suis des premiers à conseiller au gouvernement de s'en tenir là, de se con-
tenter de la saisie d'Ouchda et de Mogador comme gage, de laisser tomber
l'effervescence des Marocains pour pouvoir, avant le printemps prochain ,
faire une bonne paix; mais il faut qu'on nous" seconde... Je vous dirai que,
si nous avons à nous plaindre de bien du monde, j'ai grandement à me louer
de M. Hay et du capitaine Wallis du Wurspite. Avec ces messieurs, je suis
à cœur ouvert et cartes sur table. »
Vers le jour où cette lettre me parvenait, le discours de clôture
de la reine d'Angleterre annonçait la fin de nos différends tout en
faisant comprendre quelle en avait été la gravité. Quelques paroles
plutôt de regret que de blâme sur des actes dont il eût été impos-
sible à aucun gouvernement français d'accepter la solidarité, la pro-
messe toute conditionnelle pour M. Pritchard d'une indemnité qui,
en définitive, ne fut jamais payée ni même réclamée, tels furent les
termes de l'accommodement consenti de notre part sur la trop fa-
meuse question de Taïti. Ceux qui ont si bruyamment désapprouvé
un pareil arrangement dans de telles circonstances s'étaient fait une
singulière idée de ce que réclament l'honneur et les intérêts d'une
grande nation civilisée. Ils s'étaient aussi formé une étrange opinion
de la consciencieuse maturité avec laquelle ces questions se discu-
tent. En citant les passages qui m'ont paru caractériser les sentimens
mutuels des deux ministres, j'ai soigneusement évité de reproduire
un seid paragraphe qui marquât tout ce qui avait été rejeté, écarté
458 REVUE DES DEUX MONDES.
OU laborieusement débattu entre eux durant cette controverse ardue
de plus de cinq semaines. J'en pourrais citer plus d'un qui étonne-
rait les esprits peu initiés aux minuties de la procédure internatio-
nale, qui a bien aussi ses Pancrace et ses Marphurius. Nous par-
vînmes pourtant à terminer en paix ce misérable conilit, à la grande
satisfaction de tous les gens sensés de chaque côté du détroit comme
des deux ministres sur qui devait porter, fort inégalement plus tard,
le poids de la discussion parlementaire.
« J'ai l'âme en repos (m'écrivait M. Guizot le 9 septembre 18M). A dire
vrai, j'ai toujours espéré ce résultat. Je voyais bien que nous rasions le bord
du précipice; mais ma raison ne pouvait admettre que deux hommes droits
et sensés, comme lord Aberdeen et moi, s'y laissassent tomber avec tout ce
qu'ils portaient. Je voudrais que lord Aberdeen sût quelle confiance vrai-
ment intime et affectueuse s'est enracinée en moi pour lui dans cette
épreuve , qui n'esf pas la première par laquelle nous passions ensemble, et
ne sera pas la dernière... »
Les nations ne tiennent pas grand compte à ceux qui les gouver-
nent des malheurs dont ils les préservent. Que l'on estime pourtant
de bonne foi ce qui serait arrivé , si la question de Taïti avait fini
comme s'est terminée dix ans plus tard la question, moins grave à
son origine, des lieux saints en Orient. On ne contestera guère dès
lors la reconnaissance due aux deux souverains et aux deux minis-
tres qui sauvèrent pour cette fois la paix européenne si gravement
compromise.
En 18Zi5, le ministère de sir Robert Peel fut profondément ébranlé.
Les causes de sa retraite, temporaire d'abord, mais bientôt devenue
définitive, sont suffisamment connues. Personnellement lord Aber-
deen avait été converti, longtemps avant le premier ministre, aux
doctrines du libre-échange, surtout en matière de céréales. Aussi
fut-il dès l'abord de cette faible minorité du conseil qui entreprit
de répudier de la façon la plus brusque et la plus absolue une lé-
gislation dont le principe formait le lien du parti alors au pouvoir,
comme il lui avait fourni son cri de ralliement, de l'aveu de tous ses
chefs, durant les dernières élections. Quant au fond de la question,
le temps a donné grandement raison aux vues incontestablement
éclairées et patriotiques de sir Robert Peel et de ses adhérons ; quant
à la forme, aux circonstances, à la conduite, on a peine aujourd'hui
même à reconnaître qu'ils aient fait preuve de leur habileté ordi-
naire. On aurait compris qu'aux approches d'une redoutable famine
le chef du parti conservateur eût suspendu sur-le-champ, à l'instar
du sage gouvernement de la Belgique, toute sorte de droits protec-
teurs de l'agriculture, laissant à l'avenir le soin de prononcer un
LORD AIÎERDEEN. Ilb9
arrêt définitif. On aurait admis que, préférant une solution immé-
diate d'une aussi périlleuse question, il eût, pour l'assurer, secondé
de tous ses efforts ses adversaires en se refusant absolument lui-
même à y attacher son nom; mais en présence d'antécédens si po-
sitifs et si récens, rechercher, comme a trop paru le faire sir Robert
Peel, les honneurs de l'abolition, c'était briser à plaisir sa belle
majorité, et courir le risque de compromettre non-seulement la
confiance, mais la considération nécessaires pour l'exercice du gou-
vernement parlementaire. L'événement ne l'a que trop prouvé (1).
Le gouvernement parlementaire! ce terme, emprunté à nos ré-
centes discussions, s'est rencontré sous ma plume; mais je m'em-
presse de reconnaître qu'il s'applique bien imparfaitement à l'antique
monarchie britannique. L'usage a consacré, il est vrai, dans ces der-
niers temps, l'absence de toute action ostensible du souverain sur
les affaires de l'Angleterre; mais cette stricte abstention, conforme
au désir général et actuel du pays, n'est point rigoureusement pres-
crite par les formes constitutionnelles. Elle dépend beaucoup des cir-
constances, beaucoup aussi du caractère personnel du monarque. La
maxime « le roi règne et ne gouverne pas, » qui a trouvé ailleurs
une faveur momentanée, n'a jamais été proclamée en Angleterre
comme un article de foi politique. Toutes les formules officielles sem-
blent au contraire la contredire : « la reine qui nous gouverne {the
quccn oiir govcrnor); vaisseaux de la reine, troupes de la reine, ser-
viteurs confidentiels de la reine, » tels sont, entre mille, les termes
de la langue usuelle. J'ai même entendu dire au parlement « opposi-
tion de la reine, » tant on tient à invoquer cette autorité royale dont
tout émane et tout dépend dans l'ordre exécutif, lors même que l'on
combat la politique de ses conseillers.
(1) Si la passion publique raisonnait, je me serais étonné que, dans les violentes dis-
cussions soulevées à cette époque en Angleterre par les corn-laws, le côté fiscal de la
question ait été tellement perdu de vue ; il méritait pourtant que l'on en tînt quelque
comité. D'après le dernier exposé financier de M. Gladstone, le simple droit de balance
de 1 shilling par quarter anglais, maintenu par sir Robert Peel, soit, approximative-
ment, 40 cent, par hectolitre, a produit en 1800 plus de 21 millions de francs. D'après
cette donnée, le droit d'entrée de 8 shillings, proposé par lord John Russell en 1841, eût
rendu 1G8 millions, et le droit de 5 shillings, dont il fut question plus tard, 105 mil-
lions. Il est vrai que dans les deux cas l'imput sur les grains eût été maintenu sérieu-
sement et d'une manière sensible; mais quelle influence eût pu exercer sur le prix de
consommation un droit de 3 shillings par quarter, soit de 1 fr. 20 cent, par hectolitre?
Ce droit de 0 pour 100 environ, en prenant 20 fr. comme prix moyen de l'hcrtolitre,
eût rendu pourtant au trésor britannique plus de G3 millions, et eût permis de réduire
d'iiutant l'impôt sur les revenus, objet de tant de réclamations. Ces considérations ne
sont pas sans intérêt pour la France en ce moment, et viennent fort à l'appui des sages
réflexions présentées dernièrement dans la Revue par M. Léonce de Layergne (livraison
du 1" avril).
460 REVUE DES DEUX MONDES.
La couronne d'Angleterre n'est point un vain symbole. C'est un
pouvoir de l'état, pouvoir très efficace et très salutaire, mais con-
tenu par des restrictions qui ne le sont pas moins. Parmi ces der-
nières, le vote annuel de l'impôt n'est peut-être pas la plus impor-
tante. Le mutiny bill, qui seul sanctionne la fidélité de la "force
armée, est voté annuellement dans les mêmes conditions. Il y a
plus : tous ces agens de la puissance executive, nommés par elle
seule, soumis à elle seule, sont passibles sans rémission, depuis le
plus puissant jusqu'au plus humble, de l'inexorable justice du pays.
Ils obéissent en présence de l'échafaud toujours dressé de Strafford.
S'ensuit-il que tant de précautions prises, non contre l'exercice
régulier de l'autorité royale, mais contre ses excès et ses abus, ou
que tant d'immenses attributions dont, de son côté, le parle-
ment est armé, constituent pour la Grande-Bretagne un gouverne-
ment parlementaire? La locution serait des plus incorrectes. L'An-
gleterre n'a pas mis moins de soin à distinguer et à séparer les
pouvoirs qu'à les restreindre. Le parlement ne gouverne point,
même dans ces cas extrêmes où il dépend de lui de rendre le gou-
vernement impossible. Sa puissance législative, la seule qui lui soit
garantie par le bill des droits comme par les franchises tradition-
nelles du pays, serait elle-même imparfaite sans le concours du
souverain. Les Anglais ont eu, il est vrai, leur gouvernement parle-
mentaire et leur armée parlementaire ; mais alors leur admirable
constitution avait cessé de les régir, comme leurs libertés cessèrent
bientôt d'exister. Il importe de rappeler quelquefois ces vérités bien
élémentaires et pourtant trop souvent méconnues par des publicistes
distingués. Les fausses locutions font les fausses appréciations et
créent les injustes préjugés.
La première crise, qui se termina par la rentrée au pouvoir du
cabinet de sir Robert Peel, à l'exception de lord Stanley, fut signa-
lée par un incident des plus honorables pour lord Aberdeen. On sait
que ce fut sur la répugnance décidée de lord Grey à voir introduire
dans la direction de la politique étrangère les changemens prévus
par chacun que lord .lohn Russell abandonna la tâche de former son
ministère. Cette adhésion, de la part de ses adversaires même, à la
politique essentiellement libérale, patriotique, mais conciliante du
ministre conservateur, semblait alors assez générale dans le pays.
^Les critiques et les censeurs ne faisaient pourtant ])as défaut à lord
Aberdeen; mais j'ai rencontré peu d'hommes publics qui s'y mon-
trassent plus profondément indifl'érens. Frappé pour ma part de la
multiplicité d'attaques semblables, je voyais avec un étonnement
assez naïf, chaque fois que je rentrais en France, des accusations
plus vives encore dirigées contre le gouvernement du roi sous ce
LORD ABERDEEN. 461
même chef de condescendance excessive pour l'étranger. Les unes
et les autres étaient acceptées, accréditées : pouvaient- elles être
fondées de chaque côté? Je m'en expliquai un jour avec M. Guizot.
Je lui témoignai ma surprise qu'aucun des journaux qui défendaient
sa politique ne fît jamais aucune allusion à cette contre-partie con-
stante des inculpations qu'ils repoussaient. Il reconnut avec moi
qu'un moyen semblal)le serait souvent fort efficace auprès de ses
amis; (( mais, ajouta-t-il, jamais, en tant qu'il dépendra de moi, une
feuille qui me soutiendra ne reproduira un seul mot hostile à lord
Aberdeen. )> C'est ainsi que se manifestait de part et d'autre la loyale
amitié des deux ministres; c'est ainsi que les idées et les pratiques
de la paix s'emparaient si profondément du public, que nous avons
été jusqu'à croire leur empire à jamais établi, tandis que les doc-
trines sagement libérales et constitutionnelles se propageaient len-
tement, mais d'autant plus sûrement dans toute l'Europe.
Cette intime et mutuelle confiance nous avait aussi permis ,
entre autres bienfaits, de conduire bien près d'une solution heu-
reuse la question non pas la plus dangereuse, mais assurément la
plus compliquée et la plus délicate de notre temps. En reconnais-
sant immédiatement le droit de succession au trône d'Espagne des
deux jeunes princesses fdles de Ferdinand VII , la France et l'An-
gleterre avaient incontestablement fait preuve d'une parfaite saga-
cité : là était la vraie légitimité, là étaient aussi les espérances les
mieux fondées de la nation: mais en s' acquittant de ce devoir, les
deux gouvernemens s'étaient préparé pour l'avenir une immense
difficulté. Qui épouserait les jeunes princesses successivement appe-
lées au trône de cette antique monarchie? Serait-il permis à l'Angle-
terre, serait-il possible à la France de rester indifférentes à leur choix?
Sous quelle forme, de quel droit pourraient-elles prétendre à l'in-
fluencer? (c Vous allez en Angleterre, disait le prince de Metternich
au comte de Sainte-Aulaire quand il quitta l'ambassade de Vienne
pour celle de Londres ; vous y allez pour maintenir la cordiale en-
tente. Vous vous mettrez d'accord sur tout le reste; vous ne vous
mettrez jamais d'accord sur l'Espagne. » Nous fûmes bien près de
démentir le sinistre pronostic du Nestor de la diplomatie ; mais en
dernière analyse il eut raison contre nous.
Pour l'Angleterre, la question était bien simple : il s'agissait
d'empêcher l'avènement au trône d'Espagne d'un prince français.
Quels que dussent être l'inclination personnelle de la jeune reine,
le désir de la reine sa mère et le vœu de la nation espagnole, le but
constant de la Grande-Bretagne était de prévenir tout accroissement
semblable d'influence pour sa rivale. Elle le poursuivit avec une
ténacité et une rudesse intraitables. De quel droit elle posait cette
À62 REVUE DES DEUX MONDES.
interdiction à la reine d'Espagne sous peine de la perte de son ap-
pui, elle ne s'appliqua jamais aie définir. L'alliance, de l'aveu de
tous, la plus sortable pour la jeune souveraine, comme la plus pro-
pre à garantir son bonheur domestique, ne convenait point à l'An-
gleterre : tel était le seul argument produit en son nom avant l'évé-
nement. Jamais le pro ratione voluntas n'a été plus laconiquement
proclamé. Les vues du gouvernement français étaient, sinon aussi
simples, du moins plus logiques et plus raisonnées. Depuis le pre-
mier jour jusqu'au dernier, rien ne lui eût mieux convenu, s'il avait
formé quelque ambitieux projet, que d'accepter d'avance le choix
librement fait, librement délibéré de l'Espagne, de son gouverne-
ment, de sa jeune reine. Aussi, quand le 5 mars 18A3 sir Robert Peel
dit, dans le parlement, qu'il ne concevait point de restrictions à un
pareil choix, dans de pareilles circonstances, nous empressâmes-
nous de prendre acte de cette déclaration, bien promptement ré-
tractée et modifiée par son plus sagace collègue. Je ne pense pas
qu'aucun gouvernement français eût pu admettre explicitement la
limite posée par l'Angleterre au libre choix de la reine d'Espagne.
« Toute protestation doit se fonder sur un droit, dit M. Guizot dans
le cours de la discussion ultérieure. On n'est point admis à protes-
ter contre un fait uniquement parce qu'il ne nous convient pas. »
Mais derrière cette hautaine prétention il y avait évidemment un
fait très grave pour la France, un péril très grand pour l'Espagne.
Le roi Louis-Philippe avait la plus grande aversion pour tout ce qui
eût pu compromettre la politique du pays au dehors dans une cause
qui lui fût personnelle. 11 avait de plus une répugnance invincible
et spéciale à engager sa propre responsabilité dans les affaires inté-
rieures de l'Espagne. Quand même la question ne se fût compliquée
d'aucune jalousie étrangère, jamais il ne se fût volontairement prêté,
avec la branche espagnole, à une alliance de famille dont le carac-
tère eût été essentiellement politique. Il était d'autant plus libre
de remplir strictement les devoirs de la royauté à l'égard des in-
térêts permanens de l'état. Sans entrer dans aucune comparaison
de la puissance relative des deux nations, sans tenir le moindre
compte des traditions du passé, il semble impossible à tout esprit
sensé et impartial de ne point reconnaître, sur la simple inspection
de la carte, que cet intérêt de la France dans les affaires de l'Es-
pagne est plus direct et plus impérieux que ne saurait être celui
de l'Angleterre. Que prescrivait-il surtout dans la question du ma-
riage de la jeune reine ? Le simple statu giio, le simple maintien de
la couronne dans la maison régnante. Cet intérêt convenait-il moins
à l'Espagne, qui deux fois avait versé le plus pur de son sang pour
les droits de la famille régnante, et à l'Angleterre, qui naguère avait
LORD ABERDEEN. 463
fait pour cette cause tant d'efforts et de sacrifices? Nul ne le préten-
dait. Cependant, en reconnaissant la succession féminine, la France
ne s'était pas seulement exposée, par le mariage de la reine Isa-
belle, à voir une famille nouvelle, hostile peut-être, s'asseoir sm* ce
trône si voisin; elle était, par l'appui qu'elle avait prêté au nouvel
ordre de choses, indirectement responsable des dangereux change-
mens qu'il pourrait entraîner, et elle aggravait encore cette respon-
sabilité en refusant ses jeunes princes au vœu et aux offres de la cour
d'Espagne. La situation donnée, aucun cabinet français, je pense,
n'aurait pu laisser jour par jour grandir un pareil péril sous ses yeux
sans essayer de le prévenir ou de le combattre. Que devaient faire
les deux gouvernemens de France et d'Angleterre, complètement unis
sur l'ensemble de leur politique, mais complètement séparés encore
sur la question qui pouvait tout compromettre? Poursuivraient-ils
dans l'ombre le résultat que chacun avait en vue, au risque de se
trouver subitement précipités dans le plus grave conflit? Cherche-
raient-ils, là comme ailleurs, à restreindre le terrain de la divergence
inévitable, et cà s'établir fermement sur celui d'une honorable con-
ciliation? Pas plus que le roi, M. Guizot ne voulait la seule com-
binaison qui inquiétât le gouvernement anglais. Pas plus qu'eux,
lord Aberdeen ne souliaitait le succès de la seule candidature qui
excitât notre sérieuse inquiétude, celle du prince Léopold de Co-
bourg. On examina la question avec soin, sous toutes ses faces, dans
un esprit de sage appréciation des difficultés diverses; on convint,
non sans peine, de s'entendre franchement, en engageant l'appui
combiné des deux cours à Madrid pour la candidature exclusive des
princes descendans de Philippe Y.
A peine le croira-t-on un jour, en adoptant hautement ce prin-
cipe, qui avant tout excluait nos propres princes et ne garantissait
que l'ordre de succession déjà établi, le gouvernement français fut
accusé de mettre en avant une prétention excessive , de porter at-
teinte à l'indépendance de la reine d'Espagne. Il y avait alors huit
princes, tous très jeunes, placés dans cette catégorie : trois infans
fils de don Carlos, deux infans fils de don François de Paule, deux
princes de Naples, et l'infant fils du duc de Lucques. Au risque de
voir se perdre la qualité royale de leurs descendans, les princesses,
comme les princes, sont condamnées, en fait de mariage, à des choix
très restreints. Surviennent encore les obstacles créés par la reli-
gion, par les considérations internationales. Quelle princesse d'An-
gleterre, obligée de choisir parmi les princes protestans, quelle
princesse de France ou de Russie, soumise à des restrictions cor-
respondantes, a pu voir désigner à son choix, par la politique, plus
de huit partis parfaitement sortables, de son âge et de sa condition?
464 REVUE DES DEUX MONDES.
On n'est pas digne de porter une grande couronne, de représenter
sur le trône une famille illustre entre toutes, si l'on ne tient pas un
compte sérieux des intérêts de cette couronne et de cette famille,
même dans ce qui touche à la vie domestique. Rien n'annonçait que
la reine Isabelle et la cour de Madrid fussent insensibles à ces con-
sidérations. Nous ne pouvions nous dissimuler cependant que ce prin-
cipe de la candidature exclusive des descendans de Philippe V, admis
par les esprits les plus sensés en France et en Angleterre, rencon-
trait moins d'adhésion en Espagne. Lorsque je parle de l'Espagne, je
me sers évidemment de ce terme, si je puis m'exprimer ainsi, dans
le sens le plus pratique. Il y a toujours dans un grand pays telle
influence prépondérante du moment sur laquelle et avec laquelle
la diplomatie étrangère est tenue de compter. Dans cette question
du mariage, l'influence décisive, c'était la reine-mère, et ses vues
au fond n'étaient point celles des deux cours alliées. Les princesses
ses filles étaient les deux grands partis de l'Europe. La reine Chris-
tine voulait pour elles un éclatant mariage, un mariage qui compro-
mît d'une façon personnelle et permanente, dans leurs destinées fu-
tures, un puissant auxiliaire à l'étranger. Telle était notre difficulté
réelle et en même temps la moins connue du public. Constamment
animée de cette pensée, la reine-mère désirait avant tout le mariage
français. La main des deux princesses ses filles pour deux jeunes
princes de France , tel fut son vœu , telle fut son offre constante ;
mais, sur le refus non moins constant de la cour des Tuileries, elle
ne dissimula nullement qu'elle se croyait d'atitant plus libre de re-
chercher le mariage anglais, car personne n'affectait de considérer
sous un autre jour l'alliance avec le prince de Cobourg. C'est sans
doute à cette tendance de la reine-mère que nous dûmes en partie
de voir successivement écarter, malgré tous les efforts de l'ambas-
sade de France, tant de princes descendans de Philippe V. Les fils
de don Carlos furent déclarés inadmissibles à cause de leurs pro-
pres prétentions au trône, les princes de Naples à raison de leur
impopularité présumée. L'infant fils du duc do Lucques, sous l'in-
fluence de la cour de Vienne, ne se présenta point. Restaient donc
seulement les deux jeunes princes fils de don François de Paule,
peu agréables, disait-on, à l'une comme à l'autre reine. La difficulté
grandissait donc malgré tous nos efforts. Elle entrait dans sa ci^ise
au moment même où le gouvernement dont faisait partie lord Aber-
deen recevait son premier ébranlement. Si la France ne se refusait
péremptoirement au mariage de la reine Isabelle avec un prince
français, si l'Angleterre ne se refusait péremptoirement au mariage
de la jeune reine avec un prince de Cobourg, l'un ou l'autre de ces
mariages pouvait se conclure au premier jour, car, après trois an-
LORD ABERDEEN. 465
nées de stériles négociations, la reine Christine et les cortès étaient
pressées d'en finir.
La candidature du prince de Cobourg devenait de plus en plus
menaçante. Une portion de sa famille, un parti considérable en Es-
pagne et l'habile représentant de l'Angleterre à Madrid s'y ralliaient
plus ou moins ouvertement. La reine-mère elle-même, lasse des refus
persistans de la cour de France, faisait offrir au duc régnant de Co-
bourg la main de la reine Isabelle pour le prince Léopold. Contre
son succès, nous n'avions qu'une garantie au dehors, la loyauté de
la cour d'Angleterre et de lord Aberdeen. « iNous sommes destinés à
nous revoir souvent, m'avait-il dit vers l'origine' de nos rapports
plus intimes; croyez tout ce que je vous affu^merai jusqu'au moment
où je vous aurai trompé en quoi que ce soit; dès lors ne me croyez
plus du tout. » Mais les jours ministériels de lord Aberdeen étaient
comptés, et son successeur évident n'avait cessé de combattre sa
politique avec une extrême vivacité. Tout le monde à Paris conve-
nait que l'avènement de la maison de Cobourg, remplaçant sur le
trône d'Espagne la maison de Bourbon , serait pour le gouverne-
ment français le plus sérieux, peut-être le plus funeste des échecs.
En présence de cette éventualité, il était impossible de déclarer d'a-
vance plus nettement que ne le fit alors M. Guizot, dans une note
souvent citée, la conduite que le gouvernement français se verrait
contraint de tenir, si cette solution, contre laquelle, dès le pre-
mier jour, il n'avait cessé de s'élever, devenait probable et immi-
nente. J'assistai avec l'ambassadeur à la remise de cette note à lord
Aberdeen. Nous l'appuyâmes du récit détaillé de tout ce que j'avais
vu et entendu dans un récent voyage à Paris. Je me souviens même
d'avoir demandé au secrétaire d'état s'il était possible à l'ambassade
de mettre directement le prince Albert au courant de la gravité de
toute la question, telle que l'envisageait le gouvernement du roi. La
rupture pouvait encore être prévenue par le fidèle accomplissement
de la condition essentielle de notre accord, la résistance de l'Angle-
terre à toute prétention du prince de Cobourg. Telle fut aussi la
condition que, jusqu'à la fin de son existence ministérielle, lord
Aberdeen remplit avec sa loyauté accoutumée. Son représentant à
Madrid, sir Henri Bulwer, s'étant plus résolument prononcé en fa-
veur du prince Léopold, il lui adressa une si forte remontrance que
sir Henri Bulwer lui offrit sa démission.
Ce fut, dans la question des mariages espagnols, le dernier acte
du ministère de lord Aberdeen. Le premier acte de son successeur fut
de placer le nom du prince de Cobourg à la tète des trois candidats
officiellement désignés par le nouveau gouvernement au choix de la
reine Isabelle. Le résultat est connu; le grave dissentiment qu'il fit
TOME xxxrv. 30
llQQ REVUE DES DEUX MONDES.
éclater entre les deux gouvernemens ne l'est pas moins. Au fond,
les clameurs soulevées en Angleterre par le parti que prit la Fi-ance
pour se garantir d'un désastreux échec n'étaient nullement justi-
fiées. La reine Isabelle épousait en définitive un des trois candidats
oiïiciellement recommandés à son choix par le cabinet nouveau;
l'infante, sa sœur, le prince le plus propre, comme l'événement l'a
prouvé, à assurer son bonheur domestique (1). .le me suis toujours
étonné que le ministère anglais n'ait pas ainsi accepté et présenté
la question sous son véritable jour, d'autant plus que, selon sa con-
stante affirmation, il n'avait jamais réellement voulu ou appuyé le
prince de Goboarg. A défaut d'argumens, les invectives ne man-
quèrent pas, et elles trouvent toujours plus de faveur auprès du pu-
blic que les plus rigoureuses déductions de la logique. L'Angleterre
croit avec une inébranlable ténacité aux vertus et à la candeur de
ses hommes d'état; elle est convaincue d'avance de tous les forfaits
qu'il leur plaît d'attribuer aux ministres et aux souverains étrangers.
Le temps a donné un rude démenti à ces absurdes imputations, à
ces monstrueux pronostics. Au milieu de tant de trônes ébranlés,
celui de la reine Isabelle ne cesse de se consolider; la succession
directe est pleinement assurée, et l'heureuse existence de l'infante
et du prince français s'écoule loin de la cour et loin de la poli-
tique.
Lord Aberdeen quittait le pouvoir sans le regretter. Je crois
même qu'il hâtait secrètement de ses vœux l'heure où il pourrait
déposer son écrasant fardeau pour reprendre momentanément les
douces occupations de sa vie privée. Il aimait pourtant les affaires,
et souffrait de les voir conduites d'après des principes qui n'étaient
pas les siens. Je crois même qu'en iSIiQ il eut voulu mener jusqu'à
une solution satisfaisante pour nos deux pays cette difficile question
du mariage des princesses espagnoles. Toujours est-il qu'il con-
templait avec une certaine appréhension, pour l'affaire elle-même
comme pour nous, la fâcheuse coïncidence d'un changement de
ministère à Londres avec la période critique à Madrid : non qu'il
envisageât avec aucune prévention de parti ni aucun préjugé per-
sonnel la politique de ses successeurs; pour l'illustre chef du nou-
veau cabinet surtout, il avait une sympathie particulière. — Lord
(1) Telle fut la première et judicieuse impression du public anglais; telle fut celle
de lord Aberdeen quant au fond de la question, car sur la forme et les circonstances
nous ne nous mîmes jamais complètement d'accord avec lui. Dès le 14 septembre, il
écrivait de Haddo : « I présume that tlie marriage of the Queen is regarded witb satis-
faction in this country. We niight perhaps bave preferred the duc de Scville, but \ve
can bave no reason to object to tbe duc de Cadiz. » Et plus tard, le 28 octobre : « To
the marriage itself of the duc de Montpensier 1 attach littlc importance. »
LORD A15EBDEE^. Zi67
John and I arc onc minci, — me dit-il le dernier jour, tandis que
nous tentions de tirer ensemble l'horoscope des prochaines relations
des deux cours. L'expression était juste, en tant qu'elle s'appliquait
à l'élévation commune de l'esprit, au dédain commun pour le côté
tracassier et personnel des affaires. Quant à l'appréciation des inté-
rêts européens de l'Angleterre, les deux hommes d'état étaient au
fond d'une école différente.
Malgré toute la latitude que permettent, que commandent même
les nobles usages de la société de Londres, je savais combien sont
délicates les relations d'une ambassade étrangère avec les chefs d'un
parti éloigné du pouvoir, même lorsque ceux-ci, comme le procla-
maient sir Robert Peel et lord Aberdeen, annoncent l'intention d'ap-
puyer leurs successeurs. Je savais aussi qu'en pareille matière nul
n'était juge plus compétent que lord Aberdeen lui-même. Je lui
abandonnai donc le soin de régler ce que deviendraient désormais
nos rapports. .
Fidèle aux vues conciliatrices qui l'avaient toujours animé, lord
Aberdeen resta préoccupé, même en dehors du pouvoir, de rétablir
entre les deux cours les relations amicales si nécessaires à la paix
du monde, et M. le duc de Broglie, que, sur la demande du roi et
de M. Guizot, une même pensée avait décidé à accepter l'ambas-
sade de Londres quand M. de Sainte-Aulaire la quitta, ne trouva
point d'auxiliaire plus efficace. Nous aurions souhaité sans doute
parfois que son opinion fut proclamée aussi haut dans le parlement
qu'elle était nettement constatée dans la conversation; mais lord
Aberdeen n'était point orateur. Il était d'ailleurs, ainsi que sir Robert
Peel, lié et enchaîné par sa sincère intention de prêter tout appui à
ses successeurs contre les attaques du parti protectioniste. La fata-
lité le voulait alors ainsi. Notre monarchie constitutionnelle comptait
en Angleterre peu d'adversaires et d'innombrables amis; mais nos
amis étaient de leur nature circonspects, prudens, peu agressifs :
parmi nos rares adversaires se rencontrait tout ce que le pays avait
de plus passionné, de plus audacieux, de plus entreprenant, ci Vous
aurez neuf sur dix contre vous, disait un de ses amis à Cromwell.
— Oui, mais le dixième tiendra l'épée. » Que de fois l'opinion du
grand nombre a été ainsi maîtrisée ! u Jamais nous ne vous avons
assez secondés! s'écria lord Aberdeen après la catastrophe. — Je
vous l'ai dit souvent; maintenant il est trop tard. »
Combien de calamités en effet allait attirer sur l'Europe la chute
du gouvernement constitutionnel de la France! Celui qui les avait
conjurées durant tant d'années, le roi Louis-Phihppe, arrivait en
proscrit sur le sol hospitalier de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen
et sir Robert Peel n'étaient pas de ceux que la contagion du malheur
468 REVUE DES DEUX MONDES.
éloigne ou refroidit. Leurs offres de service, leurs témoignages de
sympathie à l'égard des augustes exilés furent empressés, constans,
prirent les formes les plus délicates et les plus touchantes. Je n'y
eus recours qu'une fois, mais dans une circonstance qui m'a laissé
un souvenu' indélébile. La reine Victoria avait fait immédiatement
proposer par mon entremise la résidence royale de Claremont au
roi et à sa famille , qui avaient provisoirement agréé cette gracieuse
attention. Quelques membres du cabinet en conçurent de l'inquié-
tude, et l'un d'eux me le témoigna. Je tins à connaître sur ce sujet
le sentiment des chefs du parti conservateur. Jamais je n'oublierai
avec quelle vivacité ils me l'exprimèrent, mais dans un sens tout
opposé. D'après leur conseil, je vis le duc de Wellington, arbitre
généralement consulté et accepté aloi's à Londres dans les questions
difficiles. Je fus frappé de tout ce qu'il y avait de chaleur et d'élé-
vation dans le cœur du vieux guerrier. Il discuta la position du roi
et de la famille déchus, et la convenance toute particulière de leur
établissement h Claremont, avec la justesse et la netteté d'appré-
ciation qui lui étaient propres. Il se résuma ainsi : Mind the king
does not Icave Claremont nnlil I Icll you.
Cet avis, qui fut celui de tout le pays, prévalut en effet, et les in-
quiets ne tardèrent pas à se rassurer. Pourtant le sentiment public
en Angleterre, si empressé pour le roi Louis-Philippe dans des jours
plus heureux, ne lui fut guère fidèle au jour de l'adversité. A travers
l'abîme des siècles écoulés, qui de nous n'a entendu ce cri : « mieux
vaut être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » Que
de fois a-t-il été répété depuis par la vertu politique proscrite!
Quel souverain étranger a jamais prodigué, comme le roi Louis-
Philippe, sa royale hospitalité à tout ce qui appartenait à l'Angle-
terre? Qui a conçu et témoigné pour elle une aussi vive sympathie?
Qui a fait autant d'efforts pour maintenir son alliance, souvent peu
populaire? Les princes n'ont guère à compter sur la reconnaissance
des peuples dont ils assurent le bonheur; qu'ils n'attendent pas da-
vantage de ceux auxquels leur courage et leur sagesse ont épargné
des maux incalculables !
La révolution de 1848 marqua le terme de mes relations suivies
avec lord Aberdeen. Je n'eus dès lors que de rares occasions de le
revoir. Il reprit la direction des affaires au mois de janvier 1853,
dans les circonstances les plus honorables. Le ministère de lord
Derby succombait faute d'un appui ])arlementaire suffisant. Qui pré-
siderait à ses adversaires combinés ? Sous quelle autorité, respectée
de tous, se fonderait enfin l'union des vvhigs et des peelites, atten-
due depuis longtemps par l'Angleterre, et qui la gouverne encore
aujourd'hui? Le choix de la reine Victoria, d'accord avec le senti-
I.ORD ABERDEEiX. Zi69
ment public, désigna lord Aberdeen comme le chef de l'administra-
tion la plus brillante par sa composition personnelle que la Grande-
Bretagne ait peut-être jamais vue. L'hommage était grand et mérité;
mais le succès ne répondit point à l'espérance générale. « Quand
vous viendrez parmi nous, m'écrivait un des membres les plus dis-
tingués du nouveau cabinet (3 mars 1853), vous verrez un étrange
aspect des aflaires et des partis, surtout dans les murs d'Argyle-
House. » En eflet, trop de puissantes ambitions se heurtaient et se
neutralisaient dans ces étroites limites. Pourtant rien n'eût empê-
ché sans doute lord Aberdeen de fournir la carrière moyenne des
premiers ministres de la Grande-Bretagne depuis le bill de réforme
sans la grave complication étrangère qui survint dès sa rentrée au
pouvoir; mais l'ère de la paix européenne, dont il était devenu le
plus illustre représentant et le plus constant défenseur, touchait alors
à son terme. Lorsque le différend entre la France et la Bussie sur la
question des lieux saints éclata, l'opinion en Angleterre se prononça
d'abord pour l'abstention. Bientôt cependant on vit prévaloir les
inspirations d'une politique diflerente. Avec une soudaine et surpre-
nante ardeur, les principes de la paix et les hommes qui les repré-
sentaient furent abandonnés. Les convictions intimes de lord Aber-
deen n'en furent point ébranlées. Comme tout le monde, il blâmait
la folle présomption de l'empereur Nicolas; mais depuis quarante
ans la Bussie était en Europe l'alliée de l'Angleterre, depuis vingt
ans l'adversaire déclarée de la France. Les plus éclatans succès n'é-
tabliraient point pour la Grande-Bretagne une situation meilleure, et
si par aventure, dans cette guerre lointaine, le premier rôle n'était
point pour elle, si, entrant dans la lutte avec plus de calme et
moins de passion, son alliée, par une paix habilement prématurée,
se conciliait l'ennemi aux dépens du frère d'armes, si ce premier
bouleversement de la situation de 1815 devait y apporter une con-
fusion permanente, qu'aurait gagné l'Angleterre aux sacrifices qu'elle
s'imposait? — Telles étaient les appréhensions de lord Aberdeen au
moment où allait s'engager ce grand conflit. Appelant la guerre
avec ardeur, le pays reporta, je le répète, ses sympathies sur les
hommes qui partageaient ses entraînemens, sur celui avant tout
qui unissait l'expérience consommée d'une longue carrière politi-
que à la virile ardeur d'une aml)ition et d'un patriotisme exaltés.
La situation donnée, la confiance publique était bien placée, et nul
ne le sentit mieux que lord Aberdeen. Sa retraite, précipitée par
quelques dissensions fâcheuses, fut au fond volontaire, comme elle
devait être définitive.
Le cœur de la reine Victoria demeura plus fidèle que l'inconstante
faveur populaire au plus judicieux et au plus dévoué de ses conseil-
h70 REVUE DES DEUX MO.NDES.
lers. Après lui avoir fait accepter l'ordre de la Jarretière, elle tint
à lui donner un témoignage nouveau de sa bienveillance en lui ren-
dant visite à Iladdo-Ilouse (octobre 1857). La réception fut digne
de la circonstance, et cinq cents fermiers à cheval, sous la con-
duite du colonel Gordon, officier distingué de l'armée de Grimée,
formèrent, sur les terres patrimoniales de Haddo, l'escorte de la
souveraine bien-aimée. Ge fut là le dernier événement comme le
dernier effort de la vie publique de lord Aberdeen. Lorsque je le
revis bientôt après à Haddo -House, la maladie avait déjà frappé
cette constitution vigoureuse. Cependant la pénétration de l'esprit,
la tendresse des sentiraens, l'attrait de la conversation, n'avaient reçu
en lui aucune atteinte. La récente révolte de l'Inde était alors la
question dominante. Justement indignée des excès de l'insurrection,
l'opinion en Angleterre persistait à réclamer une répression excessive
avec les fureurs qui lui sont propres quand la passion l'enivre. Que
n'ai-je pir recueillir chaque parole, chaque pensée de l'homme d'état
dont la fin semblait si prochaine ! Qui a jamais, avec une plus ex-
quise etplus lumineuse équité, marqué ainsi la part de la justice en
revendiquant celle de l'humanité? Cependant un effort pénible, pé-
rilleux peut-être, se trahissait à chaque instant, et, d'accord avec sa
famille, je ne me prêtais qu'en tremblant à nos courtes et rares en-
trevues. Un jour il fut question de la chasse aux loutres, longtemps
son sport da prédilection. « Mes loutres sont épuisées, ivorn-oul ,
dit-il en souriant, mes chiens sont épuisés, et je suis épuisé moi-
même. » Ainsi se trahissait parfois la calme et sereine conscience
de son état sans que son active sollicitude pour les affaires publiques
en fût ralentie. Averti à Edimbourg de ce triste changement, j'avais
poursuivi mon voyage à Haddo non sans de grands scrupules. Mon
séjour ne me causait pas une moindre perplexité. Je craignais à la
fois de le prolonger et de contrarier lord Aberdeen en l'abrégeant
outre mesure. Une nouvelle bien funeste fut la cause toute naturelle
de mon départ. La mort avait frappé du coup le plus soudain et le
plus cruel une princesse supérieure dans toutes les fortunes. Pressé
de m'associer de plus près à une affliction que lord Aberdeen par-
tagea sincèrement, je lui fis en toute hâte des adieux que je croyais
être les derniers. Je me trompais pourtant. Je devais le revoir plu-'
sieurs fois encore. Il revint lui-même à Londres, et on put croire à
une amélioration sensible dans son état. On le vit reprendre, avec
une portion de ses forces, quelques-unes de ses habitudes; mais ce
retour à la santé fut bientôt suivi d'une rechute, et en 1860 il de-
vint impossible de se dissimuler les ravages croissans d'un mal in-
curable. — Lord Aberdeen s'éteignit à Londres, sans douleur, au
sein de sa famille, vers la fin du mois de décembre 1860.
LORD ABtRDEEiX. A?!
J'ai atteint, j'ai dépassé môme les limites de la tâche que je
m'étais assignée, et pourtant je n'ai que bien incomplètement, bien
imparfaitement retracé cette belle carrière parcourue pendant cin-
quante-quatre années sans faste, sans bruit, féconde en résultats
obtenus par la plus habile persévérance , et jamais exploités dans
un intérêt personnel, jamais étalés avec vanité. C'est le caractère
original de la politique de lord Aberdeen et de lui-même, ({u'il
était sincèrement et qu'il a été constamment à la fois conservateur
et libéral, dévoué à l'ordre européen et aux principes sur lesquels il
repose, mais attentif aussi à respecter les droits, à tenir compte des
intérêts, à ménager les sentimens des peuples divers," et partout
défenseur de l'équité, partout ami de la civilisation générale, en
même temps que serviteur fidèle de son propre pays. Je me suis
surtout attaché, en parlant de lui, à recueillir les souvenirs qui in-
téressent particulièrement la France; il appartient à d'autres de
faire connaître pleinement cette grande époque et lord Aberdeen
lui-même par les documens qu'il a laissés. Si les nombreuses lettres
qu'il a écrites à l'occasion des affaires publiques étaient recueillies
avec soin, quel trésor serait ainsi accumulé de curieux renseigne-
mens , de sages appréciations , de noble jurisprudence politique !
Souffrira-t-on que cette pure et précieuse lumière soit perdue pour
nous et pour la postérité, qu'elle s'éteigne sans retour dans le néant
de l'oubli? Espérons plutôt qu'elle sera vivifiée et entretenue par
une pieuse sollicitude. On affirme à Londres que lord Aberdeen a
laissé ses papiers politiques sous la pieuse garde de sa propre fa-
mille en désignant, pour surveiller toute publication éventuelle , sir
James Graham et M. Gladstone, dignes entre tous d'élever à la mé-
moire de leur chef vénéré un monument digne de lui.
Jarnac.
UNE
PRINCESSE DE SAVOIE
A LA. COUR DE LOUIS XIV
I. Mémoires d'une Demoiselle d'honneur de madame la duchesse de Bowgogtie.
II. Souvenirs de madame de Caylus, nouvelle édition.
La fortune se plaît à mêler sur la scène du monde bien des êtres
divers, humbles ou grands, puissans ou gracieux, qui se montrent,
passent, disparaissent, et les plus heureux, ceux qui gardent dans
l'histoire la plus sympathique figure, ne sont pas ceux qui vont
jusqu'au bout de leur carrière. Ceux-là n'ont plus rien h demander
à la vie, plus rien à donner d'eux-mêmes. Ils ont dit leur dernier
mot, montrant tout ce qu'ils pouvaient, tout ce qu'ils étaient, ne
laissant rien à deviner, dissipant trop souvent les charmes de leur
jeunesse par les tristesses de leur déclin, et quelquefois on se prend
à dire d'eux : a Ce n'était que cela! » Ceux qui disparaissent avant
le temps ont pour eux le mystère d'une destinée inachevée, qui n'a
pas connu le désenchantement. Princes, poètes ou hommes d'état,
ils représentent une force brusquement enlevée au monde, ou un
charme prématurément évanoui, une espérance arrêtée dans son
essor; ils sont comme la poésie de l'histoire. Ce qui est arrivé de
ceux qui ont vécu, nous le savons : c'est la réalité, souvent maus-
sade, quelquefois navrante, rarement victorieuse. De ceux qui s'en
sont allés avant l'âge, nous ne savons rien; l'imagination seule leur
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. 473
fait une destinée fictive, ils ont une légende qui va se mêler à
l'histoire.
Quel esprit curieux, en contemplant le xvii'' siècle dans la suite
de ses péripéties, dans ce tumulte de personnages qui se heurtent,
se pressent et se succèdent, ne s'est demandé ce qui serait arrivé, si
le duc et la duchesse de Bourgogne eussent assez vécu pour régner,
et ce qui serait survenu pour la France elle-même du règne de ce
petit- fils de Louis XIV, élève de Beauvilliers et de Fénelon, ayant à
ses côtés la plus spirituelle et la plus gracieuse des princesses? La
réalité, nous la connaissons : c'est la régence et Louis XV s'endor-
mant dans les voluptés efféminées, tandis que tout se détraque et
va vers l'abîme. Le roman de ce qui aurait pu être et de ce qui n'a
point été, c'est le règne du duc de Bourgogne, et l'héroïne de ce ro-
man, c'est cette petite princesse de Savoie, véritable enfant gâté de
Louis XIV, élève soumise et révoltée de M'"*" de Maintenon, échap-
pant à toute contrainte par les saillies de son humeur, animant une
cour vieillie de sa grâce pétulante, puis disparaissant tout à coup
dans la fleur de sa jeunesse, à vingt-six ans : image singulièrement
vivante, qui se dégage du déclin d'un grand siècle. La duchesse de
Bourgogne est une de ces apparitions charmantes dont je parlais,
qui ne font que passer, et dont l'indéfinissable attrait semble se
rajeunir sans cesse, tantôt par une notice, tantôt par quelques
lettres inédites, tantôt par une de ces fictions qui sont l'illusion de
l'histoire. Était-elle accompagnée, quand elle vint en France, d'une
demoiselle (V honneur , jeune et intelligente comme elle, qui l'a
suivie jusqu'à la mort, puis a raconté ce qu'elle a vu dans des mé-
moires inconnus jusqu'ici et heureusement tirés de l'oubli? C'est
plutôt, je pense bien, une demoiselle d'honneur de notre temps qui
a lu Saint-Simon et M'"^ de Gaylus et bien d'autres, et qui, avec ce
qu'elle a lu, a formé ce tissu léger où se dessine encore l'aimable
figure.
Ce passage de la duchesse de Bourgogne à la cour de France,
ce règne anticipé et interrompu de la vivacité et de la grâce fut le
dernier rayon qui éclaira la vieillesse de Louis XIV, de 1696 à 1712,
de même que le règne d'une autre princesse, de Madame, duchesse
d'Orléans, avait marqué le plus beau moment de sa jeunesse, de
1661 à 1670. On s'est plu longtemps à voir dans cette époque un
type de majesté correcte et d'uniforme grandeur, où tout se meut
sous le regard et au signal du maître. C'est au contraire une époque
pleine de vie et de mouvement, de ce mouvement dont l'unique
expression est dans Saint-Simon. Les épisodes s'y multiplient, les
personnages s'y pressent comme les événemens, et plusieurs fois
l'époque change de physionomie. C'est un drame aux acteurs in-
Mil REVUE DE? DEUX MONDES.
nombrables et aux péripéties très diverses. Dans cette carrière de
grandeurs et de désastres qui compose le xvii'' giècle, la paix de
Niniègue est le point culminant, la paix de Ryswyk est une sorte
de point d'équilibre, comme une halte avant le déclin, avant la for-
midable étreinte de la guerre de la succession d'Espagne, et cette
paix de Ryswyk, on le sait, a pour prologue la paix d'Italie, négociée
entre deux combats avec le duc de Savoie Victor-Amédée II. C'est
alors, dans ce monde où régnent Louis XIV vieilli et M'"^ de Main-
tenon, où s'agite la foule des courtisans et des princes légitimés,
qu'apparaît la jeune duchesse, rejeton vivace de cette vivace maison
de Savoie qui poussait ses rameaux dans toutes les cours, ei qui eut
vers le même temps ou à peu d'intervalle deux filles de son sang
reines ou presque reines. L'une porta la couronne en Espagne et fut
la reine Marie-Louise-Gabrielle, la première femme de Philippe V;
l'autre était faite pour régner en France : ce fut Marie-Adélaïde, du-
chesse de Bourgogne. Les deux sœurs se ressemblaient par je ne
sais quelle grâce fière et charmante. Une alliancp de famille entre
les deux cours n'avait rien de nouveau ; c'était au contraire une
tradition. Ce mariage de Marie -Adélaïde de Savoie et du petit- fils
de Louis XIV se fit pourtant d'une façon singulière.
On était au moment où se préparait cette évolution qui allait faire
passer Victor-Amédée du camp des alliés dans le camp de la France.
Louis XIV réclamait comme otage une des filles du duc. On négo-
ciait secrètement tout en se battant, lorsqu'un jour un envoyé de
Victor-Amédée, Gropello, arrivait à Pignerol, où était le comte de
Tessé, avec la mission de remettre un portrait de la jeune princesse.
Ce fut l'idée première du mariage qui devint une des conditions de
la paix négociée par Tessé et étrangement disputée par Victor-Amé-
dée. La paix se fit en effet à Turin le 29 août 1696, et en même
temps Marie-Adélaïde de Savoie fut fiancée au duc de Bourgogne.
Elle devait être conduite en France pour y être formée aux usages
de la cour et achever son éducation sous les yeux de M'"*" de Mainte-
non, en attendant que le mariage put être accompli : elle avait onze
ans à peine, et le duc de Bourgogne en avait treize ! Il est vrai que le
contrat de mariage de la jeune duchesse disait qu'elle était « douée
de connaissance et de jugement au-dessus de son âge. » C'est ainsi
que cette enfant précoce devenait comme un gage de paix et par-
tait pour la France non plus comme otage, mais comme future dau-
phine. Elle quittait sa petite cour de Turin le 7 octobre avec Tessé
et tout un cortège savoyard qui la conduisit jusqu'à Pont-de-Beau-
voisin, où elle fut reçue par Dangeau, et le ih novembre elle se
trouvait aupi-ès de Louis XIV, qui était allé l'attendre à Montargis.
C'était désormais la duchesse de Bourgogne, quoiqu'elle ne dût
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. Mb
être mariée réellement qu'un an plus tard, au mois de décembre
1697, et qu'elle dût vivre quelques années encore, jusqu'en 1699,
séparée de son jeune mari. Du premier coup elle fit la conquête du
grand roi, et cette impression d'enchantement est passée tout en-
tière dans une lettre que Louis XIV écrivait le soir même à M'"'' de
Maintenon, lettre où il peint sa nouvelle petite-fdle, et où il se peint
lui-même naïvement préocccupé du dehors, de l'extérieur, de l'efîet.
Il la décrit un peu comme un homme qui vient de recevoir un oiseau
rare, ou, mieux encore, comme un vieillard désaccoutumé de la jeu-
nesse : « Je l'ai montrée de temps en temps à ceux qui s'appro-
chaient, dit-il, et je l'ai considérée de toutes manières... Elle a la
meilleure grâce et la plus belle taille que j'ai jamais vues, habillée à
peindre et coiffée de même; des yeux très vifs et très beaux, des
paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge
comme on peut le désirer; les plus beaux cheveux blonds que l'on
puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre comme il convient
à son âge; la bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents
blanches, longues et mal rangées... Elle parle peu, au moins à ce
que j'ai vu, n'est point embarrassée qu'on la regarde, comme une
personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d'un air
un peu italien. Elle a quelque chose d'une Italienne dans le visage,
mais elle plaît, et je l'ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour
moi, j'en suis tout à fait content ; ... je la trouve à souhait et serais fâ-
ché qu'elle fût plus belle... » Ce qui frappe surtout Louis XIV dans
le premier moment, c'est que la jeune duchesse ne manque à rien et
tient sa place à merveille. Simple, naturelle et aisée, ainsi cette pe-
tite personne faisait son entrée dans un monde si nouveau, se prê-
tant à tout pour réussir, ayant le don de plaire, mais gardant tou-
jours le sentiment de sa race et cette originalité italienne qui était
un charme de plus.
C'était comme une fleur transplantée de cette petite cour de Turin
qui se modelait de loin sur la cour de Versailles, mais qui ne laissait
point d'avoir elle-même son originalité dans le monde de ce temps.
Quoique tout imprégnées de l'inlluence de la France et formées à la
galanterie, les mœurs y gardaient je ne sais quoi de fruste et d'un peu
provincial. Là vivait une noblesse qui nourrissait l'orgueil du sang
plus qu'à Versailles peut-être, qui affectait les façons françaises, qui
parlait notre langue, mais qui, selon le mot d'un écrivain italien,
était bien loin d'avoir cette affabilité, cet air dégagé et courtois,
cette vivacité de caractère de la noblesse française. Il y avait dans
cette nature piémontaise de la gravité, de la rudesse, de la sagacité
mêlée de défiance, et une forte saveur de terroir. C'était une no-
blesse qui vivait des armes et de la politique où elle était passée
476 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtresse. Les femmes, avec de la beauté naturelle, avaient de la
vivacité, de l'esprit, de l'enjouement, mais peu de culture. Quel-
ques romans français composaient toute la bibliothèque de celles
qui savaient lire. « Les femmes en général, dit un observateur du
temps, sont portées à la galanterie, quelques-unes par nature,
d'autres par mode, et pour ne pas paraître oubliées. Il en est qui
restent à l'abri, mais elles sont rares. » Qui ne se souvient des libres
peintures d'Hamilton et des aventures un peu scabreuses du cheva-
lier de Gramont à la cour de Turin? Il n'y avait point réellement
peut-être ce qu'on peut appeler une société à Turin: c'était plutôt
un petit monde que le maître , Yictor-Amédée, gouvernait comme
une grande famille; il avait le regard à tout, disposait de tout, au
point de régler les relations des personnes de sa cour, à qui il inter-
disait un moment les assiduités chez l'ambassadeur de France. Et
comme M. de Tessé le lui reprochait, il répondait sans façon : « Nous
ne sommes ici qu'une poignée de gens, tout se sait. Nos Piémontais
n'ont guère d'esprit, nos Piémontaises encore moins... On n'aura
pas été dix fois de suite dîner chez M. l'ambassadeur qu'il en naîtra
toute sorte de dits et de redits qui ne sont que trop ordinaires dans
les petites cours. Celle de France est une mer où l'on s'observe
moins; celle-ci n'est quasi qu'une famille où l'on sait tout... »
Cette petite cour, comme celle de France, avait cà cette époque sa
favorite qui subjuguait le duc et le tenait captif autant qu'on pouvait
tenir cette insaisissable et ombrageuse nature de prince : c'était une
Française, de la maison de Luynes, d'une beauté attachante et ma-
riée à un gentilhomme piémontais. La comtesse de Verrue avait com-
mencé par être une Lavallière, elle finissait par être une Montespan,
hautaine, impérieuse, poursuivant, elle aussi, la légitimation de ses
enfans jusqu'au jour où elle en vint à trahir le duc en livrant ses se-
crets à Louis XIV. Victor-Amédée portait dans ses amours une hu-
meur inquiète et ardente qui en faisait une suite d'orages. Il avait
sa Montespan, dis-je; il eut plus tard sa Maintenon dans la comtesse
de Saint-Sébastien : homme étrange d'ailleurs, emporté dans ses
passions et inépuisable dans ses ruses , conduisant ses amours
comme ses affaires, incompréhensible d'humeur, et capable, lorsqu'il
lui survenait un prince héritier de sa couronne, d'avoir des mouve-
mens de paternité, selon le mot de Tessé, qui allaient jusqu'à la
fureur. C'est là, dans cette cour où se reflétaient les mœurs galantes
de la France, mais où régnait avant tout la préoccupation de la po-
litique concentrée dans une pensée unique d'agrandissement, c'est
là, sous les yeux de la duchesse Anne d'Orléans, femme de Victor-
Amédée, petite-fille par sa mère de la séduisante Henriette d'An-
gleterre, que s'était formée depuis 1685 cette jeune Marie-Adélaïde,
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. kll
appelée à l'improviste à devenir un gage de rapprochement entre
deux mondes si divers de puissance, d'éclat et d'esprit. La petite
princesse n'avait pas tout pris de la cour de Savoie; elle en avait
pris une certaine originalité native, la grâce qu'elle tenait de la fa-
mille de sa mère et un peu aussi de la ruse de son père, tout ce qui
charma au premier instant, lorsqu'elle montait les degrés de l'es-
calier de Fontainebleau, conduite par Louis XIV, et ce qui faisait
dire à M'"'' de Maintenon elle-même, chargée désormais de faire son
éducation : (( Cette Italienne est vraiment fort jolie. »
Les jeux de la politique, on l'avouera, en faisant de la duchesse de
Bourgogne l'élève de M'"" de Maintenon, ne pouvaient combiner un
spectacle plus curieux et mettre en présence deux figures plus dif-
férentes. Tout était mouvement, pétulance et action chez l'une, fille
d'une race originale et hardie. L'autre, la dame aux coiffes noires,
selon le nom qui lui est resté, était la reine équivoque d'une cour
figée dans l'étiquette, l'image grise et terne d'une époque vieillie.
De quelque façon qu'on juge M'"" de Maintenon, qu'on la représente
sensée, judicieuse, reine par la grâce d'une raison aimable et en-
jouée, elle garde toujours ce maussade reflet qui s'attache à une
liaison de vieillards , cette liaison prît-elle une couleur de vertu et
de religion, — à une fortune de ce genre, conquise non par la pas-
sion, mais par l'habileté et le calcul, cette fortune fût-elle présentée
comme un sacrifice et un martyre. M'"^ de Maintenon a pu avoir le
mérite de préserver la vieillesse de Louis XIV des amours déshono-
rans; elle rétrécit son règne. C'est peut-être la raison, mais la rai-
son stérile et sans élan. Nul ne l'a mieux peinte que M'"'' Du Def-
fand, qui a dit d'elle : « Ses lettres sont réfléchies, mais elles ne
sont point animées... On voit qu'elle n'aimait ni le roi, ni ses amis,
ni ses parens, ni même sa place: sans sentiment, sans imagination,
elle ne se fait point d'illusions, elle connaît la valeur intrinsèque de
toutes choses... Il me reste de cette lecture beaucoup d'opinion de
son esprit, peu d'estime de son cœur et nul goût pour sa per-
sonne... » M'"" de Maintenon, à la cour de Louis XIV, ressemble un
peu à une gouvernante : elle a le goût de régenter, de diriger; elle
fait sa merveille de Saint-Cyr, et sous ce rapport elle est du moins
dans son rôle avec la duchesse de Bourgogne. Elle commence par
lui créer une maison, et elle l'entoure naturellement de tout ce
qu'elle peut trouver de plus dévoué à sa propre fortune, la duchesse
du Lude, M'"« de Montgon, M'"*^ d'O, M'"'' de Nogaret, sans compter
jyjines ^|g Montchevreuil et d'Heudicourt, celles que la spirituelle prin-
cesse appelait les dames sérieuses. Le précepteur est Dangeau , que
Saint-Simon peint comme (( chamarré de ridicules. )> — « Il est bi-
zarre de vouloir faire de vous un précepteur, lui écrit M'""" de Main-
A78 REVUE DES DEUX MONDES.
tenon; mais vous êtes capable de tout pour le bien, et vous en pou-
vez plus faire à la princesse que tous les maîtres du monde... Je
crois qu'il faudrait lui faire tous les jours deux leçons, l'une de la
fable, et l'autre de l'histoire romaine. Vous savez mieux que moi
qu'il ne faut pas songer à la faire savante, on n'y réussirait pas; il
faut se borner à lui apprendre certaines choses qui entrent conti-
nuellement dans le commerce des plaisirs et de la conversation. »
Je ne sais si la petite duchesse apprenait la fable ou l'histoire
romaine ; elle faisait mieux , elle se laissait aller à son naturel , et si
elle négligeait fort les leçons de M'"'' de Maintenon, elle la sédui-
sait, elle la flattait, elle s'asseyait sur ses genoux et l'embrassait
malgré elle en lui disant qu'elle n'était point si vieille. Elle agissait
de même avec Louis XIV, dont elle amusait la vieillesse morose, se
jetant à travers l'étiquette, se permettant tout et mettant à tout une
grâce aimable ou un tour piquant, soit qu'elle accueillît Bossuet,
qui lui prêtait serment à genoux le jour de son mariage , en lui
disant : « Ah! je suis honteuse d'avoir à mes pieds une si bonne
tête ! )) soit que, peu touchée de la trop longue harangue du pré-
sident de la grand' chambre, elle lui répondît : c( Monsieur, ce que
vous me dites est sans doute fort beau ; mais heureusement on ne
se marie pas tous les jours. » Ce jour du mariage, le 7 décembre
1697, ne fut encore qu'une demi- émancipation. Le soir, toutes
les cérémonies du coucher accomplies, les deux jeunes époux furent
séparés; la petite princesse n'y voulait pas trop entendre, et en
pleura, a Eh quoi! ne suis-je pas sa femme? » disait-elle plaisam-
ment. L'émancipation ne fut complète qu'en 1699, par la réunion
définitive du prince et de la princesse. Alors commence un nouveau
personnage, la vraie duchesse de Bourgogne, vive, parlante, agis-
sante, libre même à la cour et se sentant croître, comme elle le
disait, ne cessant pas d'être la a mignonne » de M""" de Maintenon,
mais lui échappant à chaque instant, et devenue surtout la joie, l'a-
musement de Louis XIV, qui ne pouvait plus se séparer d'elle, qui
voulait l'avoir partout à ses côtés, aimant à reposer son regard sur
ce frais visage. Alors aussi commence une vie nouvelle d'enchante-
mens et de fêtes dont elle est la gaieté et la lumière. Qu'on se re-
présente cette aimable personne dans ces premiers jours d'épanouis-
sement et de liberté : elle éclaire tout autour d'elle.
« Ma princesse prend tous les jours des grâces nouvelles (dit la demoiselle
d'honneur, qui n'a eu qu'à recueillir les souvenirs du temps) ; elle embellit à
vue d'oeil. Quand nous sommes arrivés ici, elle était petite et délicate; elle
a beaucoup grandi sans perdre son embonpoint; son teint est maintenant
blanc, incarnat, comme on peut le désirer; son cou, si beau et si rond, s'est
élancé. Jamais on ne vit de taille si fine ni si noble, et rien de si gracieux
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. 479
ni d'un tour plus achevé que toute la forme de son corps. A sa démarche
aisée et légère, quand elle passe suivie de son petit nègre, on croirait voir
courir une m'mphe dans les jardins de Versailles. A sa fraîcheur, on la pren-
drait pour Faurore d'un jour d'été. On ne peut moins penser à son ajuste-
ment, qui est souvent négligé; mais, si simplement vêtue qu'elle soit, un
arrangement naturel la pare en dépit de ses habits. Ses cheveux sont de-
venus de couleur un peu plus brune; elle a le front et les sourcils arqués
de la plus belle forme du monde. Ses yeux sont si beaux, si vifs, et quelque-
fois si amoureux et si languissans, qu'on ne peut ni en soutenir l'éclat ni en
détacher ses regards, et qu'ils semblent éclairer tous les objets sur lesquels
ils se fixent. Pour son esprit, on peut dire qu'il brille autant que ses yeux.
Son humeur est galante et enjouée. Elle a le cœur haut, mais l'esprit flat-
teur, et une douceur, un charme dans l'air du visage qui donnent du prix
à ses moindres paroles. Enfin il n'y a rien de si aimable ni de si assorti que
son esprit et sa personne. Aussi peut-on bien dire que ma jeune princesse
est vraiment la déesse de ces lieux... »
Cette vie de la cour de Louis XIV n'était pas une vie de loisir et
de paisibles jouissances; c'était au contraire une vie de fatigue, où
l'on s'agitait beaucoup, et souvent pour ne pas s'ennuyer. Ce n'était
qu'un tourbillon de fêtes, de comédies, de chasses, de voyages, puis
le jeu suivait toute la nuit. La petite princesse se livrait avec fureur
à tous ces divertissemens , qu'elle animait. La crainte d'être grosse
était un stimulant de plus à se hâter de jouir de tout. Grosse ou
malade, il fallait qu'elle fût parée, habillée deux ou trois fois par
jour, qu'elle dansât, qu'elle veillât, qu'elle accompagnât le vieux
roi à Marly, à Trianon, à Fontainebleau. Elle ne songeait guère à sa
santé, le roi y songeait encore moins pour elle; il eût été fort mé-
content d'être dérangé dans ses habitudes. Dès qu'il se portait bien,
tout devait marcher. Il faut se souvenir qu'on vivait dans un temps
où Dangeau disait : « Le tremblement de terre que le roi sentit à
Marly!... » Il y avait un tremblement de terre poin- le roi, de même
que les amusemens étaient pour le roi. A travers ce tourbillon pour-
tant, la jeune duchesse s'arrêtait quelquefois comme surprise, sen-
tant une bouffée de souvenir du pays natal, et disant : « On rit de
tout, on se moque de tout ici... » Sa gaieté, à elle, était plus libre,
plus naturelle, moins raffinée, et elle plaisait justement par ces sail-
lies d'une nature qui restait elle-même jusque dans une atmosphère
si prodigieusement factice.
Si la politique eût été pour Louis XIV une combinaison de pré-
voyance et d'avenir, ou plutôt, pour rester juste, si le temps l'eût
voulu, la duchesse de Bourgogne eût été dès cette époque la vive
et séduisante personnification d'une alliance qui, en agrandissant la
maison de Savoie au-delà des Alpes, garantissait la France en Italie
et la laissait plus libre en Europe. Malheureusement ce n'était qu'un
Û80 REVUE DES DEUX MONDES.
mariage, mieux fait, il est vrai, que celui du premier dauphin, pour
assurer une distraction à la vieillesse du roi : ce n'était pas une al-
liance. Entre Louis XIV et le duc Yictor-Amédée, il y avait émulation
de réserve, de méfiance et de diplomatie; sous les couleurs d'une
récente amitié, on ne s'entendait guère. Le roi voulait bien retenir
le duc dans la sphère de sa politique, lui demander ses filles, et lui
laisser même entrevoir vaguement quelque avantage pour prix de
son concours ou de sa neutralité en Italie ; mais il se défiait et ne
voulait rien promettre. Yictor-Amédée à son tour voulait bien donner
ses filles, prodiguer les marques de son dévouement au roi, et
agir, s'il le fallait, avec la France; mais il n'abdiquait pas son am-
bition et ne se livrait pas. C'était le prince ruminant toujours quel-
que évolution extraordinaire, n'étant jamais plus près d'être l'ami
de l'empereur que lorsqu'il négociait avec le roi.
Rien n'est plus curieux que la scène qui se passa vers 1699 entre
Victor-Amédée et Tessé, qui fut envoyé à Turin en apparence pour
porter les complimens de la duchesse de Bourgogne, au fond pour
sonder le duc à l'approche de la succession espagnole, lorsque la
santé du roi d'Espagne, selon le mot de Tessé lui-même, était (c un
jour d'automne qui fait encore plaisir, et que l'hiver talonne. » Tessé
voulait savoir ce que le duc aurait à lui proposer, et le duc voulait
savoir quelles ofl'res lui seraient faites par le roi. Yictor-Amédée se
montra ce qu'il était toujours, fin, éloquent, grand questionneur,
ayant l'œil sur tout en Europe, allant de la Hongrie sur le Rhin, de
l'Angleterre en Espagne. « Que dit-on des affaires de Hongrie et du
peu de réforme que l'empereur a fait dans ses troupes? — Quel re-
tardement apporte-t-on à la remise de Brisach? — Parlons un peu
d'Angleterre. Le parlement traverse étrangement le roi de la Grande-
Bretagne. » Puis il ajoutait gravement : « J'admire la vicissitude des
choses de ce monde, car aurions-nous cru, il y a quatre ans, que le
roi et le roi d'Angleterre fussent aussi amis qu'il paraît qu'ils le
sont. » Il en venait enfin par voie détournée à l'Espagne. « Que pen-
sez-vous de l'exil du comte d'Oropesa, et que disait-on à la cour,
quand vous en êtes parti, de la maladie du roi d'Espagne? » Tessé,
sans se livrer , défendait de son mieux et avec esprit son terrain
contre le duc, qui ne défendait pas moins habilement le sien, et on
finissait par se quitter ainsi, ne sachant rien de part ni d'autre, non
cependant sans que Yictor-Amédée eût déclaré une fois de plus qu'il
considérait comme le plus beau jour de sa vie le jour où il était ren-
tré dans les bonnes grâces du roi, qu'il voulait être tout au roi, —
ce qui était un mauvais signe. Tessé partit sans rien savoir, et bien-
tôt, la guerre de la succession éclatant, après une courte alliance
avec la France, Yictor-Amédée passait dans la coalition, d'où il sor-
UNE rRI.XCESSE DE SAVOIE. 481
tait avec cette coiii'onne de roi qui devient aujourd'hui, sur la tète
d'un de ses héritiers, la couronne d'Italie.
Ainsi la duchesse de Bourgogne se trouvait être le gage aimable
d'un rapprochement momentané, non d'une alliance durable. Elle
restait avec sa gentillesse et sa bonne humeur, tandis que la poli-
tique suivait son cours et allait à la guerre. Il en résultait sans doute
pour elle une épreuve délicate au moment de la rupture. Elle dé-
fendit d'abord son père contre tout soupçon de défection; mais enfin
il fallait bien se rendre. Qu'on imagine ce que pouvait être sa situa-
tion à la cour de Versailles, lorsque le duc de Vendôme, qui com-
mandait les armées en Italie, recevait l'ordre de retenir prison-
nières les troupes du duc de Savoie, et que Victor-Amédée à son
tour faisait arrêter par représailles l'ambassadeur de France Phi-
lippeaux. Elle traversa heureusement cette épreuve. Le roi avait le
ménagement délicat de ne rien dire et de ne laisser rien dire du
duc de Savoie devant elle. A son tour, elle gardait un silence élo-
quent et habile. Au fond, qu'en pensait-elle, et où était son cœur?
Elle avait un fier sentiment de la gloire de son père ; elle gardait
pour son pays natal un attachement qui étincelait, selon le mot de
Saint-Simon, et jamais elle ne versa autant de larmes pour tous les
malheurs de la famille royale de France qu'elle en versa d'émotion
et de joie à la naissance d'un prince héritier de la couronne de Sa-
voie. Le cri du sang jaillissait en elle. Bien que toute Française, elle
ne pouvait suivre que d'un cœur singulièrement partagé les chances
de la guerre. Alla-t-elle plus loin? Profita-t-elle de ses familiarités
avec le roi pour lire dans ses papiers et transmettre à son père les
secrets de la guerre et de la politique? On l'a cru, on l'a dit; un
mot de Louis XIV le donnerait à entendre. « La petite coquine nous
trompait, » dit-il en ouvrant une cassette à sa mort ; mais peut-être
s'agissait-il de toute autre chose que des secrets de la politique et
de la guerre.
La brillante princesse n'en restait pas moins en ces années la
reine capricieuse et charmante de la cour, la folâtre enfant qui
animait tout. La duchesse de Bourgogne est la fée lumineuse de
ce déclin morose, disais-je, comme Madame, duchesse d'Orléans,
représente le moment de jeunesse du règne, de 1661 à 1670. Chez
l'une et l'autre, il y a le don de plaire et de répandre la vie au-
tour d'elles. Seulement à je ne sais quelle grâce supérieure ma-
dame Henriette joignait les goûts de l'esprit; elle était la protectrice
sympathique de Molière et confiait le soin de raconter son histoire
et ses faiiîlesses à M""' de La Fayette; elle aimait les conversations
avec Turenne et le duc de La Rochefoucauld. La jeune duchesse de
Bourgogne avait peut-être moins de ces goûts élevés. Si elle n'eut
TOME XXXU. . 31
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Molière, elle avait du moins Racine et Atludie où elle jouait un per-
sonnage ; mais elle désespérait Racine et elle trouvait la pièce en-
nuyeuse et froide : elle ne commença à la trouver admirable que
lorsqu'elle y eut du succès dans son riche costume de Josabetli. La
duchesse d'Orléans avait été une fascination pour Louis XIV; la du-
chesse de Bourgogne était un amusement pour le vieux roi, une
enfant impétueuse qui avait le droit de tout faire, même ce qui n'eût
point été permis aux autres princes, et qui émerveillait par l'imprévu
de ses saillies, par la liberté de ses propos, témoin le jour où, enten-
dant le roi et M'"" de Maintenon parler de la cour d'Angleterre et
de la reine Anne , elle disait avec une piquante brusquerie : <c Ma
tante, — c'était le nom qu'elle donnait à M'"'' de Maintenon, -t- il
faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les
rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante?... C'est que sous les
rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous
les reines, d Le règne d'ailleurs avait changé, et le siècle aussi incli-
nait vers sa fin, allant se perdre dans le xviii* siècle commençant.
Les mœurs tendaient à s'altérer de plus en plus; l'amour de tous
les plaisirs avait un caractère moins raffiné. C'était le temps où tout
un monde de jeunes cavaliers et de jeunes femmes d'une généra-
tion nouvelle échappait à l'étiquette en s'en allant la nuit dans les
bois de Marly. On jouait un jeu effréné, et même le goût de la table
se répandait. La jeune duchesse de Bourgogne elle-même, avec sa
fougue naturelle, se laissait allqjL; à l'étourdissement. Elle aimait ces
courses mystérieuses et irritantes dans les bois de Marly. Elle jouait,
perdait des sommes folles, se repentait d'une façon charmante, de-
mandait pardon à M""' de Maintenon, qui la grondait, puis recom-
mençait. L'entraînement du plaisir l'emportait toujours.
Dans cette vie agitée d'une jeune femme souveraine par la grâce,
tout était fête et enivrement, et celui qui pouvait avoir le moins
d'empire sur cette brillante et impétueuse organisation était le duc
de Bourgogne lui-même. C'était, à vrai dire, l'union inégale de deux
natures bien différentes. Autant la princesse était vive et légère, au-
tant le jeune prince était sérieux et presque sauvage. Le duc de
Bourgogne, fils du dauphin et petit-fils de Louis XIV, est assurément
une des plus curieuses et des plus originales figures de ce siècle.
Son père, le grand dauphin, était né indolent et paresseux, « tout
à la matière, » dit Saint-Simon. La forte parole de Bossuet, qui fut
son précepteur, ne put le réveiller et l'élever au-dessus d'une vul-
gaire condition morale. Le duc de Bourgogne était né avec des in-
stincts terribles et emportés. Plein de passions et d'opiniâtreté, il
ne souffrait aucune résistance. Il se livrait à tous les plaisirs avec
fureur, et était farouche jusqu'à la cruauté. Il joignait à une hau-
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. 483
teur étrange de caractère un esprit vif et pénétrant. Ce fut l'œuvre
du duc de Beauvilliers, secondé par le duc de Chevreuse et sur-
tout par Fénelon, d'assouplir cette rude nature par une éducation
de tous les jours et de toutes les heures. Par un eflbrt singulier sur
lui-môme, ce jeune prince, né violent, était devenu un homme nou-
veau, doux, affable, animé d'un haut sentiment du devoir, austère,
fuyant les plaisirs, et toujours un peu sauvage par crainte de lui-
même et des autres. Le duc de Bourgogne ressentait pour sa jeune
femme un amour ardent; il avait pour elle des préoccupations et
des délicatesses infinies. Il s'inquiétait surtout de cette vie de plai-
sirs qu'elle menait; quelquefois il refusait de la suivre, et se réfu-
giait chez lui. En un mot, ce qu'elle aimait, il ne l'aimait pas, et le
contraste éclatait dans les goûts autant que dans les caractères.
Cette sérieuse et austère nature ne pouvait plaire à la vive et pétu-
lante princesse. Ce n'est pas qu'il y eût une antipathie réelle. La
duchesse de Bourgogne avait de l'estime pour le jeune prince, elle
le défendait même dans sa considération contre les intrigues de
cour, elle cherchait à adoucir ses mœurs; mais elle ne l'aimait pas,
elle se moquait de son austérité et de ses dévotions, et elle disait
en riant : a Je suis sûre que si je mourais demain, le duc de Bour*-
gogne épouserait une sœur grise ou une tourière de Sainte-Marie. »
Et Louis XIV était de l'avis de sa petite-fille ; il n'aimait pas ce jeune
homme sévère ou bizarre, qui se refusait au plaisir, s'absentait du
bal de la cour, et ressemblait à un censeur; il le lui faisait sentir
par ses railleries de Jupiter mécontent. Le dauphin et sa petite cour
de Meudon semblaient préférer un autre frère du jeune prince, le duc
de Berri. Tout le monde était un peu de cette conspiration contre le
farouche époux de la brillante princesse.
Vive, d'humeur galante, ayant peu de goût pour son mari et tout
enivrée de jeunesse et de fêtes, la duchesse de Bourgogne n'eut-
elle. pas d'autres goûts, — je ne veux dire d'autres passions? C'est
peut-être ici un point délicat que M'""" de Caylus eflleure, que le
grand révélateur Saint-Simon laisse entrevoir, et que n'oublie pas
la spirituelle demoiselle d'honneur qui écrit aujourd'hui; il y a en
un mot ce qu'on peut appeler le chapitre des amoureux de la du-
chesse de Bourgogne et des faibles de cœur de la piquante prin-
cesse, chapitre romanesque et resté à demi dans l'ombre. Ce fu-
rent tout au moins des commencemens d'aventure et de sentiment.
Le premier amoureux fut M. de Nangis, un des plus brillans sei-
gneurs de la cour, quoiqu'il soit devenu un pauvre maréchal de
France, beau, bien fait, ayant de la grâce et de la discrétion, connu
pour sa valeur à la guerre. La duchesse de Bourgogne ne fut pas
insensible, dit-on; elle avait du goût pour M. de Nangis, et les bois
hSk REVUE DES DEUX MONDES.
de Marly couvrirent plus d'une entrevue. Le malheur est que Nan-
gis était pris d'un autre côté; il était gardé par M""' de La Vrillière,
qui, « sans beauté, était jolie comme les amours et avait toutes les
grâces, » et disputait sa conquête même à la princesse. De là mille
péripéties intimes, mille scènes piquantes, qui troublaient le repos
de cette aimable jeune femme et excitaient chez elle ce besoin de
plaire, devenu son charme comme son piège. Un autre amoureux fut
M. de Maulevrier, gendre de M. de Tessé, que la princesse traitait
toujours avec une affection particulière parce qu'il avait été le né-
gociateur de son mariage et son introducteur en France. Maulevrier
était un fou furieux, plein d'intrigue et d'ambition, terriblement ja-
loux de Nangis et étudiant toujours la mesure de la faveur de celui-
ci soit dans un regard de la princesse, soit dans les jalousies de
M""' de La Vrillière. Déjà fort avant dans la maison de la duchesse
de Bourgogne, il employa un moyen singulier pour entrer encore
plus dans son intimité. Il feignit une maladie de poitrine, une ex-
tinction de voix qui lui permettait de parler bas à la princesse de-
vant toute la cour; il joua son rôle pendant plus d'un an, parlant
de sa passion, redoutant le bonheur de Nangis, éclatant parfois en
reproches contre la princesse, et lui faisant un jour, au sortir de la
messe, une scène presque violente qui laissait la jeune femme trem-
blante et éperdue, lorsque Tessé, heureusement informé, fit une di-
version de tacticien et persuada à son gendre de le suivre en Es-
pagne. Malheureusement Maulevrier revint d'Espagne plus violent
que jamais, croyant avoir acquis de l'importance par une sorte de
faveur auprès de M'"^ de Maintenon et de M'"*" des Ursins, toujours
jaloux de Nangis et de tout le monde, et il finit tragiquement, en se
précipitant du haut d'une fenêtre. La ducliesse reçut la nouvelle à la
messe du roi; elle en pleura en secret sans qu'on pût dire si c'était
de pitié ou d'attendrissement.
Il y eut enfin parmi ces amoureux de la duchesse de Bourgogne
un personnage qui n'est pas le moins étrange et le moins imprévu :
c'est l'abbé de Polignac, depuis cardinal, celui qui, dans un poème,
entreprit de réfuter Lucrèce et l/r Nature des Choses au nom de la
Providence. L'abbé de Polignac était bien fait, lui aussi, comme
Nangis, beau de visage, gracieux de manières et d'esprit, insinuant,
flatteur, parfait courtisan, au point de dire un jour au roi, dans les
jardins de Marly, où l'on était surpris par la pluie : «(Ce n'est rien,
sire; la pluie de Marly ne mouille point. » Il s'insinua adroitement
dans le monde intime du duc de Bourgogne, et il fit si bien qu'il
devint le favori du prince au moins autant que de la princesse. Que
se passait-il? On ne le sait; mais lorsque l'abbé de Polignac partait
pour Rome en 1706 comme auditeur de rote, l'aimable princesse ne
UNE PRINCESSE DE SAVOIE. /i85
put cacher son émotion; elle resta enfermée tout le jour sous pré-
texte d'une migraine, et elle pleura, dit-on. Il faut le dire, dans ces
liaisons rapides que les bois de ^larly couvraient de leur ombre
mystérieuse, il y avait plus de légèreté et de vivacité de jeunesse
que d'entraînement vulgaire; il y avait surtout cette coquetterie
naturelle qui voulait plaire à tout le monde, et laissait toujours
espérer. Et ce qu'il y a de curieux, c'est que tout le monde à la
cour était dans la confidence de la duchesse de Bourgogne, et nul
ne la trahissait. Elle était si bien aimée qu'on s'entendait pour se
taire et pour garder ce secret, qui était le secret de tous. Un jour
des vers satiriques furent déposés sur une balustrade de Versailles,
ils furent trouvés par Madame, la Palatine, cette rude Allemande,
qui ne se gêna pas pour les montrer; mais ils furent aussitôt dé-
truits, et la cruelle médisance resta étouffée dans le silence. Le
secret était si bien gardé que le roi et le duc de Bourgogne ne se
doutaient nullement de ces petites intrigues. M'"*" de Maintenon seule
ne les ignorait pas, et un jour, comme la duchesse de Bourgogne,
folâtrant et badinant, remuait avec sa familiarité habituelle les pa-
piers de celle qu'elle appelait sa tante, elle tomba sur une lettre
où ses aventures de galanterie étaient racontées par une de ses
dames d'atours. La princesse pâlit et rougit tour à tour, tandis que
M'"*' de Maintenon la suivait du regard en lui disant : «Eh bien!
mignonne, qu'avez-vous donc? » La dame aux coiffes noires gronda,
la duchesse pleura, et tout fut fini, car M'"** de Maintenon l'aimait
réellement; elle aussi, elle gardait son secret. Ce goût de galanterie
d'ailleurs était contenu chez la duchesse de Bourgogne par une fierté
naturelle qui l'empêchait de glisser dans le désordre ou qui la rame-
nait à temps, et qui la tenait éloignée soit de la petite cour de Meu-
don, où régnait M"'' Choin à côté du grand dauphin, soit des autres
princesses légitimées, telles que M""" la Duchesse et M""* de Conti,
qui étaient des filles de M'"" de Montespan. Elle n'était pas toujours
en bonne intelligence avec ce monde, où l'on enviait sa faveur au-
près de Louis XIV, et où l'on se moquait des enfantillages auxquels
elle se livrait pour amuser le vieux roi. Elle se moquait encore plus
des princesses qui remarquaient ses galanteries ou ses enfantillages.
« Eh ! je m'en ris ! Eh ! je me moque d'elles ! disait-elle plaisamment,
et je serai leur reine. Je n'ai que faire d'elles ni à cette heure ni ja-
mais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine! »
La malice, chez la pétulante princesse, ne laissait pas de cacher de
la hauteur et de la fierté.
La duchesse de Bourgogne était donc à vingt -cinq ans dans le
plein épanouissement de la jeunesse, elle jetait sur une époque en
déclin le dernier reflet de sa grâce piquante; tout était fête pour
hS6 REVUE DES DEUX MONDES.
elle dans le présent, et tout lui souriait dans l'avenir. C'était pour-
tant le moment où elle touchait à une suite de catastrophes qui,
après l'avoir rapprochée à l' improviste du trône, l'enlevaient elle-
même brusquement à la puissance et à la vie. Rien n'est plus sai-
sissant et plus lugubre que ces années où , tandis que la guerre est
partout allumée aux frontières , la mort entre en maîtresse dans ce
règne et frappe à coups redoublés, comme pour achever la ruine.
Les catastrophes royales commencèrent en IVU, par la mort du dau-
phin, gros homme de cinquante ans, apathique et vulgaire. Qui ne
se souvient de cette scène si étrangement puissante où Saint-Simon
peint tout ce mouvement qui suit la mort du premier dauphin, les
plaintes intéressées, les ambitions éveillées ou déçues, les cabales
s' agitant, les valets cherchant des nouvelles, les courtisans se pres-
sant dans les galeries de Versailles , les uns « tirant des soupirs de
leurs talons, » d'autres composant leur visage, les plus avisés allant
saluer dans les nouveaux dauphins, le duc et la duchesse de Bour-
gogne, le soleil levant, <( la première pointe de l'aurore, » puis tout
à coup Madame paraissant en habits de deuil , « hurlante de dou-
leur, » sans savoir pourquoi, parce que sans doute elle pensait qu'il
le fallait, et enfin le bon gros suisse cuvant son vin sans se réveiller
au milieu de cette cohue dorée, agitée et flottante? Tout n'était
point malheur. Le grand dauphin ne promettait qu'un règne vul-
gaire, où M"® Choin eût remplacé M""' de Maintenon. Par sa mort, le
duc et la duchesse de Bourgogne montaient d'un degré vers le trône
et devenaient les héritiers de Louis XI Y. La petite princesse de Sa-
voie s'élevait au rang de dauphine de France, et elle entrait de bon
cœur dans ce rôle nouveau, heureuse dans sa jeunesse et sa gran-
deur. Une année n'était point encore passée cependant que déjà la
mort avait soufflé sur ce rêve en enlevant subitement et la jeune
dauphine et le nouveau dauphin lui-même.
C'est au mois de janvier 1712 que la duchesse de Bourgogne
ressentit les premières atteintes d'une indisposition qui n'avait d'a-
bord que l'apparence légère d'une fluxion. Elle avait accompagné le
roi à Marly, et comme avec le roi il fallait toujours marcher et faire
figure, elle ne cessait point de se lever pour tenir le salon et le jeu.
Peu à peu ce qui n'était qu'une indisposition s'aggravait, la souf-
france devenait plus intense, les symptômes d'un mal inconnu ap-
paraissaient, et bientôt, le 11 février, le danger était assez grand
pour qu'on parlât des derniers sacremens. Alors se passait une scène
qui laissait peut-être pressentir quelques-uns de ces petits mystères
de la vie de la jeune dauphine qu'on avait réussi à cacher au roi.
Louis XIV, avec cette naïveté d'autocratie qui était l'essence de sa
nature, allait jusqu'à choisir les confesseurs des princes. Il avait
UXE PRINCESSE DE SAVOIE. 487
donné notamment pom* confesseur à la duchesse de Bourgogne un
homme à lui, un jésuite, le père La Rue. Lorsque celui-ci s'appro-
cha de la princesse et l'interrogea, elle le regarda, lui dit qu'elle
l'entendait, et se tut. Le père La Rue renouvela ses questions sans
obtenir aucune réponse. La princesse craignait de l'affliger, et en
même temps elle ne voulait pas se confesser à lui. Se défiait-elle de
sa discrétion? Avait-elle à révéler en ce suprême moment quelques-
unes de ces choses intimes qu'elle n'avait point avouées jusque-là
dans ses confessions ordinaires? Le père La Rue sentit cet embarras
et eut l'esprit de le respecter. Il se borna à lui demander qui elle
désirait appeler, et elle désigna un prêtre de la paroisse de Versailles,
M. Bailly, qui n'était pas net du soupçon de jansénisme, au dire de
Saint-Simon. M. Bailly ne se trouva pas là, et ce fut un récollet, le
père Noël, qui fut appelé. Ce changement de confesseur à la der-
nière heure fit éclat à la cour et éveilla tous les commentaires. Le
roi lui-même fut plein de surprise, et n'eut peut-être des soupçons
qu'à ce moment. La pauvre princesse, en refusant de se confesser au
père La Rue, s'était peut-être confessée à tout le monde. Elle n'a-
vait plus d'ailleurs que quelques heures à vivre : le lendemain,
12 février, elle expirait entourée de M'"* de Maintenon et du roi,
qui pleuraient en voyant leur échapper cette créature charmante,
quoique ni l'un ni l'autre ne fussent extrêmement tendres. Et le
deuil de la royauté ne s'arrêtait pas là : sous le coup même d'une
douleur qui était chez lui aussi sincère que profonde, le dauphin à
son tour était pris d'un mal mystérieux qui l'abattait en quelques
jours. Le 18 février, il était mort. «Avec la dauphine, dit Saint-
Simon, s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusemens même, et toutes
espèces de grâces; les ténèbres couvrirent toute la surface de la
cour; elle la remplissait tout entière, elle y animait tout, elle en
pénétrait tout l'intérieur. Si la cour subsista 'après elle, ce ne fut
plus que pour languir... » Avec le duc de Bourgogne s'évanouissait
l'espoir d'un règne sérieux, qui eût pu relever la royauté et la ra-
jeunir peut-être.
Tout s'en allait d'ailleurs. Ce n'était plus le temps du bonheur
pour Louis XIY, qui restait presque comme le dernier et l'unique
demeurant de son siècle, voyant tout changé autour de lui, ses
grands hommes disparus, ses héritiers les plus directs prématuré-
ment enlevés, ses dernières joies évanouies, toutes ses combinai-
sons déjouées par une sorte de fatalité. A quoi lui servait tout ce
qu'il avait vu passer sous ses yeux, tout ce qu'il avait tenté? Il avait
eu Bossuet pour élever son fils; Bossuet n'avait pu faire de ce fils
un homme, et le premier dauphin était mort sans régner. Il avait
eu Fénelon pour élever son petit-fils; Fénelon avait mieux réussi,
Z|88 REVUE DES DEUX MONDES.
mais le duc de Bourgogne avait disparu avant l'âge. Il avait trouvé
dans les combinaisons de sa politique une petite princesse qui était
la lumière et la grâce d'un règne assombri, et la duchesse de Bour-
gogne n'était plus. La reine d'Espagne, elle aussi, mourait peu
après. Ces deux sœurs de Savoie s'en allaient presque ensemble. Je
ne veux point exagérer le rôle des princes dans les destinées des
peuples, dans la marche mystérieuse des choses, et cependant ne
peut-on se demander ce qui serait arrivé si la mort eût été moins
inexorable, si elle eût laissé vivre la duchesse de Bourgogne à côté
du second dauphin devenu roi, la reine Louise-Gabrielle à côté de
Philippe Y en Espagne? Ce destin ne s'est point accompli.
Telle qu'elle est, la duchesse de Bourgogne apparaît comme une
de ces figures de l'histoire qui charment par ce qu'elles ont été et
par ce qu'elles auraient pu être, qui s'éclipsent avant de réaliser
les espérances qu'elles éveillent. Dans cette cour du grand roi où
tout vieillit, se refroidit et s'affaisse, elle est la vie, la grâce spiri-
tuelle et attachante. Dans ce monde de princes légitimés, fruits des
amours royales, elle a un air de vraie princesse, elle a une hauteur
pétulante et une fierté naturelle. Par son esprit, elle touche au
wii*^ siècle qui finit et au xviii'^ siècle qui commence, réunissant
dans sa personne quelques-uns des traits des deux époques. Prin-
cesse de Savoie enfin, n'est-elle pas à la cour de Louis XIV comme
une personnification prématurée et piquante de cette alliance de la
France et du Piémont qui a été si souvent essayée, qui a été le nœud
de tant de combinaisons, et qui n'est devenue une réalité sérieuse
que de nos jours? Et c'est ainsi qu'un reflet de cette aimable figure
vient encore se mêler à tous les événemens contemporains.
Charles de Mazade.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 juillet 1861.
Nous sommes au moment de Tannée où à peu près partout on devient las
de politique. Il y a longtemps que Ton a remarqué cette division naturelle,
qui, coupant Tannée en deux, fait à peu près pour toute TEurope de Thiver
la saison politique, de Tété la saison du repos. Il y aurait entre ces deux
divisions une autre démarcation à tracer. L'hiver est Tépoque où les gou-
vernemens sont en conférence avec les parlemens ; les hommes d'état sont
sur la scène : c'est à la spontanéité et à la raison des hommes politiques de
déterminer la direction des affaires et de rendre un compte raisonné de
leur initiative à l'opinion. L'été, cette initiative, si elle s'exerce encore, se
renferme dans le cabinet, se blottit dans l'ombre des parcs, flâne et papil-
lonne aux eaux. La parole alors, comme dit un lieu-commun pompeux, est
aux événemens, c'est-à-dire que la marche de la politique, loin qu'on
puisse la calculer sur les déclarations publiques des gouvernemens ou les
discussions des chambres, dépend des accidens qui naissent des choses
mêmes. Les étés de ces dernières années ont été remplis et tout émus d'ac-
cidens de cette sorte, qui, au point de vue de la curiosité et de Tamusement
du spectacle, rendirent ces étés plus intéressans que les hivers auxquels ils
succédèrent. Ce fut par exemple dans la saison des accidens que nous assis-
tâmes. Tannée dernière, au roman des expéditions garibaldiennes. Cette an-
née-ci, la saison des accidens paraît devoir être une morte saison. On se
reposera à peu près partout, et comme le repos est un besoin universel, il
faut souhaiter qu'aucun caprice du dieu Hasard ne nous vienne troubler eu
nos quartiers d'été.
Commençons par la France la tournée de cette quinzaine. De quoi l'opi-
nion s'est-elle surtout occupée depuis deux semaines? Il faut le dire, de
Taffaire Mirés. Le moment n'est point encore venu où Ton puisse tirer de ce
procès les inductions morales, sociales et politiques qui s'en dégagent. Une
voie d'appel est encore ouverte aux condamnés du tribunal de police cor-
lldO BEVUE DES DEUX MONDES.
rectionnelle, la cause n'est point décidée en dernier ressort. Entre les ac-
cusés et la justice, il ne serait point convenable d'intervenir. Ce sont les
idées françaises, et nous nous y tenons. Devant un accusé, on a chez nous
ce sentiment, que sur un seul homme pèsent toutes les forces de la société,
représentée par le pouvoir judiciaire, et Ton se ferait un scrupule de por-
ter secours à l'accusation armée de tant de puissance. Il n'en est point
ainsi en Angleterre, où l'on sait que la justice participe elle-même du self-
government, et où la part des pouvoirs publics dans les poursuites est ex-
trêmement réduite. Il y a quelques années, une affaire analogue à la décon-
fiture de la Caisse des chemins de fer éclata à Londres, l'affaire de la Royal
British-Bank. La presse politique et économique d'Angleterre fut loin de
garder envers les directeurs et les administi'ateurs de la Brilish-Bank l'at-
titude de réserve où la presse française s'est tenue à l'égard des directeurs
de la Caisse des chemins de fer. La presse anglaise épousa chaudement la
cause des créanciers et des malheureux actionnaires de la Brilish-Bank,
qui était en réalité celle du public ; elle en seconda l'instruction en établis-
sant les véritables principes de morale et de droit qui doivent présider à la
direction des sociétés financières, en faisant ressortir la responsabilité en-
courue par les directeurs, dont plusieurs étaient membres du parlement ou
aldermen de Londres. Mais, nous le répétons, l'administration de la justice
n'est point en Angleterre aussi armée qu'en France, et il est naturel que
chez nous la presse s'abstienne d'accabler des accusés placés devant un pou-
voir judiciaire redoutable. Par réciprocité du moins, il serait convenable
que tous les journaux en France voulussent bien observer entre les accu-
sés et l'accusation une impartialité absolue, et s'abstinssent de donner, ne
fût-ce qu'indirectement, aux inculpés des témoignages de sympathie qui,
jusqu'à ce que leur innocence soit démontrée et reconnue par les tribu-
naux, risquent de s'égarer et d'égarer les préventions de l'opinion sur de
grands coupables. Nous ne nous croyons donc autorisés à émettre sur le
procès Mirés aucune appréciation avant que tous les degrés de juridiction
aient été épuisés. Qu'il y ait à tirer de cette affaire des moralités qui ap-
partiennent à la politique, cela est manifeste. N'a-t-on pas vu, d'après le té-
moignage même de l'accusé, consigné dans des lettres qui n'étaient point
destinées à la publicité, l'immense influence qu'il avait pu acquérir sur les
journaux, grâce à la triste condition qui est faite à la presse? Nous le di-
sions ici même il y a trois ans : dans les pays où la presse n'est point libre,
les intérêts politiques du pays ne sont pas seuls compromis. A la faveur
du régime qui entrave les libres manifestations de l'opinion, il s'établit
toute sorte de despotismes subalternes dont les intérêts des particuliers ont
à souffrir. M. Mirés lui-même a été la victime de ce régime de la presse, où
il croyait puiser une force irrésistible, parce qu'il y trouvait d'inépuisables
complaisances. Supposez un instant qu'il eût pu exister depuis huit ans dans
la presse parisienne un journal tel qu'était l'ancien National; aucune des
témérités que l'annonce et la réclame rendaient faciles à M. Mirés n'eût été
REVUE. CHRONIQUE. AOl
possible; les systèmes erronés de finances et d'économie dans lesquels nous
sommes engagés, combattus énergiquement à l'origine et dans chacune de
leurs premières manifestations décisives, eussent été redressés à temps.
M. Mirés lui-même, à l'heure qu'il est, ne doit-il pas penser qu'il eût tiré un
meilleur parti de ses facultés naturelles et de cette ardeur entreprenante
qui a fixé sur lui l'attention publique, s'il avait eu à compter avec le sé-
vère contrôle de journaux indépendans, au lieu de s'emparer de l'influence
d'une presse énervée et corrompue dans son principe?
Après ce grand procès, dramatisé par l'énergie et l'activité de M. Mirés,
et qui, nous le répétons, acquiert une véritable importance politique par
les questions qu'il soulève soit sur le régime de la presse, soit sur les lois
qui régissent en France les sociétés commerciales, soit sur le mouvement
qui a été imprimé aux affaires depuis 1852 , nous ne trouvons plus guère à
l'intérieur de faits intéressans. M. le ministre de l'intérieur a bien publié
une circulaire modeste et pratique qui élargit un peu l'action des préfets.
Ces représentans du pouvoir exécutif sont autorisés à se réunir pour se
concerter sur les intérêts communs aux départemens qu'ils administrent.
Nous aurons ainsi des conciles provinciaux de préfets. Nous n'y trouvons
pas à redire. Il est clair que, malgré la division administrative de la France
en départemens, qui a exagéré l'arbitraire de l'ancienne délimitation des
généralités, il subsiste en France des intérêts communs à nos vieilles pro-
vinces démembrées, dont la configuration et la constitution avaient été la
conséquence même de cette communauté d'intérêts et l'œuvre du temps. Il
y a donc dans l'autorisation nouvelle accordée aux préfets un principe con-
forme à la nature des choses et le germe peut-être d'un travail de saine dé-
centralisation. Il reste à voir ce que cela deviendra dans l'application. Un
document non moins important est la lettre de l'empereur annonçant la
suppression du recrutement des engagés volontaires sur la côte d'Afrique.
Personne n'était plus dupe du véritable effet des engagemens volontaires
des noirs en Afrique. On savait que, malgré l'honnêteté du mot, la chose
produisait des résultats analogues à ceux de la traite. C'étaient des esclaves
appartenant aux petits chefs de la côte, des esclaves, butin de la guerre,
et non des hommes libres, qui devenaient des engagés, et c'était à leurs
maîtres, non à eux, que la prime d'engagement était payée. Dès l'affaire
du Charles-el-George , nous demandions l'abandon de ce système. Une des
chances de l'abolition de l'esclavage dans les sociétés participant à la civi-
lisation européenne qui l'ont encore conservé, c'est que les cultures qui ré-
clament le travail des noirs se puissent établir dans le pays même des noirs,
en Afrique. Pour atteindre ce résultat, il faut que les noirs d'Afrique soient
intéressés par les profits du commerce à s'appliquer chez eux à ces cul-
tures. Les bénéfices que les chefs africains tirent de la traite et des enga-
gemens les détournent de ces grands et féconds intérêts de l'agriculture et
du commerce. Privés de ces odieux profits, leur cupidité les obligera bien-
tôt à se tourner vers une source d'avantages plus légitimes. Ceci n'est point
Zl92 REVUE DES DEUX MONDES.
une simple conjecture. L'expérience a prouvé que, partout où cessait la
traite, le travail et le commerce succédaient à cet infâme trafic. Nous de-
vons donc nous féliciter, malgré la satisfaction que l'Angleterre en éprouve,
de voir la France rompre entièrement avec tout ce qui, de près ou de loin,
peut ressembler à la traite. Ce n'est pas nous qui nous plaindrons, tant que
notre gouvernement ne fera à l'Angleterre que des concessions de ce genre,
concessions qui profitent à l'humanité et par conséquent nous honorent. Un
esprit éclairé, animé d'un libéralisme et d'une philanthropie sincères, M. Au-
gustin Cochin, vient de publier sur le côté historique de cette question de
l'abolition de l'esclavage deux volumes où la matière est épuisée avec un
véritable talent. La crise américaine donne un intérêt particulier d'oppor-
tunité à ce généreux ouvrage, auquel l'abandon par la France du système
des engagemens volontaires de la côte d'Afrique fournira naturellement,
pour une édition prochaine, un dernier chapitre.
Un de ces maux qui tiennent inévitablement à notre état économique et
social se manifeste en ce moment sur divers points de l'Europe, et même de
la France, par des symptômes auxquels il importe de prendre garde. Le dé-
bat des salaires entre les patrons et les ouvriers provoque des grèves en
Belgique, en Angleterre, dans plusieurs de nos villes. C'est un terrible pro-
blème que celui de la compétition du capital et de la main-d'œuvre. Tout
conflit entre ces deux agens de la production annonce un malaise réel, sus-
cite des maux immédiats et crée un péril. Il est possible, au milieu de ces
débats, que quelquefois les ouvriers aient tort dans leurs exigences, se mé-
prennent sur leur intérêt véritable, et il faut convenir qu'il est rare que le
résultat ait donné raison au système des grèves. Ce mal, à notre avis, ne
comporte point de remède absolu : on ne s'en débarrasse point par une lé-
galité rigoureusement répressive, et la science économique est impuissante
à le prévenir par l'organisation d'un système infaillible de relations entre
le capital et la main-d'œuvre. Il y a là une maladie, une sorte de fièvre d'ac-
cès inhérente à la forme économique de la condition humaine, et dont les
sociétés ne peuvent pas plus être radicalement délivrées que l'homme phy-
sique ne peut être affranchi de la souffrance et de la mort. Il faut être bien
pénétré de cette vérité avant d'aborder l'examen particulier des luttes qui
s'engagent entre le capital et le travail, car, une fois édifié sur ce point, on
ne cherchera ni d'un côté ni de l'autre le remède dans les moyens violens
et arbitraires. Du côté du capital, on ne demandera pas le salut à une lé-
gislation cruelle et contraire à la liberté; du côté du travail, on ne placera
pas l'espoir d'un triomphe prochain et final dans le mirage d'une organisa-
tion artificielle de la société. L'on abordera chaque problème particulier à
mesure qu'il se présentera, en recherchant de bonne foi les palliatifs qu'il
comporte, et avec l'attention scrupuleuse, la sympathie sincère qui sont
dues à la condition matérielle et morale des classes populaires. Si d'ailleurs
l'économie politique n'a point de solution absolue sur les relations du tra-
vail et du capital, il s'en faut qu'elle soit dans l'impuissance complète de
REVUE. CHRONIQUE. Zi93
prévenir quelques-unes au moins de ces crises douloureuses. Toutes ces
crises ne sont point naturelles, et ne proviennent pas de l'aveugle force des
choses : il en est d'artificielles, qui sont amenées par le vice des institutions
et la faute des hommes. La puissance de l'économie s'arrête devant l'in-
fluence que les causes naturelles exercent sur le prix des choses et la ré-
munération des services, devant l'action des saisons et devant les accidens
politiques, qui peuvent paralyser le travail au sein des nations barbares qui
fournissent à l'industrie des peuples civilisés de grands articles de consom-
mation, ou les principales matières premières de la production. Les plus
intelligens et les plus savans économistes placés à la tête des gouvernemens
ne peuvent rien sur les accidens météorologiques, qui mettent la pertur-
bation dans l'équilibre des récoltes; ils ne peuvent rien sur les troubles
politiques, qui altéreront les conditions du travail et le mouvement de la
production dans les pays plus ou moins barbares, plus ou moins avancés,
qui sont de grands marchés de matières premières ou de denrées, tels que
rinde ou la Chine, l'Amérique ou la Russie. Mais outre ces causes natu-
relles et générales qui viennent troubler à IMmproviste les prix des choses,
les rémunérations, et par conséquent les relations du capital et de la main-
d'œuvre, causes qui échappent à la prévoyance ou à la direction de l'homme
d'état, il est d'autres causes de crise que la prudence humaine peut pré-
venir, ou que l'ignorance, l'imprévoyance, l'inapplication des gouverne-
mens peut engendrer. De cette nature sont les actes politiques tels que des
guerres qui ne sont pas nécessaires, ou des armemens excessifs qui ab-
sorbent et anéantissent improductivement une quantité trop considérable
du capital disponible d'un pays; telle est encore une impulsion exagérée
donnée aux travaux publics. Un état, des administrations publiques, en s'a-
bandonnant avec excès à la séduisante fantaisie et à la luxueuse prodigalité
des travaux et des constructions, deviennent des industriels et des spécu-
lateurs sur une colossale échelle : ils appliquent à la branche d'industrie et
de spéculation à laquelle ils se livrent des ressources et des forces supé-
rieures à celles que les producteurs apportent dans les autres branches d'in-
dustrie. Or les économistes connaissent, — et les hommes d'état de notre
temps commettent ce que la loi appelle la faute lourde, s'ils ignorent ce que
l'économie politique enseigne et démontre, — les économistes connaissent
les conséquences inévitables de tout développement excessif donné à une
branche particulière d'industrie. Ces conséquences sont le capital enlevé
dans une proportion souvent trop grande à la masse disponible sur la-
quelle se prélèvent les salaires et les profits, pour être détruit en partie et
pour être employé à des transformations trop lentement ou insuffisamment
reproductrices, la cherté artificielle des prix produite par une application
disproportionnée de capital à un objet au détriment des autres, le renché-
rissement des prix, accru encore arbitrairement par les folies de la spécu-
lation, enfin une altération inévitable des relations du capital et du travail
dans les autres branches de l'industrie. Nous le répétons, les phénomènes
Zl94 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette nature ont été étudiés scientifiquement, les causes et les effets en
sont connus. L'ignorance des gouvernemens en cette matière n'est plus par-
donnable aujourd'hui. Les grèves qui éclatent sous nos j^eux sont un aver-
tissement donné aux gouvernemens, surtout à ceux qui, amplifiant leur rôle,
ont pris un pouvoir immodéré et ont la prétention d'exercer sur la société
une impossible tutelle. Les grèves invitent les gouvernemens à faire un exa-
men de conscience, à rechercher s'il n'existe point des causes factices de
crise industrielle, et si, en partie du moins, ces causes n'émanent point
d'eux-mêmes. Il est temps peut-être d'j^ faire attention : des emprunts oné-
reux pour l'état, et qui, offrant une excitante amorce à la spéculation,
amèneraient une fabuleuse abondance de souscriptions aux guichets du tré-
sor, ne sont point une vraie démonstration de prospérité générale. En tout
cas, des grèves, des débats sur les salaires entre les patrons et les ouvriers,
sont un signe du temps qui tempère singulièrement le sens de la hausse ex-
travagante des terrains, de la cherté de la main-d'œuvre à Paris, et du suc-
cès spéculatif des souscriptions ouvertes au trésor. C'est le devoir des éco-
nomistes et du gouvernement d'étudier promptement la nature et la portée
de ce mouvement douloureux , car l'action des lois qui régissent certains
faits économiques se peut calculer presque aussi facilement et avec plus de
profit pour l'humanité que l'orbite de la comète régnante.
Quoique la session dure encore pour quelques jours en Angleterre, on en
sent l'agonie au peu d'intérêt que présentent les séances du parlement.
Cette fin de vie parlementaire est consacrée à l'expédition du détail des
affaires de second et de troisième ordre. Rarement s'y présentent des ques-
tions qui puissent mettre encore aux prises les partis fatigués. Qi^iand le
parti tory rencontre pourtant l'occasion de quelque escarmouche, il ne
la laisse point échapper et se donne le plaisir de mettre le ministère en
minorité, ou plutôt il en fait la menace. C'est ce qui est arrivé à propos
d'une motion qui demandait que les électeurs de Wakefield fussent con-
voqués pour, la nomination d'un nouveau député. Aux élections dernières,
le bourg de Wakefield se distingua par de cyniques manœuvres de cor-
ruption. Le candidat tory et le candidat libéral achetèrent les votes à
l'envi. Le candidat libéral, qui n'était autre que le propre beau-frère de
M. Bright, fut nommé. L'élection de Wakefield, après une longue enquête,
fut cassée par la chambre des communes, et ce bourg n'a point de repré-
sentant. Wakefield sera-t-il puni par la perte de la représentation? C'est la
peine que l'on inflige en Angleterre aux bourgs où la corruption s'est trop
effrontément étalée. Il semble que le cabinet n'ait point pris encore parti à
cet égard. A la fin d'une séance, après minuit, les tories, se trouvant les
plus nombreux dans la chambre, tentèrent de résoudre la question en pro-
posant qu'un xcril fût émis pour que Wakefield fût appelé à élire un repré-
sentant. Trois fois les whigs présentèrent un amendement contraire à la
motion, trois fois l'amendement fut repoussé. Les tories, satisfaits de ce
petit succès, consentirent à l'ajournement de la discussion, et enfin leur
REVUE. CHRONIQUE. 495
motion a été rejetée par une majorité considérable dans une autre séance.
Wakefield demeure donc pour le moment frappé d'interdit. Les tories ont
paru essayer de prendre leur revanche à propos d'un bill relatif égale-
ment à une question électorale. Ils ont demandé, se trouvant en nombre,
à la fin d'une séance, que la chambre votât la troisième lecture de ce bill.
C'était une niche à M. Gladstone, grâce à laquelle ils espèrent lui enlever
le collège de l'université d'Oxford, en faisant voter une clause qui permet-
trait aux membres de l'université de voter par procuration. C'est encore
en proposant l'ajournement, plusieurs fois repoussé, que lord Palmerston
a fatigué les tories et leur a fait lâcher prise. Ces misères de la fin de la
session, en somme peu profitables aux tories, ont été effacées par la dis-
cussion sur les affaires de Pologne et par les explications que lord John
Russell a données, en réponse à M. Kinglake, sur la question de Savoie et
les réclamations suisses. Il semble que, dans le discours auquel nous fai-
sons allusion, lord John Russell ait tenu à en finir avec la question de
Savoie. Les puissances continentales n'ont pas voulu prendre en considé-
ration les réclamations suisses et les soumettre au jugement général d'un
congrès européen. Que pouvait lord John Russell après ce résultat? S'en
laver les mains, et c'est ce qu'il fait en rejetant sur lefe puissances la res-
ponsabilité de leur mauvais vouloir. Il se console en constatant que les
relations entre la France et l'Angleterre sont établies sur le pied de l'ami-
tié, déclaration dont on ne saurait trop se réjouir, si elle devait rapporter
aux Anglais et à nous quelques économies de canons rayés et de vaisseaux
cuirassés.
La cause polonaise a en Angleterre assurément de fidèles et généreux
amis : la récente discussion qui a eu lieu à la chambre des communes sur
les affaires de Pologne n'a peut-être point répondu cependant à ce que l'on
devait attendre de l'assemblée la plus libérale de l'Europe. On comprend la
réserve dont lord John Russell, lié par sa position officielle, a dû accompa-
gner les sincères témoignages de sympathie qu'il a donnés au malheur des
Polonais. On aurait souhaité que des orateurs influens, plus libres que le
ministre, eussent adressé au gouvernement russe quelques remontrances
plus chaleureuses. La Russie est dans une situation qui devrait d'ailleurs la
porter d'elle-même aux justes concessions que réclame la Pologne. Ce
grand empire russe, qui a de si vastes ressources, se laisse consumer par
une sorte de phthisie financière. C'est le mal qui atteint infailliblement tous
les despotismes. La Russie a encore un malheur commun à tous les gouver-
neniens absolutistes, dont le vice et à la fois le châtiment sont de ne point
vouloir et de ne pouvoir pas appeler' aux affaires les esprits élevés et les
hommes d'un vrai talent, auxquels le pouvoir répugne lorsqu'il y faut entrer
sous la livrée de la domesticité : le gouvernement russe montre une rare
incapacité financière. Des capitaux considérables de l'Occident s'étaient en-
gagés dans la construction des chemins de fer russes avec une étourderie
confiante. Ils pensaient du moins que le gouvernement de Pétersbourg au-
Zl96 REVUE DES DEUX MONDES.
rait toujours assez d'esprit pour réparer les erreurs d'une concession trop
légèrement étudiée, et pour s'assurer par des avantages habilement et op-
portunément accordés le concours du crédit occidental. Ils avaient trop
présumé de l'intelligence des deux ministres de l'empereur Alexandre qui
gouvernent les finances et l3S travaux publics de ce vaste empire. La France
ne s'est point effrayée de l'aide que les capitaux anglais lui prêtèrent au
commencement de ses grandes entreprises de chemins de fer, et elle n'a
point regretté le profit que les capitaux anglais ont pu retirer de ce con-
cours. La Russie, elle, a peur que l'on ne s'enrichisse à ses dépens quand
on va lui porter l'instrument qui doit féconder ses richesses naturelles!
L'état en France s'est imposé d'énormes charges pour engager l'industrie
privée à entreprendre la construction du réseau; le gouvernement russe a
feint d'ignorer jusque dans ces derniers temps que les gouvernemens con-
tinentaux ont tous subvenu largement à la construction des chemins de fer.
Tandis qu'aujourd'hui encore, en France, l'état est obligé, pour continuer
l'œuvre des chemins de fer, de prendre à son compte la moitié de la dé-
pense d'établissement des nouvelles lignes, en Russie le gouvernement se
figure qu'il pourra se donner des chemins de fer avec l'amorce usée d'une
simple garantie d'intérêt! Quelle est la conséquence de ces erreurs, où l'on
ne sait ce qui l'emporte de l'incapacité, de la vanité, ou de la jalousie de
l'étranger? Le crédit de la Russie est gravement entamé; la Russie est en
proie à une crise financière au moment où, par la généreuse initiative de
l'empereur Alexandre, elle affronte une crise sociale. Pour faire réussir
l'émancipation des serfs, il fallait la soutenir par une habile politique de
travaux publics et par une savante et hardie politique financière. On ne l'a
pas su, et les deux crises s'aggravent en se compliquant Tune par l'autre.
Dans cette situation, il n'est point téméraire de prédire que la force des
choses entraînera l'empereur de Russie à finir par où il aurait dû commen-
cer, à réformer les institutions politiques de son empire, 11 fera plus ainsi
pour sa vraie puissance, pour la prospérité et l'honneur de ses peuples,
qu'en essayant, comme une rumeur le prétend, de renouveler avec la Prusse
et l'Autriche la ligue des copartageans de la Pologne. On aurait pu tenir
avec autorité ce langage au gouvernement de Saint-Pétersbourg dans le par-
lement d'Angleterre ; mais la défiance que des fautes commises sur le con-
tinent inspirent à l'Angleterre, le besoin qu'elle croit avoir de l'alliance des
puissances du nord et du centre de l'Europe pour parer on ne sait à quelle
éventualité, altèrent le ton du libéralisme anglais. Dans son humeur actuelle,
l'Angleterre aime mieux commenter les statistiques que lui envoie sa léga-
tion de Pétersbourg : elle y voit que l'Angleterre absorbe la moitié des ex-
portations et fournit le tiers des importations de la Russie. C'est un beau
compte-courant entre deux peuples, et l'Angleterre en est satisfaite. Tout
au plus laisse-t-elle entendre que ses sympathies pour la Pologne pourraient
prendre une forme pratique, si la question d'Orient venait à donner de nou-
veaux soucis; mais, bah! le moment n'est guère propice aux agressions
EEVUE. — CIirxOMOUE. ^97
russes contre la Turquie. Les propriétaires russes à demi ruinés par Tafîran-
chissement des paysans ne permettront pas à leur gouvernement de se
brouiller avec le meilleur customer de la Russie. John Bull rassuré ne doit
pour l'instant à la Pologne que de platoniques vœux!
Peut-être est-il moins permis aujourd'hui de désespérer que la querelle
de l'Autriche et de la Hongrie se puisse arranger à l'amiable. En consen-
tant à changer la suscription de son adresse à l'empereur, la diète hon-
groise a fait une première concession de forme qui a prévenu un éclat im-
médiat. Ce qui nous confirme dans l'espoir d'une transaction amial^le, ce
sont les embarras semblables, sinon égaux, qui paralysent dans l'action les
deux adversaires. L'Autriche ne saurait songer à courber la Hongrie par la
force : elle exposerait tout par une résolution violente, et la Hongrie en-
core une fuis conquise et comprimée ne lui apporterait aucune ressource.
Quant à la Hongrie, elle n'a point, comme en I8/18, une armée organisée à
sa disposition : sa résistance matérielle n'aboutirait donc qu'à des émeutes
qui compromettraient sa cause, et ne lui fourniraient pas de chances de
succès. Entre l'Autriche et la Hongrie, si des deux côtés on se place au point
de vue de la raison, le conflit semble devoir demeurer renfermé sur le ter-
rain de la discussion du droit et des interprétations de la légalité. Sans
doute la prolongation sans mesure d'un tel état de choses est irritante, mais
l'esprit allemand ne se déplaît point aux subtilités légales, et s'il y a chez
le Mrgyar un poète, un orateur, un soldat, le légiste entre à coup sûr pour
une forte part dans la composition de ce type national si original et si
brillant. Les querelles de légistes peuvent durer longtemps. Les légistes ne
disent pas du premier coup leur dernier mot. L'adresse de M. Deak est bien
longue; les plaintes et les remontrances sur le passé y occupent une bien
large place. L'empereur d'Autriche, en s'accusant cordialement pour les
fautes passées de son gouvernement envers la Hongrie, donnerait peut-être
aux sentimens hongrois une satisfaction dont il retrouverait la compensation
dans le règlànent des choses présentes. Des deux côtés, on garde donc vrai-
semblablement des concessions en réserve. En tout cas, l'empereur François-
Joseph doit se féliciter aujourd'hui d'avoir eu recours aux institutions par-
lementaires, n a derrière lui des assemblées qui le préservent du péril de
l'isolement, qui l'absolvent en partie de la responsabilité des résolutions
que lui commanderont les circonstances. Les Hongrois peuvent s'apercevoir,
eux aussi, de l'influence qu'ils pourraient exercer sur ces assemblées le
jour où ils consentiraient à y entrer; ils grandiraient leur rôle et leur ac-
tion en Europe de la puissance du grand empire auquel ils se seraient libre-
ment associés.
Nous continuons à ne comprendre que médiocrement les éternelles dis-
putes qui divisent la confédération germanique, et tant d'importance atta-
chée par les polémiques allemandes à tant de petitesses. L'incorporation du
contingent cobourgeois dans l'armée prussienne est toujours la grosse af-
TOMB XXXIV. 3"1
Zi98 REVUE DES DEUX MONDES.
faire. C'est un exemple d'une nature d'annexion d'une nouvelle forme, et
c'est à titre d'exemple que ce fait est digne de remarque. Il ne semble pas
que le duc de Cobourg-Gotha doive avoir des imitateurs prompts ou nom-
breux. Le premier journal de l'Allemagne, la Gazette iV Augshourg , avait an-
noncé prématurément que le grand-duché de Bade allait, lui aussi, faire sa
fusion militaire. Cette assertion a été démentie par le journal du grand-du-
ché. Ce n'est pas la tentation de censurer bruyamment Cobourg-Gotha, et
de protester contre les envahissemens prussiens, qui fait en ce moment dé-
faut aux cours secondaires. Ces cours se taisent néanmoins : on ne peut
compter sur la cour de Vienne, elle a trop d'affaires ailleurs, et l'on n'ose
point s'attaquer à la Prusse. Les mécontens se consolent en espérant du
moins que la Saxe royale, elle qui est la tête de toutes les ligues saxonnes,
tancera le petit duc comme il le mérite. Ce serait en ce cas M. de Beust
qui serait chargé de laver la tête au duc de Saxe-Gotha. M. de Beust est un
homme d'esprit, supérieur au petit théâtre qu'il occupe, et qui ferait bien
de ne point discréditer son mérite et user ses facultés dans ces pédantes et
ridicules résistances à la marche des choses et aux nécessités du temps. M. de
Cavour avait touché juste lorsqu'il avait retiré Vexc(]iialur aux consuls de la
Bavière, du Wurtemberg et du Mecklembourg en Italie pour répondre à une
petite piqûre que la petite diplomatie des petits états avait voulu faire au
nouveau royaume d'Italie. D'après une explication que le ministre des af-
faires étrangères a présentée sur cet incident devant la seconde chambre
wurtembergeoise, il paraîtrait que les états secondaires, un peu honteux de
leur impuissante pointillerie d'étiquette, voudraient atténuer la portée que
M. de Cavour avait donnée à leurs objections. Le nouveau représentant de
Bade à Francfort, M. Mohl, a fait un début sensé en demandant que la diète
mît un terme à la plaisanterie éternelle des élections et des dissolutions
d'assemblées qui se joue à Cassel depuis douze ans, et permît que la consti-
tution de 1831 fût rétablie conformément au vœu des populations. La propo-
sition de M. Mohl sera sans doute repoussée. L'obstination de la diète à refuser
à rélectorat la constitution qu'il réclame a un digne pendant : c'est l'obsti-
nation avec laquelle la même diète réclame du Danemark la modification
de ses institutions pour le plus grand plaisir des hobereaux du Holstein et
du Slesvig. 11 nous vient cependant de ce côté une nouvelle assez rassu-
rante. Le Danemark entamerait avec l'Autriche une négociation nouvelle.
L'exécution fédérale dont le Danemark était menacé serait ajournée à l'an-
née prochaine; ce délai serait mis à profit, et une solution définitive serait
à peu près certaine. L'Europe se trouverait ainsi délivrée enfin de l'im-
mense ennui que la bonne diète de Francfort lui infligeait depuis si long-
temps avec cette malheureuse question du Slesvig-Holstein.
Certes l'Italie a, elle aussi, des embarras; mais qu'ils sont différens des
mesquines tracasseries qui sont l'occupation politique de l'Allemagne! Les
difficultés italiennes ont un caractère de grandeur qui peut effrayer cer-
tains esprits, mais qui du moins séduit l'imagination et l'exalte. Du premier
REVUE. CHRONIQUE. 499
coup, le gouvernement italien aborde par la nécessité même de son exis-
tence des problèmes qui font tressaillir le monde. Ce n'est pas M. Ricasoli
qui est homme à dissimuler l'importance de ces problèmes. On reproche
au contraire au premier ministre italien de les avoir trop nettement accu-
sés par le discours politique qu'il a prononcé dans la discussion de l'em-
prunt. Il y a une singulière injustice dans cette critique. M. Ricasoli a pris
le pouvoir dans un moment où le mouvement italien, ayant conquis les
positions intermédiaires, n'a plus devant lui que ses deux grands écueils,
Rome et Venise. Personne n'est moins disposé que nous à conseiller l'impa-
tience aux Italiens; nous ne leur dirons pas de se hâter vers Rome ou vers
Venise. Ces deux grands obstacles, où ils rencontrent la France et l'Autri-
che, au lieu de provoquer leur élan, doivent au contraire les inviter à se
replier sur eux-mêmes, à se recueillir, à se fortifier. La question romaine
d'ailleurs, nous l'avons mainte fois répété, et c'est l'avis des plus éminens
esprits de l'Italie, ne peut se trancher par un coup de force; mais, cela étant,
et les paroles de M. Ricasoli ont été sur ce point conformes aux conseils de
la prudence, le premier ministre pouvait-il raisonnablement voiler l'objet
des aspirations italiennes et passer sous silence ce qui est la condition vi-
tale de la constitution définitive du nouveau royaume? Plus M. Ricasoli était
résolu à pratiquer la modération dans la conduite, et plus, suivant nous,
il devait être énergique et net dans l'expression des vœux de l'Italie. Nous
voyons donc une garantie de sagesse pratique dans ces paroles vigoureuses
où d'autres ont voulu blâmer une provocation imprudente. Nous conseillons
aux Italiens de ne point se décourager, s'ils n'ont pas réussi d'emblée à
convertir le gouvernement français à leurs théories sur Rome. Ils veulent
donner à l'église la liberté spirituelle la plus large en échange du pouvoir
temporel de la papauté. La situation qu'ils entendent faire à l'église en Ita-
lie est une révolution radicale dans les rapports de l'église et de l'état.
Cette révolution ne pourrait être contenue dans les limites de la pénin-
sule, elle s'étendrait nécessairement à tous les pays catholiques; mais ces
pays, et la France au premier rang, n'ont pas tous encore des institutions
politiques qui comportent l'entière liberté de l'église : ils ne sont donc
point préparés à la révolution méditée par les Italiens. Il faut que les Ita-
liens, tout en gardant l'espoir fondé qu'ils auront pour eux le bénéfice du
temps, accordent aux autres nations catholiques, surtout à la France, des
délais indispensables. Résoudre à nouveau le problème des relations de l'é-
glise et de l'état n'est point une œuvre aussi facile que la conquête et la
pacification du royaume de Naples, et pourtant les Italiens n'ont rempli
encore de cette dernière tâche que la moitié, comme nous le montrent les
troubles des provinces napolitaines, la regrettable retraite de M. de Sàn-
Martino, et la mission militaire qui vient d'être donnée au général Cialdini.
E. FORCADE.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
LES SOFRANISTES.
I.
VELLUTI.
Dans le mois de février dernier, il est mort un chanteur italien qui a joui
pendant sa vie d'une grande célébrité : nous voulons parler de Velluti, le
dernier des sopranistes remarquables qu'on ait entendus au théâtre. Suc-
cesseur des Pacchiarotti, des Marchesi et des Crescentini, Velluti a vu s'ac-
complir une grande transformation dans la musique dramatique, dont le
premier résultat a été de proscrire les voix factices de ces êtres étranges
que ritalie a produits en si grand nombre pendant le xviii"' siècle. En effet,
c'est depuis l'avènement de Rossini que les voix de contralto féminin ont
été substituées à celles des castrats, et que les Molanotte, les Pisaroni,
les Pasta et les Malibran, ont pris la place des Guadagni, des Farinelli, des
Caffarelli et des Gizzielo. Velluti a connu Rossini, qui a composé pour lui un
ouvrage de sa jeunesse; il a connu Meyerbeer, qui a écrit également pour le
sopraniste un rôle important dans son opéra italien, il Crocialo in EyiUo-
Velluti cependant appartient à la génération de chanteurs qui a précédé
la réforme opérée par Fauteur de Tancredi; il était, par le st3ie et par les
tendances de son goût, le contemporain de Mayer, de Paër, de Niccolini et
des compositeurs qui forment la transition entre le xviir siècle et la mu-
sique moderne. A ce titre, et comme le dernier représentant d'une forme
de l'art qui n'existe plus , Velluti mérite que nous lui consacrions quelques
lignes de souvenir.
Il était né à Monterone, dans les Marches d'Ancône, en 1781, disent la plu-
part des biographes; mais j'ai tout lieu de croire que cette date n'est pas
vraie, car Rossini m'a affirmé cet hiver que Velluti est mort âgé de quatre-
vingt-quatre ans, ce qui le ferait naître en 1777. Quoi qu'il en soit de ce
détail peu important, Velluti, après avoir subi assez tard la cruelle opéra-
tion qui a fixé le timbre de son organe, fut confié, à l'âge de quatorze ans,
à un maître de chant de la ville de Ravenne, l'aljbé Calpi, qui le prit dans-
sa maison et se chargea de son éducation musicale. C'est ainsi qu'ont été
élevés la plupart des sopranistes célèbres qui ont émerveillé l'Europe. Us
entraient rarement dans un conservatoire, et presque toujours ils étaient
confiés aux soins d'un maître particulier qui les dirigeait jusqu'au moment
de leurs débuts. C'est à Forli que Velluti débuta dans la carrière théâtrale
vers le commencement de ce siècle. Il parcourut ensuite les petites villes
des états de l'église et arriva en 1805 à Rome, où il obtint beaucoup de
succès dans un opéra de Niccolini, la Selvar/r/ia. Deux ans après, Velluti re-
tourna à Rome et chanta avec un plus gi-and succès encore dans un nouvel
opéra du même compositeur, Trajano in Dacia. A l'automne de la même
année, il fut engagé au théâtre de Saint-Charles, à Naples, où il produisit
un très grand effet. Après avoir tour à tour chanté à Milan en 1809, à Tu-
rin, à Milan encore en l'année 1810, Velluti se rendit à Vienne en 1812. Ds
REVUE. CHRONIQUE. 501
retour en Italie, il chanta successivement à Venise, à Milan, dans un opéra
de son compo-iteur favori, Niccolini. En 182/i, il créait h Venise un rôle dans
il Crociato de Meyerbeer. En 1825, Velluti traversa Paris pour se rendre à
Lotidres, où il est resté deux ans. Il fit un second voyage en Angleterre en
1829, et depuis lors, je crois, il n'a plus paru sur aucun théâtre. Il vivait
retiré, dans une petite propriété qu'il avait dans les environs de Padoue,
avec un frère et un neveu, jouissant d'une modeste aisance qu'il avait chè-
rement achetée.
Velluti était grand, d'une taille mince et élancée. Sa voix était un véri-
table soprano d'une grande douceur, et qu'il dirigeait avec beaucoup d'ha-
bileté; mais il ne pouvait pas parcourir une gamme entière, soit ascendante,
soit descendante, dit Stendhal dans sa Vie de Rossini, et ce fait m'a été con-
firmé par le grand maestro. Velluti était un chanteur un peu froid, au style
brillant, mais tempéré, qui ne possédait ni l'éclat de vocalisation qui dis-
tinguait Marcliesi, ni l'accent pathétique de Pacchiarotti, ni l'élégance sou-
tenue de Crescentini. Un amateur anglais fort distingué, le comte Edge-
cumbe, qui a entendu Velluti à Londres en 1825, a apprécié avec beaucoup
de justesse le talent de ce virtuose. « Je vais parler maintenant, dit-il dans
un volume curieux où il a consigné ses souvenirs (1), de l'arrivée d'un so-
prano, le seul qui existe encore en Europe. Il vint à Londres avec de fortes
recommandations, mais sans que le directeur du théâtre osât l'engager. Il
se passa même quelque temps avant que Velluti eût le courage de paraître
en public, car la génération qui avait admiré Pacchiarotti et Marchesi avait
complètement disparu. Depuis la fin du xviir siècle, aucun sopraniste n'a-
vait paru en Angleterre, et il existait parmi nous un grand préjugé contre
de pareils chanteurs. Aussi, la première fois que Velluti se fit entendre dans
un concert, il excita une sorte de surprise qui n'avait rien de commun avec
l'admiration. On fut même obligé de prendre certaines précautions de po-
lice le jour où Velluti débuta dans il Crociato de Meyerbeer. La salle était
comble, et d'abord le public garda un profond silence. Ceux des spectateurs
qui n'avaient jamais entendu ce genre de voix éprouvèrent d'abord une sur-
prise qui allait jusqu'au dégoût. Peu à peu cependant le virtuose se fit écou-
ter et vivement applaudir. « Velluti n'est plus jeune, dît le comte Edgecumbe,
et sa voix, qui a été fort étendue, est aujourd'hui très altérée. C'est le corps
de la voix qui a le plus soutTert, tandis que les notes supérieures ont encore
une douceur ravissante. Velluti possède aussi de belles cordes dans le re-
gistre inférieur dont il tire de beaux effets. Son style est gracieux, mais
sans élévation, et ne rappelle pas la manière large de l'ancienne école. Il
chante avec goût, mais non pas sans un peu de monotonie. »
C'est un phénomène curieux que l'apparition des sopranistes dans l'opéra
italien au commencement du xviii"" siècle. On ne sait trop à quelle époque
remonte l'usage monstrueux de mutiler la nature humaine pour obtenir un
genre de voix factice qui pût remplacer la voix de femme; mais tout porte
à croire que c'est à l'église qu'on doit l'invention de ce sacrilège. Les femmes
n'étant pas admises à chanter dans la chapelle papale, on eut d'abord l'idée
de les remplacer par des enfans; mais comme les enfans ne peuvent con-
(1) Musical Réminiscences of an old amateur, Londres 1827.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
server le diapason qui leur est propre que jusqu'à la fin de l'adolescence,
on dut facilement concevoir le projet de fixer cette voix juvénile en portant
la main sur l'œuvre de Dieu. C'est ainsi que les eunuques, qui existent de
toute antiquité et qui sont un témoignage irrécusable de la barbarie des
temps, ont été supportés par le christianisme comme il a supporté l'escla-
vage, et qu'ils sont devenus un ornement, un luxe pieux de la sainte église
romaine. Ce qu'il y a de certain, c'est que les castrats ont été admis de très
bonne heure à la chapelle Sixtine, et que, depuis la fin du xvr siècle jus-
qu'à nos jours, ils n'ont cessé d'y chanter les louanges du divin supplicié.
A la naissance de l'opéra, les sopranistes, qui existaient depuis longtemps
dans les églises et les chapelles princières, se jettent avec empressement
dans la carrière dramatique. On les voit apparaître dès l'époque de Monte-
verde, de Cavalli et de Cesti, et au commencement du XYiir siècle ils sont
l'idole du public, les maîtres souverains de l'opéra italien, qu'ils dominent
de leur incomparable bravoure. Tous les grands compositeurs, Scarlatti,
Léo, Pergolèse, Handel, Hasse, Jomelli, Gluck, ont écrit expressément des
opéras pour des sopranistes célèbres qui ont laissé l'empreinte de leur
talent dans l'œuvre du maître. Leur influence a été considérable, et c'est
contre le despotisme que les sopranistes exerçaient sur la volonté et l'ima-
gination du compositeur que Gluck a eu particulièrement à lutter. Cepen-
dant Gluck lui-même n'a pas dédaigné de composer pour Guadagni le rôle
d'Orfeo dans le chef-d'œuvre que tout Paris a pu entendre au Théâtre-
Lyrique, interprété par M'""^ Viardot.
Les castrats qui se sont illustrés dans la carrière dramatique peuvent se
diviser en deux classes distinctes : ceux qui ont possédé une voix élevée,
dite voix de soprano, et les contrallisles, dont le diapason occupait la partie
inférieure de la voix de femme. Avant de se décider à faire subir à un en-
fant la mutilation cruelle et déshonorante dont nous parlons, il fallait s'as-
surer si l'organe naturel de l'enfant prédestiné valait le sacrifice qu'on lui
imposait. L'opération une fois décidée, on n'était pas toujours certain que
le résultat répondît aux prévisions de ceux qui l'avaient ordonnée. Il arri-
vait très souvent, hélas ! que la victime succombait sans aucune compensa-
tion, ou que la voix de l'enfant élu changeait de caractère, et perdait le
charme naturel qui avait suscité l'idée de la mutilation. Lorsque l'évolution
était heureusement accomplie, l'enfant passait sous la direction d'un maître
qui lui enseignait les élémens de la musique, et le soumettait pendant des
années à un long travail de vocalisation. C'était là la partie importante de
l'éducation d'un sopraniste, dont la bravoure était la qualité la plus appré-
ciée du public. On assure que Farinelli, qui fut élève de Porpora, resta
des années à étudier une page de vocalisation sans qu'il lui fût permis
de chanter autre chose. L'élève, s'ennuyant à la fin de répéter incessam-
ment les mêmes traits, demanda au maître quand il lui serait permis,
comme on dit, de passer à un autre exercice. « Dans deux ans, » aurait ré-
pondu Porpora. Le temps prescrit s'était écoulé. « Va, dit Porpora à Fari-
nelli, tu peux chanter maintenant tout ce que tu voudras, car tu es le pre-
mier virtuose de l'Italie.» Sans attacher à cette anecdote plus d'importance
qu'elle n'en mérite, elle nous prouve du moins que l'étude du mécanisme
vocal était la grande occupation des sopranistes avant de monter sur les
REVUE. CHRONIQUE. 503
planches d'un théâtre. On se tromperait beaucoup cependant si Ton croyait
que ces chanteurs exceptionnels, victimes d'un goût dépravé et d'une mons-
trueuse aberration des mœurs, ne fussent que des instrumens perfection-
nés dépourvus d'intelligence et de sentiment. Ils étaient en général bons
musiciens, avaient l'esprit cultivé et n'étaient incapables ni de comprendre
les belles situations dramatiques, ni d'exprimer fortement les élans de la
passion. Quelques-uns des plus célèbres sopranistes, tels que Senesino, qui
chanta à Londres sous la direction de Handel, Guadagni, Millico et surtout
Pacchiarotti ont été d'excellens comédiens aussi bien que des chanteurs
merveilleux et touchans. Il existe encore de vieux amateurs qui ont pu en-
tendre à Paris, sous le premier empire, le célèbre Crescentini chanter avec
une émotion profonde l'air de Romeo e Giidietla de Zingarelli :
Ombra adorata aspetta.
Cet air, qui arracha des larmes à Napoléon lui-même, était de la composi-
tion du virtuose qui le disait si bien. On sait que l'empereur Napoléon, après
la représentation de l'opéra de Zingarelli sur le théâtre des Tuileries, où le
jeu, la voix et le sentiment de Crescentini l'avaient si doucement ému, en-
voya au virtuose la décoration de la Couronne-de-Fer, ce qui fit dire à la
Grassini, une grande cantatrice aussi : « Poverelto! il l'a bien méritée! »
Une qualité que possédaient presque tous les sopranistes, c'était une lon-
gue respiration, dont ils avaient l'art d'économiser l'émission. On raconte
que, lorsque Farinelli chanta pour la première fois à Rome dans un opéra
de son maître Porpora, Comene , il rencontra dans le petit orchestre du
théâtre Aliberti un trompettiste allemand qui excitait l'admiration du pu-
blic. L'administration du théâtre demanda au compositeur d'écrire un air
.pour son élève avec accompagnement de trompette obligé, et d'établir entre
les deux virtuoses une lutte qui ne pouvait être que favorable au succès de
l'ouvrage. L'air commençait par une note tenue longuement par le trom-
pettiste, que répétait ensuite le chanteur, en y ajoutant tous les ornemens
que pouvait lui fournir une riche vocalisation. Le chanteur vainquit l'in-
strumentiste dans ce duel , qui excita dans toute la salle des transports
d'admiration. Lorsque Farinelli se rendit à Londres en 173/i, il débuta dans
un opéra de Hasse, Artaxercès, et il y fit intercaler un air que lui avait
composé son frère Richard Broschi, où était reproduit le même genre d'ef-
fets que dans celui de Porpora. Mais c'est par des qualités d'un ordre supé-
rieur que Farinelli a conquis l'immense renommée qu'il a laissée dans l'his-
toire de l'art. D'un physique charmant, doué d'une voix de soprano très
étendue, claire et admirablement assouplie, plein de goût et de sentiment,
Farinelli n'avait qu'à ouvrir la bouche pour enchanter ceux qui l'écoutaient.
Qui ne sait le rôle important qu'a joué Farinelli à la cour d'Espagne, près
du roi Philippe V, dont il soulageait la sombre tristesse en lui chantant
tous les jours quatre morceaux, parmi lesquels se trouvaient deux airs de
Hasse, Pallido e il sole et Per queslo dolce amplesso! J'ai eu la bonne for-
tune de trouver dans un recueil de vieille musique un de ces airs de Hasse
que chantait Farinelli : Pallido e il sole j, et je puis assurer que rien dans
le canevas mélodique du compositeur saxon n'indique l'effet prodigieux
qu'en tirait le virtuose. C'est que Farinelli et tous les sopranistes célèbres
504 REVUE DES DEUX MONDES.
du xviii'' siècle étaient des espèces d'improvisateurs qui, sur un thème très
simple que leur préparait le maestro, ajoutaient les ornemens et les in-
flexions de voix qu'ils voulaient. Ils étaient plus que des interprètes de la
pensée du maître; ils décidaient souvent du choix du sujet, prenaient une
grande part à la conception de l'œuvre et se montraient fort exigeans sur
la nature des effets qu'ils voulaient produire. Millico, qui a été un sopra-
niste d'un très grand goût, n'a-t-il pas imposé à Sacchini l'obligation d'in-
tercaler dans un air de sa composition, se cerca se dice, un passage qui
appartenait à un air de VAlcesle italienne de Gluck : Ah! per qneslo gia
slanco mio cuore? Les interpolations de ce genre sont très nombreuses dans
l'ancien opéra séria italien , où dominaient la personnalité et la fantaisie
des sopranistes. Ils paraissaient rarement dans Vopera hujfa, genre émi-
nemment national, qui se développa librement avec le concours des voix
naturelles, la basse, le ténor et les diverses voix de femme. Aussi, pendant
que Vopera serin demeura stationnaire jusqu'à la fin du xviii'" siècle, ne ren-
fermant dans une action des plus simples que des airs, des duos, tout au
plus des trios, Vopera buffa, sous la main de Pergolèse, de Piccinni, de
Guglielmi, de Paisiello et de Cimarosa, atteignait aux plus grands dévelop-
pemens de la musique dramatique. Il y a une distance immense entre gli
Orazi e i Curiazi, opéra séria que Cimarosa a composé à Venise en 1797
pour le sopraniste Crescentini et la belle M""^ Grassini, et il Malrimouio se-
gretOj chef-d'œuvre d'une rare perfection, que le grand maître italien du
XIX* siècle n'a pas dépassé. On peut dire la même chose des opéras bou-Tes
de Paisiello, tels que il Re Teodoro, il Marchese di Tulipano, la Cuiftara,
l'Idolo chinese, comparés à ses opéras sérieux, Pirro, l'Olipnpinde, etc., qui
renferment des morceaux exquis, mais qu'on ne pourrait plus représenter
de nos jours.
Les sopranistes sont les représentans de l'âge héroïque de l'art de chan-
ter. Suscités par l'église pour remplacer les voix de femmes dans la cha-
pelle du pape et dans les grandes métropoles de l'Italie, ces victimes de la
sensualité de l'oreille et de la dépravation du sens moral apparaissent au
théâtre dès la naissance de l'opéra, au commenci^ment du xvii'" siècle. Au
siècle suivant, les sopranistes, de plus en plus nombreux, étonnent l'Italie par
leur incomparable bravoure; ils enchantent l'Europe, qui les paie au poids
de l'or. Tous les princes souverains de l'Allemagne ont un opéra italien où
domine un sopraniste plus ou moins célèbre, qui fait les beaux jours de la
cour. On les entend partout, à Londres principalement, à Lisbonne, Madrid,
Vienne, Stuttgart, Dresde, Berlin, Varsovie, et même à Saint-Pétersbourg,
du temps de la grande Catherine. Ils sont les maîtres de la situation, ils
traitent de puissance à puissance avec les princes et les rois, ils imposent
au musicien, au poète, à l'entrepreneur de théâtre leur goût et leurs ca-
prices enfantins. Ici ils exigent une entrée triomphale, là une scène d'a-
mour, un duo avec la prima donna, plus loin un monologue dans un ca-
chot et les bras chargés de chaînes, au dénoûment un air de bravoure où
ils puissent faire éclater la souplesse de leur organe, l'étonnante fécon-
dité de leurs combinaisons vocales. Eh bien ! malgré ces travers qui cho-
quent le bon sens et la logique des passions, malgré la puérilité de la fable
dramatique, la simplicité de la composition musicale, malgré l'idée pé-
KEVLE. CHROMQUE. 505
nible que pouvait inspirer la vue d'un être aussi étrange qu'un castrat,
on s'explique très bien l'effet prodigieux d'un Farinelli, d'un Guadagni, d'un
Pacchiarotti et d'un Crescentini dans des opéras aussi simples que le Romeo
e (iitdielta de Zingarelli. La perfection de l'art de moduler la voix humaine,
qui était le partage de presque tous les sopranistes, le sentiment profond
dont quelques-uns étaient doués, la beauté de l'organe, l'agrément du phy-
sique, le talent de comédien dont plusieurs d'entre eux ont fait preuve, les
mœurs du temps et les concessions que l'imagination du public est toujours
disposée à faire au plaisir qu'il éprouve, tout cela ne sufflt-il pas pour ex-
pliquer le succès extraordinaire des sopranistes pendant plus d'un siècle?
Mozart, Haydn, Handel, Jonielli, Hasse, Gluck, Cimarosa, Rossini ont écrit
expressément pour ces admirables virtuoses, que la génération actuelle ne
connaît plus. Qu'on n'oublie pas que c'est pour le contraltiste Guadagni que
Gluck a composé l'air touchant iVOrfeo :
Che faro senza Euridice!
J'ai entendu dans ma jeunesse au théâtre de la Fenice, à Venise, Velluti
dans un opéra de Mayer, Ginevra di Soz^ia. Plus tard, à Milan, j'ai eu l'oc-
casion d'entendre le vieux sopraniste Marchesi chanter d'une voix chevro-
tante un rondeau de Sarti avec un goût et une manière qui me firent une
grande impression. Par ces deux exemples, par celui de la Grassini et de
M""^ Pisaroni, qui avait reçu des conseils de Pacchiarotti, j'ai pu me faire
une idée du grand art des sopranistes, de cette large manière de phraser,
et de la longue respiration qui leur était propre. Sans regretter la révolution
morale qui a banni de la scène italienne des chanteurs qui témoignaient
d'an outrage fait à la natare humaine, en rendant justice au beau génie qui
le premier a écarté de ses œuvres les voies factices des castrats pour les
remplacer par des voix de femmes, ne craignons pas d'avouer cependant
que des virtuoses comme Senesino, Farinelli, CaiTarelli, Gizzielo, Guadagni,
Pacchiarotti et Crescentini ont eu leur raison d'être, et qu'on s'explique
l'admiration qu'ils ont excitée pendant un siècle dans toute l'Europe. Si
nous pouvions entendre de nos jours au Tbéàtre-Italien de Paris un Pac-
chiarotti chanter le fameux air de Piccinni :
Destrier, che ail' armi usato,
avec le goût, le style large et le sentiment profond que tous les contempo-
rains de ce virtuose lui ont reconnus, est-il bien certain que le public de
notre temps restât insensible à de pareils effets, et que son penchant pour
le mélodrame, pour les cris forcenés, les scènes violentes et compliquées
l'empêchât de sentir le prix d'un art plus simple et plus touchant? Quand
on a vu Rubini exciter des transports d'enthousiasme avec une simple mé-
lodie de Bellini :
Una furtiva lagrima,
il est facile de comprendre que l'Italie se soit attardée pendant un siècle
dans le développement musical de Vopera séria, qui n'était qu'un cadre dra-
matique pour faire ressortir l'étonnante virtuosité des sopranistes,
Velluti, le dernier venu de ces virtuoses exceptionnels, qui presque tous
506 REVUE DES DEUX MONDES.
ont vu le jour dans Tancien royaume de Naples et dans les états de Féglise,
n'a été qu'un chanteur froid, l'interprète gracieux des compositeurs médio-
cres qui ont succédé aux grands maîtres du xyiii*^ siècle et précédé l'avéne-
ment de Rossini. Rossini n'a écrit pour Velluti qu'un ouvrage de sa jeu-
nesse sans importance. Il Crociato de Meyerbeer est le seul opéra connu
où Velluti ait créé un rôle dont on puisse apprécier le caractère. Bien qu'il
y ait encore quelques vieux castrats à la chapelle Sixtine à Rome et dans
d'autres églises moins importantes de la péninsule, il n'est pas probable
que les mœurs et les lois de notre époque permettent le retour de pareilles
monstruosités. Les sopranistes ont donc disparu pour toujours de l'opéra
italien, qu'ils ont dominé pendant plus d'un siècle. Ils ont été l'expression
d'une forme de l'art qui n'existe plus et des virtuoses incomparables. Aussi
nous proposons-nous de revenir sur ce sujet piquant, qui offre plus d"un
genre d'intérêt, en racontant successivement aux lecteurs de la Revue l'his-
toire des plus célèbres sopranistes dont Velluti a été le dernier représen-
tant, p. SCLDO.
ESSAIS ET NOTICES.
SYLVIE, par M. Ernest Feydeau.
Les jeunes écrivains se plaignent fréquemment depuis quelques années
de l'abandon où les laisse la critique, et dans ces derniers temps surtout
l'accent de leurs plaintes a quelque chose d'amer et d'irrité. Ils ne com-
prennent pas, disent-ils parfois, les préférences de la critique pour certains
livres, et peu s'en faut que quelques-uns ne voient dans ces préférences les
indices d'une conspiration sourdement tramée contre les nouvelles géné-
rations. Ils seraient plus indulgens, s'ils savaient à combien d'injustices
involontaires est exposé le critique le plus bienveillant, et à combien de
préjugés innocens il obéit sans s'en douter. Voulez -vous connaître un
de ces mille préjugés auxquels l'homme le plus juste obéit à son insu?
Une formidable barricade de livres s'est élevée sourdement autour du cri-
tique, qui s'est levé un matin avec la ferme intention de la démolir, ainsi
que l'y obligent sa conscience et son devoir; mais par quel pavé littéraire
comniencera-t-il son œuvre de démolition? Involontairement sa main s'é-
tend sur ceux qui présentent la plus large surface, qui offrent une forme
saisissable, qui en un mot sont le plus en vue. Lorsque le travail est achevé,
on s'aperçoit souvent qu'on aurait pu tout aussi bien le mener à fin en atta-
quant la barricade par un autre côté, et qu'on aurait même dépensé moins
de temps, de soins et de peine. Le préjugé du nom est un des plus puis-
sans parmi ces préjugés involontaires auxquels obéit le critique. Il ne lit
pas toujours un livre parce qu'il le croit bon, mais parce que Fauteur s'est
acquis une certaine notoriété, parce que son nom est populaire, parce que
ses opinions sont connues, parce qu'enfin il est intér(,-ssant et curieux de
suivre les mouvemens d'un esprit dont on s'est occupé déjà, et de mesu-
rer quel chemin il a fait depuis qu'on l'a quitté. Les innocens paient pour
les coupables, et les inconnus pour les gens célèbres; c'est un axiome aussi
REVLE. CHRONIQUE. 507
vrai en matière de critique littéraire qu'en morale transcendante. Je ne
puis qu'engager les inconnus, les jeunes écrivains trop impatiens, à se
consoler par quelques minutes de méditation sur cette grande loi de solida-
rité, qui veut que nous portions le poids des erreurs, des scandales et de la
gloire d'autrui. Un peu de philosophie ne nuit jamais, et quelquefois même
il arrive qu'elle fait quelque bien.
Voilà les raisons pour lesquelles je me suis empressé de lire le nouveau
roman de M. Ernest Feydeau, au détriment de tant d'autres livres que je
m'étais promis d'examiner. Que me reste-t-il de cette lecture? La satisfac-
tion d'une curiosité un peu banale et un assez grand désappointement.
Le lecteur connaît notre opinion sur les œuvres précédentes de l'auteur;
nous les avons jugées avec une sévérité qui a paru excessive à beaucoup, et
que nous ne croyons que juste; mais si quelque considération pouvait nous
faire modifier nos jugemens antérieurs, ce serait la lecture de Sylvie. Com-
parés à son dernier livre, ses premiers romans sont des chefs-d'œuvre de
délicatesse et de poésie. Nous avons reconnu et signalé dans Daniel quelques
notes de passion violente à la Verdij, qui ne manquaient pas de frénésie poé-
tique. Il y a çà et là dans ses livres, et surtout dans Fanny, — le meilleur
de tous, — quelques observations fortes et vraies; mais que dire de Sylvie?
Vous y chercherez en vain ces notes de passion brutale de Daniel et de Ca-
therine d'Overmeire qui éclataient parfois au visage du lecteur comme des
obus, cette véhémence et ce mouvement fiévreux qui sont le caractère le
plus sérieux et en même temps l'attrait de ses romans. M. Feydeau a es-
sayé d'une nouvelle gamme, la gamme du rire et du comique. Il fera bien
d'y renoncer et de revenir au plus vite à l'emportement, à la misanthropie
et à la colère, qui lui réussissent beaucoup mieux. La verve amère qui dis-
tinguait ses premiers romans choquait souvent, l'auteur et le lecteur finis-
saient par s'enflammer de compagnie, et l'irritation du second croissait en
raison de l'emportement mal fondé du premier. C'est un succès pour un
auteur que d'obtenir la colère de son lecteur, un succès que M. Feydeau
n'a pas apprécié toujours peut-être à sa juste valeur. Mieux vaut en tout
cas la colère que l'indifférence. Or c'est l'indifférence que produit la gaieté
de M. Feydeau. Son rire n'est pas communicatif et contagieux comme sa
colère et sa misanthropie; sa plaisanterie manque de mordant, d'imprévu et
de vivacité, et il est seul à s'amuser des bons mots qu'il invente et des facé-
ties qu'il imagine. M. Feydeau a la mainjtrop forte pour agiter la marotte du
vaudeville, il sait mieux donner le coup de poignard que le coup d'épingle;
aussi nous ne pouvons que lui recommander le conseil du fabuliste, que
nous sommes tous trop portés à oublier, et que beaucoup feraient bien de
faire graver au-dessus de leur cabinet de travail, pour s'exhorter à la per-
sévérance dans les qualités qu'ils ont éprouvées, et à un usage discret des
qualités dont ils n'ont pas fait l'essai :
Ne forçons pas notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.
Cependant nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître que dans son
dernier roman M. Feydeau a montré un talent que nous ne lui connaissions
pas : il s'est révélé comme peintre d'animaux. Le héros de son dernier livre
508 EEVUE DES DEUX MONDES.
est un singe, le singe Poléinon, que quelques personnes ont déjà surnommé
le siiifje compromcllanl. Je n'exagère rien : vous pourrez en juger vous-
même par la consciencieuse analyse de ce roman, qui n'est pas difficile à
raconter, car il serait vide de tout intérêt, si Polémon ne le remplissait pas
de ses cris et ne le traversait pas de ses gambades. Polémon habite rue de
l'Ouest dans une espèce de volière qu'un jeune poète néo-romantique de
l'an 1860, Anselme Schanfara, — un nom malheureux qui semljle formé du
mélange d'un nom auvergnat et d'un nom persan, — s'est fait construire
sans doute d'après les indications contenues dans une nouvelle de M. Gau-
tier appelée Forlunio. Schanfara et Polémon vivent en bonne intelligence
dans cette volière, en compagnie de quelques perruches et d'un caniche
blanc. De ces deux compagnons si bien assortis, le personnage supérieur
est Polémon. Schanfara a beau se nourrir de confitures de gingembre, viser
à l'excentricité et traiter lord Byron de bourgeois; il n'égalera jamais son
singe en originalité, en passion véhémente, en intelligence des choses pra-
tiques de la vie; voyez plutôt. Un jour, la solitude de cette volière est trou-
blée par une visite inattendue; une jeune femme merveilleusement belle,
et qui refuse de dire son nom, vient déclarer son amour à Schanfara, le-
quel reste interdit devant cette apparition, et ne trouve presque rien à
dire. Polémon, irrité sans doute de la timidité de son compagnon et le ju-
geant in petto un peu niais, prend le parti de brusquer les choses et exécute
une manœuvre dont vous vous rendrez compte, si vous lisez le roman.
Encouragé par la hardiesse de Polémon, Schanfara se trouve enfin au com-
ble de ses vœux, et rien n'égale alors la pantomime turbulente et le déses-
poir du singe, qui dépassent de beaucoup comme expression passionnée tout
ce que sait imaginer le cerveau de l'heureux poète. — Cet atroce animal
est horriblement jaloux, fait observer délicatement Schanfara. — Cepen-
dant un beau jour l'inconnue disparaît, sans doute pour punir Schanfara
de l'avoir suivie indiscrètement malgré ses recommandations expresses.
Désespoir du poète, qui serait vraiment fort en peine de découvrir la re-
traite de Sylvie, si l'intelligent et agile Polémon ne lui venait en aide. Il
grimpe le long des murs, escalade les balcons, s'accroche aux jalousies et
désigne par ses cris rauques, mais expressifs, la fenêtre de la bien-aimée.
Tout finit par un mariage entre l'inconnue, qui, paraît-il, a bon caractère et
oublie facilement les injures, et Schanfara, qui la mérite beaucoup moins
que Polémon. Ce dernier assiste aujnariage, et, sans en être prié, appose
sa griffe au contrat. Il en a vraiment le droit, car il est le véritable héros
de l'aventure.
Voilà tout le dernier roman de M. Feydeau. De pareils enfantillages sont
excusables peut-être, plus excusables du moins lue des livres comme lununj
par exemple; mais je préviens charitablement M. Feydeau que souvent les
puérilités nuisent plus à la réputation d'un auteur que de très gros péchés.
Il vaut peut-être mieux pour sa gloire qu'il revienne aux douleurs des Da-
niel et des Roger, et qu'il laisse Schanfara exécuter seul ses promen des
indiscrètes. Les auteurs de mélodrames font rarement concurrence aux au-
teurs de vaudevilles, et ils ont raison; ils y compromettraient leur réputa-
tion de gravité, de tenue et de sérieux, sans y gagner en revanche une
réputation de légèreté et de bonne humeur. émile montégut.
REVUE. — CHRONIQUE. 509
UN NOUVEAU COMMENTAIRE DE CORNEILLE. '
Les esprits délicats qui se nourrissent de la lecture du Cid et de Polyeucte
seraient bien étonnés, si on leur apprenait qu'ils ont lu jusqu'à présent leur
poète à rebours, et que, s'ils en savent la lettre par cœur, ils en connaissent
bien imparfaitement l'esprit. Un professeur de la nouvelle université fran-
çaise s'est chargé d'éclairer ces épaisses ténèbres, et, avec beaucoup plus de
hardiesse que de goût, il a prétendu que l'histoire critique et philosophique
de toutes les grandes époques de Rome se trouvait dans Corneille. L'idée
est plus bizarre qu'elle ne semble à première vue. Le défenseur de cette
idée, M. Ernest Desjardins, pouvait d'autant mieux surprendre ici l'opinion
distraite do la foule qu'il paraît tout d'abord ne lui présenter que les déve-
loppemens d'un thème connu. On s'accorde généralement à voir dans le
style de Corneille l'expression même du génie romain, et si l'on n'oublie
pas que la série de ses tragédies touche en effet par les dates aux princi-
pales périodes de l'histoire romaine, on est naturellement tenté de regar-
der toute cette histoire comme complètement élucidée par l'auteur d'/7o-
race, de Serlorius et cVAllila. Rien d'abord, ni dans ce qu'on sait de lui, ni
dans ce qu'il dit de lui-même, ne prouve que Corneille ait jamais eu l'in-
tention de faire de son œuvre un perpétuel enseignement historique; rien
surtout n'indique à quelle idée générale il eût voulu faire servir cet ensei-
gnement. « Corneille, nous dit-on, n'est pas contredit par les découvertes de
la science moderne; » mais quelles sont les idées de Corneille? quelle en est
surtout l'expression? Quand la poésie traite de politique ou de morale, son
langage, pour être plus majestueux et plus frappant, n'est ni plus précis ni
plus pratique que dans l'ode ou l'épopée. Il est permis d'y voir et d'y trou-
ver tout ce que l'on veut. On peut de la sorte s'expliquer que M. Desjardins
fasse surtout de Corneille l'avocat des institutions impériales contre la pré-
tendue impuissance de la république ou d'un gouvernement discuté à rien
fonder de durable. La vérité, c'est que Corneille a la plus vive pénétration
du génie romain, de son patriotisme jaloux et de sa constante politique ex-
térieure. Lorsqu'il doit exprimer ces vérités générales, il le fait avec sûreté
et grandeur; mais ces variétés de politique intérieure, ces causes lentement
fondées sur la succession des faits et le travail des esprits, il ne les expose
le plus souvent que par un froid énoncé de détails enchâssé dans de lon-
gues tirades, où se trouvent cependant de belles pensées, mais qui sont de
tous les temps et de tous les pays. La forme vague de cette rhétorique per-
met facilement de supposer au poète des intentions philosophiques qu'il n'a
jamais eues. La grandeur de Corneille n'est pas en réalité dans ce fragile
mérite d'historien, elle est dans ce mérite qui a rendu également grands
d'autres écrivains, d'autres poètes : l'agencement des situations, le style,
l'étude des caractères. Il importe peu que Pauline soit ou non une vraie
femme de la société romaine, que l'empereur Auguste ne soit qu'un masque
de théâtre : ici vivent deux personnes.
Celle des tragédies romaines de Corneille qui se présente la première,
Horace, pourrait peut-être, si l'on s'y tenait, faire illusion sur l'ensemble
(1) Corneille historien, par M. E. Desjardins, 1 vol. in-S", Didier.
510 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un système historique. Horace en effet résume véritablement une période,
c'est-à-dire les institutions, les mœurs, les nuances, tous les élémens qui
font qu'un peuple vit d'une certaine vie à une certaine époque; mais aussi
comme Corneille suit exactement ici le récit de Tite-Live! comme il s'in-
spire étroitement de l'esprit et de l'amour patriotique qui animent l'his-
torien romain! Dès qu'il l'abandonne pour obéir aux règles d'Aristote, il
retombe aussitôt dans le milieu de la tragédie, qui ne se soutient plus que
par la déclamation, et que la déclamation rend incompatible avec la stricte
vérité historique, tout en se prêtant elle-même aux plus élastiques interpré-
tations. Quant aux personnages, ce sont d'ordinaire et forcément des êtres
abstraits ; mais, loin que cette remarque soit un appui pour le système
proposé, elle le combat directement. On ne comprend point en effet que le
tableau vrai d'une époque puisse se retracer, si l'on en retranche les élé-
mens qui précisément constituent cette vérité. Si les personnages ne sont
que des abstractions , tout ce qui les entoure se généralise et perd égale-
ment son caractère précis. Au lieu de se laisser guider par la réalité des
faits, de montrer les personnages aux prises avec la succession régulière
des événemens, l'écrivain plie ces événemens et ces personnages aux exi-
gences plus impérieuses et à ses yeux plus sacrées de l'art, aux besoins de
l'émotion qu'il veut produire. Il suffit de lire les examens de Corneille lui-
même pour s'assurer que ce qui le préoccupe, c'est la question d'art, la
vraisemblance, beaucoup plus que la question de vérité historique. Il sem-
ble que M. Desjardins veuille ici renouveler au profit de sa thèse la pré-
tention scolastique des réalistes contre les nominaux. A toute force , il
prétend donner une réalité particulière à ces idées générales, à ces abstrac-
tions, à ces universaux historiques en quelque sorte qu'il est permis à tout
le monde de trouver dans Corneille, mais auxquels on ne saurait donner une
existence pratique, car, selon la juste parole de Boèce, « tout ce qui existe
réellement n'existe qu'en tant qu'individuel. » Au reste Corneille lui-même
fait-il autre chose qu'affirmer purement et simplement une pensée générale?
Jamais il ne vise au compte- rendu exact d'une situation limitée. «Mon
principal but, dit-il dans l'examen de Nicomède, c'est de peindre la poli-
tique des Romains au dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec
leurs alliés, leurs maximes pour les empêcher de s'accroître, etc. » On le
voit : ce que Corneille veut exprimer, c'est la forme générale de la politique
romaine, politique qui précisément a très peu varié pendant plus de huit
siècles, et qui se résume dans ce beau vers de Virgile :
Tu regere imperio populos, Romane, mémento !
On s'explique ainsi que Corneille ait toujours fait parler à ses Romains le
même langage.
L'examen de Cinna porte pour sous-titre : La fondation de l'empire, l'or-
dre établi. Ici se fait jour la véritable pensée du système : déjà dans Serlo-
rius, paraît-il. Corneille avait prédit la nécessité de l'empire; l'empire se
fait, et cet empire, c'est moins un résultat social que l'œuvre et la person-
nification d'un homme, Auguste. A s'en tenir à la tragédie de Corneille, au
seul but qu'il poursuit, aux limites anecdotiques dont il se contente, mais
qu'il embellit des magnifiques détails que l'on connaît, Auguste est un ca-
REVUE. CHRONIQUE. 511
ractère individuel qui vit et qui excite l'intérêt par la façon dont il dénoue
l'incident qui le menace, et surtout par les sentimens sincères que lui in-
spire un juste retour sur lui-même. Veut-on voir en lui le représentant abs-
trait d'un système politique, aussitôt ce qu'il a de personnel disparaît, et
il ne demeure plus qu'un masque théâtral de la bouche duquel s'échappe un
flot de maximes olRcielles.
C'est cependant ce fantôme du pouvoir monarchique et de la raison d'état
que M. Desjardins prend à témoin de la foi du poète tragique dans la né-
cessité et la légitimité de l'empire! Attribuer à Corneille une telle pensée,
c'est bien se payer de mots. Les maximes de Cinna sont des armes à double
tranchant avec lesquelles il est facile de se blesser. Il est une chose cer-
taine, c'est que l'établissement de l'empire, en introduisant peu à peu dans
les habitudes latines l'idée de la majesté d'un seul, le despotisme et l'éti-
quette des cours asiatiques, a été la perte de Rome. Et Rome perdue, que
pouvaient les provinces seules contre le christianisme donnant la main aux
Barbares? En temps de paix, le génie romain et la puissante administration
de Rome suffisent à soutenir ce grand corps ; mais quand le cœur ne bat plus,
étouffé par la proscription du patriciat et la tyrannie prétorienne, comment
veut-on qu'il envoie aux extrémités quelques gouttes de son sang? Tuer
l'aristocratie romaine, c'était tuer Rome, et Tacite l'a fort bien compris,
quoi qu'en dise M. Desjardins. Autre erreur que de croire que les nationa-
lités conquises n'existaient plus. Rome ne prétendait que les administrer,
et je ne sache pas que notre Gaule par exemple s'en soit si mal trouvée ;
mais elles vivaient de leur vie propre, grâce aux libertés municipales, et la
preuve, c'est que le grec et le latin n'effacèrent point les idiomes de chaque
peuple. On parle de la grandeur des institutions impériales : quelles sont-
elles donc? Elles ne se trouvent ni dans Corneille, ni dans la réalité. Ce
qu'il y eut de grand dans l'empire fut toujours dû à la persistance du génie
républicain. Tant que les césars renfermèrent dans Rome leur tyrannie et
leurs crimes, les provinces continuèrent d'être sagement administrées. Il
n'y eut réellement pas d'institutions nouvelles. L'ancien ordre de choses sub-
sista un temps hors de l'Italie par sa seule force; mais, pour le faire durer,
il eût fallu le vieil esprit romain et les traditions du sénat. Quant à l'anar-
chie étouffée par le système impérial, on sait ce qui en est, et une simple
comparaison en fait justice : en trois siècles et demi, sur quarante-neuf em-
pereurs, trente et un périrent de mort violente, sans compter le chaos des
trente tyrans et la succession, qui ne s'arrête plus, des usurpateurs.
Il est maintenant hors de doute, et c'est un fait qui rentre dans les con-
ditions ordinaires de l'évolution sociale, que l'empire romain a dû surtout
sa chute à des raisons économiques. M. Desjardins l'attribue uniquement
au christianisme. Où donc est en ce cas la valeur de ces institutions impé-
riales si bien interprétées par l'intuition de Corneille? Quoi! Rome, c'est-à-
dire le monde tout entier, doit sa renaissance politique à un système né-
cessaire d'autorité absolue, et à la même heure apparaît sur la terre celui
dont la doctrine est « incompatible avec cet empire, » dont la parole va dé-
truire cette société si récemment renouvelée! Je ne veux pas insister sur
cette contradiction; mais il est bien certain que quelqu'un s'est trompé ici :
est-ce la Providence ou M. Desjardins?
512 REVUE DES DEUX MOINDES.
En continuant de soutenir sa thèse, c'est-à-dire d'affirmer la pénétration
de Corneille dans les détails réels qui spécifient les époques, M. Desjardins
se trouve amené à prétendre que le poète a aussi bien compris la valeur
historique du christianisme naissant que celle de la politique romaine. Pour
nous, notre objection reste la même. Il nous est difficile de voir dans les
vers de Pobjeacle autre chose que l'expression éloquente d'un sentiment
religieux assez vague, appartenant aussi bien à une sorte de renaissance
néo-platonique qu'à toute espèce de dogme. Les fameuses strophes sont des
maximes de la sagesse antique auxquelles s'ajoutent parfois les sombres et
monacales volitions du cerveau rigide et solitaire qui entreprendra plus
tard la traduction de Y I mi la lion; mais il n'y a pas dans Pohjeucle de véri-
table critique religieuse : il n'y a que le fanatisme dramatique d'un martyr.
La gloire de Corneille n'en est pas le moins du monde diminuée : il n'a pas
en eîTet prétendu faire autre chose, et d'ailleurs les impérissables beautés
de cette tragédie ne sont-elles pas toutes dans ce rôle de Pauline, tout en-
tier créé par le poète?
En résumé, Corneille est un grand écrivain qui a donné à sa pensée des
cadres historiques, mais ce n'est point un historien. Il n'en a pas moins
pour cela profondément pénétré le génie des institutions romaines; mais il
est demeuré sur les sereines hauteurs de la poésie, et il n'est pas descendu
réellement dans le dédale des causes et des enchaînemens de faits où peuvent
seuls porter la lumière le philosophe et le critique. Il aime Rome, il en com-
prend les forces vives, les superficies dramatiques, si je puis m'exprimer
ainsi; mais les formules qu'il emploie sont générales, et elles ne serrent pas
d'assez près le texte et la réalité pour en être le commentaire historique.
On connaît le mot de Napoléon : « Si Corneille eût vécu de nos jours, j'en
eusse fait mon premier ministre. » C'est un hommage éclatant sans doute,
mais c'est un hommage profondément égoïste. Rien ne prouve que Corneille
se fût beaucoup entendu à la conduite des affaires d'état, et il est probable
que ministre il eût été ce que le cardinal de Richelieu, poète tragique,
parvenait à être, quelque chose d'assez médiocre. J'imagine que Napoléon,
avec une intuition toute dynastique, eût spécialement créé pour Corneille
ce poste de ministre-orateur auquel vont si bien les, phrases générales &x
abstraites de Cinna. Napoléon trouvait sans doute que le tableau fait à Emi-
lie par Cinna des motifs de la conspiration était « déclamatoire, rempli de
lieux communs et de procédés de rhétorique surannée. » En revanche il
admirait plus loin « les belles sentences du même Cinna sur les excès du
gouvernement populaire et les avantages de la monarchie. » Pourtant Cor-
neille est lui-même partout, et, pour conclure, disons que la fameuse dis-
cussion politique entre Auguste, Cinna et Maxime, ne prouve rien que le
génie de l'écrivain. Enfin, s'il fallait nous appuyer d'une autorité que per-
sonne ne récusera, voici ce que pensait La Bruyère : « Corneille est poli-
tique, il est philosophe; il entreprend de faire parler des héros, de les faire
agir; il peint les Romains : ils sont plus grands et plus Romains dans ses
vers que dans leur histoire. » f.l:gè.\e l\taye.
V. DE Maus.
TROIS MINISTRES
DE L'EMPIRE ROMAIN
SOUS LES FILS DE THÉODOSE.
RUFIN, ECTROPE, STILICON.
EUTROPE.
DEUXIEME PARTIE.
L
Tandis que le sinistre génie d'Eiitrope agitait si violemment l'Oc-
cident (1), l'Orient était tranquille, et, il faut bien le dire, la jeune
Rome ne voyait pas avec déplaisir les huiniliations accumulées sur
son aînée. Devant un si habile ministre, Arcadius avait passé de la
peur à l'admiration, et se soumettait à lui désormais sans arrière-
pensée. Eutrope gouverna dès lors la vie de son jeune maître plus
despotiquement encore que l'empire. Il n'y eut pas de petit détail
quotidien où ne s'étendît le contrôle de l'eunuque : audiences pu-
bliques ou privées, fêtes de la cour, lever ou coucher du prince,
tout jusqu'aux moindres divertissemens était réglé à l'avance. Les
jeux du cirque, pour lesquels Eutrope montrait une sorte de fureur,
devinrent, par une conséquence logique, la passion d' Arcadius, et
reçurent de sa présence assidue une splendeur et une vogue inac-
coutumées. C'était là qu'il fallait chercher l'empereur, quand il ha-
(1) Voyez, sur la première période de la vie d'Eutrope, la Revue du 1*''' mars 1801.
TOME XXXIV. — 1'='' AOUT 1861. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
bitait Constantinople. Les voluptueux voyages d'Ancyre amenaient
d'autres divertissemens que savait varier à l'infini l'imagination d'un
esclave enfant de l'Euphrate : Eudoxie seule y manquait.
En dépit du philosophe Synésius et de ses remontrances, la cour
s'abîmait de plus en plus dans les fantaisies d'un luxe sans frein.
Nos magnificences pâliraient auprès de celles du palais d'Arcadius,
et nos recherches de mollesse seraient en comparaison presque gros-
sières. De peur que le contact du bois, de la pierre ou même des
marbres précieux n'offensât les pieds sacrés du prince, on étendait
sur le pavé des appartemens, comme un tapis plus moelleux que
ceux de l'Egypte ou de l'Indè, un lit de sable d'or très fin, apporté
de loin et renouvelé chaque jour. Un service régulier de navires et
de chariots était organisé pour cet emploi entre Constantinople et
les contrées de l'Asie qui produisaient la poussière d'or. D'innom-
brables esclaves de toute profession et de tout pays, distingués par
le costume, formaient comme un peuple intérieur, qui faisait du pa-
lais et de ses dépendances une véritable ville. On était loin alors
des temps de Constantin, pourtant si critiqués pour leur luxe, et les
mille cuisiniers, les mille barbiers, les mille échansons, que Julien
chassa avec tant de fracas à son entrée dans Constantinople, eussent
paru sous Arcadius d'une simplicité rustique et bien peu digne d'un
maître de l'empire.
Sitôt qu'arrivait l'été avec ses chaleurs, le fils de Théodose, sur un
signe de son ministre, se préparait à déserter le palais pour les
fraîches campagnes de la Phrygie. Le jour du départ était proclamé
dans la ville, comme celui d'un spectacle où la foule curieuse était
conviée. Dès le matin en effet, les rues qui s'étendaient du forum au
port se remplissaient d'une multitude impatiente de voir et d'admi-
rer. Dans le port stationnait une flotte de barques richement déco-
rées, prêtes à conduire le prince et sa suite sur la rive opposée du
Bosphore. A l'heure fixée par le cérémonial commençait à déboucher
des portiques du palais, en longues files espacées, la double milice
des appariteurs et des soldats, ceux-ci habillés de blanc sous des
enseignes brodées d'or. Le corps des domestiques, avec ses tribuns
et ses généraux vêtus de toges d'or, montés sur des chevaux har-
nachés d'or, une lance dorée dans la main droite, et dans la gauche
un bouclier à champ d'or semé de pierres précieuses, attirait surtout
l'attention des spectateurs. A la suite des cohortes palatines, et flan-
qué d'un cortège de grands officiers, de ministres et de comtes à
cheval, apjîaraissait le char impérial traîné par des mules d'une
blancheur sans tache, portant des housses de pourpre parsemées d'or
et de pierreries. Le char lui-même, garni dans tout son pourtour de
lames d'or mobiles qu'agitait perpétuellement le mouvement des.
TROIS MIAISÏRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 515
roues, rayonnait comme un foyer de lumière, au milieu duquel on
distinguait le prince. A voir ce jeune homme pâle et somnolent près
de la figure immobile et ridée de l'eunuque, qui semblait couver sa
proie, on eût plaint volontiers le captif insensible à sa chaîne, on du
moins impuissant à la secouer; mais le peuple de Gonstanllnople
avait de bien autres soucis. Il contemplait de loin toutes ces mer-
veilles, et les pennons de soie flottans, brodés d'animaux fantasti-
ques, qui ombrageaient, comme un dais, le char impérial. Heureux
qui pouvait apercevoir le prince, admirer l'éclat de ses pendans
d'oreilles, l'orbe éblouissant de son diadème, le nombre et la gros-
seur des perles qui recouvraient son vêtement et jusqu'aux bande-
lettes de sa chaussure! La ville n'avait pas d'autre conversation ni
le soir ni les jours suivans. Au retour de Phrygie, c'étaient des fêtes
d'un genre différent, mais non moins dispendieuses : on simulait un
triomphe militaire; Arcadius, reçu par les troupes, l'épée au poing,
était réinstallé dans son palais, au bruit des fanfares, comme s'il fût
revenu vainqueur des Perses ou des Huns. Ces traits de mœurs nous
sont donnés par les contemporains eux-mêmes, et, en les reprodui-
sant ici, nous les avons plutôt affaiblis qu'exagérés.
C'est ainsi que l'eunuque amusait par des divertissemens un
prince enfant et une capitale aussi frivole que lui. Dans les pro-
vinces, l'esprit était tendu surtout vers la lutte des deux ministres;
leur inimitié, leurs projets patens ou secrets, leurs mérites divers,
leurs chances de réussite étaient l'objet de tous les entretiens, la
thèse de toutes les discussions. Si ces instrumens subordonnés de
l'autocratie impériale avaient eu l'ambition d'effacer leurs maîtres,
cette ambition devait être bien satisfaite, car on semblait à peine sa-
voir qu'Honorius et Arcadius fussent vivans et sur le trône : on ne
connaissait qu'Eutrope et Stilicon. Les mesures de police établies
depuis la guerre gênant considérablement les communications d'un
empire à l'autre, on s'adressait aux voyageurs pour apprendre d'eux
ce que les lettres n'osaient pas dire. Un historien du temps, qui ha-
bitait une ville de l' Asie-Mineure, nous raconte comment les curieux,
en quête de récits, accostaient les nouveaux débarqués dans les
ports, et les patrons de navires, qui, plus que tous les autres,
avaient à subir de longs interrogatoires. — « Vous venez de Ra-
venne? de Constantinople? — Que s'y passe-t-il? qu'y dit-on? —
Le régent d'Occident nous menace-t-il d'une guerre? Connaissez-
vous Stilicon? — Avez- vous vu l'eunuque? )> Les réponses n'étaient
la plupart du temps que des mensonges, selon la remarque du
même historien ; mais ces nouvelles imaginaires contentaient la cré-
dulité et lui servaient d'aliment jusqu'cà ce qu'elles fussent rempla-
cées par d'autres. Toutefois en dépit de la gêne des communications.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
en dépit de la stagnation des afiaires commerciales, il se formait
dans l'esprit des grandes villes de l'Asie une sorte de patriotisme
oriental favorable à T eunuque : beaucoup approuvaient le fond de sa
politique, et il n'eût pas été prudent aux autres de soutenir trop
vivement celle de Stilicon.
Eudoxie cependant supportait avec une impatience croissante l'es-
pèce d'exil où elle était condamnée dans son propre palais. Cette
fille altière des Franks, en qui le sang barbare coulait presque pur,
ne se consolait pas d'avoir été le jouet d'un esclave, elle qui n'avait
rêvé dans son mariage que les satisfactions de l'orgueil et le triomphe
d'une domination absolue. Quand, révoltée contre sa chaîne, elle
s'eiïorçait de ressaisir par les séductions de la femme la puissance
qui lui échappait, elle rencontrait au fond de son gynécée un regard
insolent qui semblait la menacer jusque dans les bras de son époux;
mais ses efforts pour reconquérir son autorité ne parvenaient qu'à
l'aHaiblir. Trop violente, trop impérieuse pour ce fail3le jeune homme
qu'elle.eiïrayait, la Barbare voyait son esprit s'amortir avec l'éclat
de sa beauté, et elle put à bon droit regretter l'existence paisible
qu'elle menait dans cette modeste maison de Promotus, d'où ce
même Eutrope l'avait tirée. Elle se prit donc d'une haine féroce
contre son tyran, ne se nourrit plus que d'idées de vengeance, et,
appelant à son aide le mécontentement pubhc, elle résolut de jouer
dans un dernier coup de fortune la perte de l'eunuque ou la sienne.
Les amis ne lui manquèrent point dans la haute société de Gon-
stantinople, et elle put compter sur l'appui de quiconque avait à se
plaindre d'Eutrope. Trois femmes surtout, ses intimes confidentes,
mirent au service de sa vengeance leur propre haine, égale à la
sienne, et un puissant génie d'intrigue. L'histoire nous a conservé
leurs noms, devenus célèbres dans les luttes d'Eudoxie, dont la vie
ne fut qu'un long combat : c'était d'abord Marcia, récemment veuve
de Promotus, le tuteur officieux de l'impératrice, puis Castricia,
femme de Saturninus, fonctionnaire éminent, prince du sénat, et
enfin une autre veuve, appelée Eugraphia, brouillonne acariâtre
qu'un contemporain nous peint d'un seul trait : « elle poussait, dit-il,
l'esprit de discorde jusqu'à la folie.» Ce trio féminin forma autour
de l'impératrice un foyer permanent de dénigrement contre le mi-
nistre et contre ses actes. Les ennemis d'Eutrope, hommes et femmes,
s'y rallièrent avec empressement, et l'intrigue de palais finit par être
un vrai complot où des ambitieux prirent pied pour leur fortune, en
paraissant servir l'épouse du prince. La galanterie se mêle assez
naturellement aux conspirations dont les femmes sont l'âme; c'est
ce qui arriva pour celle-ci, ou du moins ce qu'on ne manqua pas de
prétendre. L'impératrice eut à en souffrir dans son honneur. Eudoxie
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 517
étant accouchée le 13 janvier 399, au plus fort de ces conciliabules
et aussi de son délaissement, d'une fille qui fut nommée Pulcliérie,
la malignité publique donna pour père à l'enfant un officier du palais
bien venu d'elle, disait-on, le comte Jean, homme encore jeune,
distingué d'esprit, et qui parvint, lorsqu'elle fut toute puissante, à
l'intendance des largesses sacrées.
Gainas ne pouvait être oublié en pareille circonstance; mais l'a-
veugle exécuteur du complot de l'hippodrome, le bourreau de Ru-
fin, dupé par Eutrope, avait appris à ne plus prêter son bras sans ré-
serve, mais à garantir avant tout son intérêt dans le succès d' autrui.
Il ne voyait pas d'ailleurs pour qui, dans l'empire, il pouvait travail-
ler, sinon pour lui-même , tant il était infatué de sa propre impor-
tance. Borné, dans son autorité militaire, au commandement des
corps auxiliaires de sa nation , il leur faisait partager les rancunes
de sa disgrâce, comme si elle eût été une injure pour eux, et se rat-
tachant par des relations habiles, la plupart du temps secrètes, les
autres Goths disséminés en Asie, soit comme garnisons dans les villes,
soit comme colonies agricoles dans les campagnes, il les habituait
à voir en lui leur chef naturel. Ainsi déjà se réalisait dans l'ombre
la sinistre prédiction de Synésius, quand l'écho de ses sages paroles
retentissait peut-être encore sous les voûtes du palais impérial.
L'année 398 amena au parti des mécontens, sinon un complice
(ce mot serait un outrage pour l'homme dont il s'agit), du moins un
appui considérable en la personne du nouvel évêque de Gonstanti-
nople, Jean Chrysostome, promu à ce siège éminent en 397, après
le décès de Nectaire. Chose singulière, ce fut Eutrope lui-même
qui, malgré l'opposition d'un grand nombre d'évéques orientaux,
en dépit de cabales puissantes et par un véritable esprit de religion,
appela dans la métropole de l'empire celui qui devait être, avant
l'année écoulée, son adversaire le plus déclaré. La fortune ne voulut
pas tenir compte d'une bonne action à cet homme, qui en pratiquait
d'ailleurs si peu.
Le personnage qui fait ici son entrée sur la scène de nos récits y
doit jouer un rôle tellement important, et sa place est si grande dans
l'histoire du iv'" siècle, que nous devons, comme introduction aux
faits qui vont suivre, exposer brièvement quels étaient son carac-
tère , sa famille , et de quelle condition il arriva subitement à un
rang si élevé. Jean avait alors environ cinquante ans, né qu'il était
vers 347, dans la ville d'Antioche, d'une famille aisée, dont le chef
appartenait comme officier à la préfecture du prétoire d'Orient. Son
père étant mort lorsqu'il était encore enfant, sa mère prit soin de
son éducation, l' éleva, et, bien qu'ils fussent chrétiens tous deux,
elle le remit aux mains du sophiste païen Libanius, qui tenait à An-
518 REVUE DES DEUX JlONDES.
tioche même l'école la plus célèbre de l'Asie. Jean s'y fit remarquer
dès son début par ce don de la parole qui lui valut plus tard le sur-
nom de Ghrysostome, c'est-à-dire bourlie d'or. Le vieux maître ad-
mirait dans le jeune homme ce langage vif, coloré, tantôt arrondi
en périodes savamment balancées, tantôt impétueux et rompu à des-
sein, qui faisait le cachet de l'éloquence grecque asiatique, et qui
caractérise celle de Ghrysostome. Il songeait à l'avoir pour succes-
seur dans la direction de son école, et quand il se vit déçu dans son
projet, on l'entendit s'écrier avec amertume : <( Les chrétiens me
l'ont enlevé! » La mère de Jean le destinait au barreau, chemin de
tous les honneurs; elle ne réussit pas davantage. Après avoir plaidé
quelque temps, Jean se dégoûta de sa profession; il se dégoûta plus
encore de la vie licencieuse que menaient les jeunes avocats d'An-
tioche : des passions plus sérieuses le sauvèrent.
Ce fut vers l'étude de l'Écriture sainte qu'au sortir des mains de
Libanius Jean se sentit entraîné par une pente irrésistible. Il s'a-
dressa à l'évêque d'Antioche, qui le reçut dans son clergé en qualité
de lecteur; mais, trouvant l'église trop mondaine, il voulut s'enfuir
au désert en compagnie d'un ami. Retenu par les larmes de sa mère,
il se créa dans sa propre maison une solitude où, pour se tromper
lui-même, il accumula tout ce qu'il rêvait ailleurs d'austérités :
veilles, jeûnes, macérations, et ce que l'ascétisme pouvait imaginer
de plus dures pratiques. Cette fiction du désert ne lui suffit pas long-
temps; il lui fallut la réalité. Un grand nombre de chrétiens, tour-
mentés de la même passion, s'étaient alors retirés dans les mon-
tagnes voisines d'Antioche, où ils formaient comme une nation de
cénobites : Jean courut les rejoindre; mais cette demi-solitude l'eut
bientôt rassasié : il n'était fait ni pour les règles vulgaires, ni pour
les tempéramens de conduite. Un jour donc il quitta son couvent
pour aller vivre dans une caverne où il passa quatre années, s* abî-
mant dans l'étude, dans la contemplation, dans des privations
inouies, mangeant à peine, et passant les nuits debout pour domp-
ter le sommeil. Poussée avec la ténacité que Jean mettait dans ses
entreprises, cette lutte de l'esprit contre le corps ruina sa santé
pour jamais. Quand il se fut saturé d'isolemens et d'austérités, il
reparut subitement dans An tioche, où l'évêque, ravi de le retrouver,
le prit comme diacre et ensuite comme prêtre. Ses premières pré-
dications attirèrent par leur éclat l'attention de toute la chrétienté
orientale. L'enfant des rhéteurs païens, orateur chrétien par la vertu
du désert, apportait dans le monde, avec un savoir immense, une
pensée mûrie par la méditation, sans que sa parole eût rien perdu
,de cette ampleur élégante et de ces vives images qui plaisaient tant
aux Grecs d'Asie. Ce fut coinme une apparition du génie ionien,
TIÎOÎS MINISTRES IJE L EMPIRE ROMAIN. 519
jetant sa poussière d'or et ses fleurs sur la tribune austère des apô-
tres. Chrysostome atteignit le comble de sa renommée dans les jours
terribles qui suivirent la sédition d'Antioche, quand, par le charme
de ses discours, il sut retenir au pied du sanctuaire, l'instruisant, la
soutenant, la consolant, une ville entière tremblante sous la colère
de Théodose.
Dans cette situation humble par le titre, élevée par les services et
la gloire, Chrysostome se félicitait d'avoir su repousser les tentations
de l'épiscopat, car on avait voulu le faire évêque au temps de sa re-
traite dans la montagne, et il n'avait pas résisté sans quelque peine,
lui-même l'avoue naïvement. La tentation se représenta en 397, et
cette fois avec plus de succès. L'église de Gonstantinople venait de
perdre, le 17 septembre de cette année, son évêque Nectaire, qui
l'avait administrée seize ans, au milieu de circonstances difficiles,
sans grand éclat, mais aussi sans trouble. La vacanqe de ce siège était
toujours un événement public, non qu'il possédât sur l'Orient, comme
celui de Rome sur l'Occident, une suprématie avouée, dérivant soit
du consentement des autres églises, soit d'une origine apostolique;
il exerçait une simple suprématie de fait en qualité de siège de la
ville impériale, mais cette suprématie était grande. L' évêque de
Gonstantinople occupait à la cour un rang égal à celui des pi-emiers
fonctionnaires de l'empire, et mettait toujours un poids considérable
dans les discussions de l'église, quelquefois même dans celles de
l'état. Les évêques étrangers que leurs affaires amenaient dans la
métropole, reçus, hébergés chez lui, lui formaient une espèce de
cour, et de plus, sans qu'on pût invoquer pour cette extension de
pouvoir aucune règle de droit, les titulaires du siège de Byzance s'é-
taient attribué, sur leurs collègues des diocèses administratifs de
Thrace, d'Asie et de Pont, une juridiction qui avait été confirmée
par l'usage. C'était donc une chose grave en tout temps que l'élec-
tion d'un évêque de Gonstantinople, et elle se compliquait en ce
moment d'embarras nouveaux par la présence de plusieurs évêques
réunis à Gonstantinople, qui réclamèrent le droit ou de la diriger,
ou de la contrôler. Leur nombre ne fit que s'accroître à mesure que
le bruit de la vacance se répandit en Orient, et il se forma près du
siège à remplir une sorte de concile improvisé avec lequel durent
compter les électeurs et le gouvernement lui-même.
A la tête de ce petit concile se trouvait un homme remuant et
dangereux, le patriarche d'Alexandrie, Théophile, prêtre d'un savoir
reconnu, mais d'une moralité contestée, machinateur infatigable
d'intrigues, influent à la cour, plein de séduction près des autres
évêques, habile enfin à déguiser un esprit dominateur sous des appa-
rences de désintéressement. Ses prétentions à la fidélité envers ses
520 r.EVLE DES DEUX MONDES.
amis, à la justice paternelle envers son clergé, n'avaient au fond d'au-
tre motif que son intérêt, et la protection parfois bruyante dont il
couvrait les autres n'était qu'une manœuvre pour les enchaîner sous
lui ou les désarmer. Dans la circonstance présente, Théophile vou-
lait s'emparer de l'élection, non afin d'en profiter lui-même, soit qu'il
ne l'osât pas, soit qu'il se contentât du siège d'Alexandrie, qui était
canoniquement la première parmi les églises orientales ; mais il de-
mandait le siège vacant pour un de ses prêtres, et ce par des rai-
sons que nous ferons connaître tout à l'heure. Grâce à son influence,
la plupart des èvêques s'engagèrent dans cette candidature; les au-
tres réservèrent leur liberté, désireux de sonder le terrain dans leur
intérêt et de courir au besoin les chances d'une compétition.
A côté de cette cabale de prélats étrangers, une autre s'était for-
mée dans le clergé même de Gonstantinople, résolu à ne point céder
la place. Qui donc en effet pouvait revendiquer la légitime posses-
sion de ce grand siège , sinon ceux qui , sous Grégoire de iNazianze
et Nectaire , en avaient étudié les besoins et supporté les rudes la-
beurs? Ainsi s'exprimaient avec une apparente raison les prêtres et
les diacres de l'église métropolitaine. Des brigues contraires entrè-
rent donc en lutte, et la ville ne présenta plus qu'un spectacle d'agi-
tation ardente et de disputes. Dès l'aube du jour, les portiques des
temples , les places , les lieux de réunion et de promenades étaient
occupés par les candidats et leurs amis, discourant, prêchant, tra-
vaillant à séduire le peuple, qui, avec le clergé et les honorés (1),
devait prendre part à l'élection. On ne négligeait aucune des hon-
teuses manœuvres ordinaires aux candidatures électorales, pro-
messes, grossières flatteries, basses supplications à la populace,
éloge de soi et des siens, dénigrement de ses rivaux. La brigue près
des honorés se faisait avec un peu plus de pudeur; on allait frapper
humblement aux portes des gens en crédit , on se glissait chez eux
à l'aide de présens destinés à faciliter les audiences ou à corrompre
les gardiens : l'un offrait quelque rareté d'Egypte ou quelque statue
de la Grèce, l'autre apportait de la soie de l'Inde ou des parfums de
l'Arabie; des sommes d'argent furent même distribuées. Heureux
qui pouvait se procurer l'appui d'une noble matrone ou le patro-
nage d'un officier du palais! Tant de compétitions se formèrent, tant
de factions se combattirent, qu'il fut impossible de procéder à l'é-
lection pendant quatre mois entiers. Sans atteindre à la gravité des
désordres de Rome lors de la promotion du pape Damase, quand
les électeurs, après une bataille rangée, laissèrent cent trente-sept
(1) Hoiiorali : on appelait ainsi la classe des hommes qui avaient traversé les hautes
fonctions publiques.
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 521
cadavres sur le pavé de l'église, le spectacle donné à Constantinople
n'en était ni moins affligeant ni moins honteux. Le peuple fut le pre-
mier à en rougir, et, trouvant que ces ambitieux qui se déclaraient
les uns les autres indignes de l'épiscopat avaient tous également rai-
son, il résolut de s'en remettre à l'empereur pour faiie choix d'un
véritable évêque, qui répondît par le caractère et les talens à la
grandeur de sa mission. Ce vœu du peuple, délibéré en place pu-
blique, fut porté au palais pour être mis sous les yeux du prince.
Les honorés n'osèrent point récuser un si auguste arbitrage, et l'é-
lection du futur évêque de Constantinople se trouva transportée du
forum et de l'église dans le cabinet impérial.
La faveur des gens du palais, celle de l'empereur peut-être, avait
paru pencher du côté d'Isidore : c'était le nom du prêtre d'Alexan-
drie protégé de Théophile. Les raisons qui poussaient le patriarche
de cette grande église à patroner son prêtre avec tant d'ardeur lui
étaient toutes personnelles, et méritent d'être relatées ici. Théophile
n'avait pas toujours été, quoiqu'il proclamât le contraire, un ami
bien fidèle de Théodose. A l'époque où l'empereur catholique en-
trait en lutte avec le tyran Maxime, suscité par les païens de l'Occi-
dent, l'évêque d'Alexandrie avait réfléchi que, grâce au hasard des
batailles, le chrétien pouvait être vaincu malgré la sainteté de sa
cause, et Maxime devenir le souverain de l'Orient; il avait écrit en
conséquence deux lettres de félicitations pour l'un et pour l'autre,
suivant le résultat de la guerre. Le messager chargé de les porter
était ce même prêtre Isidore, lequel se rendit à Rome pour y at-
tendre discrètement le dernier mot de la victoire. Ce dernier mot
ayant été pour Théodose, Isidore courut lui présenter, de la part du
patriarche, la lettre qui lui était destinée ; mais il ne rapporta pas
l'autre à Alexandrie : « elle lui avait été dérobée, disait-il, par un
diacre qui l'accompagnait. » Dans le fait, on ne sut jamais ce qu'elle
était devenue. Théophile put soupçonner pour plus d'une raison
qu'Isidore la retenait à part soi, pour s'en servir au besoin : il y eut
même quelques rumeurs répandues à ce sujet dans le public. Telle
était la situation de l'évêque vis-à-vis de son prêtre, et il fallait que
celui-ci nourrît des prétentions bien désordonnées pour que Théo-
phile n'eût pas encore trouvé moyen de les satisfaire. Enfin se pré-
senta cette magnifique vacance du siège de Constantinople, capable
de suffire assurément au plus ambitieux des hommes. En y portant
le témoin dangereux de ses faiblesses, le patriarche espérait le dés-
armer par une marque solennelle d'affection, en même temps qu'il
mettait au grand jour son propre désintéressement. Et puis c'était
se placer, comme évêque, au-dessus du siège de Constantinople que
de le donner et de n'en vouloir pas.
522 EEVUE DES DEUX MONDES.
Eutrope , qui connaissait de longue main Théophile , et à qui
d'ailleurs il restait, au milieu des ignominies de sa vie, un fonds de
piété sincère, Eutrope, inquiet de tant d'intrigues, voyait surtout
avec un grand déplaisir la candidature d'Isidore. Il en eût voulu
une autre à laquelle personne ne songeait à Gonstantinople, et qu'il
résolut de faire triompher maintenant que l'empereur était le maître
de l'élection. Pendant un voyage qu'il avait fait récemment à An-
tioche pour certaines affaires d'état, Eutrope avait eu occasion d'en-
tendre Ghrysostome, et il avait été émerveillé de son éloquence ; il
le proposa donc à l'empereur, dépeignant avec feu le génie et les
vertus de ce prêtre, l'austérité de ses mœurs et la modestie de sa
situation au milieu de tant de gloire. Arcadius applaudit à son mi-
nistre, comme il faisait toujours; mais la chose n'était point sans
difficulté. Ghrysostome avait refusé autrefois l'épiscopat; persiste-
rait-il dans son refus? La ville dont il était le conseiller et l'idole
consentirait-elle à son départ ? Il fallait compter en tout avec ce peu-
ple d'Antioche, léger, ardent, toujours prêt à la sédition; des trou-
bles, des regrets publics, une seule goutte de sang, amèneraient
infailliblement le refus de Ghrysostome. Il fallait aussi pi'évoir les
oppositions que ce choix rencontrerait à Gonstantinople, soit de la
part des évêques étrangers, soit de la part du clergé métropolitain,
qui se croirait méprisé. L'esprit timide d' Arcadius avait besoin d'être
rassuré, car ces objections, qui se présentaient d'ailleurs naturel-
lement, ne manquaient ni de vérité, ni de force. Eutrope les résolut
comme il lui plut, et lorsqu'il eut tout aplani, il se mit à l'œuvre
avec la dextérité d'un eunuque de théâtre préparant le dénoûment
d'une comédie.
Avant que rien fût ébruité, il adressa au comte d'Orient, Astérius,
qui résidait à Antioche, une lettre signée de l'empereur, laquelle lui
enjoignait d'enlever adroitement Ghrysostome, et de l'envoyer à Gon-
stantinople sous bonne garde. On lui recommandait la prudence, et
l'exécution se montra digne en tout point dun tel message. Astérius
ayant attiré Ghrysostome hors de la ville, près de la porte qu'on ap-
pelait Romaine, sous le prétexte de visiter ensemble un martyre (1),
il le retint bon gré, mal gré, et l'emmena jusqu'à Pagres, première
station de la course publique. Là les attendaient un chariot tout
attelé, un eunuque du palais impérial et un maître des milices ac-
compagné de soldats. Geux-ci, s' emparant du prêtre, le firent monter
dans le chariot, quelles que fussent sa surprise et ses réclamations;
puis l'escorte s'éloigna au grand galop des chevaux. Il en fut de
(1) On désignait sous ce nom les chapelles construites en l'honneur des saints morts
pour la foi.
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 523
même à chaque relais. Les courtes explications que put recevoir
Chrysostome pendant le trajet augmentèrent sa stupéfaction. Réflé-
chissant ensuite aux étranges moyens employés pour son élévation
au j*-remier siège de l'Orient, il crut voir dans cet événement la main
de la Providence et se résigna. C'est de cette façon , et plutôt en
criminel d'état qu'en évêque, que le futur chef du diocèse de Con-
stantinople vint prendre possession de sa métropole.
Ce coup de théâtre fit sur le troupeau des prétendans l'effet de la
foudre. Le peuple, qui connaissait la renommée de Jean d'Antioche,
applaudit avec transport à cette idée de l'eunuque; mais les évêques
se trouvèrent indignement offensés. Non contens de se plaindre et de
verser sur l'intrus toute leur malignité, ils protestèrent contre l'em-
pereur lui-même au nom de la liberté électorale, et Théophile dé-
clara tout haut qu'il n'ordonnerait pas Chrysostome. « Yous l'or-
donnerez, )) lui dit l'eunuque, et, le prenant à part, il lui montra
des papiers devant lesquels l' évêque d'Alexandrie pâlit. Eutrope
s'était procuré sous main des lettres qui compromettaient Théophile
pour des choses que nous ne connaissons pas; il en avait d'autres
aussi où l'affaire du prêtre Isidore était expliquée de point en point.
La communication fut telle, à ce qu'il parait, et accompagnée de
tels avertissemens , que non-seulement Théophile retira sa menace
de refus, mais qu'il ordonna lui-même Jean Chrysostome, dont l'in-
tronisation eut lieu le 2 février 398, en présence d'une foule de
peuple innombrable.
Alors commença cette administration épiscopale si orageuse, qui
devait avoir pour péripéties deux exils, des conciles pleins de scan-
dale, une émeute populaire et l'embrasement de la moitié de Con-
stantinople par les partisans mêmes de l'évêque. Avec un si grand
savoir, un génie incomparable et des mœurs qu'on ne put jamais
noircir, Chrysostome manquait de la première des vertus pasto-
rales, l'amour de la paix : aussi sa vie, constamment tourmentée,
fut la justification du mot profond de l'Évangile : « heureux les pa-
cifiques! » Ces réflexions l'avaient sans doute frappé durant sa re-
traite au mont Cassius, quand seul, vis-à-vis de sa conscience et
encore étranger aux enivremens de la célébrité, il avait repoussé
l'épiscopat. Les circonstances actuelles, en exaltant chez lui le sen-
timent de sa valeur, firent taire ses anciens scrupules, et l'aventure
étrange de son élévation le persuada aisément que Dieu le jugeait
propre à un état qu'il lui laissait imposer par la force. A tout pren-
dre, Jean d'Antioche n'était point né pour le gouvernement des
hommes : il lui fallait l'isolement pour rester lui-même. Dans la mé-
ditation solitaire, sa bonne et vraie passion, résidait aussi sa force;
elle avait purifié son cœur, agrandi son esprit, placé ses désirs
524 REVUE DES DEUX MONDES.
au-dessus des besoins et des misères terrestres; il lui devait sa
grandeur et sa vertu, et pourtant elle ne lui suffisait pas. Il avait
besoin des hommes pour leur faire admirer cette vertu et leur im-
poser cette grandeur, il lui fallait le monde pour le dominer. Simple
jusqu'à la pauvreté, sobre jusqu'à défier les plus rigides anacho-
rètes, désintéressé jusqu'à livrer au premier indigent venu sa maigre
table et son vêtement, Ghrysostome avait l'orgueil de sa vertu comme
il avait celui de son génie, et devant ces deux orgueils disparaissaient
trop souvent l'indulgence et les ménagemens nécessaires à l'accom-
plissement du bien. Sa volonté était impérieuse et prompte, son
action inclinait presque toujours à la violence; un tempérament dans
les choses graves l'offusquait comme une trahison au devoir, tandis
que ses séquestrations volontaires et son amour de la solitude le
privaient des leçons de l'expérience et des conseils souvent sensés
du monde.
Par un effet de son caractère sauvage, qui lui faisait fuir les
grands et les riches, il s'était pris d'une ardente tendresse pour les
classes misérables du peuple , et cette préférence revêtait parfois la
couleur d'une envie secrète contre les heureux de la terre. Il fut ac-
cusé près de l'empereur d'exciter les pauvres contre les riches, et
ces excès de charité dans une ville telle que Constantinople, où se
réunissait la lie de l'Orient, pouvaient n'être pas sans péril. Cinq
siècles plus tôt, il eût été au forum un compagnon de Gracchus prê-
chant la loi agraire sous l'inviolabilité du tribunat; au quatrième
siècle et sous l'inviolabilité de l'épiscopat, il ne fut ni moins hardi
dans ses systèmes, ni moins opiniâtre dans ses luttes, ni moins puis-
sant à la tête d'une multitude qui fut pour lui comme une armée.
C'était d'ailleurs un bizarre spectacle que cet homme au corps chétif,
au teint jaune et d'apparence maladive, à la tête dépouillée de che-
veux, qui semblait n'avoir qu'un souffle de vie et venait soulever en
présence de l'empereur et de la cour les questions sociales les plus
redoutables. Le contraste n'était pas moindre entre la véhémence de
ses idées et cette éloquence asiatique, à périodes cadencées, un peu
molle, dont il fut à son époque le plus parfait modèle; mais lorsqu'il
parlait, sa tête et son corps semblaient s'illuminer, et de ses yeux,
dont on pouvait à peine supporter l'éclat, rayonnait au dehors le
feu sacré de son génie, ce feu dont la trace est restée vivante dans
les siècles.
Son entrée en fonction fut une véritable révolution qui engloba
tout le régime épiscopal et toute la discipline de son église. Nectaire,
ancien questeur de Constantinople, resté homme du monde dans
l'épiscopat, entretenait, autant par raison que par goût, un grand
train de maison, et recevait avec une large hospitalité les grands de
TROIS MIMSTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 525
la ville et les évêques en passage. Ghrysostome supprima tout cela.
Les meubles du palais furent vendus, ainsi que la garde-robe des
anciens évêques; à l'or et à la soie succédèrent partout la laine et la
bure. Quand l'économe de l'église lui présenta le livre des dépenses
de table, Ghrysostome le repoussa avec mépris : « Qu'est cela? dit-il.
Mes minces revenus sont suffisans pour me nourrir, je ne veux point
de l'argent de l'église. » Le luxe des basiliques ne fut pas plus épar-
gné que celui des appartemens et de la table : le nouvel évêque ven-
dit tous les ornemens de prix, et jusqu'à des vases sacrés qu'il jugea
trop magnifiques. Il fit mettre également à l'encan des marbres pré-
parés par Nectaire pour l'église d'Anastasie, que cet évêque affec-
tionnait, et où Grégoire de Nazianze avait prononcé ses éloquens
adieux : on put voir dans l'acte de Ghrysostome un blâme jeté sur
son prédécesseur, qui avait été un prêtre indulgent et regretté, et
ce blâme n'était pas charitable. Du produit de ces ventes, l'évêque
fonda un hospice pour les étrangers malades, et donna le reste aux
pauvres; ses ennemis ne manquèrent pas de publier qu'il appliquait
l'argent à son profit. Sa justification était évidente par ses œuvres et
par ses aumônes ; mais son âpre désir de tout changer, de tout bri-
ser, de dominer jusqu'à la mémoire de ses prédécesseurs, choquait
la conscience publique dans les rangs élevés du monde, et on en
profitait pour le perdre.
Sa manière de vivre, il faut l'avouer, put surprendre une grande
métropole, capitale de l'empire, où l'évêque, considéré comme un
haut fonctionnaire , marchant de pair avec les plus élevés, fréquen-
tait la cour, et entretenait des relations au sein de la société élé-
gante et riche. Ghrysostome rompit tout d'abord ces relations, et
déclara qu'il ne mettrait le pied à la cour que pour les affaires ur-
gentes de son église. Gédant à son goût constant pour la retraite, il
se fit dans le palais épiscopal, comme autrefois dans la maison de
sa mère, une solitude où il aima à se confiner, mangeant seul, n'in-
vitant jamais personne à sa table, et ne dînant jamais chez autrui.
Gette vie passablement étrange donna lieu à mille interprétations qui
ne le furent pas moins : les uns firent de Ghrysostome un avare qui
se laissait mourir de faim pour entasser écus sur écus; d'autres le
peignirent comme un débauché qui se livrait, loin de tous les re-
gards, à « des orgies de cyclope » (c'était le terme dont on se ser-
vait); d'autres enfin racontèrent de lui des infirmités bizarres, in-
connues, qu'il avait intérêt de cacher aux regards des hommes. Ges
accusations, dont la source principale résidait dans le mauvais vou-
loir du clergé, prirent une telle consistance que l'évêque se crut
obligé d'en parler en chaire, et il réfuta la calomnie des « oi-gies
de cyclope » en découvrant sa poitrine et montrant ses ])ras amai-
526 REVUE DES J3EUX MONDES.
gris par le jeûne. Ce fut bien pis quand il voulut prescrire à ses clercs
un régime conforme au sien, quand il leur interdit par exemple
d'aller, comme ils faisaient, quêter des dîners à la table des grands
et mener la vie de parasites sous le costume de prêtres. <( Les deniers
de l'église, disait-il, devaient suffire à la nourriture des clercs. » Le
clergé en masse réclama : l'évêque tint bon; mais l'abus trop enra-
ciné n'en persista pas moins, malgré ses menaces.
Après les clercs, ce fut le tour des veuves ou diaconesses, espèce
d'ordre ecclésiastique féminin, chargé primitivement du service des
femmes admises au baptême par immersion, utilisé ensuite pour
divers ministères dans l'intérieur des églises. Ce titre était fort re-
cherché par les veuves de haut rang auxquelles il procurait une po-
sition respectable, sans leur enlever entièrement la fréquentation du
monde; aussi beaucoup n'y cherchaient qu'un manteau dont elles
couvraient leur vie dissipée. L'austère Ghrysostome les fit compa-
raître toutes devant lui, et, après une enquête sur les habitudes de
chacune d'elles, il en renvoya plusieurs en leur conseillant de se re-
marier au plus tôt. Des veuves, il passa aux sœurs. Les sœuj^s adop-
tives formaient une autre classe de femmes qui tenaient, sinon à
l'église, du moins aux ecclésiastiques. Quoique le célibat à cette
époque ne fut point de rigueur pour les clercs, beaucoup le préfé-
raient au mariage, afin de s'épargner les charges et les ennuis d'une
famille. Ils prenaient alors chez eux une jeune fille, quelquefois non
encore nubile, la logeaient sous leur toit, où elle vaquait aux soins
du ménage , et le frère et la sœur électifs étaient censés ne devoir
plus se séparer qu'à la mort. On voyait ainsi des enfans abandonner
leur famille pour des hommes qui ne leur étaient rien ; quelquefois
même c'étaient des vierges consacrées qui, par une confiance exces-
sive dans leur force, croyaient concilier leur vœu de chasteté avec
ces liens de fraternité menteuse. En Orient, ces sortes de sœurs par
élection s'étaient donné le nom de vierges agapHes, c'est-à-dire
vierges d'amour spirituel {agapc étant l'amour de Dieu par opposi-
tion à erôs, l'amour mondain); en Occident, elles prirent commu-
nément celui de femmes sous-introduUes. Leur tolérance avait amené
dans le clergé une corruption morale extrême, contre laquelle les
censeurs ecclésiastiques ne cessaient de tonner, soit en Orient, soit
en Occident. Saint Jérôme qualifiait ces fausses sœurs « d'épouses
sans mariage, de concubines d'un nouveau genre, de courtisanes
d'un seul homme. » Ghrysostome, plus hardi dans l'énergie de son
blâme, s'écria un jour qu'un évoque qui souffrait ces désordres avait
moins d'excuse que les entremetteurs de débauches publiques. Il ré-
solut d'extirper le mal dans son église; mais les mesures qu'il prit,
trop brusques et trop violentes, manquèrent d'abord leur but.
TROIS MINISTRES DE L EMPIRE ROMAIN. 527
Il n'avait pas gouverné trois mois que tout son clergé était soulevé
contre lui : diacres et prêtres cabalaient à qui mieux mieux; l'évè-'
que leur rendit guerre pour guerre, il en cassa, il en renvoya plu-
sieurs. Un mot imprudent mit le comble à leur exaspération, tn
diacre nommé Sérapion, qui le poussait dans la voie des rigueurs,
et, comme il arrive de tous les caractères excessifs, avait pris une
grande influence sur lui, se penchant vers son oreille au milieu
d'une discussion tumultueuse, lui dit assez haut pour être entendu
de quelques-uns : « livêque, prends un bâton et chasse-moi du même
coup tous ces gens-là, car autrement tu n'en viendras pas à bout. »
C'en était trop. L'évêque et le clergé formèrent dès lors deiLx camps
séparés qui s'épiaient incessamment, l'un pour diffamer, l'autre pour
punir. Les clercs répandus dans le monde allaient de porte en porte
déverser le ridicule ou la calomnie sur leur chef, qu'ils bravaient
par l'infraction de tous ses ordres. Tandis que la division la plus la-
mentable régnait dans l'église de Gonstantinople, Chrysostome ne se
fit pas plus d'amis parmi les évêcfues des diocèses voisins, sur les-
quels une suprématie de fait était exercée par le siège de la ville im-
périale. Jean les traita sans beaucoup plus de ménagement que ses
propres clercs, et des hommes, ses égaux, qui pouvaient même, à
un moment donné, devenir ses juges, crièrent aussi à la tyrannie et
tendirent la main aux ennemis du dedans.
Si le ministre d'Arcadius , en appelant près de lui Chrysostome
et livrant au simple prêtre d'Antioche le plus beau siège épiscopal
de l'empire, avait pu songer à se faire un complaisant, il aurait certes
montré peu de discernement des hommes. Il suffisait même, en de-
hors de toute autre considération, que le nouvel élu fût notoirement
la créature d'Eutrope, pour qu'il évitât avec soin toute apparence
de faiblesse au nom de sa propre dignité et des devoirs de son mi-
nistère : ici le caractère de l'évêque répondait trop bien aux idées
d'indépendance sacerdotale pour qu'il n'en fût pas ainsi. La bonne
intelligence exista donc à peine quelques jours entre des person-
nages si différons, placés en face l'un de l'autre et en contact per-
pétuel. Le spectacle de ce qui se passait à la cour fit fermenter
la bile du prélat, qui se crut le droit de régenter les ministres de
l'empereur, et l'empereur lui-même, comme il régentait ses clercs.
Ce furent d'abord des remontrances privées, orales ou par écrit,
tantôt sur le luxe et les dépenses du palais, tantôt sur la passion
du théâtre et des courses du cirque ; peu à peu ces plaintes devin-
rent publiques; des avertissemens et presque des menaces étaient
proférés en pleine chaire sous des allusions qui ne trompaient per-
sonne. Enfin, des tremblemens de terre ayant eu lieu à Constanti-
nople pendant cette année 398, Chrysostome s'emporta jusqu'à dire
528 REVUE DES DEUX MONDES.
que c'étaient les injustices, les prodigalités, 4es clébaucbes des piiis-
sans et des magistrats qui avaient allumé la colère de Dieu, retenue
seulement par les prières des pauvres. Eutrope lui-même, comme
si les allusions ne lui eussent pas suffi, donna à Chrysostome le si-
gnal des attaques directes en complétant, par un nouveau décret,
les mesures restrictives de l'immunité des asiles.
Nous avons déjà parlé (1) du droit d'asile ecclésiastique et de ses
abus, qui créaient, sous la main des évêques et des abbés des mo-
nastères, un droit à l'impunité en faveur des condamnés fugitifs. Il
fallait que ces abus fussent bien crians, puisque Théodose lui-même
avait cru devoir y porter remède. Des décrets, comme on l'a vu, li-
mitatifs de l'immunité d'asile, avaient donc été rendus antérieure-
ment au règne d'Arcadius, et l'avaient été dans une sage mesure :
Eutrope gâta tout en choisissant, pour renouveler et étendre les an-
ciennes prescriptions, une circonstance où la question de droit n'é-
tait évidemment que le prétexte, et la satisfaction d'une vengeance
personnelle le véritable but. Aussi Nectaire avait-il eu pour lui la fa-
veur générale lorsqu'il avait adressé à l'empereur des représentations
qui par malheur n'avaient point été écoutées. L'affaire en était là
lorsque Chrysostome vit paraître, sous la date du 27 juillet, plu-
sieurs lois nouvelles qui complétaient et aggravaient en divers points
les actes précédens. De Nectaire à Chrysostome, la différence était
grande : celui-ci prit feu aAec l'animosité d'un tribun, et l'évêque
se déclara hautement l'ennemi du ministre.
Cependant le parti des mécontens , attentif à ce qui se passait,
vit avec joie ses rangs s'accroître d'un auxiliaire aussi opiniâtre que
puissant. L'impératrice, avec cette intuition des femmes qui ne les
trompe jamais quand leur intérêt ou leur vanité est enjeu, avait
pressenti, dès les premiers momens, l'antagonisme qui éclatait, et
non moins habilement elle s'était mise en mesure d'en profiter. L'é-
vêque ne la recherchant point et évitant la cour, elle était allée vers
lui, et s'était jetée avec une apparente passion dans tout ce qui
pouvait lui complaire et l'attirer. Son chambellan particulier, l'eu-
nuque Amantius, homme d'une grande droiture de cœur et d'une
sincère piété, devint son intermédiaire près du prélat et le canal
des libéralités dont elle se mit à combler sans mesure les églises et
les pauvres. Cette liaison de l'impératrice avec Chrysostome s'éta-
blit, comme on le pense bien, aux dépens d' Eutrope. Pour donner
des gages de sa bonne foi à ce nouvel et ombrageux allié, on vit l'al-
tière Eudoxie afficher, malgré ses goûts mondains, les pratiques
d'une dévotion excessive, suivre les reliques pieds nus, dans un
(1) Bévue du l" mars 18G1.
TUOIS MIMSTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 529
costume moitié monastique et moitié impérial, traînant l'empereur
à sa suite, et fonder au loin des basiliques dont elle dessinait elle-
même les plans. Aussi la chaire épiscopale ne trouvait-elle pas de
louanges assez retentissantes pour remercier « cette mère des égli-
ses, cette nourricière des moines, cette protectrice des saints, ce
bâton des pauvres. » Eudoxie était la lumière de l'empire, l'eu-
nuque en était l'ombre et la nuit.
Ainsi s'amoncelait, au fond du gynécée impérial et dans les re-
traites du sanctuaire de Sainte-Sophie, un double orage qu'Eutrope
dédaigna ou ne vit pas. La foudre était bien près d'éclater lorsque
l'imprudent ministre, dans l'infatuation de ses succès, jeta un der-
nier défi à l'opinion du monde en se faisant conférer par son maître
le titre de patrice avec celui de consul.
II.
Le consulat d'Eutrope causa dans le monde romain une émotion
à laquelle l'eunuque ne s'était pas attendu, parce qu'il ne connais-
sait pas bien l'Occident. En Orient, on fut offensé de cet orgueil
excessif de l'esclave aspirant à une dignité voisine du trône, et l'on
se demanda si quelque jour l'étrange consul n'aurait pas la fantai-
sie de se faire empereur. Quant au titre de patrice, il fut accueilli
par des railleries qui retombaient directement sur le prince. (( Il a
bien fait, disait-on, de se choisir un tel père. » Ainsi se produisait de-
vant les entreprises ambitieuses d'Eutrope le sentiment des Romains
d'Orient. En Occident, en Italie surtout, où le consulat n'était pas
seulement le premier des honneurs, mais une institution sacrée, liée
aux grandeurs de la vieille Rome et pour ainsi dire sa représenta-
tion historique et l'âme de son passé, l'étonnement fut plus grand
et l'indignation plus profonde. D'abord on ne crut pas à la nouvelle,
arrivée de Constantinople par des bruits vagues en octobre ou no-
vembre 398, qu'Eutrope venait d'être désigné consul; on la repoussa
comme une fable. « Autant vaudrait, se disaient les Romains, nous
annoncer un cygne noir ou un corbeau blanc. » Quand la fable se fut
trouvée vraie, qu'aucun recours ne resta plus au doute, la colère
éclata de toutes parts en manifestations bruyantes : chacun se sentit
blessé dans sa croyance, dans ses préjugés, dans sa dignité de ci-
toyen, dans l'honneur même de sa maison.
Le consulat avait à Rome un caractère religieux, dérivé des insti-
tutions païennes, et dont la trace subsistait dans beaucoup d'esprits,
malgré l'afTaiblissement de l'ancien culte et les progrès croissans du
nouveau. Ce caractère religieux reprenait sa force sous le coup de
graves inquiétudes publiques ou de grands désastres : il reparut
TOME xxxrv. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
dans cette circonstance, où la pureté du consulat était mise en ques-
tion. Les nouveaux consuls inaugurant à la fois leur magistrature et
l'année, ni leur personne, ni leur nom n'étaient censés indifférens au
destin de cette année nouvelle, et les vieux Romains avaient porté
en cela la superstition à l'excès. Sans être aussi crédules que leurs
pères, les contemporains d'Honorius ne virent pas sans une secrète
terreur l'année 399 s'ouvrir sous les auspices d'Eutrope. On s'abor-
dait dans les rues, sur les places, on se communiquait mutuellement
ses alarmes. « Quels auspices! disait l'un, les enfans à deux tètes, les
bœufs qui parlent, les oiseaux sinistres, ne sont rien à côté de ceci :
c'est la stérilité qui nous menace. Plus de mariages féconds, plus
de récoltes. A quoi bon ensemencer les champs? Qui perdra son
temps à planter la vigne ? Le ciel ne peut féconder une année que
l'impuissance même va ouvrir. — Non, non, répliquait un autre,
l'année repousse un pareil nom; Janus, de sa double bouche, défend
de l'inscrire sur les fastes. — Les lois du monde sont renversées,
ajoutait un troisième; si les eunuques usurpent la trabée, les
hommes n'ont plus qu'à prendre la quenouille et à fder. L'univers
va se soumettre au gouvernement des amazones. — Oh! s'écriait un
survenant avec l'autorité ou la prétention de l'érudit, l'antiquité,
dans ses plus grandes fureurs, n'a rien offert de si monstrueux :
OEdipe épousa sa mère, Thyeste sa fdle, Médée immola son père, les
frères se sont égorgés dans Thèbes , les dieux se sont battus devant
Troie; mais un eunuque consul, on ne l'a jamais vu! » Ainsi écla-
taient les émotions du peuple; telles étaient ses idées et ses terreurs
superstitieuses, dont la poésie contemporaine nous a laissé le vivant
tableau.
Pour des cœurs plus élevés, c'étaient de plus sérieuses douleurs :
la patrie romaine dégradée dans le présent, souillée jusque dans
son histoire, et les noms des Brutus, des Scipions, des Fabius, des
Claude, profanés par le contact d'un nom servile. Ceux des séna-
teurs qui comptaient des personnages consulaires dans les annales
de leurs familles allaient gémir au milieu des images, rangées par
ordre, dans l'atrium de leur demeure. Tous, grands et petits, se
remémoraient les affronts et les misères de tout genre que cet es-
clave, consul désigné, avait fait peser sur l'Italie : le feu de la ré-
volte soufflé en Afrique, les navires de l'annone saisis, la ville éter-
nelle livrée à la famine! Comme tout le monde avait souffert, tout
le monde s'indignait à ce souvenir de la veille, et l'on jurait que le
consulat d'Eutrope ne serait pas inscrit au Capitole. Il fut même ré-
solu que le peuple et le sénat porteraient ce vœu à l'empereur par
une députation solennelle.
Au camp de Milan, où résidait le prince sous l'œil de son tuteur.
TROIS .MIMSTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 531
la nouvelle n'avait pas été mieux reçue qu'à Rome, et pour des rai-
sons plus personnelles, car c'était vis-à-vis d'eux une raillerie amère
et un défi ; Stilicon et Honorius étaient déjà convenus de ne point
reconnaître Eutrope en Occident. Au moment où les députés de Rome
arrivèrent au palais, l'empereur donnait audience à des Germains
venus des bords du Rhin au nom de leurs peuplades pour renouer
avec l'empire l'alliance un moment ébranlée. Haut de taille et d'un
port assez majestueux, le fils de Théodose répondait avec assez d'à-
propos à ces fils de la Germanie, ambassadeurs au manteau de
peaux de bêtes, aux longues moustaches rousses, à la chevelure liée
sur le sommet de la tête ou retombant en anneaux sur leurs épaules.
Aux uns il imposait des rois, à d'autres il demandait des otages en
garantie de leurs promesses; quelques-uns recevaient l'ordre d'en-
voyer des contingens à l'armée romaine, et le Sicambre, mêlé aux
légions, devait raser cette épaisse crinière qui distinguait les fédérés
servant comme troupes barbares de ceux qui combattaient sous les
aigles. En assistant à cette revue, pâle image des temps où Rome
était puissante et révérée dans le monde , les députés du Capitole
se sentirent émus et eurent peine à retenir leurs larmes.
Ce qui se dit entre eux et l'empereur, ou plutôt entre eux et le
wai souverain, Stilicon, nous ne le savons que par la bouche d'un
poète; mais celui-ci n'était pas un vulgaire versificateur chantant
les grands par ouï-dire et n'apercevant que de loin les lambris de la
cour. Claudien, tribun d'une légion par la faveur de Stilicon, assistait
peut-être à cette audience ; en tout cas, il put la connaître dès le
joui" même par le récit de son protecteur. Quoi qu'il en soit, il nous
en fait, suivant l'habitude des poètes, une narration allégorique,
où la déesse Rome représente la députation de la ville éternelle et
adresse à l'empereur un discours, celui sans doute que lui tinrent
les envoyés. C'est du moins le genre d'argumens, c'est la suite des
idées que l'orateur du sénat et du peuple de Rome put exposer au
jeune homme qui tenait en ses mains, sinon la destinée, du moins
la dignité du consulat.
Puisant son exorde dans le spectacle inattendu qui venait de frap-
per ses regards, l'orateur (on peut supposer que c'était lui) réca-
pitula les gloires de Théodose et d' Honorius : le Saxon défait sur
l'Océan, la Bretagne délivrée des attacfues du Picte, la Gaule vengée
des menaces de la Germanie. « Par toi, prince, ajouta-t-il, Rome
voit à ses pieds le Frank humilié, le Suève abattu, et le Rhin, sou-
mis à ta loi, te salue du nom de Germanique... Mais, hélas! l'Orient,
cette terre vouée à la discorde, envie nos prospérités. De l'autre côté
du soleil fermentent d'abominables complots qui tendent à nous
désunir, à empêcher que l'empire tout entier ne forme un seul
corps. » Alors vient l'énumération de toutes les insultes faites à
532 REVLE DES DEUX MONDES.
l'Occident par le gouvernement de Byzance : révolte de Gildon, ra-
vage des villes africaines, famine de Rome, souffrances de l'Italie.
Tout cela est l'ouvrage d'Eiitrope, c'est ainsi qu'il a mérité le consulat
que lui décerne l'Orient; mais ce consulat lui-même est le plus grand
des crimes.
« Accoutumé à se courber sous le sceptre des femmes, FOrient peut ac-
cepter celui d'un eunuque, on le comprend bien ; mais ce que TOronte ou
THalys regarde comme un usage serait une souillure pour le Tibre. S'ils res-
tent indifférens à leur gloire, nous sommes juges et gardiens de la nôtre.
Depuis que la Perse a fait passer dans nos mœurs son luxe et sa corruption,
l'espèce dégradée des collègues d'Eutrope s'est glissée chez nous; mais sa
puissance est heureusement limitée à. la chambre impériale, à la surveil-
lance du vestiaire, à la garde des bijoux. Qu'ils s'occupent de colliers,
qu'ils soignent les vêtemens de pourpre, qu'ils protègent le sommeil du
prince contre des bruits importuns, ou sa tête sacrée contre les ardeurs du
soleil, à la bonne heure ! Mais revêtir la pourpre au lieu de la soigner, mais
toucher aux rênes de l'état au lieu de manier l'éventail, la majesté romaine
le leur défend!
« Quoi ! nous irions convoquer les comices au Champ-de-Mars, poser les
barrières, recueillir les suffrages pour un eunuque! La tribune du Forum
retentirait de ses louanges! L'image d'Eutrope serait portée parmi celles
des Emile, des Décius, des Camille, sauveurs et soutiens de la patrie! La
dignité fondée par Brutus irait se salir aux mains des Chrysogone et des
Narcisse! Voilà où auraient abouti ta chaste mort, ô Lucrèce! ton dévoue-
ment devant les brasiers de Porsenna, ô Mucius! ton héroïsme, ô Brutus!
quand tu sacrifiais les sentimens du père au devoir du citoyen, et les fais-
ceaux auraient été ravis aux Tarquins pour être jetés aux pieds d'un es-
clave?... Sortez donc des profondeurs de vos tombeaux, vieux Romains,
orgueil du Latium, venez contempler sur vos chaises curules un collègue in-
connu! Ou plutôt, ombres magnanimes, apportez-nous la vengeance du sein
de l'éternelle nuit! vengez-vous, vengez la majesté romaine : des monstres
au sexe douteux se parent de vos insignes; des mains serviles, faites pour
porter des fers, osent brandir la hache des consuls...
« Vous aussi, qui fûtes quatre fois décoré du titre consulaire, prince, fils
de Théodose, songez à votre propre gloire, épargnez à nos fastes l'infamie
qui veut les atteindre. Cette magistrature est la seule que les césars au
comble de leur puissance peuvent encore ambitionner : elle leur est com-
mune avec nous ; par une noble participation d'honneurs, on la voit passer
des mains du monarque dans celles du sujet, et de nos mains dans ses mains
augustes: gardez-la donc dans sa pureté, puisqu'elle vous appartient aussi;
éloignez d'elle une flétrissure qui retomberait sur vous. Nous te le deman-
dons également, Stilicon! ta gloire y est intéressée comme la nôtre. Quelle
guerre ton bras voudrait-il entreprendre, quelle victoire Rome pourrait-elle
espérer sous les auspices d'un eunuque? »
Trop. habile pour faire un éclat qui aurait amené la guerre immé-
diate, Stilicon répondit par quelques brèves paroles, d'une mode-
TROIS MINISTRES DE L EMPIRE ROMAIN. 533
ration apparente. Il affirma n'avoir reçu aucune notification directe
de la nomination du consul d'Orient, ajoutant qu'il n'en recevrait
probablement pas avant les calendes de janvier, la mer et les vents
étant contraires, qu'ainsi on devait s'attendre à ne proclamer dans
Rome qu'un seul consul. Le choix de ce consul unique avait été fait
avec mûre réflexion, et comme pour contraster d'avance avec ce qui
allait se passer en Orient, iïonorius désignait Mallius Theodorus,
préfet actuel d'Italie, un des hommes les plus considérables et les
plus honorés de l'Occident. Des mesures furent arrêtées d'ailleurs
entre la cour de Milan et le sénat de Rome pour que son entrée en
charge reçût un éclat extraordinaire en rapport avec l'étrange té des
circonstances.
Mallius Theodorus était un type curieux du noble romain à cette
époque de transition religieuse où le païen était attiré vers le chris-
tianisme par l'exemple du prince ou le cri de sa conscience, et le
chrétien retenu sur la limite du polythéisme par le respect des tra-
ditions séculaires et l'esprit intolérant de la noblesse. Dans ce con-
flit de doctrines et de cultes, la philosophie platonicienne, voisine
du christianisme par ses sublimités, tandis qu'elle purifiait le gros-
sier réalisme païen par des interprétations idéales , formait un ter-
rain neutre où chrétiens et païens pouvaient se rencontrer sans se
choquer. C'était sur ce terrain que Mallius Theodorus, chrétien de
profession, mais noble par sa naissance et ses fonctions, avait planté
sa tente, là qu'il pouvait être à la fois l'ami du vieux pontife Sym-
maque et le protecteur du jeune Augustin, récemment converti, qui
lui dédia son traité de la vie heureuse. Lui-même avait composé un
livre sur l'origine du monde et la source de nos idées, probablement
d'après le système de Platon. Séduisant dans ses manières, irrépro-
chable dans ses mœurs, bienveillant dans ses rapports avec les au-
tres, écrivain correct en prose et en vers, Théodore avait eu une
vie facile et applaudie. Dans ce temps de discorde de tout genre, on
ne lui connaissait point d'ennemi. Successivement avocat au barreau
du prétoire, proconsul en Afrique et en Macédoine, intendant des lar-
gesses privées et préfet du prétoire des Gaules, il occupait la grande
préfecture de l'Italie, lorsqu'Honorius jeta les yeux sur lui. Tous les
partis approuvèrent un choix si prudent, et, afin de flatter le sénat,
le nouveau consul réclama la présence de Symmaque à la cérémonie
de son installation. Symmaque, n'ayant pu venir, se fit remplacer
par son fils Flavien , de sorte que le chrétien Théodore , montant au
Capitole pour y bénir l'année, se trouva flanqué d'un exilé de la
veille, chef du parti païen dans les dernières guerres religieuses.
Claudien reçut l'ordre de célébrer le consulat de Mallius par ses vers
les plus retentissans, et on lui commanda en même temps une satire
sur celui d'Eutrope; mais l'homme pacifique et modéré ne sut guère
b?)ll REVUE DES DEUX 3IUNDE.S.
inspirer la muse passionnée du poète : elle se trouvait plus à l'aise
devant l'ennemi de Stilicon.
Tandis que la ville de Rome, aux calendes de janvier 399, célé-
brait l'entrée en charge d'un seul consul, une cérémonie semblable
ou plutôt une parodie des grandeurs romaines avait lieu le même
jour, à la même heure, dans les murs de Gonstantinople. Eutrope,
vêtu du manteau à larges palmes, venait s'asseoir au foyer des cé-
sars; le sénat l'entourait, tout ce que l'empire avait de plus illustre,
le genou fléchi devant cet esclave, se disputait l'honneur de baiser
sa main; les plus favorisés venaient appliquer leurs lèvres sur ses
joues ridées et difformes. On l'appelait le soutien des lois, le sauveur
de la patrie, le père du prince. Eutrope avait voulu que les portes du
palais fussent ouvertes, comme si cette demeure eût été la sienne,
et une foule immense s'y précipita, faisant retentir les galeries de
marbre de ses cris d'impatience mêlés à mille railleries. Enfin le
cortège se met en marche : — du palais il se rend à la curie de Con-
stantin, réservée pour l'inauguration des consuls, puis au forum voi-
sin, dont l'enceinte circulaire était formée de deux portiques super-
posés. Eutrope traverse cette vaste place que décorent des marbres
de toutes couleurs, des statues, des colonnes d'airain: il s'avance
vers le tribunal, élevé sur des gradins de porphyre, il y monte et
harangue le peuple au milieu d'acclamations payées. Pendant que
ce cérémonial a lieu dans le quartier du palais impérial et du sénat,
d'autres parties de la ville se remplissent d'ouvriers qui dressent les
statues de l'arrogant parvenu; les unes sont d'airain, les autres du
marbre le plus beau. Ici on le voit en costume de juge, là il porte
la toge, ailleurs il a ceint l'épée. Le sénat a voulu l'avoir à cheval,
et bientôt ses portiques l' étaleront aux regards, pressant les flancs
d'un coursier. Au-dessous de chacun des monumens sont inscrits
des titres emphatiques qui eussent fait rougir un plus digne que lui :
on l'appelle le troisième fondateur de la ville, après Byzas et Con-
stantin, et l'on ose y parler de sa haute naissance, quand les maî-
tres qu'il servait sont encore vivans.
« Quel excès de bassesse dans cette cour! s'écrie Claudien, qui nous donne
une partie de ces détails. La terreur règne-t-elle donc là-bas? un effroi se-
cret comprime-t-il l'indignation? l'horreur du moins siége-t-elle au fond
des âmes? Non; le sénat applaudit de bon cœur, et les grands de Byzance
font écho : voilà les Romains de la Grèce ! Peuple bien digne de son sénat,
sénat bien digne de son consul! L'armée elle-même ne sait que rester oi-
sive; il n'y a plus un seul soldat qui, dans une pudique colère, saisisse son
arme et se lève. C'est apparemment aux Barbares qu'il appartiendra de laver
l'ignominie des Romains.
« Il ne reste plus qu'une chose : c'est que tous les eunuques du monde,
les égaux, les compagnons du consul, viennent occuper les sièges de ces faux
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 535
pères de la patrie! Allons, eunuques, accourez, venez faire cortège à votre
chef! Patriciens d'un nouveau genre, quittez la chambre à coucher, votre
place est au tribunal ; vous avez suivi assez longtemps la litière des matrones,
on vous attend derrière la chaise des consuls! ou plutôt, non, cela ne se pas-
sera pas ainsi. Si le terrible Stilicon rougissait de combattre un tel ennemi
avec l'épée, qu'a-t-il besoin de tirer la sienne? Que le fouet seul retentisse,
et Ton verra se courber des dos habitués au châtiment. On nous raconte que
les Scythes, au bout d'une guerre de plusieurs années, trouvèrent leurs
esclaves assis à leurs foyers, maîtres de leurs femmes et opprimant leurs
enfans. Ces misérables voulaient encore leur fermer l'entrée de leur pays,
et s'avançaient au-devant d'eux avec des armes : les Scythes ne montrèrent
que des fouets, et au seul bruit des lanières les esclaves redemandèrent
leurs chaînes. »
Le poète va plus loin : il met clans la bouche de Mars , père des
Romains, un fougueux appel aux armes, et comme la côte d'Asie
éprouvait alors des secousses de tremblement de terre assez vio-
lentes pour avoir endommagé un quartier de Constantinople, Clau-
dien énumère ces désastres avec un contentement sinistre, et il ose
ajouter ces mots : « Puisse Neptune, d'un revers de son trident, re-
jeter dans la mer cette terre souillée avec le crime qu'elle a enfanté!
— Nous accordons volontiers aux furies une seule ville pour sauver
l'univers. » Telle était la haine fratricide qui animait l'une contre
l'autre les deux métropoles du monde romain.
L'Orient était dans cette situation, lorsqu'au mois de février ou
de mars arriva dans Constantinople un officier goth qui comman-
dait, avec le grade romain de tribun, une colonie militaire barbare,
établie dans les provinces phrygiennes, autour de la ville de Nacolie.
Il se nommait Tarbigile ou Tribigilde, et la tribu de colons fédérés
placée sous ses ordres appartenait aux Gruthonges, branche consi-
dérable des Ostrogoths. Tribigilde venait à la cour saluer l'empereur
et solliciter pour lui-même un avancement de grade, pour ses colons
une solde plus forte en argent, attendu que les Gruthonges, mau-
vais laboureurs comme tous les Barbares, mouraient de faim sur les
terres les plus fertiles de l'Asie. La richesse par un travail productif
leur convenait beaucoup moins que l'oisiveté avec un peu d'argent
et le pouvoir de satisfaire doublement les vices de leur race et ceux
qu'ils empruntaient aux Romains. Ils avaient d'ailleurs devant les
yeux l'exemple d'Alaric, qui avait montré comment on se procurait
en Épire les gratifications que refusait Constantinople. Le voyage de
Tribigilde n'eut point le succès qu'il en attendait. Assailli de récla-
mations semblables de la part de tous les cantonnemens barbares
de son empire, Arcadius repoussa celle-là, et Eutrope, après avoir
promené le Gruthonge de délai en délai, finit par le congédier en se
moquant de lui. Tribigilde était parent de Gainas, qu'il avait entre-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
tenu des espérances de sa mission, et à qui il vint confier sa décon-
venue et son dépit. Gainas se garda bien de le calmer; il sembla au
contraire plus irrité que lui des airs insolens de l'eunuque vis-à-vis
d'un chef de leur race. On ne sut pas d'ailleurs ce qui se passa entre
ces deux Barbares; mais, quand le tribun partit pour regagner sa
colonie, il avait le cœur profondément ulcéré.
Il s'acheminait lentement vers sa demeure, honteux d'y reparaître
les mains vides et de la retrouver pauvre, dénuée de ce luxe gros-
sier qui faisait l'orgueil des familles germaines, et attestait soit le
bonheur de son chef dans les expéditions de guerre, soit son crédit
près des généraux romains et sa faveur près de l'empereur. Les
femmes surtout tenaient à étaler ces marques de l'autorité de leurs
maris, ou sur elles en parures bizarres, ou, comme ornement, sur
les parois de leur maison. La femme de Tribigilde devançait en
idée le moment de son retour, impatiente de voir les cadeaux que
devait rapporter du palais impérial un chef de son importance, un
tribun parent du maître des milices Gainas. Si loin donc qu'elle l'a-
perçut, elle franchit le seuil de sa porte pour courir au-devant de
lui, et le serra joyeusement dans ses bras. C'était, suivant le por-
trait que nous en trace Claudien , une grande et robuste Germaine
à la voix rude, à l'œil hardi, aux instincts belhqueux, digne en un
mot d'être dans les vers du poète une personnification de Bellone.
Comme les femmes de sa colonie, elle avait adopté un costume
moitié phrygien, moitié go th. Son corps se dessinait sous une lon-
gue chemise de lin; une agrafe, placée entre les mamelles, retenait
les deux pans de sa robe rejetée en arrière, et le contour d'une mitre
solidement agencée emprisonnait ses longues tresses blondes toutes
prêtes à s'échapper. « Que m'apportes-tu? lui dit-elle; le prince a
sans doute été généreux, la cour favorable. — Je n'apporte rien, »
répondit tristement le guerrier, et il lui raconta ses déboires, l'inu-
tilité de ses démarches et les outrages qu'il avait essuyés de la part
de l'eunuque.
A mesure qu'il parlait, la surprise, la honte, la colère, se pei-
gnaient tour à tour sur les traits de la Germaine. Soudain elle se
déchire le visage avec les ongles, elle éclate en malédictions contre
les Romains, en reproches contre son mari. « Te voilà donc voué à
la charrue, lui disait-elle; laisse l'épée pour enseigner à tes cama-
rades Fart de fendre la terre et de suer sous le râteau. Le beau mé-
tier pour des hommes! Le Gruthonge, par tes soins, va devenir un
adroit laboureur, un bon vigneron qui saura planter sa vigne en
temps opportun. Heureuses les autres femmes dont les maris con-
quièrent des cités! Elles peuvent se parer des dépouilles enlevées par
la vaillance : aussi nos sœurs de l'armée d'Alaric sont riches et fières;
les filles d'Argos et de Lacédémone tremblent devant elles, et les
TROIS MINISTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 537
célèbres beautés de la Tliessalie sont les servantes de leur maison.
Mais moi, j'ai épousé un homme faible et sans cœur, un Goth dégé-
néré qui renie les mœurs de ses pères et prétend être fidèle à dos
maîtres, un lâche qui aime mieux vivre en sujet sur un champ qu'on
lui prête que de le ravir lui-même et de le posséder par le droit de
l'épée. Ces grands mots de justice et de fidélité dont on se couvre,
au fond que signifient-ils, sinon qu'on n'ose rien, parce que le cou-
rage manque? Les Romains nous enseignent eux-mêmes en ce mo-
ment comment on récompense les fédérés qui observent les traités et
comment on punit les autres. Toi, tu vas humblement réclamer ce
qui t'est dû, on te chasse. Alaric vivait pauvre dans les contrées de
la Mésie : irrité d'un refus, il envahit l'Épire, il la pille, et on l'en fait
gouverneur. Tu me diras peut-être : (( Alaric avait une grande ar-
mée, et je compte a peine quelques soldats! » C'est vrai, mais la
guerre t'en donnera, et puis as-tu affaire à des hommes? Vois plu-
tôt celui qui les commande et qui marchera devant leurs aigles...
Écoute donc mon conseil et suis-le ; reprends enfin ta vie de Bar-
bare. Les Romains te méprisent fidèle et te foulent aux pieds : ils te
craindront rebelle et t'admireront; puis quand tu seras enrichi de
butin et redouté de tous, tu deviendras Romain si tu veux. »
Cette scène d'intérieur barbare, admirablement tracée par Clau-
dien, est de la plus complète vérité historique. C'était bien là la
pensée et le langage de toutes les femmes de fédérés germains à la
vue des succès d' Alaric; c'étaient bien là les excitations qui venaient
troubler l'officier vandale ou goth dans son passage de la barbarie
à la romanité, et ébranlaient sa fidélité jusque sous le toit domes-
tique.
Quelques jours à peine s'écoulèrent, et la colonie de Tribigilde
présenta l'aspect d'un cantonnement barbare en insurrection. Les
charrues étaient brisées ou abandonnées dans les champs ; les che-
vaux, dételés des chars rustiques, reprenaient leurs harnais de
guerre, chacun fourbissait ses armes. Bientôt commença le pillage
des fermes et des villas romaines. Comme il arrive toujours en
pareille occurrence, tous les misérables, tous les gens sans aveu
vinrent se joindre aux Gruthonges; les Barbares des cantonnemens
voisins en firent autant, et le nombre des soldats de Tribigilde fut
doublé. Assez fort alors pour assaillir des villes fermées, il en prit
plusieurs et en passa la population par les armes. La Phrygie tout
entière fut en feu, et l' Asie-Mineure, craignant le même sort, de-
manda des renforts de troupes à l'empereur. Ces nouvelles, comme
on le pense bien, jetèrent une vive inquiétude dans Constantinople ;
Arcadius était alarmé, et Gainas semblait l'être plus que tout le
monde. « Je connais les Gruthonges, répétait-il, et je connais Tribi-
gilde; rien ne leur coûtera pour assouvir leurs rancunes, et ce sont
538 REVUE DES DEUX MONDES.
de braves soldats. » Eutrope au contraire affichait la plus entière sé-
rénité; il nia d'abord l'événement, traitant les nouvelles de fables
ridicules, puis, quand il ne fut plus possible de les nier, il affecta
d'en rire : « C'était, disait-il, une émeute de bandits qui ne récla-
mait pas l'emploi de l'épée, mais la potence et le bourreau. — J'en-
verrai là un juge, ajoutait-il, et non pas un général. » Ce dernier
mot avait trait à Gainas, qui, dans ses exagérations suspectes, se
présentait comme le seul homme qui pût aisément étouffer la rébel-
lion. Bien décidé à décliner de tels servicefi, Eutrope offrait sous
main à Tribigilde un arrangement que celui-ci refusait. Fier d'être
à son tour sollicité par l'homme qui naguère l'avait accueilli avec
tant de dédain, le Barbare prenait amplement sa revanche. A toutes
les propositions que lui adressaient les émissaires du ministre, il ré-
pondait qu'il ne voulait rien. — Quel grade souhaites -tu? lui di-
saient-ils. — Aucun. — Est-ce de l'argent que tu désires? — Non.
— Que te faut-il donc? — ■ La tête de l'eunuque.
Eutrope, ne pouvant éviter la guerre, tâcha du moins de ne point
recourir à Gainas. Il laissa ce dernier à la tête des auxiliaires barbares
en lui donnant la charge honorable de protéger la métropole et
l'empereur, si Tribigilde osait passer le Bosphore; mais il envoya
son favori Léon en Asie avec les légions romaines et des levées assez
considérables faites à Constantinople, les garnisons de la Thrace et
de la Mésie restant d'ailleurs cà leur poste. Léon se voyait donc gé-
néral en chef, préposé au commandement d'une guerre importante,
et sa surprise d'une telle bonne fortune égala peut-être celle des
autres. Ce n'est pas que cet homme fût complètement incapable, ou
qu'il manquât de qualités bienveillantes envers le soldat; mais les
satires dont il était perpétuellement l'objet avaient détruit son auto-
rité dans l'armée, et sa grotesque figure, son énorme embonpoint, le
souvenir enfin de son ancien métier de cardeur, excitaient une risée
générale dès qu'il voulait parler de discipline ou punir. Ses lieute-
nans ne le respectaient pas davantage; chacun obéissait, chacun
ordonnait suivant son caprice, et cette armée, grossie de soldats
recrutés dans les bas lieux de Constantinople , était l'une des plus
mauvaises qu'eût jamais abritées l'aigle romaine.
Cependant sa présence sur la rive orientale du Bosphore rendit
confiance aux provinces dévastées. Les citoyens prirent les armes
et s'organisèrent. De la Phrygie, où ils ne laissaient que des ruines,
les Gruthonges avaient passé dans la Pisidie; mais ils y trouvèrent
une sérieuse résistance chez les montagnards du Taurus. Ceux-ci,
trompant Tribigilde, qui ne connaissait point le pays, le poussèrent
dans des défilés qu'il reconnut trop tard impraticables à sa cavale-
rie. Il approchait alors de Selgé, ville autrefois peuplée et guer-
rière, réduite à n'être plus qu'un petit bourg fortifié sur une colline,
TROIS MIMSTRES DE l'e:iIPÎRE ROMAIN. 539
mais appelée par sa position à commander les gorges où l'ennemi
s'engageait. Décidés à se débarrasser de ces brigands, et conduits
par un ancien officier d'un grand courage nommé Valentinus, les ha-
bitans allèrent, à l'approche de la nuit, se poster sur les hauteurs,
d'où, se démasquant tout à coup, ils firent pleuvoir au fond de la
vallée une telle avalanche de pierres que les lignes barbares furent
rompues et une partie de la troupe ensevelie sous un amas de ro-
chers. Le vallon aboutissait à un escarpement d'une prodigieuse
hauteur que l'on ne pouvait franchir que par un sentier tortueux, à
peine assez large pour deux hommes de front. C'est là que Valenti-
nus se proposait de rejoindre au point du jour les Gruthonges, pour
les exterminer, et il avait confié la défense du sentier à un autre
habitant de Selgé, nommé Florentius: mais celui-ci, gagné par l'ar-
gent de Tribigilde, lui livra passage. Les Gruthonges étaient déjà
loin quand le jour parut, et ils atteignirent la Pamphilie en suivant
le cours de l'Eurymédon.
Pendant cette marche des Barbares, Léon s'était mis à leur pour-
suite, et il arriva presque en même temps qu'eux aux défilés du
mont Taurus. Il franchit cette chaîne sur leurs derrières, et les deux
armées se trouvèrent bientôt en présence dans la vaste plaine où
coulent l'Eurymédon et le Mêlas, et que ferment au nord les der-
niers contre-forts de la montagne, au midi le golfe de Pamphilie.
Elles y manœuvrèrent durant plusieurs jours, Tribigilde évitant une
bataille décisive, Léon cherchant à l'acculer le long du golfe pour
finir la guerre par un seul combat. Dans cette situation d'ailleurs
fort critique, le chef gruthonge ne manqua ni de sang-froid, ni de
ruse. Étudiant par des mouvemens simulés les dispositions de son
ennemi, il feint un découragement qui accroît la confiance des Ro-
mains : sûrs de vaincre, ceux-ci se contentent de le bloquer contre
la mer, en attendant qu'il leur plaise de l'y rejeter avec toutes ses
forces. Quant à Léon, en dépit des précautions les plus vulgaires,
il va adosser son camp à un marais qui peut lui couper la retraite,
tandis qu'il se fortifie à peine du côté des Barbares, soit ignorance
du général, soit plutôt indiscipline du soldat et refus d'exécuter les
travaux de défense. A l'intérieur règne une anarchie sans nom : on
ne connaît ni gardes, ni sentinelles; les soldats courent librement
la campagne, ou passent la nuit à jouer et à boire. Tribigilde aux
aguets épiait le moment favorable pour une attaque. En effet, par
une nuit obscure, il approche à pas de loup, franchit un rempart mal
gardé, et lance son armée sur le camp ennemi. Les Barbares n'ont
d'autre peine que d'égorger des gens surpris ou endormis dans
l'ivresse. Les Romains qui parviennent à s'échapper rencontrent le
marais qui leur barre le chemin ; ils essaient inutilement de le tra-
verser et vont s'entasser par monceaux dans la vase. Léon, entraîné
hliO REVUE DES DEUX MONDES.
par le courant des fuyards, arrive lui-même au bord de ces maré-
cages, dont le sol défoncé ne présente plus qu'une boue liquide; il y
pousse au milieu des ténèbres son cheval couvert de sueur; l'ani-
mal nage d'abord courageusement, puis, écrasé sous le poids de
son cavalier, il fléchit et tombe dans un bas-fond. Léon se dégage
comme il peut; il rampe sur son ventre; mais plus il s'agite, plus il
enfonce, et sa lourde masse disparaît enfin sous les eaux. Au point
du jour, on retrouva son cadavre, et on connut les vains efforts qu'il
avait faits pour se sauver. Quoique en réalité il ne fût pas méchant,
sa mort excita plus de rires que de pitié : un si joyeux compagnon
semblait mériter une fin moins tragique. Le lendemain, Tribigilde
était maître de toute l'Asie-Mineure, et les soldats romains, en pleine
déroute, regagnaient par tous les chemins possibles le voisinage du
Bosphore.
A ces nouvelles et à la consternation profonde qu'elles jetèrent
dans Constantinople , Gainas ne put retenir l'excès de sa joie. Son
attitude pendant le cours de la campagne avait été de plus en plus
arrogante : exaltant Tribigilde aux dépens de Léon, il semblait pré-
dire à coup sûr un échec à l'armée romaine. On le soupçonna même
d'entretenir une correspondance secrète avec le chef des révoltés, et
on put le croire en efiet quand on vit certains détachemens de Goths
auxiliaires, qu'il avait recommandés comme très fidèles, passer avec
leurs armes à l'ennemi. Pourtant, quels que fussent les répugnances
et les soupçons, la nécessité obligeait l'empereur à recourir à Gaïnas:
eût- il été prudent d'avoir à Constantinople ce Barbare mécontent
ou disgracié et Tribigilde vainqueur à Ghalcédoine? Le plus simple
et le plus sûr peut-être était d'accepter pour bonnes ses protesta-
tions de service et de l'éloigner : c'est ce que fit Arcadius. Gaïnas,
avec les troupes auxiliaires, alla donc jDrendre position sur la rive
orientale du Bosphore, comme pour couvrir Constantinople. Il pou-
vait marcher au-devant de Tribigilde et l'arrêter au débouché des
montagnes lydiennes : il n'en fit rien, ou plutôt il laissa tous les pas-
sages dégarnis, et les Gruthonges recommencèrent à se promener
le fer et la flamme en main dans les campagnes de la Phrygie et
de la Bithynie, Gaïnas les cherchant sans cesse et ne les trouvant
jamais. Cependant les messages. du général romain à l'empereur dé-
notaient une grande irrésolution : il continuait à représenter Tribi-
gilde comme un chef inépuisable en ressources, qu'il ne fallait affron-
ter qu'avec réserve, d'autant plus que les deux armées se composaient
de deux peuples du même sang. Alors Gaïnas discutait avec son sou-
verain les causes de la guerre : « Tribigilde, écrivait-il, était pour le
prince un aussi bon serviteur que lui-même, et les Gruthonges ne
demandaient pas mieux que de vouer, comme ils l'avaient fait long-
temps, leurs bras à la défense de l'empire; mais le gouvernement
TROIS MIMSTRES DE l'e.MPISE ROMAIN. 5/il
romain avait été injuste pour eux. Qu'exigeaient-ils? La destitution
du ministre qui les avait offensés : à ce prix, la paix était faite.
Eutrope était-il donc si nécessaire à la prospérité publique, que le
prince et l'empire dussent se sacrifier pour lui de gaieté de cœur? »
Telle était la conclusion de toutes les lettres de Gainas, qui, deve-
nant de plus en plus positif, déclara qu'il répondait à peine de son
armée, s'il n'était pas donné satisfaction aux demandes des Gru-
thonges.
A Constantinople, comme on le pense bien, les ennemis d'Eutrope
ne s'endormaient pas et agissaient de leur côté sur Arcadius; mais le
ministre tenait bon. Deux événemens nouveaux amenèrent pourtant
quelque incertitude dans l'esprit du prince en augmentant ses ter-
reurs. La Perse avait eu jusqu'alors pour roi Yararane, quatrième du
nom, ami de Théodose et constant allié de l'empire; il venait d'être
tué par une faction opposée aux Romains, et le premier acte de son
successeur Isdégerd, chef de cette faction, avait été d'envoyer des
troupes d'expédition sur la frontière de Syrie. Le bruit s'accrédita
presque au même instant que Stilicon, prenant pour motif ou pour
prétexte les réclamations de plusieurs provinces d'Orient, qui im-
ploraient son assistance armée contre le mauvais gouvernement d'Eu-
trope, faisait des préparatifs sérieux, autorisés par le sénat de Rome.
Le fait était vrai, et, d'après les révélations du poète son confident,
Stilicon ne projetait pas moins que la réunion des deux empires et
des deux princes sous sa double régence. Cette dernière menace jeta
plus d'épouvante que tout le reste dans l'âme d' Arcadius : il se de-
manda si, après tout, Eutrope lui était tellement précieux qu'il dût
braver, à cause de lui, le danger de tomber en tutelle sous l'homme
qu'il haïssait le plus au monde.
Ce fut le ministre lui-même qui, par un acte d'impudence inouie,
mit fin aux hésitations de son jeune maître. Ces oppositions, qui
éclataient de toutes parts et tout à la fois autour de lui, l'envahissant
comme une mer montante, le mettaient dans une rage qu'il ne sa-
vait plus dissimuler : cet homme d'ordinaire si cauteleux ne se
possédait plus. 11 s'en prit à l'impératrice, dont il avait découvert les
menées, et un jour il s'emporta jusqu'à lui dire : « Prenez-garde à
vous! la main qui vous a amenée dans ce palais est encore assez forte
pour vous en chasser... » L'impératrice, à ce mot, se redressa de
toute sa fierté barbare; elle écarta d'un geste l'eunuque, et, passant
dans l'appartement où se trouvaient ses deux filles, Flaccile, âgée
de trois ans, et Pulchérie, qui avait à peine cinq mois, elle les prit
dans ses bras et s'achemina à grands pas vers le cabinet de son mari.
L'indignation l'étouffait; ses larmes coulaient en abondance, au mi-
lieu des sanglots. Émus de l'agitation de leur mère, les enfans y
répondirent par des cris perçans qui retentissaient au loin sous les
bh'2 REVUE DES DEUX MONDES.
galeries du palais. En face d'xVrcadius, accouru à ces cris, Eudoxie
resta longtemps sans proférer une parole , puis , en mots entrecou-
pés et la fureur dans les yeux, elle lui apprit l'outrage qu'elle avait
reçu de son esclave. Cette scène était trop violente pour le faible
Arcadius. Il fit venir Eutrope à l'instant, et en présence de l'impé-
ratrice il le cassa de sa charge, déclara qu'il lui retirait tous ses
biens, et lui ordonna de quitter aussitôt le palais, sous peine de
la vie. Les serviteurs des appartemens impériaux et les chefs des
gardes, attirés par le bruit, purent assister à la dégradation du
tout-puissant ministre. Eudoxie commanda de le suivre et de mettre
sur lui la main, coûte que coûte. Redevenue calme par la satisfac-
tion de la vengeance, elle prit pour la circonstance les dispositions
que son mari était hors d'état de régler, et son regard impérieux
lit comprendre à tout le monde qu'elle régnait désormais dans le
palais.
Eutrope ne s'y était pas trompé, et il sentit qu'il était perdu. Il
traversa précipitamment ces vastes salles et ces portiques où le matin
encore il recevait plus d'adorations que son maître, et où mainte-
nant les mêmes courtisans, empressés de le fuir, lui ouvraient leurs
rangs , comme à un pestiféré. Sorti du palais par une porte secrète,
la tète troublée, ne sachant que devenir, il courut se réfugier à
l'église métropolitaine, qui était assez voisine du palais, y cherchant
un asile, et oubliant que lui-même avait aboli l'immunité ecclésias-
tique pour les criminels de lèse-majesté. Avant de franchir le seuil,
il se baissa vers le pavé, et, prenant une poignée de poussière, il
s'en souilla les cheveux et le front, comme pour mieux exciter la
pitié. Voyant qu'on le suivait du côté de l'église, il marcha hardi-
ment au sanctuaire, entr'ouvrit le voile qui séparait le saint des
saints des parties de la basilique réservées aux fidèles, et, embras-
sant une des colonnes qui soutenaient la table du sacrifice, il atten-
dit dans cette attitude suppliante l'arrivée de l'évêque. Cependant
le voile était retombé , mais il entendait les pas pressés de la foule
qui se répandait dans les nefs, et bientôt un bruit d'armes et des
voix menaçantes l'avertirent que des soldats étaient à sa recherche.
L'évêque ne tarda pas à paraître, environné de son clergé. A la vue
de ce suppliant qu'il n'attendait pas, il ressentit un mouvement non
de satisfaction pour lui-même, mais d'orgueil pour son ministère. Il
rassura le fugitif par quelques paroles, lui recommandant d'avoir
bon courage, et comme dans le cortège des clercs quelques-uns
murmuraient de ce qu'un misérable tel qu'Eutrope pouvait être en-
levé à son juste châtiment: « Quoi donc! interrompit l'évêque, ne
comprenez-vous pas la gloire de l'église, qui voit son persécuteur
reconnaître ses droits et implorer sa miséricorde? »
Tandis que ces choses se passaient en dedans du voile, les sol-
TROIS MIMSTRES DE l'eMPIRE ROMAIN, 5^3
clats, l'épée nue, mais n'osant pénétrer plus avant, appelaient l'é-
vêque à grands cris. Ghrysostome alarmé prit Eutrope par la main,
et le conduisit dans la sacristie, où il le cacha parmi les vases sacrés,
puis il revint à grands pas s'opposer à la profanation du sanc-
tuaire. « Evèque, lui criaient les soldats furieux, Eutrope est caché
ici; livre-le-nous; nous avons ordre de le saisir. — Cet asile est sa-
cré, répondait Ghrysostome, nul n'y pénétrera que sur mon corps.
L'église est l'épouse de Jésus-Christ, qui m'a confié son honneur; je
ne le trahirai jamais. » Ils firent mine de porter la main sur lui;
mais, sans s'effrayer, il présenta sa poitrine aux coups : « Menez-
moi à l'empereur, répétait- il, nous nous expliquerons en sa pré-
sence. » De guerre lasse, les chefs de la troupe consentirent k ce
qu'il proposait, et Ghrysostome, placé entre deux haies de lances et
d'épées, s'achemina vers le palais, comme un prisonnier. A l'heure
où cette scène avait lieu dans l'église, sur les marches du sanctuaire,
il s'en passait une autre bien différente dans le grand amphithéâtre
si fréquenté jadis par Eutrope, et où se donnait ce jour là une repré-
sentation extraordinaire. A peine la nouvelle des derniers événemens
fut-elle connue des spectateurs, que l'assistance tout entière se leva
en demandant la tête du ministre.
III.
L'apparition de cet évêque emmené par des soldats à travers les
rues ne causa, soit dans la ville, soit au palais, guère moins d'é-
motion que l'événement même du matin. L'audience impériale ne
se fit point attendre, et les explications commencèrent entre Ghry-
sostome et l'empereur. L'évêque développa la thèse qu'il avait déjà
soutenue contre Eutrope à propos du dernier décret sur l'immu-
nité ecclésiastique, à savoir que l'enceinte de l'église protégeait, par
un droit dérivant de son caractère sacré, quiconque y cherchait un
refuge, soit juif, soit païen, soit chrétien, condamné par la justice
des hommes. Et quand l'empereur objectait qu'une loi rendue par
lui-même avait excepté du privilège d'asile les criminels de lèse-
majesté, et qu'aucun n'était plus coupable assurément que celui qui
avait osé insulter la nohîlissimc impératrice^ celui dont les crimes ou
la mauvaise administration avaient compromis la sûreté de l'empire :
— « Les lois humaines, répondait l'évêque, ne sauraient prévaloir
contre la loi divine. » Eutrope n'en fournissait-il pas une preuve écla-
tante, lui qui, après avoir attenté aux droits du sanctuaire par cet
acte dont la responsabilité pesait sur sa tête, était forcé de les pro-
clamer aujourd'hui en venant se placer sous leur ombre? Dieu, qui
l'avait frappé pour ce crime, mettait dans son châtiment un aver-
tissement salutaire pour ceux qui oseraient l'imiter. » Ges choses
5Z|4 REVUE DES DEUX MONDES.
OU d'autres pareilles, exprimées avec feu, dans ce magnifique lan-
gage que possédait seul Chrysostome , troublèrent profondément
Arcadius, qui ne se sentait pas de force cà discuter avec un tel homme
des questions où le droit divin était aux prises avec la souveraineté
temporelle et la théologie avec l'obéissance due aux lois. Une secrète
frayeur le saisit d'ailleurs en songeant qu'il avait signé de sa main
ce décret qui semblait entraîner des conséquences si funestes pour
son ministre. Il accorda ce que demandait l'évêque, c'est-à-dire que
la retraite de l'eunuque serait respectée : on n'alla pas plus loin, à
ce qu'il paraît. C'était déjà beaucoup, car les troupes de l'escorte et
celles qui se trouvaient de garde au palais se révoltèrent en appre-
nant cette décision : « Il nous faut Eutrope, criaient-elles. Eutrope
à mort! » Et les soldats agitaient leurs lances au milieu d'un tumulte
affreux. L'empereur dut aller en personne calmer cette émeute. Dans
un long discours qu'il fit aux séditieux, il essaya de reproduire les
argumens qu'il avait entendus de la bouche de l'évêque, ajoutant
que, si Eutrope avait commis de grandes fautes, il fallait recon-
naître aussi qu'il avait fait quelque bien. Évidemment la résolution
d' Arcadius commençait à chanceler; voyant que, loin de l'écouter,
les soldats redoublaient de cris et de menaces, il se mit à fondre en
larmes, demandant grâce pour son ministre, comme il l'eût fait pour
lui-même. Les soldats alors se laissèrent lléchir. Tel fut l'incroyable
spectacle que présenta le palais impérial durant cette soirée avant le
départ de l'évêque.
(]es dramatiques incidens se passaient un samedi, l'évêque devait
célébrer le lendemain les saints mystères et parler au peuple sui-
vant l'usage. Or de quoi l'entretenir sinon de l'étrange catastrophe
qui occupait tous les esprits, et des marches du trône était venue,
comme sous la main de Dieu, aboutir à celles du sanctuaire? Fatigué
des émotions de la journée , Chrysostome eut à peine le temps de
méditer sur un si grand sujet; cependant le lendemain matin il était
prêt. La basilique, dès le point du jour, commençait à se remplir
d'une foule curieuse, passionnée, avide d'émotions : les femmes quit-
taient le gynécée de leur maison, les vierges l'appartement secret
où elles étaient confinées près de leur mère; les hommes, désertant
les places publiques ou l'amphithéâtre, tous accouraient à ce drame
de la fragilité des grandeurs humaines comme à une représentation
scénique. L'église, avec ses nefs, ses tribunes, ses portiques, se
trouva bientôt encombrée de monde. « La solennité de Pâques, disait
Chrysostome, en avait à peine réuni autant. » Des sentimens divers
agitaient cette foule, composée de gens de toute classe; mais la haine
d' Eutrope dominait à tel point qu'on put craindre un retour de vio-
lence contre le sanctuaire. Il s'éleva même d'amères récriminations
contre l'évêque, qui couvrait le scélérat d'une protection imméri-
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 545
tée. Partout sur les visages éclatait cette joie vulgaire que produit
chez les petits la chute inopinée des grands. Quant à Chrysostome,
une seule pensée l'absorbait, celle du triomphe de l'église sur les
puissances de la terre, et il y joignait l'orgueil d'avoir été choisi
d'en haut pour instrument de ce beau triomphe. C'était là la signi-
fication religieuse des faits qui se déroulaient sous ses yeux : ce fut
le thème de son discours. Eutrope n'était point pour lui un ennemi
personnel, mais un ennemi de l'église; il n'était point non plus un
de ces obscurs misérables envers qui la charité commune ordonne
l'oubli; c'était un grand coupable, entouré de l'éclat du monde, qui
avait osé méconnaître les droits de Dieu, que Dieu avait renversé
dans sa colère, et à qui, pour dernier châtiment, le prêtre allait in-
fliger, du haut de sa chaire, l'humiHation du pardon. Tel est le
point de vue où il faut se placer pour bien comprendre la scène
qui va s'ouvrir, et qui donna lieu chez les spectateurs eux-mêmes
à des appréciations très diverses.
On pourrait croire que l'évêque avait voulu seconder l'effet de sa
puissante parole par un appareil un peu théâtral, car à l'instant où,
monté sur l'estrade qui lui servait de chaire, il commandait le si-
lence d'un mouvement de sa main, le voile du sanctuaire s'ouvrit,
et l'auditoire aperçut Eutrope. L'ancien ministre était agenouillé
presque sous l'autel, qu'il enlaçait de ses bras, pâle, couvert de
cendres, et si tremblant qu'on pouvait entendre en quelque sorte le
claquement convulsif de ses dents. Profitant de l'émotion produite
par ce spectacle inattendu, l'évêque commença ainsi :
« C'est en ce moment plus que jamais qu'il est permis de dire avec le
sage : Vanité des vanités, tout est vanité. Où donc est maintenant la splen-
deur du consulat? Où est l'éclat des lampes et des torches? Où sont les ap-
plaudissemens et les chœurs de danse, les festins et les joyeuses assemblées?
Où sont les couronnes et les magnifiques tentures? Les rumeurs flatteuses
de la ville, les acclamations du Cirque, les adulations des milliers de specta-
teurs, où sont-elles? Tout cela a passé. Le vent, soufflant tout à coup, a ba-
layé les feuilles, et nous montre l'arbre nu, ébranlé jusque dans ses ra-
cines : si violente a été la tempête, que toute force a été brisée en lui, et
qu'il va tomber. Où sont les prétendus amis? où est l'essaim des parasites?
Et les tables chargées de viandes, le vin bu à la ronde pendant des jour-
nées entières, les raflinemens variés des cuisiniers, le langage souple des
serviteurs de la puissance : qu'est devenu tout cela? Un rêve de la nuit
qui s'évanouit au jour, une fleur du printemps qui se fane à l'été, une
ombre qui passe, une fumée qui se dissout, une bulle d'eau qui éclate, une
toile d'araignée qui se déchire. — Aussi disons, disons toujours : Vanité des
vanités, tout est vanité. Inscrivez ces mots sur vos murailles, sur vos vête-
mens, sur vos places, dans vos rues, sur vos maisons, sur vos fenêtres, sur
vos portes; inscrivez-les surtout dans vos consciences, afin qu'ils se repré-
XOME xxxiv. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
sentent incessamment à votre pensée. Répétez -les à dîner, répétez -les à
souper, que dans les assemblées du monde chacun les répète à son voisin!...
Vanité des vanités, tout est vanité. »
Se tournant alors vers Eutrope, il continua :
« Ne te disais-je pas sans cesse que la richesse est fugitive? Tu ne m'écou-
tais pas. Ne te disais-je pas : Elle est de la nature des serviteurs ingrats, qui
ne songent qu'à s'échapper? Tu ne m'as pas voulu croire. Et pourtant l'ex-
périence t'a démontré qu'elle n'est pas seulement chose fugitive et ingrate,
mais meurtrière, car elle te fait pâlir et trembler. Ne te répétais -je pas
quand tu t'irritais contre moi, qui te disais la vérité : « Je suis plus ton ami
que ceux qui te flattent? » Et j'ajoutais que les blessures que fait celui qui
aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. Si tu avais
sagement supporté mes blessures, les baisers des autres ne t'auraient pas
perdu : mes blessures, à moi, donnent la santé; leurs baisers, la mort. Où
sont maintenant les échansons? Où sont ces armées d'appariteurs qui écar-
taient la foule devant toi, pour proclamer en tous lieux ta toute-puissance?
Ils ont déserté à l'ennemi, et ils renient ta faveur, cherchant leur propre
sûreté dans tes périls. Je n'ai point agi ainsi; quoique tu me supportasses à
peine, je ne t'ai point abandonné, et maintenant dans ta chute je suis le
seul à t'apporter appui et soulagement. Tu combattais l'église, et l'église a
ouvert ses bras pour te recevoir. Tu aimais au contraire, tu favorisais les
théâtres, et les théâtres t'ont trahi : aujourd'hui ils demandent ta tête.
Quand je te répétais jusqu'à satiété : « Pourquoi agir ainsi? pourquoi te lan-
cer en furieux contre l'église et te précipiter de gaieté de cœur à ta ruine? »
tu haussais les épaules et courais au cirque : le cirque, à qui tu prodiguais
tout, a aiguisé le glaive qui te perce ; l'église, que tu persécutais, n'a qu'un
souci aujourd'hui : te tendre la main dans ta détresse et te sauver.
« Ce que je dis là, ce n'est pas pour insulter un homme abattu, mais pour
prémunir et fortifier ceux qui sont encore debout; ce n'est pas pour exas-
pérer les plaies d'un blessé, mais pour garantir la santé à ceux qui n'ont
point de blessures; ce n'est pas pour enfoncer sous les flots celui qui se
noie, mais pour avertir ceux qui naviguent le vent en poupe, leur signaler
les écueils, et tracer la route à leur navire...
« Qui fut jamais plus grand que cet homme? Nul dans le monde entier ne
pouvait prétendre à sa richesse; aucun honneur ne lui manquait, il en avait
atteint le faîte; on l'enviait, on le redoutait, et voilà qu'il est devenu plus
misérable que le captif chargé de fers, plus dénué que l'esclave, plus indi-
gent que le mendiant aflamé! Il n'a devant lui à toute heure que glaives
affilés, bourreaux, précipices affreux, tortures où s'éteint la vie des
hommes. Et ce n'est pas le souvenir de ses voluptés passées qui l'occupe
et entretient ses visions : ce qui lui apparaît incessamment, c'est le sup-
plice sous toutes les formes, la mort avec toutes ses horreurs. Mais pourquoi
chercher à vous émouvoir par des peintures imaginaires? Ne le voyez-vous
pas vous-mêmes là-bas, sous l'autel? Lorsqu'hier on voulut l'en arracher
par la force, il s'y cramponnait, plus serré que s'il y eût été rivé par une
chaîne, plus livide que le buis, plus pâle qu'un cadavre, et il vous donne
encore le même spectacle. Voyez comme ses dents claquent, comme son
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 547
corps tremble, comme sa voix sanglote, comme sa langue est paralysée
par la frayeur! Ce n'est plus un être vivant, c'est une statue dont l'àme a
pris le froid et la rigidité de la pierre.
« Non, je le répète, je ne veux point par mes paroles insulter à son infor-
tune; ce que je veux, c'est vous toucher, c'est vous montrer ce qu'il soufTre,
afin que ses souffrances vous suffisent et que votre cœur soit amolli. Je sais
qu'il est parmi vous des hommes si peu charitables, qu'ils me reprochent à
moi d'avoir reçu ici cet homme, et qu'ils me l'imputent à crime; mais, dis-
moi, mon ami (toi qui m'accuses), que peux-tu reprendre dans mon action?
— Il attaquait l'église. — Oui, mais il s'y est réfugié. Glorifions plutôt, glo-
rifions Dieu d'avoir permis qu'à ce terrible instant l'ennemi de l'église en
ait reconnu la puissance et la miséricorde : la puissance, parce qu'elle l'a
vaincu dans la lutte qu'il osait rêver; la miséricorde, parce qu'elle a étendu
sur lui ses ailes après la victoire. Est-il un trophée plus éclatant que la pré-
sence de ce coupable dans cette enceinte, plus propre à faire rougir les
Juifs et les païens? Un homme combattait l'église, il niait, il violait les im-
munités du sanctuaire; il tombe, et voici que cette mère très aimante le
cache sous son voile et se jette entre lui et le ressentiment de l'empereur
ou la fureur de la multitude. Respectez Eutrope dans son asile; il est là-bas
le plus bel ornement de l'autel !
« Un ornement, allez -vous vous écrier, cet homme avare, rapace, in-
juste ! ce scélérat qui voulait attenter à ces mêmes autels, en serait Torne-
ment! — Oh ! taisez-vous; lorsque la courtisane impure a pu baiser les pieds
du Christ, ne répétez pas cela. Le crucifié, dont nous sommes les serviteurs,
n'a-t-il pas dit lui-même à son père : Pardonnez-leur, car ils ne savent ce
qu'ils font? Mais, ajouterez- vous, il a fermé lui-même cet asile et abrogé
par sa propre loi le pardon qu'il implore! — Sans doute; mais l'inviolabi-
lité de cet asile, il la rend plus forte et plus manifeste par son action même.
L'église est comme les rois, dont la majesté est moins grande s'ils sont assis
tranquillement sur un trône, la pourpre aux épaules et le diadème au front,
que s'ils se montrent à nous debout, le pied levé, foulant la tête des enne-
mis qu'ils ont vaincus. »
Ghrysostome termina en invitant le peuple à se rendre avec lui
au palais, après la célébration des saints mystères, pour y solliciter
la grâce d'Eutrope, et «déposer, comme il disait, aux genoux du
prince très clément les moissons dorées de la miséricorde. » L'au-
ditoire n'obéit point à cette exhortation, que le reste du discours
avait assez mal préparée. Eutrope resta plusieurs jours renfermé
dans l'église comme dans une prison, puis il disparut subitement,
et l'on apprit que, conduit au port sous bonne garde, il avait été dé-
posé dans un navire partant pour l'île de Chypre. Le bruit se ré-
pandit aussitôt que Ghrysostome l'avait livré pour complaire à l'im-
pératrice, et quoiqu'une pareille calomnie répugnât à l'évidence,
qu'elle fût en contradiction flagrante soit avec le caractère personnel
du prêtre, soit avec le rôle de protecteur des immunités ecclésiasti-
ques qu'il avait adopté dans cette affaire, le mensonge s'accrédita
5/j8 REVUE DES DEUX MONDES.
tellement dans Constantinople que Chrysostome sentit le besoin de
se justifier. Il le fit par un sermon que nous avons encore, où il
prend pour texte ce peassage significatif du psaume quarante-qua-
trième : « La reine s'est assise à la droite du roi. » — (( Qu'on ne
vienne pas me dire, s'écrie-t-il avec indignation, que si cet homme
a été trahi, c'est la perfidie de l'église qui l'a livré : s'il n'avait pas
abandonné l'église, il n'eût pas été trahi. — IN'allez pas me dire :
« C'est parce qu'il s'est réfugié ici, qu'il a été trahi; non, non, l'é-
glise ne l'a pas abandonné, mais il a abandonné l'église; il n'a pas
été trahi dans les entrailles du sanctuaire, mais hors des limites de
l'église, parce qu'il s'est soustrait à sa protection. » On sut plus tard
qu'attiré par les promesses des agens de la cour, Eutrope s'était re-
mis entre leurs mains, et qu'après l'avoir effrayé sur les mauvaises
dispositions du peuple et des soldats, ces agens s'étaient engagés
par serment, au nom de l'empereur, à ne pas toucher un cheveu de
sa tête, s'il se laissait conduire à Chypre sans résistance. Le mal-
heureux qui avait violé tant de sermons pareils au temps de sa
grandeur s'abandonna à ces vaines paroles comme un enfant.
Tandis que le navire qui le portait cinglait vers l'île de Chypre,
on instruisit son procès. L'empereur en chargea une commission de
hauts personnages sous la présidence d'Aurélien, préfet du prétoire,
un de ses plus intimes conseillers. Outre les méfaits et attentats déjà
connus et répétés par toutes les bouches, les juges en découvrirent
un qui constituait le crime de lèse-majesté au premier chef: l'usur-
pation des signes et ornements impériaux. On constata en effet
que lors de la cérémonie de son consulat, Eutrope, plutôt à des-
sein que fortuitement, avait mêlé au costume ordinaire des consuls
certains insignes réservés à la dignité des césars. Dès lors il n'y avait
plus de doute sur le caractère à donner à l'accusation; Eutrope
était coupable de complot secret pour usurper l'empire, et la peine
portée par les lois contre ce crime était la mort. Un pareil dénoû-
ment cadrait mal avec les engagemens pris envers ce malheureux
pour le tirer de son asile, et la conscience de l'empereur pouvait
être inquiète. On concilia tout en expliquant au jeune prince que la
vie n'avait été garantie qu'au prévenu contumace, menacé par la
haine populaire, et nullement au condamné que réclamait la rigueur
des lois, que d'ailleurs le serment de respecter sa tête regardait le seul
territoire de Constantinople et non les autres parties de l'empire.
Ces subtilités ne persuadant pas complètement Arcadius, Eudoxie,
qui ne se voyait maîtresse ni de son mari ni de l'empire tant que
l'eunuque respirait encore, insista fortement pour l'exécution de la
sentence. De son côté. Gainas ne déposait point les armes, préten-
dant qu'on l'avait joué, et qu'il ne croirait au châtiment d'Eutrope
que lorsqu'il pourrait toucher sa tête. Il put la toucher à loisir, car
TROIS MIMSTRES DE l' EMPIRE ROMAIN. 5^(9
un second navire alla chercher l'eunuque dans son île et le ramena
à Chalcédoine, où il fut décapité.
Son supplice avait été précédé de la publication de sa sentence,
affichée dans toutes les villes et sur toutes les places; elle était con-
çue en ces termes :
«Arcadius et Honorius, augustes, à Aurélien, préfet du prétoire.
« Nous réunissons aux revenus de notre trésor toutes les propriétés d'Eu-
trope, qui fut naguère préposé de notre chambre sacrée, l'ayant déclaré
déchu de son rang et ayant purifié le consulat de la tache ignominieuse de
son nom. Nous voulons en outre que tous ses actes soient abolis et que le
titre de Tannée soit changé. Que ceux donc qui par leur vaillance et au
prix de leur sang étendent les frontières romaines, ou ceux qui les conser-
vent en faisant régner parmi nous l'équité des lois, cessent de gémir à l'as-
pect du hideux prodige qui avait sali par son contact la divine récompense
du consulat. Qu'ils sachent également qu'Eutrope est dépouillé de la dignité
de patrice et de toutes les dignités moindres qu'il déshonorait par la cruauté
de ses mœurs.
« Nous ordonnons enfin que toutes les statues et représentations quelcon-
ques qui lui ont été élevées dans les cités, villes, bourgs, lieux publics ou
privés, en bronze, marbre, métaux fusibles ou toute autre matière, soient
renversées, afin de ne plus offenser les regards comme une tache infamante
pour notre siècle.
L'ancien consul, avant de mourir, put contempler à Chalcédoine
les débris de ses bustes et de ses statues, car la flatterie avait su
les multiplier dans une ville qui n'était pour ainsi dire qu'un fau-
bourg de Constantinople.
La place laissée vacante par Eutrope avait été aussitôt remplie,
on devine par qui, et de ce jour datait, dans l'histoire d' Arcadius,
le ministère, si l'on peut ainsi parler, de la nobilissime impératrice
Eudoxie. En même temps qu'elle ressaisissait dans l'intérieur du
palais son autorité perdue, Eudoxie s'emparait de la direction sou-
veraine de l'état; elle faisait nommer consul le préfet du prétoire
Aurélien, principal juge d'Eutrope, et donnait à son mari pour in-
tendant des largesses le comte Jean, son amant. Son règne fut na-
turellement celui de la coterie qui avait comploté avec elle le ren-
versement de l'eunuque: Castricia, Eugraphia, Marcia, devinrent
les membres d'un gouvernement de gynécée, qui, pour n'être pas
officiel, ne fut pas moins puissant que l'autre. Quoique déjà très
riches par la fortune de leurs maris, ces trois femmes se livrèrent à
toute sorte de rapines et souvent de violences pour entretenir leur
luxe ou leur galanterie. L'impératrice, qui ne voyait que par les
yeux de ses favorites , se laissa entraîner à des actes qui lui firent
perdre beaucoup de sa popularité. Elle porta d'ailleurs dans le rè-
glement des affaires publiques les tendances outrées de sa nature ;
550 REVUE DES DEUX MONDES.
elle y fut, comme partout, hardie, impérieuse, impatiente de sages
conseils : Arcadius n'avait fait que changer de tyran.
Ce n'était pas pour un pareil dénoûment que Gainas avait ren-
versé deux ministres, tué l'un et amené en grande partie la chute
de l'autre : aussi prit-il une attitude dédaigneuse, mais toujours
hostile, en face de ce gouvernement féminin. Sitôt après la mort
d'Eutrope, il conclut la paix avec Tribigilde, en son propre nom,
comme de puissance à puissance, et leurs deux armées se réunirent,
ou plutôt Tribigilde devint le lieutenant de son parent Gainas, gé-
néralissime des Goths auxiliaires ou fédérés en commune révolte
contre l'empereur. L'Asie était à leur discrétion; ils achevèrent de
l'épuiser par des contributions publiques et par le pillage. Gainas
avait dû s'attendre à une attaque de la part des troupes romaines
qui se trouvaient encore en Europe; ne voyant rien venir, il prit
l'offensive et envoya Tribigilde sur l'Hellespont menacer Constanti-
nople à revers, tandis qu'il la tenait en échec du haut des rochers
de Ghalcédoine. Dans cette situation, il ouvrit des négociations avec
l'empereur. Sa prétention affichée tout d'abord fut de traiter directe-
ment avec le prince, de n'avoir affaire qu'au prince, « leJ intérêts
d'un homme tel que lui, disait-il sans doute dans son langage inso-
lent, ne devant point être discutés devant un conseil de femmes ou
par des ministres soumis à l'influence d'une femme. )> Et afin de bien
montrer que sa volonté en ce point était immuable. Gainas exigea
qu'on lui livrât les trois plus intimes conseillers de l'empereur, le
préfet du prétoire Aurélien, Saturninus, mari de Gastricia, et le
comte Jean, intendant des largesses, pour en faire ce qu'il lui plai-
rait. Ces choix, surtout celui du comte Jean, dénotaient un dessein
arrêté d'attaquer personnellement l'impératrice. A cette demande
sans raison, le palais fut dans le plus grand trouble. L'impératrice,
blessée dans son honneur ou dans son affection, dut combattre avec
un redoublement d'énergie la lâche idée de céder à de si cruelles
fantaisies; Arcadius pourtant balançait, quand ces trois hommes,
pour éviter à l'empire et à l'empereur la dernière des hontes, et
s' inspirant de leur nom de Romain, prirent un parti digne des vieux
temps de la république. Traversant le Bosphore sur une barque, à
l'insu de tout le monde, ils débarquèrent sur la côte, à quelques
milles de Ghalcédoine, et envoyèrent prévenir Gainas qu'ils se re-
mettaient eux-mêmes en son pouvoir. Le Barbare les fit amener
chargés de chaînes, sous sa tente, où il les reçut en présence du
bourreau. Tout ce qu'on peut endurer de tortures morales, d'in-
sultes, de menaces, ces trois hommes l'éprouvèrent; Gainas leur fit
savourer à plaisir l'avant-goût de la mort, puis il ordonna à l'exé-
cuteur de les frapper. Celui-ci s'avança vers eux le glaive nu et la
fureur dans les yeux; puis se radoucissant tout à coup, il se con-
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 551
tenta de leur tirer un peu de sang en leur écorchant la peau avec la
pointe du fer. Cette féroce plaisanterie achevée, Gainas retint dans
son camp les trois Romains qui restèrent ses prisonniers.
Débarrassé de trois conseillers dont il redoutait à bon droit la fer-
meté, Gainas revint à la charge et somma l'empereur pour la der-
nière fois de se rendre à Ghalcédoine, afm d'y conférer avec lui.
A proximité des murs de la ville, près du rivage, s'élevait une église
dédiée à sainte Euphémie martyre; ce fut le lieu désigné pour l'en-
trevue, et les deux parties s'engagèrent, sous serment, à ne se point
dresser mutuellement d'embûches. L'empereur arriva comme il avait
été convenu, et Gainas lui signifia de vive voix ses conditions : il vou-
lait le généralat suprême des armées de l'empire, infanterie et cava-
lerie, troupes romaines et troupes barbares; en un mot, il voulait ce
que possédait Stilicon en Occident, ce qu'il avait ambitionné avant
et depuis la mort de Rufin, ce qui en réalité était tout le gouverne-
ment avec un prince enfant comme Honorius , ou imbécile comme
son frère. Ce dernier accepta tout et signa la paix avec son général
révolté. La première conséquence fut de livrer Constantinople aux
Goths, ainsi que la Thrace et la Chersonèse, où l'on échelonna leurs
troupes. Des navires romains, unis à une flottille barbare que Gainas
s'était construite pour ses expéditions, amenèrent successivement de
l'autre côté du Bosphore les divisions de l'armée rebelle, et la mé-
tropole de l'Orient prit l'aspect d'une ville conquise.
Le généralissime Gainas ne fut pas plus tôt installé à son poste, que
de nouvelles difficultés surgirent; elles naissaient chaque jour plus
vives et plus imprévues. Ainsi il voulut que l'empereur cédât une
des églises de la ville à ses Goths, qui étaient ariens, et qui, en vertu
des lois de Théodose sur l'exercice du culte chrétien, ne pouvaient
avoir d'église dans l'enceinte de Constantinople, réservée aux seuls
catholiques. « Que signifient cette humiliation et cette gêne? disait
Gainas. Les catholiques sont-ils plus braves que nous? défendent-ils
mieux l'empire? sont-ils des serviteurs plus attachés au prince?»
Arcadius lui objectant que telle était la loi, Gainas répliquait avec
colère que, si la loi était mauvaise, il fallait la changer, et qu'un
césar pouvait bien défaire ce qu'un autre césar avait fait. A bout
de raisons, Arcadius renvoya le Barbare à Chrysostome : « Enten-
dez-vous ensemble, lui dit-il, et ce qui sera décidé entre vous, je
le ferai. » Gainas, à toutes ses prétentions désordonnées, mêlait
celle de la théologie, et il se portait pour l'apôtre de l'arianisme
depuis qu'il avait soutenu contre saint iSil une discussion sur la
question fondamentale du dogme arien, la ressemblance et non
l'identité de substances dans le mystère de la Trinité, et qu'il se
flattait d'avoir battu son adversaire. Il consentit donc à une con-
férence avec le célèbre évêque de Constantinople, qu'il attendit de
552 BEVUE DES DEUX MONDES.
pied ferme, armé de tous ses argumens; mais Chrysostome ne dai-
gna pas l'écouter jusqu'au bout. Le maître des milices, dans le cours
de son argumentation, s' étant exprimé en mécontent dont les Ro-
mains n'avaient pas su récompenser le mérite, Chrysostome l'arrêta
court. « Quoi! lui dit-il, les Romains, qui t'ont fait chef de leurs ar-
mées, qui t'ont prodigué jusqu'aux honneurs consulaires, seraient
ingrats envers toi? Tu n'y songes pas, et la récompense dépasse de
beaucoup la valeur des services. La mémoire te manque trop, Gainas;
tu oublies dans quel dénûment on t'a vu jadis arriver ici, et dans
quelle abondance maintenant nous t'y voyons vivre. Tu étais nu ou
couvert de haillons quand tu as passé le Danube quêtant une place
parmi nos stipendiés, et aujourd'hui te voilà vêtu magnifiquement,
décoré même des insignes de nos magistrats. Sois donc juste envers
toi, qui as tant reçu et si peu fait, et ne parle plus d'ingratitude de
peur d'en montrer à un peuple qui t'a accablé de richesses et de
dignités. » Les historiens disent que Gainas resta sans voix à ce dis-
cours, comme si un pouvoir surhumain l'eût rendu muet. Cet homme
terrible, disposé à tout briser ou tuer, n'avait jamais entendu de vé-
rités si dures dites avec tant d'autorité. Chrysostome avait dans le re-
gard et dans la parole cette décision qui apaise la lutte en la bravant;
Gainas connaissait son invincible opiniâtreté, il savait aussi sa puis-
sance sur le peuple, et ne poussa pas plus loin l'affaire de l'église.
D'ailleurs la violence allait mieux que la discussion à cette gros-
sière nature sans vergogne. Tout en vivant au palais et singeant les
allures et le ton d'un courtisan, Gainas méditait avec ses Goths le
pillage de la ville. On devait faire d'abord main basse sur les bou-
tiques des changeurs et des banquiers , chez lesquels on espérait
trouver des monceaux d'or, et à la faveur du désordre, pendant la
nuit, on irait attaquer et incendier le palais. Un hasard, plutôt que
les bonnes dispositions des officiers romains, sauva la ville. Une se-
conde tentative échoua également, mais par l'attitude courageuse du
peuple , qui prit les armes , courut sus aux Rarbares et en brûla ou
tua plusieurs milliers dans leur église même. Ralliés aux environs de
Constantinople, les Goths commencèrent une guerre de brigandage
qui ne leur fut pas toujours heureuse. Gainas éprouva d'ailleurs une
perte irréparable par la mort de son compagnon Tribigilde, qui laissa
les Gruthonges sans commandement dans la Chersonèse de Thrace.
Il s'en fallait bien que tous les Goths partageassent les passions
de l'homme qui s'était fait leur représentant auprès des Romains :
beaucoup d'entre eux, au contraire, surtout parmi les chefs, le
voyaient avec dégoût trancher déjà du souverain vis-à-vis de gens
ses égaux ou ses supérieurs. Ils étaient donc loin de désirer que la
guerre se terminât à son avantage. Dans le nombre était un chef que
j'ai déjà nommé, Fravitta, qui joignait à des talens militaires éprouvés
TROIS MINISTRES DE l'eMPIRE ROMAIN. 553
le goût instinctif de la civilisation ainsi qu'un sentiment inébranlable
du devoir. Entre tous ces caractères barbares, incertains ou faux,
celui-ci s'était dessiné constamment par sa droiture : nul dans les
deux nations ne jouissait de plus d'estime que Fravitta. Jeune encore,
il avait épousé une Romaine qui l'avait probablement conquis de cette
sorte à la civilisation et à l'empire. Il possédait d'ailleurs un esprit
cultivé, des manières élégantes, et la connaissance des choses qui fai-
saient aux yeux du monde le parfait Romain : c'était en tout l'opposé
de Gainas. Il alla trouver l'empereur et s'offrit à balayer de la Thrace,
à rejeter même, s'il le fallait, au-delà du Danube les bandes qui me-
naçaient Gonstantinople : que l'empereur daignât lui confier le com-
mandement des troupes romaines, avec celui des Rarbares qui n'a-
vaient point suivi Gainas, il se faisait fort de réussir. L'empereur
accueillit avec joie la proposition d'un homme qui ne trompait ja-
mais, et Fravitta se mit à l'œuvre. Il n'était pas arien comme la
plupart de ses compatriotes, mais païen, afitilié aux doctrines de ce
polythéisme philosophique né du mélange des idées platoniciennes
avec l'ancien culte national de la Grèce. En un mot, Fiavitta, con-
verti peut-être par sa femme, était hellène, hellène convaincu et
fervent. On rapporte que plus tard l'empereur, voulant l'élever à dé
grandes dignités, en récompense de ses services, l'engageait à se
faire chrétien : Fravitta s'y refusa. « Que veux-tu donc que je te
donne? lui dit l'empereur, contrarié de son refus. — Rien, répondit
le païen avec calme, sinon le droit d'adorer Dieu à ma mode. » Son
opiniâtreté n'empêcha point qu'il ne fût consul l'année suivante.
Ce Romain de Gothie, qui savait faire revivre dans les armées de
l'empire l'ancienne discipline, se signala par des succès dès le début
de la campagne. Laissant Gainas exhaler sa fougue en vaines fanfa-
ronnades et le battant chaque jour en détail, il l'obligea de quitter
les abords de Gonstantinople et bientôt la longue muraille. Par une
manœuvre qu'on ne comprend pas bien, celui-ci voulut gagner la
Ghersonèse pour se rejeter en Asie; mais Fravitta, non moins habile
sur mer que sur terre, l'assaillit au passage de l'Hellespont, culbuta
sa flotte et noya une partie de son armée. Les bandes découragées
se dispersèrent alors, et Gaïnas gagna l'autre versant de l'Hémus
pour tâcher de ranimer la guerre dans les provinces riveraines du
Danube : Fravitta l'y suivit. Aidé des paysans daces et mésiens, qui
se joignirent aux troupes impériales, il déjoua tous ses efforts, dé-
truisit ses dernières ressources et le pourchassa lui-même de canton
en canton. Désespéré, hors de sens, et d'ailleurs sur le point d'être
pris , Gaïnas se fit amener des captifs romains qu'il traînait avec lui
dans sa fuite (le comte Jean et ses deux compagnons n'étaient pas
du nombre, heureusement pour eux), les poignarda de sa main, et,
lançant son cheval à travers le Danube, il atteignit avec quelques
554 REVUE DES DEUX MONDES.
Goths fidèles les gorges des Carpathes, où il se cacha. Son projet,
dit-on, était de retourner dans la patrie de ses ancêtres sur les
bords du Prutli ou du Borysthène, et d'y achever tranquillement ses
jours. Cette fin si différente de sa vie ne lui fut pas accordée. Les
Huns occupaient alors l'ancienne terre des Goths, et leur roi Uldin
recherchait l'alliance des Romains. Informé de la présence de leur
ennemi au nord du Danube, il le fit traquer de caverne en caverne
comme une bête fauve, le prit, le tua et envoya sa tête à Constan-
tinople en témoignage de bonne amitié. Solidement plantée au bout
d'une lance, la tête de l'ancien généralissime des milices d'Orient
arriva dans la ville impériale le 3 janvier de l'année l\Ol; elle put
presque assister à l'entrée en charge du consul Fravitta et au triom-
phe d'Eudoxie, proclamée solennellement auguste.
Ainsi donc des quatre personnages qui, après la mort de Théo-
dose, s'étaient promis le gouvernement du monde romain, des
quatre acteurs principaux du drame sanglant de l'Hebdomon, un.
seul restait, Stilicon : Rufin, Eutrope et Gainas avaient l'un après
l'autre péri de mort violente. Stilicon gouvernait toujours l'Occident,
où nos récits le retrouveront bientôt; il le gouvernait avec plus de
puissance et d'éclat que jamais, tandis que le sceptre de l'Orient,
voué à un ballottement perpétuel, venait de passer des mains d'un
eunuque dans celles d'une femme.
Associée au gouvernement et devenue l'égale de l'empereur, la
fille des Bructères et des Sicambres sembla ramener dans l'histoire
romaine les temps d'Agrippine et de Livie. Sa statue, portée à tra-
vers les provinces comme celles des césars, y reçut des adorations
presque païennes; ce ne fut pas assez : il fallut qu'une de ses images,
fondue en argent massif et dressée au haut d'une colonne de por-
phyre, vînt sur le forum de Constantin dominer le tribunal, et le
sénat, et l'église elle-même. Cet excès d'orgueil la perdit; elle trouva
là en face d'elle Chrysostome, cet autre souverain de Constantinople,
qui s'était fait de la multitude une milice ardente et dévouée. Alors
commença entre Augusta et l'évêque la lutte fameuse qui remplit
de troubles tout l'Orient, et eut pour incidens des émeutes, des
conciles pleins de scandales et de tumulte, deux exils, deux condam-
nations épiscopales, Sainte-Sophie en cendres, et Constantinople,
avec les merveilles des arts, à moitié ruinée par la flamme. Ces évé-
nemens, dont l'intérêt dramatique relève encore l'importance aux
yeux de l'histoire politique comme à ceux de l'histoire religieuse,
mériteraient assurément d'être exposés en détail; mais ils n'entrent
point dans le cadre où je dois renfermer ces récits.
Amédée Thierry, de rinstitut.
LES HALLUCINATIONS
DU PROFESSEUR FLOREAL
Au temps de ma jeunesse, — « il n'y ha pas trois jours, » dirait
Panurge, — j'avais pour compagnon un jeune homme qui était élève
à l'Ecole des Chartes; nous vivions côte à côte, épris l'un pour l'autre
d'une de ces belles amitiés qui sont la gloire de la vingtième année,
et partageant nos travaux, qui ne se ressemblaient guère. Quand il
était fatigué de déchiffrer les vieux documens de la diplomatique,
il venait me trouver et me suivait dans les courses à travers les mu-
sées, les hôpitaux, les bibliothèques, le théâtre et la campagne, qui
se partagaient ma vie. Il m'accompagnait tantôt à l'Ecole de Méde-
cine, tantôt à la Sorbonne, tantôt au Collège de France, suivant que
mon goût de ce jour-là avait été de faire de la physiologie, de la phi-
losophie ou de l'histoire. Ah ! le bel emportement qui vous pousse
à tout apprendre, et qui dure jusqu'à l'heure où l'on s'aperçoit que
l'on n'a rien appris! Bien souvent nous sommes allés ensemble visi-
ter à Charenton ou à la Salpétrière ces pauvres êtres vers qui m'en-
traînait mon insatiable curiosité , et que leur raison trop faible ou
trop forte a séparés du reste des hommes. Au retour de ces excur-
sions, c'étaient entre nous des discussions interminables, où l'har-
monie préétablie de Leibnitz, le médiateur plastique de Cudworth,
l'âme et le corps, l'esprit et la matière, jouaient un grand rôle; la
nuit se passait quelquefois dans ces ardentes causeries; la fatigue
et le soleil levant nous arrêtaient, et nous en étions quittes pour
dormir une partie de la journée. Nous nous promettions d'être plus
sages à l'avenir, mais le diable de la jeunesse soufflait mécham-
ment sur nos résolutions, et nous recommencions le lendemain.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette bonne vie de recherches, de rêveries, de curiosités toujours
nouvelles et de développement forcé dura jusqu'au moment où mon
ami quitta subitement ses études et Paris pour aller se marier en
province. Il habitait Caen. Notre correspondance était active et ré-
gulière; chaque semaine m'apportait une lettre volumineuse à la-
quelle je répondais longuement : nous échangions nos idées, nous
reprenions nos discussions d'autrefois; la distance qui nous sépa-
rait et quelques années de plus n'avaient rien changé à notre vieille
amitié.
Dans les derniers mois de 1847, je reçus une lettre timbrée de
Caen et d'une dimension inusitée; elle était de mon ami, qui m'é-
crivait : « Je t'envoie un récit qui m'a paru de nature à t' intéresser
et à éclaircir peut-être quelques points de cette philosophie indécise
qui nous a si souvent fait discuter dans notre bon temps. Le pauvre
diable dont tu vas lire l'histoire, écrite par lui-même, inspire ici une
sorte de compassion que méritent l'honnêteté et la douceur passées
de sa vie, car il est question de l'envoyer en cour d'assises. » Je
lus cette bizarre confession, et je la reproduis textuellement.
Je m'appelle Marius-Floréal Longue-Heuze : les deux premiers
de ces noms disent assez que je suis né pendant l'époque que la
banalité des métaphores françaises appelle obstinément la tourmente
révolutionnaire ; le dernier indique que j'appartiens à la vieille
race normande, et qu'il fut certainement donné à l'un de mes aïeux
comme un surnom, devenu par l'usage un nom patronymique pour
ses petits-fds. J'ignore quel est celui de mes ascendans dont la dif-
formité mérita cette appellation de Longue-Heuze, qui, comme on
le sait, signifie longue-jambe; ce qui est certain, c'est que toutes
mes recherches furent inutiles pour découvrir notre vrai nom ori-
ginel.
Ma famille était une famille de petits robins et mon père tenait
l'emploi de greffier d'une justice de paix, charge fort honorable
sans contredit, mais peu lucrative, et qui le laissa pendant toute
sa vie dans un état assez voisin de la gêne pour qu'il ait souvent
côtoyé la misère. J'étais le dernier de six enfans, le plus chétif et
peut-être le moins désiré. Je grandis entre les taquineries de mes
frères et le dur service qu'exigeait l'entretien de la maison, dont
ma mère seule était chargée. — Floréal, va chercher du bois. —
Floréal, apporte-moi de l'eau. — Floréal, va voir chez le bou-
langer si le pain est cuit. — Floréal par-ci. Floréal par-là! — Et
j'allais, ^ns jamais murmurer, portant les falourdes, tirant de l'eau
du puits, soutenant dans mes bras trop faibles de grosses piles
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 557
de pains brûlans; j'allais toujours, n'obtenant souvent, en guise de
remercîmens , qu'un mot bien sec et des reproches sur ma mala-
dresse. J'étais fort maladroit en effet, je ne puis en disconvenir; ma
croissance avait été extraordinairement rapide. Il semblait que je
fusse arrivé tout exprès au monde pour affirmer la justesse du nom
de notre famille, car la longueur démesurée de mes jambes et de
mes bras faisait de moi un être osseux, mal attaché et sans pro-
portions; je ressemblais à un pantin dont les fils se sont desserrés.
Les autres enfans riaient de moi quand je passais dans la rue, et les
beaux-esprits du voisinage prétendaient que je pouvais, sans flé-
chir les reins, nouer les cordons de mes souliers. Sans altérer la
douceur qui est le fonds de mon caractère, ces plaisanteries, que je
savais justifiées par mes allures inharmonieuses, m'avaient rendu
extrêmement timide. Je fuyais mes camarades parce qu'ils me rail-
laient sans cesse et que je ne savais pas me mêler à leurs jeux; je
n'accompagnais pas mes frères quand ils se rendaient aux assemblées
des bourgs voisins de la ville; je restais seul à la maison, mais je ne
m'ennuyais guère, car, dévoré par un perpétuel besoin de lecture, je
lisais ardemment tous les livres qui me tombaient sous la main. Je
grandissais cependant ou plutôt j'allongeais, et le temps vint de me
faire commencer des études plus sérieuses. Les services obscurs,
mais dévoués, que mon père avait rendus pendant de longues années,
sa pauvreté, sa probité proverbiale, sa nombreuse famille, lui valu-
rent la protection du préfet, qui obtint pour moi une bourse au col-
lège. Ce fut un éclat de rire général lorsque j'y fis mon entrée, vêtu
d'un vieil habit trop court d'où mes bras s'échappaient à moitié et
couvert d'un pantalon qui faisait paraître mes jambes plus grêles
et plus démesurées encore. Ce fut à qui s'en moquerait. On m'avait
surnommé Gotret P'' ou le prince Échalas; je m'en consolais en tra-
vaillant, et j'étais d'une nature si placidement douce que mes cama-
rades finirent par s'accoutumer à moi, comprenant que ce qu'ils
appelaient volontiers ma bêtise n'était peut-être bien que la man-
suétude d'une âme incapable de méchanceté. Dans les compositions,
j'étais souvent le premier; à la fin de l'année, j'obtenais presque
tous les prix; les professeurs m'aimaient pour mon assiduité au tra-
vail, les maîtres d'étude pour la régularité de ma conduite; en
somme, j'étais heureux.
Lorsque j'eus terminé mes études en méritant le prix d'honneur,
ce qui me valut une aubade des deux tambours du collège, tout était
bien changé dans ma famille. Mon père et ma mère étaient morts;
deux de mes frères, enlevés par la conscription, servaient à l'armée;
deux autres étaient allés tenter la fortune en Amérique ; ma sœur
mariée habitait Saint-Malo, et mon dernier frère venait de s'établir
558 REVUE DES DEUX MONDES.
marchand de bonneterie à Rouen. Je restais donc seul, ayant pour
toute fortune mes vingt ans près de sonner, mon diplôme de bache-
lier es lettres, et une somme d'environ trois mille francs, qui était
toute ma part dans l'héritage paternel. Néanmoins je ne me trouvais
pas à plaindre; les privations ne m'ont jamais beaucoup effrayé;
n'ayant pas grands besoins, il ne me coûta guère de mener une vie
restreinte. Je donnais des répétitions au collège, j'avais quelques
leçons particulières en ville, et tout en continuant mes études clas-
siques, car je voulais être nommé professeur titulaire, je trouvai
facilement moyen de mener une très passable existence.
J'eus à cette époque une aventure qui fit grand bruit et me fut
utile au lieu de me nuire, ainsi que j'aurais pu le craindre. Un l'é-
giment de la garde royale tenait garnison dans la ville, et je dois
dire que la conduite agressive des officiers amenait entre eux et
les étudians des rencontres continuelles. Des idées politiques se
mêlaient à tout cela, les mots les plus inoffensifs étaient pris pour
des provocations, et presque chaque jour les querelles se dénouaient,
les armes à la main , dans les prairies de Saint-Pierre. La police
impuissante fermait les yeux; en effet, que pouvait-elle contre des
officiers qui appartenaient, pour la plupart, aux premières familles
du royaume ? L'irritation était extrême entre les péquins et les mi-
litaires, ainsi que l'on disait; insensiblement la ville se divisa en
deux factions, et le préfet avait fort à faire pour calmer un peu les
esprits. Je restais naturellement étranger à ces déplorables disputes:
je n'aime point la violence; je n'ai jamais pu m'intéresser à une opi-
nion politique quelconque, et je vivais enfermé dans mon travail,
beaucoup plus occupé de Silius Italiens et de Velleius Paterculus que
des discours ministériels ou libéraux qui à cette époque passion-
naient le pays. Une inexplicable fatalité qui semble peser sur ma vie
et la diriger devait cependant me faire jouer un rôle dans les luttes
insensées dont la ville était le théâtre. Un soir, dans un café où j'al-
lais quelquefois pour causer avec les étudians qui s'y réunissaient
.d"habitude, j'étais assis sur un tabouret, et j'avoue que, sans mé-
chante intention de ma part, mes malheureuses jambes s'étendaient
jusque sur l'espace libre ménagé entre les tables pour la circulation
des allans et venans. Un officier entra, le chapeau sur l'oreille, l'œil
provocant et la moustache en crocs; je le regardais, admirant ses
allures hardies et dégagées, lorsque, passant près de moi, il s'em-
barrassa dans mes jambes et tomba. Chacun éclata de rire, et ce fut
à qui dirait sa plaisanterie ou son insolence : « Il est tombé pile. — •
Il est tombé face. — Éteignez les bougies, monsieur est couché! » Ce
fut un concert de lazzis plus grossiers les uns que les autres. J'étais
désespéré de cet accident dont j'avais été la cause fortuite. L'offi-
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 559
cier se releva rouge de colère , et comme je me penchais vers lui
-pour lui faire mes excuses, il me frappa au visage. Malgré l'éton-
nement que me causa cette injustifiable agression, je lui fis observer
qu'il avait tort de répondre par un acte de brutalité réfléchie à une
maladresse involontaire. Il répliqua que je l'avais fait exprès, qu'il
saurait bien mettre à la raison les petits bourgeois libéraux, et que
si je n'étais pas content il me couperait les oreilles; puis il me jeta
sa carte au nez et sortit. J'étais fort penaud et tout à fait humilié d'a-
voir été souffleté devant tant de monde. Chacun m'entourait et me
criait aux oreilles : « Il faut vous battre. — Nous serons vos témoins.
— Vous ne pouvez garder sans vengeance un affront pareil. » Tant
de clameurs m'assourdissaient, et je me sauvai, ne sachant auquel
entendre.
Je rentrai chez moi fort perplexe et je passai une mauvaise nuit,
ballotté entre toute sorte de projets contraires. J'étais cependant
très décidé à ne point me battre. Eh ! comment me serais-je battu?
Jamais je n'avais manié une arme, car j'ai une instinctive horreur
pour ces outils de destruction; le sang versé m'effraie, je déteste la
guerre, que je trouve un fléau inutile, et j'aurais volontiers écrit
sur les murs de ma chambre cette inscription qu'un notaire avait
fait graver dans son étude : « Une plume d'oie vaut seule plus que
vingt épées! » Je ne me sentais donc pas l'homme de la circonstance
où le hasard m'avait poussé, et j'en souffrais. Vers le point du jour,
j'étais à peu près résolu à déposer une plainte régulière au parquet
du procureur du roi, lorsque plusieurs jeunes gens qui avaient as-
sisté à la scène de la veille entrèrent chez moi. « Allons! êtes-vous
prêt? me dirent-ils. — Prêt à quoi? — Mais prêt à vous battre;
votre adversaire est prévenu, toutes les conditions sont réglées,
vous vous battrez au pistolet, à vingt pas. Allons vite, dépêchons!
Pour un duel, l'exactitude est plus que de la politesse. » J'eus beau
protester, on ne m' écouta point, et l'on m'entraîna. Sous prétexte
qu'il ne faut jamais se battre à jeun, on me fit boire plusieurs verres
d'eau-de-vie qui me troublèrent la tête. J'allai au rendez- vous fixé
par mes trop officieux amis avec la persuasion que je marchais à la
mort. Nous arrivâmes; on me mit un pistolet dans la main en me
disant comment je devais m'en servir. J^^ voulus faire bonne conte-
nance; mais ce n'était pas facile, car j'avais peur, je l'avoue sans
honte, n'étant pas homme de guerre, mais homme d'étude et de
contemplation. Je ne me rappelle plus trop ce qui se passa. Je sais
seulement qu'à un signal donné je fis feu, que j'entendis un grand
cri, et qu'en rouvrant les yeux, que j'avais fermés pour tirer, j'a-
perçus le pauvre officier étendu la face contre terre et sans vie,
car ma balle lui avait brisé le crâne. J'étais désespéré, et je me mis
560 REVUE DES DEUX MONDES.
à pleurer en voyant cette sanglante besogne que l'on m'avait forcé
de faire. Mes amis voulaient me rapporter en triomphe; je me dé-
battis, je luttai contre eux, mais ce fut en vain, et ils me ramenè-
rent dans le café où j'avais reçu l'insulte qui venait, hélas! d'être
si cruellement expiée. On but à ma santé plus que je n'aurais voulu,
j'avais le deuil dans l'âme; mais j'étais obligé de répondre aux
toasts que l'on me portait. Quel supplice! On fit tant et si bien que
ma raison, déjà fort ébranlée par les émotions du matin, m'aban-
donna tout à fait, et qu'on fut dans la nécessité de me reporter chez
moi. C'est la seule fois de ma vie que je me sois enivré, et j'en rougis
encore lorsque j'y pense.
J'étais devenu le héros du moment; on ne parlait que de mon
courage. Moi qui savais à quoi m'en tenir, je cherchais où me ca-
cher lorsque j'entendais vanter ma bravoure. On composa sur cet
événement un mauvais couplet qui faisait allusion à la longueur de
mes bras :
Déployant son bras surhumain,
A vingt pas, la distance est belle.
Sur son front il posa la main
Et lui fit sauter la cervelle !
Cette ineptie courut la ville ; les gamins me la chantaient aux oreilles
lorsqu'ils me voyaient passer. J'étais honteux, désolé, et je croyais
que ce grand scandale allait ruiner toutes mes espérances. Ce fut
le contraire qui arriva. Les hommes qui appartenaient aux fonctions
civiles du département prirent parti pour moi , qui , disait-on avec
plus de rhétorique que de vérité, avais enfin mis un terme au des-
potisme d'une soldatesque effrénée. Le régiment reçut l'ordre de
changer de garnison ; la victoire fut complète du côté des bourgeois,
et l'on m'en attribua toute la gloire. Des personnages importans,
qui déjà commençaient contre le gouvernement des Bourbons cette
opposition systématique qui devait aboutir à la révolution de 1830,
s'intéressèrent vivement à mon sort: je devins momentanément une
sorte de point de mire vers lequel tous les yeux se tournaient; l'o-
pinion générale de la ville s'était prononcée en ma faveur, et l'on
crut faire un acte de bonne et conciliante politique en me nommant
d'emblée professeur titulaire de la classe de cinquième au collège.
C'est plus que je n'avais espéré dans mes rêves les plus ambitieux,
et il se trouva que je dus à un déplorable malheur une position que
dix années de travail ne m'auraient pas value.
Arrivé à une situation stable qui me permettait de vivre honora-
blement en me livrant à mes études les plus chères, étais-je heu-
reux? Oh! non pas! Jamais au contraire je n'avais été plus tour-
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 561
mente, car je sentais s'agiter dans les profondeurs de mon âme un
drame terrible qui ne me laissait plus .aucun repos. Je venais de faire
sur moi-même une découverte psychologique extrêmement grave, et
j'en suivais avec anxiété les résultats, qui bien souvent m'ont épou-
vanté. On a cru jusqu'à ce jour que les morts enlevés du milieu de
nous n'existent plus, si ce n'est par le souvenir que nous en conser-
vons et par les regrets qu'ils nous inspirent. C'est là une erreur ca-
pitale de nos philosophies incomplètes. Je fis sur moi la triste expé-
rience que certains morts vivent toujours, que leur âme ne suit pas
leur corps, disparu à jamais, et qu'elle vient au contraire se mê-
ler à l'âme des vivans pour l'effrayer, la diriger, la conduire, selon
ses propres tendances, au bien et au mal. Ce jeune officier que j'a-
vais tué, que j'avais vu tout sanglant étendu à mes pieds, qu'on
avait enterré en grande cérémonie militaire, et dont je connaissais
le tombeau, cet homme, dont on m'avait contraint de devenir le
meurtrier, cet homme n'était point mort; il vivait en moi, visible,
presque palpable, me raillant, m' accablant de reproches, et boule-
versant incessamment mon esprit en faisant combattre ses idées
contre les miennes. Parfois, lorsque j'étais absorbé dans mon travail,
lorsque, toutes les fibres de mon cerveau tendues vers le but que
je poursuivais, je cherchais à rétablir les mots à demi calcinés de
quelque palimpseste retrouvé à Herculanum, je voyais tout à coup
ce jeune homme apparaître en moi, alerte et bruyant comme au
premier jour où j'admirais sa fière tournure. Une indicible terreur
me saisissait, les sueurs froides" de l'angoisse mouillaient mes
tempes, tout l'échafaudage scientifique que j'avais construit avec
tant de peine s'écroulait, et je restais saisi de vertige, fasciné, sans
force et sans volonté pour repousser ce fantôme qui s'évoquait lui-
même en mon âme. Ce n'était point une hallucination, et je n'étais
pas fou; je le sentais bien à la logique serrée avec laquelle je con-
duisais mes raisonnemens; je n'étais pas malade, et je n'ai jamais
été très nerveux : non, j'étais habité par ce mort, et j'étais devenu
sa proie. Lorsque, tout tremblant, je lui disais, comme Horatio à
l'ombre du roi de Danemark : « S'il y a quelque bonne action à faire
pour te soulager, parle-moi! » je le voyais qui se mettait à rire, et
j'entendais sa voix mordante qui me disait : « Laisse donc là ton fa-
tras de grec et de latin , va faire danser les fillettes dans les fau-
bourgs, va au café boire avec tes amis et chanter quelqu'une de ces
bonnes chansons grivoises qui valent mieux que toutes les odes de
ton Horace. La vie est courte, la seule loi est le plaisir; dépêche-toi
de jouir, ou tu mourras sans avoir vécu. » J'avais beau raisonner
avec ce tyrannique interlocuteur; il raillait mes résolutions, bafouait
mes argumens, et se moquait si fort de mes douces occupations,
TOME xxxiv. 30
562 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il m'en rendait honteux. Je quittais mon travail alors, j'allais
au café, j'y restais tard, m'amusant aux sornettes que l'on y débi-
tait, mais troublé cependant par la voix de ma propre conscience,
qui me disait : « Tu as tort, Floréal, la voie droite n'est pas celle où
tu t'engages. » Après ces soirées, qui n'eussent été des excès pour
personne, mais qui pour moi étaient presque des débauches, j'avais
un sommeil agité et tout troublé de rêves étranges ; il me semblait
que j'étais un beau capitaine reluisant d'or, buvant de larges ra-
sades, embrassant des femmes charmantes, et donnant de grands
coups d'épée à tout venant.
Au matin, je me réveillais triste et découragé de n'être qu'un
pauvre professeur dans un collège de province. On avait remarqué
que parfois je fréquentais les cafés, et déjà j'avais entendu dire :
« Floréal se dérange ! » Je rougissais alors de ma conduite, je me ré-
pétais la belle phrase de Montaigne : « Le vice laisse comme un ul-
cère en la chair, une repentance en l'âme qui toujours s'égratigne et
s'ensanglante elle-même, » et je me promettais de ne plus me mon-
trer dans les lieux publics, où, pour obéir à des suggestions qui
m'étaient odieuses, je compromettais ma dignité, mon savoir et ma
considération. Je tenais ma promesse, mais ce n'était pas sans sup-
porter des luttes terribles contre cet ennemi intérieur qui m'était,
pour ainsi dire, inhérent et subjectif. Quand à force de ténacité j'a-
vais réussi à le vaincre, il se retournait avec une prestesse merveil-
leuse vers quelque autre défaut qu'il essayait de faire naître ou de
développer en moi. Ses évolutions me déroutaient, et je tombais
innocemment dans les pièges qu'il me tendait. « Si tu savais, me
disait-il, comme on se moque de toi dans la \ille, tu n'oserais plus
sortir; c'est à qui raillera ta grotesque tournure et tes mouvemens
de télégraphe cassé; on se retourne pour te voir, les enfans te sui-
vent en te montrant la langue; tu es un objet de ridicule pour tout
le monde, et tu ferais bien, dans ton propre intérêt, de donner une
bonne leçon au premier drôle qui rira de toi. » Je lui répondais,
mais, hélas! sans pouvoir le convaincre, que les défauts physiques
sont insignifians et que les beautés de l'âme importent seules à la
grandeur humaine. « Esope était bossu, disais-je, Tyrtée contrefait,
Annibal borgne , Démosthènes a été bègue , Alexandre avait le cou
de travers. Marins avait les jambes couvertes de verrues, César était
chauve, Gharlemagne avait les pieds hors de toute proportion, ce
qui ne les a pas empêchés d'être de grands hommes. » Vains ar-
gumens, rhétorique inutile! l'oiïicier maudit faisait si bien que ce
jour-là je sortais sentant en moi une hardiesse inconnue; j'allais par
la ville, donnant à ma démarche tout ce qu'elle pouvait avoir de
martial et à mes regards tout ce qu'ils comportaient de provocant.
LES HALLUCIÎVATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 563
On s'étonnait de ces façons d'être si étrangères à ma nature et si
incompatibles avec ma profession. Quelquefois des amis m'arrêtaient
et me disaient : « Qu'est-ce donc, Floréal? et que vous prend-il?
Pourquoi portez -vous ainsi votre chapeau sur le coin de la tête?
Pourquoi ces regards irrités que vous lancez aux passans? Étes-
vous donc devenu querelleur, et le souvenir de votre fameux duel
vous pousse-t-il à chercher de nouvelles disputes ? » Ces paroles
fermes et raisonnables me faisaient reprendre possession de moi-
même. Je ne pouvais répondre à mes amis : « Je ne suis pas coupable
de ces sottes puérilités, ce n'est pas moi qui les commets, c'est le
capitaine que j'ai tué jadis et qui vit en moi pour me tourmenter. »
Je ne pouvais dévoiler cette simple vérité, car personne ne l'aurait
crue, et l'on m'eût ri au nez. Je baissais d'un air contrit mon cha-
peau sur mes yeux, et je rentrais chez moi, irrité contre cet être
dont j'étais doublé, et que je ne parvenais à réduire au silence qu'a-
près des combats d'où je sortais épuisé.
J'avais compris cependant que tous les conseils qu'il me donnait
étaient pernicieux, et qu'il tentait sans cesse de substituer à mon
caractère doux, tolérant et pacifique jusqu'à l'excès son caractère
violent, querelleur, habile à excuser le mal et porté à tous les genres
de plaisir. Il me sembla qu'il n'était venu se réfugier en moi après
sa mort que pour se venger du meurtre que j'avais presque inno-
cemment commis. Je me décidai alors à lutter contre lui sans re-
lâche jusqu'à ce que j'eusse remporté une victoire si complète
qu'elle me remît dans l'absolue possession de mon être réel et pri-
mitif. Cette lutte entre deux créatures qui n'en faisaient qu'une,
entre deux âmes qui se confondaient dans la même monade, entre
deux tendances unies qui se contrariaient sans repos, cette lutte fut
longue, acharnée, pleine de péripéties étranges qui parfois ont lassé
mon courage, mais ue l'ont jamais abattu. J'en sortis victorieux,
ayant forcé mon ennemi au silence et l'ayant réduit à subir le
triomphe de ma raison supérieure à la sienne ; je pus enfin me ra-
voir tout entier, et si quelquefois encore il éleva sa voix mauvaise
conseillère, ce ne fut plus que timidement, comme une dernière
protestation d'un prisonnier enchaîné, et non plus avec cette tyran-
nie qui pendant les premiers temps m'avait tenu courbé sous sa
volonté. Il ne m'avait point quitté cependant, et je ne puis dire qu'il
fût mort en moi, car je le sentais toujours; non, il dormait, inca-
pable de prendre goût aux travaux qui faisaient ma joie , trop bru-
tal pour jouir des belles leçons de l'antiquité et trop matérialiste
pour s'élever aux contemplations philosophiques dont je nourrissais
mon esprit. S'il s'agitait encore, c'était pendant mon sommeil, et
alors il me promenait, sous sa forme passée, à travers des rêves
56/i REVUE DES DEUX MONDES.
souvent grossiers que je me dépêchais d'oublier au réveil. Une
seule fois il me tourmenta encore. C'était au moment où la guerre
d'Espagne venait d'être décidée à la suite du congrès de Vérone. Un
matin, avant de me rendre au collège pour faire ma classe, je par-
courais un journal qui racontait qu'une partie de nos troupes avait
reçu l'ordre de franchir les Pyrénées; je lisais cette nouvelle avec
indifférence, lorsque tout à coup je vis l'officier surgir en moi. Ce
me fut un battement de cœur affreux, car depuis bien longtemps
j'avais perdu l'habitiide de le voir. Il était pâle, des pleurs gon-
flaient ses yeux, une large plaie sanglante ouvrait son front comme
au jour de sa mort. « Ah ! me dit-il d'une voix lente et profonde,
pourquoi m'as-tu tué? » A ce mot, je compris la douleur poignante
et les regrets qui travaillaient cette pauvre âme en peine, et, lais-
sant tomber ma tête dans mes mains, j'éclatai en larmes, en m'é-
criant : « Ah ! pardonne-moi ! » Hélas ! ce mot que je prononçais avec
un si sincère repentir, je devais l'entendre souvent plus tard dans
les circonstances cruelles qui ont perdu ma vie. De ce jour, une cu-
riosité que je n'avais jamais éprouvée, moi qui avais traversé les
jours de l'empire, me saisit pour le sort de notre armée; je lisais les
journaux avec avidité, j'allais aux nouvelles, j'espérais une vic-
toire avec un emportement inexplicable, et j'étais pris de frisson à
la seule idée d'une défaite. Quand arriva enfin la dépêche qui an-
nonçait la prise du Trocadéro, je ne me tins pas de joie; je courus
par la ville, je payai à boire à tous les soldats que je rencontrai,'
j'eus envie d'embrasser le drapeau qui flottait sur la caserne, et le
soir je mis des lampions sur mes fenêtres, (c Qu'a donc Floréal? di-
sait-on; quelle mouche patriotique l'a piqué? d'où lui vient cette
joie de conscrit? » Le lendemain je fus surpris moi-même de mes
extravagances de la veille; mais j'aurais bien étonné les gens si je
leur avais dit : « Il y a en moi un être qui se réjouit de cette vic-
toire, dont pour ma part je ne me soucie guère. » C'eût été la vé-
rité pourtant. De ce jour, l'oflicier et moi nous vécûmes en paix,
et je repris, sans plus m'en départir, l'existence studieuse que j'avais
toujours aimée.
Je me suis étendu longuement, trop longuement peut-être, sur
cette aventure et sur les conséquences psychologiques qu'elle eut
pour moi; mais je ne crois pas avoir eu tort. Il était nécessaire d'ex-
pliquer les curieux phénomènes dont j'ai été le siège, afin qu'on
pût bien comprendre comment j'ai été amené, sans participation
morale, à commettre un crime inexplicable.
Chaque année cependant, le temps impassible retournait son sa-
blier; un gouvernement nouveau avait remplacé un gouvernement
tombé; j'avais revu ce drapeau tricolore, égalitaire et symbolique,
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 565
qui flottait pendant les jours de ma jeunesse. Le bruit de l'écroule-
ment de la vieille monarchie vint à peine jusqu'à moi, et, dans la
retraite profonde où j'avais enfermé ma vie, j'aurais pu l'ignorer
toujours, si parfois le soir je n'avais entendu retentir au loin des
chants patriotiques, qui tombaient dans mon oreille comme l'écho
de ma première* enfance. Gela n'interrompit point mes études, qui
me devenaient plus chères à mesure que j'avançais en âge; elles
étaient le seul intérêt sérieux de ma vie, et quoique depuis plusieurs
années j'eusse passé la trentaine, elles satisfaisaient à tous mes be-
soins et me tenaient l'âme en équilibre. Je n'étais point de complexion
fort amoureuse; les femmes ne me causaient pourtant aucune répu-
gnance, mais elles m'inspiraient un respect tel qu'on eût pu le
prendre volontiers pour de la terreur. Parfois, je dois l'avouer, j'ai
essayé quelques galanteries avec des femmes qui me semblaient
avenantes ; mais ce fut en vain : ma maladresse native paralysait mes
efforts. Je me consolais de mon mieux de ces défaites en lisant quel-
ques passages du Slratagemuticon de Frontin, dont je préparais les
commentaires, dernière satisfaction donnée à ce mort qui dormait en
moi; mais, il faut bien le confesser, les ruses d'Archidamas, d'Iphi-
crate, de Sulpicius Peticus et de Memnon de Rhodes n'étaient qu'une
médiocre compensation aux besoins d'aimer qui me tourmentaient;
je prenais mon parti de ma solitude, mais difficilement, et j'éprou-
vais souvent une certaine peine à calmer le sentiment qui regimbait
dans mon cœur. « Allons, me disais-je alors avec quelque mélan-
colie, je ne suis et ne serai jamais qu'un pauvre professeur; mes
amours habitent les temps passés, elles s'appellent Hélène, Lesbie,
Lalagé, et les tendresses de ce monde sont fermées pour moi. »
Ces révoltes n'étaient point trop fréquentes. Habitué à ma soli-
tude, j'avais fait mon deuil de bien des choses, ainsi que disent les
gens illettrés, et je me croyais sûr de moi pour l'avenir, lorsqu'un
matin, en sortant pour aller faire ma classe au collège, je rencon-
trai sur l'escalier une jeune fille que je ne connaissais pas. Elle me
salua d'un sourire; je lui rendis son salut en rougissant. Je me re-
tournai pour la voir; elle était arrêtée, et me regardait. Je fus hon-
teux d'être pris en flagrant délit de curiosité, et je hâtai le pas. Tout
en marchant, je me rappelai que, peu de jours auparavant, j'avais
vu, devant la porte de la maison que j'habitais, une voiture char-
gée de meubles. « Ah! me dis-je, c'est la fille des nouveaux loca-
taires. » J'espérais la rencontrer en revenant du collège, mais je ne
l'aperçus pas; j'en fus contrarié et même un peu triste.
Le soir, pendant que je travaillais à la clarté de ma petite lampe»
j'entendis tout à coup une jeune voix dont les accens semblaient se
marier au ronflement d'un rouet. J'écoutai; nulle parole distincte
566 BEVUE DES DEUX MONDES.
n'arrivait jusqu'à moi; je ne percevais qu'un chant léger auquel le
bruit monotone du rouet faisait une basse continue. Je laissai là
ma besogne; je repoussai de la main une longue dissertation que
je venais de terminer sur Varies obliqua d'Épaminondas, et, met-
tant ma tête dans mes mains, je m'abandonnai tout entier au plaisir
que j'éprouvais. Quand la chanson eut cessé et que tout fut rentré
dans le silence, je fus surpris de me trouver les yeux humides. Je
me levai, je marchai dans ma chambre; pour la première fois, elle
me parut triste, trop grande et comme déshabitée. Il me sembla
qu'elle serait égayée , et que je serais plus heureux , si près de
ma table il y avait un rouet qu'une jeune fille semblable à celle que
j'avais rencontrée le matin tournât en chantant. Je me couchai ;
mais, au lieu de prendre Frontin pour continuer mon travail avant
de m' endormir, j'ouvris un volume d'Ovide, et, lisant le treizième
livre des Métamorphoses, j'eus quelque pitié du sort de Polyphème.
Le lendemain matin, comme je venais de descendre pour aller
chercher, chez la crémière, la tasse de lait qui compose, avec un
petit pain de seigle, mon déjeuner quotidien, je rencontrai une
vieille voisine avec qui je causais quelquefois, et que j'aimais beau-
coup, car elle m'avait soigné dans une maladie que j'avais eue peu
de mois auparavant. Je l'abordai et lui dis en souriant : « Quel est
donc le rossignol qui, le soir, chante si bien dans notre maison ? —
Ah ! dit-elle, il ne faut pas lui en vouloir, à la pauvrette, si sa chan-
son vous a empêché de travailler; elle est aimable et ne recommen-
cera plus, si elle apprend qu'elle vous a dérangé; mais, vous savez,
ces jeunesses, il faut que ça chante , ou bien ça étouffe. C'est la
fille de Darnetal, le gros mercier de la rue Saint-Jean; la mère est
morte il y a six mois; le père est devenu paralytique; il a fallu
vendre le magasin ; ce pauvre M. Darnetal s'est retiré avec un peu
d'argent, pas grand' chose, vous pensez bien; alors il est venu ha-
biter notre maison avec sa fille. Lorsqu'elle chante en filant au
rouet, cela amuse son pauvre homme de père qu'il faut soigner
comme un enfant, car il ne peut plus remuer les jambes, c'est une
pitié que de le voir ; la pauvre Gélestrie est bonne pour lui et ne
le quitte pas, quoique ce soit bien triste pour une fille de vingt ans
passés de vivre toujours avec un impotent, sans compter que cela
pourrait bien l'empêcher de s'établir. » La bonne femme continua,
et, comme elle était fort bavarde, se perdit dans mille détails qui
m'intéressaient, quoique je les jugeasse superflus. Elle ne cessait
de parler et je ne cessais de l'écouter, lorsque, se retournant tout
à coup, elle me dit : «Tenez, la voilà, cette belle chanteuse! » Et
s' adressant à M"*" Darnetal : a Bonjour, ma mignonne, lui dit-elle,
voilà monsieur Floréal, un savant tout entier dans ses livres, qui se
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 567
plaint que vous l'empêchiez de travailler avec vos chansons. » Cé-
lestrie me regarda d'un air boudeur en me disant : « Excusez-moi,
monsieur; je ne chanterai plus, puisque cela vous gêne. » J'aurais
voulu disparaître sous terre, tant j'étais troublé et furieux de la fa-
çon ridicule dont cette sotte vieille femme avait interprété ma ques-
tion; je me sentais très rouge et tout paralysé par ma timidité. Je fis
un effort, et je répondis quelques phrases sans suite, mais qui purent
faire comprendre à la jeune fille que, loin de me déplaire, son chant
m'avait charmé. Elle tenait sa boîte à lait d'une main et de l'autre
un panier plein de provisions. Je m'enhardis jusqu'à lui demander la
permission de l'aider et de porter son panier jusque chez elle. « Ce
sont, lui dis-je, de petits services qui sont permis entre voisins. » Elle
me laissa faire avec bonne grâce, et comme elle s'excusait de la peine
qu'elle me causait, je lui répondis avec une certaine galanterie que
le chant que j'avais entendu la veille me récompensait, et au-delà, de
toutes les peines que je pouvais prendre pour elle. Je la quittai à sa
porte en lui disant que je serais heureux si je pouvais rendre quel-
ques soins à son père, dont je connaissais la triste situation. La vieille
voisine nous avait suivis ; au moment de rentrer chez elle, lorsque
déjà Célestrie avait disparu, elle me heurta le coude d'un air rail-
leur, et avec ce rire bête des gens maladroits qui croient faire une
finesse, elle me dit : « Ah ! grand séducteur, vous en tenez pour la
petite! » Je m'éloignai sans même daigner lui répondre.
Sa phrase maligne m'était cependant restée au cœur, et j'y pen-
sais en me rendant au collège : « Séducteur, me disais-je ; non pas !
j'ai de la probité; il ne faut pas qu'on puisse m'appliquer les paroles
de Yirgile : Vetitos invasit hyyncnœosl Cette jeune fille est char-
mante, et j'en veux bien faire la compagne de ma vie, mais devant
Dieu, dont les ministres nous béniront, en loyal mari et non pas
en abusant de sa sainte innocence. » J'aurais été, je l'avoue, fort
embarrassé pour abuser de son innocence, car, je l'ai dit, j'étais un
pauvre séducteur, ignorant toutes les choses de l'amour et sans pou-
voir sur moi-même pour les affronter. J'étais honnête, voilà ce que
je savais. Bien des idées confuses m'assaillaient à travers lesquelles
je démêlais seulement que j'étais fort troublé, et que pour la pre-
mière fois de ma vie j'étais préoccupé par une image de femme.
Cette préoccupation se fit jour, pendant ma classe, au moment
où j'expliquais à mes élèves un passage de la Pharsale de Lucain.
Je m'interrompis tout à coup, oubliant où j'étais, et, répondant à
mes propres pensées : « Célestrie, dis-je, n'est qu'un nom de bap-
tême, il est vrai ; mais ce nom était, comme mon nom de famille,
souvent porté chez nos pères les vieux Normands. En effet, j'ai dé-
couvert dans une charte datant du roi Guillaume qu'un certain Noël,
568 REVUE DES DEUX MONDES.
accompagné de sa femme Gélestrie, se rendit en Angleterre après
la conquête : Quidam Noël nominc et Cclestria uxor cjus vencrunt
in exercitu Wilhielmi bastardi , in Angliam... Ce rapprochement
est digne de remarque et peut même servir de base à de sérieuses
négociations matrimoniales. » Les rares écoliers qui m' écoutaient
éclatèrent de rire, et le tumulte de cette joie me rappela doulou-
reusement que je devais faire un grand effort sur moi-même pour
rester maître de mon esprit.
J'abrège par raison ce récit, sur lequel il me serait si doux de
m'étendre. J'aurais voulu raconter les émotions dont débordait mon
cœur, peu accoutumé à de pareilles fêtes; mais à quoi bon ces détails
dont ma mémoire est pleine et qui n'ont de charmes que pour moi?
Qu'il suffise de savoir que j'allai voir M'. Darnetal, qui m'accueillit
avec bonté, que mes visites se renouvelèrent jusqu'à devenir quoti-
diennes, et qu'au bout d'un mois j'étais amoureux fou de Gélestrie.
Chaque soir, je descendais près de son père, et je jouais aux domi-
nos avec lui ; on approchait la table du fauteuil où le retenait son
infirmité, et pendant qu'il me gagnait facilement, car ma pensée
était loin de mon jeu, Gélestrie faisait tourner son rouet au bruit de
ses chansons. J'avais tout oublié, le grec, le latin, Homère, Horace,
Virgile, Ovide lui-même, car ses poèmes sur l'amour me semblaient
une fade rhétorique en comparaison de ce que j'éprouvais. Géles-
trie me recevait gracieusement, mais je ne remarquais en elle au-
cun de ces symptômes extérieurs par où la passion qui me dévorait
éclatait au grand jour. M'aime-t-elle? était l'incessante question que
je me posais sans pouvoir la résoudre. « Si tu veux le savoir, de-
mande-le-lui, » me disais -je; mais mon indomptable timidité me
fermait les lèvres et refoulait vers mon cœur déjà trop plein toutes
les pensées que je n'osais en laisser échapper.
Ces tourmens ou plutôt ces délices duraient depuis six semaines
déjà, et je ne pouvais me décider à faire au père de Gélestrie une
demande définitive. Je croyais me donner du courage et me mettre
moi-même au pied du mur en allant à la mairie retirer les pa-
piers qui pouvaient m'être nécessaires pour mon mariage; mais ce
fut en vain : je lisais ces paperasses qui me parlaient de la mort des
miens, et je ne prenais aucune résolution. Ghaque jour, en revenant
de faire ma classe et en me promenant dans les prairies que bai-
gne rOdon pour distraire, par un exercice violent, les angoisses qui
m'étouffaient, je me disais : « Ce soir, je parlerai. » Le soir venait,
j'allais près de M. Darnetal, et nous commencions à jouer. Je me di-
sais alors : « A la fin de cette partie-ci, je parlerai. » La partie finis-
sait» nous en recommencions une autre, et je ne parlais pas. Dix
heures sonnaient au coucou pendu à la muraille et je remontais chez
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 569
moi, désespéré de ma sottise et me disant : « Ce sera pour demain; »
mais les mêmes scènes se renouvelaient le lendemain , car mon
trouble ne diminuait pas. Enfin, comprenant que jamais je n'oserais
parler, je me décidai à écrire. Je fis une lettre, je la recommençai
bien vingt fois, où je demandais à M. Darnetal la main de Célestrie.
Je donnai sur ma position tous les renseignemens désirables, et je
détaillai le chiffre de mes économies; je terminai cette lettre par un
post-scriptum où je disais : <( J'attends votre réponse avec une anxiété
inexprimable; si elle est négative, adieu, car je quitterai la maison
et ne vous verrai plus; je ne sens pas dans mon cœur le courage
d'affronter, après un refus, la vue de celle que j'aime. Si cette ré-
ponse doit être favorable, ne me faites pas languir; frappez trois
coups au plafond de votre chambre, je les entendrai, et j'irai me
jeter dans les bras de celui qui veut bien faire mon bonheur et de-
venir mon père en me donnant sa fille ! » A l'heure où j'avais l'habi-
tude d'aller chez M. Darnetal, j'envoyai cette lettre, et j'attendis.
Jamais damné heurtant aux portes du ciel ne fut dans une telle an-
goisse. J'étais immobile, n'osant remuer dans la crainte de faire du
bruit. Je savais que le sort de ma vie se débattait au-dessous de
moi, à mes pieds; je tremblais de tous mes membres et je me disais :
« Malheureux ! jusqu'à quelle espérance as-tu osé monter? on va te
rire au nez et te renvoyer ta lettre. » Je m'appuyais contre la muraille
pour ne pas tomber; il me sembla qu'au-dessous, chez M. Darnetal,
j'entendais remuer une chaise; mon cœur battait à rompre. Un pre-
mier coup retentit, je n'attendis pas le second, je descendis l'esca-
lier je ne sais comment, j'ouvris la porte, je me jetai aux pieds de
Célestrie. Je voulus parler, lui dire que je l'aimais, que j'étais l'être
le plus heureux du monde; mais le cantique d'amour qui chantait
dans mon cœur ne put parvenir jusqu'à mes lèvres, et je m'éva-
nouis.
Un mois après, nous étions mariés. Je ne dirai rien de mon bon-
heur, car je ne sais point de mots humains qui puissent, non pas le
raconter, mais en donner seulement une idée. Il fut momentané-
ment troublé par la mort de mon beau-père, qui s'éteignit près de
nous, heureux de savoir l'avenir de sa fille à jamais assuré; mais, à
la honte du cœur humain, je dirai que ma douleur ne fut pas de
longue durée, et que toute pensée donnée à ce pauvre mort qui avait
été si bon pour moi me semblait un vol fait à la félicité au milieu
de laquelle je vivais. Ma femme était charmante, et je l'adorais;
le petit avoir qu'elle m'avait apporté, joint à mes émolumens de
professeur et au revenu de mes économies, nous mettait dans une
situation excellente. Nous n'avions que des goûts simples, et les six
ou sept mille livres de rente que nous parvenions à réunir suffisaient
570 REVUE DES DEUX MONDES.
amplement à nos besoins. Nous avions déménagé et pris un appar-
tement plus grand, plus gai, ayant vue sur des jardins, et que ma
chère Gélestrie s'était plu à orner avec le goût exquis qu'elle met-
tait en toutes choses. Par ses soins, nos fenêtres s'entourèrent de
plantes grimpantes, un gros tapis s'étendit sous mes pieds dans mon
cabinet de travail, deux chardonnerets presque apprivoisés chantè-
rent dans leur cage, et pour la première fois mes livres, rangés par
ordre de taille, s'alignèrent régulièrement sur de belles plancheîtes
en bois de Norvège. Ah! le bon petit nid que nous avions là, et les
belles heures que j'y ai passées!
J'adorais ma femme, je le répète; mais il ne suffît pas d'aimer, il
faut encore savoir aimer, et c'est là peut-être le plus difficile de
tous les arts. Cet art, je l'ignorais; j'étais trop pris par ma tendresse
pour pouvoir la diriger. Toutes les volontés de Gélestrie étaient sa-
crées pour moi, et je m'efforçais de les accomplir en me donnant cette
joie égoïste de plaire à celle que j'aimais plus que tout au monde.
Dans les premiers jours qui suivirent notre mariage, j'avais essayé de
parfaire son éducation, qui, sous le rapport des lettres et de l'his-
toire, avait été quelque peu négligée; mais comment y parvenir?
Elle m'échappait toujours. Lorsque, voulant lui donner une idée des
grandeurs de la langue latine, je cherchais à lui faire comprendre
les beautés du procimibit Jiumi bos de Virgile, ou les difficultés du
devi'wn scortum de l'ode d'Horace à Quintius Hirpinus, elle hochait
la tête d'un petit air mutin qui lui allait à ravir, et, me passant sur
les bras un écheveau de fil qu'elle vou-lait pelotonner, elle me disait
avec un sérieux désespérant : u Comment dis-tu dévidoir en latin? »
Lorsque, désirant l'intéresser aux origines de notre cité, je lui di-
sais que le nom de Caen est la contraction du mot saxon Cathein,
qui signifie demeure de guerre, elle profitait de ce que le mot Gaen
revenait souvent dans ma phrase, et chantait : <( Quand, quand,
quand les cannes vont aux champs! » Je me mettais à rire, je l'em-
brassais, et la leçon était terminée. Quelquefois je lui lisais V His-
toire des Eynpereurs romains, par Crevier, et ce n'est pas sans éîon-
nement que je lui voyais préférer à ces récits sérieux, écrits en bon
langage, les romans modernes infectés alors du virus romantique.
Quand par hasard nous allions au spectacle, j'aurais choisi de pré-
férence le jour où l'on jouait une tragédie célèbre; mais ma femme
ne l'entendait pas ainsi, et j'allais avec elle entendre des drames
invraisemblables qui choquaient le bon sens et la grammaire. De
tout ce qui précède et des efforts que je faisais incessamment pour
lui plaire, on a conclu que j'étais soumis sans réserve à Gélestrie, et
que, pour me servir d'une expression triviale, elle me menait par le
bout du nez. Gela est faux; je ne demandais qu'à la rendre heu-
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 571
relise, et naturellement je m'arrangeais de façon à être toujours
d'accord avec elle. C'est à cela que se bornaient les prétendues
concessions humiliantes qu'on m'a souvent reproché de lui avoir
faites.
Quelques voisins, méchans hors de toute mesure, ont même été
jusqu'à oser dire qu'elle me battait. C'est là une calomnie sans pa-
reille et qui se réfute d'elle-même, car il n'est pas supposable
qu'armé d'une force naturelle supérieure à la sienne, je lui aie ja-
mais permis de se porter sur moi à des voies de fait que rien du
reste ne pouvait motiver. Non certes, elle n'était ni méchante, ni
acariâtre , ni même impérieuse ; mais le sang qui coulait dans ses
jeunes veines lui mettait parfois au cœur des vivacités singulières :
elle s'emportait alors et dépassait peut-être les saines limites de la
raison; pouvais-je lui en vouloir de ces élans d'ardeur et de vie où
se manifestait sa jeunesse? Elle eut un défaut cependant ou plu-
tôt une imperfection : elle était jalouse. Elle ne supportait pas que
je regardasse une autre femme dans la rue ; lorsque par hasard je
revenais du collège un peu plus tard que de coutume, elle me bou-
dait et se livrait à des suppositions dont j'avais quelque peine à lui
faire comprendre l'invraisemblance. Lorsque, pendant l'été, nous
allions le dimanche en voiture jusqu'à Dives (c'étaient là nos grands
jours de fête), et que nous nous promenions sur les bords de la mer
en ramassant des coquillages, elle se fâchait gravement contre moi
quand il m' arrivait de suivre des yeux une de ces femmes vaillantes
qui vont, jambes nues, à la marée basse, chercher sur la grève des
équilles et des vignots. Sa jalousie s'exerçait surtout contre une de
ses amies que nous voyions assez fréquemment, et qui se nommait
Henriette Fatargolle. C'était une fort aimable personne, blonde,
blanche, douce, timide même, et dont le mari, petit homme haut en
couleur, chauve, reluisant, jovial, quelquefois même un peu gros-
sier dans ses plaisanteries, était employé dans un des greffes du
palais de justice. Henriette et ma femme s'aimaient beaucoup, quoi-
qu'il n'y eût aucun point de ressemblance entre elles; autant l'une
était calme et lente, autant l'autre était vive et impétueuse. Faisant
allusion à la couleur diiférente de leurs cheveux et aux aptitudes
plus différentes encore de leurs caractères, j'avais coutume de les
appeler (( le jour et la nuit. » Célestrie goûtait peu cette comparai-
son, et prétendait qu'elle était faite à son désavantage. Henriette
avait été élevée avec ma femme, et de la vie commune du pension-
nat elle avait conservé l'habitude de supporter ses petites tyrannies
sans jamais murmurer contre elle. Souvent je m'étais hasardé à faire
à Célestrie de légères observations sur la façon un peu dure dont
elle traitait son amie; elle n'en avait tenu aucun compte et m'avait
572 BEVUE DES DEUX MONDES.
même répondu : « Vous la défendez parce que vous lui faites la cour;
elle est blonde et vous l'aimez mieux que moi; toutes les fois que
je ne vous regarde pas, vous essayez de lui prendre les mains. »
Je repoussai avec horreur une si grave accusation, mais je l'excusai
bientôt en me disant que le soupçon avait pu naître dans l'esprit de
Célestrie, car j'avais eu en effet avec M'"^ Fatargolle quelques-unes
de ces petites familiarités innocentes que l'intimité de nos relations
me paraissait devoir expliquer suffisamment. Parfois, abusant de ce
qu'elle était très craintive, j'avais tout à coup poussé un cri dans
son oreille afin de l'effrayer; un jour qu'elle avait très froid, je lui
pris les mains et les tapotai dans les miennes pour les lui réchauf-
fer. Il n'y a pourtant là, ce me semble, rien qui dépasse les bornes
des convenances; Célestrie n'avait donc aucune raison de paraître
choquée, car moi, je ne me choquais pas lorsque je voyais Etienne
Fatargolle lui prendre aussi les mains après quelques-unes de ses
vivacités et lui dire avec un gros rire retentissant : « Eh bien ! ma-
dame Longue -Heuze, nous sommes donc toujours méchante? »
Malheureusement elle était ainsi faite, la pauvre chère âme; elle se
tourmentait, se troublait, et avait des crises violentes lorsqu'on lui
résistait. Elle ne raisonnait pas ses impressions, elle les subissait;
mais elle rachetait ce léger défaut par tant de qualités exquises, par
tant de prévoyante bonté, tant de chanté naturelle, tant de fran-
chise dans l'esprit, qu'on ne pouvait lui en vouloir longtemps, et
que ceux même qui en souffraient se hâtaient de lui pardonner.
Néanmoins, malgré mes explications loyales et malgré mes efforts
pour détruire des soupçons que rien ne justifiait, elle voyait Hen-
riette avec peine ; elle l'avait « prise en grippe, » ainsi qu'elle disait
elle-même.
Une scène insignifiante en apparence, et qui eut sur ma vie une
influence incalculable, vint briser tout à coup les relations que
nous entretenions avec M. et M'"^ Fatargolle. C'était pendant cette
foire qui commence le second dimanche après Pâques et dure quinze
jours. Cette année-là, le printemps fut précoce et le mois de mai
d'une douceur charmante. Dès que la nuit venait , les habitans
de la ville allaient dans les prairies de Saint-Pierre se promener à
travers les boutiques illuminées, les bruyantes baraques de saltim-
banques et les jeux de toute sorte établis en plein air. Un soir, imi-
tant la foule et nous mêlant au profamim riihjus, nous étions allés
avec les Fatargolle voir toutes ces choses futiles et mondaines. Cé-
lestrie et Henriette, qui avaient toujours entre elles de ces petites
rivalités auxquelles les femmes ne savent pas renoncer, avaient mis
leurs plus belles toilettes et s'en étaient mutuellement fait mille
complimens avec un air trop aimable pour ne pas cacher quelque
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 573
jalousie. Nous avions parcouru tout le champ de foire, nous arrêtant
tantôt à écouter les paroles ridicules que les paillasses débitent du
haut de leurs tréteaux, tantôt à regarder les élans d'une danseuse de
corde qui bondissait au bruit d'un mauvais orchestre, perdant notre
temps en un mot à mille spectacles sans goût, dont Henriette et Gé-
lestrie se divertissaient. Nous étions même entrés dans une tente où
une somnambule débitait ses oracles. Cette femme m'avait pris pour
un capitaine, ce qui me causa un grand trouble, car je pensai tout de
suite au malheureux que j'avais tué jadis, et qui si longtemps avait
revécu en moi. Nous revenions donc, et je marchais en baissant les
yeux, préoccupé de mes souvenirs, lorsque Henriette s'arrêta devant
une boutique où s'étalaient des bimbeloteries, des rubans, des pains
de savon et quelques menus bijoux. Elle prit un collier d'ambre trans-
parent qui reposait sur un lit de coton, et le marchanda. On lui de-
manda cinquante ou soixante francs, je ne sais plus au juste, et,
comme elle se récriait sur ce prix élevé, on lui fit remarquer que les
perles étaient fort grosses, bien taillées, sans défaut et toutes à peu
près de môme dimension. M. Fatargolle dit alors à sa femme qu'une
pareille dépense serait une folie, et qu'il ne fallait plus y penser.
Henriette rendit en soupirant le collier d'ambre à la marchande,
et nous continuâmes notre route. Henriette était triste et ne parlait
pas; son mari semblait contrarié de n'avoir pu lui donner ce qu'elle
désirait; Gélestrie riait et disait : « L'ambre ne sied pas aux blondes,
et c'est faire preuve de goût que de vous refuser cette babiole. »
Sur ce propos , les deux femmes se querellèrent , Gélestrie avec sa
vivacité habituelle et Henriette avec une raideur que je ne lui con-
naissais pas encore, et qui prouvait combien elle avait été humiliée
de ne pouvoir obtenir de son mari le cadeau qui l'avait tentée.
M. Fatargolle intervint dans cette petite dispute, et au moment où,
arrivés devant la porte de ma maison, nous allions nous séparer,
il dit à sa femme : u Voyons, mauvaise tête, calme-toi; demain
soir, nous irons acheter ce collier d'ambre, puisqu'il te fait envie. »
Henriette fut si contente qu'elle embrassa son mari au milieu de
la rue.
Tout le reste de la soirée, Gélestrie fut de méchante humeur, et,
quelques efforts que je fisse, je ne pus parvenir à l'adoucir. (( Gette
Henriette est une coquette avec ses airs de sainte nitouche, disait-
elle, et son mari est un pauvre sire de ne pas savoir lui résister. »
Je hasardai une timide observation qu'elle reçut fort mal, et je me
couchai sans avoir pu réussir à calmer son inexplicable irritation.
Le lendemain, en revenant du collège à mon heure ordinaire, après
avoir fait ma classe du matin, je fus très surpris de ne point trouver
Gélestrie à la maison; j'allais m'enquérir de cette absence inaccou-
57/i REVUE DES DEUX MONDES.
tumée, lorsque je la vis entrer, u Eh! d'où viens-tu donc? lui de-
mandai-je. — Du champ de foire, me répondit-elle, où j'ai acheté
le collier d'ambre. — Ah! bonne, aimable et douce créature! m'é-
criai-je en la prenant dans mes bras, par quelles prévenances char-
mantes tu sais réparer les vivacités où ton cœur n'a point part! Al-
lons vite porter ce collier à Henriette, qui sera d'autant plus ravie
de le tenir de toi que tu l'as plaisantée un peu durement hier au
soir. » Elle se dégagea brusquement de mon étreinte. «Tu te trompes,
me dit-elle, j'avais vu ce collier avant-hier, et j'en avais eu envie;
par conséquent il est juste que je l'aie : c'est pourquoi je l'ai acheté
et c'est pourquoi je le garderai. Du reste, il irait très mal à Hen-
riette, qui ne voulait l'avoir que parce qu'elle avait deviné que je le
désirais. Ce bijou serait ridicule pour elle, car les Fatargolle, tout
le monde sait cela, ne sont pas en position de faire une aussi grosse
dépense. » En achevant ces paroles, elle attacha le collier autour de
son cou, et comme j'essayais de la faire revenir à des sentimens
plus équitables envers son amie : « Ah! tu m'ennuies! me dit-elle;
si tu n'aimais pas Henriette, tu ne prendrais pas toujours son parti
contre moi! Si elle n'est pas satisfaite, elle n'a qu'à rester chez elle;
nous y gagnerons tous ! »
Le soir, M. et M'"^ Fatargolle vinrent nous voir vers les neuf
heures. Henriette avait le visage allongé d'une personne qui a sup-
porté une déconvenue; son mari riait, selon son invariable habitude.
« Le sort nous force à être sages malgré nous, me dit-il en entrant,
le collier d'ambre n'y est plus, et ma pauvre femme en est toute
contrariée. » J'étais fort troublé, car plus j'avais réfléchi, plus j'avais
trouvé le procédé de Gélestrie agressif et peu aimable. En levant les
yeux, Henriette aperçut le collier, dont les perles, pénétrées par la
lumière de la lampe, brillaient comme des gouttes d'or liquide au
cou de Gélestrie. (( Ah! dit-elle avec un cri d'étonnement qu'elle ne
put réprimer, c'est vous qui l'avez? — Eh! pourquoi donc ne l'au-
rais-je pas? repartit Gélestrie avec aigreur. Mon mari ne me refuse
jamais rien pour ma toilette, et Dieu merci nous sommes assez riches
pour acheter des colliers. » Gommencée sur ce ton, la conversation
dégénéra bientôt en dispute. M. Fatargolle et moi, nous nous regar-
dions sans mot dire, pendant que les deux femmes, debout, rouges,
parlant à la fois, s'accablaient de reproches qui ressemblaient bien
à des injures. Suffoquée par ses larmes, Henriette prit tout à coup
le bras de son mari. « Sortons d'ici, lui dit-elle, et n'y revenons ja-
mais. » Ils s'en allèrent sans même nous dire adieu. Je ressentis une
douleur sincère en les voyant s'éloigner, car cette relation était
agréable pour nous, et il n'y avait aucun motif plausible de la bri-
ser. J'en fis l'observation à Gélestrie, qui me répondit : a Si tu les
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 575
aimes mieux que moi, tu n'as qu'à les suivre, je ne te retiens pas. »
Je savais déjà par expérience qu'il est inutile de raisonner avec une
femme, lorsqu'elle ost en colère, et je me tus, tout en donnant inté-
rieurement tort à Gélestrie. Henriette ne revint plus nous voir, et
lorsque, seul dans les rues, je rencontrais M. Fatargolle, j'osais à
peine lui serrer la main, dans la crainte que ma femme ne le sût et
s'en irritât.
On eût dit vraiment que cette scène et la rupture qui en fut le
résultat avaient éveillé en Gélestrie des sentimens de coquetterie que
je ne lui connaissais pas encore : elle aimait à se mettre en toilette
pour avoir l'occasion de se parer de son collier d'ambre. Bientôt
même elle ne le quitta plus, elle le portait tous les jours, le net-
toyait sans cesse, le regardait, admirait les jeux de la lumière à
travers ses grains à facettes, s'en servait quelquefois en guise de bra-
celet, et semblait enfin ne pouvoir le quitter. Je souriais à ces enfan-
tillages, et je la laissais faire. Elle sauta de joie en m'entendant dire
que les anciens croyaient voir dans les perles d'ambre les larmes cris-
tallisées des sœurs de Phaéton. Un soir qu'elle jouait avec son collier
pendant que je travaillais, elle en rompit le fil, et toutes les petites
boules, chassées violemment de sa main, s'éparpillèrent sur le par-
quet. Il fallut tout quitter et rattraper une à une, sous les meubles,
les perles égarées. Gélestrie les mit précieusement dans une boîte,
et me chargea d'aller, dès le lendemain matin, chez un bijoutier,
les faire réunir de nouveau à l'aide d'un fil qui ne se pourrait briser.
Je n'oublierai jamais qu'en me rendant le collier qu'il venait de ré-
parer, le bijoutier me dit : « J'ai remplacé le cordon rompu par une
petite corde à violon que je vous défie bien de casser. Elle est si so-
lide, monsieur Floréal, ajouta-t-il en souriant, que vous pourriez
étrangler votre femme avec. » Je frémis encore quand je pense à
cette sinistre parole, qui n'était cependant qu'une plaisanterie de
mauvais goût.
Plusieurs fois je fis des efforts pour amener Gélestrie à aller voir
W"^ Fatargolle et lui dire qu'elle regrettait ses vivacités passées;
mais il me fut impossible de vaincre sa résistance. Par un effet de la
passion que les femmes mettent dans les choses les plus simples,
elle en était arrivée à se persuader que Henriette avait tous les torts.
«Pourquoi, disait-elle sérieusement, a- t-elle voulu s'approprier un
collier que je désirais acheter ? » Elle était sincère en parlant ainsi ;
sans s'en douter, elle avait interverti les rôles, et elle avouait elle-
même qu'elle aimait d'autant plus son collier d'ambre qu'il avait
failli lui échapper.
Quoiqu'il me fût pénible de ne plus voir les Fatargolle, j'avais
fini par prendre mon parti de leur absence, et mon bonheur n'en
576 REVUE DES DEUX MONDES.
fut pas atteint. Rien ne l'interrompit; il coulait pur et profond ainsi
qu'un beau fleuve limpide, et peut-être durerait-il encore, comme
il a duré pendant dix ans, s'il n'avait été arrêté dans sa course par
une effroyable catastrophe. Célestrie tomba malade; son indisposi-
tion, qui dans le principe paraissait n'avoir aucune gravité, prit tout
à coup un caractère inquiétant. J'obtins aussitôt l'autorisation de me
faire remplacer au collège, et je soignai jour et nuit la chère créa-
ture à qui je devais toutes les joies de mon existence. J'appelai à
mon aide les médecins les plus renommés; nulle dépense, nulle
fatigue ne m'arrêtèrent; mais hélas! ce fut en vain, la mort l'avait
touchée déjà, et l'implacable déesse allait me la ravir. Chaque jour,
chaque heure l'affaiblissait, et la nuit, pendant que je la veillais à
la pâle lueur d'une lampe à demi baissée, je suivais avec épouvante
les ravages que le mal creusait sur sa pauvre figure. Je voyais s'a-
grandir ces yeux si doux qui m'avaient regardé avec indulgence et
qui ne s'étaient point fermés devant ma laideur; je voyais se con-
tracter et se déformer cette bouche charmante d'où était sorti ce oui
tant attendu qui m'avait fait son époux. Ses mains amaigries, déjà
revêtues de blancheurs transparentes, erraient machinalement comme
à la recherche de choses indécises. Le bleu des veines marbrait ses
tempes, auxquelles maintenant la chevelure semblait trop lourde.
Ah! quels instans! quel silence, interrompu çà et là par quelques
plaintes de la mourante, et où j'entendais seulement les battemens
de mon cœur et le balancement régulier de la pendule!
Célestrie sentait bien que ses heures étaient comptées, et courageu-
sement elle surmontait ses souffrances pour apaiser ma douleur. A
sa voix, j'éclatais en larmes, je laissais tomber ma tête sur son lit,
je criais : « Ne meurs pas! ne meurs pas!... » La pauvre femme es-
sayait de se soulever; ses mains froides passaient sur mon visage
comme une caresse de neige : « Du courage ! me disait-elle, ne pleure
pas, garde mon souvenir... » Puis sa raison paraissait l'abandonner
tout à coup, et elle parlait de grands oiseaux qui lui frappaient le front
en volant auprès d'elle. L'accès aigu passait; elle retrouvait sa sé-
rénité résignée, elle me prenait la main, et s'endormait ainsi pen-
dant que je ne la quittais pas des yeux. Une fois elle se réveilla,
c'était vers les heures suprêmes qui précèdent la dernière : « Flo-
réal, me dit-elle, promets-moi, quand tout sera fini, de laisser mon
collier d'ambre à mon cou et d'empêcher Henriette de venir me le
voler dans ma tombe. » Je jurai. « Mais tu ne mourras pas! m'é-
criai-je. — Tais-toi, reprit-elle, pense à ta promesse; ne parle pas,
laisse-moi, le calme vient, mon âme est en repos, et je ne souffre
déjà plus ! »
Elle mourut!... Ce qui se passa alors, je ne pourrais le dire. Des
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 577
voisins compatissans m'entraînèrent, et je ne sais plus rien de ces
heures exécrables. A ces inslans où mon âme sombrait dans un ver-
tige sans fond, je vis apparaître en moi celui qui m'avait habité si
longtemps. (( 0 fantôme, lui criai-je, que me veux-tu? Pourquoi ne
m'as-tu pas tué jadis aux jours de ma jeunesse ? Si j'étais resté sur
la prairie qui fut teinte de ton sang, je n'aurais pas connu le bon-
heur qui vient de m'être arraché, et dont la disparition fait ma vie
misérable à jamais. » Les personnes qui étaient près de moi me cru-
rent fou. « La douleur lui trouble l'esprit! » disaient-elles, et elles
s'empressaient à me soigner, baignant mes tempes, me faisant res-
pirer du vinaigre, et débitant devant moi ces phrases de convention
dont la banalité exaspère la douleur au lieu de la calmer.
Vint l'enterrement; je suivis le cercueil malgré toutes les obser-
vations que l'on put me faire. On me disait: a Ce n'est point l'u-
sage; ce n'est pas convenable, ce n'est pas ainsi qu'agissent les
gens bien élevés. » Eh! que me faisait cela? Est-ce que j'appartiens
à telle ou telle catégorie de la société? Je ne suis qu'un homme, et
rien de plus. En dépit des efforts conjurés contre moi, j'allai où
mon cœur m'entraînait. Tête nue, dévasté, secoué par ma douleur
comme un arbre est secoué par l'orage, je marchais derrière la voi-
ture qui emportait tout ce que j'avais aimé; des amis me soute-
naient; je me tournais vers eux en gémissant et en cherchant dans
leurs regards quelque commisération pour mon infortune, car il me
semblait, tant mon malheur était grand, que chacun devait s'api-
toyer sur moi. A l'église, j'assistai à cette cérémonie théâtrale et
farouche où des versets terribles semblent s'interpeller et se ré-
pondre avec des paroles de menace et de colère. Les psalmodies,
accompagnées du murmure profond des orgues, montaient sous les
voûtes et retombaient sur moi ainsi qu'un ouragan de désolation.
Tout à coup, à l'un de ces instans où les chantres disent en chœur:
Requiescut in pare! je me sentis illuminé par une clarté intérieure
qui m'envahit tout entier, et en moi, dans mon cœur gonflé, dans
ma poitrine brisée par les sanglots, je vis surgir, semblable à un
ange rayonnant, Célestrie, ma Gélestrie, cette chère compagne dont
je pleurais la mort et dont j'escortais la dépouille. « Me voici, me
dit-elle avec un sourire que sa pâleur rendait plus charmant encore,
me voici avec toi, à toi, et pour toujours! » Je me levai en poussant
un cri : (c Elle vit! elle vit! elle n'est point morte! » Tout le monde
courut vers moi, le prêtre même quitta l'autel, on s'empressait au-
tour de la bière, qu'on avait déjà débarrassée de ses noires tentures,
et qu'on voulait briser. « Où donc? me disait-on. L'avez-vous entendue
remuer? — Je l'ai vue! je l'ai vue! répondais-je en levant vers le
ciel des yeux pleins d'extase et de reconnaissance. — Mais où donc?
TOAIE XXXIV. 37
578 REVUE DES DELX MONDES.
demandait-on. — Là, répliquais-je en frappant sur mon cœur, —
Ah! le pauvre homme! dirent les assistans en se regardant entre
eux et en haussant les épaules par un geste de pitié. Il est fou! »
Non, vraiment, je n'étais pas fou, je ne l'ai jamais été, et je ne le suis
pas. Suis-je coupable, et faut-il calomnier ma raison, parce que je
subis des phénomènes inconnus à la plupart des autres hommes?
La messe interrompue reprit son cours; on m'entraîna, on voulut
me calmer et me prouver que j'avais tort, a Elle est là, elle est là,
je la vois, je la sens! » criais-je toujours en pressant ma poitrine;
mais j'avais été battu par de si violentes émotions que j'en fus ac-
cablé : je tombai sans connaissance, et l'on m'emporta.
Lorsque je rentrai dans mon appartement, qui me parut plus dé-
sert et plus sinistre qu'une ville ravagée par la peste, ce fut avec un
sentiment d'inexprimable tristesse. Je le parcourus comme si j'y
cherchais l'hôte chéri que la mort en avait enlevé; je touchais avec
une sorte de recueillement religieux à tous les objets qui avaient
appartenu à Célestrie, et pendant ce temps je voyais cette même
Célestrie sourire dans mon cœur et tourner vers moi des regards
pleins de commisération. Les larmes coulaient de mes yeux. Comme
tout était triste! Les chardonnerets, si babillards ordinairement, se
taisaient dans un coin de leur cage,; les fleurs, qu'on avait oublié
d'arroser durant ces jours cruels, penchaient leurs tiges souillées de
poussière. L'appartement me semblait agrandi et rempli d'un si-
lence qui m'elfrayait; quelque chose de nouveau venait d'y entrer:
la solitude, que j'avais désapprise pendant tant de bonnes années
auprès de Célestrie; oui, la solitude, car je sentais bien que l'image
qui vivait en moi, invisible pour le monde extérieur, ne remplacerait
jamais l'être charmant près de qui j'aurais voulu vivre toujours. Je
continuai ma lugubre inspection, je rassemblai tous ces gracieux
petits outils dont les femmes se servent, le dé, les aiguilles, les ci-
seaux, l'ouvrage que la*mort avait interrompu. Je rangeais le livre
de messe à côté d'une vieille Bible qui avait autrefois servi à ma
mère, lorsque, levant les yeux, j'aperçus tout à coup le collier
d'ambre sur un meuble! Je jetai un cri de désolation. Dans le tour-
billon de douleur où j'avais disparu après la mort de Célestrie, je
n'avais plus pensé à sa recommandation dernière, et les voisines
qui prirent soin d'elle crurent bien faire en lui retirant ce collier
avec lequel elle avait voulu être ensevelie et enterrée. Que faire?
J'avais beau fatiguer mon esprit, je n'inventais aucun moyen de
réparer cet oul)li déplorable qui me faisait manquer au vœu sacré
d'une mourante. Je regardai Célestrie : son visage était sévère et
son regard sans douceur. « Je te jure que je le conserverai toujours
comme un précieux dépôt que tu m'aurais confié, » m' écriai -je en
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 579
appuyant le collier contre ma poitrine. Célestrie secoua la tête, et
des pleurs affluèrent à ses yeux. Sous un globe de verre, je réunis
le bouquet qu'elle portait le jour de noti'e mariage et la couronne
virginale qui avait pressé son front; j'y joignis le collier d'ambre, et
je déposai ces pieuses reliques devant moi , près de ma table de
travail, afin de les avoir toujours sous les yeux.
Je repris ma vie bien tristement et sans courage. Le cher fantôme
qui m'habitait et ne me quittait plus avait beau rappeler mon éner-
gie, je me traînais à tâtons dans l'existence comme un aveugle qui
a perdu son guide. Ce n'est pas que Célestrie eût cessé de me con-
seiller; au contraire plus que jamais, maintenant que disparue pom*
tous elle ne vivait absolument que pour moi , elle dirigeait mes ac-
tions et substituait peu à peu ses pensées à celles qui jusqu'alors
m'avaient conduit. Je sentais en moi son influence permanente tou-
jours éveillée. Elle me dofinait des vertus que je n'avais pas, et
aussi, je dois le dire, des vivacités, des emportemens que mon ca-
ractère n'avait pas encore connus. Que de fois, ayant passé indiffé-
rent et songeur devant des mendians qui tendaient leurs mains vers
moi, je me suis arrêté, je suis revenu sur mes pas, j'ai déposé mon
humble aumône pour obéir à Célestrie , qui disait dans mon cœur :
« Donne, celui qui donne aux pauvres prête à Dieu! » Ce n'est pas
moi, c'était elle qui faisait la charité. Bien souvent, au collège, j'a-
vais contre mes élèves trop turbulens des colères que j'ignorais jadis :
je les grondais, je les punissais à outrance ; une fois même je m'a-
bandonnai jusqu'à en frapper un qui m'avait appelé ineiix foui
Lorsque j'étais revenu à moi, je déplorais ces excès et je disais à Cé-
lestrie : « Pourquoi donc te mets-tu ainsi en colère ? »
On pourrait croire que , réuni et pour ainsi dire indissolublement
mêlé à celle que j'aimais, j'étais heureux. On se tromperait. J'étais
le plus infortuné des hommes. Pour ne pas m'éloigner des lieux où
j'avais vécu près de Célestrie et pouvoir sans cesse contempler les
muets témoins de mon bonheur passé, j'avais conservé notre ap-
partement, qui était pour moi comme un temple. 0 faiblesse des
hommes! ce fut là cependant que je commis le crime, mon vrai
crime, celui d'avoir trompé tant de chers s'ouvenirs, crime punis-
sable bien plus que l'accident fatal qui s'ensuivit... Passons, pas-
sons : l'instant ne viendra que trop vite de raconter cet événement
funeste dont la responsabilité m'écrase, quoique aux yeux de Dieu
elle ne doive pas m'incomber. C'est donc dans cet appartement qu'elle
s'était plu à orner pour en faire l'asile de notre heureuse existence que
je vivais maintenant, cherchant en vain à tromper par mes occupa-
tions accumulées les pensées de désolation qui ne cessaient de m' ob-
séder. J'étais, pour ainsi dire, environné de regrets qui, à toute
580 REVUE DES DEUX MONDES.
heure, me parlaient de celle que je ne voyais plus que par les yeux
de l'esprit. Son âme identifiée à la mienne était en moi, je le sais, et
ce fut un incomparable adoucissement à mes peines; mais son corps,
ce corps charmant qui avait la lîlancheur du duvet de cygne, où était-
il? Rien ne pouvait suppléer à son absence, et je me désespérais d'être
seul après avoir été deux. Non, non, son âme ne me suffisait pas :
elle m'aimait encore, elle me soutenait dans mes défaillances, c'est
vrai; mais l'apparence, cette apparence que j'avais idolâtrée, que
je regrettais sans relâche, à laquelle j'avais dû tant de joies inef-
fables, cette apparence n'était plus là, et je m'agitais dans le vide,
sans savoir que faire des trésors de tendresse que je sentais amassés
en moi. Bien souvent, lorsqu' entraîné par mes rêveries doulou-
reuses, je m'écriais en pensant à Célestrie : <( Où es-tu? » je l'ai vue
apparaître en moi, me disant : (( Me voilà! — Non, lui répondais-je
alors, tu n'es pas celle que j'appelle, pauvre âme évoquée qui crois
suffire à mon bonheur! Non, tu n'es pas telle que je te voudrais.
Où est ton regard limpide? où est ton rire étincelant? où sont tes
mains si douces que je frémissais tout entier lorsqu'elles passaient
sur mon visage? où sont tes lèvres si regrettées, et dont les miennes
restent altérées jusqu'à en mourir? Où es-tu, toi qui étais mes dé-
lices et mon idole? Que veux-tu que je fasse de la vie maintenant
que je ne t'ai plus? » Célestrie ne répondait pas, et qu'aurait-elle
pu répondre? Que de fois, la nuit, assis sur mon lit, si tristement
solitaire, je suis resté jusqu'au point du jour, la tête dans mes
mains, pleurant, appelant Célestrie et ne pouvant écouter les con-
solations qu'elle me prodiguait au dedans de moi-même!
Un an s'était écoulé ainsi dans une peine constante qui souvent
s'exaspérait jusqu'à devenir une souffrance aiguë. Pour tous ceux
qui me connaissaient, je n'étais qu'un pauvre homme accablé d'un
chagrin auquel le temps devait apporter son infaillible remède;
mais pour moi, qui savais de mes douleurs tout ce que je n'en vou-
lais pas dire, j'étais un être misérable, d'autant plus à plaindre que
la présence intérieure de Célestrie me rendait insupportable son ab-
sence réelle. Je fuyais le monde, je remplissais exactement mes de-
voirs de professeur, mais sans plaisir, comme une besogne à la-
quelle j'étais machinalement accoutumé ; en dehors de mes heures
de classe, où je me trouvais forcément en rapport avec mes élèves,
je vivais dans une solitude absolue, ayant brisé le peu de relations
que j'avais et redoutant d'en créer de nouvelles. Je marchais beau-
coup, je faisais de longues courses à travers la campagne, mais sans
trouver le repos qui semblait s'obstiner à me fuir.
Un soir qu'au soleil couchant, plein de mélancolie, je suivais, en
songeant à mon bonheur envolé, les bords de l'Odon, je me trouvai
LES HALLUCINATIONS DU PllOFESSEUR FLOREAL. 581
face à face avec FatargoUe. Il vint cordialement à moi, la main ou-
verte ; son premier mot fut une doléance sur le malheur qui m'avait
frappé. Il répondait si précisément aux pensées qui m'agitaient à ce
moment même que j'en fus touché, et que, me laissant t(3mber dans
ses bras, j'éclatai en sanglots. Il me consola par de bonnes paroles :
u Venez donc nous voir, me dit-il ; toutes nos petites querelles sont
oubliées depuis longtemps, Henriette m'a parlé bien souvent avec
regret de cette pauvre Gélestrie : si vous êtes libre, venez passer la
soirée avec nous, ma femme en sera ravie, et nous renouerons notre
vieille amitié que rien jamais n'aurait dû rompre.» Il y avait si long-
temps que j'amassais mes douleurs sans les épancher que je ne
refusai point l'offre de FatargoUe, et que, prenant son bras, je le
suivis. Pendant le trajet, je regardais en moi-même, je voyais Géles-
trie : son visage paraissait joyeux; on eût dit qu'elle était heureuse
de se réconcilier en moi et par moi avec l'amie qu'elle avait jadis
injustement blessée. Henriette me reçut à merveille; je la trouvai
peu changée, légèrement engraissée peut-être, mais toujours char-
mante et portant dans ses regards une douceur pénétrante qui était
son plus sérieux attrait. Ai-je besoin de dire que toute notre soirée
fut employée à causer de Gélestrie? Dans mon cœur, elle se réjouis-
sait et s'attristait en même temps des regrets qu'elle avait inspirés.
On me fit promettre de revenir souvent. « Voyez, me dit M'"*" Fatar-
goUe, je suis bien seule: Etienne est toute la journée occupé à son
greffe, et moi je reste à la maison : venez quelquefois me tenir com-
pagnie dans l'intervalle de vos classes, nous parlerons de votre
pauvre femme, et au moins vous ne vivrez plus comme un ours,
enfermé dans votre chagrin et votre solitude. »
Gette visite me lit un grand bien, car elle diminua le poids qui
m'oppressait, et, loin de déplaire à Gélestrie, elle parut lui avoir été
agréable. En eflet, lorsque, resté seul avec cette chère apparition,
je l'interrogeai, je ne vis en elle aucun signe de colère; elle souriait
doucement lorsque je lui faisais l'éloge d'Henriette, approuvant
ma conduite et m'encourageant à chercher dans cette intimité non
pas un oubli, mais un allégement à mes chagrins. Toutes ces mes-
quines jalousies qui jadis l'avaient séparée de son amie semblaient
mises à néant, et pour la première fois depuis bien des jours je
m'endormis le cœur moins attristé.
Le soir souvent, au lieu de m'enfermer chez moi ou d'errer sur
les routes, j'allais passer une heure avec Étierme et sa femme. Quel-
quefois, dans la journée, j'allais voir Henriette; il me plaisait sin-
gulièrement d'être seul près d'elle, je causais avec plus d'abandon,
et nous n'étions pas dérangés par FatargoUe, dont l'intarissable
gaieté me fatiguait beaucoup. Insensiblement ces visites se renouve-
58*2 REVUE DES DEUX MONDES.
lèrent jusqu'à devenir quotidiennes, et bientôt elles furent pour moi
une telle habitude que le matin, en sortant du collège, je prenais
instinctivement le chemin de la maison d'Henriette. Lorsque j'en-
trais, j'étais toujours accueilli par un : « bonjour, monsieur Floréal ! »
accompagné d'un beau sourire avenant. Je m'asseyais , et pendant
qu'elle se livrait aux soins de son ménage ou à ces petits travaux
d'aiguille auxquels elle excellait, je causais avec Henriette. Elle
m'écoutait, me redonnait du courage quand j'étais triste et m'ad-
mirait même un peu. <( Vous êtes si savant! » me disait- elle. Peu
à peu, fortifiée par les confidences, notre confiance mutuelle de-
vint extrême. Je pus alors connaître sa vie dans tous ses détails.
La pauvre femme n'était pas heureuse ; trop douce pour se plain-
dre, elle ne souffrait pas moins; son mari la négligeait fort; il s'était
lié avec une ouvrière du voisinage, il passait chez elle une partie
de son temps, et presque tout l'argent qu'il gagnait s'en allait en
dîners qu'il faisait avec elle dans les petits restaurans de la ville.
Une fois ou deux Henriette avait essayé d'adresser quelques remon-
trances à son mari; il lui avait ri au nez en lui répondant qu'il
était fait ainsi et qu'il ne pouvait se changer. Elle se l'était tenu
pour dit et n'avait point recommencé. Elle n'avait point d'enfans,
et parfois elle trouvait les journées bien longues, seule, travail-
lant dans sa chambre, pendant qu'Etienne courait la prétantaine.
Elle s'ennuyait, et mes visites lui étaient d'un grand secours;
nous nous consolions; elle me plaignait d'être isolé dans la vie,
et moi je la réconfortais de mon mieux lorsque Fatargolle avait
fait quelque nouvelle fredaine. <( C'est un mari semblable à vous
qu'il m'aurait fallu, me dit-elle un jour, doux, rangé et instruit
comme un livre. — Ma pauvre tournure mal gracieuse ne vous au-
rait donc pas rebutée? » lui demandai-je. Elle me regarda avec
ses bons yeux doux et me répondit : « On aime tout dans ceux
qu'on aime. » Ce jour-là, je me retirai fort troublé; une sorte de
sensation nouvelle qui ressemblait à une espérance indécise m'agi-
tait. Dans mon cœur, Célestrie se remuait confusément. « Qu'as-tu
donc? lui disais-je. — Ah ! répliqua-t-elle, tu vas l'aimer ; je ne sau-
rais t'en vouloir, car tu ne peux pas toujours vivre seul parce que je
suis partie; elle est douce et soumise, vous êtes malheureux .tous
les deux ; aime-la donc, mais n'oublie pas cependant ta pauvre Cé-
lestrie! »
Étais-je donc amoureux? Je ne sais, mais à coup sûr je ne tar-
dai pas à le devenir, et sans oser dévoiler à Henriette l'état de mon
cœur, où se livraient de grands combats, je fus très attentif et plus
assidu près d'elle. Nos causeries se prolongeaient plus intimes chaque
jour et plus émues; je me sentais troublé jusqu'au plus profond de
LES IIALLLCINATIOXS TU' PROFESSELT. FL0B*ÉAL. 583
mon être, j'éprouvais des angoisses poignantes qui ne resseml^laient
en rien au sentiment presque éthéré qui jadis avait envahi mon cœur
avant mon mariage. <( Que faire? disais-je h Gélestrie. — Aime-la,
me répondit-elle, mais ne m'oublie pas ! »
Un hasard, fut-ce bien un hasard? précipita ma chute. Un soir
que je m'étais plaint devant Henriette du désordre qui régnait chez
moi depuis la mort de Gélestrie : « Les hommes n'entendent rien à
tout cela, me dit-elle; demain, si vous me le permettez, j'irai chez
vous visiter votre linge et donner un coup d'œil à vos armoires. »
J'acceptai avec reconnaissance. Le reste de la soirée se traîna lan-
guissamment; nous avions peine à reprendre notre conversation, qui,
faute d'aliment, tombait à chaque minute. Lorsque je quittai Hen-
riette, elle me serra la main, et je crus sentir dans sa pression quel-
que chose de plus doux que d'ordinaire, et qui ressemblait à une pro-
messe. Je dormis mal; à demi éveillé, en proie à des cauchemars
qui participaient du rêve et de la vie réelle, je ne cessais de m'entre-
tenir avec Gélestrie; parfois elle m'encourageait à aimer Henriette
et parfois au contraire elle entrait dans des violences excessives et
s'écriait : « Ahl comme tu trahis notre amour! » J'étais comme une
boussole affolée entre deux courans magnétiques contraires: je cher-
chais mon pôle à travers ces hésitations où le souvenir et l'espé-
rance se combattaient, et je ne pouvais parvenir à le trouver. Le
lendemain, j'allai au collège; c'était un mardi, jour de composition
par bonheur, car, une fois la dictée faite, je n'avais d'autre devoir à
remplir que de surveiller mes élèves. Je pus donc, sans contrainte,
m'abandonnera toutes mes pensées, que Gélestrie dirigeait ou plutôt
bouleversait sans pitié. On eût dit que son souvenir, si précieusement
conservé et personnifié en moi par sa permanente apparition, se ré-
voltait à l'idée d'une liaison nouvelle qui peut-être allait l'affaiblir.
Je luttais, ou, pour parler plus exactement, Gélestrie luttait dans
mon cœur. Ses irrésolutions se reflétaient dans mon esprit; balancé
entre deux extrémités, je ne savais que résoudre. Ah ! qu'ils sont
heufeux, ceux qui ont une volonté!
Je revins chez moi lentement et tout à fait bouleversé. Devant la
porte de ma maison, Henriette m'attendait. « Fi, que c'est laid
d'être en retard! » me dit-elle en souriant. Nous montâmes l'escalier
sans parler. A peine entré dans l'appartement, Gélestrie m'enve-
loppa pour ainsi dire, et je ne pensai plus qu'à elle. « C'est ici
qu'elle s'asseyait pour coudre, disais-je à Henriette; c'est là qu'elle
était lorsque je lui faisais la lecture; c'est ainsi qu'elle parlait à ses
oiseaux... Ah! je suis bien malheureux! » m'écriai-je. Henriette me
prit la main, et, me regardant avec ses yeux dont l'étrange douceur
avait le don de me troubler jusqu'au fond de l'âme, elle me dit :
584 ' REVUE DES DEUX MONDES.
« Pauvre monsieur Floréal ! » Je laissai tomber ma tête sur son épaule,
et je pleurai. Elle me caressait le visage de sa main, comme on fait
aux enfans qu'on veut calmer. Dans mon cœur, Gélestrie fermait les
yeux et semblait se raidir contre une insupportable «émotion, u Ah!
Henriette, disais-je, qui remplacera jamais celle que j'ai perdue? »
Il me sembla que sa bouche murmurait à mon oreille : « Moi ! » Je
relevai le front, nos lèvres se rencontrèrent, et, avant même que
j'eusse pu combattre, j'étais vaincu.
jNous fûmes coupables, si c'est être coupable que d'obéir aux im-
pulsions terribles de la nature; je trahissais un ami: bien plus, je
trahissais un souvenir sacré, et lorsque je restai seul après cette
crise, je demeurai longtemps absorbé dans un engourdissement dou-
loureux. Mon trouble intérieur n'était pas près de finir, et il se re-
fléta dans ma vie d'une façon déplorable. Gélestrie me dirigeait, je
subissais son in'fluence sans pouvoir m'y soustraire, et cette influence
étrange et mobile imposait à ma conduite d'inexplicables contradic-
tions. Quand j'étais seul, Gélestrie, douce, charmante, quoique at-
tristée, me parlait d'Henriette sans colère. Je me trouvais heureux
alors, un grand calme se faisait dans mon cerveau, si souvent battu
d'idées contraires, et j'estimais que nul au monde n'avait ce bon-
heur de posséder une maîtresse enviable et de sentir exister en soi
une créature autrefois adorée; mais il n'en était plus ainsi lorsque,
dans nos rendez-vous, Henriette et moi nous étions réunis; on eût
dit alors que Gélestrie devenait folle; elle s'agitait dans mon cœur
comme si elle eût voulu se jeter sur sa rivale; toute son ancienne
jalousie contre elle se réveillait avec des ardeurs d'injustice que je
ne soupçonnais pas, mais que je subissais avec ma passivité ordi-
naire, tout en m'en eflrayant. Pour le plus léger motif, profitant d'un
prétexte souvent insensé, j'entrais dans d'absurdes colères contre
la pauvre Henriette, qui supportait ces bourrasques sans pouvoir en
deviner la cause. «Ah! Floréal, me disait-elle, mon Dieu! comme
vous êtes méchant, vous que je croyais si doux! » Ces paroles me
rappelaient à moi-même, je faisais un effort désespéré, je réduisais
Gélestrie au silence, et, m'inclinant vers Henriette, qui pleurait, je
lui disais en lui baisant les mains : « Ah ! je vous aime tant et je suis
si bon pour vous quand vous n'êtes pas là ! » Elle riait de cette phrase,
qu'elle appelait une naïveté, car elle ne se doutait guère de l'incon-
cevable réalité que ces mots renfermaient. Je pourrais affirmer, sans
crainte de me tromper, que Gélestrie s'efforçait de se substituer en
moi à Henriette, et il me semble, tant l'apparition était violente, que
parfois je n'ai pas su laquelle des deux je tenais dans mes bras.
Gette vie de lutte était affreuse; je souffrais beaucoup, et j'essayais
en vain de calmer le fantôme jaloux qui m'habitait. Pendant mes
LES HALLUCINATIOÎSS DU PROFESSEUR FLOREAL. 585
t
nuits sans sommeil, je suppliais Gélestrie de me donner enfin le re-
pos dont j'avais tant besoin; elle s'attristait alors de ma douleur, elle
me jurait d'être plus sage à l'avenir, me parlait d'Henriette en
termes affectueux; mais dès qu'elle la revoyait près de moi, elle ou-
bliait ses résolutions promises et entrait dans des colères nouvelles,
dont je faisais injustement supporter le poids à mon innocente maî-
tresse. Vingt fois, pour éviter ces combats où je perdais le meilleur
de mes forces, j'ai voulu tout quitter, m'enfuir, aller cacher ma vie
dans quelque coin ignoré de tous; mais je n'avais pas l'énergie né-
cessaire pour accomplir un projet pareil, et puis j'aimais Henriette,
et je restais.
Je lui avais remis une clé de mon appartement afin qu'elle pût y
entrei' pendant mon absence et m'attendre; elle pouvait se rendre
assez secrètement chez moi par une sorte d'allée qui aboutissait à
ma maison, et lui épargnait, par son obscurité, les regards indiscrets
du voisinage. Elle rangeait mes affaires, raccommodait mon linge et
donnait à tout mon intérieur une proprette élégance. J'aimais à la
trouver chez moi quand j'arrivais. (( Ne me querellez pas trop au-
jourd'hui, mon cher Floréal, » me disait-elle en me voyant paraître.
Je le lui promettais en l'embrassant, et j'étais bien heureux quand
j'avais pu tenir ma promesse.
(( J'ai quelque chose à vous demander, me dit-elle un jour. — Faites
vite, lui répondis-je', afin que j'aie la joie de vous obéir promptement.
— Ce collier d'ambre que j'ai tant désiré autrefois et qui n'est plus
pour yous aujourd'hui qu'un souvenir insignifiant, donnez-le-moi,
car je le désire encore. » A ces mots, Gélestrie fit un bond dans
mon cœur. « Jamais vous n'aurez ce collier, dis-je sévèrement à
Henriette; je vous défends de m'en parler de nouveau, et si vous
redoutez un grand malheur, évitez même d'y toucher lorsque vous
viendrez ici. » Henriette voulut insister , j'entrai en fureur ; elle
pleura et partit en me disant : « Vous êtes en vérité trop méchant
pour moi ! d
« Pourquoi ne veux- tu pas lui donner ton collier? demandai-je à
Gélestrie, quand, resté seul, je pus l'interroger. — Tu m'avais pro-
mis de l'enterrer avec moi, me répondit-elle. N'est-ce donc pas assez
déjà de t' avoir pardonné ta négligence? Ge collier est à moi, il ne
doit appartenir à personne; si cette créature y touche, je l'étrangle. »
Que faire? Je me tus sans oser répliquer. Henriette ne me parla plus
du collier; mais son désir persistait toujours, je m'en apercevais fa-
cilement aux regards de convoitise qu'elle jetait souvent sur ce pau-
vre bijou, qui m'avait déjà valu tant de contrariétés et qui devait
encore me valoir bien des douleurs. Toutes les fois qu'Henriette
contemplait le collier d'ambre, je sentais les tressaillemens irrités
586 REVUE DES DEUX MONDES.
de Gélestrie. Une fois j'eus envie de le prendre et d'aller le jeter
à la rivière; Gélestrie me fit de tels reproches, si douloureux et
si acres en même temps, que je n'eus pas le courage de mettre
mon projet à exécution. Je comprenais vaguement qu'un malheur
planait sur nous; mais l'inconcevable fatalité de ma vie déjouait mes
projets les plus sages, et la catastrophe s'abattit sur moi comme la
foudre.
C'était pendant les premiers jours du mois d'août. Une chaleur
accablante rampait sourdement sous un ciel de plomb. Ues oiseaux
se taisaient parmi les feuilles immobiles; un air épais et carbonique
miroitait au-dessus des prairies desséchées comme au-dessus d'un
terrain sulfureux. Voilé de gros nuages blanchâtres que nulle brise
ne remuait , le soleil laissait tomber sur nous des effluves sembla-
bles à l'haleine d'un four embrasé. Les chiens haletans, couchés à
l'ombre, le museau étendu sur leurs pattes, tiraient la langue et ne
luttaient plus contre les mouches voraces qui les harcelaient; les
hirondelles même, moins rapides dans cette atmosphère alanguis-
sante, volaient mollement en rasant la surface des eaux où nul pois-
son n'apparaissait. Parfois on entendait à l'horizon le bruit sourd
d'un tonnerre lointain. .Je revenais du collège, me traînant à peine,
sentant un cercle de fer presser mes tempes : un engourdissement
singulier m'avait saisi; mes pensées étonnées et comme disloquées
s'agitaient dans ma tète sans pouvoir se rejoindre, pareilles aux tron-
çons d'un serpent coupé. Ma peau brillait, et cependant une sorte
de froid glacial circulait jusque dans la moelle de mes os. Avant de
rentrer chez moi, je fus obligé, par lassitude, de m'arrêter sur les
bords de la rivière; j'y trempai mon front pour en dissiper l'insup-
portable douleur; les objets dansaient devant mes yeux et prenaient
des formes étranges ; j'entendais de grands bourdonnemens dans mes
oreilles; j'étais comme ivre, tout à fait étourdi, et je trébuchais à
chaque pas.
Henriette était chez moi lorsque j'y arrivai; en m'apercevant, elle
fit un geste d'elfroi que je me suis rappelé depuis, mais que je ne re-
marquai pas sur le moment même. Une fatigue trop énervante était
en moi pour que je pusse faire attention à quoi que ce soit; je me
laissai tomber sur une chaise en prenant ma tête dans mes mains.
« Qu'avez-vous donc. Floréal? me demanda Henriette. — Je souffre,
lui répondis-je, cette chaleur me fait mal. » Elle me baigna les tempes
avec de l'eau fraîche, et comme je levais les yeux vers elle pour la
remercier, j'aperçus le collier d'ambre qui brillait à son cou comme un
chapelet de feu. La malheureuse avait profité de mon absence pour
l'essayer, et mon retour l'avait surprise avant qu'elle eût pu le reti-
rer. A cette vue, Gélestrie se dressa en moi comme une furie; je la
LES IIAI.LUCIXATIOXS DU PROFESSEUR FLOREAL. 587
sentais littéralement qui trépignait dans mon cœur en criant : <( Mon
collier! mon collier! » Une rage aveugle m'envahit, je me levai
d'un bond; un nuage de sang troublait mes yeux, et comme celle
qui s'agitait en moi, je me mis à crier : « Mon collier, mon collier!
— Le voilà! le voilà! » répondit Henriette éperdue, courant dans la
chambre pâle de frayeur, et ne pouvant parvenir à dénouer la corde
qui rattachait les perles. Je la poursuivais en répétant toujours :
« Mon collier ! mon collier ! » sans conscience de mes paroles , sans
conscience de mes actions, ivre, fou peut-être, à coup sur stu-
pide! Henriette s'était jetée sur mon lit, ramassée dans un coin, les
deux mains sur son visage, grelottant de terreur. (( Je ne voulais
pas le garder, disait-elle, c'était pour l'essayer. Floréal! ô mon-
sieur Floréal! ne me maltraitez .pas ; je vais m'en aller, jamais je
ne le ferai plus,... je n'y toucherai plus jamais, » Je n'écoutais ou
plutôt je n'entendais rien. Une force invincible me poussait. » Mon
collier, m'écriai-je, ah! misérable, tu m'as pris mon collier! » J'al-
longeai le bras, je saisis le collier à pleines mains, je criais : « Veux-
tu me le rendre? » Une voix étranglée répondit quelque chose que je
n'entendis pas; je tirai le collier à moi, et comme il ne cédait pas à
mon mouvement, je me mis à le tordre en fermant les yeux, n'a-
percevant plus en moi et autour de moi que Célestrie debout, fu-
rieuse, effrayante à voir. — Je tordais toujours cet infernal collier.
H me semble que j'entendis une sorte de râle étoufle, que des mains
battirent mon bras avec une rapidité indicible ; il me semble qu'il y
eut près de moi des convulsions dont je ressentis le contre-coup,
mais je ne puis rien affirmer ; ce qui se passa dans cette chambre
fut un rêve. Combien cela dura-t-il? Je ne sais; une éternité sans
doute, car le temps me parut très long. Les yeux clos, raidissant
toujours ma main dans son étreinte terrible, je regardais Célestrie,
qui éclata d'un rire farouche. Puis peu à peu, par d'insensibles gra-
dations, le calme se fit sur son visage; à la colère qui l'animait tout
à l'heure succéda une impression d'épouvante et de désespoir: de
grosses larmes roulèrent sur ses joues, et, levant ses regards comme
si elle eût voulu me voir, elle me dit d'une voix que secouaient des
sanglots : « Ah! mon pauvre homme! qu'avons-nous fait? »
Je rouvris les paupières; ce que je vis fut horrible! Henriette,
couchée en travers sur mon lit, avait le visage tout pâle, marbré de
taches violettes; ses yeux renversés en arrière ne montraient que
leur orbe blanc traversé par des filets sanguins que couvrait une
teinte laiteuse; sa langue tuméfiée apparaissait livide sur le bord
de ses lèvres; ma main, ma main meurtrière tenait encore le collier,
dont quelques perles brisées jonchaient les draps blancs. Je déga-
geai mes doigts lentement, avec un effroi qui me' remua tout en-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
tier. Une ligne rouge traçait autour du cou un cordon sanglant;
nulle respiration ne soulevait la poitrine immobile. Je mis la main
sur le cœur, il ne battait plus; la douce Henriette était morte!...
Je tombai anéanti, cà genoux, le front appuyé sur le lit où gisait
le corps de la pauvre créature, ne comprenant rien au forfait que je
venais de commettre, en proie à une sorte d'abrutissement aigu qui
me faisait douter de ma raison ; des bruits de cloches sonnaient dans
ma tète, et mes pensées indécises s'envolaient confusément sans que
je pusse les saisir, semblables à des oiseaux de nuit effarouchés. « Ah !
malheureuse ! qu'as-tu fait? disais-je à Gélestrie. — Pardonne-moi, »
me répondit-elle en pleurant. Je pleurais comme elle, et je restais
prosterné, n'osant lever les yeux dans la crainte d'apercevoir la
chose affreuse qui était étendue près de moi. Je demeurai là long-
temps, longtemps, dans une somnolence douloureuse, abattu par
une lassitude sans nom, et hors d'état de faire un mouvement; je
crois même que je m'assoupis pendant quelques minutes. Tout cela
du reste est plein de confusion dans mon esprit; c'est un cauchemar
qui, pour moi, disparaît dans les épouvantes de mon souvenir. Mon
nom prononcé à haute voix, puis des coups précipités frappés à ma
porte me tirèrent de ma léthargie. Je me levai avec un battement
de cœur affreux. «Est-ce qu'on vient m'arrêter?» La voix disait:
« Monsieur Floréal, il est plus de deux heures, vous êtes en retard;
on vous attend au collège pour faire votre classe, le censeur m'a en-
voyé vous prévenir. » Je me tins immobile, n'osant même plus res-
pirer. « Il n'y est pas, » reprenait la voix. Une autre voix répondit :
« Ah ! il y était ce matin, je vous assure, car on a fait un beau va-
carme dans sa chambre. » J'entendis encore quelque mots, puis
tout rentra dans le silence.
Je m'assis dans un coin, la face contre la muraille, tournant le
dos au lit, et j'essayai de réfléchir. Chose étrange! dans cet instant,
l'idée de mourir ne me vint même pas. « Allons, me dis-je après une
longue méditation, c'est un irrémédiable malheur; je suis l'instru-
ment du meurtre plutôt que le meurtrier; ce que j'ai de mieux à
faire, c'est de me remettre loyalement entre les mains de la jus-
tice et de dire la vérité. « Au moment de sortir, je pensai à Fatar-
golle, et j'éclatai en larmes. Quand je fus un peu remis, j'ouvris ma
porte avec mille précautions, je descendis l'escalier sur la pointe du
pied; dans la rue, je me glissai le long des murailles, et j'arrivai
chez le commissaire de police; je le connaissais, car son fils était
un de mes élèves. Dès qu'il me vit entrer, il vint à moi en me ten-
dant la main. <( Eh ! bonjour, cher monsieur Floréal, comment allez-
vous par cette chaleur? — Monsieur, lui répondis-je, je vais très
mal, et je viens de tuer une femme. » Il éclata de rire. « Joli, joli!
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 589
s'écria-t-il; ah! la plaisanterie est vraiment excellente! — Je ne
plaisante pas, repris-je en sentant les pleurs déborder de mes yeux,
le malheur que je viens vous annoncer n'est que trop réel; j'ai com-
mis un crime. — Mais alors, dit le commissaire de police en pre-
nant tout à coup un maintien sévère, c'est à l'officier public et non
à l'ami que vous vous adressez; quelle est cette femme? Comment
l'avez-vous tuée? Est-ce à l'aide d'un instrument contondant? —
Non, c'est avec le collier. — Quel collier? C'est donc par mode de
strangulation? » Il appela son secrétaire, ceignit son écharpe, en-
voya chercher deux agens de police entre lesquels il me fit placer,
et nous nous rendîmes ainsi à ma maison. La honte m'étouffait; ah !
si la terre avait pu m'engloutir!
Nous pénétrâmes dans ma chambre; en voyant sur le lit Henriette
morte et encore crispée par les dernières convulsions, le commis-
saire s'écria : « C'est donc vrai! » Puis, approchant d'elle, il voulut
détacher le collier en disant : (( Je saisis cette pièce de conviction. »
Un nouvel accès de fureur s'empara de moi, je me jetai sur le com-
missaire en lui criant : u N'y touchez pas! » Ses hommes m'arrê-
tèrent, me lièrent les bras, me firent asseoir sur une chaise et me
gardèrent à vue. Le commissaire m'interrogeait, je répondais. Il
haussait les épaules pendant que son secrétaire écrivait, et il me
disait : « A qui voulez-vous faire croire de semblables sornettes?»
Je n'inventais rien cependant, et Célestrie, qui se désespérait dans
mon cœur, était là pour m'affîrmer que je ne mentais pas. Quand il
fallut sortir, ce fut affreux ; tous les voisins remplissaient la rue ;
c'est à peine si je parvins, toujours tenu par les deux agens, à tra-
verser la foule. Chacun cherchait à me voir; les uns me plaignaient,
les autres m'accusaient. « Mais il est fou depuis la mort de sa femme!
— Bath! c'est un vieil hypocrite; autrefois déjà il a tué un homme
en duel. — Il avait l'air doux comme un mouton. — Il aura eu un
transport au cerveau. » Je baissais la tête, n'osant pas regarder au-
tour de moi; je souffrais cruellement de cette implacable curiosité,
et je disais à Célestrie : « Tu vois, malheureuse, où tu m'as conduit!
Que t'ai-je fait, et ne t'avais-je donc pas assez aimée? »
On me mena dans la prison, où l'on m'enferma dans une cellule,
tout seul, en présence d'un crucifix en bois noir pendu contre la mu-
raille. Je me jetai tout habillé sur le lit, et je dormis longtemps d'un
sommeil lourd, sans rêve, comme on doit dormir dans la tombe.
A mon réveil, j'eus beau me raconter les événemens de cette jour-
née maudite; je ne pus pas mieux les comprendre. J'eus une ter-
reur indicible en pensant que sans doute Henriette allait apparaître
en moi, comme jadis y avait apparu le capitaine; mais il n'en fut
rien heureusement, car je serais devenu fou. Gardienne vigilante de
590 REVUE DES DEUX MONDES.
ce cœur où elle avait régné de son vivant et où elle voulait régner
après sa mort, Gélestrie n'en permit pas l'accès à sa rivale.
Un médecin vint, qui me palpa le front, me fit longtemps causer
sur diflférens sujets et me quitta en secouant la tète ; un prêtre vint
aussi, qui n'écouta rien de ce que j'essayai de lui dire; il me débita
une sorte de sermon qui paraissait avoir déjà servi dans d'autres
circonstances, a Ce sont vos mauvaises passions qui vous ont con-
duit au crime, me disait-il; votre impiété vous a poussé vers l'a-
mour déréglé des femmes ; Dieu maudit les unions illicites , et vous
auriez dû vous rappeler qu'on lit dans l'Ecclésiaste : « La femme est
plus amère que la mort, son cœur est un piège, et ses mains sont
des chaînes. » Hélas! nul ne compatit à mes douleurs; le remords
me déchire, et je suis très malheureux. C'est à peine si j'ose parler
à Célestrie ; dès que je lui adresse la parole, elle fond en larmes
et ne peut me répondre qu'un seul mot : (( Pardonne-moi ! »
Mon interrogatoire est commencé. Je me perds dans ce dédale où
nul fil ne me conduit, et cependant je puis dire en toute sincérité :
« J'ai perpétré le crime; mais je ne l'ai pas conçu; je suis incon-
scient de mon forfait, comme le couteau est inconscient du meurtre
qu'il sert à commettre. Que Dieu me pardonne si je prononce un
blasphème, mais j'affirme sans honte que je suis innocent. »
Tel était le récit de Floréal. Ainsi qu'on a pu le deviner en le
lisant, il croyait être prochainement traduit devant la cour d'as-
sises; mais, grâce à Dieu, la justice des hommes est trop perspicace
pour commettre de pareilles erreurs. Une commission de médecins-
légistes examina Floréal avec soin, et leur rapport le déclara un hal-
luciné sujet à des colères pouvant dégénérer en folie furieuse. Ce
rapport mettait toute procédure à néant. Floréal, par mesure de sû-
reté, fut enfermé à l'hôpital Saint-Yon, un des plus remarquables
asiles que la France ait ouverts à la folie. Ce fut là que je le vis et
que je le vis souvent, dans les courses fréquentes que je faisais à
Rouen. Sa vue ne me surprit pas, car il s'était dépeint assez fidèle-
ment dans son récit. C'était un grand homme d'une cinquantaine
d'années, disgracieux et remarquable surtout par la forme fuyante
de son front et de son menton, qui donnait à sa figure l'apparence
d'une grosse tête de lièvre; cette similitude était rendue plus frap-
pante encore par des yeux saillans, des tempes creuses, et par l'in-
cessant mouvement des narines, qui indiquait les tressaillemens
nerveux d'une insurmontable inquiétude. Ordinairement il était si-
lencieux et solitaire , absorbé, comme on dit en style de maison de
santé, très doux du reste pendant des mois entiers, et tout à coup
LES HALLUCINATIONS DU PROFESSEUR FLOREAL. 591
pris d'inexplicables fureurs dont il s'excusait, quand l'accès était
passé, en disant : « Ce n'est pas moi, c'est ma femme. »
Il ne se plaignait pas, acceptait son sort avec humilité, était per-
suadé que ce n'était pas lui-même, mais Célestrie qu'on retenait en
prison pour le crime qu'elle avait commis sur Henriette, lisait beau-
coup et écrivait souvent pendant des heures entières. « Il faut qu'on
sache la vérité, disait-il; je compose un grand traité qui est toute
une philosophie nouvelle. » On lui laissait, dans ses jours de calme,
une liberté relative dont il n'abusait pas; un matin même il alla trou-
ver le directeur et lui dit : <( Monsieur, je vous prie de me faire sur-
veiller, parce que ma femme s'ennuie ici et désire se sauver; je ne
veux point prêter les mains à un pareil projet, et je vous serai obligé
de mettre obstacle à sa fuite. La détention qu'elle subit par moi est
la juste punition de son crime. »
A certaines époques de l'année, vers les équinoxes surtout et les
jours caniculaires, il se troublait, abandonnait ses tranquilles occu-
pations, injuriait les gardiens et semblait pré\ oir ses accès furieux.
u Prenez garde, disait-il, je sens que Célestrie va se mettre en co-
lère. » Jamais ces avertissemens singuliers n'ont trompé. On l'en-
fermait alors dans ce triste préau qu'on appelle la cour des agités.
On fut obligé parfois de le revêtir de la camisole de force.
En vieillissant, il devint plus calme; sa santé s'altérait visible-
ment; il se traînait affaissé sur lui-même, et n'en profitait pas moins
de tous ses instans de repos pour écrire. Bientôt il ne put quitter son
lit; on l'entoura de soins, car il était bon homme, serviable et avait
su se faire aimer. Il s'en allait peu à peu, sans secousses, sans an-
goisses, avec une résignation qui ressemblait bien à la joie d'une
délivrance. Son dernier mot fut pour sa femme. « Ah! ma chère Cé-
lestrie, nous allons donc partir ensemble! »
On découvrit après sa mort, sous son matelas, un énorme manu-
scrit; c'était le fameux traité dont il s'était tant occupé, un gros
volume, tout en langue latine et intitulé : De la Résurrection des
morts dans les vivans, et des modifications que cette importante dé-
couverte doit apporter aux lois morales, pliilosophiques et politi-
ques qui sont actuellement en vfgueur, par Marius-Floréal Longue-
Heuze, autrefois professeur au collège de Caen. On garde encore ce
manuscrit à l'hôpital, et on le montre aux curieux qui visitent la
maison.
Maxime Du Camp.
LA
MÉDITERRANÉE CASPIENNE
LE CANAL DES STEPPES
I. Kaspisehe Sludien {L'iticlcs sur la Mer-Caspienne), par M. de Baer; 18.54-1860, Saint-Péievs-
bourg. — II. Die Verbindung des Kaspischen mit dem Scinvarzen Mee^-c {la Jonction de la
Mer-Caspienne et de la Mer- Noire), par M. de Bergstraesser, dans les Miltheilungen de Pe-
termann, Gotha 1859.
C'est un fait désormais incontesté qu'une grande mer s'étendait
autrefois du Pont.-Euxin à l'Océan -Glacial : la Caspienne, la mer
d'Aral, les innombrables lacs parsemés dans les plaines d'Astrakhan
et de la Tartarie, sont des restes de cette antique Méditerranée d'Asie,
non moins grande que notre Méditerranée européenne. Les traces
diverses laissées sur le sol pendant les périodes géologiques ré-
centes, les amas de coquillages, les bancs de sel épars au milieu des
steppes, ne permettent pas de mettre en doute le long séjour des
eaux marines dans ces plaines, aujourd'hui desséchées, et l'on peut
même reconnaître en grande partie la ligne des falaises que venaient
])attre autrefois les eaux de l'océan disparu. Il n'est pas étonnant que
dans une contrée où chaque rocher, chaque dune, chaque grain de
sable est un éloquent témoin des anciens jours, les populations aient
inventé ou conservé la tradition de la mer immense qui séparait les
continens de l'Europe et de l'Asie. D'ailleurs l'homme a peut-être
assisté au dessèchement graduel de cette mer; il a peut-être vu le
Pont-Euxin s'éloigner de la Caspienne, la Caspienne abandonner
dans la plaine son ancien golfe de l'Aral, et des lacs considérables
s'évaporer au soleil ou se changer en masses de sel gemme.
LA .MLDITEr.RAMŒ CASPIENNE. 593
Nous ignorons si le volume des eaux diminue encore de nos jours
dans le bassin de la Caspienne, la plus grande mer intérieure qui
reste de l'antique océan d'Hyrcanie: mais il est certain qu'on ne
cesse d'observer bien des changemens importans dans la forme de
ses rivages, dans les terrains des steppes qu'elle abandonna jadis,
dans les allures des fleuves qui s'y déversent. Le livre que vient de
publier M. de Baer, ouvrage remarquable à la fois par ses patientes
analyses et ses généralisations hardies, nous prouve que la nature
est encore en travail, comme dans les premiers âges, pour transfor-
mer la Caspienne et les contrées qui l'avoisinent : aucune force géo-
logique ne s'est arrêtée dans son œuvre. Même pendant les quelques
années de nos si courtes vies, nous voyons le territoire de la Russie
méridionale s'enrichir d'espaces considérables aux dépens de la
mer, nous voyons les steppes salines modifier la nature de leur sol,
des lacs se résoudre en étangs et en mares, des fleuves incertains os-
ciller dans les plaines comme des serpens déroulant leurs anneaux.
Et ces changemens n'arrivent point à la suite de soudaines révolu-
tions, de redoutables cataclysmes; ils sont amenés par de lents et
imperceptibles mouvemens du sol, par les variations périodiques des
météores, les immuables lois de la rotation du globe et de la pesan-
teur; ils s'accomplissent en se succédant chaque jour d'une manière
inappréciable à l'œil nu, mais certaine. Par leur majestueuse lenteur,
ils donnent un démenti à ce que nos théories géologiques ont de
brutal. Si fiers que nous soyons de notre science moderne, il faut
avouer qu'elle diffère assez peu des conceptions grossières de nos
ancêtres; comme eux, nous avons le grand défaut des faibles, celui
d'adorer la violence, et l'histoire de la terre n'est pour nous qu'une
succession de terribles catastrophes. Autrefois on attribuait la for-
mation de chaque langue de sable, de chaque éboulis de montagne,
de chaque défilé, à la verge de Moïse, au marteau de Thor, à la Du-
randal de Roland; nous, moins poètes que nos pères, mais non moins
matérialistes qu'eux, nous voyons partout les traces de violentes con-
vulsions, de luttes sauvages entre les forces indomptées du chaos.
Pour expliquer tous les phénomènes géologiques, nous ne parlons
de rien moins que de changemens de l'axe terrestre, de ruptures
de la croûte solide, d'effondremens gigantesques; un grand savant,
Halley, va même jusqu'à attribuer la concavité du bassin de la Cas-
pienne au choc d'une comète égarée. Ce n'est point ainsi que la na-
ture procède d'ordinaire; elle est plus calme, plus régulière dans ses
œuvres, et, contenant sa force, opère les changemens les plus gran-
dioses à l'insu des créatures. Elle soulève les montagnes et dessèche
les mers sans déranger le vol des moucherons; telle révolution qui
nous semble avoir été produite comme par un coup de foudre a mis
TOME XXXIV. 38
59/l REVUE DES DEUX .MONDES.
peut-être des milliers de siècles à s'accomplir. C'est que le temps
appartient à la terre : elle renouvelle chaque année, sans se hâter,
sa parure de feuilles et de fleurs; de même elle rajeunit pendant le
cours des âges ses mers et ses continens, et les promène lentement à
sa surface suivant des lois qui nous sont encore inconnues, mais que
nous commençons à entrevoir. Grâce à des études profondes comme
celles de M. de Baer sur la Caspienne, nous pouvons espérer un jour
de voir se dérouler devant nous l'ancienne histoire de la terre, non
pas dans ses coups de théâtre gigantesques et ses bouleversemens
terribles, mais dans sa vie de chaque jour et pour ainsi dire dans
l'intimité même de ses lentes évolutions géologiques. Nous appren-
drons comment le plus simple phénomène exerce son influence dans
la distribution des continens et des mers, comment le moindre grain
de sable accomplit sa petite œuvre dans la grande œuvre du globe.
Toutes les manifestations de cette force vivante qui pénètre la terre
auront un sens pour nous, et la statue si longtemps voilée de la
grande Isis nous apparaîtra dans sa divine beauté !
I.
Il y a peu de siècles encore, la Caspienne appartenait plus au do-
maine de la fable qu'à celui de la géographie. On sait que presque
tous les anciens, le grand Strabon lui-même, prenaient la mer
d'Hyrcanie pour un appendice de l'Océan-Boréal, de la Mer-Noire,
ou pour un prolongement du Golfe-Persique. Seuls, Hérodote, Aris-
tote, Diodore, Ptolémée y voyaient une mer intérieure; mais Aris-
tote ne pouvait en expliquer l'isolement que par l'hypothèse de ca-
naux souterrains qui déversaient le trop -plein des eaux dans la
Mer-Noire. En plein xvii" siècle, le géographe et voyageur hollandais
Jean Struys adoptait encore cette idée et dessinait au centre de la
Mer-Caspienne un tourbillon dans lequel devaient se perdre les eaux
pour se rendre à l'Océan par des gouffres secrets. L'antique mer
d'Hyrcanie fut enfm enlevée à la fable lorsque Pierre le Grand eut
présenté à l'Académie des sciences de Paris la carte dressée de 1710
à 1720 par le capitaine hollandais van Yerden. Puis Vinrent Pallas,
Gmelin, Eichwald et d'autres savans voyageurs : Kolotkin, Karelin
publièrent leurs beaux atlas; Humboldt écrivit son livre si impor-
tant de VAsie ccntnile. Maintenant le gouvernement russe fait lever
des cartes qui pourront servir de base certaine à toutes les recher-
ches; en même temps on sonde la profondeur des eaux, on en con-
state la salure, et sur les rochers des bords on trace des marques
qui raconteront aux savans toutes les oscillations du niveau.
Le fait le plus étonnant révélé par les explorateurs scientifiques
LA .AIÉDITERÎÎAM'E CASI'IEXNE. 595
est la dépression considérable des steppes de la Caspienne au-des-
sous des eaux de la Mer-Noire. De nombreuses observations baro-
métriques, faites pendant le cours du siècle dernier et au commen-
cement du nôtre, ont donné une différence de niveau de plus de
90 mètres entre les deux mers; mais les nivellemens barométri-
ques doivent être acceptés avec une extrême défiance lorsqu'il s'a-
git de mesures aussi délicates. Le poids de l'air n'est pas le même
sur toutes les parties de la surface terrestre : il change avec les dif-
férences de température, la direction des courans atmosphériques,
la forme et la hauteur des montagnes (1). Il fallait donc attendre les
résultats d'un nivellement géodésique avant de pouvoir admettre
comme un fait désormais hors de doute la dépression des steppes
caspiennes au-dessous de la hauteur moyenne de la Mer-Noire. Ce
nivellement, exécuté en*1837 par MxM. Fuss, Sabler et Sawitch avec
toutes les garanties désirables d'exactitude, fixe le niveau de la Cas-
pienne à plus de 25 mètres en contre-bas de la Mer-Noire. Aujour-
d'hui ce chiffre est universellement accepté comme à peu près irré-
vocable, et de récens nivellemens trigonométriques opérés par le
général de Chodzko sur plusieurs points à la fois, dans la Transcau-
casie, entre le Don et le Yolga, et directement à travers la dépression
ponto-caspienne, ont pleinement confirmé le résultat obtenu par les
trois savans géomètres. Quant au nivellement vrai ou prétendu de
M. Hommaire de Hell, d'après lequel la différence de niveau serait
de 12 mètres seulement, les savans russes le considèrent comme non
avenu.
Qu'on admette un instant l'existence des gouffres souterrains d'Aris-
tote, et la Mer-Caspienne, se trouvant en communication avec la
Mer-Noire, monterait tout à coup de 25 mètres. Au sud, la chaîne de
l'Elbourz ne lui permettrait de recouvrir qu'une étroite lisière de
côtes; entre l'Elbourz et le Caucase, elle envahirait seulement le
delta marécageux du Kour et de FAraxe; mais plus au nord, à partir
de l'embouchure du Terek, elle déroulerait ses flots du côté de l'ouest
sur une immense étendue : enveloppant de son nouveau rivage toute
la vallée inférieure du Kouma et la dépression du Manytch jusqu'à
une petite distance du seuil des deux mers, elle inonderait tout le
bassin du Volga au-dessous de Saratov; elle engloutirait les lacs
d'Elton, de Baskouchok, tant d'autres lacs qu'elle avait oubliés jadis
dans les steppes, et s'arrondirait au pied des collines calcaires du
Turkestan jusqu'au-delà de l'embouchure de l'Emba. Contenue par
la ligne de hautes falaises qui bordent le plateau rocheux d'Oust-
(1) D'après le capitaine Maiiry et le lieutenant Herndon, l'erreur probable donnée
par les lectures barométriques serait de plus de 600 mètres dans la vallée du Maranon ;
quand on remonte les bords du fleuve, le baromètre annonce que l'on descend.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
Ourt , la partie septentrionale de sa rive orientale ne gagnerait
qu'une faible largeur sur le continent; mais, plus au sud, la mer,
refluant dans les golfes de Karaboghaz, de Balkhan, de Kbiva, en-
vahirait le désert de la Tartarie et reformerait une grande partie du
détroit qui l'unissait jadis au lac d'Aral : peut-être même ne ferait-
elle avec cette vaste nappe d'eau et les lacs environnans qu'une
seule méditerranée, car l'élévation du niveau de l'Aral au-dessus de
la Mer-Noire, élévation qui, d'après les observations barométriques
de M. Struve en 1858, serait d'environ 7 mètres et 1/2, pourrait fort
bien n'être pas confirmée par les nivellemens géodésiques. Hum-
boldt a désigné sous le nom de concavité du bassin caspien cette
énorme étendue de terrain, comparable à la superficie de la France,
que la Caspienne recouvrirait de ses ondes, si elle remontait sou-
dain au niveau de la Mer-Noire. Il est impossible de séparer l'étude
de ce bassin desséché et celle de la dépression que remplissent en-'
core les eaux; bien que les plaines d'Astrakhan soient aujourd'hui
transformées en terre ferme, leur histoire ne se confond pas moins
avec l'histoire de la Caspienne.
Certes ces plaines basses n'ont rien de pittoresque : elles ne peu-
vent se comparer au rivage du Mazandéran, où les plages ombra-
gées de palmiers, les collines verdoyantes et les lointains horizons
bleuâtres que domine le cône du Demawend forment une succession
d'admirables paysages; elles n'offrent qu'un spectacle ennuyeux à
ceux qui ont pu voir les monts du Caucase étalant au-dessus des
eaux leurs larges terrasses de verdure , ou le défilé des Portes-de-
Derbend gardé par sa ville bâtie en amphithéâtre et semblable à une
pyramide aux gigantesques degrés de pierre; mais, quelles que soient
la désolation et l'uniformité des steppes, c'est là que les voyageurs
ont pu le mieux lire sur le sol l'histoire récente de la Russie méri-
dionale. Les montagnes nous parlent d'un passé trop lointain, leurs
cimes superbes se dressent, pour ainsi dire, au-delà des temps ; les
empreintes gravées sur leurs assises de rochers témoignent de tant
de changemens et de révolutions qu'en les étudiant l'esprit reste
souvent confondu. Plus modestes, offrant moins de problèmes à ré-
soudre, les steppes sont aussi plus faciles à explorer; leur surface,
nivelée graduellement par les eaux, raconte clairement au géologue
l'œuvre de l'Océan.
Les Russes divisent, suivant la nature du sol, les plaines de la
Mer-Caspienne en steppes de sable ou d'argile, en steppes rocheux
et en steppes salins. Les premiers forment la plus grande partie
du bassin occidental de la Caspienne ; les steppes rocheux s'éten-
dent à l'est dans la direction de la Tartarie; les plaines salines oc-
cupent une étendue considérable entre le cours du Volga et celui de
LA .AIKOIÏERKANKE CASPIEXNE. 597
l'Oural. En général, tous ces steppes mériteraient presque le nom
de désert : ils ne comprennent point de magnifiques prairies
comme les steppes du Dnieper et du Don, et leurs pâturages oc-
cupent une zone très limitée, à une assez grande distance au nord
du rivage actuel de la mer. Quand les sauterelles s'y abattent, ce
qui arrive assez fréquemment, il n'y reste pas une herbe, et les ro-
seaux des marécages sont rongés jusqu'au niveau même de l'eau.
On sait combien est sinistre d'aspect la surface des steppes au mi-
lieu de l'hiver, alors que tout est caché sous la neige et que le vent
glacial soulève cette blanche mer en flots et en tourbillons; mais,
dans la saison la plus joyeuse de l'année, l'immense étendue de
sable blanc et d'argile rougeâtre, où croissent çà et là des armoises
et des euphorbes aux feuilles de teintes sombres, offre aussi un as-
pect effrayant. Le terrain que l'on traverse en char au grand galop
des chevaux apparaît comme une nappe couleur de feu rayée de
longues lignes grises. De distance en distance , on traverse péni-
blement un ravin creusé dans le sol par les eaux torrentielles des
orages, puis on contourne quelque marécage aux eaux blanchâtres
et floconneuses entrevues h travers une forêt de roseaux. Dans le
lointain, une lisière de salicornes rouges de sang révèle une mare
saline, et tout à fait à l'extrême horizon des nuages pesans, étages
en longues assises, indiquent le rivage de la mer. Le sol répercute
une intolérable chaleur. En même temps la brise, attirée comme
par un foyer d'appel sur la surface brûlante des steppes, soulève
devant elle des tourbillons de poussière; à côté du char, on voit des
débris de plantes desséchées bondir étrangement par milliers et
par millions ; roulés en boules par le vent, ces coureurs des steppes
luttent de vitesse en rasant la terre, et se pourchassent furieuse-
ment en faisant des sauts de plusieurs mètres : on dirait des êtres
vivans entraînés dans quelque course démoniaque. A la fin de chaque
étape, on s'arrête un instant devant une misérable cabane à demi
enterrée dans le sable. On entrevoit une figure humaine aux yeux
hagards, aux cheveux en désordre , puis on repart comme un trait
pour s'enfoncer de nouveau dans le désert. Rarement on distingue
dans le lointain les kibitkas de feutre des Kalmouks ou des Kir-
ghizes; souvent on parcourt des centaines de lieues sans voir d'au-
tres traces du passage de l'homme que les ornières laissées par les
roues dans l'argile durcie.
La plus grande largeur du steppe caspien , de Kamychin sur
le Volga à Gouriev, près de l'embouchure de l'Oural, dépasse
600 kilomètres. La pente de la plaine, qui est de 25 mètres seule-
ment pour cette énorme distance, se continue au-dessous de la sur-
face des eaux d'une manière à peine plus sensible : on pourrait s'a-
598 REVUE DES DEUX :îoxdes.
vancer dans les flots jusqu'à plusieurs lieues du rivage sans courir
le risque d'être englouti. 11 en est ainsi sur tous les bords de la Cas-
pienne septentrionale : . partout les côtes sont basses , partout la
mer se présente comme un véritable steppe inondé qu'une soudaine
baisse de niveau transformerait en plaines semblables à celles d'As-
trakhan. Le bassin maritime auquel s'applique cette observation est
trois ou quatre fois plus étendu que la mer d'Azof ; mais nulle part
la profondeur ne dépasse 15 ou 16 mètres ; des bancs de sable très
nombreux y rendent la navigation difficile ou même complètement
impossible, et les fleuves qui s'y déversent, le Terek, le Volga, l'Ou-
ral, l'Emba, travaillent sans relâche à le combler de leurs alluvions :
on pourrait lui donner le nom de mer des steppes.
Au sud de ce grand marécage, qui est la simple continuation des
steppes, et dont l'axe est dirigé du sud-ouest au nord-est, parallè-
lement aux plaines d'Astrakhan, commence la véritable Caspienne.
Elle se compose de deux bassins que la péninsule d'Apchéron ou de
Bakou sépare l'un de l'autre. Ce prolongement du Caucase s'avance
très loin dans la mer et projette une longue pointe de bancs de sable
qui vont à la rencontre d'autres bas-fonds enracinés sur la rive
orientale; d'après la tradition locale, on pouvait autrefois se rendre
à pied sec de Bakou aux steppes de la Tartarie, et les sillons creusés
par les pluies dans le sol argileux de la péninsule sont considérés
comme d'anciennes ornières de chars. Ces assertions n'ont rien de
fondé; mais il est certain qu'un seuil sous-marin s'étend d'une rive
à l'autre. On n'a pas encore exécuté un assez grand nombre de son-
dages pour que la profondeur moyenne des deux bassins soit bien
connue. M. de Baer pense que la dépression la plus considérable de
toute la Caspienne doit se trouver au nord de la péninsule d'Ap-
cliéron, à peu près sous la latitude de Derbend et à une soixantaine
de kilomètres du rivage; cependant, en raisonnant par analogie, on
serait amené à croire que le bassin méridional est le plus profond
des deux, car il est plus large, et une abrupte chaîne de montagnes
le domine en partie. Les sondages sembleraient confirmer cette
opinion. M. de Baer lui-même , jetant la sonde à quarante-deux
milles de la côte d'Asterabad, n'a pu trouver le fond avec une corde
verticale de bliO mètres; depuis, on aurait opéré près du même
endroit un sondage de près de 900 mètres.
Ainsi la Mer-Caspienne se divise en trois parties distinctes : celle
du nord, considérable seulement par sa superficie, est très peu pro-
fonde, et contient un volume d'eau beaucoup moindre que chacun
des deux autres bassins. Ceux-ci se ressemblent par la profondeur
de leurs eaux et par les traits physiques de leurs rivages; mais ils
appartiennent à deux zones climatériques bien différentes. Au nord
LA MEDITERRAiSEE CASIIEN.NE. 599
du Caucase, c'est-à-dire autour du bassin central et de la mer des
steppes , les tempéj'atures sont extrêmes (1) . En été , la chaleur est
redoutable; eu hiver, les eaux sont ridées par le souffle de l'Océan-
Glacial, qui parcourt librement toutes les plaines de la Russie, tandis
que l'énorme muraille du Caucase arrête au passage les vents chauds
du sud et du sud-ouest. Cette même chaîne sert de rempart protec-
teur au bassin méridional, et détourne en grande partie le cours
des vents glacés du nord. Ceux qui continuent à se diriger vers le
fond du golfe rencontrent en chemin les vents contraires venus des
plateaux du Khorassan. Il en résulte un conflit qui neutralise les
extrêmes de température et force l'atmosphère à livrer les torrens
d'humidité qu'elle renferme. Ainsi les rivages persans de la Cas-
pienne sont à la fois garantis des rigueurs du froid et abondamment
arrosés par les pluies du ciel. Leur végétation offre un merveilleux
contraste avec celle des steppes d'Astrakhan, où l'on ne peut cultiver
la vigne qu'à la condition d'enterrer les ceps à 1 mètre et demi de
prolbndem' pendant toute la durée de l'hiver.
La salure des eaux est très inégale dans les diverses parties de la
Caspienne. Au nord de la péninsule d'Agrakhan, le Terek, l'Oural et
surtout le Volga apportent à la mer une énorme quantité d'eau
douce, si bien que la salure totale est seulement de 15 à 16 dix-mil-
lièmes, et que, dans plusieurs stations de poste où manquent les
sources, on boit l'eau de la mer sans répugnance et sans danger.
Entre l'embouchure du Volga et celle de l'Oural, l'eau est à peu
près douce tout le long des rivages , tant que la sonde n'a pas
atteint U mètres de profondeur. Les deux bassins du centre et du
midi renferment au contraire une eau tout à fait salée. Ce contraste
a donné lieu à d'incessantes discussions, depuis Pline et Quinte-
Gurce jusqu'à M. Hommaire de Hell. M. de Baer, au lieu d'ajouter
une opinion de plus à tant de vaines opinions, a tranché la ques-
tion par des expériences dh-ectes. Il a puisé de l'eau dans toutes les
parties de la Caspienne, près des bouches du Volga, au milieu du
bassin central, dans les golfes de la côte orientale, non loin d'Aste-
rabad, puis il a dosé la quantité de sel contenue dans les divers
échantillons. C'est près du haut promontoire de Tchuk-Karaghan,
sur la côte orientale, que M. de Baer croit avoir trouvé le degré de
salure moyenne. A côté du cap, en effet, passe un courant assez
rapide dans lequel sont parfaitement mélangées les eaux du bassin
central et celles de la mer des steppes. Le sel marin contenu dans ce
courant ne dépasse pas 9 millièmes : c'est une salure deux fois
moindre que celle des eaux de l'Océan- Atlantique.
l) L'écart est d'environ 80 degrés, de -}- -40 à — 40. En l'année 1840, M. Platon
de Tcliihatchef constata un froid de — 43''7 sous le 47"= desré de latitude.
600 REVUE DES «EUX MOXDES.
Mais la saturation de la Mer-Caspienne diminue-t-elle pendant le
cours des siècles, ou bien est-elle au contraire dans une période
d'accroissement? Un voyageur allemand, M. Eichwald (1), admet
l'augmentation de salure comme une chose évidente. Au premier
abord, son assertion doit sembler parfaitement fondée, puisque le
terrain des steppes abandonne peu à peu le sel qu'il contient. Les
pluies et les eaux de neige, en pénétrant à travers la couche super-
ficielle de sable, entraînent les particules salines et les concentrent
dans le sous-sol argileux. Partout où se creusent les ravins si nom-
breux des steppes, les argiles salines sont délayées par les eaux, et
vont à leur tour porter leur sel, soit directement à la mer, soit dans
un lac, un étang ou quelque ancien lit de rivière. On peut facilement
observer ce fait dans les limans, canaux étroits qui se ramifient à
travei'S le sol des steppes, à l'ouest des bouches du Yolga. Aussi
longtemps qu'ils restent en communication avec le courant dulleuve
ou les eaux marines très douces de ces parages, ils sont remplis d'une
eau parfaitement potable ; mais que , par une cause quelconque , la
communication vienne à être interrompue , les limans se transfor-
ment graduellement en lacs salés. En délayant les petites falaises
d'argile dont ils baignent la base, ils se saturent de plus en plus de
particules salines; puis, lorsqu'ils s'ouvrent de nouveau une issue
vers la mer, ils lui portent le tribut de sel qu'ils ont recueilli, mo-
lécule à molécule, dans le steppe. De même les fleuves dissolvent le
sel que contiennent leurs rives, et lors de la fonte des neiges ou pen-
dant les fortes pluies d'automne, de nombreuses ravines déversent
dans la mer les eaux des lacs salés. Toutes ces causes, semble-t-il,
doivent concentrer dans le bassin de la Caspienne une quantité de
sel toujours croissante, et donner à ses eaux une teneur plus consi-
dérable.
Cependant M. de Baer ne croit pas cà l'augmentation du degré de
salure dans les eaux de la Caspienne, et, d'après lui, si la proportion
du sel subit une modification quelconque, il faudrait plutôt admettre
une diminution qu'un accroissement. Evidemment l'étude scienti-
fique de la Caspienne est d'origine trop récente pour que des ana-
lyses dignes de foi puissent fournir des élémens de comparaison;
mais l'examen du sol que recouvraient autrefois les eaux supplée
en partie aux observations directes. Dans ces plaines abandonnées
par la mer, on rencontre çà et là des bancs considérables de coquil-
lages identiquement semblables à ceux qui habitent aujourd'hui la
(1) Ce voyageur ayant, sans penser à mal, indiqué son itinéraire au ministre de la
marine, le capitaine de navire chargé de lui faire visiter les points du rivage marqués
sur la feuille de route le conduisit comme un prisonnier à tous les endroits désiy,nés, et
ne lui permit pas une seule excursion à droite ou à gauche. Peu importait la science au
rigide capitaine : il ne connaissait que sa consigne.
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 601
Caspienne. Les dimensions de ces coquillages, toujours proportion-
nelles à la quantité de sel contenue dans les eaux qu'ils peuplaient,
doivent indiquer la salure des anciennes mers, et donner ainsi un
point de comparaison. Or les coquilles qu'on ramasse dans le voisi-
nage du lac d'Elton, à plus de 350 kilomètres du rivage actuel de
la mer, sont aussi grosses que celles des mollusques vivant de nos
jours en pleine mer, à 100 kilomètres de l'embouchure du Volga.
Près d'Astrakhan, où les eaux de la mer, mélangées à celles du
fleuve, devaient être comparativement douces, les coquillages lais-
sés par le retrait de la mer indiquent un degré de salure semblable
à celui des eaux du cap Tchuk-Karaghan et du bassin central lui-
même. Bien plus, dans les environs de Bakou, sur les flancs des
collines qui dominent les flots, on recueille au milieu des rochers
des coquilles de mollusques beaucoup plus fortes que celles des
mollusques de même espèce nageant aujourd'hui dans la mer à
quelques dizaines de mètres plus bas. Ce fait suffirait à lui seul pour
créer une forte présomption en faveur de l'hypothèse de M. de Baer
sur la décroissance de la salure dans les eaux de la Caspienne (1).
Mais comment cette décroissance est-elle possible ? comment le
sel apporté par les lleuves et les ruisseaux des steppes peut-il sortir
du vaste bassin qui l'a reçu, se séparer de l'eau marine avec laquelle
il s'est mélangé? Rien de plus simple : par le mouvement régulier
de ses flots, la mer crée sur une grande partie de ses rivages des
lagunes où elle enferme ses eaux pour les saturer lentement de sel,
et maintenir ainsi sa pureté relative. Devant chaque baie de la Cas-
pienne, l'action des vagues enracine d'abord deux langues de sable
aux deux pointes qui gardent l'entrée, puis elle prolonge graduelle-
ment ces deux levées et rapproche l'une de l'autre leurs deux ex-
trémités libres, de manière à leur faire décrire un grand arc de
cercle dont la convexité est tournée vers le rivage. En même temps
elle les élève au-dessus du niveau ordinaire des eaux, et, après une
période de temps plus ou moins longue, la mer ne communique plus
avec l'intérieur de la lagune que par un étroit canal. L'évaporation,
très active dans ces parages qu'avoisine le brûlant désert, fait con-
stamment baisser le niveau des bassins, et l'eau de mer, chargée de
sel, doit aflluer sans relâche pour rétablir l'équilibre; il se forme
ainsi de véritables magasins de sel incessamment enrichis par l'ap-
port des eaux marines. Lorsque, après de fortes tempêtes ou de
longues sécheresses, le détroit qui faisait communiquer la mer et
la lagune vient enfin à se fermer, la nappe d'eau, complètement
isolée, diminue rapidement de superficie ou même se laisse boire
(1) La Mer-Noire, avec laquelle la Caspienne communiquait autrefois par la vallée
du Manytch, renferme proportionnellement deux fois plus de sel.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
par l'atmosphère, et il ne reste plus d'elle qu'une couche de sel plus
ou moins épaisse, formée aux dépens de la mer. C'est ainsi que les
lagunes reprennent à la Caspienne le sel que les fleuves des steppes
lui avaient apporté. Toute la question est de savoir s'il y a égalité
entre la recette et la dépense, ou bien si, conformément à la théorie
de M. de Baer, la déperdition de sel est plus considérable que le
gain. Une longue série d'observations rigoureuses pourra seule ré-
soudre ce problème.
On peut étudier la formation de ces réservoirs salins sur tout le
pourtour de la Caspienne. Pendant un séjour de plusieurs mois à la
citadelle de Novo-Petrovsk , qui domine le meilleur port de la rive
orientale, non loin du cap Tchuk-Karaghan, M. de Baer utilisait ses
loisire en visitant les restes d'une ancienne baie, aujourd'hui divisée
en un grand nombre de bassins qui présentent tous les degrés de
concentration saline. L'un reçoit encore de temps en temps les eaux
de la mer et n'a déposé sur ses bords qu'une très mince couche de
sel; un deuxième, également rempli d'eau, a le fond caché par une
épaisse croûte de cristaux roses semblable à un pavé de marbre ; un
troisième offre une masse compacte de sel où brillent çà et là des fla-
ques d'eau situées à plus d'un mètre au-dessous du niveau de la mer;
un autre enfin a perdu par l'évaporation toute l'eau qui le remplis-
sait jadis, et les strates de sel qui en tapissent le fond sont en partie
recouvertes par les sables. Il en est de même plus au sud, dans les
environs de la baie d'Alexandre. Une crique profonde se sépare de
la mer; le Karakul, autre crique déjà complètement isolée, se change
en saline, tandis qu'une troisième, l'Achtchi-Saï, dont le niveau se
trouve à 15 mètres en contre-bas de la Caspienne, est un réservoir
de sel presque inépuisable.
De ces milliers de baies et de lagunes où s'emmagasinent les sels
de la Caspienne, aucune n'est plus remarquable que le Karaboghaz,
espèce de mer intérieure qui réunissait probablement la mer d'IIyr-
canie au lac d'Aral, et dans lequel se jetait peut-être l'Oxus lors-
qu'il était encore tributaire de la Caspienne. Le Karaboghaz, à peine
indiqué sur la plupart des cartes, couvre cependant une surface très
considérable et s'étend dans l'intérieur des terres jusqu'à près d'un
tiers de la distance qui sépare le l'ivage oriental de la Mer-Caspienne
d'une baie projetée par l'Aral dans la direction du sud-ouest. Cet
immense golfe communique avec la mer par une bouche étroite qui,
dans sa partie la plus resserrée, a de UO à i50 mètres de largeur.
Le chenal, que gardent des récifs de calcaire coquillier, offre une
profondeur de 7 mètres ; mais le fond se relève graduellement vers
l'intérieur du bassin, et forme une large barre dont la partie la plus
profonde est à cinq pieds au-dessous de la surface ; les bateaux à
fond plat peuvent seuls franchir l'entrée. Un courant venu de la
LA MEDITERRANEE CASPIENNE. 605
haute nier se porte toujours k travers le détroit avec une rapidité
de trois nœuds à l'heure. Les vents d'ouest l'accélèrent, les vents
qui souillent dans une direction opposée le retardent, mais jamais il
ne coule avec une vitesse moindre d'un nœud et demi. Tous les na-
vigateurs de la Caspienne, tous les Turkmènes nomades qui errent
sur ses bords, ont été frappés de la marche inflexible, inexorable de
ce fleuve d'eau salée roulant, à travers les noirs écueils, vers un
golfe où récemment encore n'avaient jamais osé se hasarder les em-
barcations. Que peut être cette mer intérieure, sinon un abîme, un
gouffre noir, ainsi que le dit le nom de Karaboghaz, où plongent les
eaux de la Caspienne pour se rendre dans le Golfe-Persique ou dans
la Mer-Noire par des canaux souterrains ? Peut-être est-ce à de va-
gues rumeurs sur l'existence du Karaboghaz qu'il faut attribuer les
assertions d'Aristote au sujet de ces étranges gouffres de la Mer-
jNoire où venaient bouillonner les eaux de la mer d'Hyrcanie après
avoir coulé pendant des centaines de lieues dans les régions des
enfers.
L'existence de ce courant, qui porte les flots salés de la Caspienne
au vaste golfe de Karaboghaz, s'explique aujourd'hui de la manière
la plus satisfaisante. Dans ce bassin exposé à tous les vents et à des
chaleurs estivales très intenses, l'évaporation est considérable, la
nappe d'eau s'amincit constamment, et le déficit ne peut être réparé
que par des aftlux d'eau continuels. Des recherches, très faciles à
-établir dans le chenal étroit et peu profond du Karaboghaz, n'ont pu
faire constater l'existence d'un contre-courant sous-marin ramenant
à la Caspienne les eaux plus salées du golfe : il est donc très pro-
bable que ce bassin intérieur ne rend qu'à l'atmosphère l'eau ap-
portée par le courant caspieii; mais en laissant évaporer ses eaux,
l'immense marais garde le sel : il le concentre, il s'en sature chaque
jour davantage. Déjà, dit-on, aucun animal ne peut y vivre; les pho-
ques, qui le visitaient autrefois, ne s'y montrent plus aujourd'hui;
les rivages mêmes sont dépourvus de toute végétation. Des couches
de sel commencent à se déposer sur la vase du fond, et la sonde, à
peine retirée de l'eau, se recouvre de cristaux salins. M. de Baer a
voulu calculer approximativement la quantité de sel dont s'appau-
vrissait chaque jour la Caspienne au profit du GoulTre-ISoir. En ne
prenant que les chiffres les moins élevés pour le degré de salure des
eaux caspiennes, la largeur et la profondeur du détroit, la vitesse
du courant, il a prouvé que le Karaboghaz reçoit chaque jour
350,000 tonnes de sel, c'est-à-dire autant qu'on en consomme dans
tout l'empire russe pendant six mois. Qu'à la suite de tempêtes vio-
lentes ou par une lente action de la mer la barre se ferme entre la
Caspienne et le Karaboghaz, celui-ci diminuera promptement d'é-
tendue, ses bords se transformeront en immenses champs de sel, et
60Zl REVUE DES DEUX M()M:)ES.
la nappe d'eau qui restera au centre du bassin ne sera plus qu'un
marécage. Peut-être même disparaîtra-t-elle en entier comme cette
mer qui se trouvait entre le lac Elton et le fleuve Oural, et dont l'an-
cienne existence est révélée seulement par une dépression de '21 mè-
tres au-dessous du niveau de la Caspienne, de li6 mètres au-dessous
de la Mer-Noire.
Ce n'est pas uniquement dans les golfes à étroites embouchures
que la Caspienne se crée des réservoirs salins. La baie de Mertvoï-
Kultuk, qui occupe en entier l'extrémité orientale du bassin septen-
trional, est aussi une grande nappe d'évaporation où le sel s'accu-
mule sans cesse. Cette vaste baie, que des promontoires sablonneux
et des bas-fonds séparent en partie de la mer, ne reçoit pas un seul
affluent digne de ce nom, et l'évaporation complète de ses eaux,
déjà bien plus basses que celles de la Caspienne, ne peut être pré-
venue que par l'afflux continuel d'un courant parti de la haute mer.
Tout en apportant son tribut de flots salés, ce courant, aidé par les
brises de terre qui entraînent en tourbillons le sable des steppes et
le déposent au milieu de la baie, élève constamment la digue des
bas-fonds et travaille à l'isolement du Mertvoï-Kultuk, à sa transfor-
mation en un immense marais salant. Bien avant toutefois que cette
baie soit séparée du reste de la Caspienne, un bras qu'elle projette
au loin dans l'intérieur des terres sera changé en un lac de sel. Ce
bras de mer, auquel les cartes donnent le nom de Karasu (eau noire),
mais qui porte en réalité celui de Kaïdak, remplit une longue et
profonde fissure, dominée par des rochers abrupts et semblable à
un fiord norvégien. Au xvi'' siècle, lorsque les tribus des steppes
n'étaient pas encore privées de toute initiative par le despotisme
russe, c'était sur les bords du Karasu que se trouvait le grand mar-
ché où s'opéraient les échanges entre Khiva et la Moscovie. Alors la
barre qui sépare ce fiord du Mertvoï-Kultuk était facile à franchir ;
elle est aujourd'hui presque inaccessible aux embarcations du plus
faible tirant d'eau, et le gouvernement russe a été obligé en 18/i3
d'abandonner la forteresse, d'ailleurs parfaitement inutile, de Novo-
Alexandrovsk, qu'il aVait construite en 1826 sur le rivage oriental du
Karasu. La salure de Mertvoï-Kultuk est déjà deux fois plus forte
que celle du bassin central de la Caspienne; celle du Karasu est
presque quadruple et dépasse même celle du golfe de Suez, la plus
salée de toutes les mers qui communiquent avec l'Océan. La pro-
portion du sel marin s'élève dans le Karasu à près de h centièmes,
et tous les sels réunis forment environ les 57 millièmes de l'eau;
c'est dire que la vie animale doit y être presque complètement ou
tout à fait supprimée.
Ainsi la Mer- Caspienne travaille sans cesse à diminuer de sur-
face en détachant de son sein les baies et les golfes qui découpent
LA MÉDIT ERR ANE E CASPIENNE. 605
ses rivages. Comme un arbre qui laisse tomber ses fruits sur le sol,
elle éparpille clans le steppe des lacs et des étangs. Bien plus, non
contente de créer sur ses côtes, et aux dépens de sa propre étendue,
des réservoirs d'eau salée, elle transforme en réservoirs de même
espèce jusqu'aux îles qu'elle entoure de ses eaux. L'île de Kulali,
située entre le bassin septentrional et le bassin central de la Cas-
pienne, non loin du cap Tchuk-Karaghan , est un exemple remar-
quable de ce travail de la mer. Étalée sur les eaux en forme de
cimeterre, elle se compose de deux levées de sable parallèles ren-
fermant une série de lagunes où l'eau marine se sature et s'évapore.
Pendant les tempêtes, les vagues bondissent par-dessus les cordons
littoraux, apportant de nouvelles quantités de sel à concentrer; puis
la chaleur vaporise l'humidité des lagunes, et il ne reste bientôt plus
que des couches de cristaux.
II.
Il serait facile d'expliquer l'assèchement graduel des côtes basses
et la formation des lagunes salées sur les bords de la Caspienne, si
l'on admettait une diminution constante des eaux dans cette mer
intérieure. Plusieurs géographes, qui se sont faits les défenseurs de
cette hypothèse, citent à l'appui de leurs argumens les îles et les
péninsules émergées dans les parages de Bakou; mais jusqu'à nou-
vel ordre ces émersions peuvent être attribuées aux forces purement
locales qui font onduler et ployer l'écorce de la terre dans cette
partie des régions caucasiques. Les oscillations diverses constatées
sur le bord de la mer, près de Bakou, ne témoignent pas en faveur
d'une dénivellation de la Caspienne plus que les immersions et les
émersions fréquentes du temple de Sérapis à Pœstum ne prouvent un
changement de niveau dans la Méditerranée. Il n'est pas un récit de
voyage qui ne parle de l'activité extraordinaire des forces volcaniques
à l'œuvre sous le sol de Bakou, et récemment encore on vu dans ces
parages surgir brusquement un îlot. Les touristes, aussi bien que
les géographes, parlent des abondantes sources de naphte, de ce
temple du Feu où les Guèbres entretiennent une flamme éternelle,
de ces incendies de gaz qu'allume une étincelle, de ces manteaux
de lumière qui, pendant les nuits orageuses, étendent leurs replis
phosphorescens sur les lianes des montagnes. Au milieu même de
la mer sourdent des ruisseaux de naphte en faisant bouillonner les
flots et en répandant au loin sur la surface des vagues une légère
pellicule irisée. Il suffit de jeter sur la source une étoupe enflam-
mée pour que le gaz s'allume et qu'un vaste incendie propage ses
flots de lumière sur la nappe des eaux. Quelles richesses enfouies
dans cette terre qui en laisse échapper le trop-plein avec une telle
<506 REVUE DES DEUX MONDES.
abondance! Chaque année, on puise dans le sol plus de 1,500 tonnes
de naphte liquide; mais les torrens de gaz, qui pourraient être
d'une si grande utilité industrielle, s'échappent librement dans l'air.
Quelques chaulburniers seulement s'en servent comme de combus-
tible. En 1856, l'amiral russe de la station de Bakou fit construire
sur l'îlot de Swoetoï un phare qui devait être alimenté de gaz lumi-
neux par les foyers souterrains. A la vue de ce phare, M. de Baer
sentit son cœur se gonfler d'orgueil patriotique. <( Que diront nos
amis de fraîche date, s'écrie-t-il, que diront les habitans d'Albion,
eux qui voient dans l'industrie la mesure de tout progrès et qui ju-
gent de la civilisation par la soif sacrée de l'or? Prétendront-ils en-
core que la Russie est inactive dans la grande œuvre de l'huma-
nité? » Malheureusement pour la gloire de la Russie, à peine l'étoile
de feu avait-elle commencé à briller, que le phare fut renversé par
une explosion soudaine.
Si l'abaissement général du niveau de la Caspienne est une de ces
hypothèses qu'il est inutile de discuter parce que les observations
locales ne sont pas encore assez nombreuses, à bien plus forte rai-
son est-il oiseux de s'arrêter à cette supposition dont parle Hum-
boldt, et d'après laquelle la Mer-Caspienne éprouverait une succes-
sion de crues et de retraits correspondant à une période de vingt-cinq
à trente-quatre ans. Avant de se prononcer, il faut d'abord établir
des points de repère sur tous les rivages, étudier tous les change-
mens qui s'opèrent dans la forme et la direction des cordons litto-
raux, constater si les flots n'empiètent pas sur les terres en certains
endroits, mesurer le progrès de tous les atterrissemens, distinguer
dans toutes les conquêtes de la terre sur la mer la part qui revient
à l'action continue des vagues, aux apports des sables par le vent,
aux alluvions des fleuves. Bientôt ce dernier élément du problème
sera résolu, et, grâce aux cartes excellentes qui se publient aujour-
d'hui, on pourra sans aucun doute déterminer exactement de com-
bien les deltas des fleuves empiètent chaque année sur la Caspienne.
Les énormes saillies du rivage qui marquent les embouchures du
Volga, du Terek et du Kour prouvent que ce progrès annuel des
terres doit être fort considérable, ainsi que les témoignages histo-
riques s'accordent à l'affirmer. Le majestueux Volga, le plus grand
fleuve de l'Europe, se distingue entre tous les fleuves de la Russie
méridionale par le volume des apports que ses nombreuses bouches
jettent dans la Caspienne. Son delta est un labyrinthe, un dédale
de rivières, de fausses rivières, de canaux, de marigots, de simples
fossés, les uns obstrués par des bancs de sable, les autres communi-
quant librement a^ ec la Caspienne, tous serpentant dans un immense
lit de boue qui n'est plus la terre et qui n'est pas encore la mer.
L'eau du fleuve n'est que de la vase liquide, si bien que les pê-
LA MÉDITERUAMÎE CASPIEXXE. 607
cheurs russes n'ont aucune expression pour en indiquer la transpa-
rence ; elle est pour eux rouge ou blanche selon la plus ou moins
grande quantité de molécules argileuses ou de craie délayée qui la
saturent. Toutes ces matières en suspension vont se déposer en îles,
en îlots, en bancs de vase, jusqu'à une grande distance dans l'inté-
rieur de la mer. Des barres, ayant toutes moins de 2 mètres 1/2 de
profondeur, obstruent les embouchures; les troubles produits par
le courant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, modifient sans cesse
la direction du chenal et obligent les marins à faire constamment de
nouveaux sondages. Les grands navires n'osent se hasarder sur la
barre, et maintenant le port d'Astrakhan, situé près de l'origine du
delta, à 80 kilomètres de la mer, n'est plus un port maritime.
Les atterrissemens du Terek n'envahissent la Caspienne guère
moins rapidement que ceux du Yolga , et forment un énorme delta
qui dépasse 100 kilomètres de large. Une pêcherie, située il y a
trente ans à l'extrémité d'une presqu'île maritime, se trouve aujour-
d'hui à 15 kilomètres dans l'intérieur des terres, et l'on prévoit déjà
le moment où les alluvions rempliront toute la baie qui s'étend jus-
qu'à la péninsule d'Agrakhan. Il n'est pas étonnant que ce progrès si
rapide des terres soit attribué par quelques géographes au retrait
des eaux; mais, s'il en était ainsi, les terrains laissés à nu par l'eau
salée auraient donné spontanément naissance à des salicornes et à
d'autres plantes qui aiment les rives saturées de sel. Au contraire,
toutes les herbes et tous les arbustes du delta ne peuvent \'ivre que
dans un sol d' alluvions apporté par les eaux douces.
Au sud de la chaîne du Caucase, le Kour et l'Araxe réunis accom-
plissent aussi un travail géologique considérable; bien que, dans
ces parages, la profondeur de la mer soit beaucoup plus grande
qu'aux embouchures du Terek et du Volga, cependant le Kour a de-
puis les temps historiques rempli la moitié de la vaste baie de Kisil-
Agatch, et projeté une péninsule d'alluvions jusqu'à 60 kilomètres
en mer. Quelques auteurs se sont même demandé si dans les pre-
miers siècles de notre ère la ligne des rivages ne passait pas en
amont du confluent du Kour et de l'Araxe, à une distance moyenne
de 100 kilomètres à l'ouest du rivage actuel. En effet, le témoignage
très explicite de Strabon nous apprend que ces deux fleuves se je-
taient autrefois dans la mer par des embouchures indépendantes,
tandis qu'aujourd'hui l'Araxe, devenu simple aflluent du Kour, lui
apporte ses eaux à près d'un degré à l'ouest de l'embouchure com-
mune. Grande matière à discussion! Strabon se serait-il trompé?
Les deux fleuves auraient-ils opéré leur confluent dans un nouveau
lit conquis à frais communs sur la mer? L'Araxe aurait-il pu se
permettre de désobéir au texte de Strabon et changer de cours?
M. de Baer a sur tant d'érudits qui ont cherché à élucider la ques-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
tion en comparant les manuscrits grecs, latins, arabes, l'immense
privilège d'avoir étudié le sol même où depuis Strabon les lleuves
Araxe et Kour ont promené leurs lits. Grâce à un examen approfondi
des plaines alluviales où l'on peut suivre encore le large sillon
abandonné par l'Araxe, il a pu tracer une carte de l'ancien cours, et
raconter l'histoire de ce fleuve, transformé de nos jours en simple
tributaire. A l'époque de Strabon, l'Araxe coulait, comme aujour-
d'hui, dans la direction du nord-est jusqu'à une quarantaine de ki-
lomètres du Kour ; mais en aval des montagnes appelées Karabag, il
se détournait à droite et se dirigeait au sud-est vers la mer. Au
coude môme, des canaux d'irrigation prenaient les eaux du fleuve
pour aller fertiliser au nord les campagnes de- la vallée du Kour,
situées à plusieurs mètres au-dessous du niveau de l'Araxe. Celui-ci
n'avait, plus alors qu'à suivre sa propre pente pour élargir un des
canaux d'irrigation et déverser dans le Kour d'abord une partie, puis
la masse entière de ses eaux. Tous les fleuves qui traversent des
plaines alluviales ne sont-ils pas de nature erratique et ne changent-
ils pas incessamment de lit? Le Tigre et l'Euphrate, dont les embou-
chures étaient autrefois éloignées d'une journée de marche, se con-
fondent aujourd'hui dans le Chat-el-Arab ; le Pô et l'Adige unissent
leurs eaux par un réseau de rivières paresseuses; en Amérique, la
Rivière-Rouge, naguère fleuve indépendant, n'est qu'un simple af-
fluent du grand Mississipi ; dans la Chine, on a vu de nos jours le
Hoang-ho abandonner en partie sa principale embouchure et s'en
former une autre à 350 kilomètres plus au nord. Et pour ne pas sor-
tir de la dépression aralo- Caspienne, plusieurs savans, parn^i les-
quels Humboldt se place au premier rang, ne considèrent-ils pas
comme un fait acquis à la science l'existence d'un ancien lit de
rOxus dirigé vers la Mer- Caspienne? Aujourd'hui l'Oxus ou Amu-
Deria se jette dans l'Aral, à 600 kilomètres au nord-est de son an-
tique embouchure présumée.
Les fleuves tributaires de la Caspienne ne se contentent pas d'em-
piéter constamment sur la mer par leurs deltas, ils empiètent aussi
sur leur rive droite, et se déplacent sans relâche en abandonnant
leurs alluvions à la rive gauche. Ce fait, souvent constaté par les
géologues et connu de tout temps par les habitans de la Russie, est
un des plus importans de l'hydrologie Caspienne, puisqu'il entraîne
le remaniement graduel de toute la surface des steppes par les eaux
douces, la formation de nouveaux deltas et de nouvelles passes,
l'obstruction des anciennes embouchures. Ainsi toutes les bouches
orientales de l'Oural se dessèchent graduellement, tandis que de
nouveaux bras se creusent à droite du côté de l'ouest. De même
toutes les anciennes branches du Terek, qui formaient la continua-
tion naturelle de son cours vers le nord-est, sont aujourd'hui des-
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 609
séchées , et des deux embouchures principales qui coulent à droite
, du delta, la plus importante est celle de droite, appelée le Nouveau-
Terek. Dans le delta du Volga, c'est également sur la droite, c'est-
à-dire à l'ouest, que s'est portée la masse des eaux. Il y a deux
cents ans, l'embouchure principale suivie par les navires coulait
directement d'Astrakhan vers l'est; depuis, le grand courant s'est
frayé successivement de nouveaux lits, obliquant de plus en plus à
droite, et maintenant le bras que suivent les embarcations est dirigé
vers le sud-sud-ouest : c'est le Bachtemir.
En amont d'Astrakhan, on peut aussi voir dans leur étonnante
grandeur les traces des empiétemens du Volga sur sa rive droite. Du
côté de l'est, c'est-à-dire sur la rive gauche, ce sont des îles, des
canaux à demi desséchés, des marécages, puis dans le lointain le
steppe nivelé par les eaux qui le recouvraient jadis. Le fleuve porte
toute la force de son courant vers la rive occidentale, le plus souvent
taillée en falaise et formée d'une énorme muraille d'argile reposant
sur un talus de sable. Pendant les crues, l'eau du Volga vient se
heurter contre la base de la falaise, elle emporte le sable, creuse de
grandes cavités au-dessous de la paroi d'argile, puis déblaie les uns
après les autres les énormes blocs quadrangulaires qui se détachent
des assises supérieures : elle ronge ainsi et détruit sans relâche ces
puissantes murailles argileuses qui de loin ressemblent à des ro-
chers, et les emporte à la mer avec les villes et les villages qui les
couronnent. Presque toutes les vingt-trois cités construites sur la
rive occidentale du Volga, appelée aussi rive d'amont à cause de
ses falaises, sont ainsi démolies en détail, maison à maison, rue à
rue, et, rongées d'un côté, sont obligées d'avancer de l'autre dans
le steppe. La berge de Tchernoï-Jar, haute d'environ 30 mètres,,
recule à peu près d'autant chaque année, et la route par laquelle
on descend de la ville au bord du fleuve est à refaire tous les ans.-,
Le cimetière, aussi bien que l'ancienne ville, est englouti, et récem—
ment encore on voyait des crânes grimaçans et des squelettes blan-^
chis faire saillie hors de la muraille rougeâtre de la falaise. Du haut
des escarpemens qui bordent la rive droite, on jouit d'une vue gran-^
diose sur le fleuve, sur les innombrables canaux qui serpentent a%
milieu du labyrinthe des îles vertes, sur l'Achtouba, ancien lit du^
Volga, laissé aujourd'hui à 20 kilomètres du courant principal. Auf,
delà s'étend le steppe immense, qui ressemble à une mer grisâtre^)
et pendant les inondations du Volga se transforme réellement enf
mer sur une largeur considérable. C'est pour éviter ces redoutables
inondations que les villes ont été presque toutes bâties sur la rive
droite ; trois seulement ont pu, grâce à des avantages exceptionnelsj,
s'élever sur la rive gauche; l'une d'elles, Kasan, située autrefois aM
TOME xxxrv. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
confluent même de la Kasanka et du Volga, est maintenant à 3 kilo-
mètres de ce dernier fleuve : elle a pour ainsi dire voyagé vers l'est.
Les aflluens du Volga et toutes les rivières de la Russie presque
sans exception présentent le même phénomène d'un empiétement
continu des eaux sur la rive droite du lit qui les contient. La véri-
table raison de ce phénomène est la rotation de la terre. Puisque la
vitesse de chaque point du globe autour de l'axe central, vitesse
complètement nulle au pôle, augmente sans cesse à mesure qu'on
se rapproche des régions équatoriales, où elle dépasse 1,600 kilo-
mètres à l'heure, tout mobile qui se dirige du pôle vers l'équateur
doit nécessairement rester en arrière du mouvement terrestre de
plus en plus rapide qui l'emporte, et par conséquent dévier vers
l'occident, qui est à droite dans l'hémisphère du nord, à gauche dans
l'hémisphère du sud. De même tout corps qui remonte de l'équateur
vers l'un des pôles devance, par suite de sa vitesse acquise, le mou-
vement angulaire du globe et dévie fatalement à l'est, c'est-à-dire
à droite encore dans l'hémisphère septentrional, à gauche dans
l'hémisphère opposé. C'est à cette loi qu'obéissent les vents alizés et
tous les courans atmosphériques, le gidfstream et les autres fleuves
de l'Océan, les boulets eux-mêmes sortis de la gueule du canon, et
parfois, quand elles déraillent, les locomotives de nos voies ferrées.
Cette loi règle aussi le cours de toutes les rivières, et quand la confi-
guration du sol s'y prête, quand les oscillations de la croûte terrestre
ou d'autres forces géologiques ne viennent pas la contrarier, elle
fait régulièrement dévier les eaux courantes à droite dans l'hémi-
sphère du nord, à gauche dans l'hémisphère du sud. Quant aux
fleuves qui coulent parallèlement à l'équateur, aucune force ne les
oblige à ronger l'une ou l'autre de leurs rives.
M. de Baer cite un grand nombre de fleuves qui modifient leur
cours dans le sens indiqué par la loi de déplacement, et l'on pour-
rait ajouter beaucoup d'autres noms à sa liste. Dans l'hémisphère
méridional, il mentionne le système de la Plata avec tous ses afÂuens
qui rongent incessamment leurs rives gauches; dans l'hémisphère
.du nord, il montre le Gange abandonnant la ville de Gour au milieu
des jungles, l'Indus avançant son delta du côté de l'ouest, la Gi-
ronde et l'Elbe longeant la base des escarpemens de leurs rives
droites, la Vistule approfondissant son embouchure orientale aux
dépens de celle de gauche. 11 cite aussi les grands fle-uves de la Si-
bérie, rOb, l'Irtych, le lénisséi, qui s'avancent continuellement vers
l'est en sapant les falaises sur lesquelles sont bâties les principales
villes de la contrée. Parmi les fleuves que M. de Baer a signalés
dans les diverses parties du monde comme se déplaçant d'une ma-
nière normale, il a eu tort cependant de placer le Mississipi. Ce
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 611
cours d'eau, grâce peut-être à un lent mouvement de bascule qui
semble faire pencher l'Amérique du Nord vers le sud-est, ne cesse
au contraire d'empiéter sur sa rive gauche (1).
C'est probablement dans l'immense territoire russe, et en parti-
culier dans le bassin de la Caspienne, que le phénomène du dépla-
cement normal des fleuves se prête aux études les plus intéressantes.
Là en effet se trouvent réunies toutes les conditions favorables à
l'empiétement graduel des eaux sur la rive droite de leur lit. Le
Yolga surtout se fait remarquer sous ce rapport parmi tous les
fleuves de la Russie. Son cours, assez droit et souvent parallèle au
méridien , lui permet de traverser rapidement des latitudes dont la
vitesse angulaire augmente rapidement; il roule une masse d'eau
■considérable qui peut balayer bien des obstacles; ses énormes crues
accroissent périodiquement sa force d'érosion; les falaises qui le
bordent sont composées d'un sol friable. Désormais ses envahisse-
mens continuels, qui ont causé tant de surprise aux géologues, ne
seront plus un sujet d'étonnement pour personne, et d'avance on
pourra calculer la rapidité de sa marche vers l'ouest. Bien que l'in-
fluence de la rotation du globe sur les empiétemens des fleuves fût
déjà indiquée et même exposée longtemps avant la publication des
Études sur la Caspienne, c'est à M. de Baer qu'il faut faire remonter
l'honneur d'avoir dégagé cette découverte de toute obscurité et de
l'avoir étayée sur des preuves irrécusables.
La création des deltas, l'érosion des falaises, l'égalisation du sol des
steppes et tous les autres changemens introduits par les fleuves dans
le relief de la contrée et la forme de la Mer-Caspienne sont peu de
chose cependant, comparés à la véritable révolution géologique qui
a suivi la séparation du Pont-Euxin et de la Caspienne en deux mers
distinctes. Lorsque ces deux nappes d'eau ne formaient encore
qu'une seule et même méditerranée, la Mer-Noire entourait de ses
eaux le massif montagneux de la Crimée, recouvrait tous les steppes
(1) Dans un intéressant volume publié récemment sous le titre d'Harmonies de la Mer,
M. Julien, s'appuyant sur une affirmation fort légère de M. Babinet, prétend que dans
notre hémisphère les alluvions des fleuves se déposent invariablement sur la rive droite en
vertu même de la rotation du globe. Or c'est précisément le contraire qui a lieu, excepté
pour le Mississipi et d'autres cours d'eau qui se trouvent dans des conditions particulières.
Il est vrai que tous les bois de dérive, toutes les épaves flottantes entraînées par le guJf-
stream, dévient sur la rive droite de ce courant; mais les cours d'eau contenus entre
deux rivages ne peuvent être comparés au gulfstream, qui coule librement au milieu de
la mer. Dans ce fleuve maritime, tous les débris que porte le courant trouvent immé-
diatement à droite une eau tranquille, et ils n'ont qu'à suivre leur pente pour aller s'y
déposer; mais, dans les fleuves des continens, les sédimens tenus en suspension ne
peuvent s'arrêter là où passe toute la masse des eaux, rongeant constamment le rivage.
Laissées, puis reprises, puis déposées de nouveau pour être entraînées encore, toutes
les alluvions finissent par être rejetées sur la rive la plus éloignée du fil du courant.
Dans l'hémisphère du nord, cette rive est la rive gauche.
612! REVUE DES DEUX MONDES.
des Cosaques, de l'embouchure du Don à celle du Kouban, et pro-
jetait un large bras dans la direction de l'est. Ce bras, graduellement
rétréci entre les premiers renflemens du Caucase, au sud, et les
hauteurs d'Ergeni, au nord, s'unissait par un détroit d'environ
50 kiloniètres de large aux eaux de la Mer-Caspienne, qui s'éten-
daient'alors sur les immenses steppes d'Astrakhan jusqu'à l'embou-
chure de l'Emba. Ce détroit de communication entre les deux mers,
cet ancien lit de la Méditerranée ponto-caspienne , est la vallée où
boulent aujourd'hui les eaux du Manytch. Malte-Brun ne s'était donc
^bint trompé en donnant cette dépression pour la véritable limite
géographique entre l'Europe et l'Asie.
^ Comment le partage de la grande mer intérieure en deux nappes
xTistinctes s'est-il accompli? A-t-il eu pour cause l'effraction du Bos-
phore pai- les eaux du Pont-Euxin , ou plus simplement, comme le
Veûletit Arago et le capitaine Maury, la diminution graduelle des
pluies' dans le bassin de la Bussie méridionale? Cette question nous
isemble pour le moment très difficile ou même impossible à résou-
^^e; mais déjà on peut affirmer et prouver que l'abaissement du
ttrvéàtr de la Caspienne s'est fait relativement d'une manière assez
Tapîdé. Dans les steppes des Kirghizes, non loin du lac Elton, s'élè-
vent à 200 mètres de hauteur au-dessus de la plaine les collines
du Grand-Bogdo, qu'entouraient autrefois les vagues de la mer.
Lem's flancs ont été déchiquetés par les eaux en tours, en dents, en
'aiguillés; les flots y ont creusé de profondes cavernes, et l'on y voit
même des ynarmiies de géant ^ grands entonnoirs où les ondes tour-
billoimantes roulaient incessamment des roches détachées; mais ces
anciens écueils se montrent seulement dans une certaine zone, si-
tuée 'sur tout le pourtour du massif à la même élévation au-dessus
du sol des steppes; plus bas, les roches ne portent plus aucune trace
de l'action érosive des eaux, évidemment parce que le niveau de la
"mèr a' baissé trop rapidement pour que les eaux aient pu attaquer
le§ uu-irailles des falaises. On peut observer le même fait sur les ro-
-ckers-qui portent le fort de Novo-Petrovsk , près du cap de Tchuk-
Karaghan. Ces rochers, séparés du plateau d'Oust-Ourt par un large
¥aviii, étaient aussi un grand écueil battu des flots. Les assises infé-
rieures, sur lesquelles pesaient des masses d'eau tranquille, offrent
à peine quelques traces de l'action destructive de la mer; à une cer-
taine hauteur, les aspérités des roches ont été arrondies et polies
parle mouvement incessant et régulier des vagues chargées de sable
et de débris; plus haut, quelques grottes, creusées sous des assises
çui'plombantes , indiquent l'extrême élévation qu'atteignaient les
lames poussées par un vent d'ouest. Les massifs de roches intactes
■qui se dressent au-dessus des grottes étaient des îles dominant le
tumulte des flots.
LA JIÉDITERRANÉE CASPIENNE. 613
Si importante qu'elle soit, cette action des vagues sur quelques
rochers ne saurait se comparer aux traces laissées par les eaux sur
tous les rivages actuels des steppes d'Astrakhan. Ces témoignages
du travail de la mer méritent une étude toute spéciale, et ce n'est
qu'après en avoir donné une explication satisfaisante qu'on pourra
espérer de résoudre le problème si complexe du partage de la Mé-
diterranée ponto- Caspienne en deux mers distinctes. On peut ob-
server ces vestiges d'une grandiose révolution principalement entre
l'embouchure du Volga et ^elle du Kouma. Là, les indentations
de la côte affectent une forme des plus étranges : malgré l'énorme
différence qu'offrent la formation géologique des steppes d'Astra-
khan et celle des montagnes primitives de la Scandinavie, les
baies de la Caspienne ressemblent d'une manière frappante aux
fiords de la Norvège; la côte, découpée régulièrement par des ca-
naux très étroits et longs de 20, 30, AO et même 50 kilomètres,
projette dans la mer d'innombrables presqu'îles parallèles et diri-
gées de l'ouest à l'est. Jusqu'à une grande distance dans la mer, les
îles sont également disposées en rangées parallèles et séparées par
de longs détroits ; simples continuations des péninsules , elles for-
ment des espèces de chaînons qu'interrompent de distance en dis-
tance les eaux de la mer, et qui s'abaissent par chutes successives
d'île en îlot et d'îlot en bas-fond. Les milliers de canaux qui sépa-
rent ces étroites levées de terre sont un immense dédale inexploré
même des pêcheurs; les cartes les plus détaillées peuvent seules
donner une idée de cet étrange fourmillement d'îles, d'îlots, de ca-
naux et de baies. Il va sans dire que ces fiords caspiens n'ont rien
de la sublimité sauvage des fiords de la Norvège; ils n'ont qu'une
faible profondeur et sont obstrués de bancs de sable ; les rivages qui
les bordent ne sont pas ces âpres rochers d'où s'élancent de merveil-
leuses cascades : du côté de la terre, l'horizon est borné par la plaine
des steppes et non pat ces grandioses mers de glace des Alpes Scan-
dinaves; mais, bien qu'inférieures en beauté, les indentations de la
côte Caspienne ne sont pas, au point de vue géologique, moins inté-
ressantes que celles de la Scandinavie.
Entre chaque baie parallèle se prolonge une série de hauteurs
qui va se rattacher dans l'intérieur des terres au sol uniforme des
steppes. Ces bugors, ou monticules en chaînons, sont en général
très étroits, tandis que leur longueur varie de 500 mètres à 5 et
même 7 kilomètres; ils s'élèvent d'ordinaire à la modeste hauteur de
8 ou 10 mètres, mais il en existe aussi qui atteignent une élévation
presque double. Vu d'un ballon, l'ensemble des bugors doit rappeler
une campagne marécageuse labourée par une gigantesque charrue.
Immédiatement à l'ouest du Volga, les lùmms, ou sillons qui sépa-
rent les bugors, sont toujours changés en rivières. Pendant les inon-
61/i REVUE DES DEUX MONDES.
dations du fleuve, le courant déverse dans ces canaux le trop-plein
de ses eaux chargées d'argile; puis, après la fin de la crue, la mer
y pénètre à son tour. Grâce à ces ruisseaux qui coulent tantôt dans
un sens, tantôt dans un autre, et qu'on pourrait comparer à un sys-
tème de veines et de veinules, il se produit ainsi dans les eaux de
cette région des bugors un mouvement incessant de va-et-vient
entre la mer et le Volga. Plus au sud, les vallées étroites des limans,
étant moins souvent remplies par les eaux d'inondation, n'offrent
point en général de nappe continue, mais seulement une chaîne de
lacs séparés les uns des autres par des isthmes sablonneux. Lors-
que le niveau des lacs s'élève à la suite de longues pluies, d'une
crue exceptionnelle du Volga ou d'une infiltration des eaux ma-
rines , les digues de sable sont parfois emportées , et plusieurs lacs
se réunissent en un seul; souvent aussi de longues sécheresses frac-
tionnent un seul lac en un nombre plus ou moins considérable d'é-
tangs qui se saturent peu à peu de sel aux dépens des bugors dont
ils baignent la base. Les agens qui dirigent l'exploitation de ces
étangs se procurent de nouveaux lacs salés en coupant un liman de
digues pour le séparer du Volga et de la mer; en quelques années,
l'ancienne nappe d'eau douce est transformée en un réservoir de sel.
On peut étudier la formation des bugors sur un développement
de plus de liOO kilomètres de côtes entre l'embouchure du Kouma
et celle de l'Oural. Au nord du Volga, ces monticules sont peu éle-
vés, assez irréguliers et séparés les uns des autres par des limans
d'une faible longueur; mais il est cependant facile de les reconnaître.
Dans les steppes, des séries de lacs en chapelets épars çà et là sem-
blent indiquer aussi une formation de la nature des bugors. Le delta
du Volga offre lui-même un nombre considérable de ces monticules,
dirigés de l'est à l'ouest, c'est-à-dire perpendiculairement au cou-
rant du fleuve. Les branches du Volga contournent les bugors; mais
en même temps elles les rongent pour se frayer un passage direct
vers la mer. Dans la partie orientale du delta, où l'œuvre d'érosion
se continue depuis de longs siècles, les collines ont été en grande
partie déblayées; mais dans la partie occidentale, où le Volga coule
depuis une époque comparativement récente, de longues chaînes
de bugors dominent encore les eaux. Toutes les stations de pêche
disséminées sur les bords du fleuve et la cité d'Astrakhan elle-même
ont été construites sur des collines de cette nature.
Un fait très remarquable, c'est que tous ces monticules sont stra-
tifiés, et que leurs couches superposées affectent la forme de voûtes
concentriques. Les strates les plus fortement argileuses sont pour
ainsi dire les noyaux autour desquels se sont déposées les terres
plus mélangées de sable. Cette distribution des couches est due pro-
bablement à l'action des courans d'eau qui donnèrent aux bugors
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 615
leur apparence actuelle. On comprend en effet que, dans le sol dé-
layé, les couches d'argile et de sable se soient déposées régulière-
ment, et que toutes ces strates encore flexibles, inclinant de côté et
d'autre vers les courans qui baignaient leurs bases, se soient voûtées
en forme de coupoles.
Nous avons dit que les chaînes de bugors se dirigent générale-
ment de l'est à l'ouest. Gela est vrai, surtout dans les environs d'As-
trakhan; mais si l'on compare ces lignes de monticules à une bor-
dure de franges attachée au continent, on voit que ces franges
s'étalent un peu en éventail, d'un côté vers le nord, de l'autre vers
le sud. Elles sont toutes comme les extrémités de rayons partant
d'un centre commun qui se trouverait dans la dépression du Ma-
nytch , sur le seuil qui sépare les versans des deux mers. On peut
facilement s'expliquer cette disposition. Lorsque par suite de la rup-
ture du Bosphore ou de la diminution des pluies le seuil du Manytch
émergea de la mer, la nappe de la Caspienne, qui avait alors une
superficie deux fois plus grande qu'aujourd'hui, fut tout à coup pri-
vée des masses d'eau douce qui l'alimentaient conjointement avec
la Mer-Noire. Bornée au Volga, au Terek, à l'Oural et à des rivières
insignifiantes, elle fut sans doute, dans l'espace de quelques années,
réduite par Tévaporation à la moitié de son ancien bassin, et les
eaux, dans leur dénivellation graduelle, creusèrent sur le rivage ac-
tuel ces étroits sillons qui nous étonnent. Sur les deux rives du
Volga, on voit aussi des bugors dirigés perpendiculairement au ri-
vage, et qui semblent devoir leur origine à l'écoulement des eaux
des steppes dans le com'ant du fleuve .
III.
La communication qui existait autrefois entre les deux mers
peut-elle être rétablie, et pouvons-nous espérer de voir un jour les
navires se rendre sans obstacle de Gibraltar au port d'Asterabad?
Si Pierre le Grand avait connu la topographie de la Russie méridio-
nale, il eût sans doute répondu affirmativement à cette question;
mais de son temps on n'avait aucune connaissance de la dépression
du Manytch. Vers la fin du xvii'^ siècle, il fit commencer le perce-
ment d'un canal à travers l'isthme étroit de Tsaritzin, qui sépare
deux coudes très rapprochés du Don et du Volga. Les travaux con-
tinuèrent pendant quatre années ; mais les difficultés du terrain et
surtout le mauvais vouloir des habitans firent abandonner l'entre-
prise. Maintenant encore ce projet semble irréalisable, et on s'oc-
cupe simplement de remplacer par un chemin de fer à locomotives
la voie ferrée à traction de chevaux qui réunissait les deux fleuves
depuis une quinzaine d'années. En 1722, le tsar Pierre, vivement
616 BEVUE DES DEUX MONDES.
préoccupé du problème de la jonction des deux mers, fit explorer
les vallées du Kour et du Rion dans l'espérance de pouvoir établir
au pied méridional du Caucase cette voie commerciale qu'il ne pou-
vait ouvrir au nord de la chaîne. La cession du Kour à la Perse em-
pêcha les recherches d'aboutir; mais l'énormité des travaux à entre-
prendre pour l'ouverture d'un canal à travers cette région accidentée
aui*ait sans aucun doute fait reculer Pierre le Grand. Lorsque Pallas
eut enfin exploré et pour ainsi dire découvert la vallée du Manytch
occidental, on put se faire une idée de l'ancienne communication
des deux mers par le détroit ponto-caspien, et le projet d'un canal
fut repris par les savans. Perrot, le premier, proposa d'utiliser la
dépression du Manytch en y ouvrant une artère commerciale ; mais
c'est depuis les "explorations de M. de Baer et surtout de l'inspecteur
des salines Bergstrœsser que l'entreprise du canal du Manytch se
discute sérieusement. Pendant quelques mois, ce projet détourna
l'attention publique des grandes spéculations de chemins de fer.
A peu près à égale distance des deux mers, au milieu de la dé-
pression ponto-caspienne , se trouve un lac allongé ou plutôt une
chaîne de marécages aux bords obstrués de roseaux : c'est le lac
Manytch, dont l'eau se déverse dans le Don par une rivière pares-
seuse qui porte aussi le nom de Manytch. Au sud du lac, les contre-
forts du Caucase donnent naissance au torrent Kalaous, qui coule
d'abord directement au nord, puis, arrivé à quelques verstes du
lac, oblique à l'est et au sud-est pour courir parallèlement à la dé-
pression de l'isthme et s'y jeter à une petite distance en amont du
lac. On croyait naguère que le Kalaous, uni à un affluent venu des
steppes de Test, allait perdre toutes ses eaux dans le lac Manytch
et n'arrosait ainsi qu'un seul versant de l'isthme, celui de la Mer-
Noire. Il n'en est pas ainsi. Arrivé dans la dépression ponto-cas-
pienne, le Kalaous se ramifie en un grand nombre de bras dont plu-
sieurs disparaissent sous les sables, tandis que d'autre-s se dirigent à
l'est vers le lac Chara-Ghul-Ussun, situé déjà sur le versant de la
Caspienne, et coulent ensuite dans la direction de cette mer, en
empruntant une vallée qui est la continuation de celle du Manytch
et à laquelle on donne le même nom. Au printemps, lors de la fonte
des neiges, et vers la fin de l'automne, après les grandes pluies, le
Kalaous roule une quantité d'eau considérable et se partage entre
les deux Manytch, l'un tributaire de la mer Caspienne, l'autre de
la mer d'Azof. La plaine, en apparence parfaitement unie, qui sé-
pare le lac Manytch du lac Chara-Ghul-Ussun forme donc le véri-
table seuil entre les deux bassins maritimes : c'est le point le plus
élevé de l'isthme.
En explorant lui-même le col de partage, M. de Baer recueillit
sur la vallée du Manytch oriental les témoignages de nombreux
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 617
traitans russes, arméniens ou cosaques; mais comme il n'eut pas le
temps de s'aventurer dans cette vallée, un doute eût toujours sub-
sisté sur le cours de la rivière qui l'arrose, si une exploration di-
recte n'avait depuis confirmé ses assertions. Grâce cà M. Bergstraes-
ser, cette tâche est remplie : il a fait relever géométriquement toute
la dépression du Manytch depuis la Caspienne jusqu'au seuil des
deux mers; bien plus, afin de résoudre pratiquement le problème
de la communication entre les deux bassins, il fit transporter sur
les eaux du Manytch oriental, près de l'entrepôt des salines de Mod-
char, deux embarcations, dont l'une, assez grande et munie de
quatre voiles, était montée de douze rameurs. La crue de la rivière
était alors dans son plein. En amont de Modchar, le chenal, profond
de 3 mètres environ, permit aux embarcations d'avancer rapide-
ment; mais lorsque les bateaux furent entrés dans le vaste lac de
Sasta, dont les eaux, gonflées par l'inondation, recouvraient une
grande partie de la steppe, ils s'égarèrent sur cette immense sur-
face, aux bas-fonds encore inconnus, et plus d'une fois échouèrent
sur des bancs de sable, ou quittèrent le chenal pour s'aventurer, sans
le savoir, au milieu des plaines inondées. Ainsi l'expédition perdit
plusieurs jours à la recherche du véritable cours du Manytch, puis,
lorsqu'elle fut arrivée à un endroit où la vallée rétrécie permet de
toujours reconnaître le lit, il lui fallut lutter péniblement contre un
courant assez fort. Enfin elle atteignit l'embouchure du Kalaous:
mais l'inondation avait déjà considérablement baissé, et il était im-
possible de pénétrer directement dans le Manytch occidental. Les
membres de l'expédition durent remonter le Kalaous parallèlement
à la dépression ponte-caspienne , puis, arrivés au coude où la val-
lée du Kalaous remonte vers le nord, ils firent transporter leurs em-
barcations au point très rapproché où le Manytch occidental com-
mence à devenir navigable, et descendirent le cours de la rivière
jusqu'à son embouchure dans le Don. En route, un bateau sombra
sur un banc de sable; mais le problème n'en était pas moins à peu
près résolu : l'expédition avait démontré la possibilité de passer
d'une mer à l'autre mer pendant les hautes crues du printemps.
A cette époque, deux courans d'eau, coulant en sens inverse, éta-
blissent temporairement un canal non interrompu entre les deux
mers.
Ainsi la vallée du Manytch oriental , complètement inconnue il v
a quelques années, est maintenant explorée dans son entier et
M. Bergstrœsser en a fait tracer une carte excellente. Au sortir du
lac Chara-Chul-Ussun, qui ressemble plutôt à un large fleuve, la
rivière se perd dans le Sasta (lac des Carpes), ou plutôt dans un la-
byrinthe d'eaux stagnantes, éparses au milieu des steppes comme
les îles d'un archipel au milieu de la mer, et s'unissant en un seul
618 REVUE DES DEUX MONDES.
lac à l'époque des inondations. Malgré l'énorme évaporation qui
agit sur cette vaste étendue, les eaux du Manytch sont encore assez
abondantes pour s'échapper du lac Sasta et se séparer en trois
branches. L'une va s'évaporer à l'est, dans les mares en chapelet
d'une aride vallée; mais les deux autres se réunissent pour former
le lac deKôkô-Ussun, et coulent vers les salines de Modchar sous le
nom de Machtuk-Gol. Près du dépôt des salines, le fleuve se divise
de nouveau : un bras se dirige à l'est vers le golfe de Beloserk, qu'il
n'atteint pas: un autre coule au sud -est et dans la direction du
Kouma; enfin le Houïdouk ou bras du milieu, plus important que
les deux autres, se change pendant l'été en une longue ligne de
mares espacées de distance en distance jusqu'aux dunes qui bor-
dent la Caspienne. N'est-il pas vraiment prodigieux que, dans son
voyage de nivellement à travers les steppes de la dépression du Ma-
nytch, M. Hommaire de Hell n'ait point vu tous ces affluens de la
Caspienne? N'est-il pas plus étonnant encore qu'il ait indiqué la
position du seuil des deux mers à plus de 100 kilomètres de sa
position vraie, qu'il ait fait du Manytch oriental la source du Manytch
occidental et complètement ignoré la bifurcation du Kalaous? Et
quelle foi peut-on ajouter aux résultats d'un nivellement qui com-
porte de pareilles erreurs géographiques? Sans répéter ici les ac-
cusations que MM. de Baer et Bergstraesser portent contre M. Hom-
maire de Hell, nous dirons seulement qj^e Humboldt n'a pas eu besoin
de parcourir les steppes du Manytch et de faire des opérations géo-
désiques pour pressentir la véritable topographie de l'isthme : dans
son excellent livre de l'Asie centrale, il parle de la bifurcation du
Kalaous comme d'un fait probable.
Un fleuve qui se sépare en tant de branches, qui s'épand en de si
vastes bassins lacustres soumis à une forte évaporation, qui fournit
une mare insalubre à chaque ravin latéral et déverse le restant de
ses eaux dans quelques rigoles d'irrigation, pourrait sans doute de-
venir une voie navigable, si la masse en était contenue par un seul lit.
D'ailleurs un document retrouvé prouve que cette voie existait en-
core au milieu du xvii^ siècle. A cette époque, les Cosaques du Don,
accourant en foule auprès de leur compatriote Stenko Rasin, qui
avait levé l'étendard de la révolte, se rendirent en barques dans la
Caspienne par la dépression du Manytch. Lorsque Stenko Rasin vou-
lut retourner dans sa patrie, il tint conseil pour savoir sur quel cours
d'eau il s'embarquerait, le Manytch ou le Volga. S'il fit remonter
ce dernier fleuve à ses bateaux, ce fut dans l'espérance de mieux
approvisionner sa flottille et de pouvoir, en passant, faire demander
sa grâce au tsar. Le canal des deux mers a donc cessé d'exister
depuis deux siècles seulement, grâce à quelque bifurcation du Ma-
nytch ou à son épanchement dans un lac. Serait-il donc impossible
LA MEDITERRANEE CASPIENNE. 619
à l'industrie de ramener le Manytch et de le maintenir dans son
ancien lit?
En tout cas, on ne peut songer à creuser un canal maritime à tra-
vers l'isthme ponto-caspien. Pour faire descendre en pente douce
les eaux de la mer d'Azof vers la Mer-Caspienne, il faudrait accom-
plir une œuvre bien' plus colossale que le percement de l'isthme de
Suez en vue d'un résultat incomparablement moindre. Le seuil du
Manytch étant situé à 13 mètres au-dessus de la mer d'Azof et à
plus de 38 mètres au-dessus du niveau de la Caspienne , les tran-
chées à creuser pour un canal de 3 mètres seulement n'auraient pas
d'égales dans le monde; le fossé, excavé dans la dure argile des
steppes et peut-être à travers des assises de grès, atteindrait une
profondeur de 29 mètres sur une distance de 50 kilomètres environ.
Au contraire un canal d'eau douce alimenté par le Ralaous, le Kouma
et tous les ruisseaux qui descendent des contre-forts du Caucase et
des hauteurs d'Ergeni, dans la dépression du Manytch, serait, selon
toute apparence, une œuvre facile. D'après M. Bergstraesser, il suf-
firait d'établir des barrages à tous les endroits où des branches la-
térales épuisent le fleuve pour obtenir à peu de frais une ligne na-
vigable de la Caspienne au lac Ghara-Chul-Ussun. Si en même
temps on régularisait le cours du Manytch à travers les lacs, qu'on
réunît en un même courant ses eaux, celles du Kouma et plusieurs
ruisseaux qui se perdent aujourd'hui dans le désert, le canal ponto-
caspien serait définitivement rétabli, et les embarcations d'un faible
tonnage se rendraient sans peine d'une mer à l'autre mer. L'eau
existe : il suffit d'en former un courant et de ne pas la laisser s'éva-
porer au milieu des steppes ou s'étaler en mares insalubres infes-
tées par les moustiques. En pensant à l'ouverture possible du canal
des deux mers, M. Bergstraesser se laisse emporter par son imagi-
nation aux rêves du plus brillant avenir. Il voit des villes commer-
ciales se fonder aux embouchures des deux Manytch et au point de
partage de leurs eaux; il voit les steppes, ces régions aujourd'hui si
arides et désolées, se couvrir de vergers et de champs de blé ; il voit
des populations sédentaires s'établir en foule là où séjournent seu-
lement pendant quelques mois des tribus de Tatars nomades. Les
eaux d'inondation non utilisées pour le canal serviront à fertiliser
les campagnes infécondes aujourd'hui; les roseaux des lacs et l'ar-
gile du sol fourniront en abondance des matériaux de construction ;
le bois de chauff'age manque, il est vrai, mais on pourrra le rem-
placer parfaitement par les déjections des bestiaux.
Il y a quelques mois à peine, trois explorateurs de la vallée du
Manytch, MM. Kostenkof, Barbet de Marny et Kryjine, sont revenus
de leur voyage beaucoup moins enthousiastes que leur devancier;
mais admettons un instant que les projets de M. Bergstraesser se réa-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
lisent, et que les navires puissent aller librement de la Caspienne
dans la Mer-Noire; bien plus, supposons que, par un judicieux amé-
nagement des eaux de l'Oxus, on fasse communiquer la Mer-Cas-
pienne avec la mer d'Aral et que l'on continue celle-ci vers l'Océan-
Arctique au moyen des lacs en chapelet et des rivières de la Sibérie
méridionale; affirmons avec M. Bergstrœsser qu'il suffit de suivre les
indications données par la nature elle-même, partout où elle a laissé
des traces de son passage, pour refaire son œuvre et conduire de
nouveau les bras de mer à travers les continens : eh bien! quand
même ces grands travaux seraient accomplis, quand même les steppes
seraient sillonnés de routes et les bords de la Caspienne pourvus
de docks et d'entrepôts, la civilisation n'y gagnerait que de faibles
avantages, si les peuples qui habitent les contrées aralo-caspiennes
ne recouvraient pas en même temps leur initiative. Avec sa toute-
puissance, qu'a su faire la Russie de ces pays conquis? Sans doute,
elle a fait explorer ces vastes contrées et favorisé le progrès de la
géographie physique: mais, en faisant étudier le sol, elle a négligé
la prospérité du peuple. Au lieu de coloniser les bords de la Cas-
pienne et de donner à cette mer la grande importance commerciale
qu'elle devrait avoir, les conquérans moscovites n'ont su que dévas-
ter et appauvrir. Dans ces régions jadis peuplées, le despotisme a
fait la solitude.
A l'époque de la migration des peuples, alors que les guerriers de
l'Asie se rendaient à la curée de l'empire romain, les tribus s'abat-
taient tour à tour sur les steppes de la Caspienne comme des légions
de sauterelles, et pendant plusieurs siècles ces contrées firent par-
tie du grand atelier des peuples [officina ou vagina gentium) d'où
surgissaient sans cesse de nouvelles hordes de barbares poussant
leur cri de guerre et de massacre contre le monde épouvanté. Il ne
manquait aux tribus accourues dans les steppes qu'une puissante
influence civilisatrice pour les transformer en une véritable nation.
Lorsque l'empire des Bulgares, l'un des plus riches de l'Europe, se
fonda sur les bords du Volga, on aurait pu croire que cette nation
s'était enfin constituée; mais l'émigration des peuplades de l'Asie
continuait toujours, les conflits se succédaient sans interruption, la
paix était impossible entre ces hordes trop nombreuses qu'attiraient
les plaines de la Russie abondamment arrosées par d'immenses
fleuves. En 1630, l'émigration n'avait pas cessé encore : cinquante
mille familles mongoles, quittant les plateaux du Thibet et les bords
du lac de Koko-Noor, vinrent camper sur les rives du \'olga. Un
siècle après, un autre flot de Kalmouks déborde sur les steppes,
vet dans l'espace de quelques années cinq cent mille émigrans vien-
nent demander l'hospitalité à la Russie. Quelle bonne aubaine pour
le. gouvernement qui s'occupait déjà d'introduire à grands frais des
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 6211,
Allemands sur son territoire ! Une population plus considérabl,e, que
celle de plusieurs principautés germaniques s'offrait voloi)taireiti!^Eii
à coloniser les parties les plus reculées de l'empire et^à. fournir en
même temps des troupes au tsar. En effet, les nouveau-venu^
paient généreusement leur droit d'aubaine : ils équipent pour l'em-
pereur une armée de trente mille cavaliers, et vont c,ojTibat^tr;ej ses
ennemis jusqu'en Turquie; mais bientôt ils s' aperçoivent, que la Russip
récompense leur bonne amitié par l'oppression : elle leyr , ravit -S-ys-
tématiquement leurs immunités; de libres alliés qu'ils étaient, elle les
transforme peu à peu en sujets au moyen d'une pression. admipistra-T
tive savamment organisée. Les Kalmouks comprirentque pour.sauye-
garder leur liberté ils n'avaient plus qu'à retourner . dans la j^patrie
de leurs ancêtres. Le 5 janvier 1771, le khan Oubaçha se^rnitTen
route, suivi de près de quatre cent mille Kalmouks de tout â^ge. et
de tout sexe; il déjoua l'armée russe envoyée à sa,-pQ,ursuitç, ;Ç£)p-
tourna la Caspienne, la mer d'Aral, le lac Balkach, et.atte;igi;iitj,§î)fi^
le territoire de la Chine après un voyage de huit inois.. Le, peuplç
s'étant évadé, il ne restait plus aux Russes qu'un désqrt. Aujoair-
d'hui on compte à peine dans les steppes d' Astrakhan quinze r^iiille
familles de Kalmouks, c'est-à-dire au plus la sixième partiçjde., là
population qui s'y trouvait autrefois. La nation es,t remplaiîég.pavr
quelques hordes errantes et avilies, car les fugitifs on|,,eipport,é^^yep
eux leur patrie et leurs dieux; le lien qui réunissait.;.les^tri,Jj,u^. €31,^1^
corps de peuple est rompu, et ceux qui sont restés ^dans les steppes,
opprimés, épars, dépaysés, plus exilés que leurs frères,, ont perdu
toute littérature nationale et jusqu'au souvenir des,cihap;ts,^efflefir^
aïeux; la civilisation oi^iginale qui se développaitf.ci;ièz,eux,yers 16!
milieu du xviii'' siècle a disparu sans retour. Grâce, au dçspQtisme,,
la barbarie a repris l'empire le plus absolu sur ces,peujDla;i;:le,^.a^,^r-
vies, et de nos jours l'instruction des Kalmouks les plus intelligent
consiste à savoir écrire des prières et à les faire tourner. dévotement
sur une roue en l'honneur de Bouddha. Tel a été le résultat de |^ 49"
mination russe, et maintenant même n'assistons-npus pas.à,],a,4épOr:
pulation presque complète de la Crimée? Pour éviter ]a loi d^i, tsar,,
les Tatars Nogaïs vont demander asile à cette Turquie elle-oiènie ^i
profondément démoralisée. Les Tcherkesses aussi abandonnent leurs
montagnes par centaines et par milliers, afin de, ne p.as.jyoii-^otjtep
près d'eux l'étendard moscovite. -î o I 9J Ô'T' r l^>
Ce qui s'est passé sur la rive occidentale de la Çaspieji^e se ,pas§p
également sur la rive orientale. Après une première, et Âvtale ejfpérr
dition contre Khiva, les généraux russes, n'osant plus avepiurer
une armée dans une nouvelle campagne, employèicent un ingénieu;s
moyen d'arriver lentement et sûrement à une coçtq^Qtç.d^fmitlye. J)^
622 REVUE DES DEUX MONDES.
chaque fort situé sur le bord de la Caspienne, ils envoyèrent dans la
direction de l'Aral des compagnies de soldats chargées d'établir,
sans se presser, une ligne de hlockhnus s'étendant comme une bar-
rière d'une mer à l'autre mer. Dès qu'un campement militaire était
mis à l'abri de toute attaque et pourvu de puits et de jardins, on
organisait un autre campement plus avant dans le steppe. Sem-
blable à ces tiges traçantes qui , de distance en distance , plongent
leurs racines dans le sol, l'armée russe d'occupation projetait ainsi
vers la mer d'Aral ses postes avancés. Enfin les plaines furent en-
serrées de toutes parts; mais la Russie avait conquis un désert :
sans attendre que le cercle d'acier se fût refermé autour d'eux, les
Turkmènes nomades avaient prudemment pris la fuite.
Les steppes arides d'Astrakhan et de l'Aral n'ont pas été seuls à
perdre leur ancienne population; les rivages fertiles qui s'étendent
au pied du Caucase ont été de mèn>e en partie désertés. Derbend,
Bakou, n'offrent plus que les restes de leur antique splendeur, et la
Transcaucasie Caspienne , où les Argonautes allaient autrefois con-
quérir la toison d'or, où tant d'érudits théologiens ont cherché le
paradis terrestre, n'offre guère que des campagnes laissées en fri-
che. Les seules parties du pays où l'on trouve encore des bour-
gades et des cultures clair-semées sont les rives des fleuves; les
anciens canaux d'irrigation ne servent maintenant qu'à former des
marécages, et ces régions, jadis salubres, sont aujourd'hui ravagées
par des fièvres mortelles. La description que Strabon fait de ces
contrées leur convient de nos jours aussi peu que la description de
la Babylonie par Hérodote convient aux plaines de l'Euphrate : on
dirait qu'un souffle de mort a passé sur elles , flétrissant les arbres,
exterminant les peuples.
Toutefois, si les bords de la Caspienne, comparés à d'autres régions
d'Europe moins favorisées, sont pour ainsi dire dépeuplés, peut-être,
pensera-t-on, la Russie a-t-elle su profiter des immenses avantages
commerciaux que lui offre la Caspienne, et y créer au moins quel-
ques marchés où s'opèrent les échanges entre les peuples de l'Europe
et ceux de l'Asie. Dans le monde entier, il n'est pas une seule mer qui
soit plus admirablement placée pour le commerce du monde que la
Méditerranée russe. Située au centre du continent, elle baigne à la
fois l'Europe et l'Asie ; elle étend d'un côté ses baies sur les plaines
du nord, de l'autre reflète dans son bassin la splendide végétation
des tropiques ; elle unit deux mondes que le Caucase tente vaine-
ment de séparer l'un de l'autre par sa haute muraille de rochers et
de glaces. Elle semble destinée à devenir le grand chemin du com-
merce de l'Europe avec l'Inde et la Chine, et le Volga, ce grand fleuve
que Strabon prenait pour un bras de mer, est,en effet comme un
LA MÉDITERRANÉE CASPIENNE. 623
immense détroit creusé d'avance pour porter dans l'extrême Orient
les richesses de l'Europe occidentale. Eh bien ! ces privilèges que les
Bulgares savaient utiliser, la souple et mobile nation russe, si natu-
rellement portée au commerce, n'a pu jusqu'à ce jour en tirer au-
cun profit. Pendant le moyen âge, Astrakhan était le grand marché
où les négocians de Venise et de Gênes venaient acheter les épices
et les soieries des Indes; mais Ivan le Terrible a passé là, et ce
qu'il n'a pas détruit par le fer et l'incendie, le despotisme admi-
nistratif de ses successeurs s'est chargé de le faire.. En vain Pierre
le Grand, qui avait conscience de la haute destinée réservée à son
empire, a voulu rappeler le commerce à coups de décrets; les déci-
sions de l'autocrate n'obligèrent pas les trafiquans des Indes à re-
prendre le chemin de la ville abandonnée. Astrakhan, que par habi-
tude on croit encore être le rendez-vous des peuples de l'Asie, est
aujourd'hui une cité purement russe, renfermant à peine quelques
centaines d'étrangers; sa plus grande industrie est une industrie
toute locale, celle de la pêche, et son commerce est inférieur à celui
d'un port anglais de troisième ordre. Les marchandises qu'elle
échange annuellement avec la Perse représentent au plus une valeur
de 5 ou 6 millions de francs, et c'est à 300,000 francs chaque année
que s'élève à peine son trafic avec Khiva, Boukhara, Samarkhand,
ces capitales des plaines fertiles qui, du temps d'Alexandre le Grand,
avaient mérité le nom de Sogdiane ou de Paradis, et dont les contes
des Mille et Une Nuits nous rappellent la merveilleuse splendeur à
l'époque des califes. Loin d'être un grand chemin des nations, la
Caspienne n'est guère qu'une impasse entourée de déserts. Le com-
merce la fuit; on a même vu les cotons du Mazanderan, recueillis
au bord de la Méditerranée russe, se rendre en Angleterre par la
voie du Golfe-Persique , et Trébizonde ne doit son importance qu'à
l'adresse avec laquelle le commerce sait éviter les frontières de la
Russie. C'est que l'absolutisme pèse même sur les échanges : quand
il ne laisse au peuple d'autre soin que celui de ses intérêts maté-
riels, ces intérêts mêmes sont en danger, et les citoyens s'appau-
vrissent tout en recherchant avidement la fortune. Morts à la vie
politique, ils finissent par perdre toute initiative et ne savent plus
même s'enrichir. La civilisation ne se laisse pas décréter par un
gouvernement, et toute prospérité durable ne peut jamais se fon-
der que sur la liberté.
Elisée Reclus.
LA LIBRE PENSEE
AU MOYEN ÂGE
TRAVAUX RECEIVS SUR ABELARD.
Le fondateur de la philosophie du moyen âge a été depuis quel-
ques années en Europe l'objet de travaux aussi brillans que variés.
M. Victor Cousin, en publiant les œuvres complètes d'Abélard (1), a
provoqué un mouvement d'études qui nous a valu de précieux docu-
mens sur l'histoire de la libre pensée. Ce n'est pas seulement la
France qui a répondu à cette généreuse impulsion. Il était naturel
sans doute que la patrie d'Abélard conservât la prééminence dans
cette espèce de concours : c'est à elle qu'il appartenait d'élever le plus
haut la voix pour rendre hommage au vieux maître, et M. Charles
de Rémusat, dans un ouvrage célèbre, a noblement acquitté notre
dette; mais le mouvement ne devait pas s'arrêter là. Deux théolo-
giens allemands, M. Ernest Henke et M. George Lindenkohl, ont
publié en 1851 une édition nouvelle du Sic et Non, et bien qu'ils
ne dissimulent pas leur intention de compléter, de rectifier même,
d'après le manuscrit de Munich, le texte publié en 1836 par M. Cou-
sin, ils proclament en même temps tout ce qu'ils doivent à leur
illustre devancier, a au successeur de Pierre Abélard dans l'Univer-
sité de Paris, à celui qui a réveillé en France les études philoso-
(1) Pétri Abœlardi opéra, hactenus seorsim édita nunc primum in unum collegit...
Victor Comin, adjuvantibus C. Jourdain et E. Despois. — Tomus prior, Parisiis 1849.
T»inus posterior, 1859.
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 625
phiques et les a remises en honneur (1). » En même temps que pa-
raissait à Marbourg l'édition du Sic et Non donnée par MM. Henke
et Lindenkolil, un écrivain italien, M. Luigi Tosti, publiait à Naples
une curieuse étude historique sur Abélard et son époque : Stnria
di AbeUirdo e dei siioi tempi. Un tel ensemble de recherches com-
mencées il y a vingt-cinq ans mérite assurément qu'on le résume
et qu'on cherche à en dégager les principaux résultats.
C'est en 1836 que M. Cousin fut chargé de publier dans la grande
collection des Documens inédits sur Vhistoire de France plusieurs
manuscrits d' Abélard, parmi lesquels le plus important est celui
qui porte le titre de Sic et JSon. Jusque-là l'éloquent professeur de
la Sorbonne ne paraissait pas attacher beaucoup d'importance au
rôle et aux écrits de l'adversaire de saint Bernard; dans ses bril-
lantes leçons de 1829 sur l'histoire générale de la philosophie, il en
parle assez dédaigneusement. « Le grand mérite d' Abélard, dit-il,
est d'avoir été beaucoup plus instruit qu'on ne l'était de son temps,
et d'avoir joint l'étude de Cicéron à celle de saint Augustin. Dans
ce siècle de grossièreté et de pédanterie , Abélard est une sorte de
bel -esprit classique;... mais il n'est pas seulement remarquable
par le goût, il l'est aussi par la dialectique et par les progrès qu'il
fit faire à la forme philosophique. » Ainsi un bel-esprit, un homme
plus lettré que ses grossiers contemporains, en même temps un
dialecticien entre les mains duquel se développa la forme philoso-
phique, voilà tout Abélard. Il est vrai que ce n'est pas là un mé-
diocre éloge, si l'on songe aux obstacles qui arrêtaient sans cesse le
dialecticien du xii^ siècle, aux efforts qu'il dut faire, à l'audace d'es-
prit qu'il fut obligé de déployer pour assurer ce premier développe-
ment de la pensée libre. Qu'il y a loin pourtant de ces paroles aux
pages éloquentes où l'éditeur du Sic et Non proclame l'importance de
la philosophie scolastique et apprécie le rôle si considérable d Abé-
lard dans les batailles intellectuelles de cette époque! Sept ans plus
tard, M. Cousin associait tous les événemens du moyen âge à la for-
tune d'une simple question métaphysique; le problème, en apparence
si fastidieux, des genres et des espèces devenait chez l'historien des
idées l'explication des plus grands faits, des plus profondes révolu-
tions de l'histoire. (( C'est ici, s'écrie-t-il, qu'il faut se donner le spec-
tacle de la puissance des principes. Un problème, digne à peine, ce
semble, d'occuper les rêveries des philosophes, donne naissance à
divers systèmes de métaphysique. Ces systèmes troublent les écoles:
(1) Vir celeberrimus Victor Cousin, ipsius Pétri in cathedra philosophica successor
ei languescentis in Gallia philosophici studii hoc tempore stator et vindex. Voyez l'ou-
Ti'age intitulé Pétri Abœlardi Sic et Non primum integrum edidcrunt Ernestus Ludov,
Thtod. Henke et Gaorgius Steph. Lindenkohl; un toI. in-S", Marbourg 1851.
TOME xxxiv. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
mais d'abord ils ne troublent que les écoles. Bientôt de la métaphy-
sique ils passent dans la religion et de la religion dans l'état. Les
voilcà sur la scène de l'histoire; ils interviennent dans les événemens
de ce monde, suscitent des conciles, occupent des rois. Un Guillaume
le Conquérant est mis en mouvement par le clergé d'Angleterre
contre le nominaliste Roscelin, et Louis VII préside l'assemblée où
saint Bernard, le héros du siècle, porte la parole contre le concep-
tualiste Abélard, le maître d'Arnaud de Brescia. Encore n'est-ce là
qu'un épisode. Laissez marcher le temps : le conceptualisme, qui
pendant près de deux siècles a retenu dans son sein le nominalisme,
le laisse échapper enfin, et cette nouvelle conséquence ou plutôt
cette conséquence renouvelée du même principe, trouvant des temps
plus favorables, jette un bien autre éclat, soulève de bien autres
tempêtes. Un autre Roscelin, Okkam, en appliquant encore une fois
le nominalisme à la théologie et par la théologie à la politique, fait
échec au pape, met dans sa querelle un roi et un empereur, et,
s' abritant contre les foudres de Rome sous les ailes de l'aigle impé-
riale, il peut dire avec un légitime orgueil au chef du saint-empire :
« Défends-moi avec ton épée; moi, je te défendrai avec ma plume.
Tu me défende gladio, ego te defendam calamo. » Abandonné par
le roi de France, secouru par l'empereur d'Allemagne, l'indompté
franciscain, échappé au cachot de Roger Bacon, meurt dans l'exil à
Munich: mais il a enseigné à Paris, et cette terre n'a jamais laissé
périr aucun des germes qui lui ont été confiés. L'Université de Paris
embrasse la doctrine proscrite; le nominalisme victorieux répand
l'esprit d'indépendance; cet esprit nouveau produit les conciles de
Constance et de Bâle, où siègent les grands nominalistes Pierre
d'Ailly, Jean Gerson, ces pères de l'église gallicane, sages réforma-
teurs dont la voix n'est pas écoutée, et que remplace bientôt cet
autre nominaliste qui s'appelle Luther. Il ne faut donc pas tant plai-
santer avec la métaphysique, car la métaphysique, ce sont les prin-
cipes premiers et derniers de toutes choses. La pliilosophie scolas-
tique a donc aussi sa grandeur; elle mérite l'intérêt de l'histoire et
par elle-même et par les événemens auxquels elle se lie, et quelque
chose de cet intérêt doit se rélléchir jusque sur son enfance si ob-
scure et si négligée. La première époque de la philosophie scolas-
tique est une époque de barbarie à la fois et de lumière; c'est
Charlemagne qui l'ouvre, ce sont les écoles carlovingiennes qui la
remplissent: tout son trésor est l'Aristote de Boèce, tout son travail
est la glose , et son résultat une première polémique où luttent déjà
toutes les opinions. Abélard résume cette polémique et couronne
cette époque. A ce titre, il mérite d'être sérieusement étudié... »
L'éloquent écrivain donnait ici l'exemple en même temps que le
LA LIBRE PENSEE AU MOYEX AGE. 627
précepte ; la belle page que nous venons de citer est empruntée à
cette introduction du Sic et Non qui a jeté tout à coup une si vive
lumière sur la philosophie du moyen âge. Qu'est-ce donc que cet
ouvrage, le Sic et Non? Une vaste collection de textes empruntés à
l'Écriture et aux pères, collection étrange et dont la pensée seule
est singulièrement hardie, car il résulte de cet assemblage d'opinions
que sur maintes questions théologiques les évangélistes, les apôtres,
les pères, les docteurs ont donné des réponses différentes. Abélard
pose les problèmes et cite les solutions contraires que lui fournis-
sent ses lectures; d'un côté se trouvent l'affirmation, de l'autre la
négation, ^et toutes les deux ont pour elles des autorités considéra-
bles. En un mot, le oui et le non, le pour et le contre, sont con-
frontés par le maître; de là le titre de cette singulière compilation,
comme il l'appelle. Sic et Non. Il n'y a donc pas d'unité dans l'en-
seignement de l'église? Il n'y a donc rien de certain dans la tradi-
tion? L'unité existe, la certitude aussi, mais il faut les conquérir;
comment? Par la dialectique. VoiLà le sens du livre, voilà la portée
de cette entreprise. Abélard ne donne pas lui-même l'exemple de
cette recherche qu'il recommande ici; il ne révèle pas à son lecteur
la solution des antinomies qu'il prend plaisir à ranger en bataille;
cette récompense était réservée sans douté aux innombrables audi-
teurs qu'il réunissait autour de sa chaire, et qu'il entraîna jusque
dans les thébaïdes de son exil. M. Cousin a dit spirituellement que
ce livre était (( la table des matières de ses traités dogmatiques de
théologie et de morale; » on peut y voir aussi une sorte de pro-
gramme de ses plus audacieuses leçons. Avec quelle curiosité les
jeunes théologiens du xii" siècle ne devaient-ils pas se porter aux
leçons d'un dialecticien qui, après avoir accumulé ainsi de telles
difficultés, se faisait fort de les résoudre !
Il ne faut pas vouloir rapprocher des périodes que séparent des
abîmes; comment ne pas remarquer toutefois de curieuses analogies,
en même temps que des différences frappantes, entre les antinomies
d' Abélard et celles d'Emmanuel Kant? Abélard nous montre dans la
tradition chrétienne des affu'mations qui s'excluent, et cependant,
malgré cet antagonisme d'autorités diverses qui semblent condam-
ner l'esprit au doute, il conduit ses auditeurs ou promet de les con-
duire à une solution qui satisfera leur pensée et confirmera leurs
croyances. Kant signale dans nos facultés mêmes des tendances op-
posées, des lois contradictoires, tellement que nous sommes réduits,
si son système est vrai, à une incertitude absolue sur toutes choses,
et ce même homme, appuyé sur le sentiment moral, va reconstruire
à sa manière l'édifice qu'il vient de détruire. Les antinomies de
Kant portent sur les facultés de l'entendement humain, c'est-à-dire
628 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la vie même de l'esprit, et c'est là ce qui donne à sa philosophie
un caractère si désespérant pour ceux qui en subissent les formules
sans pouvoir en admettre le correctif. Les antinomies d'Abélard of-
fraient-elles des difficultés moins redoutables aux hommes du moyen
âge? Elles portaient sur l'Ecriture sainte, sur le texte des Evangiles,
sur les décisions des Pères, c'est-à-dire sur ce qui était alors le
fondement de la vie intellectuelle et morale. Du scepticisme de Kant
est sorti un immense effort de la pensée philosophique, et l'assem-
bleur d'antinomies a eu pour héritiers les intrépides constructeurs
de systèmes qui ont prétendu à la science universelle ; du doute
provisoire d'Abélard est né le vigoureux élan de la dialectique du
moyen âge, et les successeurs de l'homme qui ne voyait que des
contradictions dans les textes consacrés ont trouvé dans ces textes
mêmes une parfaite conformité avec la philosophie d'Aristote. On a
souvent comparé Abélard avec Descartes : si l'on songe aux antino-
mies du Sic et Non, il n'est peut-être pas hors de propos de signa-
ler aussi ses rapports indirects avec Emmanuel Kant.
Il y a des rapprochemens plus curieux, à faire entre Abélard et
certains écrivains de l'Allemagne, bien que le précurseur de Des-
cartes soit une physionomie toute française. Il est vrai que les Alle-
mands dont je parle n'ont fait eux-mêmes que reprendre des idées
françaises et les développer avec vigueur. En confiant à la dialec-
tique le soin de résoudre les antinomies des Ecritures, Abélard de-
vait être amené nécessairement à fonder ou du moins à provoquer
une science nouvelle, la critique des livres saints. C'est là en effet
une des choses qui donnent au Sir et Non une importance particu-
lière. Les bénédictins Martène et Durand, expliquant pourquoi ils ne
publient pas le Sir et Non dans leur Thesaunis avec Y Ilexameron
et la Tlieologid christ iana y disent que cet ouvrage est indigne de
voir le jour, et qu'il mérite d'être condamné aux ténèbres éternelles.
D'où vient une telle colère chez les doux et pieux érudits? Rien de
plus simple : ils venaient d'entendre la grande voix de Bossuet fou-
droyant Richard Simon, et ils retrouvaient chez le théologien du
xii^ siècle les principes de cette science qui effrayait l'évêque de
Meaux. Oui, ce savant, cet audacieux Richard Simon que Bossuet a
combattu avec tant de colère et d'épouvante, ces théologiens de
Berlin ou de Halle, de Goettingue ou de Tubingue, qui depuis plus
d'un demi-siècle ont renouvelé le champ de la tradition évangé-
lique avec une curiosité si ardente , quelquefois même avec une
émotion si religieuse, ont eu pour précurseur en ces périlleux do-
maines le grand orateur philosophique de la montagne Sainte-Ge-
neviève. L'exégèse allemande, si fière des hommes éminens qu'elle
a produits, des laborieuses écoles qu'elle a fondées, et qui, tout mis
LA LIBRE PENSEE AU MOYEN AGE. 629
en balance, accepte résolument les dangers de la critique en échange
du bien qu'elle en tire, l'exégèse allemande ne se rappelle pas as-
sez qu'elle est née en France au xii** siècle, et qu'elle y a grandi au
xvII^ Quant à ceux qui lui opposent parmi nous une fin de non-re-
cevoir en la traitant de rêverie germanique, ils oublient tout sim-
plement quelques-unes des plus vives pages de notre histoire. A
force de circonscrire l'esprit français, on le rapetisse et le déna-
ture. Vouloir absolument lui donner une correction irréprochable,
c'est lui enlever une part de sa vie. La vérité est qu'aux grandes
époques de notre développement intellectuel, aux époques de fortes
croyances et d'énergie philosophique, le génie de notre pays n'a
pas craint d'examiner l'objet de sa foi et de lire avec les yeux de
l'esprit les textes les plus sacrés. Le silence sur ce point ne saurait
être une preuve de soumission, c'est un signe de tiédeur et d'indif-
férence, quand ce n'est pas un signe de dédain. Il est naturel, à mon
avis, que la science des Schleiermacher et des de Wette, des Baur
et des Ewald, soit née dans la France de saint Bernard. Saint Ber-
nard l'a condamnée: qu'importe? Cette apparition extraordinaire de
l'exégèse à côté du moine de Glairvaux n'en est pas moins un té-
moignage de vitalité religieuse aussi remarquable à sa manière que
les triomphes du puissant thaumaturge. Il est impossible d'ailleurs
de ne pas être touché quand on voit des principes si sages, des re-
commandations si naïvement, si tendrement chrétiennes, unis chez
Abélard aux premières hardiesses de la pensée. Il ne craint pas de
dire que certains passages ont dû être altérés dans tel ou tel Évan-
gile par l'ignorance des copistes; il ose affirmer que le langage du
Sauveur, en face d'une multitude grossière, a dû être nécessaire-
ment un langage figuré, et que c'est à la théologie d'interpréter ces
figures; mais quelle circonspection, et surtout quelle tendresse dans
ses conseils, lorsqu'il exige de l'interprète des livres saints la piété
du cœur, l'humilité de l'esprit, et principalement cette charité (( qui
croit tout, espère tout, souffre tout, et ne soupçonne pas facilement
le mal chez ceux qu'elle aime! » Qiiœ omnia crédit, omnia sperat,
omnîa suffert, nec facile vitiei eorum qiios amplectitiir suspicatnr.
Il semble que l'auteur du Sic et Non abandonne ici les principes
qu'il vient de proclamer, car enfin, si les traditions religieuses ne
peuvent être interprétées qu'avec une charité qui croit tout et souffre
tont^ que deviennent les droits de la critique? Prenez garde; Abé-
lard manque souvent de précision dans le langage, et, gêné d'ail-
leurs par les entraves de son temps, il a besoin, lui aussi, d'un in-
terprète charitable qui mette sa pensée en lumière. Si je comprends
bien l'enchaînement de ses idées dans ce prologue, je crois décou-
vrir ici un principe très important, et qu'il n'est pas inutile de rap-
630 REVUE DES DEUX MONDES.
peler à l'exégèse de nos jours. Abélard a voulu dire que, pour faire
efficacement cette critique des livres saints, il fallait y être préparé
par un vif sentiment de la vérité religieuse. La première condition
en telle matière, c'est la piété, l'humilité, la charité, c'est-à-dire
une complète initiation à la vie chrétienne. Gomment décider que le
texte a été altéré, comment oser entreprendre l'interprétation de
telle ou telle figure, si la conscience du chrétien ne vient pas conti-
nuellement en aide au savoir du critique? Une fois cette condition
remplie, Abélard n'hésite plus à défendre la liberté de l'interprète;
il va même jusqu'à revendiquer ce que Bayle appellera plus tard le
droit de la conscience errante. « Dieu, dit-il, qui sonde les cœurs
et les reins, juge moins les actes que les intentions. Quiconque dit
ce qu'il croit la vérité simplement, sans fraude, sans duplicité, est
absous devant lui. » Ne semble-t-il pas qu'on entende parler un
homme de nos jours? Et ne croirait-on pas avoir affaire à un disciple
de Descartes, quand on voit le théologien du xii" siècle faire du
doute provisoire la condition de la science? <( C'est le doute, s'écrie-
t-il, qui conduit à la recherche, et la recherche à la vérité. » 11 y
a en un mot dans ce prologue un mélange d'ardeur et de retenue,
de hardiesse et de circonspection , qui donne un singulier charme à
ce premier essor de la pensée libre.
J'ai dit que l'Allemagne oubliait trop aisément l'origine toute
française de cette science nouvelle appelée la critique des livres
saints; la publication des œuvres inédites d' Abélard par M. Victor
Cousin, surtout la publication du Sic et Non, eut pour effet de rap-
peler à nos voisins ces titres de la France. M. Cousin avait publié
le Sic et Non d'après un manuscrit d'Avranches et un manuscrit de
Tours; un autre manuscrit de cet ouvrage se trouve à la bibliothè-
que de Munich, et l'illustre éditeur n'avait pu en faire usage. Deux
Allemands, deux théologiens, M. Henke et Lindenkohl, comparant
le texte donné par M. Cousin avec le manuscrit de Munich, furent
frappés de certaines lacunes dans l'édition française. M. Cousin du
reste avait indiqué lui-même ces lacunes. Pour des œuvi'es si éloi-
gnées de nous et qui contiennent tant de fatras au milieu de pages
intéressantes, le respect superstitieux du texte n'est certainement
pas une obligation absolue. Sans doute il ne faut rien modifier dans
l'œuvre qu'on édite; mais est-il nécessaire de la donner tout entière?
M Cousin ne le pensa pas, et il prévint loyalement son lecteur des
suppressions qu'il avait faites. « Nous avons publié, dit-il, intégra-
lement toutes les questions qui présentent encore aujourd'hui quel-
que intérêt, et nous avons eu soin de donner le titre de toutes les
autres et de marquer leur place, afin qu'on eût une idée exacte de
cette singulière composition. » MM. Lindenkohl et Henke, dans leur
LA LIBRE PENSEE AU MOYEN AGE. 631
scrupuleuse exactitude, crurent qu'il y avcait lieu de publier le ma-
nuscrit de Munich en indiquant les endroits où ce manuscrit diffère
de ceux de Tours et d'Avranclies, et surtout en rétablissant les pas-
sages supprimés par l'éditeur français. Cette édition allemande du
Sic et Non a paru à Marbourg en 1851; elle a été exécutée avec
soin, avec amour, et si elle fait grand honneur aux deux théologiens
d'outre-Rhin, elle n'est pas un moindre titre pour l'auteur de V édi-
tion' prùweps, sans les travaux duquel l'ouvrage n'eût pas vu le
jour. Quant aux passages que M. Cousin avait cru devoir omettre
tout en les signalant , et que les consciencieux Allemands ont resti-
tués avec un religieux respect, je m'assure que le leoteur ne don-
nera pas tort à l'éditeur français. J'ai collationné ces pages, et je
n'y ai rien trouvé qui justifiât les réclamations des nouveaux édi-
teurs. Ce n'est donc pas là qu'est l'intérêt de l'édition de Mar-
bourg, et je ne me serais pas arrêté à ce détail , si les deux théo-
logiens allemands n'y avaient attaché une importance légèrement
emphatique. L'intérêt de leur travail à nos yeux, c'est l'impres-
sion qu'ils ont reçue en lisant le manifeste d'Abélard, c'est l'in-
spiration qui les a soutenus dans leurs recherches. Pour ces com-
patriotes de Schleiermacher, de Baur et d'Evvald, Abélard est le
promoteur de la critique des livres saints, et s'ils publient avec tant
de soin ce recueil d'antinomies intitulé le Pour et le Contre, c'est
que le critique du xii'' siècle peut encore, à leur avis, exercer une
action salutaire sur les critiques du xix^.
Recueillons ce précieux témoignage de la théologie germanique.
M. Cousin, de son regard sûr et perçant, avait parfaitement démêlé
ce caractère si important du Sic et Non. «Au premier coup d'oeil,
dit-il, c'est ici une pure compilation d'autorités contraires; mais en
réalité c'est une construction de problèmes et d'antinomies théo-
logiques puissamment établis, qui condamnent l'esprit à un doute
salutaire, le prémunissent contre le danger de toute solution étroite
et précipitée, et le préparent à des solutions meilleures. » M. Ernest
Henke, dans la préface de l'édition de Marbourg, développe cette
pensée de M. Cousin, et la rend sienne en l'appliquant à la situation
actuelle des églises protestantes en Allemagne. « Sans doute, dit le
prudent théologien , les intentions qui ont dicté ce livre à Abélard
ne sont pas exemptes de tout blâme; cette ardeur à trouver des
dissentimens chez les chefs de la foi et à les mettre en lumière est
la marque d'un esprit partial, qui prend plaisir au mal d' autrui; il
faut bien reconnaître d'ailleurs que le xix^ siècle ne ressemble en
rien au xii% et que si, au temps d'Abélard, il n'était pas inutile
d'éveiller les âmes engourdies, de les troubler dans leur somno-
lence, de les accoutumer enfin à s'approprier librement et hardi-
ment la foi, ce n'est ni la foi aveugle ni la pusillanimité servile
632 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il est urgent de guérir chez les théologiens de nos jours. Leur
mal est plutôt le mal contraire. Ce remède périlleux, je veux dire
la critique et le doute , qui , prudemment administré , est profitable
aux intelligences atteintes de superstition, on le prend aujourd'hui à
haute dose; on ne s'en sert plus comme d'un poison dont l'emploi
discret peut produire des effets salutaires, on le boit comme l'eau
vive qui doit rafraîchir les âmes altérées. Et pourtant, continue
M. Henke, on voit à toutes les époques reparaître les mêmes mala-
dies sous des formes différentes; la paresse de l'esprit, la langueur
dans l'amour et la recherche des choses divines, cette espèce de
lâcheté morale qui nous rend sourds aux avertissemens de la con-
science, ce sont là des vices propres à tous les temps. Et combien
ces vices deviennent plus dangereux quand certains hommes vien-
nent les ériger en vertus, quand ces mauvais conseillers persuadent
à la foule ignorante que, bien loin de vouloir guérir ce mal, il le
faut entretenir avec soin ! »
« Voilà notre mal, s'écrie encore M. Henke; il a fait irruption de l'é-
tat dans l'église, et déjà une nouvelle barbarie nous menace. Gomme
cet empereur du vi*" siècle qui, fermant les écoles de philosophie et
ne laissant subsister que les monastères, crut avoir beaucoup fait
pour la préparation des futurs ministres de l'église, certaines écoles
de notre pays en sont venues à proclamer que ni le travail, ni le
zèle, ni l'application aux études philosophiques et théologiques ne
sont la vraie préparation au saint ministère. Où est-elle donc, cette
préparation? Apparemment dans l'habitude de vociférer avec pas-
sion et de calomnier avec audace! C'est pourquoi ils condamnent la
recherche ardente de la vérité , cette nourrice d'orgueil , et le désir
de connaître les systèmes des penseurs, cette source d'inquiétude
pour l'esprit. Oh ! que l'inertie vaut bien mieux ! Avec elle, ni mou-
vement d'orgueil à redouter, ni troubles intérieurs. Tout se réduit
à un précepte unique : accepter avec soumission les formules pro-
clamées par les hommes qui disposent du pouvoir au sein de l'é-
glise, et mépriser ceux qui veulent examiner ces formules, en un
mot éteindre en soi l'amour de la vérité. Ce seul sacrifice équivaut
à toutes les vertus et en expie l'absence. Le mal dont il s'agit a jeté
de trop profondes racines sur notre sol pour qu'il soit possible de
l'extirper du premier coup; il peut arriver cependant, au xrx" siècle
comme au xii% que le livre d'Abélard y apporte quelque remède.
Ecrit dans une époque presque entièrement privée de ces ressources
littéraires dont nous sommes si abondamment pourvus aujourd'hui,
il nous offre les commencemens de plusieurs sciences tout à fait in-
connues jusqu'alors , je veux dire la critique sacrée, l'histoire des
dogmes, la théologie biblique, et enfin la dogmatique élevée sur
cette triple base ; non-seulement donc il pourra recommander aux
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 633
théologiens de nos jours la science de l'histoire et l'étude attentive
des matériaux bien autrement riches dont elle dispose aujourd'hui,
non-seulement il leur ofirira une anthologie des pères de l'église
rassemblée d'une main ingénieuse, mais il leur rappellera que l'au-
teur l'a surtout composée pour provoquer ses lecteurs à la recherche
du vrai et aiguiser leur intelligence par cette recherche. »
Une telle page mérite d'être conservée; nous la recommandons
à ceux qui écriront un jour l'histoire de la critique religieuse au
xix*^ siècle. L'auteur, théologien pieux autant que libéral, a éprouvé
naïvement en face de cette résurrection d'Âbélard ce que bien des
esprits ont éprouvé, il y a six cents ans, à la voix d'Abélard en per-
sonne. Abélard éveillait les esprits, et, les prémunissant contre toute
solution étroite et prématurée, il les préparait à une foi non-seule-
ment plus haute, plus lumineuse, mais plus vivante et plus efficace,
puisqu'elle était le produit de leurs efforts. M. Henke connaît les
dangers de ce qu'on appelle la critique; il sait qu'on peut abuser de
tout, et que le remède peut se changer en poison, comme le poison
peut devenir un remède; mais, chrétien convaincu, le pire de tous
les maux à son avis, c'est la torpeur de l'âme, et par ce mot il en-
tend surtout la pusillanimité des esprits qui craignent pour leur foi
le moindre rayon de lumière. Aussi , maintenant que les excès de
la criti [ue ont ramené les églises protestantes d'Allemagne sous le
joug d'un dogmatisme intolérant, maintenant qu'on voit des consis-
toires proscrire la science à tort et à travers, le pieux théologien de
Marbourg ne craint pas d'invoquer l'assistance d'Abélard. « 11 a ré-
veillé les consciences de son temps, s'écrie M. Henke; il peut encore
réveiller les nôtres. »
On ne s'attendait pas à cette justification d'Abélard au nom de la
foi chrétienne et du réveil des âmes. Parmi les ouvrages qu'a susci-
tés la publication de M. Cousin, si la première place appartient sans
conteste à YAhélard de M. de Rémusat, je n'hésite pas à donner la
seconde à l'édition du Sir et non de MM. Ernest Henke et George
Lindenkohl. Critique pénétrant, cœur libéral , intelligence initiée à
tous les secrets de la dialectique, à tous les problèmes de la philoso-
phie, M. de Rémusat a surtout cherché dans Abélard le dialecticien
et le philosophe : il est naturel que des théologiens , et des théolo-
giens allemands, aient vu dans ses œuvres, par-dessus toute autre
chose, le promoteur de la critique théologique. L'ouvrage de M. de
Rémusat, en même temps qu'il contenait une vive peinture du
xii"" siècle, sert à faire apprécier l'école historique du xix^ le Sic et
Non publié à Marbourg, hommage rendu à la théologie du moyen
âge, a aussi sa place marquée dans la critique religieuse de notre
époque. Enfin, par des mérites très opposés, ces deux ouvrages si
634 REVUE DES DEUX MONDES.
diiïerens se rattachent également à l'influence de M. Cousin; il est
probable que ni l'un ni l'autre n'aurait vu le jour, au moins dans la
forme qu'ils ont revêtue, si les OEuvres médîtes d'Abélard n'avaient
vu le jour en 1836.
La publication du Sic et Non éclairait donc d'une lumière inat-
tendue la philosophie du xii'' siècle ; on ne peut pas dire cependant
que la doctrine d'Abélard fût dès lors complètement dévoilée. Outre
le Sic et Non, le volume des OEuvres inédites publié en 1836 con-
tenait sans doute des pages importantes, plusieurs traités de logi-
que, des commentaires sur Porphyre, en un mot toute une série de
fragmens qui formaient dans leur ensemble un exposé assez com-
plet de la dialectique du maître : où étaient sa théologie, sa psy-
chologie et sa morale? Ces autres écrits si curieux, qui, avec le Sic
et Non et les traités de dialectique, formaient les œuvres complètes
de l'adversaire de saint Bernard, étaient enfouis alors dans une édi-
tion incorrecte et confuse donnée au commencement du xvii" siècle
par le conseiller d'état Adrien d'Amboise. Si l'on en croit une note
communiquée à Bayle par un anonyme, et insérée dans le Diction-
naire du célèbre critique (article Amhoise), cette édition de 1616
serait l'œuvre de Duchesne, qui en aurait fait don au conseiller d'é-
tat. Il paraît certain que toute une partie de cette édition porte le
nom de Duchesne, tandis que la première page des autres exem-
plaires en attribue la publication au conseiller d'Amboise. C'est ainsi
que chacun de ces deux personnages, l'érudit et le magistrat, est
indiqué tour à tour comme l'éditeur des œuvres d'Abélard par les
écrivains qui ont eu à s'occuper de ces matières. Quoi qu'il en soit,
l'édition de 1616, intéressante à bien des titres, puisqu'elle con-
tient entre autres documens les mémoires d'Abélard sur sa vie et ses
malheurs, n'était en définitive qu'un assemblage informe. Cent ans
après, en 1717, les deux bénédictins Martène et Durand publiaient
dans leur Thésaurus novus anccdotorum deux autres ouvrages d'Abé-
lard qui n'avaient pas encore vu le jour, la Theologia christiana et
Y Hexameron. Quelques années plus tard, un bénédictin allemand,
continuateur de Martène et Durand, dom Bernard Pez, faisant impri-
mer à Augsbourg (1721-1729), sous le titre de Thésaurus anccdo-
torum novissimus , un vaste recueil de documens relatifs à l'histoire
de l'église, y insérait au tome troisième un traité psychologique
d'Abélard intitulé : Ethica, seu liber dictus: scito te ipsum. Enfin en
1831 M. F. -H. Rheinwald éditait à Berlin le curieux dialogue où le
théologien du xii'' siècle, en son audacieuse candeur, n'avait pas
craint de mettre aux prises un philosophe , un Juif et un chrétien,
Dialogus inter philosophum, Judœuin et christianwn. Il fallait donc
s'adresser à la fois aux savans de France et d'Allemagne pour con-
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 635
naître les œuvres d'Abélard. De l'édition de Duchesne ou d'Amboise
il fallait passer aux in-folio des bénédictins, et ce que n'avaient pas
donné les imprimeries parisiennes, on était obligé de le demander à
Augsbourg ou à Berlin. M. Cousin, au moment même où il publiait
les œuvres inédites du vieux maître, comprit bien qu'il n'importait
pas moins de rassembler ses écrits déjà imprimés, il est vrai, mais
plutôt enfouis que mis au jour dans les collections bénédictines.
« J'appelle de tous mes vœux, je seconderais de tous les moyens qui
sont en moi une édition complète des œuvres de Pierre Abélard. Si
j'étais plus jeune, je n'hésiterais point à l'entreprendre, et je signale
ce travail à la fois patriotique et philosophique à quelqu'un de ces
jeunes professeurs, pleins de zèle et de talent, auxquels j'ai ouvert
la carrière et que j'y suis avec tant d'intérêt. »
Si j'étais plus jeune l M. Cousin écrivait cela en 1836, et treize
ans plus tard, commençant à réaliser son vœu, il donnait au monde
savant, avec le concours de MM. Charles Jourdain et Eugène Des-
pois, le premier volume des œuvres complètes de Pierre Abélard.
Malheureusement la révolution de I8/18 venait d'éclater au mo-
ment où s'achevait l'impression de ce volume in-quarto , entreprise
en des temps plus calmes, destinée à des loisirs plus studieux; les
secours sur lesquels M. Cousin pouvait compter, dans une société
paisible et de la part d'un gouvernement ami des lettres, se trou-
vaient ajournés pour, longtemps. Quand la société même était mise
en question, il y avait autre chose à faire pour les particuliers et
pour l'état que de s'intéresser à l'érection d'un monument philoso-
phique. M. Cousin ne se découragea point : seul ou presque seul,
il se chargea de cette œuvre nationale, et il a eu l'insigne honneur
de l'accomplir. Le second volume a paru en 1859; ajoutez -y les
OEuvres inédites publiées en 1836, et vous avez en trois volumes
in-quarto tout ce qui existe aujourd'hui des écrits d'Abélard.
Le premier volume s'ouvre par les lettres d'Abélard, et la pre-
mière de toutes est celle qu'il écrit du monastère de Saint-Gildas à
un ami inconnu pour se consoler et se fortifier lui-même par le
récit de ses malheurs. On peut voir dès le début avec quel soin scru-
puleux M. Cousin s'est acquitté de sa tâche. Le texte donné par Am-
boise et Duchesne en 1616, celui que l'Anglais Rawlinson a publié
en 1718, et que le savant Orelli a si violemment condamné comme
l'œuvre d'un faussaire, enfin le texte d'Orelli lui-même, ont été
confrontés, examinés, discutés par l'éditeur, comme s'il s'agissait
d'un des maîtres de la littérature ancienne. Bien des écrivains, de-
puis dom Gervaise, ont traduit les lettres d'Abélard et d'Héloïse.
M. Cousin cite les traductions de Bastien, de Longchamps, de Tur-
lot, de M. Oddoul; on peut ajouter à cette liste l'élégante étude
de M. Paul Tiby : Deux couvens au moyen âge, ou l'abbaye de
636 REVUE DES DEUX MONDES.
Sainl-Gildas et le Paradet au temps d'Ahêlard et d'IIéloise (1);
mais, quelque intérêt que puissent présenter ces travaux, les tra-
ducteurs, y compris le bénédictin Gervaise, ne s'étaient pas in-
quiétés des altérations du texte, et l'on peut dire qu'avant l'édi-
tion de M. Cousin la plus grande incertitude régnait sur maintes
parties de ces lettres. Entre les affirmations hasardeuses de Rawlin-
son et les critiques défiantes d'Orelli, quel moyen de se décider? Il
fallait pour cela un philosophe et un philologue, un homme qui
connût bien la littérature du xii^ siècle et la langue particulière
d'Abélard. Nul n'était mieux désigné que M. Cousin pour ce rôle
d'arbitre; il l'a rempli en effet avec une 'sûreté magistrale, donnant
raison ou tort à Orelli selon l'occurrence, repoussant comme lui les
interpolations évidentes de Rawlinson, mais rompant sans hésiter
avec ce censeur irritable quand sa critique soupçonneuse transforme
en œuvres apocryphes toute une série de lettres où chaque mot ré-
vèle la main d'Abélard. Les précieuses notes de Duchesne ont été
conservées comme elles méritaient de l'être. Les variantes des di-
vers manuscrits sont indiquées au bas de chaque page, des introduc-
tions particulières précèdent chacun des traités, et servent de guide
■ au lecteur; en un mot, rien n'a été omis de ce qui pouvait faciliter
l'étude de ces curieux documens, et introduire les esprits studieux
dans les arcanes du moyen âge.
Héloïse, on peut le dire, remplit le premier volume. Ces lettres
touchantes, tant de fois traduites, mais dont il faut désespérer de
rendre la grâce et la passion, les voici dans la langue même où la
malheureuse femme épanchait ses douleurs. Dès les premiers mots,
elle se peint tout entière : Unico siio post Christum^ luiica sua in
Christo. Ce maître, cet ami, cet époux, qu'elle ne sait plus comment
nommer, elle l'appelle toujours : unicemeus. Quelle ardeur et quelle
chasteté tout ensemble! Son amour épuré n'en brûle pas de flammes
moins vives. Bien loin de là, puisqu'elle aime en Dieu désormais,
pourquoi ne laisserait-elle pas un libre cours aux sentimens de son
âme? Purifier son affection afin de s'y livrer sans scrupule, telle fut
la destinée d'Héloïse. C'est sur l'autel que son cœur se consume.
Jamais le dévouement d'une âme à une autre âme, jamais l'aban-
don, le sacrifice, l'amour enfin n'a éclaté sous des formes plus sin-
cères et plus vives. Le langage même dont se sert Héloïse, ces re-
cherches, ces prétentions scolastiques, qui ne sont pas sans élégance
sur ses lèvres, ne croyez pas que ce soit seulement le ton général
du xii'^ siècle; c'est le style d'Abélard, et, dans l'emploi qu'en fait
l'abbesse du Paraclet, on sent encore le désir de rendre hommage
à ce maître, qui est à ses yeux le maître unique après Jésus. L'hu-
(1) Paris, Techeaer, 1831.
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 637
inilité d'un cœur qui s'est donné à jamais apparaît à chaque ligne
de ces pages trempées de larmes. On trouve parfois qu'elle s'humi-
lie trop lorsqu'on lit les réponses d'Abélard ; mais ce contraste
môme la relève, et son abaissement lui assure une dignité immor-
telle. « Héloïse, a dit M. de Rémusat, est la première des femmes. »
Il faut lire dans le texte donné par M. Cousin cette correspondance
incomparable, et si l'on songe au milieu de quel monde apparut un
amour si complet, si dévoué, si résigné au sacrifice, si délicatement
purifié, si ardemment associé aux extases de la vie religieuse, on ne
trouvera pas que l'historien d'Héloïse ait placé trop haut cette mer-
veilleuse figure.
C'est à Héloïse encore que se rapportent les autres ouvrages ren-
fermés dans le premier volume, ici tout un recueil de vers, là toute
une série de sermons pour les principales fêtes de l'année. Amboise,
au xv!!*" siècle, avait eu en sa possession un grand nombre d'hymnes
ou de séquences composées par Abélard pour i'abbesse du Paraclet,
et, bien qu'il y trouvât une tendre inspiration chrétienne, il avait
négligé, on ne sait pourquoi, de les insérer dans son édition. Un
savant belge, M. OEhler, les a retrouvées à Bruxelles il y a quel-
ques années, et il songeait à les publier quand la -mort l'emporta :
peu s'en fallut que ce secret ne disparût avec lui; mais M. Cousin
veillait sur l'intéressante découverte, il s'empressa d'acquérir les
copies fidèlement prises par M. OEhler, et on peut lire dans les
OEuvres complètes d'Abélard quatre-vingt-treize hymnes que l'on
croyait perdues. Le principal intérêt de ces poésies assurément, ce
sont les circonstances où elles sont nées ; Héloïse les avait deman-
dées à Abélard pour les faire chanter à ses religieuses. La collection
de ses sermons n'a pas une moindre valeur; d'après le Sic et !\on
et les traités de dialectique , on se représente aisément le grand
orateur tenant suspendue à ses lèvres la foule immense des jeunes
théologiens avides de lumières nouvelles, avides surtout de combats
spirituels et d'émotions philosophiques; on se figure moins bien ce
roi de l'école cherchant à édifier une communauté de femmes. La
dialectique domine dans ces sermons, une dialectique souvent bi-
zarre, confuse, pédantesque, hérissée de citations sans fin; on y ren-
contre pourtant quelques mouvemens du cœur, et c'est là en défini-
tive un curieux épisode dans l'histoire de la prédication au moyen
âge. Le sermon sur saint Jean-Baptiste est remarquable entre tous par
la hardiesse des pensées et la vivacité des peintures. Je ne m'étonne
pas d'y trouver une amère satire de la société monacale du xii*" siècle,
puisque saint Bernard a poursuivi d'anathèmes bien autrement re-
doutables certains couvens de son époque; mais on peut être surpris
qu' Abélard traite si longuement un pareil sujet devant les sœurs
d'Héloïse. « Quel collecteur d'impôts, s'écrie-t-il, est plus avide,
638 KEVUE DES DEUX MONDES.
plus rapace, plus acharné à sa proie, que le ventre des moines? »
C'est à des hommes du moins que parlait saint Bernard quand il
traçait des tableaux de ce genre, et la satire était justifiée chez lui
par les nécessités de l'enseignement moral. Le panégyrique de saint
Paul, qui fait partie de ces curieux sermons, ne doit pas être lu
sans doute à côté de celui de Bossuet; on y trouve cependant des
accens assez fiers, la grandeur du sujet a manifestement élevé le ton
de l'orateur. Si l'évèque de Meaux appelle saint Paul « le principal
coopérateur de la grâce de Jésus-Christ dans l'établissement de
l'église, » Abélard exprime la même pensée par ces mots énergiques :
« La conversion de saint Paul a été la conversion du monde. » Signa-
lons aussi les sermons sur la Pentecôte, dont la fête était célébrée au
Paraclet avec une piété particulière. 11 y a jusqu'à cinq sermons con-
sacrés au Saint-Esprit; on y sent un enthousiasme philosophique
autant que rehgieux, et si l'âme du dialecticien a fait éclater quelque
part un désir d'édification sincère, c'est peut-être dans ces pages
qu'il faut en chercher la trace.
« 0 ma sœur Héloïse, chère autrefois dans le siècle, très chère
maintenant en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde ! »
Ainsi parle Abélard dans la lettre qui termine le premier volume des
œuvres complètes ; le second volume contient tous les écrits qui ont
attiré sur la tête du logicien de si violens orages. Après Vlnlroduc-
tion à la Théologie^ voici les ouvrages condamnés par le concile de
Sens. Le premier est le Commentaire sur VEpilre aux Romains, où
l'audacieux interprète des mystères, voulant expliquer le dogme de
l'incarnation, le dénature et le détruit. « Quoi ! s'écrie-t-il, la mort
du Christ serait un moyen de satisfaire la justice de Dieu et de le
réconcilier avec le genre humain ! Cette mort au contraire, aggra-
vant les crimes de l'homme, ne devait-elle pas accroître la colère
divine? Si la désobéissance d'Adam a été un péché si funeste que la
mort seule du Christ ait pu l'expier, quelle expiation faudra- t-il pour
racheter l'homicide du Christ? » Voilà une objection bien hardie pour
un théologien du temps de saint Bernard. Prenez garde, Abélard ne
parle pas ici en son nom : il pose une objection et prétend la réfu-
ter; mais l'attaque est si vive et la réponse si faible, que l'intention
du philosophe devait être plus que suspecte à ses contemporains.
Le livre Scilo te ipsum contient des opinions qid devaient scandali-
ser plus gravement encore les hommes du xii* siècle. — C'est l'inten-
tion seule, dit Abélard, qui fait le mérite ou le démérite d'un acte.
Si les hommes qui ont crucifié Jésus et persécuté les martyrs obéis-
saient à leur conscience, ils n'étaient pas coupables. — Étranges sub-
tilités de ce dialecticien, qui, menacé lui-même par l'intolérance
très convaincue de son époque, prépare des excuses à tous les into-
lérans, fournit des armes à tous les fanatiques! Grâce à M. Cousin,
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 639
nous pouvons suivre aisément dans le texte même les bizarres er-
reurs de cette pensée, chez qui l'inexpérience, unie à de généreuses
hardiesses, produit de si étonnans contrastes.
Oui, hardiesse naïve et inexpérience profonde, tel est, ce me
semble, le touchant et tragique spectacle que présente la destinée
d'Abélard. Quand on lit attentivement ses œuvres, il est impossible
de ne pas être ému de sentimens contradictoires. On respecte cet
homme qui se lève courageusement pour revendiquer le droit du
libre examen; on s'intéresse à cette tentative qui marque une date
solennelle dans l'histoire de la pensée humaine; on comprend que
ce champion, seul contre tout un monde, est le représentant de nos
intérêts les plus chers, et on lui souhaite autant de génie que d'ar-
deur; mais quelle déception, s'il s'embarrasse dans sa dialectique,
s'il a tout à coup le sentiment de sa faiblesse, s'il se trouble en face
de son œuvre, si ses meilleures intentions lui sont un piège! C'est
un drame pénible assurément que la condamnation d'Abélard au
concile de Soissons et surtout au concile de Sens ; les violences de
saint Bernard, l'abattement du novateur, l'autorité étouffant la li-
berté, la foi écrasant la raison, quel douloureux tableau! Il y en a
un plus douloureux encore, c'est cette disproportion que nous ve-
nons de voir entre le candide élan du penseur et ses véritables
forces. Qu'un novateur soit vaincu, qu'un réformateur soit condamné
à l'impuissance politique et sociale, telle est la destinée commune.
La tragédie qui m'émeut le plus en de semblables épisodes, c'est
celle qui se passe au fond de l'âme et dont le monde ne se doute
pas, c'est l'impuissance morale d'un esprit inférieur à ses desseins,
c'est l'erreur souvent grossière déparant les plus nobles pensées,
c'est enfm le désarroi d'une conscience généreuse et la déroute
d'une grande cause.
Et pourtant il est bon que cette tentative ait ea lieu. Si le génie
d'Abélard n'a pas égalé sa bonne volonté, si de regrettables erreurs
ont compromis ses efforts, il n'en a pas moins pressenti et préparé
l'avenir. Qui donc en effet est sorti vainqueur de cette lutte? Saint
Bernard, dites-vous? Non, il a réduit Abélard au silence, mais il n'a
pas été vainqueur, car ce n'est pas la personne d'Abélard qu'il pour-
suivait, c'était la liberté philosophique, et cette liberté est invin-
cible. D'Abélard à Descartes, de Descartes jusqu'à nous, ce principe,
qui semble étouffé par le concile de Sens, s'affermit de siècle en
siècle. Déjà, du vivant même d'Abélard, l'illustre vaincu, enfermé à
Cluny, pouvait compter avec orgueil tous ses disciples, qui occu-
paient les premières places de l'église. C'étaient des évêques, des
cardinaux, ce furent même des papes; c'étaient aussi les plus grands
docteurs du xii* siècle, Gilbert de La Porée, Alain des Iles, Hugues
de Saint- Victor, Pierre Lombard, Jean de Salisbury. On voit bien
650 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il n'était pcis vaincu : la liberté est immortelle ! Est-ce donc l'au-
torité qui a souffert dans cette lutte? Pas davantage. Liberté et au-
torité, foi et raison, ce sont là des besoins de l'âme, besoins qui se
concilient difficilement, forces opposées qu'il faut accorder, qu'il
faut pacifier au moins, mais qu'il est impossible de faire disparaître.
Il y a des époques où l'une de ces deux tendances de l'esprit de
l'homme prend le dessus et opprime l'autre. Tantôt c'est la foi, une
foi aveugle qui est sans pitié pour la raison , tantôt c'est la raison ,
une fausse raison qui outrage et opprime la foi : luttes impies, et
dont la dernière heure peut-être n'a pas encore sonné. L'infirmité
de l'humaine nature peut-elle se promettre, hélas! l'équilibre com-
plet de ces deux puissances? Les siècles qui ont le plus approché
de cet équilibre sont les siècles privilégiés de l'histoire; c'est par
exemple, non pas le siècle tout entier de Bossuet et de Descartes, de
Pascal et de Fénelon, mais une bien courte période de cet âge, et
encore, dans cet espace si limité, que de conflits secrets, que d'in-
quiétudes réciproques! L'union complète de ces deux instincts aussi
sacrés l'un que l'autre, l'harmonieux développement de la raison et
de la foi, du christianisme et de la science, serait la perfection de la
vie individuelle et l'idéal des sociétés humaines : — idéal chimé-
rique, dira-t-on, idéal impossible à réaliser, qu'importe? Quelqu'un
l'a dit avec autant de profondeur que de grâce, « il n'y a que des
commencemens dans la vie. » Parce que l'une des œuvres que la
Providence nous impose ne doit pas trouver son couronnement ici-
bas, est-ce un motif pour ne pas l'entreprendre? Abélard est le pre-
mier qui, à ses risques et périls, a\X donné ce grand exemple. Sa-
chons-le bien, l'histoire de saint Bernard et d'Abélard ne fait que
produire sur une scène dramatique ce qui se passe obscurément au
fond de bien des consciences. Or, quand on voit ces deux disposi-
tions, ces deux forces, le besoin de croire et le besoin de compren-
dre, si énergiquement personnifiées par des champions comme
ceux-là, on s'aperçoit bien vite qu'elles sont de droit divin toutes
les deux. Nous sommes donc tenus de les concilier en nous, car elles
ne disparaîtront pas au gré de nos passions étroites; c'est Dieu qui
les a mises dans nos cœurs, elles dureront autant que durera l'hu-
manité.
Une autre idée me frappe encore quand j'étudie ces premières
tentatives de la libre pensée au moyen âge : comment se fait-il que
des théologiens de nos jours, des théologiens animés d'inspirations
toutes chrétiennes, aient trouvé dans ces œuvres d'Abélard, si gra-
vement suspectes autrefois, une source d'édification religieuse ? Com-
ment ces ouvrages, condamnés avec tant de violence au xii^ siècle,
peuvent-ils, d'après MM. Henke et Lindenkohl, fournir à notre épo-
que des indications salutaires? S'il ne s'agit que de chercher des
LA LIBRE PENSÉE AU MOYEN AGE. 6Zil
encouragemens à l'esprit d'examen, nous n'avons pas besoin de re-
monter si haut; cet esprit n'a que faire d'excitations nouvelles, il
est mêlé depuis trois siècles à l'air que nous respirons : in illo vi-
vimus, movetnur et sumus. Ce qu'il y a ici de nouveau et ce qui peut
devenir un exemple fécond, c'est l'union de la liberté avec un fonds
de croyances positives, en d'autres termes le mouvement au sein
de la vie. Trop souvent chez les modernes la liberté de penser se
nourrit de pures négations et finit par s'agiter dans le vide. Donnée
à l'homme pour enrichir son âme, elle ne sait que l'appauvrir. On
voit de fiers esprits s'habituer au doute, à l'indifterence, à l'inertie,
et s'y trouver à l'aise pourvu qu'ils puissent se dire que leur pensée
est libre; ils ne s'aperçoivent pas que c'est la liberté des fantômes.
Un poète inspiré qui est aussi un penseur énergique, M. Edgar Qui-
net, a vivement peint cette situation morale dans les légendes de
Merlin l'Enchanteur; ce singulier roi Épistrophius, si libre, si joyeux,
si triomphant au milieu de son empire plein de ruines et de pous-
sière, m'apparaît comme la fidèle image de ces vainqueurs, pour
lesquels la liberté de penser est le droit de ne penser plus. Si l'on
veut bien réfléchir à certaines tendances de notre époque, on verra
que c'est là précisément une de nos plus sérieuses maladies. Aussi
comment s'étonner de l'abaissement des caractères au moment même
où l'on vante avec le plus d'emphase les conquêtes de la libre pen-
sée ? Les esprits que la liberté mal comprise a dépouillés de fortes
convictions morales appartiennent au premier qui s'en empare. La
vraie liberté de l'âme au contraire se meut et se développe au sein
des croyances de l'âme : elle vivifie ces croyances en les épurant,
elle les féconde en se les rendant propres ; elle sait que la foi fait la
vie; elle n'oublie pas que la religion est l'objet le plus élevé sur
lequel puisse s'exercer son action, et, loin de s'en détourner avec
insouciance, elle s'y applique avec ardeur, elle crée des hommes
enfin capables de soutenir les plus terribles luttes. Telle fut la libre
pensée au moyen âge, tel est son premier représentant, l'héroïque
et malheureux auteur du Sic' et Non. Voilà pourquoi, malgré tant
de pages confuses, tant de verbiage, tant de fatras, la plupart des
écrits d'Abélard nous offrent encore aujourd'hui un tout autre intérêt
que celui de l'érudition. Il y a bien plus ici que des problèmes de
scolastique; il y a une leçon de courage, un souffle de vie morale,
un sursion corda en pratique, et ce n'est pas, j'en suis sûr, par un
vain caprice d'antiquaire que le chef de la philosophie française
au XIX" siècle a consacré de longues veilles à élever, comme un
monument national, l'édition complète des œuvres où revivent ces
grands souvenirs.
Saint-René Taillandier.
TOME XXXIV. 41
DE
LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE
DANS L'ETUDE DES PHENOMENES VITAUX
Les sciences physiques et chimiques ont trouvé depuis longtemps
leur méthode d'investigation : c'est l'expérimentation. Non-seule-
ment elles observent les phénomènes qui se développent dans la
nature, mais elles s'attachent à placer les corps dans des circon-
stances spéciales, à en constater toutes les propriétés, dont elles dé-
duisent un code de lois simples qui résument toutes nos doctrines.
Ce code règle le monde physique, et il n'y a plus ensuite qu'à le
consulter et à l'appliquer pour expliquer et pour reproduire les
phénomènes que les élémens déterminent dans la nature par le dé-
veloppement régulier des propriétés qu'on leur a reconnues.
Quelques exemples feront comprendre cette méthode, qui paraît
si détournée et dont l'application est si sûre. La terre exerce sur
ime boussole un effet si complexe qu'il n'est point possible d'en de-
viner à priori la cause et les lois. Pour les découvrir, on s'est con-
damné à des études de détail. On a pris deux aimans; on a reconnu
qu'ils ont deux pôles, qu'ils s'attirent ou se repoussent suivant une
formule mathématique dont on a trouvé l'expression; enfin on a
cherché comment cette action varie quand on change les dimensions
du fer et la nature des milieux interposés. Toutes ces expériences
étant faites, il est devenu évident que la terre elle-même se com-
porte absolument comme si elle contenait à son centre un aimant
énergique, et dès lors on a pu calculer quel effet elle exerce en cha-
cun de ses points sur une boussole qu'on y place. C'est ainsi qu'a-
DE l'Étude des phénomènes vitaux. 643
près avoir analysé les aimans, il a été possible de reconstituer et de
reproduire dans une synthèse complète le grand phénomène natu-
rel qu'on avait tout d'abord aperçu, et qui lut demeuré inexplicable
sans la minutieuse recherche de toutes les lois dont il est la consé-
quence nécessaire.
La chimie ne procède pas autrement. Mettons 590 parties de po-
tasse dans un verre et 500 parties d'acide sulfurique dans un autre.
Quand nous mêlerons les deux liquides, il se dégagera beaucoup de
chaleur, et on verra se former une substance nouvelle qui cristallise
aisément, qui est neutre, qui a toujours les mêmes propriétés et
qui est toujours constituée, quel que soit le mode employé pour la
produire, par les mêmes proportions d'acide et d'alcali. Qu'on sup-
pose maintenant des expériences analogues exécutées sur tous les
corps possibles, qu'on les rassemble et qu'on les résume, on aura
un corps de doctrines qui est la science chimique, et il est pos-
sible, en l'appliquant, de prévoir les réactions qui se produisent
soit dans la nature, soit dans les arts, lorsqu'on fait agir une sub-
stance sur une autre dans des conditions définies. Ces deux sciences
se constituent tous les jours par l'application incessante de la même
méthode de recherches, et le code des lois naturelles se complétera
peu à peu pour servir ensuite à toutes les applications.
A côté cependant de la physique et de la chimie, il y a les sciences
qui s'occupent des êtres organisés, animaux et végétaux, et dans ce
domaine nouveau on rencontre tout d'abord, outre la matière pon-
dérable et ses propriétés, des phénomènes tout spéciaux, qui se dé-
veloppent progressivement, accomplissent une évolution prédesti-
née, et qui constituent la vie des êtres. La science ne peut que
s'incliner devant la cause de ces phénomènes vitaux; mais, si elle
n'a pas la témérité de la vouloir expliquer, elle conserve le droit et
le devoir de rechercher le mécanisme et les lois qui président à
l'accomplissement des fonctions; elle se limite dans ce sujet d'é-
tudes, comme elle se limite en astronomie, où elle s'arrête devant
la cause qui a constitué et qui maintient l'harmonie du monde. Dans
ce domaine restreint et encore si vaste, il faut qu'elle cherche sa
méthode et qu'elle établisse ses principes.
Jusqu'à présent, et à de très rares exceptions près, il semble que
les naturalistes et les médecins aient voulu se réduire à l'observa-
tion pure et simple des phénomènes. Ils ont étudié les organes avec
un soin minutieux , ils ont constaté les fonctions accomplies, et s'ils
ont cherché à les expliquer, c'est en faisant appel à des causes oc-
cultes telles que la vie ou le fluide nerveux', ils ont fait comme les
physiciens des époques anciennes, et ils manifestent pour l'expéri-
mentation une répugnance qu'il est difficile de vaincre. Cette repu-
(544 BEVUE DES DEUX MONDES.
gnance s'explique jusqu'à un certain point. Les phénomènes vitaux
sont loin d'offrir l'invariabilité qu'on rencontre dans les réactions
de la phj^sique et de la chimie. On ne peut répéter deux fois la même
expérience sur un animal sans trouver quelques dissemblances dans
les résultats, et cela tient à ce que les organes des animaux sont des
appareils compliqués et variables, dans lesquels nous ne pouvons
modifier les conditions de l'expérience à notre gré et sans exercer
une influence sur les appareils eux-mêmes.
Il en résulte que les actes les plus simples de la vie, comme la
vision et l'ouïe, dans lesquels on ne peut contester l'intervention
presque exclusive des forces physiques, perdent un peu de leur sim-
plicité géométrique, parce que ces forces agissent à travers un or-
ganisme qui est variable. La complication devient plus grande quand
on considère des fonctions plus multiples comme la digestion, les
sécrétions et la nutrition, ou les actes innombrables de la végé-
tation, ou enfin et surtout le jeu des organes reproducteurs et du
système nerveux. Mais de ce que l'expérimentation donne ici des
résultats moins simples, parce qu'ils sont soumis à des causes per-
turbatrices plus difficiles à éliminer, s'ensuit-il qu'il faille l'abandon-
ner? Quelle autre méthode d'investigation faudrait-il suivre alors?
L'empirisme seul resterait, et nous serions condamnés à une igno-
rance fatale. On ne comprend pas que des esprits sérieux aient pu
s'arrêter un instant à un système d'exclusion aussi téméraire et qui
nous réduirait à l'impuissance.
Une autre question se présente encore à l'esprit. Il est certain
par exemple que les parties vertes des plantes ont la propriété de
décomposer l'acide carbonique, dont elles fixent le carbone et dont
elles mettent l'oxygène en liberté, et d'autre part on n'a point réussi
à reproduire cette action dans les vases de la chimie. Il est certain
également que les appareils de la nutrition et de la digestion dé-
terminent la formation de composés que la chimie est le plus sou-
vent impuissante à reproduire par des procédés identiques. Devant
cette impuissance actuelle, l'école des forces vitales a cru pouvoir
ériger en principe cette hypothèse étrange, que les mêmes élémens
obéissent à des lois et à des forces difl'érentes quand ils réagissent
dans un être vivant ou dans des appareils inorganisés. Cette suppo-
sition toute gratuite n'a pas une plus grande vraisemblance que celle
qu'on ferait en astronomie, si on admettait que la lune et la terre
s'attirent suivant une autre loi (jue les étoiles doubles, et il faudrait
renoncer à tous les principes scientifiques pour croire que les atomes
des corps peuvent avoir des propriétés distinctes dans les êtres vi-
vans et dans les corps inorganisés. C'est contre cette tendance à
l'empirisme, contre cette hypothèse du renversement des propi'iétés
DE l'kTLDE des PHEXOMÈNES VITAUX. 645
des élémens, que nous voulons réagir ici, non pas en combattant
les argumens des vitalistes par des raisons philosophiques, mais
par un enseignement bien autrement sérieux, en faisant voir que
toutes les données de la physiologie ont été acquises par expérimen-
tation.
I.
Il faut se rappeler d'abord qu'un grand nombre de matières qu'on
croyait exclusivement formées par la vie végétale et animale se peu-
vent directement obtenir par les procédés ordinaires de la physique
et de la chimie. Il y a trente ans environ, un des chimistes les plus
célèbres de notre époque, M. Wôhler, réussit à préparer artificiel-
lement l'urée, qui est un des produits les plus constans de nos sé-
crétions : c'était faire avec éclat le premier pas dans une voie toute
nouvelle, celle de la synthèse des matières organiques, voie qui a été
suivie depuis par les chimistes modernes, en particulier par M. Ber-
thelot, et qui nous a introduits dans un vaste domaine que l'avenir
promet d'agrandir encore (1).
Les carbures d'hydrogène, les alcools et leurs combinaisons avec
les acides peuvent aujourd'hui se préparer directement, et, en par-
tant ensuite de ces composés, on est parvenu à obtenir, d'après une
loi commune, toute une série de combinaisons artificielles dont plu-
sieurs existent dans la nature : tels sont les principes odorans des
fruits, plusieurs essences, la cire et les principes immédiats des
baumes. En combinant les alcools avec l'ammoniaque, on a décou-
vert encore toute une classe d'alcalis importans analogues aux al-
calis organiques, et, en les brûlant partiellement avec l'oxygène, on
a obtenu des acides dont plusieurs existaient dans la nature. Enfin
des transformations analogues qu'il n'est pas nécessaire d'indiquer
nous ont donné l'urée, le sucre de gélatine, la leucine, l'acide hip-
purique, etc.
Nous savons aujourd'hui que les élémens qui composent l'orga-
nisme végétal, et qui entrent dans cette immense série de matières
organiques que les plantes produisent, doivent leur origine à l'eau,
à l'ammoniaque, aux nitrates et à l'acide carbonique. C'est ce der-
nier corps qui paraît jouer le rôle le plus important. Il est décom-
posé par la matière verte des feuilles sous l'influence de la lumière
solaire, et, dégageant de Toxygène, il est ramené à l'état d'oxyde de
carbone. L'oxyde de carbone est donc, comme M. Boussingault l'a
(1) Voyez l'étude de M. A. Laugel sur les travaux de M. Berthelot dans la Bevus du
\" mai 1801.
0i6 REVUE DES DEUX MONDES.
remarqué, le premier produit de cette transformation, et c'est lui
qui devient ensuite l'origine de toutes les combinaisons qui se dé-
veloppent ultérieurement. L'oxyde de carbone a été précisément
pour M. Berthelot le point de départ d'un grand nombre de syn-
thèses successives, d'où il résulte que de l'oxyde de carbone à l'acide
formique, aux carbures d'hydrogène, aux alcools, aux éthers com-
posés, aux acides végétaux et aux amides, la chimie ne voit plus au-
jourd'hui qu'une suite de métamorphoses effectuées suivant des lois
générales.
Or, puisqu'il est démontré qu'en partant de l'oxyde de carbone
les forces ordinaires qui règlent les combinaisons chimiques suffisent
pour engendrer les produits que les végétaux nous offrent, il faut
bien admettre que ceux-ci n'ont point à leur disposition des forces
spéciales créées par la vie, et il n'est pas nécessaire d'imaginer,
pour expliquer leurs fonctions, un renversement des propriétés de
la matière.
Lorsqu'au lieu de se maintenir dans les raisonnemens généraux,
on entre dans le détail des faits particuliers, on rencontre une mul-
titude d'exemples qui montrent combien l'intervention de la chimie
jette de lumière sur les actions de l'organisme. Nous n'en citerons
qu'un. La chimie a découvert que l'acide hippurique peut être scindé
en acide benzoïque et en sucre de gélatine, avec fixation des élé-
mens de l'eau, et réciproquement elle a réussi à combiner l'acide
benzoïque avec le sucre de gélatine et à reproduire l'acide hippu-
rique. Gela étant, on peut remarquer que les alimens des carnivores
ne contiennent point d'acide benzoïque, et que leurs urines ne ren-
ferment pas d'acide hippurique; mais on voit apparaître ce dernier
acide aussitôt qu'on ajoute aux alimens l'acide benzoïque. Inverse-
ment, les herbivores sécrètent l'acide hippurique, parce que leurs
alimens contiennent l'acide benzoïque, et ils n'en produisent plus,
si on vient à les nourrir avec des matières entièrement dépourvues
de cet acide benzoïque.
Les procédés qu'emploie la chimie pour faire la synthèse des ma-
tières organiques ne sont pas les mêmes, à la vérité, que ceux qui
se réalisent dans les animaux et dans les végétaux, et le grand pas
qu'il lui reste à faire serait d'imiter les conditions d'organisation des
êtres vivans et de reproduire les mêmes effets. Nous avouons qu'elle
n'est pas très avancée dans cette voie, et la difficulté aussi bien que
la complication des expériences expliquent suffisamment la lenteur
de sa marche; mais les conquêtes qu'elle a déjà faites démontrent
assez la puissance de ses méthodes et justifient la confiance que nous
avons dans ses succès futurs.
Berzelius appela le premier l'attention des chimistes sur une classe
DE l'Étude des phénomènes vitaux. 647
de phénomènes nombreux qu'il a nommés cataly tiques, et qui sont
produits en apparence par le simple contact d'une matière avec une
autre. C'est ainsi qu'il suffit d'introduire dans un mélange d'oxygène
et d'hydrogène un très petit morceau d'épongé de platine pour que
ces deux gaz se combinent subitement en détonant comme la pou-
dre, en produisant de la chaleur et de la lumière et en donnant nais-
sance à de l'eau. Ici l'explication est facile. C'est parce que les deux
gaz sont condensés parle platine, comme je l'ai démontré autrefois
en découvrant des propriétés électriques dues à ces gaz ainsi con-
densés, qu'ils s'échauffent et se combinent; mais il y a d'autres cas
qui nous intéressent davantage, et dans lesquels on ne peut invo-
quer comme cause déterminante qu'une action de présence dont la
nature est inconnue. Je vais en citer un exemple.
En traitant l'amidon ou les chiffons par un acide, M. Biot recon-
nut qu'ils se dissolvaient, et que la liqueur jouissait de la propriété
tout inattendue de faire tourner le plan de polarisation de la lu-
mière vers la droite. Dans cette réaction, l'acide n'a point changé,
et, chose remarquable, l'amidon a conservé sa composition chimique
primitive; mais il a pris des propriétés toutes nouvelles, il est devenu
de la dextrine. En continuant la même action pendant plus long-
temps, une seconde transformation succède à la première, et l'on
s'en aperçoit aussitôt par les changemens qui surviennent dans les
propriétés optiques du liquide. Il cesse d'abord peu à peu de faire
tourner le plan de polarisation, puis il le dévie progressivement et
de plus en plus vers la gauche. A ce moment, la dextrine a dis-
paru; elle a changé sa composition, et l'analyse chimique prouve
qu'elle s'est combinée avec de l'eau. Elle s'est transformée en une
espèce de sucre qu'on trouve dans les raisins et qu'on nomme glu-
cose. Voilà donc une série de modifications produites par le simple
contact d'un acide avec l'amidon et étudiée dans les laboratoires,
sans prévision d'aucune application, avec le double secours des ap-
pareils de la physique et de la chimie. Voici maintenant une autre
découverte qui va compléter la précédente.
M. Dubrunfaut reconnut que l'extrait d'orge germé possède,
comme les acides, la propriété de transformer l'amidon en dextrine
d'abord et en glucose ensuite, et plus tard MM. Payen et Persoz ont
prouvé que l'extrait devait cette propriété à une substance particu-
lière qu'ils ont nommée diastase, et qui existe autour des pousses de
toutes les graines au moment de la germination. Or toutes les grai-
nes renferment une provision d'amidon qui'doit servir à la première
nourriture de la plante. Aussitôt qu'elles commencent à germer, la
diastase se forme, rend l'amidon soluble en le transformant en dex-
trine et en sucre, et ce sont ces matières dissoutes qui sont élabo-
rées ensuite pour constituer les premiers organes du végétal. On
6hS REVUE DES DEUX MONDES.
voit ainsi par quelles séries de découvertes chimiques on est arrivé
à se rendre un compte précis des transformations auxquelles une
plante doit ses premières évolutions, transformations qui sont abso-
lument les mêmes que celles du laboratoire, et qui ne résultent
d'aucune action spéciale à la vie du végétal.
C'est à des actions analogues exercées par le suc gastrique et par
tous les liquides de l'économie animale qu'il faut rapporter l'acte
par lequel les matières alimentaires sont dissoutes dans l'appareil
de la digestion et peuvent être absorbées par ses parois. Les célèbres
expériences que Spallanzani et Rumford faisaient dans le siècle passé
pour réaliser la digestion artificielle le prouvent surabondamment,
et il ne leur manque pour être complètes que d'être reprises avec les
ressources actuelles de la chimie. C'est encore à la même cause qu'il
faut attribuer la production du sucre dans le foie d'un animal, sui-
vant la belle découverte de M. Claude Bernard.
Nous venons d'assister à la transformation successive de l'amidon
en dextrine et en sucre de raisin : nous pouvons maintenant suivre
ce dernier corps dans les modifications analogues qu'il éprouve à
son tour par des causes pareilles. Le glucose peut être considéré
comme formé par de l'alcool et de l'acide carbonique, de sorte que,
si on lui enlevait ce dernier corps, on produirait le premier, l'alcool.
Or c'est précisément ce qui arrive quand le jus du raisin fermente
et que le vin se fait, et c'est aussi ce que l'on peut réaliser en met-
tant le glucose pur en contact avec la levure de bière. Il semble
donc que la levure transforme le sucre, comme la diastase trans-
forme l'amidon, par un simple effet de contact. On a soutenu cette
thèse, mais elle n'est point exacte, et les travaux de M. Pasteur ont
dévoilé, comme on va le voir, la véritable cause de la fermentation.
La levure de bière, le ferment, est un amas de petits êtres orga-
nisés, vivans, constitués par des globules naissant au contact les uns
des autres, se développant jusqu'à devenir adultes et donnant nais-
sance à des êtres semblables à eux. Ainsi dans la bière le ferment
est un monde tout entier. A l'origine de l'opération, ce monde est
peu nombreux; mais, chaque individu se reproduisant, le nombre
total des êtres augmente indéfiniment. Cependant, pour que des
êtres puissent se développer et multiplier, il faut qu'ils trouvent
dans le milieu où ils vivent les aliraens nécessaires pour constituer
leur propre substance. Ceux qui nous occupent sont formés de prin-
cipes azotés, de matières minérales, de cellulose et de graisse. Or
les principes azotés et minéraux n'existent point dans le sucre; aussi
le ferment qu'on y met ne s'y multiplie pas, et les individus qui
naissent ne se nourrissent que de la substance de ceux qui meurent;
mais en y ajoutant de l'ammoniaque et des phosphates, M. Pasteur
a vu ces êtres se régénérer avec une extrême fécondité et absorber
DE l'Étude dfs phénomènes vitaux. 6/i9
pour se les assimiler les principes azotés et les phosphatés qu'il leur
avait donnés comme nourriture. En même temps ils s'emparaient
d'une partie de la matière sucrée qu'ils élaboraient pour la trans-
former en cellulose et en graisse.
Il ne faut donc point douter de la nature du ferment de bière.
C'est un composé d'êtres bien éloignés de ceux que nous considé-
rons habituellement, mais ayant, comme tous les êtres, ce principe
inconnu qui les fait naître, se développer et se reproduire, et dès
lors nous devons nous attendre à les voir pendant toute leur exis-
tence accomplir des actions chimiques continues. Les animaux qui
vivent dans l'air absorbent l'oxygène, lequel brûle une partie de
leur substance et passe à l'état d'acide carbonique. Quel acte chi-
mique analogue trouverons-nous dans l'exercice des fonctions vitales
du ferment? La réponse à cette question n'est point aujourd'hui
douteuse ; la voici : le ferment décompose le sucre en acide carbo-
nique qui se dégage et en alcool qui reste. Si l'oxygène est abon-
dant et si l'air se renouvelle au contact du ferment, celui-ci se dé-
veloppe sans décomposer le sucre : dans le cas contraire, c'est le
sucre qui fournit l'oxygène pour la respiration du petit être organisé,
et l'alcool se produit en grande quantité.
Telle est la fonction accomplie par le ferment contenu dans la
levure de bière; mais qu'arriverait-il si, en conservant le même
milieu, c'est-à-dire le sucre, on remplaçait les êtres qui l'ont trans-
formé en acide carbonique et en alcool par d'autres espèces? M. Pas-
teur a répondu par des expériences tout aussi concluantes, et qui
vont singulièrement agrandir le cadre de la question.
On sait depuis longtemps que ce même sucre, mêlé à quelques
matières azotées, telles que le gluten, le caséum, etc., éprouve une
fermentation toute différente, appelée fermentation lactique, parce
qu'elle développe l'acide de ce nom. Or on trouve dans ce cas que
la liqueur est encore habitée par un monde d'êtres qui vivent
comme les précédens, se développent et se multiplient comme eux,
mais qui, n'étant pas les mêmes, transforment le sucre en des pro-
duits nouveaux. Les conditions d'existence et de reproduction sont
identiques; mais l'espèce est différente, et les transformations qui
résultent de ces nouvelles existences ne sont plus les mêmes.
Une fois lancée dans cette voie si féconde, l'imagination se trouve
en présence des problèmes les plus importans, et la solution en est
prochaine. Quand on voit toutes les fermentations qui se dévelop-
pent spontanément dans la plupart des liquides qui proviennent de
l'organisme, on ne peut s'empêcher d'admettre qu'elles sont les
produits de la vie de certains êtres analogues à ceux qui détermi-
nent la fermentation du sucre, et probablement c'est à ces êtres
qu'il faut attribuer la plupart des maladies contagieuses.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
La suite logique de ces idées a dû conduire et a conduit en effet
M. Pasteur à se demander comment ces fermens se développent tout
d'abord. En voyant les putréfactions des liquides organiques se pro-
duire d'elles-mêmes au bout de quelque temps, beaucoup de physio-
logistes avaient admis que les êtres inférieurs peuvent naître sponta-
nément; d'autres pensaient qu'ils sont toujours précédés d'ascendans
et que la vie leur est transmise comme chez les animaux et les vé-
gétaux supérieurs par d'autres êtres semblables à eux. Bien que de
nombreuses expériences eussent été faites sur ce point , la question
des générations spontanées restait indécise. M. Pasteur prit des li-
quides sur lesquels des moisissures se développent habituellement,
et les ayant enfermés bouillans dans des vases de verre à l'abri du
contact de l'air, il reconnut que jamais les végétaux ne s'y produi-
sent; mais quand il venait à déboucher l'un de ces vases et à y
laisser pénétrer l'air atmosphérique, il voyait naître les moisissures
après un délai très court. Ainsi l'air est nécessaire à leur dévelop-
pement.
En variant l'expérience et en s' astreignant à introduire dans le
vase de l'air primitivement chauffé jusqu'au rouge, on vit les li-
quides rester indéfiniment au même état de pureté que dans le vide.
Cela prouvait que les moisissures ne provenaient pas de l'air lui-
môme, mais des matières étrangères qui s'y trouvent habituelle-
ment contenues. Alors M. Pasteur fit passer pendant longtemps ce
gaz à travers des tubes remplis de coton-poudre qui retint ces ma-
tières, et il put ensuite les étudier d'une part et en examiner les pro-
priétés de l'autre. Pour les étudier, il fit dissoudre le coton-poudre,
et le liquide, examiné au microscope, montra des myriades de
germes de formes et de grosseurs diverses. Enfin il introduisit une
très petite portion de ce coton dans les liqueurs fermentescibles, et
il vit quelques jours après naître les végétations dont il avait semé
les germes.
En résumant tout ce qui précède, on reconnaît ainsi que l'air con-
tient et charrie les semences microscopiques d'une infinité d'êtres,
semences le plus souvent inutiles et perdues; mais viennent-elles à
rencontrer une substance propre à leur fournir les alimens qui leur
conviennent, aussitôt elles germent, se développent et multiplient,
et, par l'acte même de leur vie, elles transforment les matières au
milieu desquelles elles existent, comme les animaux et les végétaux
supérieurs transforment l'air ou l'acide carbonique. Je le demande
maintenant, où en seraient nos connaissances sur ces matières déli-
cates, si l'on s'était contenté de décrire des organes, et si l'on avait
abandonné systématiquement cette précieuse et unique ressource
de l'expérimentation?
DE l'Étude des phénomènes vitaux. 651
II.
L'intervention des théories mécaniques et physiques dans la
science de l'organisme vivant ne pouvait être moins grande et moins
importante que celle de la chimie. Il n'est pas nécessaire de nous
arrêter sur certains phénomènes dont la physique n'a jamais été
dépouillée. La vision, l'ouïe, les mouvemens, soit des différentes
parties d'un animal, soit de l'animal tout entier, bien qu'étant des
phénomènes compliqués d'acoustique et de mécanique, ont toujours
été expliqués par les principes de ces sciences. En dehors de ces
effets relativement simples, il y en a d'autres que l'imperfection de
nos connaissances avait soustraits à la physique ; mais les progrès
modernes de cette science les ont remis à leur place. Nous allons
les passer rapidement en revue.
Nous savons que les tissus organiques sont constitués par des
fibres et des cellules élémentaires séparées par de très petits inter-
valles qui contiennent une certaine quantité d'eau, sans laquelle ces
tissus seraient privés des propriétés physiques et mécaniques essen-
tielles à leurs fonctions. N'oublions pas en effet que, même dans les
animaux les plus rudimentaires , la vie n'existe qu'en présence de
l'eau et sous l'influence d'une certaine température, comme le prou-
vent les expériences que l'on a faites sur les rotifères, dont les mou-
vemens s'éteignent ou reparaissent toutes les fois qu'on les dessèche
ou qu'on les mouille. On peut en dire autant des végétaux; nous
allons commencer par expliquer comment la sève monte et circule
dans ces derniers.
Puisque les études les plus attentives n'ont fait découvrir dans le
tissu végétal aucun appareil musculaire destiné à mettre les liquides
en mouvement, il faut de toute nécessité que la circulation de ce
liquide soit exclusivement réglée par le jeu des forces physiques et
chimiques. Or nous savons que les corps solides exercent sur les
substances liquides une attraction qu'on nomme moléculaire, parce
qu'elle paraît s'exercer à des distances aussi petites que celles qui
séparent les molécules elles-mêmes. Il convient donc de voir dans
quelle mesure cette action peut influer sur le mouvement de la sève.
Lorsqu'on plonge un tube très fm dans de l'eau, on sait qu'elle y
monte d'une certaine quantité, parce que les parois solides l'atti-
rent, et comme le tissu d'un végétal offre dans toutes les directions
des canaux très étroits, tout le monde a compris qu'il devait absor-
ber et élever l'eau qui se trouve dans le sol; mais cette explication
générale soulève tout d'abord une objection : c'est que l'ascension
de l'eau se limite toujours à une très petite hauteur dans les tubes
les plus étroits, et qu'elle se produit dans les arbres jusqu'à leur
652 REVUE DES DEUX MONDES.
sommet, quelle qu'en soit l'élévation. Cette objection a été levée par
M. Jamin, à qui l'on doit sur ce sujet de très nombreuses expé-
riences.
M. Jamin prend une masse poreuse quelconque, par exemple un
bloc de craie, et, après y avoir creusé un petit trou jusqu'au centre,
il y place un manomètre, c'est-à-dire un appareil capable de me-
surer les pressions qui viendront à se développer dans l'intérieur du
bloc. Cela fait, il plonge l'appareil dans l'eau. A l'instant même, ce
liquide s'insinue dans les pores, comme on voit que cela se fait
dans un morceau de sucre qu'on imbibe, et chasse devant lui l'air
qui remplissait les cavités. Cet air se réfugie au centre, où il se
comprime peu à peu, et le manomètre en mesure la pression, qui
s'élève peu à peu jusqu'à 3 ou A atmosphères, et dans certains cas
spéciaux jusqu'à 6. Quand l'état final est atteint, il est évident que
l'air tend à s'échapper pendant que l'eau tend à entrer, et que la
pression de l'air fait équilibre à la force de pénétration et en donne
la mesure. Celle-ci est donc égale à 3, h et même à 6 atmosphères.
Or, une atmosphère étant égale à la pression d'une colonne d'eau
de 10 mètres, on peut dire que la force d'imbibition est égale à 30,
hO ou 60 mètres d'eau, et par suite que ce liquide pourrait monter
jusqu'à ces hauteurs, si la masse poreuse était assez prolongée. La
force d'imbibition suffit donc pour expliquer comment l'eau peut
s'élever jusqu'au sommet des plus grands arbres.
Mais pour savoir comment les liquides circulent, il faut faire in-
tervenir une autre expérience, exécutée autrefois par M. Biot, reprise
ensuite par M. Magnus et enfin par M. Jamin. Que l'on mastique à
l'un des bouts d'un tube de verre une plaque poreuse destinée à le
fermer, qu'on remplisse ce vase avec de l'.eau, et que, bouchant en-
suite avec le doigt l'extrémité ouverte, on la plonge, en retournant
l'appareil , dans un bain de mercure : alors la plaque poreuse qui
se trouve au sommet s'imbibe, puis l'eau s'évapore dans l'air à la
surface supérieure ; mais elle est remplacée aussitôt par celle qui se
trouve dans le tube. Un vide se fait dans l'intérieur, peu à peu le
mercure monte jusqu'à la même hauteur que dans un baromètre,
et bien qu'alors le vide soit devenu complet, l'air ne rentre pas à
travers le corps poreux.
Il suffît de connaître ces deux expériences fondamentales pour se
rendre maintenant un compte exact et presque complet de l'ascen-
sion de la sève. En effet, d'après la première, les racines doivent
enlever l'eau du sol et la faire monter jusqu'au sommet des feuilles,
et, d'après la seconde, l'évaporation de cette eau dans l'atmosphère
fera dans le végétal un vide qui appellera, par un effet de succion,
celle qui remplit les canaux de la tige. Pour justifier cette explica-
tion, M. Jamin a construit un appareil sur le modèle général des
DE l'Étude des phéxomènes vitaux. 655
végétaux. La base en est constituée par un corps poreux très dense
qui représente les racines et qu'on plante clans un sol humide; de là
s'élève un tube rempli de plâtre qui figure la tige, et au sommet se
trouve une surface large , poreuse , qui tient la place des feuilles et
qui doit servir à l'évaporation. L'expérience a prouvé que cet arbre
factice absorbe l'eau du sol comme les végétaux réels, et qu'il la
répand dans l'atmosphère de la même façon.
Le grand avantage des expériences exécutées dans des conditions
aussi simples est de permettre l'emploi du calcul. M. Jamin a ex-
primé par une formule mathématique toutes les conditions de son
appareil, et cette formule non-seulement prévoit en gros, mais en-
core calcule numériquement toutes les circonstances du mouvement
des liquides dans la masse entière; or il se trouve que ce calcul
explique précisément toutes les expériences qui ont été exécutées
sur les arbres réels en même temps que l'appareil factice les réalise
.expérimentalement. Nous en citerons quelques-unes.
Le célèbre Haies déchaussa une racine de pommier, et, l'ayant
isolée de ses voisines, il l'insinua dans un tube de verre, puis il la
mastiqua avec soin, et après avoir rempli le tube d'eau il le plongea
dans du mercure. La racine absorba cette eau, fit un vide dans le
tube, et le mercure monta jusqu'à 9 pouces. La même expérience
ayant été faite avec la racine d'un arbre factice, M. Jamin vit monter
le mercure beaucoup plus haut, et même aussi haut que dans le
baromètre.
On doit au docteur Boucherie une fort remarquable expérience.
Elle consiste à pratiquer un trou dans le tronc d'un arbre et à y in-
troduire un tube bien scellé, plongeant dans un liquide quelconque.
Ce liquide est rapidement absorbé, et s'élève jusqu'aux extrémités
les plus hautes des branches. S'il est coloré, il communique sa teinte
à tout le corps ligneux, qui est parfaitement injecté au bout de quel-
que temps. Or la formule mathématique prouve qu'il doit en être
ainsi, et l'arbre factice réalise ces mêmes effets aussi aisément que
les végétaux réels.
Ces exemples, que nous pourrions multiplier, suffiront pour faire
comprendre comment l'acte de l'ascension de la sève, considéré en
lui-même et dégagé de toutes les autres fonctions d'un végétal, a pu,
au même titre que tous les phénomènes de la physique, être soumis
au calcul et expliqué dans toutes ses particularités; mais, pour que
cefte explication soit complète, il faut y joindre celle d'un autre fait
bien communément observé et connu généralement sous le nom de
pleurs de la vigne. C'est encore à Haies qu'on doit l'étude complète
de cette singulière action. Il avait taillé une vigne au printemps;
s' apercevant qu'elle perdait beaucoup d'eau par la plaie et craignant
que le cep ne s'épuisât, il appliqua sur l'extrémité coupée une peau
65A REVUE DES DEUX MONDES.
de vessie qu'il lia avec un fil. Malgré cette précaution, la sève con-
tinua de sortir en gonflant la vessie , qui bientôt creva. Cela prou-
vait que la force qui chasse le liquide est considérable , et Haies
voulut la mesurer. A cet effet, il prolongea la tige coupée par un
tube vertical de verre qu'il scella à son extrémité, et il vit l'eau
monter dans ce tube jusqu'à une hauteur de 22 pieds.
Il n'est pas possible d'expliquer ce phénomène par la simple ca-
pillarité. La théorie comme l'expérience prouvent en effet que les
liquides peuvent bien s'élever dans les corps poreux, mais qu'ils ne
peuvent, en aucun cas, sortir de l'intérieur des pores et se répandre
à la surface; il faut alors faire intervenir une autre cause, et pour
la découvrir il est nécessaire d'étudier avec détails toutes les cir-
constances qui accompagnent la production des pleurs. On peut
d'abord se convaincre que l'eau ne remplit pas complètement les
pores des végétaux, et qu'elle y est mêlée à une quantité de gaz
d'autant plus considérable que l'élévation du point étudié est plus
grande. Dans un peuplier coupé pendant un hiver rigoureux, on a
trouvé 60 pour 100 d'eau dans la racine, 56 à un mètre au-dessus
du sol, bli kli mètres, et enfin 51 pour 100 à 8 mètres. D'autre part,
Haies a reconnu que les vignes répandaient non-seulement de l'eau,
mais du gaz, et que la quantité de pleurs versés était d'autant plus
grande que le cep était plus long, c'est-à-dire qu'il conservait plus
d'air. Coulomb a observé de son côté que cet air s'échappait sou-
vent en sifflant. C'est donc à l'action de ces gaz enfermés qu'il faut
attribuer l'effet que nous étudions. Haies fit une autre observation,
confirmée depuis par Duhamel du Monceau : il reconnut que les
pleurs cessaient au moment du refroidissement de l'air et qu'ils re-
commençaient aussitôt que le soleil venait échaufler la plante. En
résumé, les pleurs sont mêlés d'air, leur abondance est liée à l'a-
bondance de ce gaz, et c'est par suite d'un réchauffement de la
vigne qu'ils se produisent.
Après avoir reconnu ces conditions essentielles à la production du
phénomène, il ne nous reste plus qu'à citer sommairement l'étude
que M. Jamin a faite des propriétés qu'offrent les gaz quand ils sont
enfermés avec de l'eau dans les pores d'une masse de craie ou de
poudre tassée. H a reconnu que ces gaz y existent à une énorme
pression, qui dépasse 10 ou J5 atmosphères, et qu'ils sont tellement
adhérens aux surfaces solides qui les emprisonnent, qu'on ne peut
les extraire par aucun moyen. Seulement, quand on fait le vide au-
tour de la matière qui les contient, ils augmentent considérablement
de volume et font sortir l'eau, et d'autre part, quand on cliauffe la
masse poreuse en l'exposant au soleil, ils se dilatent énormément,
et alors on voit encore l'eau sortir par la surface extérieure et tom-
ber goutte à goutte, absolument comme elle sort de la vigne, et par
DE l'Étude des phénomènes vitaux. 655
suite des mêmes causes. Ces pleurs sont donc non-seulement expli-
qués, mais reproduits au moyen d'appareils où la vie végétale
n'existe pas.
III.
Les actions moléculaires sont relativement très simples lors-
qu'elles s'exercent entre un solide et un liquide déterminés; mais
elles se compliquent extraordinairement toutes les fois qu'on plonge
des corps poreux composés de particules hétérogènes dans des mé-
langes de différens liquides. C'est précisément ce qui a lieu dans les
animaux et dans les végétaux, et c'est vraisemblablement à cette
extrême complication des organes que nous devons attribuer la mul-
tiplicité des effets auxquels nous assistons. Nous ne pourrops les
expliquer dans leur ensemble qu'après avoir réalisé dans nos expé-
riences de laboratoire des conditions d'organisme analogues. Nous
sommes naturellement moins avancés dans l'étude de ces problèmes
complexes que dans celle des questions élémentaires ; mais ce sera
encore un enseignement utile que de montrer ce qui nous manque,
tout en faisant voir que l'expérience nous a déjà beaucoup appris et
qu'elle promet de tout nous dévoiler, pourvu qu'on ait la patience
de la consulter.
Quand on plonge un tube capillaire de verre dans l'eau, elle s'y
élève beaucoup; si on le met dans l'huile, celle-ci y monte à une
moindre hauteur; enfin, si on remplace ce tube de verre par un
autre qui ait les mêmes dimensions , mais qui soit de nature diffé-
rente, on verra les phénomènes varier en intensité tout en conser-
vant les mêmes caractères généraux. Les forces moléculaires dé-
pendent donc de la nature des corps entre lesquels elles s'exercent.
Sous ce rapport, elles ont de l'analogie avec cette force productrice
des combinaisons chimiques que l'on nomme affinité, et qui a pour
caractère spécial de dépendre exclusivement de la nature des deux
substances qui se combinent. On peut donc considérer les forces
moléculaires comme un premier degré de l'affinité et leur donner le
nom d'affmité capillaire que M. Chevreul a proposé. L'exactitude
de cette assimilation est attestée par des faits nombreux. On sait en
effet que l'affinité, toutes les fois qu'elle s'exerce, développe de la
chaleur, et il y a longtemps que M. Pouillet a constaté que la tem-
pérature s'élève dans une masse poreuse quelconque au moment de
son imbibition ; on sait également que deux corps, en se combinant,
dégagent de l'électricité, et un physicien allemand, M. Quinkle,
vient de découvrir qu'on développe un courant électrique très fort
en faisant filtrer de l'eau par pression à travers un corps poreux.
Voyons maintenant les conséquences qui résultent de cette spécia-
C56 r.EVUE DES DEUX MONDES.
lité des actions exercées entre les corps difierens par leur nature.
Si l'on plonge une membrane animale dans une dissolution de
sel marin, elle s'imbibe; si on la retire ensuite, on enlève avec elle
une portion du liquide. En répétant plusieurs fois la même opéra-
tion, on obtient un résidu liquide plus chargé de sel que ne l'était la
solution primitive. Cela veut dire que les membranes ont plus d'af-
finité pour l'eau que pour le sel, qu'elles absorbent et attirent celle-
là, qu'elles exercent une moindre action sur celui-ci. Inversement,
couvrons d'une couche de sel une membrane mouillée; nous verrons
bientôt le sel se fondre, parce qu'il attire l'eau et qu'il en enlève
une partie au tissu. Il y a longtemps que les chimistes emploient un
procédé économique pour obtenir de l'alcool concentré :.il consiste
à mettre de l'eau-de-vie dans une vessie qu'on suspend au milieu de
l'air. La membrane attire et absorbe l'eau que contient l'eau-de-vie,
et ensuite la répand en vapeur dans l'atmosphère. L'action se re-
nouvelant sans cesse, on trouve, au bout de quelques jours, de l'al-
cool presque pur dans la vessie. Concluons de là qu'en général les
substances poreuses ont une faculté élective en vertu de laquelle
elles peuvent décomposer un liquide mélangé, en extraire certains
principes, en repousser certains autres, et nous arrivons immédia-
tement à des conséquences importantes.
Nous arrivons à expliquer d'anciennes expériences par lesquelles
Saussure a prouvé que les végétaux choisissent de préférence dans
le sol certains liquides qu'ils absorbent, pendant qu'ils y laissent
certains autres qui leur seraient nuisibles; nous arrivons enfin à
concevoir d'une manière générale l'action élective des glandes dans
l'économie animale, puisque leur eflet se réduit à enlever au sang
des substances qu'il contenait, dont elles se débarrassent, et qu'elles
apportent dans des canaux particuliers. En effet, en injectant dans
les vaisseaux sanguins d'un animal vivant un mélange de différens
sels , on trouve vingt ou vingt-cinq secondes après un de ces sels
constamment dans les urines, un autre dans la salive.
On doit à Dutrochet des études suivies sur le rôle de ces affinités
électives. Il appliquait à l'extrémité d'un tube de verre une plaque
poreuse, par exemple une peau de vessie; il remplissait ce tube
avec un liquide déterminé, et il le plongeait dans un vase qui en
contenait un autre. Ces deux liquides, séparés par la membrane,
tendent à se mêler en la traversant, l'un dans un sens, l'autre dans
une direction opposée. L'expérience prouve qu'ils le font en pro-
))ortion inégale. Supposons qu'il y ait une dissolution sucrée dans
le tube et de l'eau dans le vase : c'est celle-ci qui passera avec le
plus d'abondance, et l'on verra le niveau s'élever peu à peu dans ce
tube. Ces actions, que l'on appelle actions d'endosmose, résultent
manifestement des attractions inégales exercées par la membrane
DE l'Étude des phé?<o.mèxes vitaux. 657
sur ces deux liquides, et par ceux-ci l'un sur l'autre. Bien que l'ex-
plication n'en ait pas été jusqu'à présent formulée d'une manière
simple, elles révèlent l'existence d'une force qui doit s'exercer dans
tous les cas analogues et contribuer à la production d'une foule de
phénomènes. Ainsi l'illustre doyen des physiciens vivans a pratiqué
des entailles à diverses hauteurs dans le tronc d'un arbre, et ayant
recueilli les liquides qui en découlaient, il a reconnu qu'ils avaient
des densités de plus en plus grandes à mesure qu'on les prenait à
des élévations plus considérables. 11 suit de là qu'ils doivent agir l'un
sur l'autre à travers le bois qui les sépare, que l'endosmose tend à
les faire monter dans le végétal, et même qu'elle peut les faire écou-
ler à l'extérieur, comme le font les pleurs de la vigne. Ainsi l'endos-
mose doit ajouter son effet à la force d'imbibition et à celle qui ré-
sulte de l'évaporation, et agir pour faire monter la sève. Je me suis
assuré , par des expéi"iences encore incomplètes , que la densité des
sucs propres suit une marche contraire, et augmente en allant des
feuilles au tronc. Par conséquent, ce serait encore à l'endosmose
qu'il faudrait attribuer le mouvement de la sève descendante.
Sans nous arrêter à montrer tous les cas où l'endosmose exerce
son effet dans l'économie animale ou végétale, bornons-nous à ré-
péter qu'il était intéressant de signaler l'existence de ces forces
plutôt à cause des espérances qu'elles font concevoir que par suite
des résultats qu'elles ont donnés. Ne peut-on maintenant dire à ceux
qui s'endorment dans la contemplation stérile des organes : Voilà
des forces que la physique a reconnues; elles agissent manifeste-
ment dans l'économie animale et végétale, dont elles sont les res-
sorts secondaires : c'est à vous d'en préciser le jeu? Votre devoir et
votre élément de succès sont d'imiter ces organes et de les soumettre
artificiellement à des conditions identiques à celles de la nature.
C'est ainsi seulement que vous ferez l'analyse de ces fonctions que
vous êtes impuissans à expliquer. Comparez les progrès immenses
que font tous les jours la physique et la chimie à l'état stationnaire
où restent les sciences naturelles; ne cherchez d'autre raison de
cette différence que la répugnance invincible que vous opposez à
l'expérimentation. Les mêmes succès vous attendent, si vous vous
décidez enfin à ne pas laisser enfouies les richesses scientifiques in-
finies que vous n'avez pas voulu exploiter.
IV.
C'est surtout quand on a commencé à réfléchir sérieusement sur
le dégagement de la chaleur et de l'électricité et sur la production
TOME XXXIV. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
de la force musculaire dans les animaux, qu'on a senti la nécessité
d'avoir recours aux théories de la physique et de la mécanique.
Les mammifères et les oiseaux surtout nous présentent trois
grands phénomènes physico-mécaniques. En premier lieu, ils pos-
sèdent une température élevée et sensiblement constante, et comme
ils perdent continuellement une certaine quantité de chaleur par le
rayonnement et l'évaporation, il faut bien qu'il y ait en eux une
cause qui agisse constamment pour la reproduire. On a prouvé que
l'homme développe en un jour une quantité de chaleur qui suffirait
13our amener à l'ébullition 40 kilogrammes d'eau. — Le second de
ces phénomènes a pour siège le cœur. On sait que le cœur est animé
de contractions périodiques qui mettent le sang en mouvement, ce
qui prouve qu'il est sollicité par une force continue; elle est égale
à celle qui soulèverait un kilogramme à la hauteur d'un mètre en
.une seconde. En outre l'homme se meut, il porte des fardeaux et
exécute en moyenne un travail extérieur trois fois plus grand que
celui du cœur. — Un troisième phénomène, c'est qu'il n'y a pas
une fibre, pas un élément musculaire ou nerveux qui ne dégage de
l'électricité.
Avant d'essayer l'explication de ce triple phénomène, il est d'a-
bord nécessaire de rappeler que la chaleur, le travail mécanique et
l'électricité, malgré leur diversité apparente, ne sont que des effets
d'une même cause. Par exemple, une force quelconque peut être
employée à soulever des fardeaux, à entraîner des convois, etc.,
alors elle produit du travail; mais si on l'applique à une roue à pa-
lettes tournant dans une masse d'eau, elle ne soulève plus rien et ne
produit plus de travail apparent; son effet cependant n'est pas nul,
car elle échauffe l'eau et développe une quantité de chaleur qui est
proportionnelle au travail qu'elle peut engendrer. Donc l'effet d'une
force peut être de créer du travail ou de créer une quantité équi-
valente de chaleur. Considérons maintenant ce qui se passe clans
une machine à feu : nous voyons la vapeur entrer dans le cylindre,
soulever et abaisser alternativement le piston, et engendrer un tra-
vail qui se répartit dans toutes les pièces animées par la machine;
finalement elle sort. Or, en entrant, elle contenait une certaine quan-
tité de chaleur; quand elle sort, elle en a perdu une partie, et c'est
cette chaleur perdue qui s'est transformée en une quantité de tra-
vail qui lui est équivalente. On voit donc que toute chaleur qui s'a-
néantit crée du travail, et que tout travail qui se détruit crée de la
chaleur. Nous pourrions répéter les mêmes raisonnemens pour l'é-
lectricité, et montrer qu'elle peut se transformer ou en travail ou en
chaleur, tandis que le travail et la chaleur peuvent se changer en
électricité.
DE l'Étude des phénomènes vitaux. 659
Les trois grands phénomènes physico- chimiques accomplis par
les animaux n'étant que des manifestations différentes d'une même
cause, il suffira de chercher ce qui produit l'un d'eux, par exemple
ce qui produit la chaleur. Faut-il la rapporter à cette force vitale
occulte et catalytique qu'on cherche à défendre, ou bien devons-
nous l'attribuer à l'exercice régulier des causes naturelles agissant
suivant leurs lois habituelles?
C'est Lavoisier qui, à l'éternel honneur des sciences, est venu
résoudre cette question. Parallèlement à ces productions de cha-
leur, de travail et d'électricité, les animaux accomplissent des phé-
nomènes chimiques continus et d'une effrayante complication; il y
en a dans les muscles, dans les nerfs, dans les glandes, dans tous
les organes; il y en a pendant la digestion et surtout dans l'acte de
la respiration. Or il est de l'essence des actions chimiques de pro-
duire de la chaleur, laquelle peut élever la température des ani-
maux ou se transformer en travail mécanique, et l'on sait de plus
qu'elles donnent toujours naissance à de l'électricité. Dès lors il est
naturel de penser que c'est à ces actions chimiques qu'il faut rap-
porter tous les phénomènes physico-mécaniques dont nous venons
de parler.
Il y a loin de cet aperçu général à une démonstration précise;
malheureusement cette démonstration est impossible dans l'état ac-
tuel de nos connaissances. Pour qu'elle pût être complète, il fau-
drait d'une part analyser toutes les actions chimiques accomplies
par un animal dans un temps donné et faire théoriquement la somme
de toutes les quantités de chaleur qu'elles développent; d'un autre
côté, il faudrait pouvoir mesurer expérimentalement les chaleurs
réellement produites par cet animal pendant le même temps ou
transformées en électricité et en travail, puis enfin chercher s'il y a
égalité entre les chaleurs théoriques et réelles; mais cette balance ne
peut s'établir rigoureusement par suite de l'impossibilité où l'on est
manifestement d'analyser cette multitude de causes et d'effets.
A défaut toutefois d'une démonstration complète qui embrasserait
tous les faits, on peut au moins se contenter d'une approximation
qui sera déjà très satisfaisante. Laissons l'animal en repos, négli-
geons le travail accompli dans la circulation et l'électricité dévelop-
pée, il ne restera plus à considérer que la chaleur engendrée. Celle-
ci, nous pouvons l'évaluer en enfermant l'animal dans une caisse
entourée d'eau dont nous mesurerons le réchauffement. D'un autre
côté, la plus importante des actions chimiques est celle de la respi-
ration, et elle se réduit sensiblement à la combustion du charbon et
de l'hydrogène, qui donne naissance à de l'acide carbonique et à de
l'eau. Nous pouvons très aisément mesurer la quantité d'oxygène
que l'animal enfermé dans sa caisse consomme, celle de l'acide car-
660 REVUE DES DEUX MOKDES.
boniqiie qu'il dégage et conclure le poids de l'eau qu'il produit, et
comme nous savons par des expériences préalables la chaleur que
l'hydrogène et le charbon dégagent en se brûlant, il nous est pos-
sible de calculer très approximativement celle que l'animal a dû
théoriquement produire et de la comparer à la quantité de chaleur
mesurée par réchauffement de l'eau. C'est ainsi que Lavoisier a posé
la question, et c'est par ce procédé qu'il l'a résolue d'abord; mais
comme ses expériences laissaient à désirer sous le rapport de la pré-
cision, elles ont été reprises avec soin par Dulong et par M. Des-
pretz. Dans tous les cas, la chaleur théorique a été serisiblemenj;
égale à la chaleur réelle, d'où il suit qu'on peut rationnellement
admettre , comme l'a fait Lavoisier, que les actions chimiques sont
les causes de la chaleur, du mouvement et de l'électricité.
Sans insister, ce qui serait inutile ici, sur les objections que sou-
lèvent ces expériences, j'ajouterai quelques mots sur la production
du travail mécanique et de l'électricité. On a toujours admis, par une
espèce d'intuition, que la fibre musculaire et les matières neutres
azotées, qui ont la môme composition, étaient les matériaux de l'or-
ganisme qui, en se transformant chimiquement sous l'influence de
l'oxygène, devenaient la source du travail musculaire, tandis que
les fécules et les corps gras étaient les alimens respiratoires suscep-
tibles de donner la chaleur. Cette distinction a certainement besoin
d'être appuyée par des expériences directes; elle se justifie néan-
moins par les résultats suivans. Nous avons réussi à démontrer par
des expériences rigoureuses que la combustion de la fibre muscu-
laire augmente par la contraction prolongée, que cette fibre se
trouve alors imbibée d'une plus grande quantité d'acide carbonique,
lequel existe aussi en plus grande proportion dans le sang veineux.
On explique par là comment un muscle cesse de pouvoir se contrac-
ter quand il est enfermé dans un petit espace rempli d'air qui se
transforme en acide carbonique, et comment il reprend sa propriété
première quand on le met en contact avec du gaz oxygène. On a
encore démontré tout récemment qu'après une longue contraction
la fibre musculaire prend un excès d'acidité, due à la présence de
quelques corps particuliers, tels que les acides lactique ou phos-
phorique.
.Je terminerai cet examen des applications de l'expérimentation à
la physiologie par des expériences personnelles , destinées à jeter
quelque lumière sur la fonction des nerfs. En faisant passer pen-
dant un temps très court, à travers l'un d'eux, un courant électri-
que, on produit une contraction et un effort musculaire toujours in-
comparablement plus grand que le travail mécanique qui correspond
à la quantité d'électricité qui a été lancée dans le nerf. Cette con-
clusion nous conduit forcément à admettre que l'excitation électrique
DE l'Étude des piiénomè.nes vitaux. 661
de ce nerf se borne à exalter les phénomènes chimiques de la respi-
ration musculaire, et que c'est entre ce phénomène et l'eftbrt mé-
canique développé que doit exister la relation voulue par la théorie
mécanique de la chaleur. L'excitation électrique d'un nerf est donc
quelque chose d'analogue à une étincelle électrifiue ou à une par-
ticule incandescente qui met le feu à une grande masse de poudre;
elle agit comme le ferait un petit effort musculaire pour déterminer
la chute d'un poids d'une grande hauteur. Cette conclusion est con-
firmée par le fait que nous avons rappelé de l'augmentation qu'é-
prouve la respiration musculaire pendant la contraction.
Nous venons de rappeler tout ce que les sciences physiologiques
doivent à l'expérimentation. Il y aurait une curieuse étude à faire,
qui montrerait combien elles ont été égarées par les raisonnemens
à priori, et quelle triste habitude de vagues explications elles en
ont gardée. S'il est vrai qu'en général on doive tirer du passé l'en-
seignement de l'avenir, le choix n'est pas douteux : il faut aban-
donner la méthode stérile et persévérer avec un redoublement d'ar-
deur dans la voie féconde. A la vérité, les expériences sont plus
difficiles, et leur résultat est moins constant quand elles sont exécu-
tées sur des êtres vivans , parce que la plus simple des fonctions est
un ensemble complexe d'effets produits par la température, les affi-
nités, les états électriques et la constitution des organes, laquelle
varie suivant l'âge, la vigueur et l'état de nutrition; mais cette dif-
ficulté ne doit pas nous désespérer. Au commencement de ce siècle,
la chimie, qui pourtant sortait des mains de Lavoisier, n'avait que
timidement abordé les corps organiques, La physique ne connaissait
ni la pile de Volta, ni les merveilleuses théories d'Ampère, ni les lois
de la polarisation, ni la machine à vapeur, ni le télégraphe électrique.
Soixante années d'études ont suffi pour nous donner toutes ces con-
quêtes. Nous sommes aujourd'hui peut-être à la veille d'accomplir
une pareille révolution dans l'étude des êtres vivans; persévérons.
Que la Providence veuille nous donner des hommes tels que Haies,
Rumford, Galvani, Spallanzani, Bonnet, dans le siècle passé, tels
que Charles Bell, Magendie, Dutrochet, Millier, parmi les contem-
porains dont nous déplorons la perte récente. Que la physique et la
chimie réalisent encore une fois des progrès semblables à ceux
qu'elles ont faits entre les mains de Fresnel, d'Ampère, de Dumas et
de Liebig, et nous arriverons lentement, mais sûrement, à dissiper
l'obscurité qui couvre la science de l'organisme vivant, sur laquelle
les prétendues théories des vitalistes n'ont jamais jeté que de fausses
lumières.
Ch. Matteucci.
LES
ASSEMBLÉES PROVINCIALES
EN FRANCE AVANT 1789
III.
PROVINCES DU NORD.
I. — CHAMPAGNE.
Les assemblées provinciales créées en vertu de l'édit de 1787
n'ont pas eu la même durée que celles du Berri et de la Haute-
Guienne (1); elles méritent cependant un coup d'oeil de l'histoire, car
leur courte existence a prouvé qu'elles renfermaient les mêmes
élémens de succès. La première instituée fut celle de Champagne.
La généralité de Ghâlons, qui avait remplacé l'ancienne province
de Champagne, comprenait à peu près les quatre départemens actuels
des Ardennes, de l'Aube, de la Marne et de la Haute-Marne. Elle se
divisait en douze élections, qui forment aujourd'hui seize arrondisse-
mens, et dont les chefs-lieux étaient Chàlons, Rethel, Sainte-Mene-
hould, Vitry, Joinville, Chaumont, Langres, Bar-sur-Aube, Troyes,
Épernay, Reims et Sézanne. Encore moins peuplée que le Berri, c'était
une des parties de la France le plus accablées par les impôts. On y
payait 26 livres 16 sols par tête d'habitant, ou près de deux fois plus
qu'en Berri , et la différence ne tenait pas à une supériorité de ri-
(1) Voyez la Revue du !'"■' et du 15 juillet.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 663
chesse. « La généralité de Châlons, ditNecker, fait partie des grandes
gabelles; on y est de plus assujetti à toutes les impositions établies
dans le royaume, et les travaux des chemins se font par corvées.
Le peuple y est géiiéralement pauvre, et l'étendue des impôts y con-
tribue essentiellement. » Aujourd'hui tout a bien changé; les dépar-
temens champenois ont passé des derniers rangs dans les moyens,
laissant derrière eux la plupart de ceux qui les dépassaient en 1789.
Ce n'est pas sans doute l'assemblée provinciale qui a beaucoup
contribué à cette transformation; elle n'en a pas eu le temps, mais
elle l'a commencée. La Champagne avait tout perdu en perdant ses
anciens états. Les états de Champagne, réunis à Vertus en 1358,
pendant la captivité du roi Jean, avaient donné le premier signal du
soulèvement contre les Anglais. Deux siècles après, malgré ce grand
service, ils n'étaient plus qu'un souvenir, car, dans les cahiers
dressés en 1560 pour les états-généraux d'Orléans, la noblesse de
Champagne se plaignait qu'on les laissât tomber en désuétude. L'in-
stitution des élections et des généralités remonte en effet à cette
époque, ainsi que le constate Bodin dans sa République. La Cham-
pagne avait sous ses comtes beaucoup plus d'étendue que la généra-
lité de Châlons; elle comprenait la Brie et arrivait jusqu'aux portes
de Paris, les villes de Sens et de Provins lui appartenaient. Or,
d'après tous les documens locaux, ces différentes villes avaient eu
autrefois beaucoup plus d'habitans qu'à la fin du dernier siècle; les
foires de Champagne étaient, au moyen âge, célèbres dans toute
l'Europe.
L'assemblée qui allait rendre à cette province ses anciennes fran-
chises se composait de 48 membres ; elle se réunit à Châlons, chef-
lieu de la généralité. La Champagne l'accueillit avec joie, sans dis-
cuter sur des questions surannées de forme et d'origine. Dès 1779,
l'académie de Châlons, entrant dans les vues de Necker, avait pro-
posé un prix dont les fonds étaient faits par le baron de Choiseul,
ambassadeur à Turin , pour le meilleur mémoire sur les assemblées
provinciales.
Le président nommé par le roi, M. de Talleyrand-Périgord, archevê- .
que-duc de Reims, premier pair de France et légat-né du saint-siége,
appartenait par sa naissance à une ancienne maison souveraine.
Le siège de Reims donnait 60,000 livres de rentes, et M. de Talley-
rand-Périgord y joignait les titres d'abbé de Saint-Quentin et de
Cercamps, qui portaient ses revenus à plus de 100,000 livres. Comme
l'archevêque de Bourges, il s'occupait activement des intérêts maté-
riels de son diocèse; l'agriculture et l'industrie lui devaient de nom-
breux encouragemens. Il est mort en 1821 archevêque de Paris et
cardinal. Auprès de lui siégeaient deux autres prélats, M. de Barrai,
66A REVUE DES DEUX MOiXDES.
évêque de Troyes, et M. de Glermont-Tonnerre , évêque-comte de
Châlons, parent de ce célèbre évêque de Noyon sous Louis XIV qui
n'appelait le pape que Monsieur de Rotne, et mort lui-même en 1830
archevêque de Toulouse et cardinal, après avoir rappelé dans une
occasion bien connue la fière devise de sa famille : Etiamsi omnes ,
ego non. Le quatrième prélat de la province, M. de La Luzerne,
évêque-duc de Langres, ne figurait pas parmi les membres de l'as-
semblée; il n'avait pas voulu sans doute accepter la présidence de
l'archevêque de Reims, dont il se prétendait l'égal par l'ancienneté
de son siège.
Après les évêques venaient les abbés des deux plus grands mo-
nastères de la Champagne, l'abbaye de Glairvaux, fondée par saint
Bernard dans la vallée de l'Aube, une des plus riches et des plus
magnifiques de France, et celle de Morimond en Bassigny, un peu
moins célèbre, mais dont dépendaient les cinq ordres de chevalerie
de l'Espagne. Toutes deux, étant en règle, avaient pour abbés de vé-
ritables moines. Puis siégeaient deux jeunes abbés commendataires,
destinés tous deux à jouer un grand rôle politique. L'un, neveu de
l'archevêque, qu'on appelait alors l'abbé de Périgord et qui devait
s'appeler un jour le prince de Talleyrand, n'était encore, quoiqu'il
eût plus de trente ans, qu'abbé de Saint-Denis, dans le diocèse de
Reims, et ne devait être promu au siège d'Autun que l'année sui-
vante. Rien n'annonçait la future grandeur de ce personnage équi-
voque et mécontent, fait prêtre malgré lui, parce qu'une chute l'a-
vait rendu infirme, froidement spirituel, novateur hardi, railleur,
hautain, paradoxal, ambitieux profond et prêt à tout, qui avait
voulu, par amour de l'effet, se faire présenter publiquement à Vol-
taire, et qui, agent général du clergé pendant la guerre d'Amérique,
avait eu la singulière fantaisie d'armer à ses frais un corsaire contre
les Anglais. L'autre, M. de Montesquiou-Fezensac, abbé de Beau-
lieu dans le diocèse de Langres, avait succédé à l'abbé de Périgord
comme agent général du clergé, et devait bientôt entrer avec lui
à l'assemblée nationale; homme d'esprit auss-i, instruit, éclairé,
sans préjugés, mais moins amer et moins inquiet, d'un caractère
bien autrement sincère et désintéressé, d'une éloquence douce et
persuasive, qui, après avoir tenté vainement en 1789 la concilia-
tion de l'ancien et du nouveau régime, a été en I8I/1 un des prin-
cipaux auteurs de la charte, et qui, ayant occupé les plus hauts
emplois, est mort dans une modeste retraite.
Les deux ordres de la noblesse et du tiers-état n'offraient pas de
noms aussi éclatans. Le comte de Brienne, frère du premier ministre,
fit un moment partie de l'assemblée; mais, appelé presque aussitôt
au ministère de la guerre, il fut remplacé par son fils, le vicomte
LES ASSEMBLÉES rROVINCIALES EN FRANCE. 665
de Loménie. On peut remarquer aussi dans la noblesse M. Lere-
bours, président au parlement de Paris: un représentant de l'ordre
de Malte, qui avait de grands biens dans la province; le comte de
Ghoiseul-d'Aillecourt et le marquis d'Ambly, qui furent tous deux
députés aux états-généraux. Le tiers-état présentait cette particula-
rité, que des membres de la noblesse ayant accepté les fonctions de
maires avaient consenti à y figurer. Tels étaient M. de Souyn, ma-
réchal de camp et maire de Reims; M. de Brienne, maréchal de
camp et maire de Bar-sur-Aube ; le comte de Pons, maire de Châ-
lons. Ainsi s'effaçait tous les jours par le fait la vieille distinction
entre les. ordres. Parmi les autres membres du tiers-état se trou-
vaient M. Leblanc, correspondant de la Société d'agriculture de
Paris, et M. Quatresous de Parctelaine, grand marchand de vin
d'Epernay, qu'Arthur Young a visités l'un et l'autre en 1789, — le
premier pour ses moutons d'Espagne et ses vaches de Suisse, le
second pour ses vastes caves.
La réunion préparatoire pour les élections ayant eu lieu au mois
d'août, la véritable réunion commença le 17 novembre, jour fixé
pour la réunion des assemblées provinciales dans toute la France.
Elle se tint dans la grande salle de l'hôtel-de-ville de Ghâlons, sous
la présidence de l'archevêque. M. Rouillé d'Orfeuil, intendant, pro-
nonça le discours d'inauguration. L'administration des intendans
s'était fort améliorée depuis l'avènement de Louis XM, et M. Rouillé
d'Orfeuil en particulier avait fait preuve de talens et de bonnes in-
tentions; l'archevêque lui exprima la reconnaissance de la province.
Il fut donné lecture dans cette séance du règlement arrêté par le
roi pour les assemblées provinciales, ainsi que de l'instruction mi-
nistérielle qui l'accompagnait. Divisé en cinq sections, ce règlement
comprenait les assemblées d'élection et de municipalité ; c'était la
charte complète de la nouvelle organisation. L'instruction entrait
dans plus de détails encore et péchait beaucoup plus par l'excès
que par le défaut des prescriptions. Le tout avait pour but de régler
avec précision les relations des assemblées avec les intendans, de
manière, y était-il dit, que la liberté qu'il convient de laisser à l'ac-
tion de chaque partie ne puisse jamais altérer le concours et la sur-
veillance 7?mtuel/e qu'exige l'intérêt de la province. Nous donnons
ces détails une fois pour toutes, les mêmes formalités s' étant repro-
duites partout à l'ouverture de chaque assemblée provinciale.
L'intendant déposa en même temps sur le bureau la récente dé-
claration du roi pour l'entière liberté du commerce des grains, tant
à l'extérieur qu'à l'intérieur. L'édit de 177/i, rendu sous le minis-
tère de Turgot, ne portait que sur la circulation des grains à l'inté-
rieur; la liberté d'exportation avait été plusieurs fois depuis donnée
666 REVUE DES DEUX MONDES.
et retirée. La nouvelle déclaration l'établissait définitivement, le roi
ne se réservant que le droit de la suspendre pendant un an, et seu-
lement pour les provinces qui le demanderaient par l'organe de
leurs représentans. » Nous nous sommes convaincus, disait le préam-
bule, que les mêmes principes qui réclament la liberté de la circu-
lation des grains dans l'intérieur de notre royaume sollicitent aussi
celle de leur commerce avec l'étranger, que la défense de les ex-
porter, quand leur prix s'élève au-dessus d'un certain terme, est
inutile, puisqu'ils restent d'eux-mêmes partout où ils deviennent
trop chers, qu'elle est même nuisible, puisqu'elle effraie les esprits,
qu'elle presse les achats, qu'elle resserre le commerce, qu'elle re-
pousse l'importation, enfin que la hausse des prix, pouvant être pro-
voquée sur plusieurs marchés par des manœuvres coupables, ne sau-
rait indiquer le moment où l'exportation pourrait être dangereuse. »
On sait ce que les gouvernemens suivans ont fait de cette liberté
précieuse, proclamée par Louis XVI; il n'a pas fallu moins de trois
quarts de siècle pour la reconquérir.
L'assemblée reçut aussi communication de la déclaration du roi
pour la conversion de la corvée en une prestation en argent. Louis XVI
y chargeait les assemblées provinciales de lui proposer, dès leurs
premières séances, les mesures qui leur paraîtraient les plus conve-
nables pour régler le mode de conversion. Des instructions spé-
ciales sur l'agriculture avaient été rédigées à Paris et envoyées
par le gouvernement à toutes les provinces. « En comparant, y
était- il dit, les différentes parties du royaume, soit entre elles,
soit avec les royaumes voisins où la culture est plus florissante, on
doit croire que, si les récoltes sont médiocres, même dans les
terrains fertiles, si les essais pour tirer parti des jachères ont été
infmctueux, si enfin les nouvelles cultures qu'on a cherché à in-
troduire n'ont pas eu tout le succès dont on s'était flatté, c'est au
défaut de fumier et d'engrais qu'on doit principalement en attri-
buer la cause. Ce défaut d'engrais annonce l'insuffisance du nombre
de bestiaux. Les assemblées provinciales doivent donc s'occuper des
moyens d'introduire dans les campagnes un système de culture
propre à les augmenter. Avant de chercher à les multiplier, il faut
assurer leur subsistance. Un des principaux moyens pour y parvenir
est la formation des prairies artificielles, et il est à désirer que les
assemblées provinciales s'attachent à favoriser ce genre de culture.
Indépendamment des instructions qu'elles peuvent publier, des dis-
tributions gratuites de graines, au moins sous la forme de prêt, se-
raient un grand encouragement. Ces assemblées pourraient proposer
des gratifications en bestiaux aux cultivateurs qui auraient mis en
bon rapport un certain nombre de prairies artificielles. Les turneps.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 667
les betteraves et les pommes de terre , cultivés en plein champ et
à la quantité de plusieurs arpens, fournissent encore une ressource
précieuse pour la nourriture des animaux pendant l'hiver. » Puis
venaient des instructions non moins bien conçues sur l'amélioration
des races de bétail, les labours à plat, la moisson à la faux, l'assai-
nissement des terres humides, le chaulage des blés, l'usage des
meules pour les récoltes, le perfectionnement de la mouture, l'ex-
tension des plantes textiles. « C'est aux riches propriétaires à donner
l'exemple, disait en terminant la circulaire ministérielle; leurs le-
çons seront plus utiles quand leurs essais présenteront des résultats,
et ils pourront accroître leur aisance personnelle en devenant les
bienfaiteurs de leurs concitoyens. »
L'archevêque-président ouvrit la session par un discours où se
trouvait le passage suivant : « Une administration sage, égaie et
permanente va s'établir dans la répartition des impôts. La propriété,
le premier objet du code politique dans toutes les constitutions, va
reconnaître un code invariable dans ses principes. Aussi doit-on
s'attendre à voir disparaître cette avarice frauduleuse qui cherche à
dérober à l'état ce qu'elle rougirait de ne pas accorder à ses propres
engagemens, comme si Von pouvait^ sans injustice et sans honte,
se faire assurer j^ar la protection publique la jouissance paisible de
sa fortune en s' affranchissant des charges de la société. Tout ce qui
pouvait porter le nom d'obstacle a disparu; tous les esprits éclairés
sont d'accord sur les principes, tous les cœurs sont animés du même
zèle. Je ne suis point effrayé de la variété des connaissances qui
nous sont nécessaires , toutes se trouvent ici réunies ; cette assem-
blée est composée de tous les esprits pour faire le bien, et elle n'a
qu'une âme pour le vouloir. Déjà ont disparu les querelles aflli-
geautes qui ont tant de fois divisé les différens ordres de l'état; on
ne verra plus ces scènes de scandale où les droits, mêlés et sou-
vent confondus avec les prétentions, étaient discutés dans le choc et
le tumulte des passions. »
La commission intermédiaire, élue dans la session préparatoire,
avait pu, en moins de trois mois, réunir 4es élémens d'un rapport
sur l'état de la province. Le principal rédacteur de ce travail était l'un
des procureurs-syndics, M. Lévesque de Pouilly, lieutenant-général
au bailliage de Reims, fils de l'auteur de la Théorie des Sentimem
agréables et auteur lui-même de plusieurs écrits historiques. Le père
et le fils ont laissé un nom vénéré dans leur ville natale, qui leur
doit plusieurs fondations utiles, entre autres des écoles gratuites
de dessin et de mathématiques. Quand le célèbre Pitt, alors âgé de
vingt-cinq ans, éiait venu en France après la paix de 1783 pour
préparer un traité de commerce, il avait fixé sa résidence à Reims,
668 REVUE DES DEUX MOx^DES.
et y avait vécu dans l'intimité du jeune Lévesque de Pouilly, qui avait
à peu près son âge.
Le rapport de la commission intermédiaire contenait une véri-
table statistique agricole de la province. Il en résultait que l'étendue
totale était de fx millions d'arpens de 51 ares, ce qui correspond assez
exactement à ce qu'a depuis donné le cadastre, et que le produit brut
pouvait être évalué en tout à 60 millions ou 30 francs par hectare.
Les vignes couvraient 100,000 arpens, ou environ 10,000 hectares
de moins qu'aujourd'hui. D'immenses quantités de terres incultes
ne donnaient aucun produit. Le nombre des chevaux était de
120,000, celui des bêtes à cornes de 250,000, celui des bêtes à
laine de 720,000; encore l'hiver rigoureux de 178/i et la disette de
fourrage de 1785 avaient-ils réduit ce dernier nombre de près du
tiers. Aujourd'hui les quatre départemens champenois possèdent
2 millions de moutons, Zi00,000 bêtes à cornes, 200,000 chevaux,
et la valeur moyenne de ces divers animaux s'est encore plus ac-
crue que la quantité. Un mémoire soumis à l'assemblée par un de
ses membres, le M. Leblanc d'Arthur Young, traitait spécialement de
l'état des troupeaux et des moyens de l'améliorer. L'auteur avait
visité plus de 200 troupeaux sans en trouver un seul uniforme : à
côté de moutons valant un louis, il y en avait qui ne valaient pas
quatre livres ; ceux-ci donnaient une laine aussi fine que la meil-
leure de Ségovie, ceux-là ne portaient que de la jarre. Ce n'était évi-
demment pas à la nature du sol qu'il fallait attribuer ces inégalités,
mais au peu de soin des cultivateurs. La France avait eu autrefois la
supériorité pour la production des laines; cette industrie était tom-
bée en décadence, mais elle pouvait facilement se relever. M. Le-
blanc lui-même donnait l'exemple.
La commission avait recueilli des renseignemens non moins pré-
cis sur les manufactures, a Nous pouvons, disait le rapport, vous pré-
senter la ville de Reims comme soutenant depuis plus de mille an-
nées une des manufactures les plus intéressantes du royaume par
le nombre et la diversité des étoffes qui s'y fabriquent. En ne jetant
les yeux que sur la quantité fabriquée dans le courant de l'année
dernière, on trouve 95,000 pièces d'une valeur, exactement calcu-
lée, de 11 millions de livres, dont la moitié peut être considérée
comme le prix de la main d'œuvre. Ces étoffes passent en Espagne,
en Portugal, en Italie, dans le Levant, et y soutiennent la concur-
rence avec celles des Anglais. On emploie pour les faire un quart
de laine d'Espagne, les trois autres quarts sont tirés du royaume.-
Trente mille personnes , tant dans Reims que dans la campagne qui
l'environne, sont occupées à ce travail. » Suivent des détails du
même genre sur les fabriques de Troyes, de Rethel, de Châlons, de
LES ASSE.MliLÉliS PKOVI.NCIALE6 EA FRAKCE. 669
Suippes, d'Arcis-sur-Aube, slir la coutellerie de Langres, les armes
à feu de Gharleville, l'enlrepôt des fers de Saint-Dizier.
Le reste du rapport entrait dans de grands détails sur l'état des
routes. La Champagne avait alors 375 lieues de 2,000 toises, ou
1,500 kilomètres de routes terminées; elle en a aujourd'hui 7,500.
La grande question des corvées ayant été définitivement réglée par
le roi, il ne s'agissait plus que de bien employer les fonds de l'im-
pôt établi en échange. L'ingénieur en chef de la généralité avait
dressé un état des travaux h, faire. On y remarque l'établissement de
cantonniers ou stationnaires par chaque millier de toises sur les
routes les plus parcourues, et par 2,000 et même 3,000 toises sur
les moins fréquentées. Toutes les routes devaient être divisées en
stationnemens de douze cantonniers, commandés par un chef. Cha-
que cantonnier, y compris les frais d'outil et le salaire du chef, de-
vait coûter 300 livres.
L'archevêque présida exactement chaque séance, et tous les pro-
cès-verbaux imprimés sont revêtus de sa signature. Les noms des
auteurs n'étant pas indiqués en tête des rapports, on ne peut savoir
si l'abbé de Périgord en fit quelques-uns; il appartenait au bureau
des impôts. Ce bureau fit deux grands rapports, l'un sur les ving-
tièmes, l'autre sur la taille; s'ils sont du futur évêque d'Autun, on
y retrouve toute la variété de connaissances qu'il devait montrer à
l'assemblée nationale. La taille avait eu en Champagne jusqu'en
1739 le même caractère d'arbitraire qu'en Berri; mais depuis cette
époque on l'avait tarifée, c'est-à-dire assise sur une sorte de ca-
dastre, et il ne s'agissait plus que de perfectionner cet instrument
de répartition. Quant aux vingtièmes, le gouvernement lui-même
offrait de les fixer dans toutes les provinces par un abonnement,
grand progrès dont l'assemblée du Berri avait eu l'initiative.
L'abbé de Montesquieu appartenait au Ijureau du bien public; les
travaux de ce bureau roulèrent sur des questions agricoles. L'ar-
chevêque avait déjà fait venir à ses frais un troupeau de moutons
espagnols pour régénérer les laines de la province. L'assemblée dé-
cida qu'il serait écrit en son nom à M. de Montmorin, ministre des
affaires étrangères, pour lui demander encore quarante béliers de
l'Escurial et autant de brebis. Une souscription fut ouverte pour faire
venir des taureaux et des vaches de Suisse et de Franche Comté.
Le bureau de la comptabilité était présidé par l' évêque de Troyes,
et celui des travaux publics par le comte de Coigny. Une somme
annuelle de 184,000 livres venait de faire retour à la province sur
le fonds des ponts et chaussées en vertu de la décision royale du
25 décembre 1786; en y ajoutant celle de 807,000 livres que don-
nait le nouvel impôt sur les chemins, et les 100,000 annuellement
670 REVUE DES DEUX MONDES.
accordés par le roi pour les ateliers de charité, on arrivait à un to-
tal de près de 'J.,100t.tlOO livres pour les travaux publics, sans comp-
ter les souscriptions volontaires. En cherchant les moyens d'aug-
menter encore ces ressources, on avait eu l'idée d'établir des droits
de péage sur les routes, comme en Angleterre; mais le temps n'a-
vait pas permis d'étudier suffisamment ce projet, dont l'examen fut
renvoyé à l'année suivante.
La province de Champagne fut la première qui mit à exécution la
partie de l'édit de 1787 relative aux assemblées d'élection. L'as-
semblée provinciale désigna, aux termes de l'édit, les 12 premiers
membres par chaque élection ; ceux-ci choisirent ensuite leurs col-
lègues. A raison de 26 membres par élection , y compris les syn-
dics, on arrive à un total de plus de 300 personnes pour la province.
Voici les noms des présidens : élection de Reims, l'abbé de Mour-
dier, prévôt de l'église métropolitaine; Troyes, l'évêque de Troyes;
Rethel, l'abbé de Saint-Albin, vicaire-général de Reims; Yitry-le-
François, le vicomte du Hamel; Ghâlons, l'évêque de Châlons; Lan-
gres, point de président nommé, sans doute dans l'espoir de décider
l'évêque: Bar-sur-Aube, le comte de Mesgrigny ; Sainte-Menehould,
le comte de Giraucourt; Épernay, l'abbé de Lescure, vicaire-géné-
ral de Reims; Joinville, le marquis de Pimodan; Ghaumont, l'abbé
de Glairvaux; Sézanne, M. de Cotte, conseiller d'état. La plupart de
ces présidens appartenaient à l'assemblée provinciale. Parmi les
simples membres de ces assemblées secondaires, on remarque le
marquis de Sillery, qu'on appelait aussi Je comte de Genlis, mari de
la célèbre comtesse de ce nom, et un des plus grands proprié-
taires de vignes de la Champagne, qui a été député aux états-géné-
raux , ensuite membre de la convention nationale , et qui a péri sur
l'échafaud; puis M. Beugnot, alors avocat à Bar-sur-Aube , procu-
reur-général du département de l'Aube en 1790, membre de l'as-
semblée législative en 1791, comte et préfet sous l'empire, ministre
et député sous la restauration, un des hommes qui par la finesse de
leur esprit ont le plus rappelé de nos jours la société du xviii'' siècle.
Ces assemblées d'élection devaient avoir aussi leurs commissions
intermédiaires et leurs procureurs-syndics. Leurs attributions, et
c'était là leur principal cléfaut, ne différaient pas essentiellement de
celles de nos conseils actuels d'arrondissement; sans aucun doute,
si elles avaient duré, leur composition se serait simplifiée, et leurs
attributions se seraient étendues, car leur organisation était hors de
proportion avec leur pouvoir. On a contesté l'utilité des commis-
sions intermédiaires et des procureurs-syndics pour les assemblées
provinciales ; cette critique ne paraît pas fondée pour les commis-
sions, elle l'était davantage pour les syndics, qui pouvaient diffici-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 671
lement se concilier avec le maintien des intenclans. Pour les assem-
blées d'élection, c'était l'inverse; la commission intermédiaire
n'avait aucune utilité réelle, mais il pouvait être avantageux de
remplacer par des syndics élus ces agens de l'intendant, nommés
et révoqués par lui à volonté, qu'on appelait des subdélégiics. Seu-
lement rien n'obligeait à en avoir deux pour chaque élection; un
syndic aurait suffi. Même pour les assemblées provinciales, deux
étaient de trop. Comme tous les nouveaux convertis. Galonné et
Brienne avaient eu trop de zèle; ils avaient multiplié à l'excès les
rouages de leurs administrations, et ce n'était pas sans raison que,
dans le préambule de l'édit, le roi avait annoncé l'intention de faire
à ces premiers arrangemens les changemens que l'expérience ferait
juger nécessaires.
Pourquoi faut-il que cette expérience n'ait pas pu s'accomplir?
L'assemblée provinciale de Champagne , comme toutes celles qu'a-
vait instituées l'édit de 1787, n'a tenu qu'une session, et les assem-
blées secondaires ont eu à peine le temps de se constituer. On ne
peut que le regretter profondément en voyant l'esprit qui y régnait.
« L'étude de l'administration publique, avait dit l' archevêque-pré-
sident, élève l'âme en occupant la pensée. Le temps employé à mé-
diter sur l'économie politique remplit le cœur d'affections douces;
il répond à ce besoin impérieux que ressent l'homme d'être utile à
ses semblables. C'est là que le travail porte avec lui sa récompense:
c'est là que Pâme peut jouir en paix du succès de Pesprit. »
II. — PICARDIE, SOISSONNAIS, HAINAUT.
Picardie. — La généralité d'Amiens , qui avait remplacé l'an-
cienne Picardie, comprenait le département actuel de la Somme et
quelques parties des départemens voisins. Elle se divisait en six
élections, qui forment aujourd'hui autant d'arrondissemens : Amiens,
Abbeville, Doullens, Péronne, Montdidier et Saint-Quentin, plus les
quatre gouvernemens de Montreuil , Boulogne , Calais et Ardres.
Comme ceux de Champagne, les états de Picardie avaient disparu
dans le cours du xv® siècle. Il paraît même qu'il n'y avait jamais eu
une assemblée unique pour la province entière : dans ce pays de
libertés municipales, chaque fraction de territoire avait ses états. Il
en restait quelque chose dans le Boulonnais, qui avait conservé une
administration distincte avec le titre de gouvernement, et qui ré-
clama le maintien de ses privilèges, ce qui lui fut accordé sans dif-
ficulté.
L'assemblée provinciale, à cause du peu d'étendue de la géné-
ralité, ne se composait que de 36 membres. Le duc d'Havre fut
672 REVUE DES DEUX MONDES.
nommé président par le roi; les autres députés de l'ordre de la no-
blesse étaient le duc de Villequier, le comte d'Hellye, le comte de
Grécy, le duc de Mailly, le prince de Poix, le marquis de Lameth, le
commandeur de Varennes et le marquis de Gaulaincourt. Pair de
France, lieutenant-général et grand d'Espagne, le duc d'Havre
avait fait partie de l'assemblée des notables : député de la noblesse
d'Amiens aux états-généraux, il devait y voter contre toutes les dé-
cisions de la majorité et s'en séparer de bonne heure par l'émigra-
tion; mais pour le moment il approuvait sans réserve l'institution
des assemblées provinciales. Le prince de Poix , fils aîné du maré-
chal de Mouchy, passait pour un des plus grands admirateurs de
Necker; il a voté tour à tour à l'assemblée constituante avec la ma-
jorité et la minorité, et a fini par se ranger auprès du roi, qu'il dé-
fendit de sa personne au 10 août. Le marquis de Lameth était le
frère aîné des deux Lameth , Alexandre et Charles , fort connus par
la part qu'ils ont prise à la révolution, et le marquis de Gaulain-
court le père de celui qui a reçu de iNapoléon le titre de duc de
Yicence. Le clergé se composait de l'évêque d'Amiens (M. de Ma-
chault), d'abbés, de chanoines, d'un religieux de Gorbie et du curé
d'Ardres. M. Lecaron de Ghoqueuse, maire d'Amiens, siégeait en tête
du tiers-état. Les deux procureurs-syndics étaient, pour la no];)lesse
et le clergé, le comte de Gomer, et pour le tiers-état M. Boulletde
Varennes, avocat.
L'intendant de la province, M. d'Agay, ouvrit la session, accom-
pagné de son fils, qui devait lui succéder, et un passage de son
discours prouve que la corvée pour les chemins avait été abolie
pendant son administration, avant l'édit du roi. « Grâce à la législa-
tion bienfaisante de sa majesté et aux sages conseils d'une assemblée
à jamais mémorable qui lui a transmis le vœu de la nation, l'odieux
régime de la corvée a disparu. Les contributions que supporte la
classe la plus aisée des campagnes , en soulageant les malheureux ,
épargnent à la province le prix inestimable d'une multitude de jour-
nées souvent inutiles et très mal employées. Des calculs que j'ai
exposés aux yeux du gouvernement établissent que la valeur des
journées d'hommes et de chevaux employées par corvées en nature
dans cette province, évaluées au plus bas prix, formait un objet de
900,000 livres au moins. Les essais que j'ai concertés avec un grand
nombre de propriétaires éclairés pour la conversion en argent avait
réduit cette valeur à la somme de 336,000 livres par an avant les
lois qui ont étendu ce bienfait à tout le royaume. »
Je donnerai aussi un extrait du discours du duc d'Havre; on aime
à rappeler ce beau et touchant langage. « G'est l'union qui doit être
notre premier caractère. Rien n'est plus précieux que cette intelli-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 673
gence unanime ; on marche pour ainsi dire en force et de front vers
la vérité, la justice et le bien public; les volontés s'accordent tou-
jours, lors même que les opinions se combattent, et il en résulte
infailliblement que, tendant au même but, tout se confond dans le
désir d'y atteindre. Tout ce qui procure le bien nous paraîtra éga-
lement glorieux; dès que l'on a dirigé vers lui tous ses efforts, on
se félicite également d'y contribuer, tantôt par un succès, tantôt par
un sacrifice. Tou« les succès seront communs et deviendront ceux
de chacun de nous. Nous ne connaîtrons de rivalité que celle de
l'application et du zèle; la province qui nous observe bénira tous
les jours l'institution qui lui offre un si touchant exemple, elle at-
tendra avec plus de patience et d'espoir le fruit de nos travaux, et
nos assemblées pourront devenir des écoles de mœurs autant que
d'administration. »
Au nombre des questions spéciales dont s'occupa l'assemblée de
Picardie, on peut citer ce qu'on appelait dans le Santerre les dé-
poinicinens. Le procès-verbal s'exprime à ce sujet dans les termes
les plus énergiques. « Un mémoire a dénoncé à l'assemblée ce genre
d'abus qui consiste dans l'usage où sont les fermiers de se perpé-
tuer par toute sorte de voies illicites, et contre le gré des proprié-
taires, dans la jouissance des biens affermés, ce qui leur donne une
espèce de propriété fictive, qui dépouille presque entièrement par
le fait le véritable maître de la chose. Cet abus est porté si loin
que les fermiers de ce canton mettent les biens de leurs proprié-
taires dans le commerce, soit en vendant à d'autres la faculté de les
exploiter, soit en les donnant en dot à leurs enfans, soit en les lais-
sant dans leurs successions à partager entre leurs héritiers. Les fer-
miers dépointés se livrent à toute sorte d'excès contre ceux qui ont
la hardiesse de leur succéder, jusque-là qu'ils deviennent assassins
et incendiaires. On a présenté un l'elevé effrayant fait au greffe cri-
minel du bailliage de Péronne des délits occasionnés par les dépoin-
temens. On a fait voir qu'un incendie particulier devenait presque
toujours général, et qu'ainsi la vengeance d'un fermier dépointé
entraînait souvent la ruine d'un nombre infini de citoyens. On a
montré que cet abus portait les plus fortes atteintes à la propriété,
soit parce que le véritable maître du bien ne peut pas le retirer pour
le faire valoir lui-même sans encourir la vengeance du fermier dé-
possédé, soit parce qu'il ne peut jamais l'affermer dans la juste pro-
portion du produit , et ne trouve pas souvent à le vendre la moitié
de sa valeur. »
Une déclaration du roi, en date du 20 juillet 176/i, avait tenté de
réprimer ces désordres, qui rappelaient un des plus grands fléaux
de l'Irlande; mais les dispositions de cette loi restaient impuissantes
TOME XXXIV. 43
(57A REVUE DES DEUX MONDES.
contre des habitudes invétérées. L'assemblée décida que le roi se-
rait supplié de prendre des mesures plus efficaces, et chargea son
président d'insister auprès du gouvernement. L'abus dont elle se
plaignait ne devait pas disparaître encore; il prit de nouvelles forces
pendant la révolution, et n'a cédé que de nos jours.
On recherchait depuis quelque temps sur cette côte la situation la
plus avantageuse pour y créer un port. Des commissaires envoyés
sur les lieux en 1784 par le ministre de la marine s'étaient pronon-
cés en faveur de Saint-Valery, rassemblée se déclara dans le même
sens. L'exécution d'un canal de la Basse-Somme ayant été décidée
en même temps, le roi y avait consacré une somme annuelle de
ZiO,000 livres sur le trésor public pendant dix ans, plus le produit
d'un droit d'octroi à percevoir sur les marchandises. Les travaux
avaient commencé en 1786. Un autre canal, partant d'Amiens et pas-
sant à Péronne pour aller rejoindre l'ancien canal de Picardie, avait
été commencé en 1770; les fonds étaient fournis par un octroi de
20 sols par velte sur les eaux-de-vie qui se consommaient dans la
province. Enfin, pour joindre la Somme à l'Escaut en traversant des
montagnes, Louis XVI avait fait entreprendre un canal souterrain,
déjà ouvert en partie. « L'âme s'élève, disait dans son rapport le bu-
reau du bien public, à la vue de ces canaux immenses, qui joindront
le commerce de la Hollande à celui des principales villes du royaume. »
— « Je suis fier d'être homme, s'était déjà écrié l'empereur Joseph II
en visitant le canal souten-ain, quand je vols qu'un de mes sem-
blables a osé imaginer un ti-avail si hardi! » L'assemblée, pénétrée
des mêmes sentimens, vota un témoignage de sa reconnaissance pour
le roi.
Un projet de dessèchement avait été préparé pour la vallée d'Au-
thie, dont les trois quarts formaient des marais inaccessibles. On
devait rendre ainsi à la culture plus de (5,000 arpens. Le comte
d'Artois, qui avait cette vallée dans son apanage, solhcité par M. de
Lameth au nom des habitans, avait promis de faire exécuter à ses
frais ce travail. Les choses étant toujours restées dans le même état
malgré cette promesse, l'assemblée pria son président de s'infoinier
de la décision définitive du prince, et, dans le cas où il ne croirait
pas devoir donner suite à son projet, elle annonça nettement l'in-
tention de s'en charger elle-même. La forme peu respectueuse de
cette déclaration pouvait se justifier par la nécessité du dessèche-
ment: elle prouve dans tous les cas combien le sentiment de l'inté-
rêt pul)lic passait avant toute considéi'ation. Ln dernier projet con-
sistait dans l'ouverture d'un canal de l'Oise à la mer passant à Roye
et traversant le centre de la province. On utilisait pour ce canal les
deux petites rivières du Dom et de LAvre. La portion comprise entre
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 075
l'Avre et l'Oise devant passer sur le territoire de la généralité de
Soissons, on résolut de concerter cette affaire entre les deux assem-
blées provinciales.
SoissoNNAis. — La généralité de Soissons, formée de parties déta-
chées de l'Ile-de-France, de la Picardie et de la Champagne, n'avait
pas plus d'étendue que celle d'Amiens; elle comprenait le départe-
ment actuel de l'Aisne, moins l'arrondissement de Saint-Quentin, et
une portion de celui de l'Oise. Elle se divisait en sept élections, qui
forment aujourd'hui six arrondissemens, Soissons, Laon, \oyon,
Crépy, Glermont, Guise et Château- Thierry. Création tout adminis-
trative, la généralité de Soissons n'avait pas d'unité historique;
l'élection de Clermont était même séparée du reste par une partie
de la généralité de Paris. On trouve, sous le roi Jean, les états du
Soissonnais et ceux du Vermandois convoqués à part.
Comme l'assemblée de Picardie, celle du Soissonnais ne comptait
que trente-six membres. Le comte d'Egmont-Pignatelli, gouverneur
de la province, avait été nommé président par le roi; les autres
membres de la noblesse' étaient le comte de Noue, le duc de Lian-
court, M-. de L'Amirault, M. d'Alanjoye, le comte de Barbançon, le
marquis de Causans, le marquis de Puységur et le vicomte de La-
bédoyère. Les évêques de Laon et de Soissons n'ayant pas été appe-
lés à faire partie de l'assemblée, le personnage le plus important du
clergé était l'abbé-général de Prémontré. Le tiers-état se composait,
comme à l'ordinaire, des maires des principales villes, de proprié-
taires ruraux et de fermiers cultivateurs. Les procureurs-syndics
élus furent, pour les deux premiers ordres, le comte d'Allonville,
et pour le tiers-état M. Blin de La Chaussée, avocat. Sur cette liste,
le nom qui domine tous les autres, sans en excepter le président,
est celui du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, grand-maître de
la garde-robe du roi Louis X\I, un des hommes les plus passionnés
de son temps pour la liberté, la justice et la bienfaisance.
On relit toujours avec plaisir les détails que donne Arthur Young
sur son séjour au château de Liancourt en septembre 1787. <( J'al-
lai y faire, dit-il, une visite de trois ou quatre jours, et toute la fa-
mille s'employa si bien à me rendre le séjour agréable, que j'y ai
passé plus de trois semaines. Le site est très heureux. Près du châ-
teau, la duchesse a fait construire une laiterie d'un goût charmant.
Dans un village voisin, le duc a fondé une manufacture de tissus qui
emploie un grand nombre de bras. Les fdles pauvres sont reçues
dans une institution où on leur apprend un métier. La vie du châ-
teau ressemble beaucoup à celle qu'on mène dans la résidence d'un
grand seigneur anglais. C'est une mode nouvelle en France que de
passer ainsi quelque temps à la campagne en été ; quiconque a un
676 BEVUE DES DEUX MONDES.
château s'y rend, les autres visitent les plus favorisés. Cette révo-
lution remarquable dans les habitudes est le meilleur emprunt fait
à notre pays; elle a été préparée par les écrits de Jean- Jacques
Rousseau. Le duc de Liancourt, devant présider l'assemblée de l'é-
lection de Glermont, se rendit à la ville pour plusieurs jours et
m'invita au dîner de l'assemblée, où se trouvaient plusieurs agricul-
teurs en renom. Ces assemblées, proposées depuis si longtemps par
les grands patriotes français et reprises par M. Necker, m'intéres-
saient au plus haut point. J'acceptai l'invitation avec plaisir. Il s'y
trouvait trois grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fer-
miers. J'examinai avec attention leur attitude en présence d'un sei-
gneur du premieV rang; à ma grande satisfaction, ils s'en tirèrent
avec un mélange d'aisance et de réserve fort convenable, d'un air
ni trop dégagé ni trop obséquieux, exprimant leur opinion libre-
ment et modérément, /) la manière anglaise. »
Les procès -verbaux de l'assemblée du Soissonnais ne présen-
tent rien de particulier, ils ne se distinguent que par de nombreux
détails sur les travaux des routes. Le département de l'Aisne est
aujourd'hui le troisième de France pour l'étendue de ses voies de
communication ; il ne le cède qu'à la Seine-Inférieure et au Pas-de-
Calais. Cette supériorité date de loin. Six routes royales traversaient
la généralité en 1787, la plupart arrivées dans toute leur longueur
à l'état d'entretien. Sept routes de seconde classe ou de province à
province, six de troisième classe ou d'une élection à une autre, douze
de quatrième classe, servant à rallier entre elles les trois premières,
étaient aussi presque complètement terminées. Sur un total d'envi-
ron 1,100 kilomètres, 200 seulement restaient à achever. De toutes
parts cependant on en demandait de nouvelles, et l'assemblée pro-
vinciale se mettait en mesure d'y satisfaire. Une loi nouvelle sur les
chemins avait été préparée par le gouvernement, mais pour n'être
définitivement promulguée qu'en 1789 ; en attendant, les assem-
blées provinciales étaient invitées à faire connaître leur opinion sur
le projet. Le bureau des travaux publics de l'assemblée du Soisson-
nais fit à cette occasion un rapport remarquable ; le nom du rap-
porteur n'est pas indiqué, mais comme le duc de Liancourt prési-
dait le bureau, il a du exercer sur la rédaction une influence
décisive. Ce rapport mérite d'autant plus l'attention qu'il développe
tout un ordre d'idées assez peu en faveur aujourd'hui, et qui était
alors tout à fait conforme aux idées du gouvernement, la décentra-
lisation aussi complète que possible des tr-avaux des chemins.
Le projet de loi posait en principe, par application des règles gé-
nérales de l'économie politique, qu'une localité quelconque ne de-
vait concourir aux frais d'une route qu'en proportion de l'intérêt
LES ASSEMBLEES PROVINCIALES EN FRANCE. 677
qu'elle y avait. L'administration avait déjà fait un grand pas dan&
cette voie quand elle avait décidé qu'à l'avenir les fonds payés par
chaque province pour les ponts et chaussées seraient dépensés dans
la province elle-même ; elle allait plus loin encore en étendant au-
tant que possible cette règle aux élections et même aux simples
communes. Le rapport s'associait complètement à cette pensée. « Ce
n'est plus ici une loi qui, considérant les travaux des routes comme
une dette commune à acquitter par toute la province, en répartit la
charge dans une proportion uniforme sur tous les contribuables;
c'est une loi qui, descendant dans l'examen de l'intérêt de chacun,
ordonne qu'il serve de proportion à sa contribution, ne veut exiger
de tribut que pour le rendre utile aux tributaires, et cherche à ap-
pliquer dans tous les rapports et dans tous les détails les vues d'é-
quité qu'elle annonce. » On opposait à ce système que les municipa-
lités rurales seraient incapables de bien diriger l'exécution de leurs
chemins, et que les routes principales seraient négligées pour les
chemins vicinaux; mais le bureau répondait aux objections par la
puissance de l'intérêt bien entendu, qui ne pouvait manquer de se
faire jour : il insistait sur cette considération, que les municipalités
obtiendraient une grande économie dans l'emploi des fonds, sur-
veilleraient de plus près l'exécution des marchés et augmenteraient
souvent leurs contributions volontaires, lorsqu'elles seraient jbien
assurées que cette augmentation n'aurait lieu qu'à leur gré, et ne
serait pas prolongée pour les besoins et par la volonté d'autrui.
Ces principes sont au fond ceux qui ont présidé à la loi de 1836
sur les chemins vicinaux, et l'expérience témoigne tous les jours
en faveur des idées que voulait appliquer le gouvernement fde
Louis XVI en les généralisant.
Hainaut. — Au nord du Soissonnais et de la Picardie, et comme
enclavée entre deux provinces qui avaient conservé leurs anciens
états, la Flandre et l'Artois, se trouvait la plus petite des générali-
tés, celle de Yalenciennes, qui comprenait seulement le Gambrésis
et le Hainaut français, ou la moitié environ du département actuel
du Nord. Le Gambrésis avait conservé une administration distincte,
et on peut le ranger au nombre des pays d'états; chaque année, une
assemblée, composée de l'archevêque, de sept membres du clergé,
de huit barons et du corps municipal de Cambrai, se réunissait sous
la convocation du roi, et réglait tout ce qui concernait les impôts.
Le Hainaut avait eu aussi ses états particuliers, qui se tenaient à
Mons; mais une partie seulement de cette province ayant été réunie
à la France en 1678, la partie restée autrichienne avait seule gardé
ses anciennes franchises. Le Hainaut français n'était pourtant pas
tout à fait pays d'élection; la gabelle y était inconnue, ainsi que le
678 BEVUE DES DEUX MOXDES.
privilège exclusif du tabac, et, un siècle seulement s'étant écoulé
depuis la réunion, son droit à une administration indépendante pou-
vait être considéré comme suspendu plutôt qu'aboli.
Louis XVI n'y établit pas d'emblée une assemblée provinciale,
(t Sa majesté, était-il dit dans l'arrêt du conseil du 12 juillet 1787,
a pris connaissance du régime anciennement suivi dans la généra-
lité du Hainaut, et voulant connaître si ce régime devait être rem-
placé par celui qu'elle a préféré pour les autres provinces du
royaume, ou s'il était possible de le modifier de manière que le
retour de cette province à ses anciens usages ne nuisît pas à ses
intentions, elle a déterminé qu'il serait convoqué dans la ville de
Yalenciennes une assemblée consultative à l'effet de prendre une
connaissance particulière et approfondie des formes des adminis-
trations provinciales que sa majesté vient d'établir dans les autres
généralités de son royaume, et de s'occuper en même temps de
l'examen attentif des formes anciennes de l'administration de ladite
généralité, afin de voir les rapports qui peuvent exister entre ces
deux régimes et leurs avantages respectifs. »
L'assemblée consultative se réunit en effet à plusieurs reprises
sous la présidence du duc de Groï; elle se composait de 36 membres,
dont 18 nommés par le roi et 18 élus par les premiers, en conser-
vant les mêmes proportions entre les ordres que dans les autres as-
semblées provinciales. Le résultat de ses délibérations fut de récla-
mer le rétablissement des anciens états, mais avec des modifications
qui les rapprochaient beaucoup du régime nouveau. Ainsi les trois
ordres devaient délibérer ensemble, les voix se compter par tête, et
le nombre des membres du tiers-état égaler celui du clergé et de la
noblesse, ce qui s'écartait tout à fait des anciens usages. Les autres
dispositions avaient moins d'importance, et on avait pu s'y conformer
sans inconvénient aux traditions locales. Les états devaient avoir
46 membres ; tous les abbés réguliers devaient en faire partie de
droit, tous les gentilshommes possédant une terre à clocher y entrer
tour à tour par voie de tirage au sort. En réalité, quoique l'assem-
blée répétât h tout moment dans son projet ces mots sacramentels :
conforméincnt à la constitution essentielle du Hainaut, on ne réta-
blissait que les noms et les apparences des anciennes institutions, et
l'esprit nouveau pénétrait profondément cette organisation rajeunie.
L'assemblée provisoire s'occupa des affaires de la province abso-
lument dans les mêmes formes que les autres assemblées provin-
ciales, et remplit ainsi, pour commencer, TofTice des états, qui de-
vaient se composer à peu près des mêmes personnes. Ce qui arriva
dans cette petite province mérite d'être remarqué en ce qu'on y voit
comment on aurait pu passer sans secousse, dans tous les pays d'é-
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 679
tats, du régime ancien aux règles nouvelles. Les états eux-mêmes
auraient pu être appelés à se reforjiier, et tôt ou tard la plupart
d'entre eux y auraient consenti de bonne grâce.
L'assemblée, en se séparant, nomma comme les autres une com-
mission intermédiaire et un procureur-syndic. L'intendant de la
province, Sénac de Meilhan, qui a publié plus tard des écrits esti-
més sur la révolution, et dont l'administration a laissé en Hainaut
d'excellens souvenirs, termina la session par un discours. (( Je me
glorifie, dit-il, d'avoir le premier applaudi à vos vues patriotiques,
à cette application constante et éclairée qui vous a fait saisir l'en-
semble et les détails de l'administration. Vous partagez ce succès
avec les autres assemblées provinciales animées du même esprit. Il
en est un qui sera votre gloire particulière : le roi a daigné se commu-
niquer plus intimement à cette province; il vous a associés en quel-
que sorte à l'exercice de sa puissance législative. Vous avez fait
passer sous vos yeux les diverses constitutions des provinces de ce
royaume. Vous avez été rechercher vos titres de famille dans les ar-
chives des états de Mons. Vous avez comparé ce que les temps, les
lieux, les formes naturelles, doivent apporter de différences dans les
institutions. Enfin vous avez été particulièrement attentifs à suivre
les intentions de sa majesté, à en saisir l'esprit, afin de déterminer
dans les trois ordres une égalité d'influence qui assure à chacun
une égalité de traitement dans la répartition des charges. Le monu-
ment que vous allez élever fera votre éloge à jamais. Vous dire que
je me concerterai» du tout avec le chef qui vous préside, c'est vous
convaincre de mon zèle. Ce concert, utile à la province et glorieux
pour moi, doit vous être un présage de succès. »
Quelle différence entre ce langage et celui que tenaient les inten-
dans quinze ans auparavant! Ainsi constitués, les nouveaux états
du Hainaut auraient été réellement bien supérieurs aux anciens.
Quarante-six députés pour une province qui n'embrassait que les
deux arrondissemens actuels de Valenciennes et d'Avesnes, c'é-
tait à coup sûr une représentation sérieuse de tous les intérêts.
Le Hainaut aurait sans doute contrasté par sa petitesse avec la plu-
part des autres provinces, et la régularité symétrique y aurait un
peu perdu ; mais était-ce donc un si grand mal? Même en admettant
que le Gambrésis ne se fut pas réuni un jour au Hainaut pour n'a-
voir qu'une seule assemblée, comme on les avait déjà réunis dans
une même généralité, ces deux provinces, pour être les plus petites,
n'étaient pas les plus malheureuses. La Flandre et l'Artois n'avaient
pas beaucoup plus d'étendue. Ce coin du territoire contrastait alors
avec le reste au moins autant qu'aujourd'hui, et parmi les causes de
sa prospérité on peut compter hardiment cette division, 'qui donnait
(580 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de vie aux libertés locales. Même de nos jours, il a été souvent
question de partager en deux le département du Nord, ce qui ra-
mènerait à peu près aux faits historiques.
Le duc de Croï, président de l'assemblée provisoire, appai-tenait
à l'une des plus grandes familles de l'Europe. Son père, le maréchal
de Croï, avait été surnommé pour sa bienfaisance le Penthicvre du
Hninmit-, lui-même était membre de la Société d'agriculture de Pa-
ris et fort occupé d'améliorations positives. On voulut lui décerner
la présidence perpétuelle; il refusa. A ses côtés siégeait im autre
grand seicrneur, issu comme lui d'une ancienne maison souveraine,
le prince Auguste d'Arenberg, connu en France sous le nom de
comte de La Marck, le même qui, ayant contracté à l'assemblée
nationale des relations intimes avec Mirabeau, le réconcilia secrète-
ment avec le roi et la reine au mois de mai 1790. Parmi les mem-
bres du clergé figuraient les abbés des cinq grands monastères du
Hainaut, dans le tiers -état les prévôts ou maires des principales
villes et un égal nombre de propriétaires de campagne.
III. — ILE-DE-FRANCE.
La généralité de Paris, une des plus grandes, comprenait à peu
près les quatre départemens actuels de la Seine, Seine -et -Oise,
Seine-et-Marne et Oise, avec une partie de l'Yonne et d'Eure-et-
Loir, Elle se divisait en vingt-deux élections qui forment aujour-
d'hui vingt- cinq arrondissemens, et dont les chefs-lieux étaient
Paris, Beauvais, Compiègne, Senlis, Nogent-sur-Seine, Sens, Joi-
gny. Saint- Florentin, Tonnerre, Vézelay, Melun , Meaux , Coulom-
miers , Rozoy , Nemours , Provins , Montereau , Pontoise , Étampes ,
ivIontfort-l'Amaury et Dreux. On y payait beaucoup plus d'impôts
qu'ailleurs, 6/i livres 5 sols par tête; mais la ville de Paris, qui
contenait à elle seule près de la moitié de la population, en four-
nissait la plus grande partie. « Tant de ressourcés, dit Necker, sont
l'elTet des grandes richesses concentrées dans la capitale, séjour des
rentiers, des hommes de finance, des ambassadeurs, des riches
voyageurs, des grands propriétaires de terres et des personnes les
plus favorisées des grâces de la cour. » La généralité de Paris sup-
portait toutes le^ impositions établies dans le royaume; mais, par
un privilège particulier, les chemins s'y exécutaient aux frais du
trésor royal.
Malgré ce privilège et beaucoup d'autres, les trois quarts de la
généralité n'étaient pas beaucoup plus riches que le reste de la
France. Arthur Young remarquait avec étonnement l'aspect morne
et désert des grandes routes qui aboutissaient à Paris. Même aux
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 681
portes des deux villes où affluaient les tributs des provinces, l'ad-
ministration despotique avait étouffé toute activité. A en croire
les dénombremens, la population s'y était à peine accrue depuis
Louis XIV. On a reproché à la formation des départemens de n'avoir
pas suffisamment respecté les anciennes limites des provinces; cette
critique peut s'appliquer encore plus aux généralités. Celles de Châ-
lons, d'Amiens, de Soissons, de Paris, se partageaient des fragmens
détachés de la Champagne et de la Picardie; la généralité de Paris
avait même emprunté au Nivernais la pauvre et petite élection de
Yézelay. Cette confusion permet difficilement de démêler les précé-
dens historiques. Une portion au moins de la généralité de Paris
avait eu cependant ses états particuliers, qui se réunissaient à Melun
et qui duraient encore au commencement du xvi'' siècle; la coutume
particulière qui régissait la province avait été votée par les gens des
trois états en 1506.
C'est probablement à cause de ce souvenir, et sans doute aussi
pour échapper à l'influence de Paris, que Melun fut choisi pour la
réunion de l'assemblée provinciale. Cette assemblée se composait
de quarante-huit membres. A la tête du clergé était le général des
Mathurins, ordre qui possédait de grands biens à Paris; les deux ar-
chevêques de Paris et de Sens et les autres évêques de la province ne
figuraient point par exception parmi les membres. Dans la noblesse,
on remarquait le duc du Châtelet, président; le comte de Crillon, le
marquis de Guerchy, le prince de Chalais, le vicomte de Noailles,
MM. Mole et Talon, qui représentaient les familles parlementaires;
dans le tiers-état, les maires des principales villes, des avocats, des
cultivateurs, et parmi ceux-ci M. Cretté de Palluel, maître de poste
à Dugny, près Saint-Germain, un des membres les plus actifs de la
Société d'agriculture de Paris, et dont Arthur Young parle avec les
plus grands éloges.
Le duc du Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire, créé duc
en 1777, ancien ambassadeur en Autriche et en Angleterre, était
alors colonel des gardes françaises, haute dignité militaire qui ap-
partenait ordinairement à un maréchal. Le comte de Crillon, fils du
duc de ce nom et arrière-neveu du compagnon d'armes d'Henri IV,
avait le grade de maréchal-de-camp. Le vicomte de Noailles, second
fils du maréchal de Mouchy et par conséquent frère du prince de
Poix, était colonel des chasseurs d'Alsace, et passait pour un des
meilleurs officiers de son temps; beau-frère de La Fayette, il avait
combattu avec lui sous Washington pour l'indépendance américaine.
Ces trois hommes, placés par leur naissance au premier rang de la
noblesse française, professaient les opinions les plus généreuses, et
allaient en donner d'éclatantes preuves aux états de 1789.
682 REVUE DES DEUX MONDES.
Le marquis de Guerchy, fils du brave colonel de Fontenoi, qui
avait été ensuite ambassadeur en Angleterre, partageait les mêmes
idées et s'occupait d'agriculture avec passion. Arthur Young fait
une agréable description des trois jours qu'il passa chez lui, en juin
1789, au château de Nangis (Seine-et-Marne). «Une maison, dit-il,
toute remplie d'hôtes, l'ardeur de M. de Guerchy pour la culture,
l'aimable naïveté de la marquise, tout contribuait à m'attacher. Je
me trouvai là dans un cercle de politiques : je ne pus m'accorder
avec eux que sur un point, le désir d'une liberté indestructible pour
la France; mais quant à la manière de l'établir, nous étions aux
deux pôles. Le chapelain du régiment de Guerchy, qui a ici une
euro, se montrait particulièrement porté pour ce qu'il appelait la
régcncration du royaume; il entendait par là, autant que je pus le
comprendre, une perfection théorique de gouvernement qui me pa-
rut le comble de la folie. Le château de M. de Guerchy est considé-
rable et mieux bâti que ceux qu'on construisait en Angleterre à la
même époque; on était en France, sous Henri IV, plus avancé que
nous en toutes choses. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à
changer de rôle. Gomme tous les châteaux que j'ai vus dans ce pays-
ci, celui-ci touche à la ville; mais l'arrière-façade a vue sur la cam-
pagne. On y fait les foins, et le marquis, l'abbé et quelques, autres
montèrent avec moi sur la meule pour que je leur apprisse à la tas-
ser. Avec de si ardens politiques quel miracle que la meule n'ait pas
pris feu ! Je demandai à M. de Guerchy combien il en coûtait pour
habiter un pareil château, avec six domestiques mâles, cinq ser-
vantes, huit chevaux, y recevoir du monde et tenir table ouverte,
sans aller jamais à Paris; il faut environ 1,000 louis de revenu, en
Angleterre ce serait 2,000. »
Dans la session préparatoire de l'assemblée provinciale, il fut dé-
cidé que la commission intermédiaire se réunirait à Paris pour être
plus près du gouvernement. Les mêmes raisons de jalouse indépen-
dance qui avaient fait fixer hors de Paris le siège de l'assemblée
elle-même n'existaient point en effet pour la commission. Les deux
procureurs-syndics élus furent le comte de Grillon pour la noblesse
et le clergé, et M. d'Ailly, ancien premier commis des finances, pour
le tiers -état. La véritable session commença, comme partout, le
17 novembre. L'intendant de la province, M. Bertier de Sauvigny,
remplissait les fonctions de commissaire du roi. Après l'accomplis-
sement des formalités ordinaires, le comte de Grillon lut un mé-
moire sur la taille, et M. d'Ailly un autre sur la capitation. Tous
deux tenaient compte des améliorations sensibles récemment ap-
portées dans la perce|)tion. M. de Grillon surtout insistait sur les
avantages de l'édit de 1780 qui avait arrêté la progression arbitraire
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 683
de la taille (1). La commission intermédiaire rendit aussi un hom-
mage public à l'intendant, qui avait singulièrement facilité ses tra-
vaiLx. Le temps n'était plus où les intendans ne tenaient nul compte
des intérêts et des besoins des peuples. M. Bertier de Sauvigny, qui
administrait depuis vingt ans la généralité de Paris, et qui avait
succédé à son père dans ces fonctions, avait commencé l'arpentage
général de la province, et divisé les terres pour l'assiette de l'impôt
en vingt-quatre classes, la première ne donnant que 25 sols de re-
venu par arpent, et les auti*es augmentant de 25 sols en 25 sols.
M. de Tocqueville a écrit un chapitre désespérant sous ce titre :
que le règne de Louis X VI a été l'époque la plus prospère de l'an-
cienne monarchie, et comment cette prospérité même amena la ré-
volution. Il y démontre que les parties de la France qui devinrent
le principal foyer de la révolution étaient précisément celles où le
progrès avait'été le plus marqué, (c C'est,, dit-il, dans, les contrées
qui avoisinent Paris que l'ancien régime s'était le plus tôt et le plus
profondément transformé. Là, la liberté et la fortune des paysans
étaient déjà beaucoup mieux garanties que dans aucun autre pays
d'élection. La corvée personnelle avait disparu longtemps avant 1789.
La levée de la taille était devenue plus régulière, plus modérée,
plus égale que dans le reste de la France. Il faut lire le règlement
qui l'améliore en 1772, si l'on veut comprendre ce que pouvait alors
un intendant pour le bien-être comme pour la misère de toute une
province; dans ce règlement, l'impôt a déjà un tout autre aspect, de
telle sorte que l'on dirait que les Français ont trouvé leur position
d'autant plus insupportable qu'elle devenait meilleure. » M. de Toc-
queville arrive par là à une conclusion un peu excessive, car elle ne
tendrait à rien moins qu'à détourner les gouvernemens d'entre-
prendre des réformes ; mais le fait qu'il signale ne saurait être con-
testé.
Il faut d'ailleurs tenir compte de l'état de la ville même de Paris,
état qui avait ses causes particulières, et qui a été certainement la
cause principale de la révolution. Dans la plus importante des notes
secrètes que Mirabeau adressait à Louis XVI à la fin de 1790, il trace
de Paris le tableau suivant : « La démagogie frénétique y est telle-
ment invincible, qu'au lieu de chercher à changer la température
d-e Paris, ce qu'on n'obtiendra jamais, il faut au contraire s'en servir
pour détacher les provinces de la capitale. Jamais autant d'élémens
combustibles et de matières inflammables ne furent rassemblés dans
un seul foyer. Cent folliculaires dont la seule ressource est le dés-
ordre, une multitude d'étrangers indépendans qui soufflent la dis-
(1) Voir les procès-verbaux imprimés à Sens; 1 vol. ia-4'', 1788.
684 EEVUE DES DEUX MONDES.
corde dans tous les lieux publics, tous les ennemis de l'ancienne
cour, une immense populace accoutumée depuis une année à des
succès et à des crimes, une foule de grands propriétaires qui n'osent
pas se montrer parce qu'ils ont trop à perdre, la réunion de tous
les auteurs de la révolution et de ses principaux agens, — dans les
basses classes la lie de la nation, dans les classes les plus élevées
ce qu'elle a de plus corrompu, — voilà Paris. Cette ville connaît sa
force; elle l'a exercée tour à tour sur l'armée, sur le roi, sur les
ministres, sur l'assemblée, et une foule de décrets n'ont été que le
fruit de son influence. » Mirabeau ne cessait dès lors de presser
Louis XVI de quitter Paris et de convoquer ailleurs l'assemblée ; il
avait d'abord désigné Compiègne ou Fontainebleau; plus tard, il
parla de la Normandie et enfm de la Lorraine.
On n'en était pas encore là en 1787, et l'avenir se montrait au
contraire sous les plus belles couleurs. La plus importante des ques-
tions spéciales traitées par l'assemblée de l'Ile-de-France fut celle
de la milice. Notre organisation militaire se divisait en deux parties,
l'armée proprement dite, qui se recrutait par voie d'engagemens
volontaires, et la milice, qui se recrutait par voie de tirage au sort.
Cette dernière charge passait pour très lourde.
« Il y a 60,000 hommes de milice en France, dit Necker dans son
Administralion des Finances, et l'engagement est de six ans. Ainsi
chaque année 10,000 deviennent miliciens par l'effet du sort. Tous
les roturiers du royaume au-dessus de cinq pieds, et depuis seize
ans jusqu'à quarante, participent à cette effrayante loterie, à moins
qu'ils n'en soient exempts par des privilèges attachés à leur état ou
au lieu de leur habitation. » Que dirait aujourd'hui Necker en voyant
le temps de service porté de six ans à sept, et le contingent annuel
de 10,000 hommes à 100,000? C'est le vicomte de Noailles qui lut
à l'assemblée un mémoire sur cette question. Il y était tenu un
compte curieux des pertes qu'entraînait tous les ans le tirage au
sort. Dans la seule province de l'Ile-de-France, 25,000 hommes,
obligés de se déplacer pendant trois jours, donnaient un total de
75,000 journées perdues, qui, à 25 sols chacune, valaient 93,750 li-
vres. Chacun des appelés contribuant en moyenne pour 20 francs à
une cotisation commune destinée à acheter des remplaçans, on arri-
vait à une nouvelle contribution de 500,000 livreâ, et ainsi de suite.
M. de Noailles proposait, d'accord avec le duc du Châtelet, l'aholi-
tion du tirage au sort, qu'on aurait remplacé par un impôt destiné à
payer des enrôlés volontaires. Tel fut en effet le système adopté par
l'assemblée constituante dans son décret sur l'organisation de l'ar-
mée, mais il ne devait pas durer longtemps.
Plus on relit les documens de cette époque, plus on s'assure que
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 685
!a révolution n'a réalisé qu'une partie des idées et des espérances
de 1789. Cette partie a sulTi pour doter la France d'une véritable
prospérité; mais l'effet eût été bien autrement grand, si le pro-
gramme entier avait reçu son exécution. La paix passait alors pour
inséparable de la liberté, et un trop grand état militaire pour un des
legs les plus funestes de l'ancien régime. Montesquieu, cité par le
vicomte de Noailles, avait fixé à un centième la proportion des
armées à la somme de la population. Une expérience continuelle^
avait-il dit, a pu faire connaître en Europe qu'un prince qui a un
million de sujets ne peut y sans se détruire lui-même, entretenir plus
de dix mille hommes de troupes. Adam Smith avait accepté vers le
même temps le même principe. A ce compte, la France, qui avait
une population de 26 millions d'âmes, pouvait tenir sur pied une
armée de 260,000 hommes. Elle en a eu au moins le double pen-
dant les guerres de la révolution et de l'empire, et de nos jours en-
core l'armée dépasse de beaucoup la proportion. Depuis les lois de
la constituante, celle du 6 mai 1818, qui fixait à /iO,000 hommes le
maximum du contingent annuel, s'est le plus rapprochée des prin-
cipes de 1789. Moins ce contingent est élevé, plus on peut espérer
de le remplir par des enrôlemens volontaires, et moins l'aveugle ti-
rage au sort devient nécessaire ; mais il faut, pour s'en tenir là, re-
noncer à l'esprit de conquête et de domination, et savoir préférer la
réalité à l'apparence de la puissance.
Ce qui rendait surtout odieux l'ancien tirage à la milice, c'était la
multitude des exemptions. Même en admettant que la moitié seule-
ment de la population mâle y fût soumise, il était en fait bien moins
lourd qu'aujourd'hui. Ce mode de recrutement avait d'ailleurs reçu
de nombreuses améliorations depuis l'avènement de Louis XVL II
suffit de lire dans les œuvres de Turgot sa lettre au ministre de la
guerre sur la milice pour voir où l'on en était en 1771. A cette
époque, le remplacement était interdit, et quiconque tirait le fatal
billet noir se considérant comme perdu , le nombre des réfractaires
était énorme. « Chaque tirage, disait Turgot, donnait le signal des
plus grands désordres et d'une sorte de guerre civile entre les pay-
sans , les uns se réfugiant dans les bois , les autres les poursuivant
à main armée pour enlever les fuyards. Les meurtres, les procé-
dures criminelles se multipliaient, et la dépopulation en était la
suite. Lorsqu'il était question d'assembler les bataillons, il fallait
que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés
par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. » L'admission de^
remplaçans et d'autres réformes de détail, dues pour la plupart à
Turgot, avaient fort adouci le tableau en 1787; mais le souvenir du
passé survivait toujours, ainsi que le défaut capital de l'institution,
68(5 REVUE DES DEUX MONDES.
l'inégalité. 11 a suflî de supprimer toutes les exemptions pour la
faire accepter définitivement par les populations, qui supportent
sans murmure les plus grands sacrifices, pourvu qu'ils soient éga-
lement répartis; mais ce moyen commode a mis entre les mains des
gouvernemens ambitieux un instrument terrible dont il est facile
d'abuser. Que d'hommes et de capitaux manquent aujourd'hui à la
France, qui n'auraient pas disparu, si le tirage au sort avait pu être
aboli, ou du moins renfermé dans de plus étroites limites!
Il est inutile d'insister sur les travaux de l'assemblée relatifs^
l'extinction de la mendicité et aux travaux publics, ces sujets étant
de ceux qui se reproduisaient dans toutes les provinces. La question
des travaux publics avait d'ailleurs bien moins d'importance pour
l'Ile-de-France que pour toute autre partie du royaume à cause du
privilège dont jouissaient les abords des résidences royales, Paris,
Versailles, Gompiègne et Fontainebleau, dont les routes étaient
sous la direction immédiate de l'intendant des finances, chargé de
l'administration générale des ponts et chaussées.
La Société royale d'agriculture de Paris, qui comptait parmi ses
membres le duc du Châtelet, le marquis de Guerchy, M. d'Ailly et
plusieurs autres, s'était empressée d'écrire à l'assemblée pour lui
offrir ses services. M. de Guerchy rendit compte de l'organisation
toute récente des comices agricoles que la province devait à l'in-
tendant. Une distribution gratuite de vaches aux cultivateurs pau-
vres avait été organisée par les soins du même administrateur.
L'assemblée exprima, sur le rapport du bureau du bien public, plu-
sieurs vœux dans l'intérêt de l'agriculture, tels que la réduction
des capitaineries pour diminuer les dégâts commis par le gibier, la
suppression de la dîme sur les prairies artificielles, l'extension à
l'Ile-de-France de la récente déclaration du roi qui limitait le droit
de parcours en Bourgogne et en Champagne, l'extension au dessè-
chement des étangs de la loi qui exemptait de taille pendant vingt
ans les terres nouvellement défrichées.
Sur le rapport du bureau de comptabilité, il fut décidé que les
membres de l'assemblée ne recevraient aucun traitement, mais qu'il
serait accordé aux officiers municipaux de la ville de Melun une
somme annuelle de 2,Zi00 livres pour prix des logemens qu'ils vou-
laient bien fournir aux députés. (( Le bureau, disait le rapport, n'ose
même pas prononcer le nom d'honoraires pour récompenser les ser-
vices de vos procureurs-syndics. Nous voyons en ce moment le
mérite réuni à l'aisance; mais cet heureux accord est rare, et nous
devons prévoir que la fortune ne sera pas toujours aussi juste. Le
bureau croit donc devoir vous proposer qu'il soit délivré tous les
ans, sur les mandats des procureurs -syndics, une somme de
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EX FRANCE. 687
A, 000 livres pour chacun, dont ils ne rendront compte qu'à eux-
mêmes; c'est oiïrir pour la suite une ressource aux talens sans for-
tune, et dans ce moment confier un dépôt à la bienfaisance. »
Aux termes du règlement spécial arrêté par le roi pour l'Ile-de-
France, la province était partagée, pour la formation des assemblées
secondaires, en douze dcjxirtemenii ; on avait jugé que la plupart
des élections avaient trop peu d'étendue pour une administration
particulière. L'élection de Paris formait à elle seule deux départe-
mens dont les chefs-lieux étaient Saint-Germain et Corbeil ; les élec-
tions de '\Ieaux et de Beauvais en formaient chacune un ; les autres
avaient été groupées deux à deux et même trois à trois (1). Cha-
cune de ces assemblées secondaires était composée de 24 membres,
plus les deux syndics, total 38/i en sus de l'assemblée provinciale.
Parmi les simples membres se trouvaient des personnages consi-
dérables , comme le comte de Clermont-Tonnerre , le comte de Pé-
rigord, le comte de Grasse, le duc de Cossé, etc.
Telle est la véritable origine des départemens. L'assemblée con-
stituante n'a inventé ni le mot, ni la chose. Cette division en dépar-
temens se retrouve dans la plupart des règlemens rendus en 1787
pour l'organisation des provinces, et partout ce nom sert à désigner
une fraction intermédiaire entre la province et l'élection. Seulement
les départemens de 1787 étaient plus petits que ceux de 1790, puis-
qu'on en avait formé douze dans la généralité de Paris, qui n'en a
fourni plus tard que cinq; mais il n'est pas sûr que la première di-
mension ne fut pas préférable pour une bonne administration. Le mot
d'arrondissement n'était pas plus nouveau en 1789. L'article 7 du
titre II du règlement royal du 8 juillet 1787 pour l'Ile-de-France
était ainsi conçu : « Les vingt-quatre personnes qui composeront les
assemblées de département seront prises dans six arrondissemens,
entre lesquels le département sera divisé, et qui enverront chacun à
l'assemblée quatre députés. » On retrouve aussi l'origine des can-
tons dans les subdivisions adoptées pour la même province. « Chaque
paroisse, disait M. de Grillon dans son rapport sur la taille, nomme
un député pour délibérer sur l'assiette de l'impôt, et pour éviter les
inconvéniens d'une assemblée trop nombreuse, on a divisé chaque
élection en un certain nombre de paroisses qu'on a nommées can-
(1) Voici les noms des prc^sidens nommés par le roi pour ces assemblées : Saint-Ger-.
miùn, l'abbé de Montagu, doyen de l'église métropoiii.iine de Paris; Corbeil, le bailli de
Grussol; Beauvais, l'évoque de Beauvais; Senlis, Compiègne et Pontoise, l'évèque de
Senlis; Dreux, Mantes et Montfort, le comte de Surgères; Meaux, l'abbé de Saluces,
gi'and-vicaire; Rozoy, Provins et Coulommiers, îe marquis de Montesquieu; Melun et
Étampes, le baron de Juigné; Montereau et Nemours, le comte d'Haussonville; Sens et
Nogent, le duc de Mortemart; Joigny et Saint-Florentin, le vicomte de La Rochefou-
cauld; Tonnerre et Vézelay, l'abbé Guyot d'Ussières, abbé de Saint-Michel de Tonnerre.
68S REVUE DES DEUX MONDES.
tonsy et les représentans des paroisses de chacun de ces cantons
choisissent un d'entre eux, qui est nommé le député du canton. »
Suivrons-nous maintenant les principaux membres de l'assemblée
de l'Ile-de-France au milieu des orages de la révolution? Nous re-
trouverons M. d'Ailly le premier nommé président de l'assemblée
constituante, le comte de Grillon dans la minorité de la noblesse qui
se réunit au tiers-état en 1789, le vicomte de Noailles donnant, dans
la nuit du Ix août, le signal de l'abandon général des privilèges,
et le duc du Châtelet proposant, dans la même séance, l'abolition
des corvées seigneuriales. Ces actes, généreux jusqu'à l'impru-
dence, ne calmèrent pas la fureur du peuple de Paris. Le malheu-
reux Bertier de Sauvigny, victime de la haine amassée depuis deux
siècles contre les intendans, fut massacré quelques jours après
la prise de la Bastille, avec son beau-père Foulon, comme suspect
de manœuvres pour faire renchérir le prix du pain, lui qui avait
consacré toute sa carrière au progrès de l'agriculture dans sa géné-
ralité. Le duc du Châtelet, condamné à mort en 1793, essaya de se
tuer dans sa prison en se frappant la tête contre les murs ; il fut
porté tout sanglant sur l'échafaud. Le vicomte de Noailles eut une
mort plus digne de lui ; après avoir émigré en 1792, il reprit du ser-
vice en 1803 et fut envoyé à Saint-Domingue avec le grade de géné-
ral de brigade. Bloqué par les Anglais dans le môle Saint-Nicolas, il
s'échappa par une nuit obscure avec sa petite garnison, s'empara
à l'abordage d'une corvette anglaise, et reçut le coup mortel dans
cette audacieuse entreprise. Ses grenadiers enfermèrent son cœur
dans une boîte d'argent et l'attachèrent à leur drapeau.
IV. — ORLÉANAIS.
La généralité d'Orléans comprenait à peu près les trois départe-
mens actuels du Loiret, d'Eure-et-Loir et de Loir-et-Cher, avec
des fractions de Seine-et-Oise et de la Nièvre. Elle se divisait en
douze élections, qui forment aujourd'hui autant d'arrondissemens :
Orléans, Montargis, Pithiviers, Gien, Beaugency, Chartres, Châ-
teaudun, Vendôme, Blois, Romorantin, Dourdan et Clamecy. Le
nombre des membres de l'assemblée provinciale fut fixé à cinquante-
deux, et son siège placé à Orléans, chef-lieu de la généralité; cette
ville avait déjcà ZiO,000 habitans.
L'Orléanais était encore une de ces provinces formées de pièces et
de morceaux, qui ne présentaient aucune unité réelle. Le duché
d'Orléans, les comtés de Blois, de Vendôme, de Chartres, ont une
histoire; l'Orléanais n'en a pas. La forme même de la généralité,
longue et étroite, témoignait de son origine artificielle; des plaines
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 689
fertiles de la Beauce aux montagnes forestières du Morvan, il n'y
avait pas moins de cinquante lieues, et les mœurs difleraient tout
autant que les conditions de sol et de climat. Chacun des pays dont
la réunion formait l'Orléanais avait eu autrefois ses états; ceux
d'Orléans, entre autres, ont laissé de nombreuses traces.
Voici ce qu'on lit dans \ Histoire d'Orléans, par Symphorien
Guyon, imprimée en 16Zi7 : » L'an de salut 1509 fut réformée la
coutume d'Orléans pour servir de loi à tous ceux qui dépendaient
du bailliage et de la prévôté d'Orléans, et pour procéder avec mûre
délibération à une réformation si importante fut faite l'assemblée
des trois états du bailliage d'Orléans, clergé, noblesse et tiers-état.
Tous les ecclésiastiques qui avaient droit et intérêt d'entrer dans
cette assemblée y furent appelés, et leur chef, Christophe de Bril-
hac, évêque d'Orléans, y assista. La noblesse envoya aussi ses dé-
putés, le chef desquels était Lancelot du Lac, seigneur de Chame-
rolles, conseiller, chambellan du roi, qui était gouverneur et bailli
d'Orléans, ayant succédé à Guillaume de Montmorency en ces deux
offices. Les docteurs-régens de l'université d'Orléans (i) furent aussi
appelés. Finalement le tiers-état, composé des officiers de justice,^
des échevins et bourgeois de la ville, de tous les autres sujets des
justices subalternes du bailliage d'Orléans, ne manqua pas d'assis-
ter à cette assemblée si nécessaire, qui apporta une nouvelle forme
à la coutume d'Orléans, laquelle dura en cet état soixante-quinze
ans. » Une nouvelle réforme des coutumes se fit en 1583, mais cette
fois les gens des trois états ne furent pas les seuls à y procéder ;
Achille de Harlay, premier président au parlement de Paris, et deux
conseillers au même parlement avaient été envoyés par Henri III en
qualité de commissaires royaux, et ne consultèrent les états que
pour la forme.
Le duc de Montmorency-Luxembourg, nommé par le roi président
de l'assemblée provinciale de l'Orléanais, possédait de grands biens •
dans le Gàtinais et la Puisaye. Il avait fait partie de l'assemblée des
notables comme second pair de France et premier baron chrétien.
Nommé en 1789 président de la chambre de la noblesse aux états-
généraux, il fut de ceux qui combattirent le plus vivement la réunion
au tiers-état ; un ordre exprès de Louis XVI put seul le contraindre
à céder; il se le fit même répéter plusieurs fois avant de l'exécuter,
et donna presque aussitôt sa démission pour se retirer en Portugal.
Il n'avait pas eu la même répugnance pour l'assemblée provinciale,
qu'il présida très exactement. Le duc de Groï, qui avait montré le
(1) Cette ville avait alors une université qui attirait, dit-ou, jusqu'à 5,000 écoliers.
L'illustre Pothier a été un des derniers pi'ofesseurs de cette université, qui n'existait
plus de fait en 1780.
TOME XXXIV. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
môme zèle en Hainnut, cîonna en même temps et par les mêmes
motifs sa démission de député.
La liste des membres du clergé s'ouvrait par le nom de l'évèque
de Chartres, M. de Lubersac, qui devait aussi faire partie de l'assem-
blée nationale; l'évèque d'Orléans, M. de Jarente, à qui son grand
âge n'avait pas permis d'assister aux séances, était représenté par
son neveu et coadjuteur, l'évèque d'Olba. Passons quelques noms
qui n'ont pas pour nous la même importance que pour les contem-
porains, entre autres celui de l'abbé de Bausset, grand-vicaire d'Or-
léans et plus tard évêque de Vannes, qu'il ne faut pas confondre
avec le futur cardinal de ce nom, qui siégeait alors, comme évêque
d'Alais, aux états du Languedoc, et arrivons à ceux que les événe-
mens ultérieurs ont le plus distingués : l'abbé Louis, conseiller-clerc
au parlement de Paris, chargé par Louis XYI de plusieurs missions
diplomatiques, administrateur du trésor sous l'empire, ministre des
finances sous deux gouvernemens , en 1815 et en 1830, et l'abbé
Sieyès ou de Sieycs, car les procès-verbaux (1) lui donnent indiffé-
remment les deux noms, alors chanoine et vicaire -général à Char-
tres, et qu'il suffit de nommer.
Dans la noblesse, le nom qui suit immédiatement le duc de
Luxembourg est celui du comte de Piochambeau , né à Vendôme en
1725, lieutenant-général, gouverneur de Picardie et cordon bleu,
qui avait commandé le corps auxiliaire envoyé par Louis XVI au se-
cours des insurgés d'Amérique, et qui allait bientôt recevoir le bâton
de maréchal de France. Après lui venaient trois futurs membres de
rassemblée nationale, le vicomte de Toulongeon, qui appartenait
par sa famille à la Franche-Comté, mais qui possédait une terre
en Orléanais, et qui, alors colonel comme M. de Tracy, devait mou-
rir, comme lui, membre de PAcadémie des Sciences morales et
politiques ; le baron de Montboissier, non moins connu pour la har-
• diesse et la liberté de ses opinions, et le marquis d'Avaray, grand-
bailli d'Orléans, grand-maître de la garde-robe de Monsieur et père
de ce comte d'Avaray qui facilita P émigration du prince et devint
son ministre dans l'exil. On s'étonne au premier abord de ne pas
trouver sur cette liste le nom de Malesherbes, qui possédait en Or-
léanais la terre dont il portait le nom et qui aimait à y séjourner;
mais on s'explique son absence en songeant qu'il était alors mi-
nistre : sans aucun doute il aurait fait partie plus tard de ces as-
semblées, dont il avait des premiers conseillé la création (2).
Dans le tiers-état, un nom éclipse tous les autres, celui de Lavoi-
(1) 1 voL in-i", imprimé à Orléans, chez Couret de Villeneuve, éditeur du Journal
(l'Orléans.
(2) Les fameuses remontrances de la cour des aides, du 0 mai 1775, écrites sous la
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 691
sier. Le génie de cet homme extraordinaire comme chimiste a fait
oublier ses autres qualités; mais cette vie si bien remplie se parta-
geait en deux moitiés égales, ses recherches de savant et ses travaux
d'économiste, d'administrateur et de financier. Fermier-général, il
avait étudié à fond le mécanisme d-es impôts et du crédit public;
propriétaire d'une grande terre aux environs de Blois, dont il diri-
geait lui-même la culture, il ne connaissait pas moins l'économie
rurale dans toutes ses difficultés pratiques. A ces talens universels,
il joignait l'âme la plus noble , la plus bienfaisante , la plus ardem-
ment dévouée aux intérêts de l'humanité, et ce sera l'honneur éter-
nel du xviii'' siècle, au milieu de bien des erreurs, d'avoir produit
de pareils caractères, qu'on ne reverra peut-être plus.
La ville d'Orléans renfermait une société royale de physique et
d'histoire naturelle, une société royale d'agriculture et une société
philanthropique fondée par le duc d'Orléans. Ces diverses associa-
tions reçurent avec joie l'assemblée provinciale et l'aidèrent dans
ses travaux. Une foule de mémoires, qui traitaient presque tous des
questions agricoles, lui furent adressés. Le rapport de la commission
intermédiaire fut présenté par l'un des procureurs-syndics, l'abbé
Le Geard, abbé de la Cour-Dieu, dans le diocèse d'Orléans. Comme
la plupart des documens du même genre, ce rapport témoignait de
l'invincible défiance du peuple des campagnes. Encore de nouvelles
mangeriesl s'était écrié un laboureur en apprenant l'institution de
l'assemblée provinciale. C'est contre cet obstacle, habilement ex-
ploité par des meneurs , que sont venus se briser tant de nobles
efforts : incrédulité naturelle sans doute, mais aveugle et sourde,
châtiment d'un long despotisme, mais en même temps source re-
doutable de révolutions injustes et funestes.
Aucune province plus que l'Orléanais n'avait à se plaindre, car
aucune n'avait souffert plus profondément. Plus pauvre et plus dé-
peuplée que le Berri, elle était encore plus que la Champagne écra-
sée par les impôts; on y payait 28 livres h sols par tête, un peu plus
que partout ailleurs, à l'exception des deux ou trois provinces les
plus riches, et la somme annuelle de 20 millions qu'extorquait le
fisc sortait encore presque tout entière de la province. La Beauce,
qui vendait des grains pour Paris, pouvait du moins ramener assez de
numéraire pour payer l'impôt; mais on a peine à comprendre com-
ment le reste pouvait y suffire. Cette surcharge datait du règne de
Louis XIV, et elle n'avait pas tardé à porter ses fruits, u La produc-
tion et la population ont diminué d'un cinquième depuis trente ans
présidence et sous la dictée de Maleslierbes, finissaient par cette conclusion : « Le vœu
unanime de la cation est d'obtenir des états-généraux ou au moins des états provin-
ciaux; »
692 REVUE DES DEUX MONDES.
dans cette généralité, » écrivait en 1699 M. de Bouville, intendant
d'Orléans.
La Sologne, qui formait le quart environ de la province, fournit
un des plus grands exemples connus de la puissance mortelle d'un
mauvais gouvernement. Dans un mémoire de M. d'Autroche, mem-
bre de la Société royale d'agriculture d'Orléans, qui écrivait en 1786,
on trouve le passage suivant: (( Sous l'excellent roi Louis XII, dont
on ne saurait prononcer le nom sans attendrissement, tout offrait
en Sologne l'image de la richesse et de la prospérité. Une popula-
tion nombreuse animait et fécondait chaque branche de culture, les
coteaux étaient couverts de vignes ; plusieurs petites habitations ap-
pelées localnres , occupées par autant de ménages laborieux, entou-
raient chaque terre de quelque importance, et formaient comme
autant de satellites. Des bestiaux abondans et bien nourris, en aug-
mentant la masse des engrais, procuraient des récoltes heureuses,
et ces récoltes , à leur tour, favorisaient la multiplication des ani-
maux et des hommes. Et que l'on ne croie pas qu'on se fasse à plai-
sir un tableau chimérique ! Des états anciens du produit des dîmes
et champarts ecclésiastiques prouvent que la seule production des
grains était alors triple de ce qu'elle est à présent. Toutes les pe-
tites rivières qui traversent le pays étaient semées d'une foule de
moulins très rapprochés les uns des autres. Depuis cent ans, les deux
tiers ont disparu, et le peu qui en reste excède encore les besoins.
Les petites locations ont subi le même sort, et s'il en subsiste en-
core un petit nombre, il touche à son anéantissement. Quant aux
vignes , on ne retrouve plus que la trace de leur existence ; les
bruyères ont pris la place des raisins. »
M. d'Autroche décrivait ensuite les causes qui avaient amené, selon
lui, le dépérissement de la Sologne, u L'impôt de la gabelle doit
être, dit-il, regardé comme la principale. Dans les pays fertiles et
de grande culture, son influence a dû être bien moindre. D'après les
relevés les plus exacts , la consommation du sel dans une ferme de
Beauce estimée 3,000 livres coûte à peine 300 livres; l'impôt n'est
dans ce cas que d'un dixième par rapport au revenu. Dans une
ferme de 300 livres en Sologne, il s'en consomme pour 150 livres;
la proportion devient alors comme un à deux et s'accroît d'autant
plus que la ferme est plus modique. La Sologne était semée jadis
d'une quantité prodigieuse de petites loratiires, la consommation
moyenne du sel ne pouvait y être moindre d'un quintal. Elles s'alTer-
maient AO, 50, 60 jusqu'à 100 livres : tant que le prix du quintal de
sel n'a été que de 10 livres, on avait intérêt à les conserver; mais
l'impôt de la gabelle étant venu à s'accroître de manière à augmen-
ter la dépense de chaque ménage de 10 livres, les locatures de
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 693
40 livres sont descendues à 30, celles de 50 à !iO, et ainsi de suite.
Le propriétaire de la locature de 30 livres n'en retirant presque plus
rien, il l'abolit. Voilà une famille éteinte ou sans emploi. Par suite
de la répartition de la taille, qui n'a aucun égard aux facultés et au
nombre des contribuables, le taux que rapportait cette locature se
trouve reversé sur les autres, nouvelle surcharge dont elles n'a-
vaient pas besoin. Après un certain laps de temps, le prix du sel
étant encore augmenté de 10 livres par quintal, la locature ci-de-
vant de 50 livres tombe à 30. Que fait-on? On abolit encore cette
locature. Autant de familles de moins, autant de nouveaux taux de
taille qui se reversent sur le restant et achèvent de les accabler.
L'impôt continue à croître et à agir. Le mal dans ses effets suit,
comme la chute des corps graves, une progression accélérée. Les
guerres et autres besoins publics ayant nécessité des accroissemens
successifs sur la taille et ses accessoires, les augmentations ont tou-
jours été réparties d'après les anciens rôles, de sorte que dans la
plupart des paroisses de Sologne le taux de la taille est de 10 sols
pour livre de revenu, tandis qu'il n'est ailleurs que de 3, A ou 5 sols. »
Un autre écrivain de la même époque, iM. de Froberville, secré-
taire perpétuel de l'académie d'Orléans, confirme ces assertions de
M. d'Autroche et en ajoute d'autres. « Le système féodal, dit-il,
avait fixé en Sologne chaque propriétaire sur ses terres. Dès que les
expéditions militaires ne les occupèrent plus, ils donnèrent leurs soins
à l'agriculture. Vers le milieu du xvi'' siècle, les grands seigneurs
commencèrent à s'y plaire moins; ils se rapprochèrent de la cour,
où la politique chercha à les fixer par des charges, par des bienfaits
et par la galanterie. Les désordres des guerres civiles portèrent de
nouvelles atteintes à la population de la Sologne. Les petits proprié-
taires, qui étaient nombreux, disparurent. La plupart des fifres de
nos biens- fonds j composés de pièces morcelées^ attestent cette vérité. »
On ne trouve nulle part, dans les procès- verbaux de l'assemblée
provinciale, la preuve que Sieyès ait donné un concours actif à ses
travaux. Il appartenait au bureau du bien public, et tous'les rapports
émanés de ce bureau sont de Lavoisier. Le futur auteur de la consti-
tution de l'an vin n'a jamais beaucoup aimé le détail et la pratique
des affaires; plus habile à inventer des systèmes de gouvernement
qu'à les exécuter, son esprit n'était vraiment à l'aise que dans le
vide. Il avait fait partie, avec l'abbé de Périgord , d'un nouveau
groupe de fibres penseurs, qui avaient succédé, en Sorbonne, à
Turgot et à ses amis, et il affectait déjà des airs de domination et
un ton d'oracle. Il avait d'ailleurs, comme tous les hommes qui
surnagent dans les révolutions, un sentiment très sur de son intérêt
personnel; les labeurs obscurs d'une assemblée provinciale ne pou-
vaient donner que de la peine sans profit, et il évitait l'une autant
69/i REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il recherchait l'autre. L'abbé Louis fut moins inactif; membre
du bureau des comptes, il y travailla sérieusement, montrant cet
esprit calculateur et positif qui devait faire dire de lui par M. de
Talleyrand qu'il serait financier jusqu'au dernier soupir.
Mais celui qui fait tout, qui anime tout, qui se multiplie en quel-
que sorte, c'est Lavoisier. Son nom reparaît à chaque instant. Le plus
important de ses travaux est un rapport sur l'agriculture, lu dans
la séance du l^"" décembre 1787, Il serait impossible, même aujour-
d'hui, de mieux approfondir ce grand sujet. L'auteur connaît par-
faitement l'état de l'agriculture anglaise au moment où il écrit, et
il en parle en termes excellens. Il insiste principalement sur l'état
de la Sologne, et ce qu'il en dit est si juste qu'on y trouve à la fois
le germe des progrès obtenus jusqu'à ce jour et l'indication de ceux
qui restent à accomplir.
Parmi les décisions particulières à l'assemblée de l'Orléanais, on
doit citer l'idée première d'une caisse d'épargne du peuple, qui
devait être en même temps une caisse de retraite. Un publiciste du
temps, Mathon de La Cour, dans un ouvrage ingénieux ayant pour
titre Testament de Fortuné Ricard, maître d'arithmétique, avait
présenté plusieurs exemples frappans de la puissance des intérêts
composés. Un autre écrivain, M. de La Roque, y joignant des études
sur les tables de mortalité, avait eu la pensée de caisses de retraite
pour le peuple au moyen de faibles placemens dans la jeunesse et
l'âge mûr. Le bureau du bien public proposa de créer une pareille
caisse à Orléans sous les auspices de l'assemblée provinciale et de
la Société philanthropique. L'assemblée nomma des commissaires
pour préparer les moyens d'exécution, et, parmi eux, l'infatigable
Lavoisier.
Une autre commission, dont Lavoisier devait encore faire partie,
fut chargée de rédiger un mémoire pour demander au roi que tous
les secours recueiUis pour le soulagement de l'indigence fussent
réunis dans la main de l'assemblée. On s'occupa avec sollicitude du
sort des enfans trouvés. Un édit récent venait de rendre les droits
civils aux protestans; on voulut y joindre des droits politiques. Le
baron de Montboissier lut un mémoire sur l'admission des pro-
testans dans les assemblées provinciales. Cet ouvrage, dit le pro-
cès-verbal, rempli d'excellentes vues, a excité les plus vifs ap-
pluudissemens. Le commerce et l'industrie ne furent pas oubliés ;
on demanda l'abolition de tous les règlemens qui gênaient encore la
liberté du travail, et entre autres des droits de péage perçus à l'in-
térieur du royaume. « Nous n'insistons pas sur ce sujet, dit le
rapport, parce que nous savons que le ministère s'en occupe. » Le
projet d'une caisse d'assurances mutuelles pour les récoltes donna
lieu à un examen approfondi.
LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES EN FRANCE. 695
Le règlement de l'Orléanais, comme celui de l'Ile-de-France,
groupait deux à deux les douze élections de la province pour en
former six départemens. Le premier se composait des élections
d'Orléans et de Beaugency, le second de Chartres et de Dourdan, le
troisième de Vendôme et de Ghâteaudun, le quatrième de Blois et
de Romorantin, le cinquième de Pitliiviers et de Montargis, le
sixième de Gien et de Glamecy. Ces départemens de l'Orléanais
avaient en moyenne 350,000 hectares de superficie, ou à peu près
l'étendue des deux départemens actuels de Vaucluse et de Tarn-et-
Garonne. Le coadjuteur d'Orléans, l'évêque de Chartres, le comte
de Dufort, le comte de Saint-Chamans, l'abbé de Césarges et le vi-
comte de Toulon geon furent nommés présidens. Parmi les procu-
reurs-syndics, on trouve M. Dupin, procureur du roi du grenier à
sel de Clamecy, qui a fait successivement partie de l'assemblée lé-
gislative de 1791, du conseil des anciens et du corps législatif, qui
a voulu finir sous-préfet de Clamecy comme il avait commencé, et
dont les trois fils se sont de nos jours diversement illustrés.
On conserve aux archives d'Orléans le recueil complet des pro-
cès-verbaux de la commission intermédiaire de la province jusqu'au
moment où elle a du remettre l'administration à ses successeurs; elle
a tenu, du 23 décembre 1787 au 13 septembre 1790, 333 séances
ou plus de 100 par an. Les mêmes archives contiennent de nom-
breuses liasses sur les travaux des commissions intermédiaires de
département. Ces divers documens montrent quelle vie animait cette
organisation qui a duré si peu. Un des argumens favoris des parti-
sans de la centralisation administrative, c'est que les petites villes
de province fourniraient difficilement des administrateurs capables
et zélés: l'exemple de l'Orléanais, une des provinces les plus arrié-
rées en 1787, prouve le contraire, et puisqu'il s'est trouvé tant
d'hommes prêts à prendre partout alors la direction des intérêts lo-
caux, on doit croire qu'il s'en trouverait au moins autant aujourd'hui.
Les membres de l'assemblée d'Orléans, comme de toutes les au-
tres, eurent dans les événemens qui suivirent un sort très différent.
Les uns suivirent L-v révolution, les autres y périrent. En 1788,
Sieyès publia son fameux pamphlet : Qu'est-ce que le tiers- état?
Tout était faux dans les trois propositions qui résument cet écrit
incendiaire; il était faux que le tiers-état ne fût rien en 1788; cet
ordre exerçait au contraire le pouvoir prépondérant, et Sieyès lui-
même le savait parfaitement, puisqu'il avait fait partie d'une assem-
blée où il dominait ; il était faux que le tiers-état dut être tout dans
la société régénérée, car l'expérience a prouvé qu'une nation ne
pouvait pas, même quand elle le voulait, se séparer violemment de
son histoire, et Sieyès lui-même l'a reconnu quand il a accepté le
titre de. comte sous un empereur héréditaire qui relevait pêle-mêle
696 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les ruines du passé; il était faux que le tiers-état demandât
seulement à être quelque chose, car il n'a pas tardé à se constituer
en maître exclusif, et Sieyès lui-même y a pris la plus grande part.
Mieux eût valu travailler à la réconciliation des ordres qu'à leur
division ; mais le prévoyant chanoine avait senti où était la force, il
s'apprêtait à la servir et à^'en servir.
Lavoisier a eu moins de bonheur et d'habileté. Quand l'assem-
blée provinciale eut terminé sa session, il ne cessa de s'occuper ac-
tivement des intérêts de la province. Les intempéries de 1788 ayant
amené la disette qui servit de prélude à la révolution, il prêta à la
ville de Blois une somme de 50,000 fr, pour acheter des blés et en
dirigea si bien l'emploi que cette ville eut peu à souffrir. En 1791,
quand l'assemblée constituante voulut se rendre compte de la ri-
chesse territoriale de la France pour asseoir, un juste système d'im-
pôt, c'est lui qu'elle chargea de ce grand travail, et il s'en acquitta
admirablement. Arrêté en 1793 et condamné à mort, il demanda en
vain quelque jours de sursis pour terminer des expériences utiles
à l'humanité; il fut exécuté le 8 mai 179Ii, à l'âge de cinquante-un
ans, pendant que son ancien collègue siégeait à la convention.
L'Orléanais a fait depuis cette époque à peu près les mêmes pro-
grès que la Champagne. On y paie aujourd'hui deux fois plus d'im-
pôts; mais la plus grande partie se dépense dans le pays même, et
un réseau de routes de terre, de voies navigables, de chemins de
fer, y porte sur tous les points cette circulation du numéraire qui
manquait autrefois et qui faciUte l'acquittement des charges. La con-
sommation de Paris, ayant plus que quintuplé, étend maintenant
partout son action. La rive droite de la Loire, recevant de plus près
l'influence de cette immense agglomération de capitaux, peut rivali-
ser de richesse avec les meilleures parties du territoire; la rive gau-
che, beaucoup plus en retard, porte encore le triste stigmate que
deux siècles d'épuisement lui ont imprimé; mais elle s'en dégage peu
à peu. C'est là surtout .qu'il faut déplorer le peu de durée de l'as-
semblée provinciale. Si les principes économiques et politiques de
1787 et 1789, car ce sont bien les mêmes, avaient pu être appliqués
sans interruption, la Sologne aurait maintenant effacé les dernières
traces de son ancienne misère. Par les pas qu'elle a faits depuis qua-
rante ans malgré bien des circonstances contraires, on peut juger
de ceux qu'elle aurait dû faire auparavant, tandis qu'elle a reculé au
lieu d'avancer pendant la période révolutionnaire. Le département
de Loir-et-Cher, qui figurait pour 259,000 habitans dans le dé-
nombrement de 1790, n'en comptait plus que 227,000 dans celui
de 1821.
LÉONCE DE LaVERGNE.
LA
POÉSIE FRANÇAISE
EN 1861
Les lecteurs qui s'affligent du déclin de la poésie et les poètes
qui gémissent de l'indifférence du public ressemblent aux amans
qui se plaignent de ne pas être aimés. On n'y peut rien , et s'il est,
hélas! trop facile de constater la situation, il est impossible d'y
porter remède. Évidemment le sentiment poétique s'affaiblit de
plus en plus, et par un contre-coup inévitable ce sentiment perd
chaque jour de son intensité et de sa puissance dans des œuvres
qui ne sont, qui ne devraient être du moins que l'expansion d'une
de ces âmes douées de la faculté d'exprimer ce que les autres
ressentent. C'est de cet accord suprême, de ces attractions réci-
proques, que se forme, à proprement parler, la poésie, et pour peu
que ces conditions lui manquent, elle perd à la fois sa raison d'être
et les élémens les plus essentiels de sa popularité et de sa vie. Les
noms qui surnagent encore, les ouvrages qui essaient de protester
contre ce double symptôme de décadence, ont été justement com-
parés ici même à ces végétations d'automne dont la pâle verdure
semble déjà frissonner sous le souffle de l'hiver, à cette arrière-sai-
son dont les rayons et les sourires trahissent l'approche de la saison
morte. On pourrait aussi peut-être, à l'aide d'une autre image, com-
parer encore une fois la société à l'individu, et les générations qui
se sont succédé en littérature depuis le commencement de ce siècle
aux divers âges de l'homme. On saisirait mieux ainsi la raison des
698 REVUE DES DEUX MONDES.
défaillances qui nous affligent, et le sentiment de ce qui fit la force
d'une autre époque nous permettrait de porter un jugement plus
équitable sur les tentatives du présent.
La foi, l'enthousiasme, la rêverie, l'amour, l'espérance, sont les
divins attributs de la jeunesse : elle ne cherche pas à se rendre
compte de ses émotions et de ses croyances; elle se trompe avec un
radieux mélange de sincérité et d'ardeur, et elle possède le don pré-
cieux de faire de ses mensonges quelque chose de meilleur et de plus
vrai que nos vérités. Cette richesse juvénile est déjà la poésie : qu'au
lieu d'être individuelle, elle appartienne à une génération tout en-
tière; qu'après avoir préludé dans toutes ces imaginations éparses,
elle rencontre une imagination d'élite, un talent prédestiné, qui lui
donne la forme, le contour, l'accent, la vie, qui lui imprime puis-
samment sa propre originalité tout en acceptant ses vivifiantes in-
fluences, et voilà la poésie complète, la poésie telle qu'elle doit
être pour posséder tout son prestige et exercer tout son empire.
D'ordinaire cet épanouissement, nous dii'ions presque cette explo-
sion, se combine avec un moment favorable où tout l'accroît et l'ac-
tive, où l'instrument est le mieux d'accord avec l'oreille, où ses vi-
brations sonores s'étendent librement dans l'espace, où le public est
admirablement disposé à écouter, à comprendre, à applaudir l'œuvre
qui résume et fixe ce qu'il a vaguement éprouvé. C'est là l'âge d'or
pour les poètes, et nous en avons eu, il y a trente ou quarante ans,
une phase brillante et rapide. Cependant la maturité arrive, et
quand les faits extérieurs se coalisent pour rendre cette maturité
plus prompte et plus âpre, la vieillesse ne se fait pas attendre. L'ex-
périence, aidée de sa terrible compagne, l'analyse, détache peu à
peu de notre front ces couronnes charmantes, mais fragiles, qu'y
avaient tressées d'une main légère les fées riantes de la jeunesse.
On devient plus savant, plus froid, plus observateur; on serre de
plus près la réalité. Dans ce mystérieux travail où il s'appauvrit de
tout ce qu'il croit conquérir, l'homme s'éloigne chaque jour de ce
domaine des idées générales, des sentimens généraux, qui le met-
taient à son insu en contact avec d'autres âmes, aussi riches d'a-
bord et bientôt aussi dépouillées que la sienne. Faute de cet accord,
il est trop aisé de prévoir ce que devient la poésie.
N'est-ce point là l'histoire de ce qui s'est passé sous nos yeux
depuis près d'un demi-siècle dans l'ait comme dans les lettres? Aux
belles passions, aux rayonnantes illusions de la jeunesse, ont suc-
cédé l'observation, le calcul, l'habitude de compter avec les plus
doux enchantemens de l'imigination et du cœur, de réduire à leur
expression la plus simple et pai'fois la plus basse ces conventions ai-
mables dont vivaient les âmes faciles à la poésie; l'esprit positif, en
LA POÉSIE FRANÇAISE EN 1861. 699
un mot, a remplacé le sentiment poétique. Qu'en est-il résulté? Ce
que l'on pouvait aisément prévoir : la part des idées générales, de
ce que nous appellerions volontiers les lieux-communs héroïques,
s'est amoindrie de plus en plus; d'un côté, la masse du public s'est
détournée avec insouciance ou dédain de ce qui ne répondait plus à
ses préoccupations nouvelles ; de l'autre, ceux qui conservaient en-
core ou qui s'attribuaient une vocation poétique, voyant leur do-
maine au pillage, démembré et aminci, s'en sont violemment ap-
proprié un lambeau, y ont exagéré ou dénaturé leurs pouvoirs, et
ont substitué la poésie individuelle à la poésie de tous. Le fil con-
ducteur entre les poètes et la foule était brisé; les grandes sources
d'inspiration auxquelles le genre humain s'abreuve depuis six mille
ans étaient taries ou troublées; l'âme, avec son ineffable assemblage
d'élans infinis et d'efforts bornés, cessait d'être partie intéressée dans
ce triomphe du sens individuel sur le sentiment général; l'humanité,
pour ainsi dire, se retirait de la poésie, comme la mer se retire par-
fois de ses rivages, où elle ne laisse que débris, formes étranges et
végétations bizarres. Nous avons eu dès lors ou les échos stériles de
grandes voix longtemps écoutées, ou les productions d'un art subtil,
raffiné, fantasque, maladif, enclin surtout à se dédommager de ce
qu'il perd par l'excès de ce qu'il garde.
C'est là un signe infaillible de notre chagrine maturité. Les puis-
sances auxquelles manque le contrôle de leurs juges et de leurs
alliés naturels s'abandonnent à huis clos et dans l'intimité de leurs
derniers courtisans à des caprices d'enfant gâté. A mesure que s'al-
tèrent les élémens de leur vraie grandeur, elles prennent un souci
plus puéril de la forme, du détail, de la représentation extérieure.
Plus elles se sentent contestées et réduites , plus elles sont dispo-
sées à faire abus de ce qu'on leur laisse. Dans les lettres, dans la
poésie surtout, ce nicâlheur n'atteint pas seulement ceux qu'un vice
originel ou une infirmité native force à chercher en dehors de la
vraie beauté leurs moyens de succès. Les plus grands, les plus ro-
bustes, ne sont pas inaccessibles à cette sorte de mal' ai-ia qui sem-
ble isoler la poésie dans une île insalubre. Une fois que l'harmonie
est rompue, que les courans magnétiques ont cessé entre leur an-
cien public et leur génie, ils se croient placés dans l'alternative ou
de renier leur gloire poétique, ou de forcer le ton , de pousser au
noir, de devenir excessifs, afin de rétablir la proportion et d'arriver
à un succès égal par des effets plus violens. Ce qui suffisait à l'au-
teur des Feuilles d'Automne pour rallier à lui tous les amis de la
poésie ne suffit plus à l'auteur de la Légende des Siècles.
Telle devait être et telle est en ce moment la situation : entre les
majorités qui s'éloignent et les minorités qui persistent, la sépara-
700 BEVUE DES DEUX MONDES.
tion s'aggrave chaque jour, et les unes tombent dans l'indifTérence
complète pendant que les autres tournent à la petite église. Vous
aviez la poésie proprement dite, exprimée par quelques-uns, goûtée
par presque tous : vous avez à présent d'une part la société tout en-
tière envahie par les vulgarités de la vie positive ou les dissolvans
de l'analyse, de l'autre quelques individualités qui forment à peine
un petit groupe et qui ôtent à la poésie le plus beau de ses privi-
lèges, celui de donner une voix à l'âme même de l'humanité. Si l'on
jette un regard en arrière sur le chemin parcouru, on verra que l'es-
pace est vaste et la chute profonde. Si nous voulions résumer notre
j)ensée dans une de ces classifications qui ont toujours quelque
chose d'incomplet, nous marquerions ainsi la dégradation; nous
dirions que la poésie dans son acception primitive et suprême, la
poésie homérique par exemple, a été universelle, et c'est à peine si
l'on distingue alors le poète de son auditoire. La poésie de Virgile,
de Racine et de Lamartine est générale ou collective; elle exprime
avec un charme irrésistible le sentiment d'une génération, d'une
société, d'une époque. La poésie d'aujourd'hui, à quelques excep-
tions près, est essentiellement individuelle et partielle.
Nous avons écrit le mot d'analyse, et c'est à l'analyse en effet que
nous attribuons en grande partie cet affaiblissement du sentiment
poétique dans l'esprit et le monde modernes. Parmi les ouvrages et
les poètes célèbres qui ont passionné la première moitié de ce siè-
cle, il en est peu dont on ne dise qu'ils ont vieilli : René a vieilli,
Corinne a vieilli; lord Byron, Schiller, Walter Scott, Chateaubriand
ont vieilli, et, si l'on osait, on distribuerait encore bien plus près
de nous ce brevet de vieillesse. La formule est commode, elle est
usuelle, et l'on dirait que nous aimons à nous consoler de la mé-
diocrité de nos figures en reconnaissant l'empreinte des doigts du
temps sur les portraits de ces glorieux devanciers. Eh bien! nous
nous trompons, c'est nous qui avons vieilli et non pas l'œuvre des
poètes. Par ce langage de désenchantement superbe ou morose,
nous imitons ces vieillards qui disent que l'amour a vieilli, que la
beauté a vieilli, parce que l'amour leur échappe, parce que la beauté
n'éveille plus en eux que d'impuissans regrets. Contemplez en sou-
venir ce champ poétique, si vaste et si riche, tel qu'il s'offrit à ces
moissonneurs de la première heure, et comparez ce qu'il était alors
à ce qu'il est aujourd'hui. Comptez un à un les sentimens dont ils
s'inspirèrent. Qu'en avons-nous fait? Le génie ou plutôt la poésie
du christianisme trouva en Chateaubriand un éloquent interprète.
A présent cette poésie n'existe plus; les indifférens la dédaignent, les
croyans s'en méfient. L'analyse, en lui appliquant ses dissolvans, a
prouvé qu'elle n'était pas assez pour la foi, qu'elle était trop pour le
L.\ POÉSIE FRANÇAISE E\ 1861, 701
scepticisme. L'amour de la liberté anima le noble et mâle génie de
M'"*" de Staël; l'enthousiasme des arts promenait Corinne du Capitole
au cap Misène : l'art aujourd'hui n'est plus enthousiaste ni libéral, il
est calculateur; les grandes images de l'antiquité l'effraient; il n'en
prend que le détail curieux et archaïque, assaisonné de quelque sa-
veur libertine. Les héros de lord Byron feraient rire ceux de M. Dumas
fils. Leur sauvage grandeur, le mystère de leur destinée, cet orageux
assemblage de crimes et de génie, de désordre et d'orgueil, leur fière
révolte contre une société dont les petitesses contrastent avec l'infini
de leurs rêves, toutes ces belles poésies seraient renvoyées aux nua-
ges d'Ossian et aux torrens de Jean Sbogar. Qu'est devenue la poésie
jacobite de Diana Yernon et d'Alice Lee? Dans quelles catacombes du
genre troubadour reléguerions-nous l'amour chevaleresque d'Aben-
Hamet, l'amour héroïque de don Carlos, l'amour chrétien d'Eudore
et de Gymodocée? Descendons quelques années et quelques degrés
du temple, et en dehors de toute préoccupation de parti voyons où
ont puisé Lamartine, Béranger, Casimir Dalavigne. L'analyse a dé-
composé l'amour d'Elvire, et c'est l'amant d'Elvire qui s'est chargé
de l'opération. Le réveil de la Grèce avait échauffé le versificateur
des Mcsscniennes et fait presque un poète lyrique du chansonnier
de Lisette. Désormais la Grèce n'est plus bonne qu'à défrayer le
succès d'un livre spirituel et moqueur, où les souvenirs de la ville
de Minerve sont étouffés sous des comptes d'arithmétique. Et le
moyen âge de M. Victor Hugo ! Le sentiment profond et passionné
de l'art gothique fut pour beaucoup dans le succès de Notre-Dame
de Paris. Souvenons-nous des sympathies douloureuses qui accueil-
laient le poète lorsqu'il nous montrait les mutilations subies par son
vieux Paris, lorsqu'il demandait de quel droit la truelle et l'éqiierre
des maçons et des architectes patentés avaient touché à toutes ces
merveilles, à toutes ces fleurs du passé, dépouillant peu à peu la
ville et la cathédrale de leur physionomie originale. Il ne s'agis-
sait alors que de quelques ogives disparues, de quelques rosaces
profanées, de quelques sculptures brisées, de quelques arceaux dé-
molis, d'une pincée de cette poétique poussière du moyen âge dis-
persée par la main des hommes et le souille des révolutions. Aujour-
d'hui, grand Dieu! nous procédons plus largement; c'est la ville tout
entière, c'est son histoire, c'est son âme, c'est sa vie, sa vie mysté-
rieuse et intime, c'est tout cela qui disparaît, sans que personne
réclame, pour faire place à des alignemens majestueux et à d'impo-
santes rangées de maisons toutes pareilles. Là, comme dans le reste
de notre triste nomenclature, le symptôme est le même : la jeunesse
et la poésie se sont retirées de nous et non pas des œuvres qui nous
firent autrefois battre le cœur. Le siècle a vieilli, et ce siècle sexa-
702 REVUE DES DEUX MONDES.
génalre, ne se reconnaissant plus dans les brillantes idoles de son
jeune âge, les rend solidaires de son propre déclin; il les accuse
d'avoir perdu leur éclat et leur fraîcheur, parce que lui-même s'est
assombri et desséché.
Si l'analyse nous a conduits là, si elle a traité en pays conquis les
divers domaines de la poésie, que nous a-t-elle donné en échange?
jVe soyons pas trop pessimistes, le pessimisme est aussi stérile que
l'optimisme est dangereux : il y a eu des compensations. Peut-on
s'étonner que là où la pioche a si obstinément fouillé et retourné le
sol en tous les sens, les fleurs et le gazon aient été arrachés de la
surface? En revanche, on connaît mieux la nature du terrain, on en
découvre plus profondément les couches inférieures; on se rend
mieux compte de ce qu'il a produit, de ce qu'il doit produire encore.
S'il est vrai, — mais est-ce bien vrai? — que l'homme mûr soit dé-
dommagé de la perte de ses illusions et de ses enthousiasmes par les
biens que lui apportent la réflexion et l'expérience, on peut dire aussi
que l'analyse, cette redoutable antagoniste du sentiment poétique,
nous a donné, dans toutes les branches de la pensée humaine qui
vivent d'observations et de réalités, de quoi nous consoler peut-être
de ce qu'elle nous enlève. L'histoire, la critique, la science surtout,
ont profité de ce mystérieux travail qui s'accomplissait aux dépens
des idéales visions de l'imagination et de l'âme; le progrès du bien-
être pour le plus grand nombre est aussi un avantage que nous ne
voulons pas contester, car les sociétés, pas plus que les poètes, ne
doivent être condamnées à perpétuité à ce grenier où l'on est si bien
à vingt ans. C'est aux juges impartiaux de peser dans la balance la
somme des profits et des pertes : notre seule tâche est de rechercher
ici comment la poésie pourrait s'en aller de ce monde.
On remarquera encore une autre conséquence et un autre indice
de cet affaiblissement graduel du goût et de l'esprit poétiques dans
le public et dans les œuvres. Au lieu d'un ensemble harmonieux,
d'une sorte de faisceau où le prestige de tous s'accroît de l'influence
de chacun, au lieu d'un de ces antagonismes aussi féconds que
l'harmonie elle-même, nous n'avons plus que l'éparpillement et
l'isolement des facultés et des tentatives chez ceux qui font ou qui
essaient de faire acte de poésie. Ce qui caractérise en efl'et les belles
époques, c'est un groupe ou une lutte. En même rayon de génie
descend sur des visages de physionomies bien diverses, mais qui
s'éclairent les unes par les autres, et l'on a, comme d'un seul trait.
Racine, Molière, Boileau', La Fontaine, ou bien une idée militante
met en présence deux camps ennemis. La poésie jaillit de leur choc,
et vous avez le grand mouvement romantique qui précéda la chute
de la restauration. Il existe alors, même entre ceux qui se combat-
LA POÉSIE FRANÇAISE EN 1861. 703
tent et qui croient se haïr, des affinités secrètes : l'un jure par Aris-
tote, l'autre par Schlegel; mais tous deux concourent au même but
parce que tous deux ont foi dans leur idée et dans leur œuvre. Les
différences de nationalités et de races, les distances matérielles, ne
troublent pas même cet invisible accord, ce chœur radieux des
poètes : Lamartine fraternise avec les lakistes sans les connaître ;
Sainte-Beuve côtoie Woodsworth sans l'imiter; Alfred' de Musset
trouve moyen d'accuser dès l'abord son originalité charmante dans
le voisinage de Byron ; les mâles et plaintifs accens d'Auguste Bar-
bier répondent à la muse généreuse et patriotique de Leopardi ; la
même pensée semble être éclose en même temps chez le chantre de
Werther et celui de René, chez le poète de Manfred et le rêveur
Obermann. La même tige, épanouie au même soleil, produit des
fleurs d'un parfum différent et d'un éclat inégal, mais ayant ensemble
un air de de famille. Schiller, Chateaubriand, lord Byron, AValter
Scott, Thomas Moore, M'^'" de Staël, Goethe, Wieland, Shelley, Wer-
ner, Jean-Paul, sont comparables aux divers instrumens d'une mer-
veilleuse symphonie conduite par un maître divin. Maintenant nous
n'avons phis qu'une poésie parcellaire; «chacun garde h part soi le
morceau qu'il s'est adjugé. Non-seulement les poètes n'ont plus de
lien qui les unisse; mais on pourrait croire qu'ils s'ignorent les uns
les autres, tant il existe entre eux de séparations et d'al^îmes! Nous
ne voulons pas discuter ici la question du f aient, de la forme, de
l'habileté de main, de l'accord étroit entre l'idée et l'image : sur
ce point, le débat pourrait s'établir sans trop de désavantage pour
quel'[ues-uns des nouveau-venus; mais si l'on convient avec nous
que la vraie grandeur de la poésie consiste à faire dans une œuvre
individuelle la part aussi large que possible aux idées générales
et aux sentimens universels, à quoi doit-elle se réduire entre les
mains de ceux qui en font une sorte de puissance égoïste, triste-
ment enfermée avec quelques adeptes et occupée à compter ses
stériles trésors ou à varier à l'infini ses vains ornemens? Que de-
viennent, dans ces déplorables progrès du personnalisme aux dé-
pens de la grande communauté poétique, l'âme, l'inspiration, la
pensée collective, poussant vers un même but une génération de
poètes et ralliant leurs contemporains autour d'eux comme un glo-
rieux cortège? Le rôle de cette poésie dans la société moderne, la
vibration prolongée de cette voix dans l'auditoire, ce patrimoine
possédé par tous et confié à quelques-uns pour qu'ils nous le ren-
dent plus fertile et plus riche, où les trouver désormais? \oilà le
mal, et ce mal subsiste en dépit des efforts que l'on tente ]:>our le
déguiser sous le luxe des détails et le raffmement des ciselures.
Aussi, dans ce désarroi où chacun chante son air sans s'inquiéter de
704 REVUE DES DEUX MONDES.
l'accord et de l'effet d'ensemble, nos préférences restent-elles ac-
quises à ceux dont la poésie garde encore les traits de la famille hu-
maine, à ceux que nous pouvons écouter et suivre sans avoir trop à
nous éloigner des routes fréquentées, à nous aventurer dans des
sentiers suspects, éclairés de lueurs bizarres ou sinistres, peuplés
de visions monstrueuses ou maladives. Nous nous méfierons toujours
d'une œuvre poétique, si savante qu'elle soit, si montée de ton
qu'elle puisse être, lorsque pour la comprendre et pour la goûter il
nous faudra commencer par nous isoler de l'humanité, par déraci-
ner de nos cœurs les sentimens naturels ou effacer de nos âmes les
traces de notre commune origine, afin de nous ouvrir à un ordre
de sensations particulières, équivoques, accessibles seulement à une
classe d'individus jetés hors des voies battues, à un petit nombre de
cerveaux, sujets volontaires d'un régime spécial et de lois d'excep-
tion. Les aspirations de l'idéal, les ardeurs de la passion vraie, les
beautés de la nature, les harmonies de la vie champêtre avec les
joies paisibles du foyer et les affections de la famille, les vérités
philosophiques poursuivies et illuminées par la poésie à travers le
voile des symboles et la b»ime des légendes, il y a là , Dieu merci !
de quoi inspirer encore les imaginations d'élite; il est doux de pou-
voir nous incliner et lire derrière l'épaule du poète pendant qu'il
récite et traduit à sa façon le texte du livre divin. Ce sérieux plaisir,
M. de Laprade nous l'a souvent donné; c'est pourquoi nous voulons
le placer à la tête du groupe, hélas! bien restreint, de ceux qui
persistent encore à faire de la poésie une des expressions les plus
pures de l'être moral , une des interprétations les plus hautes du
monde extérieur, et qui ne se lassent pas de chercher ses sources
ou ses racines dans les profondeurs de l'âme humaine.
On peut aisément suivre l'ordre et l'enchaînement des pensées qui
ont conduit M. de Laprade à! Eleusis et de Psyché aux Syinj)homes et
aux Idylles héroïques. Jeune, trouvant les places prises, désespérant
peut-être de dépasser ou d'atteindre l'harmonieuse richesse de l'un,
la couleur splendide de l'autre, la grâce ineffable de celui-ci, l'ex-
quise élégance de celui-là , il se replia sur les symboles , où son ta-
lent, plus remarquable par l'élévation que par le charme, devait se
sentir à l'aise. 11 échappait ainsi dès l'abord à la vulgarité; mais il
mettait d'avance un voile entre ses lecteurs et lui : il s'exposait à
l'indifférence de ceux, — et le nombre en est grand, — qui préfè-
rent la Vénus à la Polymnie. L'inspiration de M. de Vigny et surtout
de Ballanche est visible à ce début de M. de Laprade : il faut aussi
tenir compte de certaines influences d'éducation et de climat, des
premières impressions d'un jeune homme qu'attire le voisinage des
Alpes pendant que ses yeux se promènent sur une ville sombre et
LA POÉSIE FRANÇAISE EN 1861. 705
un ciel humide; il se sent d'autant plus porté vers les images de
l'infini, vers la blancheur des neiges se découpant sur l'azur, vers
les clartés immortelles, que ses yeux comme son âme ont besoin
d'aller les chercher au-delà des brouillards et des nuages. Prenant
pour point de départ l'une de ces fables, éternellement jeunes et
belles, de l'antiquité grecque, M. de Laprade y découvrit de mys-
térieux rapports avec la beauté et la vérité suprêmes. Quoi de plus
attrayant que l'histoire de Psyché, de cette gracieuse personnification
de l'âme humaine mise en contact avec un dieu, satisfaite d'abord
de son bonheur plein de mystère, puis aspirant à compléter ce bon-
heur par la science, punie de sa curiosité, passant par une série
d'expiations et de métamorphoses, jusqu'au moment où, ayant par-
couru les phases de l'épreuve et de l'exil, elle rentre en possession
de ce dieu, désormais reconquis? M. Victor de Laprade, en écrivant
plus tard les Poèmes cvangcliques, s'est attaché surtout à exprimer,
avec une simplicité souvent pathétique, la part de l'humanité con-
temporaine de la venue du Christ dans ce drame qui commence à
Bethléem et finit au Calvaire. Les douleurs de l'humanité, assu-
mées, purifiées et rachetées par les souffrances du Sauveur, telle
est la principale inspiration de ces poèmes, où le talent générali-
sateur de M. de Laprade a rappelé et célébré l'union de la grande
famille chrétienne avec le Dieu de l'Évangile. C'est par là que s'at-
tendrit et s'humanise cette poésie à laquelle on avait reproché trop
de tendance à l'isolement, trop peu de souci de nos amours, de nos
tristesses, de nos songes et de nos joies. Les Symphonies et les
Idylle"^ héroïques expriment, parfois avec magnificence, parfois avec
un peu d'uniformité et de raideur, la lutte inégale des forces de la
société contre celles de la nature dans une âme hautaine, ulcérée,
avide d'orages ou altérée d'infini. Seulement là encore la famille
remporte cette victoire que la société n'obtiendrait pas. Les ten-
dresses de l'amant, de l'époux et du père, les joyeux ébats de l'en-
fant, l'aspect animé du champ qui fait vivre le nid, le doux concert
des félicités domestiques, ramènent le fugitif, l'exilé volontaire, et
corrigent ce que les alpes et les chênes auraient de trop rude pour
notre faiblesse : la Muse peut -elle paraître froide quand elle sait
sourire comme une fiancée ou pleurer comme une mère?
On le voit, il y a de l'unité et de la grandeur dans cet ensemble.
11 est permis pourtant de discuter le degré à' attraction qu'une sem-
blable poésie peut exercer sur la société et le public ; il est permis
de se demander si la popularité qu'il est si honorable de dédaigner
n'est cependant pas nécessaire pour compléter et fixer le rôle du
poète en ce monde. Au moment où M. de Laprade publie une nou-
velle édition de ses œuvres, on peut lui rappeler les conseils que lui
TOME XXXIV. 45
706 REVUE DES DEi;X MONDES.
adressait, il y a six ans (1), Gustave Planche, ces pages éloquentes
qu'il terminait en lui déclarant que la tâche du poète n'est pas seu-
lement de convaincre, mais d'émouvoir. Nous engagerons surtout
M. de Laprade à méditer le dulcia .mnto, le iwji satis est jmlrhra esse
jyoemata, préceptes d'un poète qu'il méprise peut-être un peu, mais
qui avait du bon, et qui, sur ce point délicat du charme poétique,
nous offre un modèle et un exemple. Le Carmen seculare d'Horace,
que dis-je? les plus vantées de ses odes héroïques ont moins fait
pour sa gloire et pour nos plaisirs que la moindre de ces perles
cueillies sur le front de Glycère ou sur les lèvres de Lydie et enchâs-
sées dans l'or pur par un artiste incomparable. Il n'est pas besoin
d'ingénieux symboles, d' œuvres laborieuses, de poèmes grandioses,
l^our fixer à jamais un nom dans toutes les mémoires et un chant
dans toutes les âmes. Trente vers y suffisent, une fable de La Fon-
taine, un lambeau d'André Ghénier, deux ou trois strophes d'Alfred
de Musset, une larme, un sourire, un souffle qui glisse, une mélo-
die qui passe, un oiseau qui chante! C'est cette pièce de trente vers
que l'on n'oublie plus et que tout le monde répète, c'est celle-là
que nous voudrions trouver dans le bagage, riche déjà, de M. Yictor
de Laprade. N'importe, si l'on ne peut encore lui décerner une de
ces royautés poétiques dont les sceptres semblent perdus avec d'au-
tres reliques du passé, nul n'est plus digne de remplir et d'ennoblir
l'interrègne.
M. Joseph Autran , auteur des E pitres rustiques, appartient, lui
aussi, à cette famille de poètes qui font des sentimens humains, dans
l'acception la plus naturelle et la plus vraie, l'élément essentiel de
leur poésie. Seulement il ne poursuit pas son idéal parmi les grands
chênes et les hauts sommets : il reste volontiers à mi-côte, il se com-
plaît dans les épisodes de la vie champêtre ou domestique et dans
les scènes familières. Cette préférence se révélait déjà dans Labou-
reurs et Soldats, dans la Vie rurale, dans les Poùmes de la mer, où
l'homme apparaissait toujours au premier plan, mêlant ses douleurs,
ses tendresses, ses rêves, aux aspects du paysage ou aux travaux de
la campagne. Les Epitres rustiques, en continuant cette veine heu-
reuse, marquent une tentative dans un genre dont notre littérature
offre peu de modèles, qui tient à la fois de l'idylle, de l'épître et du
discours en vers, mais avec l'intention évidente de familiariser ces
genres, de les fondre dans une même nuance de simplicité et de
vérité. L'auteur choisit un thème dans la vie ordinaire, un voyage
à travers champs, la chute d'un arbre, le portrait d'une jeune fille,
le retour au pays natal; il s'adresse à un ami, à un absent, et,
(1) Dans la Bévue du 15 janvier 185G,
LA POÉSIE FRANÇAISE EX 1861. 707
tout en s' efforçant de ne pas enfler le ton, il s'élève à des idées
générales, philosophiques, dont les laideurs parisiennes et les beau-
tés agrestes forment la note dominante. Cette façon de considé-
rer la campagne du côté affectueux, domestique, humain, en la
rattachant aux meilleurs sentimens de l'âme et en se tenant égale-
ment éloigné de la froideur didactique de notre vieil alexandrin et
du naturalisme absolu de notre grande école poétique, n'a pas en-
core laissé beaucoup de traces dans la poésie française. Remarquez
en effet que nos modernes lyriques, M. Victor Hugo en tête, chan-
tent la nature et non pas la campagne, ce qui est bien différent. Ils
seraient, nous le croyons, d'assez tristes campagnards; ils y appor-
teraient le despotisme de leur génie , et il leur serait aussi difficile
de se borner au sens intime de cette vie que de se plier à ses pe-
tites misères. La nature pour M. Victor Hugo, ce n'est pas une
maison, une ferme,, un hameau, un refuge contre les agitations de
la ville, un centre autour duquel gravite tout un petit monde de
chers souvenirs, d'existences obscures, de vertus cachées ; c'est un
théâtre magnifique dont le génie allume les lustres, et où, seul à
seul avec la création, il y absorbe à la fois la divinité et l'hu-
manité.
On pourrait plutôt renouer ces E pitres rustiques aux œuvres de
deyni-caractère que la poésie anglaise a groupées autO'ur de ses lacs,
avec cette différence que les conditions mêmes de cette poésie, plus
libre, plus flottante, plus aisément familière, se prêtent bien mieux
à ce genre que la versification française. Les Anglais ont en outre sur
nous cet avantage, que, la vie morale, la vie de famille tenant dans
leur littérature une tout autre place que dans la nôtre, ses images
ne dépaysent jamais le lecteur, tandis que nous sommes malheureu-
sement habitués à demander à nos œuvres d'imagination des émo-
tions, des peintures différentes de celles que nous cherchons à notre
foyer, souvent même contraires. H y a peut-être quelques analo-
gies entre les procédés de M. Autran et ceux de M. Sainte-Beuve
dans le livre charmant des Consolations , mais ces analogies résident
seulement dans ces images familières servant de point de départ à
des idées générales, dans cet effort tenté pour assouplir la raideur
traditionnel du vers français, pour nous le montrer en déshabillé,
presque aussi bonhomme que si on le mettait en prose. Le senti-
ment personnel, le tempérament poétique, s'accusent plus profon-
dément dans le recueil de M. Sainte-Beuve : la campagne en est
à peu près absente, et la note élégiaque s'y détache sur un fond de
tristesse romantique. On peut encore nommer Brizeux parmi ces
essayists de la poésie française familiarisée avec les champs; mais
Brizeux est encore plus Breton que champêtre : la campagne n'existe
708 REVUE DES DEUX MONDES.
presque pour lui que sous sa physionomie bretonne, et c'est cette
physionomie qu'il exprime avec un délicieux mélange de simplicité
et d'élégance. La Provence, ou, si l'on veut, le midi de la France,
malgré de louables eiïorts pour lui rendre après coup une origina-
lité, est loin d'avoir ces traits si fortement tranchés, ces caractères
sui generis, ces mœurs et ces costumes à part que Brizeux a saisis
avec amour et peints en maître au moment où tout cela s'aflaiblis-
sait déjà et allait peut-être disparaître dans le nivellement univer-
sel. Ce n'est donc pas, sauf quelques détails de labourage et de cul-
ture, une province plutôt qu'une autre, ce n'est pas une campagne,
c'est la campagne dont s'inspire M. Joseph Autran. Au point de vue
de l'artiste, ce sont là des désavantages. Sous un autre aspect que
l'on pourrait appeler philosophique, nous n'avons pas besoin de
démontrer tout ce qu'il y a de salubre et d'excellent à faire de la
campagne non plus une charmercsse dont les philtres enivrans
exaltent les facultés oisives de l'homme et énervent ses facultés ac-
tives, non plus une machine splendide dont les rouages broient tout
à la fois le créateur et les ouvriers , mais une amie douce et fidèle,
associée aux meilleurs sentimens de l'âme, aux plus pures émotions
de la vie.
Peut-être pourrait-on chicaner M. Autran sur sa haine contre Pa-
ris, sur ce furieux amour pour la campagne, sur cet éternel con-
traste entre les perversités parisiennes et les perfections champê-
tres; peut-être serait-il permis de lui faire remarquer que l'homme
au fond est partout le même, que ses passions et ses intérêts, en se
développant dans un plus petit cadre, ne le rendent ni meilleur, ni
plus pur, et que trop s'obstiner à vanter l'homme des champs, le
charme des mœurs rustiques, les délices de la vie de campagne,
c'est exposer les gens d'esprit au même genre de périls et de mé-
comptes où risquent de tomber les âmes romanesques et les imagi-
nations sentimentales auxquelles on a trop magnifiquement parlé
des poésies du mariage. Nous aimons mieux adresser à l'auteur des
Epitres riisliques un blâme plus littéraire. Cette difficulté qui con-
siste à établir en des sujets si simples une proportion exacte entre
le fond et la forme, M. Autran en a triomphé souvent, mais pas tou-
jours. iNous ne voulons parler, bien entendu, ni des sentinfens qu'il
exprime avec bonheur, ni des beautés descriptives qu'il reflète avec
charme, mais des détails familiers qu'il avait à sauver par l'infaillible
propriété du style, par une constante élégance artistement cachée
sous une exquise simplicité. Or l'on a eu beau réformer, assouplir,
déshabiller, ramener au naturel et au vrai notre terrible versification
française : le pli est pris, et ne s'efface jamais complètement. Elle a
ses pruderies, ses routines, ses incompatibilités d'humeur, dont il
LA POÉSIE FRANÇAISE E.\ 1861. 709
est difficile de triompher. Il y a des périphrases chez M. de Vigny :
il y en a chez M. de Lamartine, et nous ne voudrions pas affirmer
qu'il n'y en ait pas chez M. Victor Hugo. Dès les premières pages
des Epitres rustiques, l'auteur dit à un domestique campagnard :
clos lu -paupivrel Plus loin un enfant gourmand est nlteint de gour-
mandise pour les besoins de la rime et de l'hémistiche ; ailleurs le
jardinier s'appelle l'homme qui préside à notre jardinage; dans la
pièce touchante à Brizeux, nous avons souligné ce vers :
La fortune approchant, tu courais t'absenter!
Ces taches ne seraient pas remarquées dans des sujets élevés, gran-
dioses, vraiment poétiques, ou plutôt on ne les y rencontrerait
pas. Le sujet aurait naturellement porté le poète et l'eût empêché
de tomber par distraction dans le convenu ou le prosaïque; mais
dans une épître à un cheval de réforme ou à un écrivain devenu
maire de village (n'est-ce pas un peu la même chose?), dans le récit
d'un voyage en carriole ou d'une rencontre dans une auberge, il n'y
a pas de milieu. Il faut que le ton soit d'une justesse rigoureuse; plus
l'idée est familière, plus il est indispensable que le mot s'ajuste
étroitement à l'idée, sans quoi la dissonance apparaît toute nue, de
même que sur un terrain plat le moindre caillou fait accident. Ce
n'est pas pour rien que les rhétoriciens d'autrefois se jetaient tout
d'abord dans les bras de la tragédie, et que ceux d'il y a trente ans
s'élançaient d'emblée vers le haut lyrisme; ces genres-là ont leur
langue faite; le moule est prêt : il ne s'agit plus que d'avoir quelque
chose à y mettre. Pour plusieurs de ces épitres rustiques, la langue
était à faire, et franchement ce travail ne rapporte point ce qu'il
coûte. Les poètes d'origine provençale ne sauraient être assez timo-
rés sur le chapitre des négligences, des suites d'une facilité prover-
biale. Le préjugé parisien suppose que le vers est un produit natu-
rel de la Provence, comme les figues et les olives, et il ne faut pas
que M. Autran puisse jamais être responsable des improvisations de
M. Méry.
M. Edouard Grenier est aussi un amant de l'idéal, mais d'un idéal
plus lointain, plus cosmopolite, plus compliqué de figures épiques
ou légendaires. Ce n'est pas à lui que l'on reprochera la trop grande
familiarité de ses sujets. On pourrait plutôt l'accuser d'étreindre
avec trop de hardiesse juvénile et de laisser ensuite à l'état d'é-
bauches de grandes idées dont une seule suflirait à l'ambition d'un
poète. Eschyle, Milton, Shakspeare, sont ses patrons, et il sied au
moins de rendre justice au choix de ses modèles et à l'élévation de
710 REVUE DES DELX .MONDES.
ses pensées. 11 mérite d'ailleurs qu'on le rattache au groupe des
poètes qiii font intervenir dans leur œuvre les aspirations de l'âme
et le souci de la destinée humaine, car ce qui le préoccupe en face
de certains types mythologiques ou légendaires, c'est un idéal de dé-
livrance pour l'humanité souffrante et opprimée, délivrance qui se
poursuivrait à travers les âges, et qui, incomplète encore dans l'es-
prit du poète, serait demandée à l'avenir, comme tout ce qu'on n'est
pas bien sûr d'obtenir du présent. Cette idée se trahissait déjà dans
la Mort du Juif errant. Sous une forme plus romanesque, l'El-
kovan, dont les lecteurs de la Revue n'ont peut-être pas perdu le
souvenir, nous montrait deux âmes essayant de s'aimer sur cette
rive du Bosphore où la femme n'est qu'un servile instrument de
volupté. Le spiritualisme de l'Occident animait heureusement cette
poésie orientale, et l'histoire de cette tendre Aïna dont l'âme s' envo-
lait sous l'aile blanche d'un elkovan, pendant que les flots englou-
tissaient son beau corps, nous donnait une de ces sensations poéti-
ques devenues trop rares pour qu'on les dédaigne, alors même que
l'on y retrouve un rellet de lord Byron ou d'Alfred de Musset. Le
morceau capital du nouveau volume de M. Grenier, Pohnea drama-
tiques, est la tragédie de PronuHhêe délivré. L'idée a de la gran-
deur. La délivrance de Prométhée, ce sera sa mort, mais ce sera
aussi la chute des dieux de l'Olympe; ce sera l'avènement d'un dieu
inconnu qui va régénérer le monde. Ainsi l'humanité est intéressée
dans cette délivrance, comme elle l'était dans la rédemption symbo-
lique d'Ahasvérus. Enchaîné sur son rocher, déchiré par le vautour,
au milieu de ces scènes d'horreur immortalisées par le génie d'Es-
chyle, le vieux titan salue les premières clartés de l'aurore divine.
Nul ne les aperçoit encore à travers les ombres de la nuit, mais
la douleur et la solitude ont donné à ses regards une lucidité pro-
phétique. Du haut de son. agonie triomphante, il insulte ces dieux
cruels qui ont applaudi à son supplice, et qui, sentant leur divi-
nité chanceler sur sa base, viennent s'humilier devant lui. Il y a
dans ce mélange d'espérance funèbre et de vengeance satisfaite je
ne sais quelle ardeur sauvage que le poète a parfois exprimée avec
bonheur. Cependant, si l'accent est vrai, l'expression n'est pas tou-
jours juste; le souffle lyrique ou tragique ne se soutient pas con-
stamment; l'harmonie du ton est souvent rompue par des vers pro-
saïques ou des nuances trop modernes qui nous rejettent loin
d'Eschyle. Les océanides que M. Edouard Grenier fait dialoguer
avec le titan parlent une langue qui ressemble quelquefois à de la
prose rimée, et que l'auteur aurait dû épargner à ces belles créa-
tions de la poésie antique. Ce qui manque à ce Prométhée délivré,
ce qui a manqué jusqu'ici à M. Edouard Grenier, ce n'est pas le
LA POÉSIE FRA>r.AISE EX 18ël. 711
goût OU le courage de l'idéal, l'ampleur des cadres, le premier jet,
la conception poétique : c'est le fini de l'exécution. Ces Poèmes font
l'effet de ces toiles où l'artiste, pour échapper aux mièvreries de la
petite peinture, attaque vaillamment un sujet grandiose, groupe sur
un fond immense des personnages d'une fière et héroïque tournure,
mais reste au-dessous de sa tâche , et nous donne un décor plutôt
qu'un tableau. Nous reconnaissons chez M. Edouard Grenier l'étoffe
d'un poète tel que nous les aimons. Il réussira tout à fait, lorsqu'il
se souviendra mieux d'un mot célèbre appliqué à un autre ordre de
témérités : « Quand on décroche des mondes , il faut avoir la force
de les porter. »
A ces poètes restés fidèles au culte de l'idéal, au caractère général
et philosophique de la poésie , nous n'essaierons pas de comparer
ceux qui ne lui demandent plus que des inspirations solitaires, ceux
qui lui imposent leur système ou leur caprice. Les termes mêmes
de comparaison nous manqueraient entre ces deux pôles extrêmes
du monde poétique, et nous ne pourrions nous donner le triste plai-
sir de constater l'infériorité du talent chez ceux dont nous déplorons
les tendances, puisque leurs qualités d'artistes, — plutôt encore que
de poètes, — sont hors du débat. Ces qualités, si nous leur rendions
pleine justice, deviendraient à nos yeux un grief de plus, ou tout
au moins un argument dont nous nous servirions pour les com-
battre. A quoi bon en eftet s'abandonner à cette vocation pleine
d'austérités et de sacrifices, posséder tous les secrets de l'art, as-
souplir la forme et le mécanisive du vers, arriver à une perfection
de détails et de ciselures qui marque un progrès matériel , si tout
cela doit demeurer stérile, s'il n'en doit pas résulter une communi-
cation plus intime et plus féconde entre le poète et toutes ces âmes
qui lui demandent d'être leur interprète et leur guide? Choisissons
par exemple M. Leconte de Lisle, un des maîtres de cette poésie sa-
vante de l'isolement volontaire : pourquoi tant d'efforts, pourrions-
nous dire, une volonté si énergique, un contour si ferme, un ton si
vigoureux, tant de muscles, de nerf et de saillie, pour aboutir à être
apprécié de quelques artistes, de quelques dilettantes, et rester sans
influence sur la vie intellectuelle de son temps? Le poète est-il donc
fait pour une gloire cellulaire? Il se plaint de l'abandon de la poé-
sie, et nous avons tenté d'en indiquer les causes; mais de quel droit
se plaindre si les mieux doués et les plus forts, au lieu de s'éclairer
de notre soleil , de vi^'re de notre vie , de laisser battre leur cœur à
l'unisson des nôtres, de donner une voix à l'âme universelle, s'exi-
lent loin de nous, au-delà des âges et des espaces, rejettent les
clartés spiritualistes pour des théogonies confuses, et vont s'enfon-
cer dans quelque temple indien, s'égarer dans les jungles sous le
712 REVUE DES DEUX MONDES.
feu d'un soleil implacable, ou errer comme des fantômes sur des
plages désolées? Vous êtes poète: ce serait une raison de plus pour
être homme, car le poète encore une fois, c'est l'humanité qui
chante, c'est l'imagination de tous exprimée et notée par un seul,
et voilà que, renonçant à votre plus précieux privilège, vous aimez
mieux faire du poète un être exceptionnel, vivant au milieu de créa-
tures fantasques et redoutables où je ne reconnais rien de ce que je
sens, de ce que je vois, de ce que j'aime! Quelles sont après tout,
et en dépit de tous les systèmes, les vraies sources de la poésie?
C'est Dieu, c'est la nature, c'est l'amour, c'est le monde extérieur,
c'est la vie intérieure avec l'infinie variété de ses phénomènes et de
ses mystères. Eh bien ! dans l'œuvre de M. Leconte de Lisle, le ciel
est dépeuplé ; Dieu cède la place à une fatalité cruelle et sourde à
nos douleurs, comme le Fatum des anciens; la tristesse est le dés-
espoir; la rêverie est un engourdissement de bête fauve couchée sur
le sable brûlant; les animaux sont des monstres; les plantes et les
fleurs offrent les caractères de ces végétations excessives dont on ne
peut dire si elles sont des merveilles ou des poisons ; le spectacle de
la nature, si consolant et si doux, cesse de nous émouvoir et de nous
attendrir pour revêtir des formes étranges, exotiques, qui nous
étonnent et nous épouvantent. L'amour enfin, l'amour n'est plus
seulement la dure loi, le flâaii, Y exécrable folie ^ que le poète peut
maudire dans un moment de colère contre les fragiles ou décevans
objets de ses tendresses; il est un enfer, ses victimes sont ses dam-
nés, et ces suppliciés de l'amour .élèvent leur anathème éternel
contre l'impitoyable puissance qui leur a donné un cœur pour le
meurtrir et des entrailles pour les déchirer. Dans ce terrible inven-
taire de toutes les forces hostiles ou funestes à l'humanité, les chiens
mêmes, ces aimables familiers du foyer domestique, ces compa-
gnons de promenade dont la vue n'éveille que des idées affectueuses,
se changent en spectres affamés qui parcourent les grèves, et dont
les hurlemens sinistres forment, avec le gémissement des vagues,
l'hymne de la désolation et du chaos. Il faut, nous le répétons, des
organisations spéciales pour pouvoir supporter ces excès de tempé-
rature poétique. Dans cette transposition violente de tous les objets
sur lesquels aime à s'exercer la sensibilité humaine, que peut de-
venir le rapport nécessaire entre le poète et son auditoire? Et,
quand même il s'exprimerait dans un splendide langage, quand
même il accomplirait des prodiges de volonté et de science, com-
ment aurait-il sur les âmes une prise suffisante pour caractériser et
couronner sa tâche de poète? M. Leconte de Lisle ne peut donc s'en
prendre qu'à lui-même s'il n'a pas encore obtenu une renommée
égale à son talent; il faut communiquer avec les hommes pour r^us-
LA POÉSIE FRANÇAISE EX 1861. 713
sir à les dominer: quiconque s'obstine dans l'isolement peut-il sans
inconséquence protester contre l'abandon?
Le nom et l'œuvre de M. Charles Baudelaire pourraient donner
lieu à des réflexions plus sévères ou plus tristes. Ici ce n'est plus
seulement un poète qui se sépare de la grande famille humaine,
une personnalité inflexible substituant un système aux sentimens
naturels : c'est une imagination malade, douée de cette subtilité de
perceptions que surexcite la maladie, et l'exerçant aux dépens de
tout ce qui, dans l'ordre poétique, mérite de nous émouvoir et de
nous charmer. M. Baudelaire est assurément un des plus curieux
produits d'une littérature dont le faisceau se brise, un frappant
exemple de l'excès où peut tomber le sens individuel, lorsque,
n'ayant plus ni lien, ni frein, ni loi, il combine un remarquable ta-
lent d'artiste avec des rêves d'halluciné. Rien de plus facile que
d'attaquer l'auteur des Fleurs du Mal par de vulgaires sarcasmes
ou des formules d'indignation vertueuse. M. Baudelaire, selon nous,
mérite mieux et plus que cela : il y aurait peut-être à lui appliquer
une étude psychologique, ou même physiologique, qui ne serait pas
inutile à l'ensemble de notre histoire littéraire. Yoilà une nature
fine, nerveuse, prédestinée à la poésie : viennent des souffles vivi-
fians, une lumière bienfaisante, une forte culture; la moisson pourra
gei'iner et mûrir. Par malheur, ce cerveau souffi'e d'une disposition
particulière qui altère et envenime, à mesure qu'ils s'y réfléchissent,
les sentimens et les images ; cette coupe artistement ciselée a cela
de bizarre, que la liqueur fermente et s'aigrit en touchant au fond.
Pour tout dire, la poésie tourne dans cette imagination poétique,
comme ces vins excellens, mais qui ne peuvent supporter certaines
conditions de localité ou d'atmosphère. Dans un temps propice au
libre développement d'une organisation de poète, au milioii d'illus-
tres exemples dont l'autorité ne pourrait être méconnue, dans une
littérature qui croirait à quelque chose, qui s'inspirerait d'une pen-
sée , qui aurait une conscience et une âme , peut-être le sentiment
général finirait-il par prévaloir sur ce sens individuel; peut-être la
poésie vraie triompherait-elle de cette disposition maladive, comme
ces régimes salubres qui détruisent un germe vicieux dans un or-
gane attaqué ou menacé. Par malheur ici, grâce à cet esprit de
morcellement que nous avons constaté, il s'est produit un phéno-
mène contraire. C'est le sens personnel qui a absorbé le sentiment
général; c'est le germe maladif qui est devenu l'organe tout en-
tier. C'est ainsi que peut s'expliquer la poésie de M. Baudelaire.
Nous le croyons sincère dans son excentricité, et nous reculons de-
vant'le lieu-commun qui consisterait à le traiter d'impie et d'immo-
ral. Ces gros mots perdraient de leur valeur vis-à-vis d'un homme
714 REVUE DES DEUX MONDES.
pour qui se sont naturellement déplacées les idées du bien et du
mal, et dont l'instrument poéticrue ne résonne plus que sous la main
des puissances mauvaises. Comme ces malades qui trouvent ou don-
nent un arrière-goût de fièvre à tout ce qu'ils touchent, pour qui
les alimens les plus savoureux et les plus sains deviennent indi-
gestes et amers, M. Baudelaire ne peut plus aspirer une gorgée
de poésie sans que cette gorgée ne s'imprègne de venin ou d'amer-
tume. Pour lui, les mondes extérieurs ou invisibles sont hantés par
le mal comme par leur hôte naturel, infestés de visions farouches,
de laideurs gigantesques, de corruptions étranges, de perversités
inouies, de toutes les variétés de la souffrance, de la scélératesse et
du vice; les fleurs y sont vénéneuses et y exhalent un parfum pesti-
lentiel; les sources y sont empoisonnées, et l'on ne peut se pencher
sur leur frais miroir sans y voir la pâle figure d'un spectre ou d'un
condamné à mort. La nature n'est plus seulement, comme pour
M. Leconte de Lisle, une marâtre splendide et insensible; elle est
«ne manifestation visible de l'enfer, un tissu d'ironies sanglantes ou
funèbres jetées à la face de l'homme. L'amour est pire encore que
cet infernal fléau, dont M. Leconte de Lisle fait défiler les victimes,
îl devient quelque chose d'innomé , qui ne se plaît que dans le
fumier et dans le sang, un héritier des honteuses débauches de
Lesbos ou de Gaprée, cherchant un assouvissement impossible dans
ces voluptés qui déshonorent le monde païen , et que la civilisation
moderne ne devrait plus même comprendre. Voilà jusqu'où peut
arriver le sens individuel, quand il règne seul, quand ces spccîa-
listcs de la poésie, livrés à tout le désordre de leur caprice, espè-
rent ramener la foule indifférente par ces friandises de haut goût, et
croient accentuer plus puissamment leur physionomie de poète en
prenant le, contre-pied de tout ce qui est vrai, bon, bienfaisant et
beau, ou, en d'autres termes, de tout ce qui est poétique. Que serait
une société, que serait une littérature qui accepteraient M. Charles
Baudelaire pour leur poète? Où faudrait-il descendre, en fait d'ordre
intellectuel et moral, pour s'acclimater à l'air que respire une pa-
reille muse? Quel peut être l'avenir d'une poésie qui se condamne
elle-même à n'être qu'une exception, exception solitaire comme
chez M. Leconte de Lisle, ou monstrueuse comme chez M. Baude-
laire? Poser ces questions, c'est les résoudre; c'est expliquer sur-
tout comment, avec d'incontestables talens, la poésie peut perdre
son influence, se placer en dehors du véritable mouvement de l'es-
prit humain, et n'être plus ni une autorité, ni une consolation, ni
un clfarrae, mais une curiosité plus ou moins bizarre, exposée dans
un coin aux regards de quelques connaisseurs endurcis, de quel-
ques collectionneurs acharnés.
LA roÉSIE FRANÇAISE E.\ 1861. 715
Ainsi, de quelque nom qu'on le nomme, matérialiste ou fantai-
siste, excentrique ou réaliste, cet art nouveau, sorti des ruines de
ce que nous avons aimé, garde à nos yeux un tort impardonnable et
qui nous gâte d'avance toutes ses qualités : il se sépare de plus en
plus des sentimens et des aspirations de l'humanité; il rompt les
communications de la poésie avec tout ce qui la faisait vivre et en
tirait une vie nouvelle; il est enfin la négation de l'idéal, et par con-
séquent il seconde parmi nous, au lieu de les combattre, ces pen-
chans mêmes de l'esprit moderne, que nous accusons de notre dé-
périssement poétique. Volontiers nous comparerions les recherches
et les rafTmemens de cet art à ces voluptueux suicides que, dans
l'extrême civilisation païenne, des épicuriens blasés environnaient
de tout ce qui pouvait enchanter leurs regards et enivrer leurs sens.
Doit-on en conclure que tout soit désespéré? Nous ne le croyons pas :
il ne faudrait pas surtout céder à cette disposition chagrine qui fait
aisément supposer que ce qui nous froisse n'a pas de précédens et
n'est jamais arrivé ailleurs. En d'autres temps, sous d'autres formes,
par suite d'excès différens ou même contraires, la poésie et l'art ont
eu à subir des épreuves tout aussi rudes, à traverser des crises tout
aussi dangereuses. A quoi se réduit la question ? A savoir si la dé-
mocratie, qui règne et gouverne dans l'art comme partout, sera
capable, après les premiers tumultes de son installation et de sa
victoire, d'avoir, elle aussi, son idéal qui l'élève au-dessus des vul-
garités de la vie pratique et des grossières suggestions de la matière.
Qu'on ne s'y trompe pas en effet : le réalisme, — pour i^venir à un
mot si souvent répété, — ne signifie absolument rien qu'une pauvre
petite secte inventée par une coterie pour les plaisirs de son orgueil,
ou il signifie, ce qui est beaucoup plus grave, l'alliance de la dé-
mocratie et de l'analyse, appliquant, l'une ses instincts, l'autre ses
corrosifs, à tous les objets qui occupent ou qui charment l'imagina-
tion et la pensée. Dès lors la question change de face : il ne s'agit
plus de persifler le réalisme ou de le maudire; c'est une puissance
de création récente, avec laquelle il faut compter comme avec toutes
les puissances, et probablement transiger, puisque c'est d'ordinaire
par des transactions que les guerres se terminent. Or il a existé à
toutes les époques un trait dominant, un goût, un penchant qui,
s' exagérant dans la société, s'exagérait aussi dans la littérature, et
qui inspirait aux pessimistes bon nombre de récriminations, de
plaintes et d'épigrammes. Cet idéal, de quelque façon qu'on essaie
de le définir, — recherche du beau dans le vrai, sentiment de l'in-
fini dans le fini, — il y a bien des manières de le travestir. Au-
jourd'hui on le fait descendre trop bas. D'autres époques le pla-
çaient trop haut, le cherchaient même où il n'est pas. Quelques
716 REVUE DES DEUX MONDES.
années à peine avant l'épanouissement du grand siècle, lorsqu'une
société aristocratique par excellence se passionnait pour des fadeurs
chevaleresques, pour un héroïsme dameret qui défigurait tout en-
semble l'humanité et l'histoire, elle était dans le faux à sa manière,
et ce faux ne valait pas mieux que le nôtre; elle méritait qu'une
bonne et franche veine du véritable esprit français ou gaulois fît
justice de ces nobles extravagances, que l'or de Molière, de La Fon-
taine et de Boileau démonétisât bien vite ce clinquant. Mais que
dire du siècle suivant, du temps où les plus graves, les plus émi-
nens penseurs enguirlandaient de roses artificielles ou fanées les
œuvres de leur génie, où une aristocratie dégénérée encourageait de
toutes ses faveurs le paganisme dans l'art, — le paganisme pris
dans son sens le plus erotique et le plus frivole? Celle-là se heurta
contre un châtiment plus sévère et eut à subir une réaction plus
rude. La révolution fut une critique à' main armée, qui força cette so-
ciété corrompue à retrouver la vie dans la mort, et réveilla dans les
âmes le spiritualisme par la douleur. Et cependant combien il fallut
d'années pour démêler, dans cet idéal reconquis, ce qui n'était
qu'emphase, mauvais goût, mode ridicule, regain de fausse che-
valerie, et ce qu'il y avait de vivace, ce qui signalait le réveil de la
pensée et de la liberté humaines? Plus récemment encore, quand
une révolution radicale est venue remettre en question les plus pré-
cieuses de nos conquêtes , on a pu se demander si les folles conni-
vences de la société avec les succès scandaleux d'une littérature ou-
blieuse de toute règle et de tout frein n'avaient pas contribué à cette
invasion subite des passions mauvaises, légalisées dans les rues
après avoir été applaudies dans les livres.
Aujourd'hui c'est la démocratie qui tient le sceptre, et, quand on
parle d'elle, il ne faut jamais oublier les leçons de l'homme éminent
qui l'a si bien comprise, qui l'a sincèrement avertie de ses dangers,
noblement aimée malgré ses fautes, et dont les conseils, applicables
à l'ensemble de ses destinées, pourraient aussi s'appliquer à sa lit-
térature. L'autorité de M. de Tocqueville doit désormais dominer
tout le débat, et nous croyons ne pas nous éloigner de sa pensée en
affirmant que, dans l'art comme dans la politique, l'avenir de la
démocratie ne dépend que d'elle-même, du choix qu'elle fera entre
ce qui déprave et ce qui purifie, entre ce qui relève et ce qui abaisse.
Vivifiée par le spiritualisme, la démocratie peut accomplir de grandes
choses : elle peut légitimer son avènement et ses conquêtes, prendre
rang parmi ces pouvoirs que l'on ne conteste plus et qui finissent
par s'assimiler des élémens longtemps réfractaires. Acclimatée à ce
matérialisme qu'elle aspire par tous les pores et dont elle ferait à
la fois l'arbitre de ses travaux et de ses plaisirs, elle ne pourrait
LA POÉSIE FRANÇAISE EN 1861. 717
plus que tourner tristement sur elle-même, arriver à une déper-
dition fatale de ces forces dont elle est si fièi'e, jusqu'au moment
où le mauvais emploi de sa puissance produirait sa ruine comme
l'abus de la liberté produit la servitude. Elle a des facultés que nous
ne prétendons pas contester, une sève surabondante, une activité
sans cesse renouvelée, une force d'expansion qui redouble dans la
société moderne le sentiment de la vie; mais elle ne peut pas plus
se passer de l'idéal que les autres puissances qui l'ont précédée. Que
dis-je? il lui est plus nécessaire encore; elle a d'autant plus besoin
d'y ramener ses regards que ses mains sont plus obstinément atti-
rées vers la réalité.
Maintenant quel sera cet idéal? Doit-elle y comprendre toutes les
poétiques chimères où se complaisent les siècles jeunes aux périodes
de crédulité naïve ou d'enthousiasme facile? Y admettra-t-elle cette
poésie de convention à laquelle sacrifient trop souvent les sociétés
polies? Ne profitera-t-elle pas de ses observations et de son expé-
rience pour élaguer tout ce qu'y mêlaient autrefois, sous un jour
plus favorable à ces erreurs d'optique, des imaginations trop riches
pour compter ou trop pauvres pour choisir? Que la démocratie se
dégage, autant qu'elle le voudra, de toute inspiration factice, des
fausses magnificences, des puériles coquetteries de l'art mondain;
qu'elle ne conserve que ce qui est vivace et immortel, ce qui a sa
racine dans les profondeurs intimes de notre être, ce qui se confond
avec les plus hautes et les plus pures aspirations de l'âme. Qu'elle
en use, non pas pour se guinder, mais pour s'assainir, non pas pour
falsifier ses instincts, mais pour les épurer, non pas pour monter
sur des échasses, mais pour gravir des cimes. Qu'elle brise les fleurs
artificielles en épargnant les fleurs naturelles. Chose remarquable,
qui dit poésie populaire éveille aussitôt l'idée de la poésie même,
dans son acception primitive et vraie, souriant au berceau des peu-
ples, leur montrant du doigt le monde invisible comme une mère
qui fait réciter à son enfant sa première pi'ière. A ces hommes cour-
bés sur le sillon, elle parle de Dieu; à ces intelligences serrées dans
les liens étroits d'une civilisation à peine ébauchée, elle ouvre des
espaces infinis, elle prodigue de mystérieux trésors; elle jette le
merveilleux comme un voile d'or sur les réalités grossières. Aujour-
d'hui la démocratie, qui n'est après tout que le peuple émancipé,
organisé, fait homme, devenu son maître et le nôtre, aurait, si l'on
n'y prenait garde, une poésie toute contraire, une poésie qui expri-
merait la corruption des civilisations extrêmes, comme l'autre ex-
primait l'ingénuité des sociétés naissantes. L'art démocratique, —
en ôtant à cette épithète son sens politique, — serait ainsi l'opposé
de la poésie populaire. C'est que dans l'intervalle le temps a mar-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
ché; la naïveté est devenue science, la grossièreté sans malice a fait
place au raffînement sans âme. Les poétiques merveilles se sont éva-
nouies comme disparaissent au grand jour les visions matinales. Et
cependant la question n'a pas changé. Ignorant ou savant, soumis
ou souverain, retenu dans ses langes ou investi de la toute -puis-
sance, le peuple se ressemble toujours par quelque côté : toujours
il doit demander à la poésie une diversion salutaire qui ranime en
lui l'être moral, un retour vers l'invisible Dieu que lui cachent les
intérêts terrestres, et non un redoublement de cette exaltation sen-
suelle, trop favorisée déjà par ses victoires sur la matière. C'est
ainsi que Brizeux comprenait la poésie populaire, lorsqu'il adjurait
sa chère Bretagne de rester poétique et bretonne, au lieu d'abdi-
quer peu à peu son originalité dans son contact avec une civilisa-
tion bâtarde. C'est ainsi qu'à une autre extrémité de la France, le
réveil de la muse provençale n'a et ne peut avoir une Valeur sé-
rieuse que s'il représente l'élan d'une population intelligente vers
une poésie qui lui appartient et qui la dérobe aux réalités présentes,
pour lui rendre son passé, ses paysages, sa physionomie et son âme.
Yoilà ce que peut être encore la poésie dans les sociétés démocra-
tiques, et il suffirait d'un génie sincèrement inspiré pour l'accom-
moder à la fois au goût de ces multitudes que l'on met aujourd'hui
à un bien triste régime et aux exigences de ces connaisseurs dé-
paysés qui s'amusent à des recherches corruptrices, faute de savoir
jouir de la vraie beauté. En un mot, pour appliquer à une maladie
intellectuelle un aphorisme médical , que la démocratie se traite en
poésie par les contraires, et non par les semblables! Le jour où,
revenue aux sources vives et pures, elle aura reconquis son idéal,
ses œuvres seront applaudies par ceux-là mêmes que l'on accuse de
s'être affligés de ses triomphes.
Armand de Pontmartii:?.
LES
AFFAIRES DE SYRIE
D'APRES LES PAPIERS ANGLAIS
II.
LA COMMISSION INTERNATIONALE DE BEYROUTH.
Correspondenee relating to the affairs of Syria, presented to both houses of partiament
by command of lier Majesty, 1861.
I.
Je suis vraiment honteux d'avoir à faire une réflexion personnelle
avant de continuer l'analyse des documens anglais (1). Depuis quel-
ques mois, je me suis particulièrement occupé des témoignages que
les écrivains et les consuls anglais portaient sur l'Orient. J'ai parlé
da voyage de M^. Senior, de l'enquête faite par sir Henri Bulwer sur
la condition des chrétiens en Orient, enfin des documens imprimés
pour l'usage du parlement et relatifs aux affaires de Syrie. On sait
pourquoi j'ai attaché une importance spéciale à ces divers écrits ou
papiers anglais. Les Anglais ou du moins les ministres anglais sont
les patrons politiques de la Turquie. Ce sont eux qui partout la dé-
fendent et la soutiennent. J'ai pensé qu'il était bon de savoir ce que
les patrons pensaient au fond de leurs cliens. De là la curiosité que
(1) Voyez la livraison du 15 juin 1861.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
j'ai eue de lire les récits des voyageurs et surtout les rapports des
consuls anglais. Cette lecture m'a montré qu'ils ne pensaient pas
mieux que nous de la Turquie et des Turcs : je l'ai dit; mais cette
révélation m'a porté malheur. Depuis ce moment, je reçois de temps
en temps de l'Orient de petits pamphlets contre moi, écrits en fran-
çais, et je vois même dans un écrit qui m'arrive de Smyrne que je
pourrais bien être un agent de la Russie. Que faire à tout cela? Je
range soigneusement dans ma bibliothèque tous ces petits pamphlets
turcs à côté de petits pamphlets russes faits aussi contre moi il y a
vingt-cinq ans, quand je défendais la cause de la Pologne, et je
tâche de ne pas me laisser aller à trop de vanité en voyant grossir
ma collection.
Ni Russes ni Turcs k Constantinople, voilà toute ma politique en
Orient. Avec cette politique, dont la pensée est de laisser l'Orient
chrétien aux chrétiens orientaux, il n'est pas extraordinaire que
je n'aie plu ni aux Russes ni aux Turcs. La guerre de Crimée m'a
donné une première satisfaction; elle a ôté aux Russes l'espoir de
Constantinople. J'attends la seconde, et, quoique déjà vieux, il est
possible que je l'aie; mais pour cela il faut que le peuple anglais, qui
a la bonne habitude de faire ses affaires selon ses opinions, ari'ive à
croire sur la Turquie ses voyageurs et ses consuls, au lieu de croire
ses ministres. Je tâche donc de mettre en lumière ce que pensent
sur la Turquie et sur les chrétiens d'Orient les consuls anglais, c'est-
à-dire des hommes qui ont sur ce point beaucoup de préjugés,
mais qui ont le respect de la vérité, qui la disent à leurs supérieurs,
croyant sans doute que ceux-ci la diront au parlement. Dans un pays
qui comme l'Angleterre a la liberté de la discussion, il est impos-
sible que la vérité n'ait pas son heure et son jour tôt ou tard. Cette
vérité, c'est que l'Angleterre, en soutenant la Turquie, s'épuise à
soutenir ce qui ne peut plus vivre. L'Angleterre, comme l'a montré
lord Stratford de Redcliffe, ne peut sauver la Turquie qu'en la gou-
vernant, et peut-être ne veut-elle la sauver que pour la gouverner.
Elle comprendra bientôt quel fardeau elle prend sur les épaules.
C'est un second empire des Indes à conduire et à administrer, mais
un empire qui ne s'aide plus lui-même, où il faut tout faire, à qui
il faut donner le mouvement, et qui s'arrête sans cesse, comme une
horloge usée par le temps.
Je sais combien ces paroles s'accordent mal en ce moment avec
les espérances qui s'attachent à l'avènement du sultan Abdul-Azis.
Je ne demanderais pas mieux, quant à moi, que de croire que le
nouveau sultan va régénérer son pays et le tirer de l'abîme où il
descend peu à peu; seulement, pour croire cela, il faudrait que je
pensasse que tout le mal tenait au sultan Abdul-Medjid, que c'était
AFFAir.ES DE SYRIE. 721
lai qui perdait l'empire ottoman, et que sa mort va redonner la vie à
la société turque. Je n'ai pas à me reprocher d'avoir jamais pensé si
mal du sultan défunt. Il voulait le bien , et ne le faisait pas à cause
de ses défauts, et surtout à cause des défauts de la société otto-
mane. Prenons, je le veux bien, qu'Abdul-Azis n'ait aucun des dé-
fauts d'Abdul-Medjid, et qu'il n'en ait pas d'autres; restent les dé-
fauts delà société ottomane, qui n'ont pas pu mourir du jour au
lendemain avec le sultan défunt. Je suis de ceux qui croient beau-
coup à l'ascendant des hommes, mais non pas de ceux qui croient à
leur toute-puissance, et qui passent leur vie à changer de bon Dieu.
Un prince ferme et intelligent peut faire beaucoup pour la société
qu'il gouverne; encore faut-il que cette société ait une vitalité quel-
conque. Si elle est barbare, il pourra la civiliser; si elle est civilisée,
il pourra l'empêcher de se corrompre et de s'amollir; mais si elle
est mourante, il ne pourra pas lui rendre la vie.
Qu'est-ce, dira-t-on, qu'une société mourante? C'est une méta-
phore, car pourquoi une société mourrait-elle, puisque les indivi-
dus qui la composent se renouvellent sans cesse? — Une société naît,
vit et meurt par des causes indépendantes de la naissance, de la vie
et de la mort des individus qui la composent. Une société, par exem-
ple, ne vit de nos jours qu'à la condition d'avoir les mêmes lois et
les mêmes règles pour tous ceux qui en sont membres. Or c'est là
pour la société ottomane la grande difficulté d'existence. Comment
faire vivre ensemble les musulmans et les chrétiens qui composent
l'empire turc? Gomment établir entre eux l'égalité? Comment les
musulmans pourront-ils la supporter sans se croire dégradés? Com-
ment abaisseï' les uns sans les affaiblir? Comment relever les autres
sans leur inspirer l'orgueil et la désobéissance? Si le sultan Abdul-
Azis parvient à résoudre cette difficulté et à faire de la Turquie un
état où la loi, égale pour tous, soit également exécutée, il sera l'un
des plus grands hommes des temps modernes; mais, pour savoir
s'il l'est, je pense qu'il faut attendre plus de huit jours. Cependant
je ne me dissimule pas qu'il y a quelque messéance à troubler par
des doutes et des prévisions fâcheuses la lune de miel du nouveau
règne. J'ai donc hésité quelque temps à le faire et à continuer le
récit des affaires de Syrie d'après les documens anglais. Quelque
chose m'a encouragé à poursuivre mon travail, c'est que ce qu'il me
reste à dire n'a rien qui puisse être désagréable pour la Turquie,
tout au contraire. La société ottomane et l'autorité turque ont vaincu
en Syrie, nous l'avouons, et vaincu malgré l'intervention européenne.
Que les chrétiens de Syrie et que les publicistes européens, qui
avaient beaucoup espéré, se plaignent de leur désappointement,
qu'ils blâment même les moyens employés pour les désappointer,
TOME XXXIV. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils les disent contraires à la justice promise, ces plaintes ne font
que constater la prépondérance obtenue par la société musulmane
et par l'autorité turque. Raconter comment l'Europe, avec toute
sorte de moyens de prépotence, a été impuissante, et comment la
Turquie, avec toute sorte de causes de faiblesse, est restée victo-
rieuse et toute-puissante, il n'y a rien là qui puisse déplaire au
nouveau sultan.
Je veux aussi, sans me soucier d'une part des petits tracas que
j'éprouve, sans chercher d'autre part à troubler les espérances du
nouveau règne, je veux continuer paisiblement l'enquête que je fais
sur l'Orient à l'aide des documens anglais, et examiner, selon le plan
que je me suis fait, ce qui dans ces documens a rapport en premier
lieu aux délibérations de la commission internationale de Syrie, —
en second au régime nouveau du Liban.
On sait qu'outre l'expédition française l'Europe envoya en Syrie
une commission internationale, « chargée (1) de rechercher les cir-
constances qui ont amené les derniers conflits, de déterminer la part
de responsabilité des chefs de l'insurrection et des agens de l'admi-
nistration locale, ainsi que les réparations dues aux victimes, et en-
fin d'étudier, pour les soumettre à l'approbation des gouvernemens
et de la Porte, les dispositions qui pourraient être adoptées pour
conjurer de nouveaux malheurs. »
Cette commission internationale, qui accompagnait l'expédition
française, était une intervention diplomatique de l'Europe à côté de
l'intervention militaire, et elle ne plaisait pas plus que celle-ci au
gouvernement du sultan. Aussi la Turquie a-t-elle eu l'habileté d'é-
luder les effets de l'une et de l'autre. Elle a eu, pour éluder les effets
de l'intervention militaire, l'aide de l'Angleterre; mais elle a éludé
toute seule l'intervention diplomatique, et cela fait honneur à son
adresse. Je reconnais que les rivalités des puissances européennes
ont aussi aidé à l'habileté de la Porte -Ottomane, et que l'impuis-
sance de l'Occident, quand il veut exercer une action collective sur
l'Orient, a éclaté à Beyrouth comme partout ailleurs; mais sans vou-
loir rechercher \6i toutes les causes, il faut avouer que l'intervention
diplomatique de la commission internationale n'a pas produit pour
l'avenir de la Syrie plus d'effets que l'intervention militaire.
La commission de Syrie avait deux missions différentes, une mis-
sion de répression et une mission de réparation ; elle devait coopé-
rer par ses recherches à la punition des auteurs des massacres et aux
dédommagemens dus aux victimes. Voyons d'abord ses délibérations
touchant les justices à faire.
(1) Dûptche de M. Thou\ enel à M. de Persigny, documens anglais, p. 45, n" G6.
AFFAIUES DE SYIUE. 723
La commission ne pouvait pas juger par elle-même ; mais elle
devait surveiller la manière dont le commissaire extraordinaire de
la Porte administrerait la justice. Ce rapprochement ou plutôt ce
conflit obligatoire entre les idées de la justice turque et celles de
la justice européenne est un curieux sujet d'études. Soit dans la
sévérité, soit dans la douceur, il est rare que la commission eu-
ropéenne et le commissaire turc s'accordent un instant. Évidem-
ment ils ne se font pas la même idée de la justice. Quand Fuad-
Pacha est à Damas, ce qui l'occupe surtout, si nous en croyons la
dépèche de M. Fraser à lord John Russell (1), c'est de « savoir le
minimum de condamnations qu'il faudrait à l'Europe pour qu'elle
se tînt satisfaite. » Un justicier européen chercherait combien il y a
de coupables à punir; le justicier turc s'inquiète du nombre de têtes
qu'il faut couper pour contenter l'Europe , et cela de sa part n'est
pas cruauté, c'est calcul et hâte d'en finir avec les réclamations de
l'Occident. Voilà pourquoi il désire savoir le plus tôt possible le
chiffre des condamnations à prononcer, pensant qu'une fois la dette
de sang payée, ce sera fini. Quant à se soucier si le sang qu'il y aura
à verser sera le sang des coupables du massacre de Damas ou de
coupables d'autres crimes, ce sont là des scrupules et des difficultés
que ne connaît pas un justicier turc. Aussi le major Fraser écrit à lord
John Russell, le 21 septembre, que « l'on vient de pendre neuf cri-
minels condamnés depuis longtemps pour meurtres, et qui, par une
raison quelconque, avaient été jusque-là gardés en prison, gens du
reste de la lie du peuple, » et qui certes n'avaient pris aucune part
aux massacres de Damas (2), puisque pendant ce temps-là ils étaient
en prison. Pourquoi donc a-t-on enfin exécuté ces criminels oubliés
dans les prisons? Pour faire nombre, pour grossir le chiffre des con-
damnations qu'il s'agit de présenter à l'Europe.
Quand la justice européenne frappe un coupable, elle ne vise pas
seulement à la punition du coupable, elle vise surtout à l'exemple,
afin d'intimider les méchans. A. Damas, Fuad-Pacha fait exécuter se-
crètement Achmet-Pacha, coupable'd' avoir laissé faire les massacres.
M. Fraser se plaint de cette exécution secrète. « Il en est résulté,
dit-il (3), que le peuple à Damas ne veut pas croire qu' Achmet-Pa-
cha ait été réellement exécuté, et que le bruit court qu'après un
certain semblant de fusillade, Fuad-Pacha a emmené à Beyrouth
Achmet le soir même de cette exécution simulée. » Le commissaire
ottoman a voulu sans doute empêcher une émeute musulmane ou
ménager la fierté des mahométans en dérobant la mort d'Achmet-
(1) Documens anglais, p. 92, n" 106.
(2) Ibid., p. 153, n" 148.
(3) Ibid., p. 152.
l'ili REVLE DES DEUX MONDES.
Pacha aux yeux des Damasquins. Cela fait qu'ils n'y ont point cru,
et que l'inviolabilité, c'est-à-dire l'impunité des musulmans, est en-
core à Damas l'idée dominante, l'idée pernicieuse à la vie et à l'hon-
neur des chrétiens.
Cette contradiction essentielle entre les idées de la justice euro-
péenne et celles de la justice turque éclate à chaque instant et dans
les moindres occasions. Ainsi, dans une séance de la commission in-
ternationale de Beyrouth, le commissaire prussien, M. de Rehfues,
interpelle Abro-EfTendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha,
« sur la question de savoir pourquoi l'on exige des habitans de cer-
taines localités des quittances définitives en échange des sommes
à-compte qui leur sont allouées par les comités d'évaluation (1).
Abro-EfTendi répond que les sommes ainsi allouées ne sont pas
même des à-comptes sur le montant des indemnités, mais seulement
des secours. Quant aux quittances exigées des habitans, il nie que
ce soient des quittances définitives et assure que ce sont de simples
récépissés... M. de Rehfues maintient son assertion relativement aux
quittances exigées des habitans, et que ceux-ci souscrivent par
ignorance de l'avenir et pour ne pas être privés d'une indemnité
même insuffisante. Abro-Effendi demande les noms de ceux qui
ont souscrit de pareilles quittances; mais le commissaire prussien
ne croit pas pour le moment devoir les faire connaître (2). » Un jus-
ticier européen demanderait le nom de ceux qui ont fait signer ces
quittances abusives; le justicier turc demande les noms de ceux qui
les ont signées, qui se sont plaints ensuite et qui ont donné à la
commission internationale un motif de réclamer.
Abro-Effendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha, a dans
la commission internationale de Beyrouth un rôle curieux à ob-
server. C'est lui qui est chargé d'éluder les questions, de nier les
mauvais cas, d'échapper aux réclamations pressantes de la com-
mission,'de tergiverser, d'équivoquer, d'ajourner. 11 joue ce rôle
avec persévérance, mais il le joue en subalterne, sans aisance, sans
hardiesse. L'homme vraiment habile à éluder les instances de la
commission, c'est Fuad-Pacha. Il est tantôt adroit et rusé, tantôt
fier et obstiné; parfois même il est de bonne foi, ce qui fait qu'il
peut encore mentir avec succès, ce que Abro-EfTendi ne peut plus
faire. Enfin, à mesure que les délibérations de la commission se
compliquent par le développement des rivalités européennes, Fuad-
Pacha se sert avec beaucoup de finesse de ces rivalités, et finit par
réduire la commission internationale à l'impuissance. Je ne sais pas
(1) Il s'agit des comités chargés d'apprécier les dommages et de donner des secours.
(2) Documens anglais, p. 204 et 205, n" 182.
AFFAIRES DE SYRIE. 725
quelle récompense Fuad-Pacha obtiendra de la Porte -Ottomane
pour les succès qu'il a obtenus contre l'intervention européenne.
Lord Dufferin voulait en faire un vice-roi de Syrie. Ce projet, qu'a-
doptait lord John Russell, a irrité la Porte et excité contre Fuad une
jalousie qui pourra lui être fatale. Ce qui est certain, c'est que son
délégué Abro-Effendi, qui avait été sur les rangs pour être nommé
gouverneur chrétien du Liban, s'est vu préférer Daoud-Effendi. La
Porte n'a pas voulu avoir dans le Liban un homme de Fuad-Pacha;
elle a envoyé un fonctionnaire de Constantinople. Voilà le pauvre
Abro-Elïéndi mal récompensé de son zèle.
Quels sont les deux points sur lesquels Fuad-Pacha a réduit la
commission internationale à l'inefficacité? La commission voulait
avoir une part de contrôle et de redressement dans les jugemens
rendus contre les coupables des massacres; elle ne l'a eue qu'à
peine. Elle voulait coopérer à la fixation de l'indemnité gu'il y avait
lieu d'accorder aux chrétiens; c'est la Porte qui a fixé à Constanti-
nople cette indemnité.
Je ne veux pas rechercher dans les diverses correspondances qui
sont arrivées de Beyrouth pendant l'hiver de 1860-1861 quels
étaient les procédés et les allures du tribunal extraordinaire turc
siégeant à Beyrouth pour juger les auteurs des massacres de Syrie;
je me borne aux témoignages de la commission internationale. Dès
la première séance, le commissaire français, M. Béclard, demande
si le colonel Hosni-bek, membre du tribunal extraordinaire de Bey-
routh chargé de juger Kourshid-Pacha , gouverneur de Beyrouth
pendant les massacres de Syrie , est le même officier qui comman-
dait la garnison de Baalbek. Sur la réponse affirmative d' Abro-Ef-
fendi, qui assure d'ailleurs n'avoir pas connaissance des antécédens
de Hosni-bek, le commissaire français fait observer que la présence
de cet officier, contre lequel il existe des charges très graves à pro-
pos de sa conduite à Baalbek, que sa présence, dit-il, dans le tri-
bunal extraordinaire de Beyrouth est au moins étrange (1). Ainsi
le premier soin de la commission internationale est d'empêcher que
le tribunal de Beyrouth ne soit composé des complices des accusés.
Le droit de surveillance et de contrôle sur les actes du tribunal
extraordinaire de Beyrouth que revendique la commission est sans
cesse contesté, et de plus fort difficile à exercer. Fuad-Pacha dé-
clare, il est vrai, par la bouche de son délégué Abro-Effendi, que
les membres de la commission peuvent assister aux séances du tri-
bunal; mais il ajoute en même temps que les étrangers de distiac-
tion pourront également y assister, de telle sorte qu'il y a lieu de
douter si les membres de la commission internationale assistent aux
(1) Documens anglais, p. 170, n" 163.
7*26 EEVui: DES deux mondes.
séances du tribunal en vertu de leur droit, ou seulement par cour-
toisie et à titre d'étrangers de distinction.
La commission internationale avait bien raison de vouloir con-
naître ce ffui se passait dans le tribunal extraordinaire de Beyrouth.
C'était un parti pris et arrêté dans ce tribunal d'absoudre les ofTi-
ciers et les fonctionnaires turcs qui y étaient traduits comme ayant
fait ou laissé faire les massacres de Syrie, ou de ne les condamner
qu'à des peines illusoires. D'un autre côté, c'était une conviction
arrêtée et persévérante dans l'esprit des membres de la commis-
sion internationale que les Turcs étaient les principaux coupables
des massacres de Syrie, et qu'ils étaient même sur ce point plus
coupables que les Druses eux-mêmes. Les Druses avaient fait le
mal , poussés par les haines de la guerre civile ; les Turcs avaient
fait et laissé faire les massacres par politique ottomane et par fana-
tisme musulman. Le tribunal extraordinaire de Beyrouth ne deman-
dait pas mieux que de condamner sévèrement les Druses, et surtout
les plus riches et les plus puissans parmi les Druses ; cela rentrait
dans le vieux plan de la politique ottomane de frapper les Maronites
par les Druses , et de frapper ensuite les Druses comme meurtriers
des Maronites. La majorité de la commission internationale ne de-
mandait pas mieux que de voir punir sévèrement les Druses, qui
étaient les meurtriers: mais elle ne pouvait pas supporter de voir
absoudre les Turcs, qui étaient les instigateurs des meurtriers. De
là une lutte perpétuelle entre la commission internationale et le tri-
bunal de Beyrouth, ou plutôt Fuad-Pacha et Abro-Effendi, qui sou-
tiennent le tribunal qu'ils dirigent.
Fuad-Pacha, au commencement, avait voulu être sévère contre
les Turcs qui avaient pris part aux massacres par leurs actes ou par
leur connivence. A Damas, il avait fait condamner et fait exécuter
Achmet-Pacha; à Beyrouth, pressé, il est vrai, par les sommations
de l'amiral anglais Martin, il avait fait traduire Kourshid- Pacha
devant le tribunal extraordinaire de cette ville. Il avait écarté du
nombre des juges de ce tribunal le colonel Ilosni-bek, qui aurait
dû figurer au nombre des accusés; mais bientôt Fuad-Pacha avait
été averti de Constantinople d'avoir moins de zèle pour la justice
comme l'entendaient les Européens. « J'ai des raisons de croire, écrit
lord Dufferin à sir Henri Bulwer le 18 janvier 1861, que Fuad-Pacha
reçoit de la Porte des instructions dans un sens opposé à la conduite
qu'il s'était prescrite, et que l'entreprise d'acquitter Kourshid-Pacha
et les autres Turcs, aux dépens de la vie de trente cheiks druses,
a été inspirée par Constantinople (1). Le gouvernement anglais ne
s'accommode point de ces intrigues contre la justice: il ne demande
(1) Documens anglais, p. 363, n° 270. ,
AFFAIRES DE SYRIE. 727
pas que Kourshid-Paclia , que le tribunal de Beyrouth n'a condamné
qu'à la détention, soit condamné à mort sur les représentations de la
commission internationale; mais il demande, « si la vie de Kourshid-
Pacha a été épargnée, que sa détention au moins soit rigoureuse et
non indulgente, que sa peine-soit une réalité, et non un masque des-
tiné à couvrir une confiance récente et un avancement prochain (1). »
Je reconnais dans cette lettre le style péremptoire du gouverne-
ment anglais, qui ne ménage guère ceux même qu'il soutient, et
dont le patronage est aussi dur qu'il est efficace. D'où vient donc
qu'avec l'appui de cette volonté anglaise, la justice contre les offi-
ciers turcs n'a pas pu prévaloir à Beyrouth? Hélas! le gouver-
nement anglais, qui ne voulait pas que la Porte défendît contre
la justice ses officiers et ses fonctionnaires, avait aussi ses protégés
devant le tribunal de Beyrouth : c'étaient les Druses. Il était sévère
pour les Turcs et indulgent pour les Druses. En cela, il croyait
être juste, et il l'était jusqu'à un certain point, car il savait bien
qu'en défendant les Druses, ce n'était pas contre la justice sin-
cère, mais contre la politique et l'intrigue turques qu'il les défen-
dait. Cependant, comme les Druses se réclamaient depuis longtemps
déjà de la protection de l'Angleterre, comme ils faisaient en Syrie
le parti anglais, lord Dufferin, en plaidant pour les Druses, sem-
blait plaider pour l'intérêt anglais, et cela affaiblissait l'autorité de
ses réclamations. Il fallait s'accorder dans la sévérité contre les
Turcs et contre les Druses, c'était la vraie justice, ou bien s'ac-
corder dans l'indulgence pour les uns et pour les autres, c'eût été
la vraie iniquité. L'Angleterre ne voulait ni cette vraie iniquité ni
cette vraie justice.
Il y avait, par exemple, un cheik druse, Saïd-bey-Djumblat, qui
était le protégé et le partisan déclaré de l'Angleterre. Il avait pris
part aux massacres par sa connivence, et comme il était fort riche
et fort puissant, qu'il excitait la jalousie de la Porte et la convoitise
de ses fonctionnaires, qu'il y avait là tout ensemble une influence
à détruire et une grande confiscation à faire, le tribunal de Bey-
routh l'avait condamné à mort. Lord Dufferin avait souvent dé-
fendu Saïd-bey-Djumbb.t dans la commission internationale, sans,
ce me semble, avoir pu convaincre ses collègues d'autre chose,
sinon que Saïd-bey-Djnmblat n'était pas plus coupable que beau-
coup d'officiers turcs acquittés par le tribunal de Beyrouth. Lord
DufTerin ne l'abandonna pas une fois condamné à mort, le ministère
anglais non plus, et il y a dans le blue-book deux dépêches de lord
John Bussell : l'une à lord Dufferin pour lui prescrire « d'insister
auprès de Fuad-Pacha afin que Saïd-bey-Djumblat ne soit pas exé-
(1) Lettre.de lord John Russell à lord Dufferin, p. 462, n° 36G.
728 REVUE DES DEUX MONDES.
cuté, » l'autre à sir Henri Bulwer pour lui enjoindre « de faire une
communication dans le même sens à la Porte-Ottomane (1). » Je ne
blâme point l'Angleterre de défendre énergiquement ses protégés
quand elle les croit condamnés outre mesure; mais je m'explique
comment sa volonté d'être juste contre les Turcs s'est trouvée affai-
blie par son désir d'être secourable aux Druses (2).
Depuis le commencement de ses délibérations jusqu'à la fin, la
commission internationale de Beyrouth n'a pas hésité un instant à
déclarer que les officiers et les fonctionnaires turcs étaient les prin-
cipaux coupables des massacres de Syrie, et le 23 février 1861 quatre
commissaires sur cinq (3) ont signé l'acte suivant : « Les soussi-
gnés, après avoir pris connaissance des pièces du procès des fonc-
tionnaires ottomans et des cheiks druses détenus à Beyrouth, croient
devoir se borner à constater que de ces pièces il ne résulte aucune
circonstance atténuante de nature à établir avec certitude que les
fonctionnaires et officiers ottomans ne sont pas responsables en prin-
cipe des événemens qui ont ensanglanté la montagne et amené
le massacre de six mille chrétiens. Dans la pensée des quatre com-
missaires de France, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie,
cette responsabilité continue, ils ont regret à le dire, à peser sur
les agens de l'autorité ottomane au moins autant que sur les plus
coupables des chefs druses, et la différence des châtimens infligés
aux uns et aux autres ne trouve pas, à leurs yeux, une justifica-
tion suffisante dans les pièces du procès soumises à leur examen.
En conséquence les soussignés ont l'honneur d'inviter son excel-
lence Fuad-Pacha à suppléer par sa propre initiative et dans le légi-
time exercice des pleins pouvoirs dont il est muni, en consultant à
la fois les inspirations de sa conscience et les nécessités aussi impé-
rieuses qu'urgentes de la justice, à ce qu'il y a d'incomplet dans
l'instruction et d'inéquitable dans les sentences du tribunal de
Beyrouth, et à terminer le plus promptement possible cette œuvre
de répression, dont les lenteurs ont entravé depuis six mois le réta-
blissement de l'ordre dans le Liban {h), n
J'ai voulu citer cet acte solennel des commissaires internationaux
de Beyrouth, parce que cet acte est, pour ainsi dire, le verdict de
l'Europe sur les événemens de la Syrie. Qu'on ne dise plus que la
Turquie n'est accusée que par des écrivains' de mauvaise humeur,
qui n'ont point de caractère officiel, qui n'ont pas étudié les ques-
(1) Documens anglais, p. 422 et 423, n"* 320 et 330.
(2) Saïd-bey-Djumblat n'a pas été exécuté : par transaction, il est mort dans sa prison
à Beyrouth.
(3; Les quatre signataires sont M. Béclard, commissaire français, lord Dufferin, com-
missaire anglais, M. de Rehfues, commissaire prussien, M. Novikov, commissaire russe.
(4) Documens an^^lais, p. 450, n" 351.
AFFAIRES DE SYRIE. 729
tions sur les lieux, ou qui n'ont pas eu sous les yeux les pièces du
procès. Voilà les commissaires européens réunis à Beyrouth , au
nom de l'Europe, qui ont tout connu et tout examiné; ils décla-
rent que ce sont les Turcs qui sont responsables des massacres
de Syrie, qu'ils sont aussi coupables au moins que les Druses qui
ont pris part aux meurtres, et que le tribunal turc de Beyrouth n'a
songé qu'à les acquitter ou à les frapper de peines illusoii'es. T'e
verdict solennel de l'Europe est un grand fait moral; c'est la con-
clusion que l'histoire doit adopter, c'est la vérité qui doit rester
dans la conscience européenne. Les massacres de la Syrie sont,
comme ceux de Djedda, à la charge de la Turquie, et j'ajoute que,
de même que Namik-Pacha, qui avait laissé faire les massacres de
Djedda, vient d'être nommé ministre de la guerre, on verra sans
doute d'ici à quelques mois Kourshid- Pacha, que le tribunal de
Beyrouth a condamné à la détention pour sa connivence dans les
massacres de Syrie, gracié et récompensé, afin de vérifier le mot de
lord John Russell sur cette condamnation qui (( masque une con-
fiance récente et un avancement prochain. »
J'ai insisté à dessein sur l'importance morale de la déclaration des
commissaires européens de Beyrouth, parce qu'elle n'a pas eu d'autre
importance, et qu'il faut qu'elle vaille au moins pour l'histoire, n'ayant
malheureusement pu valoir ailleurs. La commission, qui était d'ac-
cord sur la culpabilité des Turcs, était divisée sur celle des Druses.
Il y avait des membres qui approuvaient comme justes les condam-
nations prononcées contre les Druses; d'autres les trouvaient trop
sévères. Fuad-Pacha se servit avec habileté de cette division sur un
point pour ne pas tenir compte de l'accord sur les autres, et il dé-
clara qu'en présence des dissentimens qui s'étaient manifestés, il
lui était impossible de rien changer aux sentences du tribunal de
Beyrouth, et qu'il en référait pour l'exécution à la décision de la
Porte-Ottomane (1). La commission internationale, qui sentait bien
que Fuad-Pacha se servait de ses divisions et de ses rivalités pour
annuler son autorité, fit encore un effort pour s'entendre et se mettre
d'accord. L'effort fut inutile, et alors Fuad-Pacha, devenu le maître
de la situation, exposa (( que dans l'état de la question, un tribunal
ayant rendu régulièrement des sentences, il n'avait, quant à lui,
comme représentant du pouvoir exécutif, qu'à les confirmer tant pour
les chefs druses que pour les fonctionnaires et officiers ottomans;
mais, eu égard à la divergence d'opinions qui s'est manifestée dans
la commission, il ajournerait toute autre mesure ultérieure jusqu'à
ce qu'il ait reçu sur l'ensemble de la question les ordres de son
(1) Documens anglais, p. 502, n° 375. Vingt-troisième séance de la commission in-
ternationale, 28 février 1801.
730
REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement. C'est là, dit-il, la seule issue qui s'offre à lui pour
résoudre cette difficulté. Toutefois il réclame encore à ce sujet l'avis
de la commission (1). »
En demandant encore l'avis de la commission, Fuad-Pacha me
semblait dans cette séance du 2 mars abuser de son triomphe. Quel
avis en effet demander à des gens qui ne peuvent pas s'entendre?
Aussi la commission se hâta de conclure en disant qu'elle n'avait plus
d'avis à donner.
Ne dissimulons rien. La commission s'était attiré cet échec par
ses divisions; mais l'échec était grand, il l'était pour la commission,
qui, chargée par l'Europe « de déterminer la part de responsabilité
des chefs de l'insurrection et des agens de l'administration locale, »
n'avait pas pu faire punir ceux qu'elle trouvait coupables presque
unanimement, parce qu'elle n'avait pas pu avoir la même unanimité
sur d'autres coupables. L'incertitude sur quelques-uns avait servi
à l'impunité de presque tous. La commission, qui au commencement
semblait exercer un pouvoir indépendant et européen, avait fini par
se trouver impuissante et subordonnée. La décision lui échappait,
et Fuad-Pacha la transportait habilement de Beyrouth à Constanti-
nople. L'échec était grand aussi pour la justice, « car, connue le
disait très bien le commissaire français, M. Béclard, dans la séance
du 28 février, l'œuvre de la répression est complètement manquée.
Nous avions devant nous trois catégories d'accusés, les fonction-
naire et officiers ottomans, les cheiksdruses détenus-à Beyrouth, les
Druses de rang inférieur détenus à Mokhtarah. Si le procès des pre-
miers est renvoyé à Constantinople , si la sentence des seconds est
confirmée, mais non exécutée sur-le-champ, et si elle est soumise à
une sorte de révision déguisée, si enfin la peine des Druses de Mokh-
tarah est commuée en masse, il n'y a plus aucune répression (2). »
II.
Nous venons de voir l'échec de la commission internationale de
Beyrouth dans sa mission extra-judiciaire : voyons si elle a eu meil-
leur succès dans la mission qu'elle avait reçue a d'apprécier l'éten-
due des désastres qui ont frappé les populations chrétiennes et de
combiner les moyens propres k soulager et à indemniser les vic-
times (3). » Cette œuvre d'humanité et de pitié méritait de réussir,
et la commission internationale pouvait d'autant plus se flatter d'un
succès sur ce point qu'elle était unanime, et qu'il n'y avait là aucune
(t) Documens anglais, p. 507, n" 375. Vinst-quatrième séance de la commission»
2 mars 18G1.
(2) Ibid., p. 502, n" 395.
(3) Ibid., p. 169, n» 163.
AFFAIRES DE SYRIE. 731
(les rivalités et des di\isions qui avaient affaibli son autuiité dans son
œuvre de répression.
Le premier soin de la commission devait être d'évaluer les pertes
des chrétiens et l'indemnité que devaient payer les musulmans. Le
consul de France à Damas, M. Outrey, estimait les pertes des chré-
tiens à 150 millions de piastres turques, et la commission internatio-
nale, à qui ce chiffre d'un peu plus de 30 millions de francs avait été
communiqué, « trouvait après examen, dit lord Dufferin (1), que ce
chiffre était vraiment modéré. Fuad- Pacha l'adoptait lui-même
comme base de l'indemnité. » Il y avait bien quelques dissentimens
sur la manière la plus convenable de lever cette somme. Lord Duf-
ferin avait proposé de lever Ql\ millions de piastres sur Damas et
les localités voisines qui avaient pris part aux massacres et aux pil-
lages, et cela pendant sept ou neuf mois. Les 86 millions restans
devaient être fournis par la Porte-Ottomane. <( Tout était convenu,
dit lord Dufferin , et dès le 26 novembre 1860 Fuad-Pacha avait
déclaré qu'il allait écrire à la Porte-Ottomane pour lui demander de
pourvoir à la portion de l'indemnité restant à sa charge. Il avait
ajouté, il est vrai (2), que « quant au chiffre total de l'impôt et à la
fixation définitive du délai dans lequel il serait perçu, il hésitait à
prendre une détermination, » et il s'était « borné à donner à la com-
mission l'assurance de son bon vouloir. » Il y avait bien là un peu
d'incertitude et d'obscurité. Cependant, comme Fuad-Pacha <( avait
montré à la commission un projet qui offrait l'avantage d'une répar-
tition juste et équitable (3), » la commission avait lieu de croire,
comme disait lord Dufferin , que tout était convenu , quand dans la
quinzième séance, le 22 décembre 1860, Fuad-Pacha annonça (( qu'il
venait de recevoir une dépèche officielle par laquelle il était informé
que son gouvernement se réservait de décider la manière dont les
indemnités seraient fixées et payées aux chrétiens, ainsi que la fixa-
tion des impôts à prélever pour les indemnités (4) . »
Ainsi la commission internationale se trouvait dépouillée du droit
qui lui avait été attribué « d'apprécier l'étendue des désastres qui
avaient frappé les populations chrétiennes et de combiner les moyens
propres à soulager et à indemniser les victimes. » Ainsi la Porte-
Ottomane dessaisissait arbitrairement la commission d'une de ses
prérogatives et substituait son pouvoir au sien. Les membres de la
commission protestèrent unanimement contre cette décision, qui
transportait de Beyrouth à Constantinople le règlement de la ques-
tion qu'il fallait le plus traiter sur les lieux. Qu'a produit cette pro-
(1) Lettre du 27 février 1861, p. 479, n" 373.
(2) Treizième séance de la commission internationale, p. 292, n" 225.
(3j Ibid., p. 294. •
(4) Documens anglais, p. 313, n" 229.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
testation de la commission? Rien. Mais qu'a produit la décision prise
par la Porte-Ottomane? La lettre de lord DulTerin à sir Henri Bulwer,
en date du 27 février, l'expose douloureusement. « L'effet de cette
intervention du gouvernement central a été pernicieuse. J'ai déjà in-
formé votre excellence qu'il y a dans l'esprit des populations chré-
tiennes de Syrie la conviction arrêtée que les désastres qui les ont
frappées dernièrement ont été autorisés par la Porte. Le seul moyen
pour Fuad-Paclia d'ébranler cette conviction était d'aborder hardi-
ment et promptement l'œuvre de la réparation. » Il fallait donc frap-
per Damas d'un impôt pénal et se servir de cet impôt pour indemni-
ser sans délai les chrétiens. En voulant tout régler de Constantinople,
tout s'est trouvé arrêté, excepté les malheurs et les défiances des chré-
tiens, qui n'ont fait que s'accroître. « Depuis sept mois passés, il n'a
rien été fait pour rétablir les pauvres chrétiens de Damas dans leurs
maisons. Leur quartier est encore ce qu'il était le lendemain des mas-
sacres. La plupart des habitans de ce quartier sont à Beyrouth, et le
petit nombre de ceux qui languissent cà Damas dans l'asile sinistre
des maisons musulmanes, où ils ont été entassés dans le premier
moment, arrivent chaque jour à Beyrouth, à mesure que les routes
sont ouvertes, refusant, non sans raison, de rester plus longtemps
dans une ville où ils ne peuvent point avoir de maisons à eux, où ils
n'ont aucun moyen de gagner leur vie, et où les rations quotidiennes
que le gouvernement a dû leur fournir pendant l'hiver sont arrié-
rées de trente ou quarante jours... Si Fuad- Pacha avait été mis à
môme de commencer de bonne foi l'œuvre de la réparation à Damas,
s'il avait été généralement connu que la question de l'indemnité avait
été réglée de manière à satisfaire la commission européenne, et que
la Porte, dans sa sollicitude pour ses sujets chrétiens, était disposée
à presser avec un certain degré de rigueur leurs persécuteurs musul-
mans, la situation du gouvernement ottoman serait en ce moment
bien moins désavantageuse, et nous, qui entreprenons sincèrement
de l'aider dans ses efforts, nous serions plus capables de combattre
avec succès les efforts de ceux qui n'ont d'autre intention que de
déprécier tout ce qu'il fait (1). »
La commission avait bien raison de croire que le règlement de
l'indemnité n'avait pas été transporté à Constantinople dans l'intérêt
des populations chrétiennes de la Syrie. Dans la vingt-cinquième
séance de la commission, le 5 mars 1861, Fuad-Pacha fit part à la
commission des instructions qu'il avait reçues de Constantinople au
sujet de l'indemnité due aux habitans chrétiens de Damas. « La Porte
a reconnu, comme la commission, que le principe d'une somme fixe
et déterminée à l'avance, à répartir ensuite entre les avant-droit au
t
^1) Documens anglais, p. 480, n. 373.
, AFFAIRES DE SYRIE. 733
prorata de leurs pertes, était le meilleur qu'on pût adopter; mais si
la Porte est tombée d'accord avec la commission sur le principe,
elle s'en éloigne dans l'application. Au lieu de 150 millions de pias-
tres que la commission proposait de répartir entre les chrétiens, la
Porte serait d'avis, eu égard aux ressources dont elle croit pouvoir
disposer, de s'en tenir au chiffre de 75 millions de piastres, dont le
gouvernement du sultan se constituerait le débiteur vis-à-vis des
chrétiens, et qu'il leur paierait en six à-comptes semestriels, c'est-
à-dire dans le laps de trois années. Dans le plan arrêté à Constan-
tinople, une imposition sur Damas et sur les environs serait le
moyen employé pour faire face aux intérêts et à l'amortissement des
sommes que le gouvernement avancera (1). » Cette décision émut
beaucoup la commission. Elle changeait entièrement l'état des
choses au préjudice des chrétiens. Non -seulement leur dédomma-
gement était réduit de moitié, mais au lieu d'être des indemnitaires
payables sur un impôt pénal et local, et par conséquent pouvant être
payés promptement , ils devenaient les créanciers du gouvernement
ottoman, ce qui n'est pas la meilleure condition du monde, et payables
en trois ans, s'ils sont payés, ayant pour garantie le trésor public,
au lieu d'avoir pour gage une taxe perçue dans la province et sous
leurs yeux. Les commissaires européens se plaignirent à l'envi de
cette décision. « Si l'arrêté de la Porte, dit le commissaire autri-
chien, est définitif, toute discussion semble inutile. Si ce n'est qu'un
projet, je dois dire que dans ma pensée le chiffre de 75 millions de
piastres est insuffisant... — 150 millions de piastres, dit le commis-
saire français, M. Béclard, étaient dans la pensée de la commission
un minimum indispensable, et le terme de huit mois pendant les-
quels la population musulmane de Damas et des environs devait
payer la portion de l'intérêt mise à sa charge était un délai suffi-
sant pour les musulmans et déjà très long pour les chrétiens... Mais
quelle que soit la combinaison définitivement adoptée, il y a un
point sur lequel je dois faire aujourd'hui les réserves les plus for-
melles, c'est qu'en aucune partie de l'empire les populations chré-
tiennes ne seront ni directement ni indirectement tenues de concou-
rir au paiement de l'impôt d'indemnité. Il est bien entendu en elTet
que les musulmans seuls doivent être soumis aux conséquences de
la' mesure financière, quelle qu'elle soit, qui sera ultérieurement
adoptée... » Lord Dufferin déclare que « 150 millions de piastres
d'indemnité étaient le résultat du calcul le plus modéré auquel on
pût se livrer sur les pertes subies par les chrétiens de Damas... » Le
commissaire prussien, M. de Rehfues, ne cesse pas de croire « que
(1) Documeiis anglais, p. 511, n" 377. "'
734 REVUE DES DEUX MONDES.
le plan d'indemnisation indiqué par la commission était aussi expé-
dient que modéré, et qu'il correspondait à ce que le gouvernement
ottoman doit faire en faveur d'une population sujette du sultan, et
que la protection de son souverain n'a pas empêchée d'être chassée
de ses foyers, soumise aux plus horribles traitemens, et réduite en
masse à la plus extrême misère. » M. le commissaire russe déclare
« n'avoir presque rien à ajouter à toutes les idées justes qui viennent
d'être exprimées par ses collègues. » Il renouvelle pour son compte
la réserve faite par M. Béclard et d'après laquelle les chrétiens d'au-
cune localité ne doivent contribuer à la création des ressources né-
cessaires au paiement de l'indemnité. Il a soin aussi de mettre à part
les dédommagemens et réparations que doivent obtenir les établis-
semens religieux indigènes, les consulats et les nationalités (1).
On voit que la commission n'a pas manqué, par ses réclamations
au moins, à la mission qu'elle devait remplir. Elle était chargée de
poursuivre la réparation des désastres qui avaient frappé les popu-
lations chrétiennes de la Syrie ; elle l'a demandée avec énergie et
avec persévérance: que pouvait-elle faire de plus? Le pouvoir lui
manquait. Nous dirons tout à l'heure pourquoi le pouvoir lui man-
quait; mais je veux dès ce moment faire voir comment, dans cette
séance du 5 mars 1861, la commission internationale sentait son
impuissance : j'en trouve la preuve dans les paroles du commissaire
français, M. Béclard, et du commissaire russe, M. Novikov. Ces deux
membres comprennent que la commission désormais est sans auto-
rité, que la volonté de la Porte-Ottomane et de Fuad-Pacha prévaut
partout, soit en ce qui concerne la punition et la répression des cou-
pables, soit en ce qui concerne l'indemnité due aux victimes. Aussi,
ne s' occupant plus du passé que pour s'en plaindre énergiquement,
ils songent à l'avenir, et tâchent de le préserver des chances de la
mauvaise. volonté turque. M. Béclard, mettant pour ainsi dire le doigt
sur la plaie, déclare que ce sont les musulmans seuls qui doivent
payer l'impôt de l'indemnité. Il voit bien que la Porte-Ottomane, en
prenant l'indemnité pour le compte du trésor public, en fait une
charge de l'état, une charge que supporteront tous les contribuables,
les chrétiens comme les musulmans, et les chrétiens plus que les
musulmans, puisqu'ils supportent partout le plus lourd fardeau des
impôts. De cette manière, les chrétiens de Syrie seront imposés pour
les maux même qu'ils ont soulferts, et les indemnitaires paieront
l'indemnité qu'ils recevront. Telle est la combinaison que dénonce
M. Béclard. Cette dénonciation empêchera-t-elle la combinaison
d'être exécutée? Je crains fort que la Porte-Ottomane ne soit ici dis-
(1) Documcns anglais, p. 512 et 513, n" 377.
AFFAIRES DE SYRIE. 735
posée à appliquer une de ces règles de radministiation européenne
qu'elle sait si bien pratiquer quand elle y trouve son intérêt ou son
plaisir : la règle de l'égalité entre tous les contribuables. Quant à
M. Novikov, il n'espère pas plus que ses collègues que les chrétiens
de Syrie puissent désormais être indemnisés de leurs pertes; il songe
seulement à la réparation particulière qu'il faudra obtenir pour les
établissemens religieux indigènes , pour les consulats et les consuls
étrangers, enfin pour les nationalisés qui ont souffert dans leurs per-
sonnes ou dans leurs biens. Il semble renoncer à l'action collective
qui vient de si mal réussir entre les mains de la commission inter-
nationale, pour rentrer dans l'action particulière que la Russie a tou-
jours préférée dans ses rapports avec l'empire ottoman.
D'où venait donc cette impuissance de la commission internatio-
nale, que tout le monde sentait dans ses dernières séances, et qui
faisait un si grand contraste avec l'allure ferme et décidée qu'a-
vaient dans le commencement les commissaires européens? Je vois
en effet que, le 9 janvier 1861, M. Béclard se plaint qu«e le nou-
veau gouverneur de Damas, Emin-Pacha, ait exclu du conseil pro-
vincial Salih-Agha-Mohayeni, « homme considérable par sa position
et son caractère, et qui, pendant les événemens de Damas, avait
recueilli chez lui un grand nombre de chrétiens. » Abro-Effendi
commence par dire, selon son habitude, « qu'il ne possède aucune
information sur les faits rapportés par M. Béclard ; mais il conteste
dès à présent à la commission le droit de critiquer l'autorité locale
sur ses actes administratifs... M. Béclard répond que, pour son
compte, il n'admet pas qu'aucune restriction puisse être apportée à
l'exercice des droits dont la commission est investie. Jusqu'à ce que
la Syrie soit réorganisée, Fuad-Pacha est armé de pouvoirs sans
limites, et la commission de son côté a sur tous les actes de l'au-
torité, pendant cette période de transition, un droit de censure
dont M. le commissaire de France croit devoir user dans cette cir-
constance (1). » Il est possible que M. Béclard exagérât quelque peu,
en parlant ainsi, les droits de la commission ; mais cette exagération
môme témoignait du sentiment de leur pouvoir qu'avaient encore
les commissaires européens au mois de janvier 1861, et qu'ils n'a-
vaient plus dans leurs dernières séances de mars. A quoi tient ce
changement? J'en ai déjà indiqué une cause. Les rivalités et les
dissentimens s'étaient manifestés. Fuad-Pacha, redevenu Turc de
Syrien qu'il avait été tenté d'être un instant, s'était servi habile-
ment de ces divisions pour anéantir peu à peu l'autorité de la com-
mission, renvoyer à Constantinople la décision de tout, et regagner
(1) Dix-liuitième séance de la commission de Beyroutli, p. 378, n" 288.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi la faveur de la Porte-Ottomane. Il y avait de plus une autre
cause qui, au mois de mars, faisait l'impuissance de la commission
internationale : c'était l'évacuation de la Syrie par les troupes fran-
çaises, évacuation qui pouvait être retardée jusqu'au 5 juin, mais qui
était décidée en principe, et cette décision ôtait d'avance toute force
et toute autorité à la commission internationale. L'Europe en effet
était représentée en Syrie par les troupes françaises et par la com-
mission. Ces deux interventions, l'une militaire et l'autre diploma-
tique, s'appuyaient l'une sur l'autre; elles étaient fortes et elles
étaient faibles l'une par l'autre. Aussitôt qu'il était décidé que l'in-
tervention militaire devait cesser, l'intervention diplomatique per-
dait du même coup son efficacité, et la Porte-Ottomane, qui s'était
résignée à l'intervention plutôt qu'elle ne l'avait sincèrement ac-
ceptée, se hâtait de se débarrasser par elle-même du contrôle de la
commission internationale, après s'être débarrassée, à l'aide de
l'Angleterre, du frein des troupes françaises; elle jouissait partout
de la liberté d'action ou d'oppression qu'elle avait recouvrée contre
les chrétiens.
J'ai raconté les deux échecs de la commission internationale tels
que je les trouve exposés dans les documens anglais. Il me reste à
voir ce qu'elle a fait pour remplir la dernière et la plus importante
mission dont elle était chargée, la réorganisation de la Syrie. A-t-elle
mieux réussi sur ce point que sur les autres? Y a-t-elle rencontré
les mêmes obstacles et les mêmes difficultés? Que faut-il penser du
système qui a été adopté ? Mais avant d'aborder cette dernière
question, qui sera l'objet d'une troisième étude, je veux fnïve une
réflexion générale sur la commission internationale et dire à quoi
elle a servi, car il me serait trop pénible, en finissant sur les deux
points que j'ai traités, de laisser croire que cette commission n'a
servi à rien.
La commission de Beyrouth n'a, il est vrai, réussi à obtenir ni la
répression ni la réparation qu'elle voulait, je suis forcé de le recon-
naître; mais elle a produit dans le présent un bon effet, et elle a
créé pour l'avenir un bon précédent. Dans le présent, elle a contri-
bué, avec nos troupes, à rassurer les populations chrétiennes de la
Syrie; elle leur a montré que l'Europe s'occupait d'elles, prenait
part à leurs désastres et voulait de bonne foi prévenir les maux dans
l'avenir et les réparer dans le présent. Songez à l'état de démoi'ali-
sation dans lequel les massacres de Damas, de Zaleh, de Déir-el-
Kamar, de Rasheya, d'Hasbeya, etc., avaient jeté nos frères de Syrie.
C'a été pour eux une sorte de retour à la vie que de savoir qu'ils
avaient en Europe des protecteurs, que l'Occident ne leur envoyait
pas seulement des soldats pour les sauver du glaive musulman.
AFFAIRES DE SYRIE. 737
mais des administrateurs et des publicistes intelligens chargés de
veiller sm* leur sort. Peut-être leurs espérances ont-elles été trop
loin dans le premier moment, peut-être ont-ils trop cru au pouvoir
ou à l'union de l'Europe; de là leurs désappointemens quand ils ont
vu nos troupes évacuer la Syrie et la commission internationale
perdre ou abdiquer peu à peu son pcavoir. Il ne faut pas cependant
que ce désappointement leur fasse oublier ce qu'ils étaient quand
nos troupes et la commission internationale sont arrivées ; ils ont eu
l'attention et la sollicitude de l'Europe pendant près d'un an, et cette
attention, qui a été leur sauvegarde, ils l'ont encore.
La commission internationale de Beyrouth n'a pas été seulement
un secours, elle est un précédent. Depuis près de vingt-cinq ans,
c'est l'Europe qui gouverne à Constantinople; mais elle ne gouverne
que par influence et à l'aide d'intermédiaires. Ses diplomates sont
puissans et écoutés; l'Europe cependant n'y a aucune autorité pu-
lilique et reconnue. Lord Stratford a été tout-puissant à Constanti-
nople , mais il n'avait pas d'autre titre que celui d'ambassadeur
d'Angleterre. Il était tout par ses conseils, qui étaient des ordres;
il n'était rien en droit. A Beyrouth, pour la première fois, il y a eu
une autorité européenne, reconnue et publique, prenant part à l'ad-
ministration d'une province turque, contrôlant les actes des fonc-
tionnaires ottomans. Il est vrai que Fuad- Pacha, sur l'injonction
venue de Constantinople, a fait tout ce qu'il a pu pour annuler la
commission de Beyrouth après avoir semblé pendant quelque temps
vouloir s'appuyer sur elle. Il a peu à peu détruit le pouvoir de
la commission, mais il n'a pas détruit le précédent qu'a créé
l'installation à Beyrouth de cette autorité européenne. A Dieu ne
plaise que je souhaite à d'autres provinces de l'empire turc d'a-
cheter aussi cher que l'a acheté la Syrie le privilège d'avoir dans
son sein une autorité européenne! ^lais enfin, si le fanatisme mu-
sulman inonde encore de sang quelque province de la Turquie, soit
en Europe, soit en Asie, l'Occident sait quelle voie il doit suivre pour
obtenir la répression des massacres et la réparation des désastres.
Il sait que le maintien de l'intégrité de l'empire ottoman comporte
cependant des interventions salutaires, et que l'indépendance de la
Porte-Ottomane ne va pas jusqu'au droit de laisser égorger impu-
nément les chrétiens d'Orient, La sécurité des populations chré-
tiennes de l'empire ottoman est un des principes fondamentaux du
traité de Paris, et ce principe, consacré par une première applica-
tion en Syrie, fait dorénavant partie du droit public de l'Europe.
Saint-Marc Girardin.
TOME XXXIV. 47
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 juillet 1861.
Lorsqu'un pays n'est point activement et assidûment associé par ses in-
stitutions à la délibération et à la direction de ses affaires, il peut lui arri-
ver d'apprendre sur son propre compte, par des voies étrangères, d'étranges
nouvelles. La France vient d'éprouver l'autre jour une de ces bizarres sur-
prises; elle a été informée par un long débat de la chambre des communes
qu'elle travaille sourdement à s'annexer l'île de Sardaigne. A coup sûr, si
la France nourrit ce projet, elle ne s'en doute guère; elle agit apparemment
à la façon des somnambules, qui n'ont point conscience de ce qu'ils font
dans leur sommeil magnétique. Ce qui est extraordinaire, c'est l'abondance
des détails fournis par le membre de la chambre des communes qui a cru
devoir interpeller à ce sujet le gouvernement anglais. C'est le surveillant
jaloux de nos projets d'agrandissement, l'Argus auquel n'échappe aucun
mouvement de notre diplomatie clandestine, c'est M. Kinglake en personne
qui cette fois encore a voulu donner l'éveil à lord John Russell. Rien n'a
manqué à l'ombrageux réquisitoire du spirituel auteur cVEothen. Si quelque
obscure feuille italienne a dénoncé la présence de prétendus agens français
en Sardaigne, M. Kinglake connaît le nom de cette feuille, et a dans son
dossier la correspondance accusatrice. Si notre grand homme d'action en
fait d'annexion, M. le sénateur Pietri, qui est Corse sans doute, a passé le
détroit de Bonifacio pour quelque visite de voisinage, M. Kinglake en a été
aussitôt informé; il en tient bonne note. Jamais procureur-général n'a su
mieux grouper une multitude de menues circonstances et n'a été plus habile
à les enchaîner par toute sorte de conjectures plausibles et d'ingénieuses
Inductions pour en tirer une accusation formidable. Il n'est pas homme à
se laisser déconcerter par les dénégations les plus formelles. M. Ricasoli a
déclaré, avec l'énergie qui lui est propre, que jamais aucun pouce du sol
italien ne serait cédé. Le bon billet t Le sol italien, pour le ministre d&
REVUE. CHRONIQUE. 739
Victor-Eramanuel, n'est-ce point la terre ferme? Est-on bien sur qu'il y
comprenne les îles? Puis, une fois la thèse bien établie, il s'agit de savoir
ce que vaut la Sardaigne au point de vue maritime. Il n'y a pas de meil-
leures rades dans la Méditerranée que les ports naturels de la Sardaigne.
C'est Nelson, Nelson qui l'a dit, et l'on apporte en témoignage la correspon-
dance du grand homme de mer. L'Angleterre ne peut donc pas permettre
que la France s'adjoigne la Sardaigne. Sir Robert Peel met sa plus chaude
éloquence au service de cette conclusion. Un esprit ingénieux, un élégant
érudit en matière d'art et d'histoire, M. W. Stirling, se joint à cette charge
patriotique. Le ministre enfin lui-même prend la parole, il pèse longue-
ment et avec le plus grand sérieux la vraisemblance des desseins dénoncés
par ses honorables amis et les conséquences graves qu'auraient les projets
prêtés à la France, s'il y était donné suite.
Pour couronner le comique de cette scène , il n'est rien comme le pré-
texte sur lequel lord John Russell a cru devoir fonder sa défiance invétérée.
Le secrétaire d'état britannique croit aux protestations des ministres ita-
liens, qui désavouent la pensée d'abandonner la Sardaigne; il admet les
dénégations du gouvernement français. Il ne se fait pourtant pas faute de
renouveler, même après les déclarations les plus satisfaisantes, ses interro-
gations soupçonneuses aux gouvernemens de France ^ d'Italie, comme si
c'était un procédé usuel et courtois en diplomatie que de faire réitérer une
parole d'honneur. Lord John Russell veut bien convenir enfin qu'il serait
tranquille, s'il n'avait affaire qu'au gouvernement français; mais ce qui l'in-
quiète, c'est l'entraînement possible de l'opinion dans notre pays, c'est la
fougue de nos assemblées! La presse française avec son autorité impé-
rieuse, le corps législatif et le sénat avec la puissante initiative dont ils
sont armés, peuvent, un jour ou l'autre, contraindre notre gouvernement à
demander poliment la Sardaigne à l'Italie, en prenant, suivant l'usage, le
suffrage universel pour arbitre! Il est difficile de deviner, au ton de lord
John Russell, les momens où il parle sérieusement et ceux où il plaisante.
Nous voudrions sincèrement, quant à nous, dissiper ses inquiétudes. Le ha-
sard nous en fournit peut-être l'occasion. Apprenant, par le débat de la
chambre des communes, l'importance des rades sardes, nous avons jeté les
yeux sur une note, d'ailleurs très intéressante, publiée à Turin sur les sta-
tions navales du royaume d'Italie. L'auteur de cet opuscule n'est point sans
autorité, si l'on en juge par les fonctions qu'il a occupées : c'est M. Salva-
tore Castiglia, commandant de la marine active du général Garibaldi en
1860. Que pensait sur la Sardaigne le marin garibaldien? Nous étions cu-
rieux de le savoir. Nous n'avons trouvé dans sa brochure que cette phrase
laconique et significative : « Il y a en Sardaigne de très bons ports naturels;
mais une station navale y serait peu sûre tant que la Corse ne sera pas ren-
due à l'Italie {sino a che la Corsica non sia resa aW llalia!). » De quoi s'ef-
fraient donc M. Kinglake et lord John Russell? Il est probable que l'Italie
7A0 REVUE DES DEUX MONDES.
convoite la Corse autant que nous la Sardaigne. Quant à M. Pletri , on voit
qu'il a là une grosse affaire sur les bras ! Avant dé penser à enlever la Sar-
daigne à l'Italie, qu'il songe d'abord lui-même à rester Français!
On gémit quand on voit la facilité avec laquelle les idées les plus hétéro-
clites naissent et se propagent de notre temps, et le pouvoir qu'elles ont de
distraire les esprits les plus distingués des saines pensées politiques. Le re-
mède à ce mal existe, il est connu, nous ne nous lassons point de l'indi-
quer : il serait pour la France dans une action plus large donnée à l'opinion
publique par la liberté de la presse, dans l'initiative rendue aux assemblées
qui représentent le pays. Quelques mots échangés au corps législatif entre
un député et un ministre feraient plus aisément et plus complètement que
des entretiens diplomatiques tomber les mauvaises défiances et les ridicules
soupçons qui ont à plusieurs reprises préoccupé le parlement anglais, y ont
provoqué des discussions qui manquent d'objet, et qui ont l'inconvénient
d'entretenir une irritation dangereuse pour la paix du monde et funeste
aux intérêts bien compris des deux pays. Si l'on pouvait parler de la poli-
tique extérieure dans nos assemblées sur un ton de familiarité et de bon
sens, et non plus dans les harangues d'apparat qu'autorisent deux fois seu-
lement par session la discussion de l'adresse et celle du budget, les fan-
tômes seraient promptement dissipés. Qui pourrait dans une chambre fran-
çaise demander l'annexion de la Sardaigne à la France? Quelque orateur
excentrique, peut-être, réfuté et désavoué sur le coup par la moqueuse hi-
larité de l'assemblée tout entière. Après de telles manifestations, des séances
comme celle de la chambre des communes qui nous inspire ces réflexions
seraient impossibles. A moins de vouloir se couvrir, aux yeux du monde,
d'un caractère indélébile d'absurdité, des hommes d'esprit comme M. King-
lake, sir Robert Peel et lord John Russell ne viendraient plus mettre le pu-
blic dans la confidence des mauvais rêves que leur imagination enfante au-
jourd'hui dans les ténèbres. Les sentimens réciproques des deux peuples
deviendraient meilleurs, et peut-être ne tarderaient-ils point à mettre un
terme au gaspillage des capitaux qu'ils sacrifient à leurs craintes et à leurs
animosités mutuelles dans leurs budgets de la marine et de la guerre.
On a pu remarquer il y a peu de jours, dans la discussion qui s'est en-
gagée aux communes sur le budget de la marine, les regrettables consé-
quences de l'entraînement aveugle avec lequel la France et l'Angleterre
poussent à l'envi leurs armemens maritimes. Si la France a tel nombre de
vaisseaux cuirassés, il faut que l'Angleterre en ait un nombre plus grand :
tel a été l'argument suprême de tous les orateurs anglais, celui que lord
Palmer-ston en particulier a fait valoir avec son esprit ordinaire, invariable-
ment assaisonné d'une pointe d'aigreur agressive contre la France. Pour-
quoi, nous aussi, ne raisonnerions nous pas de la même façon et ne multi-
plierions-nous pas indéfiniment nos vaisseaux cuirassés en prétextant de
l'avance que l'Angleterre aurait prise sur nous? Où aboutirait cette concur-
REVUE. CHRONIQUE. 7Z|1
rence aussi folle que ruineuse? M. Disraeli a fait entendre sur ce point des
paroles sensées qui trouveront un écho des deux côtés de la Manche dans
tous les esprits raisonnables. M. Disraeli a paru croire qu'il n'était point
impossible d'amener les deux gouvernemens à s'entendre pour fixer la pro-
portion des forces maritimes qui leur sont respectivement nécessaires en
temps de paix. Établir cette proportion, voilà le problème. 11 est clair en
effet, si les deux gouvernemens veulent également vivre en paix, qu'en aug-
mentant à l'envi l'un de l'autre leurs forces maritimes, ils ne feront qu'ac-
croître leurs dépenses sans résultat efficace, puisqu'à l'égard l'un de l'autre
ils n'auront point changé leur puissance relative. L'état de paix étant sup-
posé, la même proportion pourrait être établie sur un nombre moindre
de vaisseaux, et l'on s'épargnerait une consommation de capitaux onéreuse
pour les deux pays, inutile pour les fins qu'ils se proposeraient avec une
égale sincérité.
L'évidence de ce raisonnement saute aux yeux; mais les nations et les
gouvernemens ne peuvent rien aliéner de l'indépendance de leur action
politique : ils ne sauraient se lier par des engagemens qui les soumet-
traient, dans la direction qu'ils donnent à leurs armemens, à un contrôle
étranger. Il n'est donc pas possible de résoudre le problème de la juste
proportion des forces maritimes de la France et de l'Angleterre en temps
de paix par voie d'arrangement diplomatique. N'y a-t-il pas d'autres moyens
d'atteindre le même résultat, et faut-il désespérer de voir deux pays rai-
sonnables mettre à profit la paix en réduisant leurs dépenses de guerre?
Sans doute l'entente est possible à d'autres conditions : elle dépend surtout
de la confiance mutuelle des deux gouvernemens, de la foi réciproque qu'ils
auront dans leurs intentions pacifiques; mais, comme on le dit familière-
ment, la confiance ne se commande point. Entre les gouvernemens et les
peuples, elle se fonde sur des garanties positives bien plus que sur des
appréciations personnelles. La plus solide de ces garanties positives est
celle qui résulte de la forme des gouvernemens. Si nos assemblées avaient
une participation plus directe et mieux soutenue à la direction des affaires,
si les gouvernemens étrangers pouvaient lire plus facilement dans leurs
manifestations les tendances prononcées de l'opinion, la volonté décidée
du pays sur les questions qui les préoccupent, il est certain qu'entre la
France et l'Angleterre par exemple un doute sérieux ne pourrait subsis-
ter longtemps sur les intentions positives des deux peuples à l'égard de la
paix. La diplomatie secrète ne suffit point de notre temps à toutes les né-
cessités de la politique internationale. Il est des questions, et parmi celles-
ci il faut ranger la plus importante, la question de confiance, qui se négo-
cient et se résolvent mieux d'assemblée à assemblée par la franchise et la
liberté de la discussion qu'au moyen des conférences d'ambassadeurs et
des protocoles de chancellerie. C'est un des motifs qui nous font le plus
vivement désirer le progrès de nos institutions vers la liberté.
7Zl*2 REVUE DES DEUX MONDES.
S'il nous vient d'Angleterre de mauvaises paroles, où se reflètent des sen-
timens fâcheux, c'est pour nous un devoir agréable de constater qu'il nous
arrive aussi de ce côté des témoignages d'amitié dignes d'être appréciés
par la France. Parmi ces meilleurs symptômes de l'esprit public anglais, il
faut signaler la remarquable manifestation à laquelle a donné lieu le der-
nier banquet du lord-maire. Le magistrat populaire de la Cité de Londres
pour la présente année, M. Cubitt, a exercé l'hospitalité avec autant de li-
béralisme que de magnificence. Dépassant la mesure ordinaire des fêtes tra-
ditionnelles données par les lords-maires, il a réuni dans des banquets dif-
férons les membres du gouvernement et les chefs de l'opposition. Il vient
enfin , dans un récent dîner, de fêter la liberté commerciale en l'honneur
des plus éminens organes de cette grande cause, de MM. Cobden et Bright
pour l'Angleterre, de M. Michel Chevalier pour la France. Les applaudisse-
mens qui ont accueilli les.sages et éloquentes paroles de notre compatriote
n'étaient point une simple courtoisie payée au plus actif et au plus efficace
champion de la liberté commerciale en France : ils s'adressaient aussi à
notre pays, ils étaient un témoignage du désir général qui règne, parmi
les classes intelligentes et industrieuses de la société anglaise, de voir se
perpétuer l'alliance de la France et de l'Angleterre. L'un des principaux
héros de la fête, M. Cobden, est par excellence le représentant chez nos
voisins des sentimens favorables à l'union pacifique des deux peuples.
Nous sommes convaincus que M. Cobden, en convertissant notre gouverne-
ment au principe de la liberté des échanges et en négociant le traité de
commerce, a créé en quelque sorte le lien qui attachera les deux pays à la
paix et les empêchera de sacrifier leurs intérêts sérieux à des boutades
de mauvaise humeur. Il est difficile d'exagérer le bienfaisant service que
M. Cobden a rendu ainsi aux deux nations et à l'humanité. Nous ne mettrons
qu'une réserve à l'admiration et à la reconnaissance que nous inspire ce
remarquable esprit. M. Cobden, à notre gré, est trop l'homme d'une seule
idée. Il s'est dévoué sans doute à une œuvre immense, il a attaché son nom
à un magnifique triomphe : profitant des libertés que lui donnait la consti-
tution de son pays, il a poursuivi et obtenu l'abolition du système pro-
tecteur relativement au commerce du blé par la liberté d'association , par
la liberté de la presse, par la liberté parlementaire; il a eu la douceur de
n'avoir d'autre moyen à employer, pour gagner ses concitoyens à ses idées,
que l'action juste et féconde de la liberté, la persuasion. Or il semble que
M. Cobden voie dans la liberté du commerce une panacée universelle, à la-
quelle il subordonne trop facilement les libertés politiques dont il a su
faire lui-même un si noble usage. Pourvu que l'on satisfasse sa passion pour
le frce irade, il a trop l'air de faire bon marché de la nature et de la forme
des institutions, de professer à l'endroit des libertés politiques une indiffé-
rence dédaigneuse. Avec la finesse de son talent et la qualité de son esprit,
il aurait dû échapper à ce travers des monomanes vulgaires. Cette faiblesse
REVUE. CHRONIQUE. 743
lui a fait du tort en France, elle nuit à son influence en Angleterre; c'est
parce que nous voudrions que sa parole, généreusement employée au ser-
vice des idées pacifiques, eût toute l'influence qu'elle mérite, que nous
voyons avec regret M. Cobden en restreindre lui-même l'efficacité par son
scepticisme politique.
Les remaniemens ministériels causés par l'entrée de lord John Russell à
la chambre des lords et par la retraite de lord Woodhouse et de lord Her-
bert n'indiquent malheureusement point que les idées systématiques de
MiVl. Cobden et Bright soient en progrès dans l'administration britannique.
Deux places étaient devenues vacantes dans cette administration, celles de
secrétaire du gouvernement de l'Irlande et de sous-secrétaire des affaires
étrangères. Lord Palmerston a choisi pour les remplir deux hommes de talent
sans doute, sir Robert Peel et M. Layard, mais qui ne sont assurément point
des sectaires de l'école de Manchester. Ils faisaient plutôt partie du groupe
ombrageux dont M. Kinglake est l'organe le plus accentué, et dans les
dernières discussions étrangères il s'en faut que la politique du cabinet des
Tuileries ait reçu d'eux un traitement amical. Sir Robert Peel et M. Layard
ne sont point appelés à remplir des postes d'une grande importance, mais
leur nomination ajoute quelque chose à l'attitude un peu hargneuse du ca-
binet anglais à notre égard. La retraite de lord Herbert a été vue avec
regret en Angleterre. Lord Herbert, autrefois M. Sidney Herbert, avait
été un des élèves les plus distingués de l'ancien sir Robert Peel. Malgré la
grande position qu'il tenait de sa naissance et de sa fortune, il s'était livré
aux travaux de la chambre des communes et des fonctions ministérielles
avec l'application laborieuse d'un homme qui aurait eu besoin de chercher
dans les aff'aires publiques une carrière rémunératrice. C'était un orateur
vigoureux, un administrateur éminent. L'état précaire de sa santé l'avait
décidé, il y a un an, à quitter la chambre des communes pour la chambre
des lords, et l'oblige aujourd'hui à se démettre du ministère de la guerre.
Il est remplacé dans ce ministère par un des hommes les plus capables du
cabinet, sir George Cornewall Lewis, car c'est maintenant la mode en An-
gleterre de considérer le département de la guerre, qui n'était, il y a peu
d'années, qu'une insignifiante sinécure, comme un des postes les plus im-
portans de l'administration. Sir George Lewis, connu par des ouvrages de
philosophie politique et d'érudition historique, autrefois editor de la Revue
d'Edimbourg, est une de ces aptitudes qui peuvent s'appliquer à tout. Il a
été chancelier de l'échiquier, il était ministre de l'intérieur. Depuis quel-
que temps déjà, on le désignait comme devant remplacer lord John Russell
à la tête du parti whig dans la chambre des communes.
Mais l'événement le plus important dans ces changemens ministériels,
c'est la promotion de lord John, désormais comte Russell, à la chambre des
lords. Lord John était depuis quarante-sept ans dans la chambre des com-
munes. M. Disraeli a écrit de l'ancien sir Robert Peel qu'il a été de nos
Ihll REVUE DES DEUX MONDES.
jours le plus grand membre de la chambre des communes. Dans cette hié-
rarchie, la seconde place appartenait assurément à lord John. Il est rare
de voir ces grands comnioners quitter volontairement la scène familière où
ils se sont élevés et sur laquelle ils ont vieilli. Ce qui aurait dû , ce semble ,
y retenir lord John, ce sont les lents progrès de la carrière qu'il y avait
remplie. Il ne lui avait pas été donné, comme à Fox et à Pitt, d'être porté
dès sa jeunesse à la tête de son parti. Ses débuts, comme ceux de lord Pal-
merston, avaient été obscurs. L'assiduité, l'application, la constance, lui
avaient à la longue donné cette première place dont d'autres se sont em-
parés du premier coup par l'éclat souverain du talent et l'ascendant du
caractère. Le grand mérite de lord John a été son inflexible fidélité à cette
cause qu'il appelle volontiers lui-même la cause de la liberté civile et reli-
gieuse. Cette fidélité de près d'un demi-siècle aux mêmes principes, et les
victoires progressives et considérables qui l'ont accompagnée, assureront
toujours une grande autorité à lord John Russell au sein du libéralisme eu-
ropéen, car, l'histoire de notre siècle l'a démontré, il y a une réelle soli-
darité entre les libéraux des diverses contrées de l'Europe. A une certaine
hauteur, aucun de ceux qui ont servi avec éclat la cause commune ne peut,
malgré les différences nationales qui nous séparent, nous être tout à fait
étranger, et parmi les Anglais lord John Russell est du petit nombre de ceux
qui ont compris cette solidarité et qui ne l'ont jamais reniée; mais, malgré
le souvenir qu'il a rappelé lui-même des funérailles de Charles-Quint, la
chambre des lords n'est point une sépulture, et il n'y a pas lieu, grâce à
Dieu, de faire l'oraison funèbre de lord John Russell. L'illustre homme
d'état participe à -cette vitalité qui semble être, de notre temps, un des
plus merveilleux effets de la vie politique anglaise, et qui se révèle par de
vrais miracles de longévité. Ce n'est pas la maladie ou la décrépitude qui
le conduit dans la chambre des lords. Il y aura, dans le parti libéral, la
première place, qu'il n'avait plus dans la chambre des communes, et qu'il
avait lui-même abdiquée avec une noble abnégation. Il y conservera l'im-
portance qui s'attache à la direction des affaires étrangères dans le temps
où nous vivons. Il relèvera par son intervention les débats de la chambre
haute. Il y commettra sans doute quelques-unes de ces témérités à froid
qui sont un des traits de son esprit et de son caractère, et qui lui ont attiré
plus d'une fois les sarcasmes de lord Derby. Il y excitera, dans des chocs
que déjà l'on attend avec curiosité, l'éloquente verve du chef des tories.
La France, parmi les grands pays de l'Europe, a été la première à prendre
ses vacances politiques : l'on s'en aperçoit à la stérilité de notre vie poli-
tique intérieure, si peu vivace d'ailleurs en d'autres saisons. D'intéressantes
questions de presse viennent cependant de se vider devant les tribunaux.
M. le duc de Broglie, en se désistant du procès qu'il avait intenté à M. le
préfet de police, s'est tiré avec les honneurs de la guerre de l'aventure bi-
zarre où l'avait entraîné l'administration par la saisie des épreuves auto-
REVUE. CHRONIQUE. 7^5
graphiées de son livre inédit sur le gouvernement de la France. Un autre
procès curieux était celui que M. Masson, traducteur du discours prononcé
par M. le duc d'Aumale au Literary Fund, intentait à l'imprimeur qui avait
d'abord accepté cet intéressant manuscrit. La circulaire de M. de Persigny,
qui menaçait de la fameuse saisie les ouvrages des exilés, vint tout à coup
intimider l'imprimeur; l'honnête industriel confesse sa terreur dans une
lettre qui a été lue devant le tribunal, et qui est une illustration instructive
des douceurs du régime administratif. Ce qui arrêtait l'imprimeur, ce n'est
pas précisément la perspective d'une saisie, c'est surtout la crainte des ri-
gueurs ultérieures de l'administration. L'imprimerie en France est soumise
à des conditions de brevet et à une réglementation minutieuse qui placent
entre les mains du ministre de l'intérieur le sort de ceux qui exercent cette
profession. L'imprimeur de M. Masson redoutait, s'il mécontentait le minis-
tère, d'encourir toutes ses sévérités dans lapratique journalière de son état.
Sa lettre restera comme une des pages les plus instructives de l'histoire de
la presse au xix" siècle. On ne croira pas dans cent ans qu'un tel document
ait pu être écrit soixante-dix ans après la révolution française. Chaque fait
nouveau qui vient éclairer la situation de la presse élargit les perspectives
du travail que nous devrons accomplir pour donner un jour la liberté à la
presse. Comment la presse pourrait-elle être libre, si la profession de l'im-
primeur ne l'est point? Voilà la question posée par le procès auquel nous
faisons allusion. Constatons d'ailleurs que le tribunal a omis de viser la
circulaire qui a édicté la saisie administrative dans le nombre des raisons
légitimes qui ont dispensé l'imprimeur de l'exécution de son contrat.
Parmi les intérêts de la liberté qui sont en souffrance, il faut compter
ceux de la liberté religieuse. Nous avons dû plus d'une fois appeler sur ce
point l'attention du gouvernement. Une publication de M. Henri Lutteroth
sur les écoles évangéliques de la Haute-Vienne, fermées depuis 1852, nous
fournit un nouvel exemple du peu d'égards qu'apporte l'administration in-
férieure dans les questions de liberté religieuse. Il y a neuf ans que les
écoles évangéliques de la Haute-Vienne ont été fermées par suite d'une
fausse interprétation de la loi. Cette fausse interprétation est redressée dans
une lettre du ministre des cultes à M. Lutteroth et dans un arrêté du conseil
supérieur de l'instruction publique. C'est en vain pourtant que l'on réclame
des autorités locales la réouverture des écoles fermées à tort. Il y a là une
incompréhensible contradiction; on ne s'explique pas comment des autori-
tés locales, un préfet, un conseil académique, peuvent faire prévaloir une
interprétation qui n'est point celle que le ministre et le conseil supérieur
donnent à la loi. Il semble qu'il doive suffire de signaler à l'administration
supérieure cette anomalie pour en obtenir le redressement.
En Italie, bien que la session soit close, il ne peut y avoir de vacances
pour la politique. L'Italie fait un grand emprunt pour combler le déficit de
ses budgets ordinaires et subvenir aux charges extraordinaires que lui im-
7hQ REVUE DES DEUX MONDES. '
posent son état politique et le développement des travaux publics. L'Italie a
le royaume de Naples à pacifier, une conquête d'un autre genre et plus dif-
ficile que celle que Garibaldi avait si lestement accomplie. L'Italie a peut-
être à fortifier son ministère , dont quelques membres sont fatigués d'une
session qui a réclamé d'eux une rare énergie de travail.
L'emprunt italien a obtenu, même avant l'ouverture de la souscription,
un succès signalé. C'est une victoire qui fait un remarquable honneur au
ministre des finances, M. Bastogi. La fortune sourit depuis trois ans à l'Ita-
lie, et la richesse naturelle de ce pays lui promet, sous un gouvernement
libre, de prospères finances. Un emprunt de 500 millions n'en était pas
moins une difficulté énorme pour un état naissant, qui a encore sur les bras
de si grosses affaires. Pour tenter cette première expérience du crédit ita-
lien, il fallait que les anciennes dettes des divers états qui composent le
nouveau royaume fussent ramenées à un type uniforme , il fallait opérer l'u-
nification de la dette. Ce préliminaire accompli, il restait à choisir le meil-
leur système pour la négociation de l'emprunt. Une maison de banque se
chargerait-elle seule d'une opération si lourde? Dans la situation de l'Italie,
on ne pouvait l'espérer. Essaierait-on du système appliqué en France des
souscriptions publiques? Il n'était pas prudent de tenter ce hasard auprès
d'un public novice aux grandes spéculations financières comme le peuple
italien. Si les Italiens n'eussent point couvert l'emprunt, l'échec moral eût
aggravé l'échec financier. On ne pouvait s'exposer à un tel péril. Enfin se
fierait-on aux seules soumissions des capitalistes, et attendrait-on de la con-
currence de leurs offres le prix le plus avantageux pour l'émission de la nou-
velle rente? Mais c'est le procédé par lequel emprunte le pays le plus avancé
en crédit, l'Angleterre, et il eût été chimérique de rêver de tels avantages
pour le coup d'essai du crédit italien. On voit que les difficultés étaient
nombreuses, complexes, et qu'il fallait une tète et une main habiles pour
en venir heureusement à bout. M. Bastogi a rempli sa mission avec autant
d'adresse que de bonheur. Il a commencé par faire l'unification des dettes
italiennes, beau travail, hérissé de détails, qui est son œuvre toute person-
nelle, et auquel son nom demeurera attaché. Il a ensuite combiné avec
dextérité les divers modes de négociations qui pouvaient être employés
pour le placement de l'emprunt, usant de la concurrence des soumissions
et de la souscription publique, et obtenant des soumissionnaires que la
fixation du prix d'émission fût laissée à sa propre discrétion. Il a établi ce
prix à 70, 50, et a vu affluer en si grande abondance les offres des prêteurs
qu'elles ont dû subir une réduction de 62 pour 100. Les prêteurs et l'Italie
ont fait chacun une excellente affaire. Les prêteurs ont un fonds d'état plein
d'avenir à un taux qui représente un placement à plus de 7 pour 100. L'Italie
s'est procuré les ressources qui lui sont nécessaires, et a trouvé une nou-
velle et magnifique occasion de montrer la confiance qu'elle inspire à ses
populations et à l'étranger.
REVUE. — CHRONIQUE. llxl
L'état du royaume de Naples est un triste revers à cette brillante page, et
présente un déplorable contraste avec la bonne tenue des populations du
nord de la péninsule ; mais ce ne sont point les Italiens du nord qui sont
responsables de la démoralisation des populations napolitaines : l'anarchie
des provinces méridionales accuse le précédent régime, le funeste et hon-
teux gouvernement du roi Ferdinand. D'ailleurs le foj'er qui entretient le
désordre dans le royaume de Naples est manifestement à Rome. Cette mal-
faisante influence de toutes les hostilités concentrées et réunies dans Rome
n'accroît pas seulement les difficultés du gouvernement italien, elle devient
pour la France, dont la responsabilité est engagée par la protection dont elle
couvre Rome, un sérieux embarras. Le gouvernement français a sans doute
à considérer s'il lui convient que l'on se serve de l'abri qu'il prête pour ex-
citer et perpétuer l'anarchie au sud de la péninsule. Pour notre compte ce-
pendant et dans l'intérêt, croyons-nous, de l'Italie indépendante et libérale,
nous ne sommes point disposés à presser le gouvernement français de prendre
à Rome des mesures énergiques. La dignité de l'Italie lui conseille de se pas-
ser de secours étranger et de ne point solliciter la sortie de Rome de l'an-
cienne cour napolitaine. Que les Italiens ne cherchent donc point à résou-
dre la question de Naples par la question romaine! Qu'ils se vouent avec
leurs seules forces à la pacification de Naples! Cette tâche une fois accom-
plie, leur voix aura en Europe une plus grande autorité morale, et ils pour-
ront aborder avec plus de chances de succès la difficulté romaine. La plus
sage et la plus noble politique pour l'Italie,' au lieu de solliciter un acte
d'influence de la France à Rome, est de s'ouvrir par ses propres ressources
dans la solution de la question napolitaine un acheminement décisif au dé-
noùment de la question romaine.
L'Italie a encore de trop grands soucis patriotiques, elle a des affaires
trop graves à mener à fin pour que les questions de personnes que soulèvent
les projets de combinaisons ministérielles doivent trouver place dans ses
préoccupations. Il nous répugnerait donc de servir d'écho aux commérages,
devenus plus persistans dans ces derniers jours, qui ont pour objet des
changemens possibles dans le personnel du cabinet de Turin. Loin de croire
que des mutations de personnes puissent être réclamées par des motifs
vraiment politiques, il nous avait semblé que le ministère était sorti de la
session plus fort au point de vue parlementaire qu'il n'avait été même
avant la déplorable mort de M. de Gavour. Deux ministres surtout avaient
honoré le cabinet par leurs travaux, M. Peruzzi et M. Bastogi. M. Peruzzi
a eu à coordonner et à créer pour ainsi dire le réseau des chemins de fer
italiens; il a imprimé aux grands travaux publics qui doivent renouveler
l'Italie une puissante impulsion, et il a révélé au parlement, dans les dis-
cussions d'aff"aires, un remarquable talent de parole. Nous avons parlé des
services rendus par M. Bastogi. Nous ne comprenons donc pas pourquoi
l'on place ces deux ministres parmi ceux dont on s'obstine à prédire la
retraite prochaine.
7^8 REVUE DES DEUX MONDES.
Les affaires d'Autriche et de Hongrie ont fait sans doute un grand pas, et
malheureusement hors des voies de conciliation où l'on se plaisait à espérer
que la lutte serait contenue jusqu'à ce qu'elle s'épuisât par la lassitude de
tous. L'empereur d'Autriche n'a pas voulu faire une seule étape sur le ter-
rain où l'appelait l'adresse de M. Deak. Il n'admet pas la discussion sur la
subtilité du lien personnel. Tout en maintenant les concessions de la pa-
tente d'octobre, il revendique, dans les termes du rescrit de février, l'unité
de l'empire. Que répondra la diète hongroise au dernier rescrit impérial?
Quelles mesures la cour de Vienne prendra-t-elle contre une nouvelle ré-
sistance de la diète? Voilà les perplexités que fait naître la phase nouvelle
de ce conflit. Il n'est guère probable que les Magyars acquiescent aux pré-
tentions de l'Autriche. Ils ont peu de goût à s'engager dans les distinctions
du lien personnel et du lien réel qu'a inventées la métaphysique allemande.
Ils présentent leurs réclamations sous une forme plus pratique. La Hongrie,
disent-ils, est unie à la maison d'Autriche par une série de traités qui éta-
blissent un contrat bi-latéral. Les obligations de la Hongrie vis-à-vis de ses
souverains sont balancées par les obligations contractées par ses souverains
envers elle. A ce contrat bi-latéral l'Autriche propose la substitution d'une
constitution octroyée. La Hongrie ne veut point passer du régime de la
royauté consentie au régime de la liberté octroyée. Si elle ne peut pas
user de ses droits, elle protestera, elle ne les laissera pas périmer, elle ne
les abdiquera point. Ni de la part de la Hongrie ni de la part de l'Autriche,
on ne semble d'ailleurs impatient de vider la querelle par la force. On
épuisera donc des deux côtés les moyens moraux. Peut-être l'Autriche
obtiendrait-elle aisément raison sur le fond des choses, si elle se montrait
plus coulante sur la forme. Pourquoi ne se prêterait-elle pas à rajeunir ce
qu'il y a à réformer dans l'ancienne constitution hongroise en concédant
aux Magyars un nouveau pacte, qui aurait, comme les anciens, le caractère
d'un contrat bi-latéral ?
C'est un des malheurs de la destinée humaine que les funestes effets que
peuvent produire les doctrines politiques les plus honnêtes et les plus pures
lorsqu'elles sont saisies à faux par des esprits infirmes et des imaginations
malades. L'assassinat politique, comme a;j,trefois l'assassinat religieux, est
le produit de cette fermentation malsaine du fanatisme. L'attentat heureu-
sement avorté d'Oscar Becker sur la personne du roi de Prusse prouve que
l'aspiration unitaire a pu, même en Allemagne, produire dans une tête mal
faite une exaltation capable d'aller jusqu'au crime. Il serait injuste et ab-
surde de faire remonter au parti de Gotha et du Xational Vercin la respon-
sabilité de cet égarement. La cause de l'unité aura pourtant à souffrir passa-
gèrement du crime solitaire de Becker. Ces déplorables accidens provoquent
chez ceux qui en sont menacés et dans le public d'inévitables réactions.
L'indignation de l'Allemagne contre l'attentat a trouvé au sein de la diète,
comme on devait s'y attendre, une manifestation unanime. Le ministre
d'Autriche, qui préside cette assemblée, s'est fait l'organe de la sympathie
REVUE. CHRONIQUE. 7^9
qu'excitait le roi de Prusse. On a remarqué la chaleur de l'allocution pro-
noncée à cette occasion par M. de Kubeck et de la réponse du ministre de
Prusse, M. d'Usedom. Celui-ci s'est confondu en remercîmens envers « les
confédérés du roi » et « son vénéré collègue d'Autriche » avec un accent
d'attendrissement fraternel auquel les représentans de la Prusse n'ont point
accoutumé leurs chers confédérés et les ministres autrichiens.
La mort vient de frapper en France un illustre vieillard qui demeurera
comme une des plus nobles figures de notre siècle : nous voulons parler du
prince Adam Czartoryski. Jamais plus de persévérance dans le patriotisme
n'a été aux prises avec plus longue infortune politique; mais une consola-
tion dernière n'a pas été refusée au prince Adam. Au terme d'une carrière
presque séculaire, il a pu voir renaître, au milieu des sympathies des
grandes nations occidentales, les espérances de sa patrie. Il lui a été permis
à lui-même d'espérer que la terre promise où il n'a pu rentrer sera revue
par ses enfans et par ses compagnons. e. forcade.
REVUE DRAMATIQUE.
Le mot théâtre s'emploie ordinairement d'une manière abstraite et géné-
rale, comme synonyme d'art dramatique; mais plus nous suivons les spec-
tacles contemporains, et plus la conviction entre dans notre esprit que ces
deux mots signifient deux choses très différentes, et qu'il serait bon, une
fois pour toutes, d'établir cette distinction. Il nous est prouvé bien décidé-
ment que le théâtre est une chose et que l'art dramatique en est une autre.
Le théâtre contemporain existe, et certes d'une manière florissante. Jamais
les théâtres n'ont été aussi richement pourvus de décors, de costumes et de
machines ingénieuses; jamais on ne sut mieux se rendre compte, d'une ma-
nière plus scientifique, si j'ose m'exprimer ainsi, des lois de l'optique et de
la mécanique théâtrales, et jamais ces lois n'ont été mieux observées. Ja-
mais auteurs dramatiques n'ont été mieux représentés que nos auteurs con-
temporains. Le théâtre existe dcftic, il prospère, il grandit même, et loin
d'être en décadence, il n'a pas encore atteint son zénith. Il est riche de
ressources, d'inventions, de pratiques ingénieuses, d'artifices habiles. Au lieu
de dire que le théâtre est en décadence, il faudrait dire plutôt qu'il est en
progrès. Malheureusement la littérature dramatique est loin de partager
cette fortune florissante; plus le théâtre grandit, plus elle décline. Pour se
convaincre de la réalité de la différence que nous établissons entre le théâtre
et la littérature dramatique, et de la supériorité incontestable de l'un sur
l'autre, on n'a qu'à se figurer la plupart des pièces nouvelles privées des res-
sources que leur fournit la libéralité du théâtre, obligées de se tirer d'affaire
toutes seules, par leur propre génie, et d'intéresser par la seule force de la
750 REVUE DES DEUX MONDES.
sympathie. Vous figurez-vous la plupart de nos vaudevilles et de nos mélo-
drames joués entre quatre murailles nues, sans le concours du machiniste
et du décorateur, sans les splendeurs et les habiletés de la mise en scène?
A l'instant leur faible intérêt s'évanouirait, et leur indigence réelle frap-
perait tous les esprits.
Je ne sais quel comédien se récriait naguère encore à l'idée des tragédies
de Corneille et de Racine jouées dans une grange; il se voilait la face à
la pensée d'un tel spectacle, qui lui paraissait la profanation des œuvres du
génie. Il y a beaucoup d'emphase et d'affectation ridicule, à mon avis, dans
un tel sentiment, et ce prétendu respect du génie me semble un faux res-
pect. Peut-être au contraire serait-ce le meilleur moyen d'éprouver la va-
leur des oeuvres dramatiques que de les faire jouer dans une grange, sous
la lueur blafarde de deux lanternes d'écurie, devant des spectateurs assis
sur de grossiers bancs de bois. De telles représentations seraient une pierre
de touche excellente pour distinguer l'or du faux métal. Soumises à de telles
conditions, les œuvres dramatiques seraient obligées d'intéresser par elles-
mêmes, et l'on pourrait en toute assurance déclarer bonnes et même excel-
lentes celles qui résisteraient à cette épreuve. L'art dramatique serait ainsi
distinct du théâtre, et la fâcheuse confusion qui s'est faite dans nos esprits
entre ces deux mots se dissiperait bientôt. Appartiendraient donc à l'art
dramatique les pièces qui pourraient être jouées dans une grange, devant
une rampe éclairée par deux lumignons fumeux; appartiendraient au théâtre
les pièces qui ne pourraient se passer des clartés du lustre et du mobilier
de la scène. Cette épreuve serait pour le critique un véritable bienfait, car
elle dissiperait tous ces artifices, toutes ces illusions, qui troublent son
jugement et risquent souvent de l'égarer. Il pourrait se prononcer hardi-
ment, sans craindre de se tromper; il n'aurait plus besoin de résister à ses
propres hallucinations et à ces mille sollicitations perfides et menteuses
par lesquelles le théâtre l'enlace et le corrompt, car, hélas! le critique au
théâtre est toujours un peu comme un homme dont le jugement et la con-
science sont dominés par les faux miracles d'un magicien. Bien souvent,
si on lui demandait son opinion, il pourrait répondre en toute sincérité
qu'il ne sait pas bien au juste si la pièce qu'on a représentée devant lui est
bonne ou mauvaise, car il n'a pas eu la force d'esprit nécessaire pour sé-
parer en lui le spectateur et le juge. Comment se reconnaître et garder son
sang- froid au milieu de toutes ces diableries du théâtre? Il déclare qu'il
s'est amusé, mais cela prouve-t-il que la pièce soit bonne? Il assure que
tel mot est charmant, mais il verrait comme ce mot lui semblerait vul-
gaire, si l'actrice qui le prononce avait de moins beaux yeux! Le critique
perd la moitié de sa liberté d'esprit dès qu'il entre au théâtre, il devient un
simple spectateur comme le premier venu, car de même que les narcoti-
ques, l'opium ou le tabac, produisent sur tous les hommes, quels qu'ils
soient, le même effet, le spectacle a la propriété de s'emparer également de
tous les esprits, à quelque ordre qu'ils appartiennent. Le meilleur moyen
pour le critique déjuger sainement des œuvres dramatiques serait peut-être
de ne jamais aller au théâtre et de se contenter de lire froidement, dans
une chambre vide d'illusions, les pièces nouvelles ; mais, s'il n'a pas le cou-
REVUE. CHRONIQUE. 751
rage de résister à cette tentation, qu'il n'oublie jamais au moins de se po-
ser cette question : quelle figure la pièce que je vois représenter ferait-elle
dans une grange?
La prédominance du théâtre sur l'art dramatique, dn'spectacle sur Yœu-
vre représentée, est aujourd'hui aussi complète que possible. C'est en
grande partie aux romantiques que nous devons cette importance exagérée
qu'a prise le spectacle, et ce n'est pas la meilleure de leurs conquêtes.
Pour mieux battre en brèche le vieux système des unités, pour montrer
d'une manière sensible que la variété était la loi du théâtre, ils donnèrent
aux accessoires dramatiques une importance inconnue jusqu'alors, et ils
introduisirent dans leurs pièces ce luxe pittoresque de décors, de mise en
scène, qui aujourd'hui menace d'étouffer l'art dramatique. L'intention était
bonne, mais les résultats ont été désastreux. Us s'autorisèrent justement
de l'exemple de Shakspeare et de Calderon ; cependant ils semblèrent trop
oublier que les pièces de Calderon étaient jouées entre quatre chandelles,
et que les pièces de Shakspeare étaient représentées dans un théâtre qui
ne valait guère mieux qu'une grange. Si les contemporains de Shakspeare
et de Calderon comprenaient et sentaient les beautés qui naissaient de
cette variété de temps et de lieux où les poètes promenaient l'imagination
de leurs spectateurs, ce n'était certes point par la richesse de la mise en
scène, car en quoi une scène nue, où des écriteaux indiquaient qu'on pas-
sait d'une forêt dans un palais, différait-elle pour les yeux de l'éternelle
antichambre ou de l'inévitable vestibule où les héros classiques causent
avec leurs confidens, sans souci d'être entendus par les conspirateurs qui
les guettent, et où les princesses amoureuses se rencontrent avec leurs
amans préférés, sans crainte d'être surprises par le premier garde qui pas-
sera? La variété des pièces de Shakspeare et de Calderon n'existait pas pour
les yeux, mais pour l'imagination des spectateurs. Les œuvres de ces grands
poètes sont conçues selon des lois dramatiques différentes des lois du sys-
tème classique, et elles se trouvent ainsi composées et combinées de ma-
nière à permettre tous les luxes de mise en scène que repoussent nos pièces
classiques; mais en fait, historiquement, le spectacle n'a jamais été pour
rien dans leur succès, et il n'a pas eu pour elles plus d'importance que pour
les pièces de Corneille ou de Racine. Quoique conçues et combinées de ,
façon à provoquer les féeries des changemens à vue, elles ont montré qu'elles
pouvaient s'en passer, et, comme les grands seigneurs dans la mauvaise
fortune, elles ont su se parer de leur propre indigence. Comme les pièces
de Corneille et de Racine, elles peuvent être jouées dans des granges, et
plus d'une fois les hangars de province en Angleterre ont vu se renouveler
la scène des comédiens dans Marion DelormCj sans que les douleurs d'Hamlet
aient paru moins pathétiques et les plaintes -lu roi Lear moins déchirantes.
Le spectacle menace donc d'écraser l'art dramatique dans le théâtre
actuel. On en met partout, même dans les pièces qui pourraient le mieux
s'en passer. Tout récemment on a repris la Tour de Nesle , et comme on
désespérait sans doute de retenir, par le seul attrait de ce vieux drame,
les spectateurs corrompus par les féeries du Pied de Mouton, on a cru bon.
d'égayer les sombres horreurs de cette œuvre baroque et vigoureuse par un
752 REVUE DES DEUX MONDES.
luxe de mise en scène tout à fait inusité et par des pompes d'opéra. On a donc
introduit un tableau qui n'existait pas dans la pièce primitive, une proces-
sion de figurans et de comparses qui rivalise avec les processions de la Juive
et du Prophète, et un ballet, exécuté par des danseuses italiennes et anglaises,
qui, comme une bienfaisante ondée de printemps, rafraîchit l'atmosphère
orageuse de ce drame et rassérène un moment l'imagination du spectateur.
Nous ne nous plaignons pas de cette innovation, qui allégeait pour nous,
blasés que nous sommes, le fardeau de ce spectacle; mais autrefois, à une
époque qui n'est pas encore bien loin de nous, cette innovation aurait été
regardée comme une sorte de profanation, car la pièce est après tout de celles
qui peuvent se passer de ces accessoires alléchans. Je ne sais si elle pourrait
être jouée dans une grange, mais à coup sûr elle pourrait être jouée dans
le dernier des théâtres de la foire sans rien perdre de ce qui fait son véri-
table mérite, l'action et le mouvement. Tout a été dit sur la Tour de Nesle,
et si nous mentionnons cette reprise, c'est qu'elle a eu pour nous l'intérêt
d'une étude d'archéologie dramatique. Le spectateur d'aujourd'hui ne peut
guère en effet prendre à ce spectacle qu'un plaisir archéologique ; il écoute
avec étonnement le langage de cette pièce écrite d'un bout à l'autre dans
une sorte de jargon grandiloquent qui ne fléchit pas une seule fois devant
la simplicité et la nature; il n'entre plus naïvement dans le sentiment de ces
passions révoltantes et dans ces horreurs mélodramatiques qui enivraient
de leurs fumées capiteuses les spectateurs de 1830. Cependant, telle qu'elle
est, dépourvue de beauté et d'attrait poétique, incohérente, brutale, immo-
rale, cette œuvre restera comme le chef-d'œuvre du mélodrame. C'est
VŒdipe-Roi, le Macbeth de cet ordre de littérature. Au milieu d'un chaos
d'horreurs absurdes, une scène se détache, vivante, passionnée, énergique,
qui suffit pour rattacher cette pièce au grand art, et qui ne permet pas au
critique de la confondre avec les productions ordinaires du genre mélo-
dramatique, la scène de la prison. Ce n'est pas cependant une belle scène,
car la poésie lui manque, mais c'est la matière d'une belle scène; elle est
belle rudimentairement, par ses élémens, qui sont tous très humains et pris
au fond même de la conscience humaine. Cet intérêt humain et poétique ne
frappe pas le spectateur, qui ne remarque guère qu'une situation émou-
vante; mais si un Shakspeare s'en fût emparé, nous aurions eu le pendant de
cette admirable scène de Richard III entre le duc d'York et la princesse
Anne suivant le .convoi de son époux assassiné. C'est l'unique scène de l'ou-
vrage, mais elle suffit pour le sauver. Sans elle, il ne serait que le chef-
d'œuvre du mélodrame; elle est le lien qui le rattache à la littérature dra-
matique élevée.
Le spectateur, disions-nous, n'entre plus dans le sentim.ent des passions
de la pièce; les interprètes n'y entrent pas davantage. Toutes les tradi-
tions se perdent, même celle du mélodrame, et la Tour de Nesle est aussi
peu comprise à la Porte-Saint-Martin que les tragédies de Corneille et de
Racine au Théâtre-Français. Nous ne faisons pas ce rapprochement à la lé-
gère. Hier encore, on donnait au Théâtre-Français le Nicomède de Cor-
neille. Oh! le triste spectacle! Seul entre tous les comédiens chargés de
représenter la pièce, l'acteur Beauvallet semblait comprendre quelque chose
REVUE. CHROiNIQUE. 753
au mélange de bonhomie et de noblesse, d'héroïsme et de vulgarité, de fierté
aristocratique et d'ironie presque bourgeoise, qui compose le rôle du prince
Nicomède; mais tous les autres acteurs avaient Tair de réciter péniblement
une leçon dont ils ne comprenaient pas le sens. On eût dit qu'ils s'éuiient
donné le mot pour justifier ces charges amusantes de l'antiquité et de l'art
classique qui ont rendu presque célèbre le nom de Daumier. La reprise de
la Tour de Xesle nous a montré que les traditions de l'art mélodramatique
commençaient à être oubliées aussi profondément que les traditions de la
tragédie. Les modernes acteurs de nos théâtres populaires ont perdu le
secret de leur art. Le nouveau mélodrame et la nouvelle comédie les ont
infectés de leur poison et leur ont inoculé un scepticisme déplorable. On
voit trop qu'ils sont contemporains de M. Barrière et de M. Dumas fils,
et qu'ils ont sacrifié à des dieux nouveaux. Ils ont perdu la fui mélodrama-
tique, et ils jouent sans conviction, sans sincérité, et comme s'ils se raillaient
d'eux-mêmes. Ils soulignent ironiquement leur emphase, comme pour in-
viter le spectateur à se moquer des phrases qu'ils prononcent; ils donnent
aux accens de leur voix une note d'ironie comme pour vous engager à
n'être pas dupes de leur sensibilité. Ils semblent transporter sur la scène
ces imitations de leurs propres rôles qu'ils ont pu entendre le soir, au sortir
du théâtre, répétés d'une manière si plaisante par les gamins du boulevard,
ces parodies de certaines intonations qui sont devenues en quelque sorte
proverbiales et se répètent comme un lazzi en vogue dans les conversations
d'étudians et de rapins. Tel est l'effet que produit le célèbre acteur du bou-
levard, Mélingue, dans le rôle de Buridan, qu'il a pris plaisir à dénaturer sous
prétexte sans doute de l'interpréter d'une manière nouvelle et inconnue
avant lui. Il y a de tout dans son interprétation, qui ressemble à une paro-
die, tant elle manque d'unité: des gaietés de vaudeville, des vociférations
de mélodrame, des vulgarités de comédie réaliste. Ces réflexions ne s'ap-
pliquent pas seulement au jeu de Mélingue, elles s'appliquent à presque tous
les acteurs aujourd'hui en vogue dans nos théâtres populaires; l'art du co-
médien mélodramatique a aujourd'hui ses Caravage, et en prononçant ce
nom nous croyons résumer d'une manière fort indulgente le genre de mé-
rite et les défauts de nos nouveaux comédiens populaires. Quiconque a
vu, même dans leur vieillesse, Frederick Lemaître et Bocage et voit aujour-
d'hui Mélingue éprouve à un certain de;i;ré la même émotion qu'on éprouve
en regardant un Caravage après quelque bon tableau des écoles antérieures.
Si le directeur de la Porte-Saint-Martin a cru devoir ajouter au vieux drame
de 1830 la pompe et le ballet du troisième acte parce qu'il ne comptait pas
sur l'interprétation de l'œuvre pour le succès de cette reprise, nous ne
pouvons que le féliciter de sa prévoyance.
PiccoUno, de M. Victorien Sardou, qui vient d'être représenté au Gym-
nase, est encore une pièce à spectacle; mais ici le spectacle est si ingé-
nieusement combiné, si amusant, que nous n'aurons guère le courage de le
blâmer. De toutes les pièces que M. Sardou a fait représenter jusqu'à pré-
sent, PiccoUno est peut-être celle qui donne le mieux l'idée de ses défauts,
qui montre le mieux l'excès de ses qualités, et le côté par lequel il som-
brera, s'il n'y prend garde. C'est très gai, très vif, très amusant surtout,
TOilE XXXIV. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
plein de jolies idées et d'inventions divertissantes; mais il y a excès de mou-
vement et de tapage. Rien ne peut rendre l'impression du bruit particulier
que fait ce spectacle : c'est un bourdonnement, un crépitement, un pétille-
ment continuels. Imaginez, si vous pouvez, le tapage musical d'une armée
de hannetons enfermés dans le ventre d'une guitare, le bruissement ardent
de myriades de cigales dans un champ de blé en plein midi, le bourdonne-
ment qui s'échappe d'une salle d'étude ou d'une école primaire pendant
l'absence momentanée du magisler! Les personnages ne peuvent pas rester
assis, il faut absolument qu'ils !^ambadent; ils ne peuvent pas parler cha-
cun à tour de rôle, il faut qu'ils parlent tous à la fois. L'attention du spec-
tateur n'est jamais ramenée à un point fixe, elle s'égare et s'éparpille sur
mille détails qui éclatent simultanément comme un paquet de pétards. Il y
a là une trop grande abondance de riens drolatiques et divertissans qui n'ont
pas de raison d'être nécessaire. Dans la scène la plus tapageuse de cette
comédie tapageuse, le déjeuner des artistes français aux environs de Rome,
toute l'attention se porte pendant un quart de minute sur le musicien Mu-
saraigne, qui s'assied sur la margelle d'un puits, tombe à mi-corps dans ce
puits, se relève et se retrouve sur ses pieds en moins de temps qu'il ne
m'en faut pour raconter sa mésaventure amusante. Ce n'est qu'un quart de
minute; mais pendant ce temps la pièce continuait tout comme si Musa-
raigne n'avait couru aucun péril, et le spectateur ne l'écoutait plus. Je
choisis ce petit incident, insignifiant en lui-même, parce qu'il exprime bien
l'excès de mouvement que je reproche à Piccolmo^ et en général aux pro-
ductions de M. Sardou, qui est le plus vif et le plus turbulent de nos jeunes
auteurs dramatiques. Son talent a la vivacité J'allures, la rapidité de mou-
vemens qui caractérisent l'adolescence, et fait penser à cet âge heureux où
le corps est si leste, où une minute suffit pour régler et exécuter un duel à
coups de poing, où les heures sont si longues et les espaces si courts.
J'ai dit autrefbis le caractère des productions de M. Sardou, qui sont une
combinaison habile de la comédie d'intrigue, de l'ancien vaudeville et de
la comédie réaliste, combinaison que j'ai nommée le vaudeville agrandi et
ambitieux de s'élever au rang de la comédie. J'ai insisté aussi sur ce qu'ont
d'essentiellement transitoire les caractères et les mœurs que l'auteur met
en scène. Ses personnages ne touchent en rien à l'humanité générale, ce
sont des personnages du jour et de l'heure présente. Piccolino m'a permis
une fois encore de vérifier toutes mes anciennes observations. Je ne crois
pas devoir blâmer M. Sardou de la route qu'il a prise et du but qu'il pour-
suit; libre à lui de n'exprimer, s'il le veut, que des mœurs éphémères et
des caractères de transition, puisqu'il le fait avec grâce, esprit et talent.
M. Scribe n'a pas fait autre chose toute sa vie. Cependant je l'avertis du
péril qu'il court en suivant cette voie. S'il s'obstine à continuer, il est pos-
sible qu'il arrive à une grande réputation; mais il ne devra sa réputation
qu'à la masse de ses productions. Les pièces qui reposent sur des données
trop fugitives vieillissent vite; vraies à l'origine, au bout de peu de temps,
le peu de vérité qu'elles contiennent s'est évaporé, et elles paraissent des
œuvres de convention. M, Scribe n'a échappé à ce péril que par sa produc-
tion incessante et son travail obstiné. On peut acquérir la gloire en une
REVUE. CHROMQUE. 755
heure avec une grande œuvre; mais acquérir la gloire avec des vaude-
villes! Fussent-ils les plus gracieux du monde, c'est à peine si une vie en-
tière peut suffire à une telle tâche. Des grains de blé ajoutés un à un
finissent par former un monceau; mais que de temps il faut pour glaner
ainsi sa moisson! Que le jeune auteur consulte ses forces et son courage;
quMl tente quelque grande œuvre, s'il se sent capable de la mener à fin;
sinon, qu'il continue prudemment à marcher dans le sillon qu'il a si vive-
ment ouvert.
Les pièces de M. Sardou sont faites avec rien ou avec les substances les
plus légères du monde; cela est frêle et coquet comme ces vêtemens de
gaze qui sont d'un si charmant effet sur certaines personnes, et qui ne peu-
vent se porter qu'une soirée. Il n'y a pas de pièce à proprement parler dans
Piccolino, et cette comédie peut se raconter en quelques mots. C'est l'his-
toire touchante d'une jeune villageoise élevée dans le presbytère d'un pas-
teur des environs de Lausanne, séduite par un artiste français, qui s'est
éloigné en lui promettant de revenir l'épouser, et qu'on n'a plus revu. Ces
peintres français n'en font pas d'autres dans le drame contemporain. Elle
s'enfuit du presbytère, gagne l'Italie, où, sur quelques renseignemens assez
vagues, elle espère retrouver son amant, et le rencontre déjeunant en
pleine campagne romaine, en très joyeuse compagnie. Le jeune peintre ne
la reconnaît pas sous les habits de garçon dont elle s'est revêtue; il se
laisse séduire par sa grâce et son air de candeur, et la prend chez lui en
qualité de rapin. Un an s'écoule ainsi, et l'ingrat, qui pour elle n'a pas
même des yeux de peintre, paraît -il, s'obstine à ne pas reconnaître ses
formes féminines sous ses vêtemens de garçon. Cependant elle exerce sur
lui une influence dont il ne peut se rendre compte, et il lui laisse jouer
auprès de lui le rôle de lutin malicieux que son amour et sa jalousie fé-
minine lui inspirent. Elle dérange ses rendez -vous, cache ses lettres,
congédie ses belles visiteuses de manière à leur enlever l'envie de revenir
jamais. Cependant ces manèges restent sans résultat, et Marthe sortirait
de l'atelier comme elle sortit de la ferme, si son amant ne la surprenait
au moment où elle s'évade et ne la reconnaissait sous ses vêtemens de
femme, qu'elle a repris pour opérer plus aisément sa fuite. La trame de
la pièce n'est pas très solide, comme on le voit, et les différentes parties
n'en sont pas parfaitement cousues ensemble. On s'étoime par exemple de
voir finir la pièce sans recevoir de nouvelles du bon pasteur chez lequel
se passe le premier acte; mais les défauts sont sauvés par de jolis dé-
tails, et le peu de solidité de l'étoffe est dissimulé sous les plus agréables
broderies. M. Sardou a découvert un élément dramatique d'un genre assez
nouveau. Il groupe ses acteurs de manière à leur faire rendre des effets
pittoresques; ses personnages lui servent à combiner des décors vivans.
La scène de la veille de Noël dans le presbytère, le triomphe de Piccolino
au second acte, l'épisode du carnaval romain au dernier, sont des exem-
ples de cette innovation dramatico- pittoresque qui appartient bien en
propre à M. Sardou, et qui jette dans ses pièces un reflet de poésie et un
élément de rêverie. La curiosité du spectateur s'éparpille sur tous ces jolis
tableaux, et trouve à peine assez de force pour accorder à Marthe-Picco-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
lino tout l'intérêt qu'il ou qu'elle mérite. Ce rôle ambigu et assez difficile,
qui demanderait une Déjazet passionnée , a été rempli avec talent par une
jeune actrice qui s'est révélée comédienne, il y a un peu plus de deux ans,
dans une pièce de M. Barrière, Cendrillon, et qui tient les promesses
qu'elle avait données. Cependant les qualités de la nature dépassent en-
core chez elle les qualités de l'art : elle a de la vivacité, de la passion,
des jets d'une sensibilité à la fois ardente et sèche d'un genre très original;
mais sa diction, tantôt lente, tantôt précipitée, toujours inégale et sac-
cadée, laisse à désirer. Vraiment remarquable quand il s'agit de jouer,
elle faiblit quand il ne faut que réciter.
Quelque temps avant la pièce de M. Sardou, le Gymnase avait représenté
une comédie de M. Henri Meilhac, la Vertu de Célimène. M. Meilhac est en
tout l'opposé de M. Sardou; autant ce dernier est vif et turbulent, autant le
premier est mesuré, paisible et lent. M. Meilhac a trop peu de cette turbu-
lence et de cette étourderie dont M. Sardou a trop. Je ne sais si M. Meilhac
a le travail difficile, mais on le dirait presque : ce qu'il écrit sent l'huile et
la peine. On devine un esprit soigneux, appliqué et laborieux; mais nous
aurions presque envie de lui dire quelquefois : prenez garde de vouloir trop
bien faire, calculez moins, pesez moins vos paroles, et divaguez davantage.
Vos comédies ont trop de tenue, et cela les rend froides; encore un peu, et
elles vont être compassées. Votre esprit est ingénieux et fin, voilà sa grande
qualité; prenez garde de l'exagérer et de faire dégénérer cette finesse en
subtilité. Votre dernière comédie vous est un avertissement; les fils de l'ac-
tion sont si ténus qu'on les aperçoit à peine, et qu'ils cassent à chaque in-
stant; vous les nouez, et ils se brisent; vous les renouez, ils se brisent
encore, et cette opération recommence à chaque scène de votre comédie.
Quant h l'idée, elle est presque insaisissable; on se croirait en l'écoutant
condamné à chercher une aiguille microscopique dans une botte de foin
que l'on serait obligé de démolir brin à brin. Défiez-vous des longues œu-
vres, des œuvres qui exigent plus de force que d'ingéniosité, plus d'éten-
due d'esprit que de subtilité ; vous regardez de trop près pour saisir les
vastes ensembles, vous vous plaisez trop aux subtilités pour vous attaquer à
ces robustes et éternels lieux-communs qui sont la substance même des
grandes œuvres. Votre talent n'aime et ne comprend bien que les nuances;
revenez donc à cet art du pastel qui seul sait les rendre. C'est là peut-
être votre art véritable, j'en atteste l'Autographe et la Sarabande, j'en at-
teste même, malgré son étendue, le PelU-jUs de Mascarille, qui n'est après
tout qu'un pastel dans un cadre assez vaste.
Quelles sont encore les nouvelles du théâtre? Un Mariage de Paris, co-
médie amusante et légère de M. Edmond About et de M. de Najac, déjà connu
par quelques jolis vaudevilles représentés dans ces deux dernières années
avec succès. Pour peu que vous soyez au courant de la littérature roma-
nesque contemporaine, vous connaissez certainement le sujet de cette pièce.
Il est tiré d'une des nouvelles qui composent ce recueil intitulé les Mariages
de Paris, lequel a eu tant de lecteurs et a compté toutes les éditions que
méritait et que n'a pas obtenues le Roi des Montagnes. C'est l'histoire de
cette jeune fille qui croit aimer un prince et qui finit par épouser ua
REVEE. CHRONIQUE. 757
sculpteur, à son parfait contentement d'ailleurs et à la satisfaction générale
de l'assistance. La pièce est gaie, semée de mots heureux, dont quelques-
uns vraiment comiques; cependant, si la pièce s"élève souvent au-dessus du
vaudeville, elle approche rarement de la comédie. Si nous la jugions comme
une comédie, nous aurions peut-être le droit d'être sévère, mais nous
croyons qu'elle veut être prise comme un vaudeville, et par conséquent
nous ne lui demanderons que les qualités qu'on demande en général au
vaudeville. Or ces qualités, la pièce de MM. About et de Najac les possède;
elle en possède même de plus sérieuses. Les défauts pourtant n'y manquent
pas, et on les verrait beaucoup mieux qu'on ne les voit si la pièce n'était
jouée par les acteurs du Vaudeville avec un ensemble qu'on ne rencontre
que rarement à ce théâtre. Si M""' Lambquin ne jouait pas avec autant d'en-
train le personnage de M"'" Michaud, on verrait aisément tout ce que ce rôle
a d'artificiel et d'exagéré. Est-ce bien un caractère que celui de M"'" Mi-
chaud? N'est-ce pas plutôt un composé de coq-à-l'àne et d'incongruités? Je
sais que la société présente les rudimens de ce caractère; je ne nie pas
qu'on ne rencontre des personnes qui n'ont qu'à ouvrir la bouche pour lais-
ser couler, comme de source, les inepties et les sottises: cependant je doute
qu'on puisse rencontrer l'original de M""' Michaud. Les sottises et les igno-
rances des femmes de cette espèce que nous rencontrons dans le monde ne
forment pas la trame de leur caractère et de leurs discours, elles n'en sont
que les broderies et les agrémens : les broderies sont ainsi d'accord avec le
fond de l'étoffe, et tout est pour le mieux; mais les sottises chez M"" Michaud
sont l'étoffe elle-même. Les auteurs ont conçu leur personnage d'une cer-
taine façon et l'ont représenté d'une autre. La M""' Michaud de leur comédie
est juste l'opposé du personnage qu'ils avaient voulu montrer. Ils nous la
présentent comme une bourgeoise grossière , mais sensée , comme une
M""" Jourdain moderne. Je ne vois en elle rien de pareil. Cette bonne femme
est une bête accomplie, cette femme sensée est digne d'aller habiter Cha-
renton. On n'est pas bête ainsi tout d'une pièce et à toute heure du jour.
Si M""' Michaud n'était inconvenante qu'à ses heures, le personnage serait
vrai; comme elle l'est toujours et pour ainsi dire sans aucune solution de
continuité, le personnage est faux.
J'aimerais à glisser sur deux autres défauts de cette comédie; je les signale
cependant, parce qu'ils ne sont pas spécialement propres à la pièce, qu'ils
tiennent de près à l'esprit même de M. About, et qu'ils sont pour beaucoup
dans les critiques qui lui ont été adressées et dans les inimitiés qu'il s'at-
tire de temps à autre. Cette pièce n'est pas avenante, et elle est injuste.
M. About, en règle générale, n'a pas assez peur de déplaire à son lecteur,
et son esprit, si vif pourtant, choque souvent au lieu de charmer. M. About
aime à se placer sous l'invocation de Voltaire et à s'entendre dire qu'il
a reçu un legs dans l'héritage du grand écrivain. Qi^i'il relise son auteur
favori avec attention, et il verra qu'un des secrets de la force de Voltaire,
c'est qu'au milieu de ses violences, de ses boutades, de ses cruautés, il
resta toujours avenant et évita toujours de déplaire. Voltaire blesse et irrite
souvent, il ne choque jamais. On peut braver la colère et la fureur, mais
il est une certaine mauvaise humeur qu'il faut bien se garder d'éveiller.
758 REVUE DES DEUX MONDES.
et peut-être M. About n'y prend-il pas assez garde. Blessez votre lecteur
ou votre spectateur aussi cruellement que vous le voudrez, il vous haïra
peut-être ; mais craignez par-dessus tout de l'indisposer : vous gagneriez sa
malveillance, sentiment beaucoup plus redoutable que la haine, car il ne
rapporte aucun bénéfice, pas même celui d'être exécré. La malveillance est
le sentiment stérile par excellence. Il y a dans la pièce de M. About quantité
de mots qui n'y ont sans doute pas été placés pour déplaire au spectateur et
qui le choquent néanmoins, de ces mots qui font claquer la langue entre
les dents ou qui tombent au milieu d'un silence glacé comme une de ces
jovialités hors de saison que vous savez. Tous les personnages s'y ressentent
un peu trop du voisinage de M""= Michaud, et mettent trop de zèle à rivaliser
avec elle d'expressions drolatiques. Le héros lui-même n'échappe pas à ce
défaut, et la scène du troisième acte où il se grise avec son rapin Tamerlan
paraît d'un goût douteux, et laisse froid le spectateur qu'elle voulait égayer.
La pièce est traversée tout entière par deux personnages grotesques, pré-
tendans à la main de la nièce de M"'" Michaud, et qui sont dignes en effet
d'être les gendres de cette inoffensive poissarde. Ces deux grotesques s'in-
titulent l'un baron, l'autre vicomte, et se donnent sérieusement pour deux
représentans de la noblesse française. Si ces deux personnages nous étaient
présentés comme des charges, ils pourraient être amusans, mais ils nous
sont présentés presque comme des portraits, et voilà où apparaît ce don de
choquer dont M. About ne se défie pas assez. C'est une satire injuste, parce
qu'elle n'est inspirée par aucun sentiment fort. L'auteur en dit trop et pas
assez. Il en dit trop, s'il n'a voulu que plaisanter-, il n'en dit pas assez, s'il
a voulu rendre ses personnages odieux. Tels qu'ils sont, ils sont trop inof-
fensifs et de trop bonne composition pour être odieux, trop cupides pour
être simplement ridicules. Us sont mus, non par de mauvais sentimens,
mais par des sentimens mesquins et malhonnêtes, qui n'ont vraiment au-
cune excuse, car ils y renoncent aussi facilement qu'ils les acceptent. Ils
n'ont pas même de préjugés, ils n'ont que des prétentions. Ces deux gro-
tesques, deux représentans de la noblesse française! Non vraiment. L'un
est un brocanteur de chevaux des pays qu'arrose la Garonne, l'autre est un
rentier de petite ville de province, qui songe à s'établir d'une manière con-
venable et à se mettre sur un bon pied dans le monde.
Nous avons insisté sur les défauts de la pièce : ils sont nombreux, et pour-
tant c'est à peine si on a le temps de les apercevoir; ils passent et vous
effleurent; le spectateur les sent en quelque sorte sans pouvoir les saisir,
tant l'action est lestement et rapidement menée. La rapidité, voilà la sé-
rieuse qualité de cette pièce. C'est un spectacle qui ne traîne pas, comme
la plupart des spectacles modernes, qui n'exerce pas par ses lenteurs mal-
adroites la patience du spectateur : le mot n'attend pas le mot, les phrases
se poursuivent et se serrent de près comme des coureurs dans une arène;
les situations ne s'y font pas désirer, elles arrivent à leur heure et quittent
la place sans se faire prier. C'est comme une de ces rapides promenades en
cabriolet, sous la conduite d'un postillon leste et adroit qui vous mène à
grandes guides : les roues soulèvent des tourbillons de poussière et heur-
tent contre bien des cailloux; mais la rapidité du voyage en supprime la
REVUE. CHRONIQUE. 759
fatigue, et on arrive au terme sans avoir ressenti trop de secousses, sans que
l'ardeur du soleil ait eu le temps de trop échauffer votre teint et la pous-
sière du chemin de trop ternir la fraîcheur de votre toilette, tout disposé
pour le souper qui vous attend. émile mo.\tégit.
ESSAIS ET NOTICES.
LA PRESSE PERIODIQUE DAXS LES ETATS SCANDINAVES.
La publicité retentissante des temps modernes a fait de la presse pério-
dique le plus sincère écho de l'esprit public chez tous les peuples de
TEurope. Que l'esprit public soit dans le droit chemin ou qu'il soit dévoyé,
qu'il obéisse à une généreuse ardeur ou qu'il subisse un abaissement tem-
poraire et funeste, la presse périodique enregistre ses triomphes et ses dé-
faites, ses abaissemens et ses erreurs ; elle reflète son éclat ou s'efface avec
lui. Elle peut, il est vrai, réagir puissamment contre ses fautes, mais alors
même et plus que jamais elle les atteste et en porte témoignage. Aux pro-
grès de l'esprit public se mesure dans les temps modernes le degré de civili-
sation d'un peuple, d'où il suit qu'au développement de la presse périodique
peut se mesurer, dans les conditions de publicité qui ont été faites à notre
temps, l'activité intellectuelle et morale d'une race ou d'une nation.
Les pays du Nord Scandinave ont en cela suivi l'exemple des autres pays
de l'Europe; après avoir eu au xviii" siècle quelques recueils littéraires
semblables au Speclalear anglais de la même époque, essais timides encore,
mais qui annonçaient déjà une période de publicité triomphante, ils n'ont
vu s'ouvrir véritablement pour eux cette époque nouvelle qu'à partir du
jour où ils se sont trouvés en possession de leur propre gouvernement. On
sait de quel pas rapide et sûr ils se sont avancés dans la carrière poli-
tique. Il a suffi à la Norvège de faire consigner et reconnaître en I8I/1 des
libertés qu'elle pratiquait depuis plusieurs siècles, et qui faisaient partie in-
tégrante de son génie. La Suède avait trop souffert de l'absolutisme sous
l'héroïque, mais imprudent Charles XII et sous l'insensé Gustave IV pour
ne pas être bien préparée aux libertés constitutionnelles que devait lui
apporter le changement de 1809. Si le Danemark enfin a dû attendre jus-
qu'au mois de janvier ISZiS la promesse solennelle d'une telle forme de
gouvernement, il n'en a pas moins montré, par le bon usage qu'il en a su
faire, qu'elle convenait à son esprit de modération et de sagesse pratique.
Aussi la presse périodique ne manque-t-elle, au point de vue politique, ni
d'élévation ni d'activité et de force chez les trois peuples Scandinaves.
LWflonblad ou Feuille du Soi)\ de Stockholm, fondé le 10 décembre 1830
par M. Lai's Hjerta, et qui est tiré à près de sept mille exemplaires, est de-
venu un des grands journaux européens. Dévoué à la cause libérale, il a
soutenu avec un entier succès la lutte contre la Gazette suédoise {Svenska
Tidning), à laquelle a succédé depuis quelques années le Nouveau Journal
760 • REVUE DES DEUX MOA'DES.
quotidien {Xya (/fujUgl. Allehanda). Le rcMe libéral de VAflonblad en Suède
est rempli en Danemark par deux feuilles importantes, la Pairie {Faedre-
land) et la Feuille du, Jour {Dagblad). Ces deux feuilles se trouvent ainsi
souvent opposées au Berlingske Tidende, organe semi-officiel, fondé par
M. Berling, et le même que nos journaux, peu instruits et peu soucieux du
Nord, ont longtemps appelé, par une étrange erreur, la Gazelle de Berlin.
Dirigées, la première par M. Ploug, et la seconde par M. Bille, qui sont,
comme M. Sohlraan pour VAflonblad en Suède, de zélés et intelligens pa-
triotes, les deux feuilles danoises ne laissent passer aucune question poli-
tique ou sociale de quelque importance sans la discuter soigneusement,
et leurs enquêtes, précédant ou accompagnant les discussions des cham-
bres, font intervenir énergiqueraent l'opinion publique dans les résolutions
qui doivent régler les destinées de la nation. La presse politique remplit de la
sorte, en Danemark et en Suède, le rôle qui lui est naturellement assigné :
elle est une seconde tribune à côté du parlement. Il en est de même en Nor-
vège, grâce au Morgenblad ou Feuille da Diatin. De ces différentes feuilles,
c'est VAflonblad qui a le plus d'importance incontestablement par le nombre
de ses abonnés, par l'étendue de son format et l'abondance de ses matières.
De nombreuses correspondances le rendent instructif, non pas seulement
pour la Suède, mais aussi pour l'étranger, qui y trouve de curieuses infor-
mations venues de pays peu connus en Europe, comme la Finlande et la
Russie. Toutefois un des journaux danois que nous venons de nommer l'a
dépassé en efforts tentés pour attirer les lecteurs du dehors. Désireux d'ob-
tenir pour son pays, au milieu des difficultés que suscite au Danemark l'a-
nimosité constante de l'Allemagne, l'attention et les sympathies de l'Europe
occidentale et particulièrement de la France, le Dugblad donne depuis deux
ans des chroniques hebdomadaires rédigées en français. Ce n'est pas un
médiocre secours pour qui veut parvenir à comprendre la question com-
plexe des duchés, et M. Bille accomplit de la sorte une œuvre patriotique
dont ses concitoyens doivent lui savoir beaucoup de gré.
Un pareil essai a été tenté, — même sur une plus grande échelle, — par
un homme de lettres résidant à Stockholm. M. Kramer a entrepris, il y a
quelques années, la publication d'une Revue suédoise entièrement rédigée
en français. Nos vœux sincères ont accueilli cet effort; il nous rappelait le
temps où la Suède était pour tant de nos compatriotes du refuge ou de l'émi-
gration une seconde patrie, le temps où, dans cet intelligent et généreux
pays, la cour et la ville parlaient et pensaient en français... La tentative
récente a échoué par la faute des auteurs plus que par celle du public, et,
si nous ne nous trompons, la publication a tout à fait cessé. Elle avait paru
cependant édifiée sur un plan sagement combiné, donnant une chronique
polilique, puis des études statistiques, littéraires, historiques et morales;
mais, dans l'exécution du plan qu'on avait adopté, l'inexpérience se mon-
trait au grand jour, et la direction n'avait pas obtenu un concours suffisant
de talens disciplinés et préparés à l'épreuve.
L'œuvre de la presse périodique, si elle consent à s'enfermer dans le do-
maine purement scientifique ou littéraire, devient plus facile, et, pour peu
qu'elle sache se plier aux exigences d'une publicité digne de ce nom, elle
KEVUE. — CHRONIQUE. . 761
ne cesse pas ainsi d'être utile et de représenter son temps. Le principal pé-
riodique publié en ce moment dans le Nord Scandinave a limité ainsi sa tâche;
nous voulons parler de la Revue universitaire seplcntrionale [Nordisk Uni-
versilels Tidskrift) , qui accomplit déjà sa septième année. La forme exté-
rieure de ce recueil, qui offre des emblèmes et des devises, annonce assez
dès le premier coup d'œil quel but il se propose. A la première page, on voit
une bannière semblable à celle qui accompagne d'ordinaire les étudians
Scandinaves dans leurs visites réciproques d'université à université. A la der-
nière page, on voit le budslikke, c'est-à-dire le javelot ou le bâton rougi au
feu qu'on se transmettait de village en village dans l'ancienne Scandinavie
pour convoquer une assemblée judiciaire ou bien appeler aux armes, tandis
que les feux allumés çà et là sur les montagnes portaient au loin le même
avertissement. Sur l'enveloppe qui s'enroule autour du budslikke, on lit ces
mots: Bud og Hilsen ou Bud och Ilelsning {message et salut!) En effet,
chaque livraison, qui est publiée une fois par an dans chacune des quatre
universités, Christiania, Upsal, Lund et Copenhague, est pour les trois autres
un message et un salut fraternel. A chaque fois d'ailleurs, une devise nou-
velle entretient les lecteurs, au nom des poètes contemporains ou plus sou-
vent encore de VEdda et des anciens scaldes de la Scandinavie, des senti-
mens de communion patriotique qui les doivent unir aujourd'hui comme ils
les ont unis autrefois : « Si tu as un ami auquel tu te confies, mêle ton âme
à la sienne. — Tissée de plus de fils d'une force égale entre eux, la corde est
plus forte. — As-tu un ami, va souvent le visiter, car de ronces et de brous-
sailles s'embarrasse le chemin que nul ne foule, — Le pèlerin qui se sépare
de ses compagnons court grand risque de tomber entre les mains des vo-
leurs. — Nous parlons une seule langue, et Frigga est notre mère commune.
Norvégiens, Suédois et Danois, soyons frères! — La grammaire latine nous
enseignait jadis quatre conjugaisons régulières : la première amare, la se-
conde docere, la troisième légère, la quatrième audire. Nous aimer les uns
les autres, nous éclairer les uns les autres, nous lire les uns les autres, nous
écouter les uns les autres,... ce ne serait peut-être pas, aujourd'hui en-
core, un si mauvais mode de conjugaison (Thomander).» — Nous ne nous
faisons pas garant auprès des lecteurs français du goût parfait de cette der-
nière citation; l'éloquence du célèbre prédicateur suédois contemporain
à qui on l'a empruntée est souvent de la sorte mêlée de saillies et quel-
quefois même d'excentricités; mais elle n'en est que plus populaire, et
cette popularité est toute libérale.
Emblèmes et devises, tout cela est un vêtement extérieur; les articles
publiés par le recueil suédois y répondent-ils parfaitement? — On ne sau-
rait le dire à notre gré. D'abord ce recueil n'a encore donné aucune étude
de politique actuelle et contemporaine, soit qu'il entretînt ses lecteurs
étrangers des rapports si délicats et trop souvent hostiles entre l'Allemagne
et la Scandinavie, soit qu'il éclairât à nos yeux les questions intérieures
dans lesquelles est intéressé le développement social des pays du Nord. Si
l'on ne veut pas traiter expressément de la politique contemporaine, pour-
quoi ne pas élucider dans des études historiques impartiales et élevées les
points de discussion qui divisent aujourd'hui encore le monde Scandinave
762 REVUE DES DEUX MONDES.
et le monde germanique? Sur ce domaine, les grandes questions ne man-
quent pas. Ne serait-il pas utile de rechercher en quoi diffèrent originaire-
ment «es deux familles d'une même race? Ne pourrait-on suivre ces diffé-
rences dans leur ancienne littérature, même dans leurs traditions primitives
aussi bien que dans leur développement ultérieur? LMntérêt général de
telles études serait incontestable, et elles serviraient assurément au l)ut
particulier qu'on s'est proposé. — Ce but lui-même, cette intention de rap-
procher les trois pays par leurs universités, c'est-à-dire par tous les jeunes
esprits à qui appartient l'avenir, où donc est-il clairement exprimé et avec
quelque développement dans les articles dont se compose le recueil sué-
dois en dehors des devises que nous avons dites? Il est vrai que toutes les
fois qu'une fête Scandinave est célébrée dans l'un des trois royaumes, les
harangues qu'on y a prononcées sont vite insérées dans la Revue iinivcrsi-
taire , il est vrai que le prospectus inséré en tête de la première livraison
dit clairement ce que Ton veut faire; mais en réalité peu d'écrivains ont
développé et mis en pratique l'intention qu'on avait annoncée. — Cela nous
conduit à un autre reproche : la composition de chaque fascicule n'est pas
assez habilement entendue. M. le professeur Bergfalk, d'Upsal, est assuré-
ment un fort habile économiste, d'un esprit libéral et élevé; mais pourquoi
abandonner toute une livraison à ses documens pour servir à l'histoire des
crises commerciales des cent dernières années? Quoi! l'université d'Upsal
n'a dans cette œuvre commune qu'une livraison par an, et voilà le peu de
variété qu'elle nous offre! Quand on pense à l'activité scientifique et litté-
raire de cette grande école , à la science et à la renommée de ses profes-
seurs, on ne peut s'empêcher de regretter qu'elle ne saisisse pas une
occasion comme celle que lui offre la Revue universitaire pour multiplier
d'intéressans témoignages de cette activité en présence et au profit des lec-
teurs étrangers.
Je m'aperçois que je n'ai guère encore exprimé que des griefs, et je pre-
nais la plume cependant pour exprimer des sympathies et des félicitations.
Que les intelligens éditeurs de ce recueil veuillent voir dans nos remarques
le sincère désir de servir, s'il est possible, nous aussi, la cause qu'ils veulent
soutenir. Ils ont publié de fort curieuses études sur la mythologie et l'an-
cienne littérature du Nord, par MM. Cari Siive, Grimur Thomsen, Thaasen, etc.
Le travail de ce dernier sur le mythe de l'arbre Yggdrasil, et pour recher-
cher si l'origine de ce mythe a été chrétienne, est assurément de beaucoup
de prix. Les études historiques de M. Hammerich et de M. Fryxell répondent
à la réputation de leurs auteurs. Les travaux économiques dus à la plume du
feu professeur Agardh sont d'une rare clarté d'exposition. La revue des an-
ciens usages universitaires qu'a donnée M. Ek est un intéressant tableau de
l'histoire des mœurs au moyen âge. Rien de mieux que de nous entretenir,
comme l'ont fait MM. Lysander, Ljunggren, Hammerich et d'autres, des
poètes modernes de la Scandinavie, de Holberg, d'Atterbom, d'OEhlenschlae-
ger, de Bellman. D'excellens morceaux scientifiques enfin nous ont permis
de suivre, d'une façon trop fragmentaire cependant, les progrès des sciences
naturelles chez les peuples Scandinaves, qui leur ont imprimé de tout temps
un si puissant essor. Peut-être cette publication universitaire du Nord pèche-
REVUE. CHRONIQUE. 763
t-elle par trop de modestie ; peut-être ne sait-elle pas assez qu'on est tout
prêt à l'étranger à suivre son développement et à le seconder. Qu'elle étende
son cercle d'action des trois royaumes au reste de l'Europe. Qu'elle songe,
non pas seulement aux sympathies de famille, mais, hors de ce cercle un
peu resserré, aux amis éloignés et inconnus. Pourquoi ne réserverait-elle
pas, en vue de ceux-ci, une partie de ses efforts et quelques feuilles de cha-
cune de ses livraisons? Pourquoi peu à peu ne donnerait-elle pas une étude
raisonnée des institutions politiques, de l'organisation administrative et
judiciaire de chacun des trois royaumes? Pourquoi la critique occupe-t-elle
toute la place réservée à la pure littérature, sauf quelques rares pages de
poésie? Le Danemark en particulier ne manque pas d'habiles conteurs, dont
les récits, après un choix sévère, jetteraient ici le charme d'une agréable
variété. A toutes ces demandes, les éditeurs objecteront peut-être que les
moyens matériels ne leur sont pas aussi facilement acquis que les bons con-
seils. Il est certain aussi qu'ils ont fait déjà beaucoup, et que leurs efforts,
même en tenant compte de ce qu'il reste à faire, méritent encore nos féli-
citations.
En passant aux autres publications périodiques que nous recommandent
dans le Nord Scandinave leur intérêt et leur notoriété, nous rencontrons
des revues, si on peut les appeler de ce nom, rédigées et publiées par un
seul homme. Voilà ce que l'esprit français n'admet pas aisément. Il de-
mande, avec une forte unité de vues, plus de variété de ton et de manière
que n'en peut donner un seul esprit, quelque heureusement doué qu'il soit,
et quelques titres qu'il ait acquis à l'estime, à la sympathie ou à la curiosité
des lecteurs. Les brochures mensuelles que publie M. Crusenstolpe en Suède
depuis 1838 sous le titre de Stàllnùigar och Forhallanden {Situation et Cir-
constances) n'ont absolument pour objet que de rendre compte de l'his-
toire de chaque mois, principalement de ce qui intéresse, à l'intérieur ou
au dehors, la Suède et les pays Scandinaves; elles ne s'interdisent pas la
politique générale, et souvent l'auteur, homme d'esprit, très familiarisé
avec l'histoire contemporaine, possesseur d'une curieuse collection de let-
tres et de papiers politiques, a commenté d'une façon intéressante et inat-
tendue certains épisodes tout européens.
M. P. A. Munch, professeur à l'université de Christiania, publie depuis
1855 S3k Revue mensuelle norvégienne {Norskt Maanedsskrift). Son programme
dit assez les difïicultés que rencontre un pareil recueil avec un seul rédac-
teur. Pour venir au secours de sa verve, fort abondante, mais non pas iné-
puisable, l'auteur ne %ait invoquer que les traductions signées de lui et sans
doute revues par lui. De là un même style à travers toute la publication, qui,
sans devenir un livre, cesse d'offrir la variété qu'on demande à un recueil
de ce genre. Cela n'empêche pas que le recueil de M. Munch n'ait donné
quelques études politiques d'un incontestable intérêt. M. Munch est un des
savans les plus distingués du Nord et, on peut l'ajouter, de l'Europe en-
tière. Nous espérons faire connaître quelque jour ses nombreux travaux, et
nous aurons alors occasion de lui rendre toute justice. Après avoir rendu
de grands services à la science Scandinave par la publication de textes peu
connus en langue norrène, il a abordé l'histoire générale de sa patrie, et.
764 REVUE DES DEUX MONDES.
chemin faisant, a répandu sur celle de tout le moyen âge du Nord de nou-
velles et abondantes lumières. Entraîné par les perspectives lointaines de
son travail, qui s'étendaient sans cesse, il vient de passer un long temps à
Rome, où nous savons qu'il a apporté, pour beaucoup de monumens écrits
restés jusqu'à ce jour inexpliqués dans la bibliothèque du Vatican, des inter-
prétations inattendues. M. P. A. Munch est un savant de premier ordre;
mais il est systématique. Il s'est fait de l'histoire primitive des Norvégiens
une conception où l'imagination risque d'avoir obtenu une trop grande
part. Les contradictions n'ont fait que le confirmer dans ses vues, et elles
influent aujourd'hui sur sa manière de considérer et d'apprécier les événe-
mens qui se passent autour de lui : par exemple le scandinavisme, c'est-à-
dire l'espérance d'une étroite union avec des droits égaux pour chacun des
trois peuples du Nord, ne saurait lui sourire. — Hors deux ou trois études
sur ce sujet brûlant du scandinavisme et un long travail sur les noms de
personnes dans les langues Scandinaves, ce n'est guère dans son recueil
que nous pourrons trouver à nous instruire du Nord. Il est évident qu'il l'a
destiné aux seuls Norvégiens, tout au plus aux lecteurs des trois royaumes.
Nous avons lieu de croire que d'autres conditions donneraient au sérieux
talent de M. Munch un meilleur essor.
M. Goldschmidt, qui a publié de même tout seul à Copenhague pendant
quelques années un périodique in-18, intitulé i\ord et Sud, auquel a suc-
cédé jusqu'à ces derniers temps le Iliemme og Ude, c'est-à-dire le Dedans
et le Dehors, est moins exclusif en histoire, bien qu'il n'aime guère à se
ranger du côté du plus grand nombre, et qu'il en ait donné des preuves en
certaines occurrences. M. Goldschmidt est fort connu dans le Nord par plu-
sieurs écrits remarquables. 11 a publié deux romans; l'Homme sans fo>/er,
Hjemlôs, se réimprime en ce moment à la fois à Copenhague et à Londres, en
danois et en anglais; l'autre, intitulé Un Juif, a obtenu, soit dans le Nord, soit
en Angleterre, un assez grand succès. En outre M. Goldschmidt a rédigé pen-
dant assez longtemps le Corsaire, journal satirique publié à Copenhague, qui
lui a fait une grande réputation d'esprit. — Le Nord et Sud a plus que les
périodiques que nous avons nommés jusqu'à présent le caractère d'actualité
qu'on demande à de tels écrits. L'auteur y rend compte dans une sorte de
chronique des plus récentes combinaisons de la politique. Pour donner à ses
comptes-rendus de l'intérêt et de la vie, il n'épargne pas ses peines, et les
affaires d'Italie par exemple lui ont fait successivement visiter Florence,
Milan, Turin, où il s'est montré un habile et intelligent témoin des événe-
mens. Quant aux affaires et à l'histoire de son propre pays, il les suit de
près également dans le présent et dans le passé, et en même temps que
son recueil soutient dans le cours de la lutte engagée entre le Danemark et
l'Allemagne des opinions et des idées qui lui sont propres, il offre aussi des
traductions intéressantes d'anciennes sagas où revit avec un puissant relief
l'image d'un passé énergique et fécond. Le recueil de M. Goldschmidt se
conforme d'ailleurs aussi peu que possible aux conditions matérielles que
nous imposons d'ordinaire à tout périodique, et par cette capricieuse indé-
pendance il mérite même à peine ce nom. Il paraît quand il plaît à M. Gold-
schmidt, qui doit seulement avoir fourni à ses abonnés au bout de la période
BEVUE. CHRONIQUE. 765
annuelle un certain nombre de feuilles. M. Goldschmidt n'a-t-il pendant ce
mois-ci rien à dire, ou bien est-il en voyage ou même en villégiature, son
recueil vaque avec lui. De retour à la ville, il imprime, corrige, et tout le
monde est content. Voilà qui ne ressemble guère aux travaux de nos di-
recteurs de revues, auxquels nous ne permettons pas même le repos du
dimanche, si le dimanche est condamné par Talmanach. Ces petits mondes
littéraires du Nord n'en vont pas plus mal, et la bonne entente subsiste entre
les abonnés débonnaires et le rédacteur homme d'esprit.
Le Danemark nous offrirait encore un intéressant périodique dans la
Revue mensuelle danoise [Dansk Maanedsskrifl) de M. Steenstrup, avec des
articles historiques et littéraires signés de leurs auteurs; mais l'intérêt de
ces recueils, qui se renferment dans le cercle un peu étroit du public Scan-
dinave, s'efface devant celui des périodiques spéciaux, pour la philologie,
pour la théologie, pour l'agriculture, l'industrie, la médecine, la chirurgie,
les sciences naturelles, l'économie domestique, etc., qui sont nombreux et
influens dans le Nord. On conçoit que dans les pays peu riches se multi-
plient ces publications en commun, qui réunissent les conditions de bon
marché et de publicité assurée. C'est ainsi que les périodiques spéciaux du
Nord, dont la liste serait trop longue à donner ici, sont devenus pour les
sciences théoriques ou pratiques des répertoires bien connus et d'une ri-
chesse considérable; on sait combien le génie de l'observation scienti-
fique est développé chez les compatriotes de Linné, de Berzélius et d'OEr-
sted (1). Il faut un esprit différent, à certains égards plus général et même
plus élevé, pour les études politiques et littéraires dont vit la presse pério-
dique vraiment digne de ce nom. Cet esprit ne se développe, nous l'avons
dit, que chez les sociétés avancées et éclairées, où le nombre est grand des
hommes intelligens et instruits. Il nous a suffi de montrer que les trois pays
du Nord font en ce moment même d'honorables efforts vers de telles publica-
tions pour témoigner en même temps de leur progrès intellectuel et moral.
A. GEFFROy.
L* Abolition tte l'Esclavage, par M. Augustin Cochin (Q).
On ne trouverait plus en Europe un écrivain pour plaider la cause de
l'esclavage. Il faut traverser l'Atlantique pour rencontrer des panégyristes
de ce crime social qui a immolé tant de victimes, et encore ces panégy-
(1) Le nombre des journaux et recueils périodiques en Suède était de 100 en 1833,
de 120 en 1843, de 138 en 1853 (105 journaux et 33 recueils dont 21 à Stockholm), de
140 en 1859. La Suède ayant une population de 3,700,000 âmes, cela fait environ un
journal par 26,000 habitans, quand l'Allemagne en 1850 n'avait qu'un journal par
50,000 habitans, la France en 1844 un pour 45,000, et l'Angleterre un pour plus de
50,000. Le Danemark avait en 1848 un journal pour 23,500 personnes, la Russie en 1850
un pour 357,142, et les États-Unis un pour 9,200. Le plus ancien journal suédois, le
Post-och Inrikes-Tidningar ( Nouvelles de la Poste et de l'Intérieur)^ aujourd'hui journal
officiel, date de 1045; le Dagligt Allehanda {Faits divers de chaque jou7-), qui a précédé
le Svenska Tidning, date de 1707.
(2j 2 vol. iu-8''; J. Lecoffre et Guillaumin.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
ristes sont-ils sincères? Quand ils dogmatisent sur Fesclavage, quand ils pré-
tendent y voir un fait naturel et providentiel, quand ils veulent que la science
et la loi divine soient complices de leur cruelle théorie, doit-on croire qu'ils
sont de bonne foi, et qu'ils soutiendraient en Europe la thèse qu'ils pro-
fes'^ent en Amérique? Pour l'honneur de leur raison, sinon de leur con-
science, le doute est au moins permis. A dire vrai, les planteurs des États-
Unis et de Cuba sont convaincus que le sort de leurs cultures dépend du
travail esclave, et, résolus à garder jusqu'à la fin un instrument qu'ils jugent
nécessaire, ils préfèrent invoquer solennellement de faux principes plutôt
que d'assigner au maintien de l'esclavage un motif misérablement tiré de
l'utilité matérielle. Ils édifient une doctrine sur l'intérêt.
En Angleterre et en France, l'esclavage a été flétri et condamné avant
d'être aboli. Depuis longtemps, la question de principe n'y était plus sé-
rieusement discutée; le travail servile n'y a jamais été défendu comme une
théorie, et alors même que les lois autorisaient et protégeaient la traite,
le sentiment public protestait contre cet outrage porté à la liberté hu-
maine. L'heure de l'affranchissement a été lente à venir, parce qu'il ne
s'agissait de rien moins que de transformer la fortune coloniale identifiée
avec l'esclavage, parce que la rançon imposée aux métropoles semblait dé-
passer les ressources des plus riches budgets; mais lorsque l'esclavage a été
enfin supprimé, toutes les consciences ont éprouvé un grand soulagement.
Les principes d'humanité et de justice triomphaient de l'opposition puis-
sante des intérêts, et la raison d'état, comme la question d'argent, s'inclinait
devant le devoir. En un mot, l'abolition de l'esclavage était dans les vœux
les plus ardens de l'âme européenne longtemps avant qu'elle fût inscrite
dans les lois de notre génération.
Aussi, à l'époque où nous sommes, un plaidoyer contre l'esclavage ne se-
rait plus qu'un lieu commun, une pure déclamation. L'éloquence s'épuise-
rait vainement au service d'une telle cause, car c'est une cause gagnée.
Cependant il existe encore des esclaves, et il y a encore des chaînes à bri-
ser. Tant que l'œuvre de l'affranchissement ne sera point accomplie sur
toute la surface de la terre, la protestation doit continuer à se faire en-
tendre; seulement il lui est permis de modifier son langage. Puisque l'escla-
vage n'est plus défendu qu'au nom des intérêts, c'est au nom des intérêts
qu'il faut le poursuivre et le combattre. Aujourd'hui Wilberforce n'aurait
plus à invoquer les grands principes de morale et de justice qu'il plaidait
à la fin du dernier siècle ; il se ferait économiste, il démontrerait aux plan-
teurs que l'esclavage n'est point nécessaire à la prospérité de leurs cultures,
que dans les régions tropicales comme dans nos contrées les récoltes mû-
rissent plus régulières et plus fécondes sous les bras du travail libre.
C'est la thèse que M. Cochin s'est attaché à développer dans un récent et
chaleureux écrit sur l'AbolUion de l'Esclavage. Reprenant l'historique de
cette grande question, rendant hommage aux hommes, aux nations, aux
époques qui ont le plus contribué à l'émancipation de la race noire dans
les colonies d'Amérique, il a démontré par des faits et par des chiffres que,
loin d'avoir ruiné les maîtres, l'affranchissement a eu pour résultat d'aug-
menter et d'améliorer la production coloniale. Sans doute la période de
REVUE. CHRONIQUE. 767
transition a été pénible et laborieuse; il y a eu dans la nouvelle organisa-
tion du travail des secousses violentes qui ont altéré pour un temps la con-
dition des fortunes. Même dans les sociétés constituées régulièrement, les
simples réformes de législation affectent plus ou moins les intérêts privés
et ne produisent pas immédiatement leurs bons effets. Qu'est-ce donc lors-
qu'il s'agit de modifier les fondemens d'une société coloniale? Il ne faut
pas seulement changer les lois; il faut changer les mœurs en détruisant
des préjugés invétérés, en imposant aux anciens maîtres les principes d'un
droit nouveau que leur intérêt repousse tout d'abord, aux anciens esclaves
l'accomplissement de leurs nouveaux devoirs. C'est un état social à défaire
et à refaire presque tout entier, sans que les élémens du régime de l'escla-
vage puissent être appropriés en quoi que ce soit au régime de liberté.
Comment dès lors la transition ne serait-elle point difïicile et douloureuse?
Les colonies anglaises et françaises ont éprouvé après l'émancipation cette
crise inévitable, qui s'est traduite dans les premières années par une sen-
sible diminution du travail, des produits et des profits; mais la crise n'a eu
qu'un temps, et si l'on examine la situation actuelle des colonies où l'escla-
vage a été aboli en la comparant avec leur situation ancienne, on remarque
un progrès réel dans toutes les branches de la production, un accroisse-
ment de richesse et de bien-être, la propriété mieux garantie, le travail
plus régulier, les capitaux plus abondans, le commerce plus actif. Sauf de
très rares exceptions, c'est là le résultat général de l'émancipation dans les
colonies, résultat incontestable que M. Cochin a dégagé des documens sta-
tistiques en ajoutant au langage des chiffres l'éloquence de sa conviction.
En pareille matière, la statistique cesse d'être aride : elle s'inspire aux
sources les plus pures du sentiment moral, et elle projette les plus vives
lumières sur un fait économique qui conclut énergiquement à la liberté du
travail.
M. Cochin ne s'est pas borné à exposer les heureux résultats de l'émanci-
pation dans les paj^s qui l'ont prononcée; il a étudié et fait ressortir les ré-
sultats de l'esclavage dans les pays qui l'ont maintenu, à Cuba, au Brésil,
aux États-Unis. Cette seconde partie de son enquête n'est pas la moins con-
cluante. La condition sociale, politique et économique des pays à esclaves
repose sur les fondemens les plus fragiles : embarras dans le présent, péril
dans l'avenir, voilà ce qui apparaît, et la situation des États-Unis atteste
l'imminence ainsi que la gravité du péril. C'est l'esclavage, c'est lui seul,
qui compromet sous nos yeux l'union et la prospérité de cette grande ré-
publique, qui se montrait si fière de ses institutions et de sa richesse. Par
quelle série de difficultés, dans quels flots de sang les États-Unis traverse-
ront-ils la période qui doit aboutir à l'émancipation de leurs esclaves?
Nul ne peut dire encore quel sera le dernier épisode de cette histoire
qui commence. Ce qu'il suffit de constater à l'appui de la thèse développée
par M. Cochin, c'est que, dans un pays où les ressources naturelles sont si
grandes et le génie du peuple si actif, il n'y aura plus désormais de stabi-
lité dans les institutions, d'union entre les citoyens, de sécurité dans les
transactions, tant que la question de l'esclavage ne sera point résolue. Po-
litique intérieure et extérieure, progrès moral et matériel, tout demeurera
768 REVUE DES DEUX MONDES.
suspendu jusqu'au jour où la liberté du travail humain aura triomphé. Si
donc Ton prouve que Témancipation a été bienfaisante pour les pays qui
l'ont prononcée, que l'esclavage est funeste aux pays qui le conservent, on
fait le meilleur et le plus sûr plaidoyer qui puisse convertir les intérêts
aveuglément rebelles jusqu'ici aux inspirations de la loi morale, on détruit
le seul argument par lequel on erse encore soutenir l'esclavage, on montre
que l'asservissement du travail, loin d'être indispensable dans certains pays,
est partout une cause de décadence et de ruine, et l'émancipation est dès
lors proclamée immédiatement dans toutes les convictions.
Était-il nécessaire de démontrer, comme l'a fait M. Cochin dans la der-
nière partie de son livre, que le christianisme ne saurait être responsable
d'avoir en aucun temps pratiqué et consacré l'esclavage? L'auteur a désiré
répondre aux assertion^ de certains publicistes qui, torturant les textes des
livres sacrés comme les témoignages de l'histoire, ont essayé de justifier
par l'autorité de la loi chrétienne l'asservissement du travail, et de plaider
la légitimité, la sainteté de ce qu'ils osent appeler une institution. Cette ré-
ponse, à nos yeux, était bien superflue. « Avant toute démonstration, dit
M. Cochin, on comprend, on devine que le christianisme a dû abolir l'escla-
vage, comme le jour abolit les ténèbres, parce qu'ils sont incompatibles. »
Cette déclaration aurait suffi. L'antipathie de la loi chrétienne contre l'es-
clavage n'est pas un théorème dont il soit nécessaire de rechercher la solu-
tion : c'est un axiome. M. Cochin n'a pas dédaigné d'apporter des preuves
surabondantes pour venger le christianisme de l'injurieuse responsabilité
que les théoriciens de l'esclavage voudraient lui imposer. Il y a mis toute
l'ardeur de ses convictions religieuses; ne nous plaignons pas de cette dis-
sertation, parfois biblique, qui achève et couronne son livre : c'est une pro-
testation du cœur complétant une démonstration de l'esprit. Seulement ce
n'est point sur le terrain du christianisme qu'il faut combattre l'esclavage :
celui-ci ne mérite pas d'y avoir accès. Combattons-le sur le terrain des in-
térêts matériels, puisque c'est là seulement qu'il est encore considéré comme
puissant. Attachons-nous principalement à prouver que l'esclavage ruine tout
ce qu'il souille. A cet égard, l'argumentation de M. Cochin, appuyée sur l'ob-
servation des faits, nous paraît être la plus complète qui ait été publiée de-
puis l'émancipation : elle réfute et condamne l'esclavage par l'esclavage lui-
même, elle provoque l'émancipation par l'exemple des colonies où règne
le travail libre; enfin elle prouve une fois de plus que les principes écono-
miques destinés à assurer le bien-être et l'ordre dans les sociétés doivent
être d'accord avec les principes qui les dominent, ceux de l'éternelle mo-
rale commune à tous les peuples. c. layollée.
V. DE Mars.
LA
QUESTION ROMAINE
PREMIERE PARTIE.
I.
Nous espérons que personne ne sera surpris de notre aveu si nous
disons que ce n'est point sans une sorte de tremblement que nous
approchons d'une question aussi grande que la question romaine.
Toutes les révolutions sont une cause d'angoisse pour ceux qui
sont appelés à s'y associer par un acte de leur pensée. 11 y a quelque
chose de douloureux et de redoutable à vouloir arracher leur secret
à ces sphinx que les vicissitudes humaines font sans cesse renaître.
Combien le doute, l'hésitation, les scrupules, ne sont-ils point plus
naturels au milieu d'une révolution qui, bien que suivant notre con-
viction profonde elle ne doive que modifier la forme temporelle de
la papauté, s'attaque pourtant à une des formes les plus anciennes,
les plus achevées du christianisme, et renverse l'œuvre des siècles
en portant l'alarme dans les consciences !
Il faut surmonter sans doute cette timidité, qu'on pourrait dire re-
ligieuse : il faut la vaincre dans l'intérêt des consciences troublées
parla nouveauté et par la grandeur du problème. Ce problème, les
événemens l'ont mis à l'étude et en pressent la solution en dépit
des volontés humaines. Croirait-on qu'il fût habile, sage, honnête
même, oserais-je dire, de laisser écouler le torrent des faits en s'en-
tètant dans une immobilité fataliste ? De quoi ont servi les protesta-
tions chagrines à ceux qui depuis trois années se sont mis à la
queue des événemens ? Les esprits éclairés qui croient défendre les
TOME XXXIV. — 15 AOUT 18G1. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
vrais intérêts du catholicisme en donnant la réplique aux faits par
ces éloquentes, mais impuissantes protestations, pensent-ils qu'ils
n'eussent pas mieux agi, si, plus alertes, ils eussent devancé les
événemens pour les regarder en face, en saisir le caractère, en dé-
terminer les conséquences? Ce n'est en effet qu'à cette condition
que l'on peut avoir quelque influence sur la direction des aflaires
humaines. Le moment est venu de renoncer, pour la question ro-
maine, à une aveugle et stérile tactique qui consiste à attendre que
le fait soit accompli pour le maudire en le subissant. La continuation
de l'occupation de Rome par nos troupes laisse encore un court in-
tervalle à l'emploi des moyens moraux par lesquels peut se pré-
parer la solution équitable de la question. C'est ce répit que, pour
notre compte, nous allons essayer de mettre à profit. Nous le ferons
en nous aidant des idées qu'a bien voulu nous communiquer un Ro-
main des plus distingués, qui a longtemps réfléchi sur ces graves
matières. Notre correspondant a eu l'honneur de faire pai-tager ses
opinions à M. de Cavour; il les a même essayées sur l'esprit des
membres les plus éclairés et les plus pieux de la cour de Rome, et il
voudrait qu'elles fussent exposées en France, où tant de choses ont
été dites sur la question romaine, « une question, nous écrit-il,
qui, après tout, me concerne un peu plus que ceux qui s'en sont
occupés chez vous. »
Les Romains sont à coup sur plus intéressés que nous à la solu-
tion de la question romaine; cette solution est pourtant entre les
mains de la France. En attribuant à la France une si grande in-
fluence sur le maintien ou la cessation du pouvoir temporel de la
papauté, nous n'entendons point faire allusion à la forme matérielle
et brutale de cette influence, à celle qui s'exerce par la présence de
notre drapeau à Rome, ou qui pourrait se manifester par la retraite
de nos troupes, à celle en un mot qui dépend des résolutions du
gouvernement français. Nous voulons parler uniquement de notre in-
fluence morale. C'est dans l'opinion publique de la France, nous irons
plus loin, c'est dans l'opinion des catholiques français qu'il importe
que la question du pouvoir temporel de la papauté soit résolue.
L'opinion des catholiques français a certainement été sans eflicacité
pour prévenir ou arrêter le mouvement national italien, qui n'a plus
aujourd'hui cà réclamer que la sécularisation de Rome; mais cette
opinion a jusqu'à présent pesé d'un grand poids dans les conseils
de la cour romaine. Elle a encouragé le gouvernement pontifical
dans sa funeste politique de résistance, elle n'a que trop malheu-
reusement contribué à le détourner de toute pensée de transaction
avec le gouvernement nouveau de l'Italie. C'est à cette opinion que
nous voulons loyalement nous adresser.
LA QUESTION ROMAINE. 771
Nous nous souvenons des paroles que Bossuet écrivait au car-
dinal d'Estrées au temps des disputes de 1(382 : a Les tendres
oreilles de Rome veulent être ménagées. » Alors pourtant Rome était
encore puissante. Malgré le conflit qu'elle engageait avec Louis XIV
dans le domaine du temporel, elle pouvait espérer de voir le protes-
tantisme expulsé de France : elle allait assister à la révocation de
l'édit de Nantes; elle avait quelque raison de croire qu'un souverain
catholique étoufferait bientôt le protestantisme au cœur de l'Angle-
terre. Si à cette époque la bienséance et la politique conseillaient
pourtant les ménagemens envers la cour romaine, les circonstances
actuelles, nous le savons et nous le sentons, circonstances si fâ-
cheuses pour l'antiq^ue papauté temporelle, commandent des atten-
tions plus respectueuses, des précautions plus tendres encore, dans
le langage que l'on se croit autorisé à lui tenir. Il n'est qu'équitable,
suivant nous, d'étendre ces ménagemens aux catholiques français,
qui ont si vivement épousé la cause dii pouvoir temporel. Nous le
pouvons d'autant mieux, qu'il nous est facile de nous rendre compte
des sentimens, des intérêts, des griefs particuliers qui ont agi sur
les catholiques français, et les ont en quelque sorte conduits au
point de vue d'où ils envisagent maintenant la question l'omaine.
Il est bon en toute controverse, et dans celle-ci plus qu'en au-
cune autre, d'entrer dans les raisons de ses adversaires. Les opi-
nions en politique sont toujours complexes; plusieurs causes d'iné-
gale importance concourent à les former : les circonstances diverses
en varient le caractère; les accidens leur impriment des impul-
sions qui souvent ne correspondent point aux intérêts sur lesquels
elles sont fondées; les passions naturellement excitées s'y mêlent à
la raison et lui viennent faire violence. Les esprits de bonne foi ne
peuvent ni s'indigner ni s'étonner à la vue de l'alliage qui s'intro-
duit ainsi dans les opinions. C'est par l'analyse de cette diversité
d'élémens qui agissent sur la formation et la conduite des opinions
qu'on s'explique un des phénomènes les plus singuliers et pourtant
les plus fréquens de l'histoire : je veux dire la contradiction qui se
manifeste si souvent enti-e les résultats que les opinions actives pro-
duisent et les fins qu'elles s'étaient proposées. La position de l'église
et des catholiques de France dans la question romaine doit être ainsi
expliquée. »
Tout le monde sait que, depuis la révolution française, l'ultra-
montanisme a gagné chez nous à peu près l'universalité du clergé
et des laïques qui dans nos luttes politiques se sont efforcés de re-
présenter et de défendre les intérêts de l'éghse. L'ultramontanisme
du clergé et du parti catholique français a souvent excité la surprise
des clergés étrangers et même des églises italiennes. Cet entraîne-
772 REVUE DES DEUX MONDES.
ment iiltramontain de la France a eu pourtant une raison dont on
ne saurait méconnaître la légitimité. C'est pour défendre la liberté
du spirituel contre les empiétemens du pouvoir temporel que
l'église de France est devenue ultramontaine. Avant 1789, l'église
avait en France dans sa constitution des garanties d'indépendance
envers le pouvoir qui lui font aujourd'hui défaut: les immunités dont
elle jouissait vis-à-vis du pouvoir lui permettaient de garder vis-à-
vis de Rome cette attitude indépendante et respectueuse que l'on
définissait par le nom de gallicanisme. La révolution et surtout les
gouvernemens qui en sont sortis ont profondément altéré cette
situation. L'église a cessé d'avoir les conditions matérielles de l'in-
dépendance; elle a même perdu quelques-unes des conditions mo-
rales de sa liberté, en se trouvant annexée à la centralisation admi-
nistrative exagérée qu'ont organisée la république et l'empire. Par
ime réaction naturelle, l'église de France, jalouse de son indépen-
dance, en a cherché la revendication en s' unissant de plus en plus à
une centralisation d'une autre nature, qui absorbe dans l'autorité
de la cour de Rome l'ancienne autonomie des églises particulières :
elle s'est faite ultramontaine. L'excès a appelé l'excès; mais si l'on
veut être juste, si l'on veut sincèrement se rendre compte du mou-
vement qui a fini par s'emparer du clergé et des apologistes laïques
du catholicisme en France, il faut en voir où nous les signalons la
cause et l'origine. L'ultramontanisme français a eu pour cause véri-
table le souci de l'indépendance de l'église : en exaltant à outrance
l'autorité de Rome, en exagérant toutes les prétentions de la pa-
pauté, l'ultramontanisme au fond poursuivait à sa manière, suivant
le tour de la circonstance et l'impulsion du moment, l'accomplis-
sement de la convention sur laquelle repose le christianisme, con-
vention qui sépare le spirituel du temporel et réclame l'indépendance
de l'église, convention divine et sainte suivant les uns, mais auguste
pour tous, car elle a introduit dans la civilisation moderne un souffle
impérissable de liberté.
Nous nous exposons à être accusé de soutenir un paradoxe en
attribuant au désir généreux d'assurer l'indépendance du spirituel
les progrès que l'ultramontanisme a faits dans ce siècle au sein du
clergé français. Nous avons pourtant le sentiment que nous sommes
dans l'exacte vérité. On^iie perd rien, quand on recherche soi-même
avec désintéressement la vérité dans la discussion, à reconnaître
les nobles mobiles qui seuls peuvent entraîner des multitudes
d'esprits et susciter de grands mouvemens d'idées. Si l'on tient à
comprendre la position des catholiciues français dans la question
romaine, la justice veut que Ton aille encore plus loin.
Cherchant dans la papauté la garantie de leur indépendance re-
LA QUESTION ROMAINE. 773
ligieiise et de ce qui est leur véritable liberté de conscience, les
catholiques français ont été logiquement conduits à attacher une
importance singulière au pouvoir temporel de la papauté. Dans la
sphère des choses humaines, la forme suprême de l'indépendance
est la souveraineté. Le pape, chef de l'église catholique, étant en
même temps souverain temporel, possédait aux yeux des catho-
liques cette garantie formelle de l'indépendance humaine. L'auto-
rité que les catholiques reconnaissent dans le pape et l'indépendance
religieuse que cette autorité suppose sont, il est vrai, placées par
eux bien au-dessus des fragiles conditions auxquelles s'attache l'in-
dépendance humaine. C'est en effet une autorité surhumaine que
les catholiques reconiiaissent dans le souverain pontife; d'après la
croyance catholique, ce sont des promesses divines qui assurent
l'autorité et par conséquent la liberté pontificales. Et qu'est-ce au-
près de telles promesses que la condition essentiellement contin-
gente de ces expédions variables qui s'appellent en ce monde des
souverainetés ? Cependant la souveraineté temporelle du pape était
un fait. Ce fait, quelque contestable qu'en fût l'importance réelle,
était aux yeux des catholiques un surcroît de garantie humaine
ajouté aux garanties surhumaines d'indépendance qu'ils attribuent
à la papauté. Ce n'était pas d'eux évidemment qu'il fallait attendre
la suppression spontanée de ce fait; ce n'étaient pas eux qui pou-
vaient en contester la légitimité. L'émotion dont ils ont été saisis
en le voyant mis en péril était au contraire naturelle.
Il faut faire encore la part des causes immédiates de l'ébranle-
ment de la papauté temporelle, des circonstances au milieu des-
quelles cet ébranlement s'est opéré, et des dispositions dans les-
quelles ces causes et ces circonstances sont venues surprendre les
catholiques français. Nous entrons ici sur le terrain poUtique. Les
événemens qui, depuis 1859, ont changé la face de l'Italie ont été
pour les catholiques de France une surprise, c'est le mot, un vrai
coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce serait, on en convien-
dra, exiger l'impossible de la nature humaine que de vouloir que
les catholiques français eussent jugé les questions soulevées par la
guerre de 1859 avec une impartialité philosophique, en se plaçant
exclusivement au point de vue des besoins, des intérêts et des vœux
de l'Italie, et qu'avec un désintéressement angélique ils eussent
condamné ce qu'ils étaient habitués à regarder comme leur cause
même. Il ne faut pas attendre de tels miracles d'abnégation de la
part des corps ou des hommes réunis en partis pour la défense d'une
cause. Il ne faut pas leur demander avec sévérité la prévoyance et
les condescendances que la prévoyance inspire. La prévoyance en
politique est le don de quelques personnes; les corps, les partis,
17 h REVUE DES DEUX MONDES.
les masses, ne l'ont jamais. Leur obstination se justifie même par
des motifs respectables. Les associations d'idées et d'intérêts qui
forment les opinions collectives entrelacent les âmes par mille liens
enchantés; couper soi-même ces racines invisibles où l'on a puisé
la vie morale est un suicide qui surpasse la force ordinaire de
l'homme. Les associations militantes, religieuses ou politiques, ne
se laissent dompter que par la nécessité, lorsque la nécessité s'im-
pose à elles avec l'inexorable puissance du fait consommé. Ainsi
au commencement des révolutions d'Italie les catholiques de France,
à peu d'exceptions près, ne pouvaient guère les apprécier que du
point de vue auquel l'église de France s'était accoutumée à juger ses
propres intérêts.
Ce point de vue fondamental, devenu, pour les motifs que nous
avons dits, ultramontain, était naturellement le maintien du pouvoir
temporel du pape; mais l'opinion des catholiques français sur l'im-
portance du pouvoir temporel a été aigrie, exaspérée, pourrait-on
dire, par des circonstances particulières. Ces circonstances sont les
promesses que le clergé français avait reçues au commencement
de la guerre de 1859, et la position que la masse du parti clérical
avait prise dans notre politique intérieure avant cette époque. Les
déclarations du gouvernement français au début de la campagne
avaient donné à croire aux catholiques^que le pouvoir temporel du
saint-père n'aurait rien à souffrir de cette guerre. La suite a prouvé
que dans cette révolution les événemens ont été ou plus francs ou
plus forts que les hommes, et la déception dont ils sont victimes
a redoublé l'irritation des catholiques contre les hommes et contre
les événemens. La masse du parti clérical se plaint d'une décep-
tion d'une autre sorte, et pour celle-là c'est lui-même, à notre
avis, qu'il devrait surtout accuser. Cette méprise, douloureusement
ressentie par le parti clérical français, provient en effet de l'illusion
qu'il avait nourrie sur sa position vis-à-vis du pouvoir. Nous pen-
sons avoir le droit de le dire au parti catholique sans l'offenser : sa
conduite politique en France a été de notre temps bien pauvrement
inspirée. Nous avons vu l'ultramontanisme aller en politique aux
plus contraires excès. Il y a eu une époque, qui n'est point éloi-
gnée de nous de la mesure d'une vie d'homme, où l'on tentait d'ap-
puyer l'autel sur le trône. Dans la première phase de son ultramon-
tanisme, qui a laissé au sein du clergé des traces si profondes,
M. de Lamennais prêchait l'absolutisme théocratique. Dans la se-
conde phase de sa carrière , cet orageux esprit invoqua la liberté
illimitée et s'emporta jusqu'à l'extrême démocratie. Ce brusque re-
virement, promptement désavoué par Rome, n'eut point la même
force de prosélytisme que le premier ultramontanisme lamennaisien.
LA QUESTION ROMAINE. //O
11 ne resta dans le catholicisme politique et militant qu'un petit nom-
bre d'esprits, nous allions dire de tempéramens, enclins au libéra-
lisme. Cependant le prosélytisme religieux n'eut rien à perdre à la
pratique des institutions libres. Ce qu'il put gagner en force morale
sous le régime de 1830 est dans toutes les mémoires; ce qu'il ob-
tint sous la république frappe encore les yeux. La majorité du clergé
et le gros du parti catholique eurent-ils la clairvoyance de leurs vé-
ritables intérêts? comprirent-ils ce que leur rapportait la liberté
politique? Non, ils pourchassèrent jusqu'à la mort le gouvernement
de 1830 et la république. Les institutions libérales avaient été sur-
tout fécondes pour eux ; ils les virent briser avec une insultante joie.
Tombant, à F égard de la vérité politique, dans un scepticisme bru-
tal, oubliant même le lien sacré qui unit la politique à la morale, ils
affectèrent de ne chercher dans les diverses formée d'institutions
que des expédions à leur usage, et parmi ces expédiens ils eurent
le ti'iste courage de préférer avec ostentation ceux qui, dans leur
espérance, paraissaient devoir leur assurer un facile triomphe en
les affranchissant des labeurs qu'il faut soutenir et des blessures que
l'on est exposé à recevoir dans les luttes à armes égales. 11 y eut
sans doute parmi les catholiques une petite élite qui ne se laissa
point tenter aux séductions de la fortune : nous admettons qu'à
mesure que l'expérience marchait et que les désenchantemens se
sont succédé, ce groupe a dû progressivement s'accroître; nous
ne pensons point pourtant que cette épreuve ait ramené la masse du
parti clérical à des sentimens plus justes envers la liberté. Nous ne
serions pas surpris que le plus grand nombre dans ce parti n'en fût
encore à compter pour relever ses affaires sur un évcque quelconque
du dehors. Quoi qu'il en soit, il est aisé de comprendre le trouble
et l'amertume que des erreurs de cette sorte ont dû jeter dans les
jugemens portés par le parti clérical français sur la question ita-
lienne et sur la question romaine.
On voit assez que nous ne sommes point disposé à diminuer ou
à travestir les mobiles qui dirigent le parti catholique dans la con-
troverse où s'agite le sort du pouvoir temporel de la papauté. Nous
reconnaissons la légitimité de ce qu'il y a d'essentiel dans cette
opinion, à savoir le principe de l'indépendance du pouvoir spiri-
tuel. Nous ne méconnaissons pas ce qu'il y avait de plausible
dans la garantie prêtée à l'indépendance du pouvoir spirituel par
les attributs de la souveraineté temporelle tant que cette souve-
raineté était incontestée, et n'était point répudiée par ceux sur
lesquels elle s'exerçait. Nous accordons que la question italienne et
la question romaine, qui en est le suprême élément, ont été engagées
d'une façon qui a pu mécontenter justement les catholiques fran-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
çais. Nous ne nous posons point en apologiste de tous les procé-
dés qui ont été employés dans la question italienne ; nous abandon-
nons les hommes aux rancunes, aux ressentimens, à la colère même,
si l'on veut, des catholiques. La hauteur des intérêts principaux en-
gagés dans ce problème nous permet de faire bon marché des
points secondaires. Mais, après leur avoir fait toutes ces concessions,
nous pensons avoir le droit de rappeler les catholiques eux-mêmes
à la considération de ces intérêts primordiaux au nom desquels ils
prétendent agir. Les tenant pour sincères, nous nous croyons auto-
risé à leur dire : « Prenez garde de sacrifier dans votre cause le
principal à l'accessoire. Certains acteurs dans les récens événemens
d'Italie ont manqué, dites-vous, aux paroles qu'ils vous avaient don-
nées, ont trompé la confiance que vous aviez placée en eux : dénon-
cez leur duplidté, retirez-leur votre confiance, soit; mais, dans une
question où il va des plus vitaux intérêts de votre foi, n'allez pas
jusqu'à vous laisser distraire du fond des choses par la diversion des
questions personnelles. De mauvais moyens, à votre gré, ont été
mis en usage : condamnez-les; mais n'allez pas vous laisser offus-
quer sur le caractère peut-être providentiel des résultats par le vice
des procédés, vous surtout dont les théologiens sont si ingénieux
à expliquer par quel art mystérieux et sûr Dieu sait faire servir
le mal à la production du bien. Revenez à la grande et véritable
question, à celle qui vous est posée par des événemens pressans,
par une nécessité irrésistible; appliquez-vous à l'examen des con-
ditions essentielles de l'indépendance du pouvoir spirituel. La sou-
veraineté temporelle était à vos yeux une des garanties de cette
ind:^pëndance ; la suppression de cette souveraineté vous choque
comuie une innovation dangereuse. Nous ne disons point que votre
opinion ait été jusqu'cà ce jour déraisonnable, et nous comprenons
la défiance et la répugnance que les innovations vous inspirent; mais
la nécessité parle, la puissance temporelle est déjà démembrée : ce
qu'il en reste ne peut plus satisfaire votre théorie et ne saurait durer
qu'en prolongeant, pour une nation en révolution, pour l'Europe,
pour le catholicisme lui-même, une situation pleine de périls et de
maux. Pour relever la papauté temporelle, n'est-il pas dès à'pré-
sent visible qu'il faudrait un miracle? Est-ce un miracle que vous
attendez? Vous professez que l'église, incorruptible dans sa doc-
trine, s'est toujours prêtée avec une souplesse merveilleuse dans ses
élémens variables aux nécessités diverses des temps et des lieux.
Le pouvoir temporel a été précisément un des appendices variables
de l'égHse, pui^^qu'il n'a point toujours existé et qu'il a éprouvé dans
le cours de son existence des modifications nombreuses. Il y a plus :
le pouvoir temporel , avec ses accidens, a réagi à son tour sur les
LA QUESTION ROMAINE. 777
formes de l'église et a introduit dans sa constitution des modifica-
tions dont la sanction du temps n'a point toujours justifié la va-
leur. Là où il a été innové dans le cours des siècles, est-il interdit
d'innover encore? S'il est démontré que les nécessités du gouverne-
ment temporel ont altéré défavorablement l'économie du gouverne-
ment spirituel, n'est-il point permis de rechercher ce que le spirituel
pourrait gagner à être affranchi des nécessités du temporel ? Voilà
la question dans sa vérité et dans sa grandeur: c'est en ces termes
que, dans leur sollicitude pour les intérêts permanens de leur foi,
les catholiques éclairés doivent commencer dès à présent à l'envi-
sager. L'église n'a pas le droit de compter sur des miracles dans
l'ordre de ses conditions temporelles, accidentelles, changeantes, qui
est régi par les lois générales de l'humanité et de l'histoire. En ac-
ceptant les changemens que ces lois lui imposent, les épreuves peu-
vent devenir pour elle des crises salutaires de régénération et de
rajeunissement; voilà le seul miracle auquel elle doive aspirer. »
C'est ce que, pour notre compte, nous croyons pouvoir démontrer
en examinant rapidement la condition générale de la hiérarchie ro-
maine dans les pays catholiques, les changemens que la possession
du temporel a introduits et dans cette hiérarchie et dans l'économie
du pouvoir spirituel, la situation faite aujourd'hui à la papauté par
l'association du temporel au spirituel, enfin la solution qui répond
le mieux à la fois aux intérêts du catholicisme et à l'esprit des so-
ciétés modernes.
II.
Un caractère extérieur a plus fortement distingué l'église romaine
des religions de l'antiquité et des autres églises chrétiennes. Dans
celles-ci, le sacerdoce a été ou est toujours national; de là les re-
lations intimes qui l'unissent ordinairement au gouvernement qui
représente le pays. Là le sacerdoce ressent les mêmes influences que
la nation, a les mêmes besoins, obéit aux mêmes instincts, suit les
mêmes inspirations. Telle était la condition des sacerdoces antiques;
telle est celle de la plupart des églises chrétiennes, de l'éghse
orientale, des églises protestantes. La condition même des clergés
de ces églises les empêche de s'éloigner jamais beaucoup des voies
dans lesquelles marche la nation à laquelle ils appartiennent.
Telle n'est point la situation du clergé catholique romain. Ce
clergé, répandu sur différens pays, dominant religieusement di-
verses nations qui ne sont même pas toutes de race latine, se re-
connaît à ce trait, qu'il forme un seul corps, ayant partout, malgré
la diversité des contrées, mêmes principes, mêmes doctrines, mêmes
778 REVUE DES DEUX MONDES.
tendances, et jusqu'à un certain point des intérêts identiques. En
tout pays, il a du moins cette uniformité, qu'il relève d'un chef
étranger, vivant au dehors, placé ainsi hors du cercle des besoins,
des instincts et des tendances de la nation particulière dont le clergé
fait partie, chef étranger, qui a pour règle de ses appréciations, de
ses jugemens et de sa conduite des principes, des intérêts ou des
nécessités qui, on l'admettra du moins pour l'ordre temporel, peu-
vent être fort éloignés des pensées et des mobiles d'action de tel
ou tel des peuples dont il dirige le gouvernement spirituel. Voilà le
fait dans sa simplicité. Nous nous bornons à le rappeler sans arrière-
pensée et sans prévention défavorable à l'église catholique romaine.
Ce fait s'explique au contraire par les plus nobles origines du chris-
tianisme.
Dès le commencement, le christianisme eut la haute et vaste am-
bition qui était pour ainsi dire inhérente à ses doctrines. Il n'était
pas, comme les religions antiques, un amas de rites et de supersti-
tions ayant perdu, s'ils l'avaient jamais eue, la vertu d'améliorer
les hommes et les sociétés. Avec son spiritualisme élevé et sa su-
blime morale, le christianisme parlait à l'homme tout entier, s'em-
parait de lui et devait pénétrer dans la vie civile et sociale des
peuples. Cette vertu civile et sociale du christianisme fut aperçue
instinctivement dès l'origine par le gouvernement de l'empire ro-
main, et, au sein de la société polythéiste la plus tolérante qui ait
jamais existé, provoqua contre la religion nouvelle ces persécutions
féroces qui, au lieu d'abattre la foi chrétienne, ne servirent qu'à en
démontrer la valeur morale, à en exciter l'énergie, à en hâter le
triomphe. L'influence civile et sociale qui appartenait à l'esprit du
christianisme dut dès le principe assurer au sacerdoce chrétien une
importance, une prépondérance extraordinaires. Les circonstances
politiques que le monde traversait alors contribuèrent encore à gran-
dir le rôle de la hiérarchie chrétienne.
L'empire romain se décomposait sous l'étreinte de l'absolutisme
et de la centralisation, deux causes de mort auxquelles ne résistent
pas les sociétés les mieux douées. Constantin, ne trouvant plus
de ressources suffisantes pour s'opposer aux irruptions des Bar-
bares dans l'Occident, où la centralisation plus forte avait plus
promptement usé les ressorts de la vie, eut la pensée d'aller de-
mander ces ressources à l'Orient, où la civilisation grecque n'avait
jamais admis dans toute leur étendue les principes de la centrali-
sation latine. Ce fut sans doute la préoccupation politique qui le
décida à porter à Byzance le siège de l'empire. On veut, dans cer-
taines publications récentes, qu'il ait fui Rome de peur d'y être
éclipsé par la grandeur du pape : explication puérile, où l'on oublie
LA QUESTION ROMAINE. 779
que la pensée politique qui dirigea Constantin n'était point neuve
dans l'empire, et avait été conçue par Dioclétien, peu suspect assu-
rément de tendresse pour les chrétiens et de vénération pour les
papes, lequel avait eu le projet de désigner une nouvelle capitale
et de la fixer à Andrinople ou à Césarée. Or, tandis que la liberté
périssait dans l'empire, elle se réfugiait ou, pour mieux dire, elle
naissait au sein de l'église. Pour la première fois, les principes
de la spontanéité humaine et de la liberté morale s'y allumaient
au foyer d'une religion. Le principe de 1 égalité des hommes de-
vant Dieu, qui devait un jour s'emparer de la société civile et y in-
troduire l'égalité devant la loi, était vivant dans l'église chrétienne.
L'église nourrissait aussi dès lors cet autre principe de l'égilité et
de la fraternité des nations qui devait enfanter plus tard les droits
des peuples, que. la tâche de notre siècle est de faire prévaloir. L'é-
glise en outre avait un autre principe de vie, elle vivait du principe
d'élection. Les évèques puisaient dans l'élection cette force vivace
qui s'était éteinte dans la société civile sous le poids de la centrali-
sation et du despotisme. Ce furent les véritables sources de la puis-
sance et de la grandeur du sacerdoce chrétien. Les Barbares arri-
vent, la puissance centrale tombe, l'empire est effacé de l'Occident.
La puissance des évêques demeure seule debout, car c'était dans
l'empire la seule force qui procédât de la spontanéité humaine, qui
vécût par la liberté, qui se retrempât sans cesse par l'élection dans
le peuple. Aussi l'évèque nous apparaît partout durant l'invasion
des Barbares comme le représentant, le patron, en même temps que
le pasteur des populations conquises, et comme un médiateur entre
les villes subjuguées et les conquérans.
Ainsi s'exerça l'influence et s'agrandit le rôle vivace de la hié-
rarchie catholique et de la papauté jusqu'au moyen âge; ainsi, par
la médiation du sacerdoce et de l'épiscopat chrétiens, les gouver-
nemens des successeurs des Barbares, représentans de la conquête,
s'imprégnèrent progressivement de la civilisation des vaincus. La
conquête avait été accomplie par des tribus diverses : l'Europe s'é-
tait de la sorte trouvée partagée en plusieurs nationalités et con-
stituée sous des gouvernemens différens; mais les vaincus, fils de
l'empire unique, reconnaissaient toujours avec un sentiment de
consolation et de fierté l'ancienne unité survivant dans l'unité de
l'église, dans cette organisation sacerdotale et épiscopale reliée à
un pouvoir unique et central, celui du pape. C'était aussi pour les
clergés locaux un grand avantage de pouvoir au besoin recourir au
patronage d'un chef vénéré, dont l'éloignement augmentait le pres-
tige. Au milieu des luttes où les engageaient fréquemment leurs inté-
rêts et ceux des populations qu'ils représentaient, ils trouvaient une
789 REVUE DES DEUX MONDES.
grande force clans ce recours extérieur, et ils concouraient naturel-
lement à soutenir et accroître un pouvoir lointain, qui fortifiait leur
propre puissance.
11 faut se garder de confondre cette organisation de l'église après
l'invasion et aux débuts du moyen âge avec le mécanisme ecclésias-
tique que nous avons sous les yeux. Dans les luttes où s'organisa
l'église pendant la première partie du moyen âge, l'intérêt politique
était le plus souvent le mobile principal sous l'apparence religieuse :
au fond, c'était la grande lutte de la race conquise et de la race con-
quérante. Les intérêts généraux, qui prenaient la papauté pour or-
gane, couvraient les intérêts locaux, défendus par les évêques. Quel-
quefois la papauté se servait de ces intérêts locaux pour s'agrandir;
le plus souvent c'était l'élément romain, survivant et se débattant çà
et là sur la surface de l'Europe, qui cherchait dans la papauté un
moyen de résistance ou d'ascendant et un surcroît de force morale.
L'organisme de l'église dans ces temps de barbarie se prêtait ad-
mirablement aux effoi'ts de vie qui de la circonférence venaient re-
tentir au centre. Les conciles étaient alors pour l'église le grand
moyen de concert et de gouvernement. Or, si les conciles étaient for-
més par les évêques, ceux-ci étaient élus par les peuples ; ils étaient
par conséquent les représentans et les mandataires des idées et des
intérêts des populations. La papauté, elle aussi, était élective. L'obéis-
sance à l'église n'était donc alors que le triomphe même des idées
et des intérêts populaires, dont l'autorité de l'église, au moyen des
divers degrés d'élection et de représentation, était une émanation
véritable. Il faut bien s'entendre quand on dépeint le moyen âge
comme l'époque de la soumission absolue de l'univers à Rome.
C'est le contraire qui serait plutôt la vérité : le moyen âge a été
l'époque, à proprement parler, de la soumission ou, si l'on veut un
mot plus respectueux, de l'acquiescement de Rome aux idées de
l'univers, manifestées par une série de représentations : les conciles,
l'épiscopat électif, les clergés locaux.
Mais depuis ce temps une immense révolution s'est accomplie
lentement dans l'église et dans la papauté. La civilisation renais-
sante rendit peu à peu les relations de peuple à peuple plus déli-
cates et plus compliquées. Les nationalités prirent une assiette plus
définie, et la réunion des conciles universels devint chaque jour
plus difiicile. A mesure que les diverses sociétés politiques et civiles
se délimitaient avec une netteté plus grande et accusaient davantage
les traits qui les distinguaient les unes des autres, une tendance cor-
respondante se prononça dans l'église et dans la papauté. L'action
de la circonférence sur le centre alla en diminuant; l'action du centre
sur la circonférence alla en augmentant au sein de la société chré-
LA QUESTION ROMAINE. 781
tienne. Il se fit un mouvement de centralisation où l'initiative du
pontificat romain dut gagner tout ce que perdait l'initiative locale
et populaire. Au système des premiers temps de l'église, système
que dans le langage politique de nos jours on appellerait libéral,
puisqu'il entretenait la spontanéité et la vie universelle dans la
chrétienté, puisqu'il était le catholicisme dans le vrai sens du mot,
se substitua peu à peu au profit de Rome un système de centrali-
sation. Ce mouvement fut seconde par la diffusion des ordres reli-
gieux démocratiques, indépendans de l'épiscopat. A mesure qu'il
se développa, on vit s'altérer dans l'église le principe électif, on vit
l'élection des évêques passer successivement des peuples aux cler-
gés, puis aux chapitres, enfin aux rois et aux papes. L'église devint
elle-même une monarchie, et la papauté finit par être une sorte de
royauté absolue. Le romanisme, ou ce que l'on appelle chez nous
l'ultramontanisme, prit la place du catholicisme primitif. Nous ne
voulons pas traiter ici une question d'histoire ecclésiastique : nous
n'essaierons donc pas d'indiquer par quelle succession de faits, par
quelle dégradation de nuances s'opéra cette grande et lente altéra-
tion du gouvernement de l'église, qui d'ailleurs concordait avec les
changemens analogues qui s'accomplirent dans la société civile et
politique européenne. Nous nous contentons de signaler cette révo-
lution, œuvre du temps. On n'en peut nier le caractère et le résul-
tat général. Pour en démontrer la réalité, il n'est point nécessaire
de faire appel aux lumières des écoles historiques et critiques de ce
siècle : il suffirait de confronter avec ce qui existe ce qui est rap-
porté sur les commencemens de l'église par Y Histoire ecdcsiaslique
de Fleur y.
III.
La révolution que nous venons de signaler et qui s'est accomplie
à travers le cours des siècles au sein du gouvernement de l'église et
dans la papauté est assurément d'une grande conséquence.. Elle
prend un aspect plus grave encore si on la rapproche d'une autre
altération qui s'opéra simultanément, sinon dans le principe, du
moins dans le caractère et dans l'action de la papauté.
Nous venons de voir le pouvoir se déplacer dans le gouvernement
de l'église, et, de l'épiscopat élu uni au pape, élu également, passer
au pape seul, l'élément populaire demeurant éliminé de l'élection
des évêques et du pape. C'est là sans doute un changement consi-
dérable. Si du moins il n'y eût eu que celui-là, le pouvoir ne sortait
point des mains ecclésiastiques, et son action ne s'exerçait que pour
les intérêts de l'éghse; mais, par une révolution qui ne fut pas moins
782 REVUE DES DEUX MONDES.
lente que la première à se consommer, et qui se produisit par un
mouvement parallèle, un autre caractère vint s'ajouter dans le pape
au caractère pontifical. Il ne fut plus seulement le chef de l'église, à
la fois évoque de Rome et pontife de la catholicité ; il devint prince
laïque, souverain territorial, monarque régnant sur une petite popu-
lation, soumis dès lors non-seulement à tous les devoirs qui lient
un prince laïque envers ses sujets, mais à toutes les obligations fon-
dées sur le droit public qui lient entre eux les souverains, — les
souverains dont plusieurs, par les croyances qu'ils professent, sont
en même temps les sujets du pape au point de vue religieux.
Nous ne nous appesantirons point sur l'histoire du pouvoir tem-
porel des papes. On veut en voir les premiers germes au viii'^ siècle,
sous le pontificat de Grégoire II, dans une juridiction accordée vo-
lontairement par les populations àl'évêque de Rome, juridiction qui
d'ailleurs ressemble à celle qui en ce temps-là était partout attri-
buée aux évêques. On ne voit un véritable pouvoir exercé sur Rome
par les papes, d'accord au surplus avec le patrice, le sénat ou toute
autre magistrature, que dans le x*" et le xi*" siècle, au milieu de
criminels désordres et de la corruption la plus honteuse et la plus
révoltante. Ce n'est qu'après les conquêtes de Riario et de César
Rorgia que vers la fin du xv*" siècle la cour de Rome, héritant de ce
butin de trahisons et de crimes, s'empare des Romagnes, des Marches
et de rOmbrie, et y exerce une vraie souveraineté, souveraineté
limitée toutefois par des institutions plus ou moins libérales, qui al-
laient par exemple, à Bologne, jusqu'au partage du pouvoir entre le
pape et les magistrats municipaux. Depuis la restauration de ISlZi,
la papauté a repris les états de l'église sans tenir compte des insti-
tutions antérieures à la révolution française, en les regardant comme
des pays conquis et assujettis sans condition, en les gouvernant à
son bon plaisir, avec l'autorité ki plus arbitraire et la plus absolue.
Le gouvernement de l'église devait inévitablement être affecté par
l'adjonction d'un principat temporel à l'institution primitivement
toute rehgieuse de la papauté. 11 n'est point nécessaire de chercher
pas à pas dans l'histoire les diverses traces de l'influence que les in-
térêts du pouvoir temporel ont exercée sur le gouvernement religieux
de l'église : nous nous contenterons de mettre en lumière les deux
résultats les plus généraux et les plus apparens de cette influence,
ceux qui sont aujourd'hui visibles et dans l'institution de la papauté
et dans la constitution du corps qui fournit à l'église des papes et à
la papauté son conseil permanent, nous voulons parler du cardinalat.
Il est évident que les intérêts du prince temporel, que les nécessités
auxquelles est assujetti le pouvoir politique, ont dû constamment
agir sur le pontife. Il a fallu trouver des combinaisons, des compro-
LA QUESTION ROMAINE. 783
mis, pour concilier tant bien que mal deux vocations d'un ordre si
différent et deux natures d'intérêts qui peuvent être si divergentes.
Il est malheureusemant certaiji que dans ces compromis l'intérêt
véritablement religieux est celui auquel ont été imposés les plus
grands sacrifices.
Parmi ces sacrifices, le plus important est celui qui a resserré
dans les bornes de l'Italie le personnel où la papauté se recrute. Quoi
de plus contraire qu'un tel l'ait au génie cosmopolite du catholi-
cisme? Quoi de plus antipathique à la nature d'un pontificat ali-
menté par l'inspiration divine que de tracer à cette inspiration des
limites et de la contraindre à ne trouver ses élus qu'au sein d'une
seule nation, la nation italienne? Ainsi l'a voulu pourtant la nécessité
politique, et telle est la condition que l'intérêt du pouvoir temporel
a imposée au génie et à l'intéi'êt catholiques. Le chef d'une [)rinci-
pauté italienne ne pouvait décemment être un étranger : il a fallu
en conséquence que le chef de l'église universelle fût un Italien.
Nous savons bien que l'exclusion qui ferme la papauté aux candi-
dats étrangers à l'Italie n'est point formulée en loi. Elle n'est pas
une loi, mais elle est un fait : c'est la pratique des trois derniers
siècles. Cette pratique est née au moment où le pouvoir temporel a
été véritablement constitué, et ce qui prouve qu'elle est une des
charges qu3 les nécessités du pouvoir temporel font porter à l'église,
c'est qu'on ne s'en est pas départi une seule fois depuis trois cents
ans, et qu'elle a régné jusqu'à ce jour. On a imaginé un correctif à
cette pratique; mais ce correctif n'est qu'une nouvelle servitude in-
fligée à l'intérêt religieux, et c'est encore la liberté de l'église qui
en a fait les frais. Le pape était Italien, le pape était souverain d'un
état; la raison politique a dit que ce prince, investi d'une double
autorité, enclavé dans le système politique d'une région particu-
lière, pourrait bien avoir des vues et des desseins. capables de trou-
bler la paix des autres états et des autres princes. L'on a donc trouvé
naturel et légitime que les autres princes et les autres états catho-
liques intervinssent dans l'élection des papes en exerçant une fois
par conclave le droit de veto ou d'exclusion. Ainsi les élus du Saint-
Esprit, par cela seul qu'ils sont devenus chefs d'un pouvoir tempo-
rel, ont été obligés de soumettre au contrôle des autres pouvoirs
temporels la liberté du Saint-Esprit dans T élection des papes. (Con-
çoit-on une concession plus répugnante à l'indépendance de l'église,
plus humiliante pour la liberté religieuse, plus sacrilège, dirait-on,
si l'on se croyait autorisé à parler au nom de la foi catholique?
Voilà le pontificat suprême du catholicisme affaibli et restreint
dans son origine et son essence par les exigences du pouvoir tempo-
rel. Après la papauté, il n'y a pas dans l'église d'institution plus
784 REVUE DES DEUX MONDES.
haute que le sacré collège, pépinière des papes et leur conseil per-
manent dans l'administration des affaires ecclésiastiques. La nature
et la composition du sacré collège n'ont pas été moins gravement
altérées par les nécessités du temporel. Le gouvernement politique
d'un état est une œuvre laïque de sa nature; à faire des œuvres
laïques, on devient nécessairement laïque en dépit de la dénomina-
tion et du costume. Le gouvernement temporel devait donc intro-
duire dans la cour de Rome un élément essentiellement laïque, et à
la faveur de la confusion des deux pouvoirs, cet élément laïque de-
vait fatalement s'insinuer dans le gouvernement même de l'église.
C'est ce qui est arrivé par la carrière de la prélature et par le re-
crutement du sacré collège au sein des prélats. Ceux-ci sont les
fonctionnaires du pouvoir temporel : ils n'ont d'ecclésiastique que la
robe et le célibat; ils peuvent n'être pas dans les ordres. Ce sont
des préfets, des gouverneurs de province (légats ou délégats) ; ils
deviennent des ministres de la police [govermilore di Roma), de
la guerre [prefctto délie anni); ils sont magistrats {(ludilorc di
liol/f), préfets des eaux et forêts ou des archives, administrateurs
d'hôpitaux [prefetlo délie aeque, degli arcivi, commendatore di
San Spii^ilo, etc.). Le cardinalat est le couronnement obligé de ces
carrières toutes laïques. Au bout d'un certain temps passé dans ces
emplois, ces fonctionnaires, qui n'ont jamais rempli de missions ec-
clésiastiques, doivent entrer dans le sacré collège. Le degré le plus
élevé de l'apostolat, la charge la plus auguste sur laquelle s'appuie
l'infaillibilité de l'église, sont ainsi marqués comme le dernier terme
d'avancement et le bâton de maréchal des petits fonctionnaires ad-
ministratifs ou politiques d'un petit état. Et qu'on ne veuille point
atténuer la gravité de cette intrusion de l'élément laïque dans le
gouvernement de l'église, qui a été la conséquence du pouvoir tem-
porel. Depuis Sixte-Quint, l'église, dont la papauté a concentré en
elle tous les pouvoirs, est gouvernée surtout par l'intermédiaire des
congrégations de cardinaux, la plupart fondées par ce pape, et que
les papes consultent toujours lorsqu'ils ont à prendre de graves dé-
cisions. En droit, sans doute le pape n'est point lié par l'avis des
congrégations; mais en fait il n'y a pas d'exemple qu'un pape se soit
écarté de la décision d'une congrégation, lorsque celle-ci, y a per-
sisté. Or les congrégations ne peuvent être formées que de cardi-
naux iji eiiria, comme on dit à Rome, et parmi les cardinaux in ciiria
sont en majorité ceux qui sont parvenus par les fonctions laïques au
sacré collège. 11 y a maintenant vingt-neuf cardinaux in riiria-, sur
ce nombre, dix-sept ont eu une carrière exclusivement laïque ; six
ont parcouru une carrière mixte et ont rempli des fonctions laïques
et ecclésiastiques; six seulement n'ont occupé que des emplois ec-
LA QUESTION ROMAINE. 785
■clésiastiques. On le voit donc, la majorité du sacré collège, qui, ré-
parti en congrégations, décide des alï'aires ecclésiastiques, est l'éma-
nation réelle du temporel; elle est formée de ces personnages
étranges, à la fois faux laïques et faux ecclésiastiques, qui, avant
d'être cai'dinaux, portaient le nom de prélats. On pourra équivoquer
sur le mot, il est impossible de contester le fait : à coup sûr, cet élé-
ment qui domine parmi les cardinaux in curia est un élément étran-
ger à l'église, k l'épiscopat, à la charge des âmes, h l'apostolat dont
le sacré collège doit être la plus haute expression.
Montrons un autre effet de la confusion des deux pouvoirs, où les
intérêts de l'église sont encore subordonnés à ceux du temporel.
Comme chef de l'église et comme prince temporel, le pape, dans
ses rapports avec l'étranger, se sert du même ministre, qui est en
même temps le principal, sinon le seul ministre réel des affaires de
l'état dont le pape est souverain. Le dualisme des fonctions qui' se
réunissent sur un pape prince temporel, dualisme aussi radical que
celui qui sépare l'église de l'état, la révélation de la raison, la foi de
la science, les choses de Dieu des choses du monde, vient ainsi s'in-
carner en un seul homme, dans la personne du secrétaire d'état. Le
cardinal secrétaire d'état correspond avec tous les nonces et les mi-
nistres de la cour de Rome à l'étranger, et par là avec l'universalité
des évêques. C'est lui qui, de l'univers catholique au pape et aux con-
grégations, rapporte les affaires, et c'est lui qui transmet les décisions
des congrégations et du pape aux nonces et aux évêques. On saisit l'im-
portance d'une pareille fonction au point de vue religieux, puisqu'elle
est l'intermédiaire obligé du gouvernement de l'église. Le caractère
de celui qui la remplit ne saurait être indifférent, et il semble que
c'est surtout aux qualités et à la direction religieuses de sa vie que
l'on devrait demander le signe de son aptitude. Depuis 1815 , sauf
de très courts intervalles, dans un espace de près d'un demi-siècle,
la secrétairerie d'état a été gérée par des cardinaux. Cinq cardi-
naux ont occupé ce ministère, Consalvi, Bernetti, Albani, Lambrus-
chini, Antonelli. Sur les cinq, un seul, Lambruschini, avait suivi tous
les degrés de la carrière ecclésiastique : prêtre, théologien, évêque,
nonce, archevêque, cardinal. Les quatre autres sortaient de la car-
rière civile et étaient parvenus au pouvoir et au cardinalat par les
emplois laïques et la prélature. Quatre fois sur cinq, durant le der-
nier demi-siècle, c'est donc du pouvoir temporel qu'est sortie la di-
rection suprême qui s'est étendue au gouvernement des affaires ec-
clésiastiques; quatre fois sur cinq, c'est le faux laïque ou le faux
ecclésiastique, quelque définition qu'on en veuille donner, qui a eu
dans les mains les relations de la papauté avec l'église. x\ujourd'hui
même, dans la crise que traverse le pouvoir de la papauté, c'est
lOiiE xxxiv. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
l'élément fourni par le t.e)iiporel qui domine le gouvernement de
l'église, puisque le cardinal secrétaire d'état et la majorité des car-
dinaux qui forment les congrégations, au lieu de représenter la vo-
cation sacerdotale et apostolique, sont sortis des carrières politiques
et civiles.
Dans l'ordre de son organisation temporelle, variable, soumise à la
mobilité des circonstances, — nous croyons avoir le droit d'exiger des
plus orthodoxes qu'ils nous l'accordent, — l'église a subi la double
et lente transformation dont nous avons indiqué les traits. Au lieu
de se gouverner, comme à l'origine, par l'épanouissement universel
de la foi au sein des peuples, au lieu de se développer dans cette
unité dont le consentement de tous fait la vivace énergie, et dont le
système électif est la forme, l'église peu à peu, en traversant le mi-
lieu politique où s'élaborait l'Europe moderne, s'est rangée autour
du siège de Rome, autour du Pfipe, devenu presque, par les progrès
de son autorité centralisatrice, la personnification de l'église elle-
même, du pape procédant de l'élection d'un corps très restreint de
cardinaux. C'est la première révolution. La seconde est l'acquisition
du pouvoir temporel. Les nécessités du temporel réagissent et sur
la papauté et sur la composition du collège où elle se recrute. Il
n'y a plus pour papes que des Italiens. Le cardinalat accueille un
élément laïque, lequel lui est fourni par les emplois civils et poli-
tiques que comporte et rend nécessaires l'administration du petit
état gouverné par le saint-père. Malgré la subalternité de son ori-
gine et de sa destination naturelle, cet élément laïque prend une
part prépondérante à l'élection des papes, peut fournir des papes
lui-même, et en tout cas a imposé et impose, à l'heure qu'il est,
à l'église catholique les instrumens les plus nombreux, les plus ac-
tifs et les plus influens de son gouvernement central et suprême. Tels
sont les faits, considérons-en les résultats.
IV.
Lorsque l'on réfléchit sur l'histoire de la papauté, on est bientôt
frappé de ces deux faits qui ont caractérisé sa destinée : aux temps
où l'influence même politique de la papauté a été le plus éclatante
et lo plus bienfaisante, les papes n'avaient pas de pouvoir temporel,
ou bien leur pouvoir était placé dans les conditions les plus précaires;
à mesure, au contraire, que le pouvoir temporel s'est assis et conso-
lidé, à mesure que la papauté, investie d'une souveraineté mon-
daine, a été entraînée à se faire exclusivement italienne, le prestige
moral de la papauté s'est affaibli, et le cercle de son ascendant spiri-
LA QUESTION ROMAI^E. 787
tuel s'est rétréci. Chose curieuse, la papauté a nui de deux façons
contraires aux intérêts du catholicisme par le caractère exclusive-
ment italien que le pouvoir temporel lui a donné. Elle a nui au ca-
tholicisme au XVI'' siècle, parce que, s'étant placée à la tête de la
civilisation italienne, elle en avait contracté tous les vices; elle nuit
aujourd'hui à sa mission religieuse, parce qu'elle veut survivre à
cette forme condamnée de la civilisation italienne, parce qu'en s' ob-
stinant à la possession d'une souveraineté temporelle, qui n'est plus
que le dernier débris d'une organisation politique de la péninsule
usée par le temps, elle s'oppose intempestivement à la reconstitu-
tion de l'Italie, que veulent le présent et l'avenir. Son malheur est
d'avoir été trop italienne autrefois et de ne pas l'être assez aujour-
d'hui.
On sait de quelle immense puissance morale les papes ont joui au
moyen âge et comment ils ont souvent exercé cette puissance dans le
domaine politique d'une façon élevée et profitable aux peuples. Le
moyen âge n'a mérité ni tout le bien ni tout le mal que l'on a dit de lui.
Le moyen âge, quoi qu'en pensent quelques-uns de ses apologistes,
ne connut jamais cette liberté savante et douce dont notre siècle a
eu la conception, mais qu'il a tant de peine à réaliser. Ce fut pourtant,
dans sa belle période, une époque de liberté naïve, instinctive sous
ses formes grossières et brutales. C'était une barbarie en travail
d'une civilisation; tout y était en lutte, tout y était effort, et rarement
dans l'histoire les énergies naturelles des sociétés et des individus
se sont si vigoureusement déployées. Féodalité, royauté, bourgeoisie,
tout se débrouillait à peu près partout de la même façon, suivant un
plan dont les acteurs n'avaient guère conscience, mais qui était com-
mun à presque toutes les populations européennes. La religion sur-
tout étendait un principe dominant d'unité sur cette confusion vi-
vace. Ses représentans et l'expression la plus haute de l'organisation
catholique, la papauté, y apportaient en général l'idée de la justice :
ils défendaient les faibles, ils résistaient aux puissans. Leur force était
surtout une force d'opinion : c'était l'opinion des masses qui les plaçait
au-dessus des dominations de la terre, qui leur déférait la supré-
matie sur les empereurs et sur les rois. Le propre des forces morales,
des forces d'opinion, est de n'être jamais plus grandes et plus irré-
sistibles que lorsqu'elles ont le moins de force matérielle à leur dis-
position. Voyez les grands papes du moyen âge , les Grégoire VII ,
les Innocent III. Au moment où ils ébranlaient des nations, où ils
déposaient des souverains, ils n'avaient chez eux, sous leur main,
aucun des attributs et des instrumens de la force matérielle; ils étaient
à la merci d'une émeute de la populace ou des insultes de quelque
baron féodal. Les humiliations, les oppressions qu'ils sabissaient
788 REVUE DES DEUX MONDES.
dans leur situation personnelle n'alfaiblissaient point le pouvoir mo-
ral qu'ils exerçaient jusqu'aux dernières limites de la chrétienté.
L'affection, le respect des peuples redoublaient plutôt pour ces apô-
tres persécutés de la justice et de la vertu, et, en traversant la foi et
la reconnaissance des masses, leur faiblesse matérielle était un res-
sort ajouté à leur puissance morale. Un trait éminent de la papauté
dans ces temps orageux et féconds, c'est qu'elle ne portait l'attache
d'aucune nationalité distincte, qu'elle ne pouvait avoir de prédilec-
tion intéressée pour aucun peuple et pour aucune forme de gouver-
nement, qu'elle participait elle-même à cette unité qu'elle contribuait
à donner à la civilisation du moyen âge, qu'elle était essentiellement
cosmopolite. Elle s'appuyait d'ailleurs sur les conciles; ceux-ci, for-
més d'élémens pris chez tous les peuples, ne donnaient pas seule-
ment à l'église une représentation unitaire : par leur composition,
ils mettaient l'église à l'abri de la prédominance d'une nation sur
les autres et la préservaient d'une grande cause de corruption et de
ruine. Une nation, en effet, a une civilisation et des destinées dé-
terminées; après des périodes de vie et de splendeur, elle a des
périodes de décadence et de dissolution. La papauté n'étant point
enfermée dans le cadre d'un système politique national, les conciles
étant la représentation de tous les peuples chrétiens, l'église échap-
pait à la contagion des maux qui pouvaient atteindre telle ou telle
société particulière. La corruption ne peut gagner à la fois toutes les
civilisations et tous les peuples; avec la représentation catholique de
l'église au moyen cage, les élémens vicieux fournis par une nation
démoralisée venaient donc s'atténuer et se fondre dans la sève vivace
des nations saines. Les institutions chrétiennes ainsi pratiquées assu-
raient à l'église, même au point de vue humain, le caractère d'indé-
fectibilité que son dogme lui attribue. Voilà où furent, aux beaux
jours du moyen âge, les conditions de vitalité de la papauté et de
l'église.
Si imparfaite, si grossière qu'elle eût été, la civilisation du moyen
âge eut sa décadence. La liberté barbare des temps féodaux avait
donné une sorte de civilisation uniforme aux divers peuples de l'Eu-
rope. Cette uniformité disparut. Chaque peuple, à travers une nou-
velle barbarie qui' dura du xiV" siècle jusqu'à la renaissance, tendit
non-seulement à se constituer dans ses limites, mais à développer
isolément sa civilisation propre et originale. Après l'épanouissement,
après l'unité mobile et variée du moyen âge, ce fut une nouvelle ère
de confusion, de souffrances et de tristesse que ce mouvement où
chaque peuple s'efforça péniblement et obscurément de trouver et
de creuser sa voie séparée. L'église subit, elle aussi, l'influence de
cette malheureuse époque. Déjà, sur la fin du moyen âge, la pa-
LA QUESTION ROMAINE. 789
paiité avait en quelque sorte codifié, en les exagérant, les attribu-
tions que la force de l'opinion lui avait prêtées. Après avoir pratiqué
une puissance morale illimitée, dont la légitimité dépend des cir-
constances et n'a pour sanction que l'adhésion de ceux sur qui cette
puissance est exercée, les papes avaient voulu la formuler en droits
écrits. De là ces constitutions, ces canons, ces décrétales, telles que
les fausses décrétales d'Isidore, la collection du moine Gratien, celle
de Saint-Raymond de Pennafort, les décrétales de Clément V, pu-
bliées en 1317 par .Jean XXII, qui érigeaient la catholicité en une
théocratie dont le pape était le chef. Une fois écrites, ces prétentions
exorbitantes ne pouvaient plus être oubliées ni tout à fait abdiquées,
et devaient devenir une cause incessante de conflits entre les papes
et les souverains et les peuples; mais cette théocratie s'affirmait au
moment où les nouvelles conditions politiques de l'Europe allaient
lui enlever sa puissance. En même temps que l'unité du moyen âge
se brisait, la papauté elle-même se déchirait. Les nouveaux gouver-
nemens qui s'élevaient, les nations qui s'isolaient en se constituant,
favorisaient les schismes. Ce fut l'époque des anti-papes. Quand,
après de grands efforts et après le travail du dernier des conciles du
moyen âge, la papauté recouvra l'unité, elle suivit le mouvement
des autres souverainetés européennes : elle se créa une souverai-
neté temporelle, elle se fixa dans le cadre politique exclusif d'un
système national, elle se fit italienne.
En devenant, au xvi'' siècle, par l'intérêt de son princlpat poli-
tique, exclusivement italienne, la papauté perdait, au point de vue
religieux, ce caractère d'universalité et de cosmopolitisme qui, au
moyen âge, avait fait sa grandeur. Souveraineté temporelle, elle se
soumettait aux chances des vicissitudes politiques, et c'était déjà un
grand péi'il pour son autorité religieuse; souveraineté temporelle
fixée au sein des intérêts italiens, au cœur de la civilisation italienne,
elle se liait aux destinées de l'Italie et s'exposait à un double péril,
soit qu'elle s'abandonnât aux tendances d une civilisation si origi-
nale et si exclusive, soit qu'un jour elle s'exposât à les contrarier et
à soulever contre elle l'antipathie du peuple au milieu duquel elle
occupait une si grande place. Et dans les deux cas c'était son au-
torité religieuse, son apostolat sacré, sa mission la plus haute, qu'elle
compromettrait inévitablement dans les accidens de son pouvoir po-
litique.
Les maux que cette nouvelle forme de la papauté devaient causer
au catholicisme et à l'église éclatèrent tout de suite. L'époque où
la papauté devint exclusivement italienne fut justement celle où la
corruption morale avait empoisonné la magnifique et séduisante ci-
vilisation de l'Italie. Jamais la floraison de l'art n'avait été plus ex-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
quise, rarement littérature fut plus polie et plus raffinée; la science
était profonde, l'industrie et le commerce versaient leurs richesses
sur ce beau pays, et cette société, au milieu de ses splendeurs,
était rongée par l'immoralité la plus effrénée et par l'incrédulité re-
ligieuse la plus cynique. L'attrait du plaisir était sa seule loi; les
passions n'y connaissaient plus de frein. C'était le temps des crimes
subtils et féroces, des débauches ardentes et sanguinaires, des sa-
vantes perfidies, des empoisonnemens sournois, des meurtres sacri-
lèges. Les hommes, mélange des plus belles facultés qui aient été
données au génie humain et des âmes les plus perverses, s'appelaient
Raphaël, Michel-Ange, Bembo, Gastiglione, Guichardin, Machiavel,
Riario, Sixte IV, Alexandre VI, César Borgia, Jules II, Léon X. C'est
aux destinées de cette société que la papauté devenue italienne, que
le pape devenu un de ces princes suivant l'idéal rêvé par Machia-
vel liait son sort et celui de l'église. C'est au sommet de cette civi-
lisation, et pour en reproduire dans leur éclat le plus grandiose les
beautés et les vices, que se plaçait le gouvernement spirituel du ca-
tholicisme. La papauté devint le foyer de tous les enchantemens, de
toutes les ambitions, de toutes les corruptions de l'Italie. La réaction
contre cette ivresse d'ambition et de culture italienne où s'étourdit
la papauté produisit la réforme, et la moitié de l'Europe fut perdue
pour le catholicisme
Ceux qui soutiennent que le pouvoir temporel est indispensable
au pontificat suprême peuvent-ils oublier une coïncidence si cruelle?
L'époque dont nous parlons est la grande époque du pouvoir tempo-
rel des papes, et c'est celle où s'est accompli l'irrépara'jle divorce
du protestantisme! Que l'aveugle égoïsme du pouvoir temporel ait
provoqué cette immense révolution et l'ait sans cesse aggravée, cela
se lit à toutes les pages de l'histoire des papes qui ont précédé et
suivi immédiatement la réforme. Depuis un siècle, les esprits les
plus élevés, les âmes les plus saintes, demandaient un concile et la
réforme de l'église. Comment les papes dont nous parlons, ces papes
qui au point de vue politique ont possédé une puissance plus éten-
due et ont joué un rôle plus actif et plus prépondérant que les pon-
tifes romains d'aucune autre époque, répondaient-ils aux vœux de
la chrétienté? Sixte IV voulait constituer une principauté à l'un de
ses neveux : pour y réussir, il trempait dans la conspiration des
Pazzi, il se faisait complice de l'assassinat de Julien et de Laurent
de Médicis, consommé dans une église, à l'élévation de l'hostie, par
des prêtres payés eux-mêmes parle pape, l'archevêque Salviati et le
cardinal Riario. Alexandre YI, ne travaillant qu'à la grandeur de sa
maison, tramait les trahisons et osait les crimes qui ont rendu exé-
crable le nom de Borgia. Jules II ne pensait qu'à conquérir des ter-
LA QUESTION ROMAINE. 791
ritoires et des cités; il abandonnait le soin du spirituel ou n'y cher-
chait qu'un instrument pour son ambition et ses vengeances. La pa-
pauté, pour acquérir ce temporel que l'on représente aujourd'hui
comme nécessaire à la prospérité de la foi, l'achetait par la perte
du spirituel dans la moitié de l'Europe. Ce fut surtout en eflét pour
subvenir aux guerres dans lesquelles la possession et l'agrandisse-
ment de cette souveraineté politique avaient jeté ses prédécesseurs,
ce fut pour payer les dettes léguées par ces guerres autant que
pour défrayer ses somptuosités et les embellissemens de Rome, que
Léon X fit prêcher la vente des indulgences et fournit le prétexte
au schisme. Comment Clément VII travailla-t-il à en arrêter les pro-
grès? Pour défendre ses états contre les convoitises de Charles-
Quint, il combattit les décrets de Spire, et contribua ainsi à donner
au protestantisme une existence légale et politique. Plus tard, par
haine contre Ferdinand d'Autriche, il s'allie aux protestans, qui for-
cent ce prince à signer la paix de Kaschau, et par sa faute la révo-
lution protestante gagne le Palatinat, le Wurtemberg, la Poméranie
et le Danemark. Charles -Quint précipite sur Rome Bourbon et ses
lansquenets. Clément VU s'enferme au château Saint-Ange, puis se
sauve à Orvieto. Il se ravise : il conclut à Bologne une alliance avec
Charles -Quint. Cette alliance, dictée par la politique, coûte au ca-
tholicisme de nouveaux sacrifices. Quand il avait voulu entrahier
Henri VIII dans la guerre contre l'empereur. Clément lui avait laissé
espérer l'annulation de son mariage. Devenu l'allié de Charles-
Quint, il la lui refuse, et jette dans l'hérésie, dont ce roi avait été
un si ardent adversaire, Henri VIII et avec lui l'Angleterre. Voilà
les avantages que le temporel a procurés au catholicisme, voilà les
services que lui doit l'indépendance de l'église, voilà, aux débuts
même de sa constitution moderne, les faits qui ont mérité de le
rendre respectable et cher aux âmes pieuses!
On dira qu'il y a longtemps que les orages du xvi'' siècle sont calmés,
et que l'astuce et les violences de l'ambition politique ont déserté la
tête et le cœur des papes. Pourtant dans les siècles qui ont suivi, à
travers la médiocrité politique où les papes étaient tombés, il ne se-
rait pas difficile de relever des actes de leur gouvernement qui sont
en contradiction flagrante avec les principes de vérité morale que
leur prétention, comme leur devoir, en qualité de chefs du catholi-
cisme, est de représenter sur la terre. Au xvii^ siècle, par exemple,
on sait la querelle qui s'engagea entre Louis XIV et Alexandre VII à
j)ropos de l'affaire des gardes corses et du duc de Créqui. Dans le
traité de Pise, qu'il signa avec la France en 166/i, Alexandre déclara
lui-même atroce et détestable l'attentat dont se plaignait Louis XIV.
Il chargea son neveu , le cardinal Chigi , de présenter au roi , avec
792 REVUE DES DEUX MONDES.
ses excuses et son désaveu de cet acte , les professions « les plus
humbles et les plus sincères de vénération, de révérence et de dévo-
tion. » Aux paroles il ajouta des actes, des cessions de territoire : il
abandonna les ducliés de Castro et de Ronciglione. De telles décla-
rations, venant d'un pontife, devaient, ce semble, être tenues pour
sincères. Cependant, dans le mois où il avait signé ce traité, le môme
pape déposait dans les archives du château Saint- Ange une longue
protestation qui en était le -désaveu. Le pape y alléguait les menaces
dirigées contre son pouvoir temporel, ses efforts infructueux pour
résister à ces menaces par ses ressources et celles de ses alliés; placé
sous cette contrainte, il s'était cru délié, et c'était l'avis de ses car-
dinaux, des obligations que lui imposaient les constitutions et les
décrets de Pie Y, d Innocent IX et de Clément VIII, ainsi que les ser-
mens conformes prêtés par lui à son avènement. Il déclarait en con-
séquence non valables les déclarations et les cessions consignées au
traité; il protestait devant Dieu et les glorieux apôtres Pierre et
Paul de la nullité de tout ce qu'il avait accordé, stipulé, signé ! — C'est
la fourberie de la faiblesse , dira-t-on devant l'hypocrisie de cette
restriction mentale, de ce démenti porté en secret à une parole pu-
bliquement et solennellement donnée. Soit, et nous conviendrons
que c'est là une peccadille de la papauté temporelle; mais qu'est-ce
qui imposait à celui qui occupait alors « la chaire de vérité » un
mensonge aussi répugnant à l'esprit chrétien, si ce n'est la posses-
sion d'une souveraineté politique?
C'est que le pouvoir temporel dans sa faiblesse ne fait pas moins
de tort à la papauté religieuse et aux intérêts spirituels de l'église
qu'il ne lui a fait de mal dans sa force. La faiblesse, en politique
surtout, n'est pas toujours inoffensive. Les faibles ont des séduc-
tions particulières qui leur attirent les âmes généreuses , et nous ne
nous dissimulons point le nombre et la qualité des sympathies que sa
faiblesse présente attire à la papauté ; mais il faut se défendre contre
cette illusion dangereuse, il faut savoir distinguer la débilité d'une
institution, devenue une cause de malaise moral et de désordre po-
litique, de l'infortune personnelle, digne de tout intérêt, des hommes
sous lesquels l'institution condamnée tombe en ruine. C'est donc
sans amertume et, nous l'espérons, sans injustice contre des per-
sonnes vénérables que nous oserons indiquer le mal moral que, par
sa faiblesse même, la papauté politique a été amenée de nos jours
à commettre, mal moral qui rejaillit partout contre les intérêts de
l'église,
La papauté temporelle a été, dans sa force, trop italienne; dans sa
faiblesse, elle est devenue, par la nécessité de son intérêt politique,
anti-italienne. Elle a fait comme toutes les institutions politiques qui
LA QUESTION ROMAINE. 793
n'ont point la puissance de se transformer : voyant dans les trans-
formations qui se préparaient et s'accomplissaient autour d'elle une
menace pour son existence, elle y a résisté par tous les moyens, elle
a ainsi augmenté et envenimé les antagonismes qui la cernaient et
la pressaient de toutes parts. Elle s'est placée dans un état d'hos-
tilité irréconciliable vis-à-vis de l'organisation politique et de la
forme de civilisation auxquelles aspire l'Italie. Cette hostilité l'a
condamnée en fait à ne se maintenir depuis quarante ans que par le
secours de forces étrangères, par une sorte de vicariat militaire que
l'Autriche et la France ont été, tour à tour ou simultanément, appe-
lées à exercer auprès d'elle. Nous ne nous arrêterons point à répé-
ter ce qui a été tant de fois démontré à propos de ces occupations
étrangères qui frappent réellement d'inanité la fiction du pouvoir
temporel. Il nous suflira de prouver, par lin petit nombre de faits,
comment la papauté, devenue besoigneuse de secours étrangers, a
pu être amenée à subordonner l'intérêt religieux du catholicisme à
l'intérêt politique de sa précaire conservation.
Un exemple remarquable de cette subordination d'un véritable
intérêt religieux à un douteux intérêt politique se rencontre au dé-
but du pontificat de Grégoire XVI. En 1831, des mouvemens insur-
rectionnels avaient éclaté dans les Romagnes et dans les Marches.
A la même époque, la Pologne s'était soulevée contre la Russie, et
la lutte était encore douteuse. L'Autriche désirait intervenir dans
les états de l'église pour y comprimer l'insurrection; mais rete-
nue par le principe de non-intervention que la France de 1830 avait
proclamé, elle voulait, avant de rien entreprendre de cfécisif et
de s'exposer k une guerre contre la France, s'assurer du concours
actif de la Russie. Le tsar Nicolas donna en effet cette garantie à
l'Autriche; mais qui paya le prix d'une alliance qui permettait à
l'Autriche d'intervenir au profit du pape, souverain politique? Ce
fut le pape, chef de la religion. On se rappelle la fameuse allocu-
tion de Grégoire XVI contre toutes les libertés modernes et sa. triste
encyclique aux évêques polonais, où la nationalité d'un peuple ca-
thohque, son patriotisme, son courage, son héroïque infortune,
étaient sacrifiés au tsar iNicolas, au chef du schisme oriental, à l'a-
charné persécuteur des catholiques. Cette fatale complaisance en-
leva bientôt au catholicisme des millions de Grecs-unis, de Ru-
thènes, qui, sous la pression de l'empereur Nicolas, passèrent au
schisme.
Un tel fait suffit pour montrer quelles cruelles blessures l'obsti-
nation du pouvoir temporel jointe à sa faiblesse peut faire aux plus
manifestes intérêts religieux du catholicisme. Nous voudrions nous
arrêter là : il nous en coûterait de chercher des faits analogues dans
794 REVUE DES DEUX MONDES.
le règne de Pie IX, de ce pontife doux et malheureux sur lequel vient
se résoudre la crise de l'antagonisme de la papauté temporelle et de
l'Italie; il nous serait pénible de récriminer contre les blessures qui
ont été faites au libéralisme français par les complaisances du gou-
vernement romain et du parti catholique pour les réactions de
1852. La situation même de Pie IX en face de la nation italienne,
celle qui résulte de la fatale position que lui a faite sa souverai-
neté temporelle domine tout. La prédilection si marquée depuis
18/i9 de Pie IX pour le roi Ferdinand de Naples, tandis que de-
puis la même époque le roi Victor -Emmanuel et son gouverne-
ment étaient traités avec tant de colère par la cour de Rome ; toutes
les faveurs, tous les témoignages d'affection prodigués à un prince
violateur de ses sermens et tyran de ses sujets, que son règne cor-
rupteur a laissés dans un état de démoralisation qui excite le dé-
goût du monde; toutes les remontrances amères, toutes les con-
damnations injurieuses réservées au roi patriote qui a épousé les
sentimens de son pays et qui deux fois a tiré l'épée pour l'Italie:
sont-ce les exemples de discernement moral et d'équité qui devaient
être donnés du haut de la chaire de saint Pierre? Deux fois en onze
années l'Italie a rencontré son ennemi, l'étranger, l'Autriche, sur les
bords du Mincio, et deux fois à ce moment critique de sa destinée
une parole de découragement ou d'anathème a été lancée du Vati-
can sur des soldats qui allaient se battre pour une cause nationale.
Était-ce la voix de la charité qui se faisait entendre? jNon, c'était
celle d'une politique funeste. Jamais devant un autre peuple placé
dans des circonstances semblables, soutenant une cause pareille et
tentant les mêmes efforts, le cœur de Pie IX n'eût laissé voir des
sentimens tels que ceux dont il n'a pas retenu l'expression doulou-
reuse contre l'Italie nationale et libérale. Et quel est le peuple qui
eût éprouvé un pareil traitement de la part du chef de sa religion
sans en être, comme l'Italie, ébranlé dans sa foi? Hélas! nous ne
cesserons de le répéter, ce n'est point Pie IX qu'il faut accuser,
c'est la fatalité du pouvoir tempoi'el : c'est l'aveugle pouvoir tem-
porel qui, aux abois, ne recule pas même devant une extrémité
aussi terrible que la ruine de la foi catholique en Italie !
Nous n'appuierons pas sur cette plaie vive; nous ne voulons point
passionner la controverse élevée autour du pouvoir temporel de la
papauté en la compliquant des griefs particuliers et des querelles
secondaires qui s'y rapportent : notre objet est au contraire de ra-
mener des esprits ulcérés à la calme appréciation des inconvéniens
que présente, au point de vue des intérêts religieux, le mélange des
deux autorités dans le pontificat apostolique. Nous serions aussi
maladroit qu'injuste si nous nous abandonnions nous-même à des
LA QUESTION ROMAINE. 795
récriminations subsidiaires analogues cà celles dont nous deman-
dons le sacrifice. 11 nous suffit d'avoir montré les effets généraux
de la souveraineté politique de la papauté, tels que l'histoire les
révèle et qu'ils apparaissent dans le présent. L'alliage que les né-
cessités de la souveraineté politique des papes introduisent dans la
vie, l'organisation et le gouvernement de l'église, n'est point d'une
nature telle que les catholiques, en s' élevant au-dessus des passions
et des malentendus de l'heure présente, doivent le regarder comme
inhérent cà l'essence du catholicisme ou conforme à ses intérêts. Voilà
noti'e conclusion, et nous pensons avoir le droit de l'exprimer sans
encourir de la part des plus orthodoxes un reproche de témérité,
une accusation d'injustice. Il nous reste, pour arriver à l'esquisse
d'une solution de la question romaine, à examiner de plus près l'état
présent des choses en Italie. Les catholiques convaincus refuseront-
ils de nous accompagner dans cette recherche? En discutant une
question politique qui ne touche à la sphère religieuse que par la
superficie, auraient-ils peur de se laisser égarer par le leurre des
utopies? Les esprits auxquels nous faisons allusion sont peut-être à
leur façon plus utopistes qu'ils ne pensent; nous ne les en blâmons
pas. Dégoûtés d'un présent qui a si peu de quoi satisfaire les âmes
délicates et les grands cœurs, ils s'y dérobent et l'oublient en de
pieuses évocations du passé. N'est-on pas frappé des œuvres aux-
quelles ce sentiment a donné naissance de nos jours parmi les apo-
logistes les plus distingués du catholicisme? Que font-ils, ces ar-
dens catholiques, fuyant un présent dont les réalités leur répugnent,
lorsqu'ils vont fouiller avec une sollicitude rêveuse les ruines du
christianisme le plus lointain? Les formules extérieures qu'ils en
rapportent, les reliques qu'ils ressuscitent et qu'ils raniment d'une
vie éphémère par leur vénération, leur amour et leur talent, —
comparées aux choses présentes auxquelles elles ont cessé d'être
applicables, — ne sont-elles point de véritables utopies rétrospec-
tives? Il y a un tour d'esprit chimérique à contempler sans cesse
un passé pour toujours évanoui. Chimère pour chimère, nous pré-
férerions, nous, les utopies qui regardent l'avenir en face : celles-ci
du moins ont la chance d'être fécondes. Pourquoi les âmes religieuses
en seraient-elles effrayées? pourquoi s'interdiraient-elles d'inter-
roger l'avenir en consultant avec vigilance les vœux et les nécessités
du présent? Les grands pressentimens des transformations futures
ont toujours été un des plus nobles dons de l'esprit religieux : tou-
jours la foi a inspiré des prophètes.
E. FORCADE.
LE PAVÉ
NOUVELLE DIALOGUEE.
AYANT-PROPOS.
Certaines situations de la vie intime ou certaines émotions individuelles
sont plus aisément retracées par le dialogue que par le récit, et sans songer
à sortir du cadre du roman, nous avons quelquefois senti le besoin de leur
donner la forme d'une conversation entre un petit nombre de personnages.
Ces essais ne méritent ni le titre de proverbes, qui semble indiquer la mise
en action d'une idée générale, ni celui de sai/nêles, qui promet une action
particulière assez vive et spécialement dramatique. Nous nous contoite-
rons donc de celui de nouvelles dialoguéeSj qui doit bien faire comprendre
que ceci n'a jamais été destiné au théâtre.
Pourtant ces dialogues ont été récités sur la scène, mais entre amis, et
devant un public d'amis intimes, fort restreint par conséquent, et il s'est
produit là quelque chose d'intéressant. Convaincu que tout sujet est bon
quand il est honnête et bien compris, nous nous plaisions à demander
d'avance aux acteurs la donnée du dialogue qu'ils voulaient dire, et sur
cette donnée, la plus simple étant toujours, selon nous, la meilleure, nous
leur indiquions dans un canevas détaillé les raisonnemens et les contra-
dictions, les volontés et les imprévus, les efforts et les spontanéités que
leurs sentimens et leurs caractères nous semblaient devoir comporter.
C'était un travail d'analyse qui leur plaisait, et comme ils étaient libres de
développer nos indications, nous les avons vus souvent composer leur rôle
avec une rare intelligence, et trouver dans la liberté de leur étude, et même
dans la chaleur de l'improvisation, les accens d'une vérité très frappante,
ou les aperçus d'une appréciation très ingénieuse.
Mous avons pensé souvent à récrire ces dialogues, non pas tels que nous
les avons entendus sur le théâtre de Nohant {verba volanl), mais sous l'im-
LE PAVE. /9/
pression qui nous en est restée, et de les publier en recueil pour les loisirs
des réunions d'amateurs à la campagne.
Nous disons campagne avec intention. Ces petits essais conviendraient
moins aux salons de Paris, où il faut de Tesprit et point du tout de naïveté,
de l'art un peu factice comme les rapports superficiels que le monde exige,
et très peu d'étude des passions. A la campagne, on devient tôt ou tard
plus sérieux et plus simple. Ce n'est pas un mal, comme disent les bonnes
gens.
Nohant, 26 juillet 1861.
PERSONNAGES.
' M. DURAND. f Jean COQUERET, son valet.
LOUISE, sa servante. ! Un VOISIN de campagne.
(La scène est dans une maison de campagne. Intérieur d'un cabinet de travaiL Rayons
chargés de minéraux, de fioles, de livres et de divers instrumens à Tusage d'un amateur
naturaliste. Bureau encombré, fauteuil de cuir; porte au fond donnant de plain-pied
sur un jardin; porte à droite conduisant à une chambre à coucher; fenêtre à gauche.
Un fusil de chasse et un caruier à la muraille.)
SCÈNE PREMIÈRE.
LE VOISIN, parlant à la cantonade. Au fond.
Rien, bien, Rosalie! Je me reposerai, j'attendrai un peu, et s'il ne
revient pas, ma foi, je m'en irai, (ii entre.) Ce diable d'homme! il me
tarde de savoir s'il a fait la démarche. Ma sœur m'écrit qu'elle ne
l'a pas vu; mais la lettre est du 25, nous voici au 30,... et puisqu'il
a dit ici qu'il reviendrait au bout de huit jours... Voilà les huit jours
écoulés. Sans doute il s'est décidé à se présenter à sa future. Dès
lors il a quelque affaire à régler chez lui, sa maison à mettre en
ordre... Pourvu que les fantaisies, les manies de la science ne l'y
retiennent pas trop longtemps!... Mais je suis là pour le réveiller,
moi! Ah! c'est lui.
SCÈNE II.
M. DURAND, LE VOISIN.
LE VOISIN.
Que diantre apportez-vous là? Un pavé? Ah! oui, la minéralogie,
la géologie... Allons, bonjour, ami Durand!
798 REVUE DES DEUX MONDES.
DDRAND, posnnt son jiavc sur la table. Il ost en cosUiniP de voyageur à pied.
Ah ! voisin, je suis content de vous voir! Ouf! bouf ! quelle charge!
Ça va bien chez vous?... Et ici, avez-vous vu mon monde ici? Moi,
je n'ai encore vu que ma cuisinière,... et je ne sais pas...
LE VOISIN.
Je peux vous e.n dire autant. Je n'ai vu qu'elle, mais je sais que
vos autres serviteurs se portent bien.
DURAND, ft part.
Pourquoi donc Louise n'est-elle pas ici quand j'arrive?
LE VOISIN.
Vous paraissez tout préoccupé : que cherchez-vous?
DURAND.
I\ien. Si fait,... mon manteau de voyage. Je le tenais tout à
l'heure.
LE VOISIN.
Vous l'avez sur les épaules, ce qui est fort étrange par la chaleur
qu'il fait.
DURAND.
Âh ! tiens ! c'est singulier !
LE VOISIN.
Vous êtes toujours distrait? Fi! c'est devenu vulgaire. Si j'étais
savant, moi, je voudrais me distinguer par une tenue excellente et
une continuelle présence d'esprit, afin de montrer aux gens que j'ai
la tête assez forte pour porter mon savoir.
DURAND.
C'est ce que Louise me dit. Grâce à ses remontrances, je me tiens
fort propre, comme vous voyez; mais il m'est impossible de ne pas
égarer ou perdre mes effets. Voyons, cette fois je suis bien sûr de
n'avoir rien oublié en route ; tout était dans mon sac. Permettez que
je m'en débarrasse. Ils m'ont mis des courroies neuves qui me cou-
pent les épaules. J'ai été obligé deux ou trois fois de l'ôter pour le
porter à la main, (il cherche à se débarrasser du sac qu'il n'a pas.)
LE VOISIN , riant.
Qu'est-ce que vous croyez donc avoir sur le dos?
DURAND , se tàtant.
Je n'ai rien, c'est vrai! Je vous jure que je croyais sentir les cour-
roies. Il faut qu'elles m'aient blessé aux entournures.
LE VOISIN.
Mais le sac, où est-il ?
DURAND.
Je viens de l'ôter apparemment dans le vestibule. Oui, oui, je me
souviens : j'ai dû le mettre au porte-manteau, (ii va pour sortir et s'arrête
LE PAVÉ. 799
devant une étagère.) Bon ! qu'est-ce que c'est que ça? La grauwacke
schisteuse dans les roches primitives!.. Cet imbécile de Coqueretî
Jamais il ne saura remettre en place un échantillon que son stupide
plumeau fait tomber! Ah! quelle rage d'épousseter! Il est vrai que
Louise veut cela, et qu'il faut bien s'y soumettre. Pourvu que tout
ne soit pas bouleversé ! (Il examine et range.)
LE VOISIN.
Ah çà ! dites donc, ami Durand, pensez un peu moins à vos pierres
et faites-moi la grâce de m' écouter. Je suis venu pour vous parler
d'autre chose, moi.
DURAND.
Parlez, parlez, mon cher ami, je suis tout à vous... Seulement
attendez... mon marteau! Ah! il est resté dans mon sac; mais je
trouverai bien ici... (ii ouvre un tiroir et prend un marteau.) Ah! ah! maître
Jean Goqueret se sera exercé en mon absence. YoiLà un outil él^ré-
ché, hors de service ! . . . l'animal ! . . . ( ii en prend un autre. )
LE VOISIN.
C'est votre faute , vous voulez faire de vos valets des minéralo-
gistes...
DURAND.
Mon cher, celui-là, j'aurais juré qu'il avait des dispositions éton-
nantes : il a ce que nous appelons familièrement de l'œil, c'est-à-
dire qu'il a le sens oculaire admirablement développé; mais dès
qu'on veut lui mettre un nom exact ou une saine notion dans la
cervelle, c'est un idiot!
LE VOISIN.
Eh bien ! cela devrait vous faire rire !
DURAND.
Ça me fait rire quand je suis en train de rire! Croiriez-vous qu'il
appelle le mica du nougat et les encrinites des encriloircs?
LE VOISIN.
Et Louise, est-ce qu'elle y mord à tous vos noms barbares?
DURAND, avec feu.
Louise! c'est un phénix d'intelligence, mon cher. Ah! si je m'é-
tais occupé plus tôt de l'instruire! Je n'y songeais pas: pourvu
qu'elle fût ma ménagère , je croyais qu'elle en saurait toujours
assez; mais ne voilà-t-il pas que tout dernièrement je m'avise de
lui dire : Que ne sais-tu un peu de minéralogie? tu ferais de l'or-
dre dans mes matériaux, que je n'ai pas trop la patience de ran-
ger, et que ce petit laquais me place de manière à représenter l'image
du chaos primitif. Eh bien! mon cher ami, vous me croirez si vous
voulez, en trois mois Louise, cette petite paysanne qui sait tout au
plus lire et écrire proprement, s'est mise à étudier mon Index me-
800 REVUE DES DEUX MONDES.
thodicus, vous savez, l'ouvrage élémentaire que j'ai publié l'année
passée, et la voilà (|ui connaît les roches principales et une bonne
partie de leurs modifications aussi bien que vous et moi.
LE VOISIN.
Aussi bien que moi! merci. Je n'en sais et n'en veux pas savoir le
premier mot. Pauvre fille! cela doit bien l'ennuyer.
DURAND.
L'ennuyer, elle! Vous ne savez pas ce que c'est que Louise! Quel
trésor de dévouement, d'abnégation! Pourvu qu'elle se rende utile,
elle est heureuse, n'ayant pas d'autre idée, pas d'autre instinct que
le désir de servir et de contenter ceux qu'elle aime.
LE VOISIN.
Vous en parlez avec feu.
DURAND.
Eh bien! pourquoi donc pas? Y entendez-vous malice?
LE VOISIN.
Non, Je vous connais pour le plus rigide des hommes dans vos
principes et dans vos mœurs; mais je me demande si, l'aimant à ce
point, vous ne songez pas à l'épouser.
DURAND, riant.
L'épouser, moi ! Ah ! la bonne idée ! Il n'y a que vous pour avoir
des idées pareilles.
LE VOISIN.
A mon tour, je vous dirai : Pourquoi donc pas? Vous êtes sans
préjugés, vous!
DURAND.
Je ne sais pas ce que vous appelez des préjugés, mais je sais que
j'aime cette enfant d'un sentiment trop pur, trop paternel pour jamais
songer à imposer mes quarante-cinq ans à sa verte jeunesse. Non,
non, diable! à moi une jeune femme! Et le ridicule, et l'avenir, et
le catarrhe, et le clabaudage, et la corriii)tion inévitable autour des
ménages mal assortis! Est-ce qu'une fille d'Eve, dans une pareille
situation, peut sans désespoir rester fidèle k un vieillard? Non, vous
dis-je! Laissons Thérèse à Jean-Jacques Rousseau. Ces escapades ne
sont permises qu'aux hommes de génie, lesquels eux-mêmes ne s'en
trouvent pas toujours fort bien.
LE VOISIN.
Puisque vous êtes dans de si sages idées, je vois que je peux vous
parler raison. Une femme de trente-deux ans est ce qu'il vous faut.
Avez-vous vu ma nièce à la ville ?
DURAND, qui travaille son pnvé.
Gryphée arquée! Trigonie gibbeuse...
LE PAVÉ. 801
LE VOISIN.
Qui? ma nièce? une grypliée, une bossue! Qu'entendez-vous par
là, je vous prie? Il n'y a ni griffes ni gibbosités dans ma famille!
DURAND.
Eh! je ne vous parie pas de votre nièce, mon cher! J'examine ce
que contient ce magnifique bloc d'oolithe; c'est une vraie trouvaille
que j'ai ramassée sur la grande route au moment où le cantonnier
allait l'employer. Ce sont des pavés de rebut qu'ils brisent pour
ferrer la voie. En détruisent-ils, ces malheureux, des échantillons
précieux et rares! Et pourquoi, je vous le demande? Si tout le monde
avait le bon sens de voyager à pied, comme je fais en tout pays et
en toute saison...
LE VOISIN.
Vous êtes allé à la ville à pied et vous êtes revenu de même?
DURAND, examinant son pavé.
Parbleu! — dix-sept espèces de débris dans une seule pierre! Et
quand je dis débris, beaucoup de sujets sont dans un état de con-
servation parfaite! Voici la térébratule épineuse, la pholadomya
fidicula, nerinea hieroglyphica, cidaris coronata...
LE VOISIN.
Et patati, et patata!... Mon ami, vous devenez insupportable, et
puisqu'il n'y a pas moyen de vous arracher une parole qui ait le
sens commun,... je suis votre serviteur! (ii prend son chapeau.)
DURAND.
Non, voisin! Allons donc, pardonnez-moi! Un moment de pa-
tience... Il y a Là quelque chose qui m'intrigue... Est-ce la dent
palatale d'un poisson, ou bien?...
LE VOISIN.
Tenez, vous n'êtes peut-être pas si distia t que vous en avez l'air!
Vous faites la sourde oreille pour ne pas me répondre; mais je vous
dis, moi, qu'il est temps de vous décider. Vous avez laissé faire des
démarches, et j'apprends de ma sœur qu'étant allé à la ville pour
voir sa fille, vous avez tout simplement oublié de leur rendre visite.
DURAND.
Eh bien! je n'ai rien oublié du tout. Je n'ai pu me résoudre, il
est vrai, à faire cette visite embarrassante; mais j'ai vu votre nièce
à la promenade. Je l'ai trouvée fort bien, et, comme le mariage est
une chose grave qui demande réflexion, je suis revenu chez moi
pour réfléchir un peu.
LE VOISIN.
A quoi diable voulez-vous réfléchir? Vous savez tout ce qui con-
cerne cette jeune veuve. Elle est de bonne famille, elle n'a pas
TOME XXXIV. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
d'enfans, son âge est assorti au vôtre; elle est sage, belle, instruite,
aimable. Il n'y a qu'une voix sur son compte, elle est au moins aussi
aisée que vous...
DURAND.
Tout cela est vraj, mon voisin. Pourquoi vous enflammez-vous?
Est-ce que je vous contredis? Je vous dis que je l'ai vue! C'est une
grande blonde, mince, élégante, un peu maigre par exemple! "
LE VOISIN.
Que diable me dites-vous là ?
DURAND.
Oui, oui, elle est un peu maigre,... c'est dommage!... Et très
blonde... Je l'eusse préférée brune!
LE VOISIN.
Ah çà! voisin, vous qui parlez du sens oculaire, je vous déclare
que vous en êtes tout à fait dépourvu. Elise est petite, brune et d'un
aimable embonpoint, comme on disait de mon temps. C'est une
autre que vous avez regardée; c'est son amie. M™*" de Saintes, que
TOUS avez prise pour elle !
DURAND.
Ah!... Alors votre nièce est cette brunette qui lui donnait le bras?
Oui, oui, j'ai fait attention aussi à celle-là... Diantre, elle est jo-
lie!... Un peu trop brune et un peu trop petite... Pourtant j'y pen-
serai, elle le mérite... J'y pense! Donnez-inoi le temps de m'habi-
tuer à l'idée d'une petite brune, moi qui, depuis trois jours, ne
cessais de méditer sur les particularités physiologiques d'une grande
blonde.
LE VOISIN.
Durand, voulez-vous que je vous dise ma façon de penser? Vous
ne vous souciez ni des brunes ni des blondes. Vous n'avez pas la
moindre envie de vous marier, et vous vous êtes dépêché de revenir
pour n'avoir plus à y songer.
DURAND.
Non; je suis un homme sincère, et je n'ai fait aucun raisonne-
ment pour me dispenser de prendre un parti. Je suis revenu,... ma
foi, parce que mes jambes m'ont ramené ici. Que voulez-vous?
l'habitude, le besoin de travailler, l'impossibilité de rester oisif,
d"aller dîner en ville, de faire ma cour... Je n'entends rien à tout
cela, moi, que diable! Je n'ai jamais tenu de propos galans à une
femme, je crains d'être l'âne qui contrefait le petit chien; j'ai senti
qu'on allait mg trouver parfaitement ridicule, et je me suis dit,...
non, je ne me suis rien dit. J'ai pris mon sac de voyage, je me suis
mis à marcher, et me voilà arrivé sans trop savoir pourquoi ni com-
ment.
LE PAVÉ. 803
LE VOISIN.
Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire, moi! Vous avez le
mariage en horreur, et vous préférez rester vieux garçon. Je devais
m'attendre à cela de la part d'un original de votre étoffe. Vous m'a-
vez fait faire un pas de clerc en me priant d'écrire à ma sœur...
DURAND.
Ah! permettez, je ne vous en ai pas prié du tout; c'est vous qui
me l'avez offert en me persuadant que je devais accepter.
LE VOISIN.
Vous n'avez pas dit non !
DURAND.
Je n'ai pas dit oui !
LE VOISIN.
Et à présent vous ne dites ni oui, ni non? Eh bien! ma nièce n'est
pas faite pour attendre votre bon plaisir, entendez-vous?... Elle ne
manque pas de prétendans, elle ne vous connaît pas, et elle ne vous
eût donné la préférence que pour me faire plaisir.
DURAND.
Oh! en ce cas, voisin, c'est pour le mieux! Je n'ai pas de scru-
pule à hésiter.
LE VOISIN.
Dispensez -vous d'hésiter davantage; ma nièce n'est pas pour
vous. Je vais lui écrire sur l'heure de se décider pour un autre, en
lui demandant pardon de la sotte démarche que mon amitié pour
vous m'avait suggérée.
DURAND.
Oh ! si vous vous fâchez...
LE VOISIN.
Eh! pardieu, oui, je me fâche! J'en ai le droit.
DURAND.
Non.
LE VOISIN.
Si fait, et je suis bien aise de vous dire, en vous quittant, que
vous gâtez à plaisir votre existence avec des billevesées ! Voilà un
homme bien heureux et un citoyen bien utile, qui ne se plaît qu'à
remplir sa maison de pavés de rebut et de coquilles cassées! Je
vous avertis, moi, que vous ferez une sotte fin, que vous deviendrez
un pédant ridicule, un cœur sec et frivole, un cerveau romanesque,
un fantasque et un Cassandre ! . . .
DURAND, rinnt.
Diable! voilà bien des maux à la fois.
LE VOISIN.
Oui, oui, et que vous tomberez dans quelque déplorable folie, car
804 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'homme est fait pour la famille, pour la société, et celui qui ne
veut pas vivre comme les autres, celui qui n'a pas le goût des choses
raisonnables... Je ne vous dis que cela, monsieur Durand, je ne vous
dis que cela, et souvenez-vous de ce que je vous dis! (ii sort.)
SCENE III.
DURAND, seul.
En voilà une kyrielle ! Faut-il que j'aie de la patience ! Mais il faut
bien endurer quelque chose avec un homme en cheveux blancs,
quand on est plus jeune d'une dizaine d'années et qu'on n'en a pas,
de cheveux blancs. Ne dirait-on pas que c'est demain matin que je
vais devenir cacochyme, que je dois me presser de chercher un bâton
de vieillesse? Eh! allez vous promener avec vos sermons! Avant de
prendre un parti, il faut bien au moins que je consulte mon monde,
mes paretis, mon entourage, Louise même, Louise surtout, qui est
nécessaire au repos et au bien-être de ma vie. Si elle craignait
d'être rudoyée par une maîtresse acariâtre? Louise s'est dévouée à
moi, toujours, en toutes choses, jusqu'à mordre à la science pour
m'être utile. Quelle autre eût eu ce bon sens et cette générosité?
(Regardant sa collection.) Quand je pense qu'une femme ignorante et ta-
quine pourrait jeter tout cela par la fenêtre et me forcer à m' occu-
per de ses chiffons, vouloir me mener au bal!... Mais où donc est
Louise? Elle est peut-être malade!... Et ce drôle de Jean Coqueret,
pourquoi n'est-il pas là? (Appelant.) Coqueret!... Coq...
SCÈNE lY.
DURAND, COQUERET.
COQUERET, portant le sac de M. Durand sur ses épaules.
Voilà, monsieur! Bonjour donc, monsieur! Monsieur est revenu?
DURAND.
Apparemment... Bonjour, mon garçon. Où est Louise?
COQUERET.
Très bien, monsieur. Et vous-même?
DURAND.
Je te parle de Louise !
COQUERET.
En vous remerciant, monsieur! Et vous pareillement?
DURAND.
Quand tu auras fini tes salamalecs, tu me répondras peut-être. Je
te demande où est Louise.
LE PAVÉ. 805
COQDERET, agité.
Monsieur est bien bon. Louise est... Je ne sais pas, monsieur, où
elle est, la Louise; mais je peux bien dire à monsieur qu'elle et moi
on est comme frère et sœur, ni plus ni moins!
DURAND.
Tiens, je l'espère bien! (A part.) Est-ce qu'il y entendrait malice?
Non, il est trop simple. (Haut.) Âli çà! trouve-moi mon sac, qui doit
être quelque part par-là.
COQUERET, qui a posé le sac sur la table.
Le v'ià, monsieur, je l'ai trouvé!
DURAND.
Je l'avais donc perdu? ,
COQUERET.
Oh! monsieur ne l'avait pas perdu; il l'avait laissé au bord de la
route, sur un tas de pierres. Je m'en revenais du pré, où j'avais été
conduire la vache avec Louise.
DURAND.
Alors Louise est restée dans le pré ? Pourquoi disais-tu que tu ne
savais pas où elle était?
COQUERET.
Moi, j'ai dit ça?
DURAND.
Oui, tu l'as dit.
COQUERET.
C'est étonnant, cela, monsieur. Je croyais bien avoir dit : Elle est
avec sa vache.
DURAND.
Et pourquoi s'occupe-t-elle encore des vaches? Je l'en avais dis-
pensée.
COQUERET.
Oh ! monsieur, elle ne veut pas faire la demoiselle ! Elle aime tant
les bêtes !
DURAND.
Enfin pourquoi m'as-tu dit : Je ne sais pas?
COQUERET.
J'ai cru que monsieur me demandait où était la cuisinière.
DURAND.
Allons, tu seras toujours aussi fou, aussi distrait! Une vraie tête
de linotte !
COQUERET.
Oh! non, monsieur! Depuis huit jours que monsieur s'est absenté,
je ne suis plus de moitié si bête !
DURAND.
C'est-à-dire que c'est moi qui te rendais bête?
806 REVUE DES DEUX MONDES.
COQUERET.
Oh ! non , monsieur, toute la faute était à moi ! Mais depuis que
Louise a entrepris mon éducation...
DURAND.
Ah ! Louise a entrepris. . .
COQCERET.
Oui, monsieur. Elle m'a dit comme ça : Vois-tu, Jean, tu impa-
tientes notre maître avec ta bêtise, faut te forcer l'esprit pour lui
complaire, faut apprendre! Moi, j'ai appris à seule fm de t'ensei-
gner, et je vais t'enseigner bien vite, du temps que monsieur n'y
est pas.
DURAND.
Alors,... selon toi, elle ne s'est donné la peine d'apprendre qu'à
ton intention ?
COQUERET.
Oui, monsieur, c'est comme je vous le dis.
DURAND , avec dépit.
Elle est, ma foi, bien bonne !
COQUERET.
Oh! oui, monsieur, elle est diantrement bonne, c'est la vérité!
DURAND, (il prend son marteau et travaille sa pierre avec humeur.) à part.
Et moi qui attribuais ce beau zèle à son dévouement pour moi!...
Mais c'est pour l'encourager, ce qu'elle lui a dit là... Au fond, elle
ne songeait qu'à le rendre moins impatientant pour moi; c'était en-
core une manière de me servir. Excellente fille! (Haut.) Voyons, que
t'a-t-elle appris. M"" Louise?
COQUERET.
La Louise? Elle m'a commencé par le commencement, par les...
DURAND.
Par les granités?
COQUERET.
Oui, monsieur.
DURAND.
Eh bien! qu'est-ce que le granit?
COQUERET.
Ce que c'est, ce que c'est! c'est ce qu'on place au commence-
ment des livres et au numéro 1 sur les rayons. C'est les montagnes
du coté de Saint-Pierre.
DURAND.
Bien! Après? Cela se compose de...
COQUERET.
Ça se compose de,... ça se compose de... trois choses qui sont le...
LE PAVÉ. 807
trois choses, qui sont le... le... (Il prend divers échantillons et les montre à
Durand.)
DURAND.
Allons! tu ne sais pas les noms, tu ne les apprendras jamais;
mais l'œil et la mémoire du fait y sont toujours. Il faudrait au moins
avoir une idée de l'histoire du globe... D'où est sorti le granit au
commencement des choses?
COQUERET.
Oh ! je sais, monsieur. Ça est sorti de l'eau, ou du feu, ou de l'air,
c'est comme vous voudrez.
DURAND.
Comment! c'est comme je voudrai?
COQUERET.
La Louise m'a dit : Monsieur n'est pas sûr, mais il aime mieux
que ça soit sorti du feu, et ce sera ce que monsieur décidera.
DURAND, à part.
On dirait qu'à eux deux ils se sont moqués de moi? Au fait, je
n'ai là-dessus que des hypothèses ! ( Rêvant en regardant le granit que Co-
queret lui a apporté.) Qui résoudra à coup sûr le premier des problèmes?
Qui a présidé au spectacle de ces étonnantes formations ? 0 granit !
la plus vulgaire et la plus mystérieuse des pierres ! tu es la clé qui
ouvre tout, sauf le point de départ! Derrière toi, il n'y a de prouvé
que la fantaisie de nos systèmes ! Tu es le poème fabuleux (Louise entre)
de nos rêveries, le témoin impénétrable des jours qui ne sont plus,
le...
SCENE V.
Les Mêmes, LOUISE.
LOUISE , qui a interrogé Coqueret du regard en entrant, et à qui celui-ci o fait signe que leur
maître était dans les espaces. De la part de Coqueret, cet avertissement n'a rien d'ironique,
il est au contraire respectueux et admiratif.
Bonjour, monsieur...
DURAND , tressaillant et qiiittant son pavé.
Ah! bonjour, ma Louise, bonjour, ma bonne fille! (il rembrasse au
front, presque respectueusement.) Es-tu un peu contente de me revoir?
LOUISE.
Oh ! oui, monsieur, bien contente.
COQUERET, bas ù Louise.
Pourquoi est-ce que tu ne l'embrasses pas, toi? Embrasse-le
donc !
LOUISE , bas.
Non !
808 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND , à Coqueret.
Pourquoi lui parles-tu tout bas? (A Louise.) Qu'est-ce qu'il te di-
sait?
LOUISE.
Rien, monsieur, des bêtises!
COQUERET.
\h! non, monsieur, c'était pas des bêtises! Je lui disais d'em-
brasser monsieur. C'était pour faire plaisir à monsieur! Yiai!
DURAND , un peu ému.
Non! elle a raison d'être plus réservée, plus sérieuse dans ses
manières, à présent qu'elle est grande.
COQUERET.
C'est donc ça qu'elle ne veut plus que je l'embrasse, moi? Mais
avec monsieur, qui est âgé, c'est pas la même chose.
DURAND.
Agé,... âgé!...
LOUISE.
Voyons, monsieur, mettez-vous donc à votre aise ! ( a Coqueret.) Va
lui chercher sa veste et ses pantoufles. (Coqueret sort en courant par la
porte de droite qui conduit à la chambre de M. Durand.)
SCÈNE VI.
DURAND, LOUISE.
LOUISE.
Si vous êtes venu de la ville à pied , vous devez être las !
DURAND.
Las, moi? Ah çà! M. Coqueret, ton élève, t'a donc persuadé que
je suis bien vieux ?
LOUISE.
Vous n'êtes pas vieux, mais vous n'êtes plus tout jeune. Et votre
vilain rhume que vous ne voulez pas soigner! Vous avez déjà toussé
trois fois depuis trois minutes.
DURAND.
Bah! qu'est-ce que ça fait? Avec un petit mal chronique, on vit
cinquante ans de plus ! Voyons, qu'as-tu fait de bon en mon absence?
Tu t'es faite l'institutrice de Coqueret, à ce qu'il m'a dit?
LOUISE.
Ah ! il vous a dit. . .
DURAND.
Que tu l'avais entrepris sur le granit; mais c'est peine perdue :
tu n'en feras jamais rien qu'un âne.
LE PAVÉ. 809
LOUISE.
Pardon, monsieur, je vous en lerai un bon serviteur, car il est
doux, courageux, de bonne volonté, et il vous aime. C'est bien quel-
que chose!
DURAND.
Oui, sans doute, il a de bons instincts; mais il ne sortira jamais de
la vie d'instinct.
LOUISE.
Et quel besoin avez-vous d'un savant pour vous servir? Est-ce
que je ne suis pas là pour réparer ses petites gaucheries?
DURAND.
Oh! toi, Louise, c'est autre chose! Tu as une belle mémoire, une
docilité admirable. C'est un plaisir de t'enseigner quelque chose. Tu
es beaucoup pour moi, ma chère Louise. Tant de soins, d'attentions!
Etre servi comme un prince, dorloté comme un enfant, compris par
quelqu'un qui s'intéresse à vos travaux, qui se prête à vos inno-
centes passions... Eh bien! qu'est-ce que tu as? Tu es triste?... A
quoi penses-tu?
LOUISE.
A rien, monsieur, je regardais ce pavé, c'est une belle pièce.
DURAND, vivement.
N'est-ce pas? Figure-toi qu'il y a là une dent fossile... Je m'ima-
gine qu'il y aura une mâchoire entière, et que ce pourrait bien être
le... Mais tu ne m'écoutes pas, tu parais souffrante!
LOUISE.
Non, monsieur.
DURAND, regavdiint le pavé.
Si c'était ce que je pense,... ce serait une rareté... Mais tu es
triste, et cela m'ùte la joie du cœur. Tu travailles trop, je parie!
LOUISE.
Moi! Il me semble au contraire que je ne fais rien pour vous payer
(le vos bontés. Après ce que vous avez fait pour moi, m'élever,
m'instruire, me traiter toujours si doucement, avoir recueilli et soi-
gné ma pauvre mère jusqu'à son dernier jour... Ça, voyez-vous,
une pauvre femme que tout le monde repoussait et que vous m'a-
vez appris à aimer et à respecter malgré tout le monde... Après une
chose comme ça, si je n'avais pas bonne envie de vous servir et de
vous soigner quand vous serez comme elle vieux et infirme...
DURAND.
Moi? je ne serai jamais infirme. Avec la vie active et sage que je
mène...
LOUISE.
Tant mieux! Mais je voudrais que vous eussiez besoin de moi :
vous verriez si je me souviens!
810 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND.
Toi! tu es un ange, et je suis loin d'avoir fait pour toi ce que j'au-
rais dû faire. Je t'ai vraiment négligée jusqu'à présent. Je ne voyais
pas combien tu es intelligente. Je te traitais comme une paysanne
ordinaire. Je te tenais à distance, derrière la porte pour ainsi dire,
me persuadant que c'était assez de t' assurer le bien-être matériel,
ne devinant pas que ton esprit avait besoin de culture et qu'un jour
je pourrais causer avec toi comme avec une amie. Oui, oui, je mé-
rite des reproches. J'ai été absorbé par mes livres, et il n'y a pas
plus de deux ou trois mois que j'ai commencé à t' apprécier, à t'é-
couter, à te regarder!...
LODISE, à part.
Ah! comme j'ai eu tort de ne pas rester derrière la porte!
DURAND.
Pourquoi rêves-tu quand je te parle? Ne vois-tu pas que j'ai à
cœur de réparer ma négligence? Ne te dois-je pas cela? Ne m'as-tu
pas fait un bien immense? Tu m'as ouvert le cœur à l'amitié, à un
sentiment plus doux encore, que sans toi je n'aurais jamais connu,
le sentiment paternel! C'est vrai, cela. Vieux piocheur, je me serais
desséché, pétrifié avec mes cailloux, n'est-ce pas? Je serais devenu
sombre, hypocondriaque, insupportable! Ça conmiençait. J'avais des
momens d'humeur, même avec toi. Tu dis que j'ai toujours été bon!
Tu oublies que bien souvent je t'ai traitée de niaise et d'étourdie;
mais ça ne m'arrivera plus, va, je t'en réponds!
LOUISE , à part.
Hélas! tant pis.
DLRAXD.
Non, non!... Je n'aurai plus la folie,... je n'aurai même plus la
pensée de te faire pleurer, pauvre enfant! J'ai ouvert les yeux. J'ai
reconnu... Oui, je pensais à cela tantôt en revenant ici.
LOUISE.
Vous pensiez trop. Vous avez laissé votre sac de voyage au beau
milieu de la route !
DURAND.
Méchante, tu me grondes. Que veux-tu? je pensais à toi. Je me
disais : Une femme douce, instruite et charmante est un trésor dans
une maison, un rayon de soleil dans la vie d'un pauvre ermite!...
Qu'ai-je besoin d'aller chercher une compagne à la ville, quand tout
près de moi?...
LOUISE.
Ah! vous aviez l'idée de vous marier? Votre voisin me l'avait dit.
Eh bien! est-ce que vous y renoncez?
LE PAVÉ. 811
DURAND.
Oui, oui, sois tranquille! Personne autre que toi ne commandera
ici!
LOUISE.
Mais, monsieur, au contraire, je...
DORAND.
Sois tranquille, je te dis! Mais je crois que j'ai faim, Louise; je
ne sais pas si j'ai déjeuné ce matin. Je me sens la poitrine tout en
feu...
LOUISE.
Je parie bien que vous n'y avez pas songé! Votre repas vous at-
tend. Allez donc, monsieur, allez donc vite.
DURAND.
Mais,... tu vas venir, n'est-ce pas? Je n'entends plus que tu me
passes mon assiette, c'est l' affaire de M. Goqueret. Tu causeras avec
moi, tu me parleras de tes poules, de ton chevreau. Il va bien, ton
petit chevreau?
LOUISE.
Oui, oui, monsieur, allez!
DURAND.
Ah! ma foi, j'ai le cœur content d'être revenu, de revoir ma mai-
son, mon jardin, et toi surtout ! Au revoir, Louisette ! (il sort par le fond.)
SGENE VII.
LOUISE, seule.
Y a-t-il sur la terre un meilleur homme, un plus doux maître que
celui-là? Non, il n'y en a pas, et plus il me gâte, plus j'ai de crainte
et de souci! Le bon Dieu sait pourtant que ça n'est pas de ma faute,
ce qui arrive! Jamais je n'aurais pensé...
SCENE VIII.
LOUISE, GOQUERET.
LOUISE.
Il est temps d'arriver!
COQUERET, qai apporte la veste et les pantoufles.
Ne me gronde pas, Louise! Ce n'est pas ma faute. Je ne pouvais
pas trouver les pantoufles, je n'en trouvais qu'une. C'est les rats qui
avaient promené l'autre jusque sous le lit. Dame! c'est la faute à
monsieur! Il ne veut pas souffrir de chats dans la maison depuis
(
812 REVUE DES DEUX MONDES.
ce gros matou qui t'avait mis le bras tout en sang, mêmement que
monsieur en était sens dessus dessous, et que...
LOUISE.
Cours donc le servir, bavard! Il est en train de déjeuner! M'en-
tends-tu? A qui est-ce que je parle?
COQUERET.
Eh bien! qu'est-ce que je fais? J'y cours; mais écoute un mot,
Louise ! T'as pas voulu écouter dans le pré ce que je voulais te dire.
Tu m'as renvoyé très durement, faut m' entendre ici!
LOUISE.
Non! nous n'avons pas le temps.
COQUERET.
C'est le temps qu'il faut prendre, monsieur vient d'arriver, il est
de bonne humeur, je vais lui dire ça tout chaud.
LOUISE.
Comment? Quoi? Qu'est-ce que tu veux lui dire?
COQUERET.
Je lui dirai que je t'aime, que je suis affolé de toi, que j'en de-
viens imbécile ! . . .
LOUISE.
Oui! essaie de lui dire ça, si tu veux qu'il t'envoie promener!
COQUERET.
Ça ne fait rien, ça sera dit, et si tu veux dire comme moi...
LOUISE.
En voilà assez. Je t'ai dit que ça ne se pouvait pas, que je ne me
voulais point marier de si tôt, et qu'il n'y fallait point du tout pen-
ser. Ne me parle donc plus de ça, je te le défends! (Coqueret, qui a mis
la veste et les pantoufles sur une chaise, s'assied dessus avec désespoir et se met à pleu-
rer, la tête dans ses mains. Louise le regarde un instunt, se détourne et se cache pour
pleurer aussi. On entend sonner. Louise essuie ses yeux.) Monsieur SOnUG; al-
lons! va!
COQUERET.
Non, je ne veux plus servir, je me veux faire mourir!
LOUISE.
Allons! es-tu fou? Veux-tu faire attendre monsieur?
COQUERET.
Il y a dix ans que je l'attends tous les jours, il peut bien m'aî-
tendre une fois !
LOUISE.
Tu veux me faire de la peine ?
COQUERET.
Je peux bien t'en faire, je ne t'ea ferai jamais autant comme tu
m'en fais!
LE PAVÉ. 813
LOUISE , sévère.
Alors tu n'as plus d'amitié pour moi; c'est fini?
COQUERET.
Pourquoi est-ce que j'aurais de l'amitié pour quelqu'un qui me
déteste ?
LOUISE.
Tu ne dis pas ce que tu penses. Nous avons été élevés ensemble,
et tu sais que je t'aime beaucoup; mais je ne peux pas t' épouser.
Ça ne dépend pas de ma volonté... Allons!...
COQUERET.
Tu mens! tu n'as plus ni mère, ni parens, ni rien ! tu ne dépends
que de la volonté de monsieur, qui fait tout ce que tu souhaites, et
SI. . . (On sonne encore.)
LOUISE.
Allons, tu ne veux pas obéir. J'y vais, moi! t,iic sort.)
SCENE IX.
COQUERET, spui.
C'est comme ça? Elle ne m'aime point? C'est donc qu'elle en
aime mieux un autre? Quel autre? Elle n'en connaît guère d'autres
que moi; elle ne sort point, je ne la quitte point, je suis bien sûr
que personne ne lui en conte! Alors c'est que je lui déplais, je suis
trop sot pour elle ! Ah ! si je m'écoutais. . . (il prend le marteau de M. Durand.)
Je me casserais... (Menaçant les collections.) tout ce qu'il y a ici! Oh!
oui-da! non! ça ferait trop de chagrin à monsieur! et si je me fen-
dais la tête, ça le contrarierait; un si brave homme! En voilà un
homme! C'est pas lui qui dirait : C'est bien fait. Il serait dans le
cas dé me pleurer, et s'il savait la peine que j'ai, il commanderait
à la Louise de m' aimer. Eh bien!... ma foi, c'est ça! Je vais lui dii'O
la chose comme elle est. Bon, le v'ià! je vais lui dire,... et tout de
suite. Ah! bien oui, mais!... j'ose pas!
SCENE X.
DURAND, COQUERET.
DURAND, ù la cantonade.
Non, non, ma fille, je ne veux pas manger davantage, ce n'est
pas mon heure... Envoie-moi le café ici. (Haut à Coqueret.) Ah! tu es
là, toi? Pourquoi ne viens-tu pas quand je sonne, au lieu d'envoyer
Louise à ta place? C'est elle qui prend toute la peine!
SI h REVUE DES DEUX MONDES.
COQUERET.
Oh! mon Dieu! Louise et moi, c'est bien la même chose, mon-
sieur; la peine de l'un, c'est la peine de l'autre, et...
DURAND.
Hein? Gomment l'entends-tu?
COQUERET.
Je l'entends,... je l'entends que monsieur m'excusera, j'étais
indisposé.
DURAND, qui Cite ses guêtres et met ses pantoufles.
Ah ! monsieur était indisposé? Louise ne m'a pas dit cela.
COQUERET.
C'est pour ne pas faire de peine à monsieur.
DURAND, souriant.
Tu crois donc que je t'aime bien tendrement?
COQUERET.
Je sais que monsieur m'aime beaucoup, parce qu'il sait que je
l'aime encore plus que beaucoup, et comme monsieur a un bon
cœur. . .
DURAND, qui a eutlossé sa veste.
Allons! si tu le prends comme ça, tu n'as pas tort de compter là-
dessus. Tu es insupportable, et pourtant tu es un bon garçon! Qu'est-
ce que tu as, voyons? la migraine?
COQUERET.
Non, monsieur.
DURAND.
Une courbature, un refroidissement?
COQUERET.
iNon, monsieur.
DURAND.
Eh bien ! quoi alors ?
COQUERET.
Je ne sais pas.
DURAND, impatienté.
Où as-tu mal?
COQUERET, intimidé.
Nulle part, monsieur. Ça va mieux, ça se passe.
DURAND,
Enfin que sentais-tu tout à l'heure? Parleras-tu? Te moques-ta
de moi ?
COQUERET.
Oh ! monsieur, par exemple !
DURAND.
Tiens, sais-tu? tu as le cerveau fêlé, voilà ta maladie.
LE PAVÉ. 815
COQDERET.
Oui, monsieur, justement; c'est ça.
DURAND.
Tâche de guérir, ou tu ne seras plus bon à rien. Allons, va me
chercher mon café... et mon journal; dépêche-toi!
COQUERET, à part.
Je n'oserai jamais!... Faut que je trouve une idée! (ii sort.)
SCENE XI.
DURAND, seul.
On se donne bien de la peine pour trouver le bonheur, on le
cherche toujours où il n'est pas. Ah! les philosophes ont très bien
qualifié nos vaines convoitises en les appelant l'amour des faux
biens! C'est très profond, ce mot si vulgaire! Certes il y a quelque
chose de menteur et de factice dans les satisfactions que donnent la
fortune, l'ambition, la vanité. Quel besoin l'homme sage et bien por-
tant a-t-il de ce luxe énei'vant des villes, de ces spectacles frivoles,
de ces amours où le cœur n'est pour rien? La plas simple fleur des
champs...
SCENE XII.
DURAND, COQUERET.
COQUERET.
Monsieur, voilà votre café avec une lettre pour vous. (Pendant que
Durand ouvre la lettre, à part.) J'ai ti'ouvé mon idée, et elle est fameuse
celle-là! Si ça ne réussit pas, ma foi! j'aurai du malheur! (il s'éloigne
un peu.)
DURAJJD, à part, ouvrant la lettre.
Ah! c'est de mon voisin! Est-ce un cartel qu'il m'envoie, ce
vieillard terrible? (Lisant.) « Je devrais n'avoir jamais aucun rapport
avec vous; mais en ce moment j'ai la main forcée. Des personnes
qui désirent vous connaître et qui viennent de descendre chez moi
veulent absolument que je vous invite à dîner. Comme c'est la seule
occasion qui vous reste de réparer vos torts, je compte que vous ne
me refuserez pas. Je vous attends à six heures. » Ah! que le diable
les emporte, ces personnes-là! Que faire? Je ne peux pourtant pas
me brouiller avec ce brave voisin . . .
COQUERET. -
Monsieur, on attend la réponse.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND, avec dépit.
Dis que j'irai.
COQLIERET, à la feiuHre, criant.
Monsieur ira. (Revenant, à part.) Il feut que je me dépêche de lui
parler, puisqu'il va sortir. (Haut.) Monsieur... (A part.) Il ne m'écoute
pas, il lit dans son journal. (Haut.) Monsieur, vous êtes un bon maî-
tre,... un homme d'esprit,... un grand savant... (A part.) Il ne m'en-
tend pas du tout! Je vais me plaindre un peu. (ii fait de grands soupirs.)
DURAND.
Eh bi-en! qu'est-ce? Tu as mal aux dents?
COQUERET.
Non, monsieur, c'est dans le cœur.
DURAND.
Bah ! c'est la croissance.
COQOERET.
Non, monsieur. Monsieur me prend toujours pour un enfant; j'ai
vingt-deux ans et demi passés.
DURAND.
Tiens! c'est possible au fait. Eh bien! qu'est-ce que tu sens au
cœur? des élancemens?
COQUERET.
Oui, monsieur, ça me pique, ça me brûle et ça me poignarde !
DURAND.
Il y a quelque temps que tu éprouves cela ?
COQUERET.
Il y a déjà quelque temps, oui, monsieur.
DURAND.
C'est quand tu te fatigues?
COQUERET.
Non, monsieur, c'est quand je pense à la Louise.
DURAND, tressaillant.
Ah! oui-da! vous vous permettez d'aimer Louise, monsieur le
drôle !
COQUERET.
Bon! il a deviné ça tout de suite, ça va bien !
DURAND, tremblant de colùre.
Répondez, faquin! Yous...
COQUERET, e£fray('-.
C'est pas moi, monsieur, c'est elle.
DURAND.
Comment, c'est elle? Qu'osez-vous dire là!
LE PAVÉ. 817
COQUERET, se montant la tt-te.
Oui, monsieur, c'est elle qui a idée de m'épouser. Moi, je ne m'en
souciais déjà pas tant. Je lui disais : Nous sommes trop jeunes; mais
elle a dit comme ça : « Nous sommes en bon âge, moi dix-sept ans,
toi vingt-trois; c'est ce qu'il faut. » Mais moi, j'allais toujours di-
sant : C'est trop tôt, Louise, c'est trop tôt ! Pour lors, monsieur, elle est
tombée dans un chagrin que, tout le temps que vous avez été absent,
elle n'a fait que geindre et pleurer, si bien que je me suis laissé at-
tendrir et que la pitié m'a rendu triste et malade, et que j'ai con-
senti à vous en parler, monsieur, pour lui faire plaisir, à cette pauvre
fille, car pour elle, jamais elle n'oserait vous dire combien elle
m'aime, mêmement que si vous la questionnez, elle est dans le cas
de vous répondre que j'ai pris ça sous mon bonnet; mais faut croire
ce que je vous dis et pas ce qu'elle vous dira, et comme je vois bien
qu'elle en mourra, me voilà dans l'idée de l'épouser, et je viens vous
le dire comme au meilleur de mes amis, à seule fin que vous lui
commandiez le mariage, et comme elle vous est obéissante, aussitôt
que vous aurez dit : il faut ! elle sera décidée, et vous aurez fait son
bonheur. Yoilà ce que c'est, monsieur; pardonnez-moi si j'ai dit
quelque bêtise.
DURAND, après un moment de silence, d'une voii altérée.
Sortez ! (Coqueret, stupéfait, hésite. Durand hors de lui.) SortGZ doUC ! (Coque-
let sort tout penaud. )
SCÈNE XIII.
DURAND, seul.
C'est impossible! Louise!... oh! Louise!... aimer ce garçon-là!
Non, il est fou! Je le chasserai, je chasserai Louise s'il est vrai que...
je la tuerai! (Silence.) Mais qu'est-ce que j'ai donc, moi? qu'est-ce
que cela me fait?... Cela me fait... cela me fait qu'elle est en quel-
que sorte ma fille adoptive, et que la fille de mon cœur et de mon
intelligence ne peut pas se mésallier de la sorte! Quoi! descendre
des hauteurs où ma tendresse et mon admiration l'avaient placée
pour tomber dans les bras d'un rustre!... Ah! les femmes! On me
l'avait bien dit que c'étaient les derniers êtres de la création ! Et moi
qui faisais d'elle un ange, une sainte! Yoilà comme les savans n'en-
tendent rien, mais rien, à la vie réelle... Mais non, non! cent fois
non! Cela n'est pas, cela ne peut pas être. Il faut que je lui parle,
là, tout de suite, que je l'interroge jusqu'au fond de l'âme, et que
je la foule aux pieds si elle avoue, i. Mais qu'est-ce que j'ai donc? je
n'ai jamais ressenti une pareille colère! C'est une colère fondée,
oui, très fondée, très raisonnable. Une colère raisonnable!... Non,
TOME XXXIV. 52
818 KEVUE DES DEUX MONDES.
la colère ne l'est jamais. Je veux me calmer, je veux prendre l'air,
marcher, respirer; oui, je vais chasser un peu, pour me remettre.
(Il prend son fusil.) Après quoi... de sang-froid, avec calme... Sortons!
je me sens très mal ! (Il croit sortir, fait le tour de la chambre et tombe accablé
devant son bureau, la tête dans ses mains, son fusil près de lui.)
SCENE XIV.
LOUISE, DURAND.
LOUISE.
Monsieur,... puisque vous dînez dehors, je crois qu'il serait temps
de vous habiller. (Duraiid lui fait signe de ne pas le déranger.) Ah ! il travaille,
il travaille à réfléchir. Pauvre maître! il souffre peut-être... Non, il
ne se rend pas compte;... mais je vois le danger, moi, et je ne sais
plus comment me conduire... S'il m'aime, c'est qu'il est décidé à
m' épouser. Quel malheur pour moi! J'en mourrai de chagrin!... Car
de lui dire non après tout ce qu'il a fait pour moi, ça n'est pas pos-
sible. Je serais une ingrate, une lâche, un mauvais cœur! Si je m'en
allais!... Ça serait pire, il aurait trop de chagrin; mais si je reste,...
ce pauvre Jean!... Mon Dieu! mon Dieu!... Pourquoi faut-il que
monsieur ait pris tant d'amitié pour une pauvre fille qui aurait pu
être si heureuse à son service avec?... Ah! le voilà qui se réveille de
ses pensées... Comme il est pâle! Est-ce qu'il serait malade?... Il ne
me manquerait plus que ça !
DURAND, brusquement.
Qu'est-ce que tu fais là?
LOUISE.
J'attendais pour vous dire l'heure, mais... Est-ce que monsieur
n'est pas bien?
DURAND, brusquemenl.
Moi?... Tu es folle!
LOUISE.
Pourtant...
DURAND.
Ne me parle pas. Je suis préoccupé... Je travaille!... Va, laisse-
moi! (Louise veut sortir.) OÙVaS-tU?
LOUISE.
Vous me dites de m'en aller.
DURAND.
Ce n'est pas une raison pour ne pas te demander où tu vas.
LOUISE.
J'irai où vous voudrez.
LE PAVÉ. 819
DURAND.
Ce n'est pas là une réponse... Où allais-tu?
LOUISE.
Mais vraiment je ne sais pas, moi! Je n'avais pas d'idée : je me
retirais d'auprès de vous pour vous obéir, voilà tout.
DURAND, désarmé.
Écoute, Louise, (ii la regarde.) Non , rien, une autre fois... Je ne me
sens pas disposé... (A part.) C'est incroyable, c'est absurde comme je
SOuflre ! (II se rassied accablé.)
LOUISE.
Si vous avez quelque reproche à me faire,... le plus tôt serait le
mieux, monsieur; je me dépêcherais bien vite de ne jamais recom-
mencer.
DURAND, irrité.
Ah! tu plaisantes ! Tu répètes les mots de M. Jean Coqueret!
LOUISE.
Je voudrais vous faire rire. Quand vous riez, ça vous fait du bien !
DURAND.
Je n'ai aucune envie de rire. Assieds-toi, et réponds... Allons, ré-
ponds sérieusement.
LOUISE.
A quoi, monsieur?
DURAND.
A quoi, à quoi!... N'as-tu rien à me dire, aucune confidence à me
faire ?
LOUISE.
Mais,... non.
DURAND.
Tu hésites ! Tu mens !
LOUISE.
Vous me faites peur aujourd'hui. Je ne sais que vous dire, ne sa-
chant pas ce que vous me demandez.
DURAND.
Tranchons le mot. Veux-tu te marier, oui ou non?
LOUISE.
Moi? Est-ce que j'ai jamais parlé de ça?
DURAND.
Je t'en parle, moi; il faut répondre.
LOUISE.
Eh bien !... non ! Je ne souhaite pas me marier.
DURAND.
Pourquoi cela? Réponds donc!
820 REVUE DES DEUX MONDES.
LOUISE.
Je ne sais pas... Est-ce que vous voulez que je me marie?
DURAND.
Il ne s'agit pas de moi.
LOUISE.
Si fait, monsieur. Il ne s'agit que de vous... Tout ce que vous me
commanderez sera bien, tout ce que vous me défendrez sera mal...
Je ne considère que vous, je n'ai pas de volonté pour moi.
DURAND.
C'est trop de soumission. Elle me trompe! (Haut.) Alors,... si je te
disais... que je te conseille de te marier,... sans quitter la maison,
bien entendu,... car je sais que tu m'es attachée.
LOUISE. '
Il faudrait me dire aussi : « Je le veux, et je veux que ce soit avec
telle personne. » Autrement je n'ai rien à vous lépondre.
DURAND, avec effort.
Eh bien! si je te disais : «Je veux que tu épouses... ce garçon
qui me sert? »
LOUISE.
Dame!... ce garçon est très honnête, très doux...
DURAND, (.datant.
Ah ! enfin nous y voilà! Elle l'aime !
LOUISE , il part.
C'était pour m' éprouver! (Haut.) Monsieur, je n'ai pas dit que je
l'aimais.
DURAND.
Tu l'as dit.
LOUISE.
Non, monsieur.
DURAND.
Tu le lui as dit h lui-même.
LOUISE.
Je vous jure que non !
DURAND.
Il me l'a dit.
LOUISE.
Il a menti !
DURAND.
Prends garde ! je vais le lui faire répéter devant toi 1
LOUISE.
S'il le fait, c'est qu'il a perdu l'esprit.
DURAND. (Il sonne.)
J'en aurai le cœur net! Louise, il en est temps encore. Confesse-
loi à moi, cela vaudra mieux qu'un scandale. *
LE PAVÉ. 821
LOUISE.
Ah! mon Dieu! mon Dieu! Mais de quoi donc m' accusez -vous?
Je n'ai rien à me reprocher. Je ne peux pas confesser ce qui n'est
[)as !
DURAND.
Il vient!
LOUISE.
Qu'il vienne! (A part.) Pauvre Jean! qu'est-ce qu'il a donc pu dire?
SCÈNE X^.
DURAND, LOUISE, GOQUERET.
COQUERET.
Monsieur !
DURAND.
Avance et réponds, maître Jean Goqueret : veux-tu épouser Louise ?
COQUERET, vivement.
Oui, monsieur!
DURAND.
Et penses-tu qu'elle y consente?
COQUERET.
Oui, monsieur, si vous lui faites entendre la vérité. Pourquoi ne
voudrait-elle point de moi? Elle n'est pas plus que moi. Elle n'est
pas même tant. Elle est une champie, et moi j'ai mes père et mère.
Elle est plus savante que moi, parce que vous l'avez rendue savante;
mais qu'elle me rende savant, je ne demande pas mieux. Yous lui
donnez de bons gages, mais vous m'en donnez aussi plus que je
n'en mérite. D'ailleurs j'ai une dot. Nous nous convenons donc assez
bien. Je l'aime, elle ne peut pas me détester. Je suis un honnête
homme, elle le sait bien; vous aussi, monsieur, vous me connaissez.
Par ainsi dites-lui que ça vous contente, et elle fera son contente-
ment de vous obéir.
DURAND, à Louise.
Tu l'entends! Vous vous convenez, vous vous aimez, et vous n'at-
tendez tous deux que ma permission pour vous marier.
COQUERET.
Oui, monsieur, c'est ça, vous parlez très raisonnablement!
DURAND, à Louise, .ivec colère.
Allons! n'essaie plus de mentir!
COQUERET.
Ne la grondez pas, monsieur. Si vous la grondez, elle n'osera pas
se confesser !
S22 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND.
Je la gronde parce qu'elle manque de franchise, et que je ne sais
rien de plus lâche et de plus bas que le mensonge !
COQUERET.
Parle donc, Louise, ou dis-moi de me jeter à l'eau, si je t'offense.
LOUISE.
Jean, vous vous y êtes mal pris pour réussir! Vous pouvez m'ai-
mer, je ne dis pas non, et je ne nie pas l'estime que je fais de vous:
mais je vous ai dit tantôt dans le pré et ici tout à l'heure encore que
je ne me voulais point marier de longtemps et que je voits défendais
de m'en reparler. Vous ai-je dit cela, oui ou non?
DURAND, à Coqueret.
Te l'a-t-elle dit? Réponds, parle! Allons donc!
COQUERET.
C'est vrai qu'elle l'a dit.
DURAND.
Et pourquoi m'as-tu fait le mensonge qu'elle était folle de toi,
qu'elle pleurait, qu'elle t'avait fait les avances, et qu'elle n'osait pas
me le confier?
LOUISE.
Tu as inventé tout ça! C'est très vilain de mentir!
COQUERET.
J'espérais que monsieur te conseillerait à mon idée!
DURAND.
Eh bien! c'est une infamie, et pour cela je vous chasse!
COQUERET, pâlissant.
Ah!... Et toi, Louise?
LOUISE, émue.
Moi, je...
DURAND.
Elle aussi vous congédie ! Dehors au plus vite !
COQUERET, très sombre.
C'est bien, monsieur, on y va.
DURAND.
Attends! tes gages!...
COQUERET.
Merci, je n'en ai pas besoin, (ii sort.)
SCÈNE XVI.
DURAND, LOUISE.
LOUISE , courant après lui.
Jean! écoute... écoute donc!
LE PAVÉ. 823
DURAND , la prenant par le bras avec violence et la faisant rentrer.
Laisse-le partir! De quoi te mêles-tu? Quand je te débarrasse
d'un bavard et d'un menteur dont la sotte langue te déshonorait!...
LOUISE.
Il ne l'a pas fait à mauvaise intention, monsieur. Vous voyez bien
qu'il a perdu la tête! Pauvre garçon! Il vous servait bien, il vous
aimait. Sa simplicité vous divertissait plus souvent qu'elle ne vous
impatientait... Vous le regretterez, monsieur! Et qui sait si vous ne
vous reprocherez pas...
DURAND.
Qu'est-ce que j'aurai à me reprocher? Voyons! tes regrets? Ils
sont donc bien grands ?
LOUISE.
Il ne s'agit pas de moi, monsieur! Je ne vous parle jamais de moi,
je ne vous ai jamais rien demandé pour moi!... Mais pour vous-
même ne dois-je pas... N'est-ce pas bien sévère de renvoyer un bon
sujet qui vous sert avec franchise depuis dix ans,... depuis son en-
fance, pour une seule faute, pour un petit mensonge qui ne vous fait
aucun tort, et dont moi seule aurais le droit de me fâcher?
DURAND.
Ainsi tu le lui pardonnes? On peut être insolent avec toi...
LOUISE.
11 ne l'a jamais été.
DURAND.
Ce n'est pas la dernière des impertinences de se vanter de ton
affection ?
LOUISE.
C'est selon comme il en parle. Il ne sait guère s'expliquer. S'il vous
a dit que je l'aimais de grande amitié, il n'a pas menti. N'avons-
nous pas été élevés ensemble, sous vos yeux, par la bonne Rosalie?
Ne dois-je pas le regarder comme mon frère ?
DURAND.
Non! car je ne le considère pas comme mon fds. Il est trop au-
dessous de toi par l'intelligence.
LOUISE.
Bah! l'esprit!... C'est une belle chose, je n'en disconviens pas;
mais ça n'est pas tout : la bonté vaut encore mieux, et je n'oublierai
jamais que, quand tous les autres enfans de mon âge me repous-
saient en me traitant de champie , les pauvres enfans , sans savoir
ce qu'ils disaient et croyant me faire une grande honte, il y en avait
un qui me consolait et me protégeait toujours, et celui-là, c'était
Jean! Jean tout seul, pas d'autre que lui!
824 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND, avec douleur.
Et moi! el moi! Je ne t'ai donc pas consolée, je ne t'ai donc pas
protégée, moi?
LOUISE.
Vous, cela n'est pas étonnant, un homme comme vous, qui n'a que
l'idée de bien faire, et qui est au-dessus de tout le monde!... C'est
comme le bon Dieu, il n'a pas de mérite à être ce qu'il est, il ne
pourrait pas être autrement; mais ce pauvre petit Jean, qui, avant
d'entrer chez vous, n'avait pas été mieux élevé qu'un autre...
DURAND, ^ part.
Ah! toujours lui, toujours ce Jean, cet imbécile, ce Jocrisse, ce
Pierrot! Oh! les femmes! les femmes! Il y a de quoi devenir fou!
(Regardant Louise qui se penche à la fenêtre.) Eh bien ! tU lui parles, tU l'ap-
pelles?
LOUISE.
Non, monsieur, je le regarde, je le suis des yeux. Savez-vous que
ça m'inquiète de l'avoir vu sortir en refusant ses gages et en me
regardant d'un air... Le voilà qui se promène du côté de l'eau!...
DURAND, (-mn.
Est-ce que tu le crois capable...?
LOUISE.
De s'y jeter? Ma foi, que sait-on? Il m'en a menacée deux fois
aujourd'hui. Il n'a pas la tête bien forte... Etre chassé comme ça
de chez vous, qui êtes si juste et si bon, c'est une grande honte, et
on est capable de croire dans le pays qu'il a fait quelque chose de
bien mal! Le voilà déshonoré pour un mot dont il n'a pas senti la
conséquence, pauvre Jean !
DURAND, jaloux.
Louise, tu pleures!
LOUISE.
Eh bien! oui, monsieur, je pleure... C'est mon camarade, mon
ami d'enfance, mon bon compagnon de travail, mon pareil, à moi!
DURAND, prenant machinalement son fusil.
Ah ! malheureuse! c'est de la passion que tu as pour lui, et je ne
sais ce qui me retient... (li fait un pas vers la fenêtre.)
LOUISE.
Vous voidez le tuer? Eh bien! vous me tuerez d'abord!
DURAND, quittant son fusil, à part.
Mon Dieu! mon Dieu! préservez-moi, sauvez-moi! J'ai eu envie de
la tuer aussi! (Haut.) Voyons, ne crains rien, quitte cette fenêtre...
LOUISE.
La quitter?... mais non, monsieur! Voyez, le voilà qui court tout
LE PAVÉ. 825
droit vers la rivière... Monsieur! rappelez-le, pardonnez-lui!...
(Criant.) Jean! reviens!... Monsieur te pardonne, Jean!... Il ne m'é-
coute pas!... Ah! ce n'est pas possible de le laisser faire! (Elle sort
en courant.)
SCÈNE XVII.
DURAND, seul.
Elle en est folle, la maudite créature ! folle de ce nigaud, de cet
écervelé, de ce manant!... J'ai eu beau m'en moquer, le rabaisser
à ses yeux, l'humilier devant elle : il est jeune, il est beau garçon,
et cela suffit! Elle l'aime parce qu'il a vingt ans, parce que, le pre-
mier, il a osé lui parler d'amour! Elle l'aime parce que cela me
révolte! oui, par esprit de contradiction, pour me faire souffrir,
pour me désespérer!... Pourtant si c'était seulement de la bonté,
de la pitié... J'ai eu un accès de violence... Certes je lui ai fait
peur... (Regardant par la fenêtre.) Ah! les voilà qui reviennent, il la suit
comme un chien... Ils ne se parlent pas... Elle le ramène ici! Quoi!
je vais le voir, lui parler?... Non, je ne peux pas, je le hais, ce mi-
sérable!... Les voilà qui s'arrêtent,... ils causent ensemble... Que
peuvent-ils se dire? Peut-être se moquent-ils de moi... Malheur à
eux, s'ils s'entendent pour exploiter ma faiblesse!... Si je pouvais
surprendre... Non, ils entrent dans la maison;... mais de ma
chambre... j'écouterai, oui! J'entendrai peut-être ce qu'ils diront
ici, et s'ils ont l'audace de me railler,... eh bien! je les tuerai tous
les deux!... Ah! c'est horrible!... Non! je... je ne sais pas ce que
je ferai. J'ai envie de me tuer tout de suite pour me préserver de la
démence... (Il sort par la porte de droite en emportant son fusil d'un air t-garé.
Louise et Coqueret entrent par la porte du fond.)
SCÈNE XVIII.
LOUISE, COQUERET.
LOUISE.
Voyons, entre, n'aie pas peur, remets-toi... Il n'est pas là... Ne
lui montre pas ta peine, parle-lui honnêtement, et surtout ne pleure
pas, car de te voir pleurer, ça me fait perdre la tête, je ne sais plus
ce que je dis ni ce que je fais!... Laisse-moi arranger tout cela du
mieux que je pourrai.
COQLEP.ET.
Tu ne peux rien arranger, puisque tu me hais!
826 REVUE DES DEUX MONDES.
LOUISE.
C'est faux! je t'aime!
COQUERET.
Oui, tu m'aimes comme ton petit chien, comme tes poules! Tu as
bien pleuré quand la pigeonne blanche a été mangée par la belette I
LOUISE.
Tu dis des folies, des sottises! Je t'aime comme tu le mérites;
mais tu vois bien que monsieur...
COQUERET.
Quoi! monsieur, monsieur, toujours monsieur? Qu'est-ce que ça
lui fait, tout ça, à monsieur? Est-ce que ça le regarde? est-ce qu'il
me prend pour un mauvais sujet? est-ce qu'il ne me connaît pas?
est-ce qu'il ne sait pas que je l'aime autant que tu peux l'aimer, que
je me flanquerais dans le feu pour lui connue pour toi, et que, si
j'étais à sa place et lui à la mienne, je le marierais avec toi, comme
je souhaite qu'il nous marie?
LOUISE.
Ne parle pas si haut, Jean; monsieur est peut-être par là dans sa
chambre! Tout ce que tu dis là, c'est justement ce qu'il ne faut pas
lui dire! C'est ça qui le fâche! Il ne veut pas,... il ne veut pas de
gens juariés à son service, tu sais bien; il y a des maîtres qui
n'aiment pas ça!
COQUERET.
Oui, oui, des mauvais maîtres qui ne pensent qu'à eux; mais ça
n'est pas des maîtres comme M. Durand, qui veut qu'on soit heu-
reux chez lui. Vois-tu, Louise, s'il est fâché, c'est ta faute! Si tu
avais dit comme moi;... mais tu ne pouvais pas dire comme moi,
puisque tu ne veux point de moi.
LOUISE.
Ça n'est pas ça, Jean! Voyons! écoute-moi... (L'attirant vers la fenùtrv
et lui parlant à demi-voix.) Je t'épouserais bien s'il le voulait, et je...
COQUERET, arec joie.
Vrai!... bien vrai, Louise?
LOUISE.
Bien vrai! mais ça n'est pas si aisé que tu crois! il y a des rai-
sons que tu ne devines pas, que je n'ose presque pas deviner moi-
même, et que j'ose encore moins te dire. Est-ce que tu ne peux pas-
faire un elïbrt pour les deviner ! Voyons ! si monsieur, en me voyant
devenir grande, avait pensé malgré lui...
' COQUERET, hniit sans intention.
Louise! ça n'est pas bien, ce que tu veux me donner à entendre.
Comment, tu crois,... tu t'imagines!... Non, ça n'est pas bien: c'est
LE PAVÉ. 827
faux ! Monsieur est un homme raisonnable, et tu le prends pour un
fou; c'est un homme qui a de l'esprit plus que toi et moi, et tu le
prends pour une bête ; enfin monsieur est le plus honnête homme
que la terre ait jamais porté, et tu t'es mis dans l'idée qu'il avait
de mauvaises idées sur toi? Tiens! ça me fâche, ça me met en co-
lère!... Si un autre que toi me disait ça, il aurait déjà mon poing
sur la mâchoire !
LOUISE.
Allons! tu ne comprends donc pas encore? Je te dis que mon-
sieur a certainement l'idée de m' épouser. Est-ce que, sans cela, il
serait jaloux de moi? Non, va! je le connais aussi bien que toi: c'est
le plus grand cœur d'homme que le bon Dieu ait fait, et jamais il ne
m'empêcherait d'aimer quelqu'un d'honnête, s'il n'était pas décidé
à me prendre pour sa femme !
COQUERET.
Eh bien! ça n'est pas vrai, Louise, ça ne se peut pas! Songe donc!
Monsieur t'aurait donc élevée comme ça à la brochette pour te dire
un beau matin : Te voilà jeune fille et me voilà vieux homme, tu
vas me payer mes bontés, mes soins, tout ce que j'ai fait pour toi,...
c'est-à-dire pour moi, puisque je t'ai élevée pour moi,... et tu ne
pourras pas me refuser, car j'ai été bon pour ta mère, et je te pren-
drai par le plus sensible de ton pauvre cœur, et encore que tu aimes
le petit Jean, faudra l'oublier pour n'aimer que moi. Non, non!
Louise, ça serait d'un égoïste, et, mordieu! monsieur ne l'est pas.
Ya-t'en le trouver, dis-lui que tu m'aimes, et tu verras. Oui! j'en
mets ma main au feu, monsieur te dira : « Louise, je n'ai eu qu'une
idée en te prenant chez moi, c'est de te rendre heureuse, et si tu
pensais le contraire, cela serait un afiront et une injustice que tu me
ferais. » Voilà ce que monsieur te répondrait, si tu avais le courage
de m'aimer franchement; mais tu ne m'aimes pas assez pour l'avoir,
ce courage-là, et peut-être que l'ambition te tire par un ])ras pen-
dant que l'amitié te retient par l'autre.
• LOUISE.
Eh bien! non, Jean, ça n'est pas comme ça! Je n'ai point d' am-
bition, et j'étais entre deux amitiés sans savoir à laquelle entendre;
mais ce que tu viens de me dire change mes idées, et je vois que tu
n'es en rien au-dessous de monsieur, puisque tu ne veux pas dou-
ter de lui. Qui sait même si ce n'est pas lui qui est pour le moment
au-lTessous de toi?... Tu as bien parlé, Jean, tu vaux mieux que moi,
«t c'est pour ça que me voilà décidée. Va-t'en m'attendre au jardin,
je veux lui parler tout de suite, et, sois tranquille, je ne craindrai
plus tant de lui faire de la peine. Tu m'as fait comprendre que, s'il
lie surmontait pas cette peine-là, il ne serait plus lui-même, et ne
828 REVUE DES DEUX MONDES.
mériterait plus de nous tant d'estime et de respect. Va vite, et ne
crains rien! Je t'aime, mon bon Jean! je t'aime de tout' mon cœur!
JEAN.
Oli! merci, merci, ma Louise, (ii sort.)
SCÈNE XIX.
LOUISE, spule. Elle va pour entrer chfz Durand.
Tiens! pourquoi donc a-t-il ôté sa clé? Il ne l'ôte jamais. Il Seait
bien que personne n'entrerait chez lui sans frapper. Est-il malade
qu'il s'est enfermé comme ça? (Elle frappe.) Monsieur, c'est moi,
Louise; il ne répond pas, il ne bouge pas, il dort peut-être... Dormir
dans le jour, ce n'est pas sa coutume. Il n'aime pas ça. Il faut donc
qu'il soit bien fatigué? Cela m'inquiète! S'il a entendu ce que nous
disions... Non! on n'entend pas de sa chambre à moins de se mettre
tout près de la porte, et monsieur n'est pas homme à écouter comme
ça! Et d'ailleurs Jean n'a dit sur lui que de bonnes paroles,... des
paroles que je veux lui dire à lui-même... Aurai-je ce courage-là?
Il souffrait tant tout à l'heure! Ah! il souffrait bien, puisqu'il était
méchant! Pauvre homme, mon Dieu! je ne sais plus que faire!...
Est-ce que... mais oui! il a repris son fusil! Qu'est-ce qu'il avait
besoin d'emporter son fusil dans sa chambre? Bah! je suis folle !.. .
J'aurais bien entendu!... Pourtant j'ai été un peu loin pour cher-
cher Jean. Du temps que je courais, il aurait pu... (Appelant.) Mon-
sieur ! monsieur ! (Elle frappe.) Pas de réponse ! Ah ! ça me fait une
peur que j'en deviens folle! Monsieur!...
SCENE XX.
DURAND, LOUISE.
DURAND , un livre à la main.
Eh bien! qu'as-tu donc? Est-ce que le feu est à la maison ?
LOUISE, confuse.
Mon Dieu, monsieur, excusez-moi, je me figurais... Je pensais que
vous dormiez !
DURAND.
N'ai-je pas le droit de me reposer, et faut-il me faire un pareil
vacarme? Que veux-tu? à qui en as-tu?
LOUISE.
C'est que... comme vous dînez en ville...
LE PAVÉ. 829
DURAND.
Après ?
LOUISE.
11 faudrait vous habiller, monsieur ! Vous n'allez pas sortir avec
vos pantoufles et votre habit du matin ?
DURAND.
Bah ! à la campagne !
LOUISE.
Et puis, monsieur,... c'est... c'est Jean qui est revenu.
DURAND , feignant la préoccupation.
Quel Jean? Ah ! monsieur Goqueret! Eh bien !
LOUISE.
Monsieur l'avait chassé, et moi...
DURAND.
Je l'avais chassé, et toi... Je n'y suis plus du tout. (Il affecte de re-
garder son pavé.)
LOUISE , a part.
Le voilà retombé dans sa fantaisie, Dieu soit loué! (Haut.) Alors
monsieur ne pense plus du tout...
DURAND.
Voyons! tu me déranges, tu me tourmentes, il faut en finir.
J'ai chassé Goqueret pour un mensonge. S'est-il justifié? se re-
pent-il?
LOUISE.
Oh! oui, monsieur, beaucoup, et...
DURAND.
Et tu lui as pardonné ? Ça te regarde , ma chère enfant , ça te re-
garde, si tu le juges digne de pardon...
LOUISE.
Bien certainement, et même...
DURAND.
Tu comprends que je ne peux pas attacher à cela une grande im-
portance, moi! C'est à toi de réfléchir, et si tu crois devoir...
LOUISE.
Monsieur , vous êtes encore fâché contre lui ou contre moi !
DURAND, sèchement.
Où prends-tu ça, ma chère?
LOUISE.
Dans votre air d'indifi'érence. Je ne veux pas me marier si ça
contrarie monsieur; mais si monsieur voulait me permettre de lui
expliquer la conduite de Jean...
830 REVUE DES DEUX MONDES.
DURAND, jouant mieux son rôle.
Ma chère enfant, tu me conteras cela un autre jour. Tu vois que
je n'y ai pas la tête aujourd'hui. .l'ai mille préoccupations beaucoup
plus graves : un travail à terminer, des affaires à régler, des prépa-
ratifs,... car tu sais qu'il est question pour moi d'un mariage avan-
tageux.
LOUISE.
Ah! vraiment, monsieur? vous voilà décidé? Quel bonheur!
DURAND.
Quel bonheur, quel bonheur!... Pour moi, oui, peut-être! mais
pour toi? Si tu déplais à ma femme?...
LOUISE.
Oh! que non, monsieur! Je l'aimerai tant! je la servirai si
bien! Vous verrez qu'elle m'aimera aussi!
DURAND.
Espérons-le. Pourtant... tu es jeune... tu n'es pas... précisément
jolie... Es-tu jolie? passes-tu pour jolie, toi? J'avoue que ne m'y
connais guère, et que l'habitude que j'ai de ta figure fait que je ne
la juge pas.
LOUISE.
Eh bien! monsiem*, je ne suis pas du tout jolie; mais qu'est-ce
que cela peut faire à madame?...
DURAND.
Ah! tu sais, il y a des femmes jalouses,... ridicules! Si la mienne
allait se persuader que je t'ai remarquée, que j'ai du plaisir à te
regarder! Ce serait assurément une grande folie, une grande er-
reur! De ma vie je n'ai songé...
LOUISE.
Oh ! monsieur, je le sais bien, et madame verra bien vite qu'elle
peut être tranquille là-dessus, surtout si je suis mariée...
DURAND.
Ah! voilà. C'est ce qu'il faudrait; mais tu ne vetix pas! tu hésites
du moins.
LOUISE.
Oh ! mon parti est pris. Du moment que ça peut être utile , né-
cessaire même au repos et au bonheur de monsieur, je suis bien
contente de pouvoir contenter monsieur.
DURAND, avec ironie.
Il ne faudrait pourtant pas te sacrifier !
LOUISE.
Non, monsieur, je ne me sacrifie pas, et si vous me permettez de
suivre mon inclination...
LE PAVÉ. 831
DURAND, fronQnnt If sourcil.
Ton inclination?... ( Se remettant. ) Allons, je suis Fort aise que tu
veuilles bien en convenir à la fin! Je vois que Jean ne m'avait pas
trompé, et que tout s'arrange pour le mieux! Ce garçon est un ex-
cellent sujet, une bonne nature... Dis-lui que je regrette de l'avoir
mal jugé,... et dis-lui aussi que c'est ta faute plus que la mienne.
LOUISE.
Ça, c'est vrai! je n'aurais pas dû le démentir.
DURAND.
Va le trouver, et laisse-moi travailler. J'ai encore une demi-heure
avant le dîner de mon voisin.
LOUISE.
Votre voisin ! Mais le voilà, monsieur, il vient vous chercher.
DURAND.
Alors laisse-nous. (Louise fait la révérence au voisin qui entre. Elle sort.)
SCÈNE XXI.
DURAND, LE VOISIN, puis GOQUERET, puis LOUISE.
LE VOISIN.
Vous n'êtes pas plus prêt que ça? Je parie que vous alliez oublier
de tenir votre promesse !
DURAND.
Non, cher voisin, pas du tout. Mais est-ce que vous exigez que je
sois en toilette?
LE VOISIN.
Oui, certes; les personnes qui veulent faire connaissance avec
vous sont des dames.
DURAND.
Alors c'est différent, (il sonne.) Vous ne m'aviez pas dit... (A Coqueret
qui entre.) Mon habit noir, une cravate blanche! (Coqucret entre dans la
chambre à droite.)
LE VOISIS.
Est-ce que vous n'êtes pas bien? Je vous trouve la figure allongée
depuis ce matin.
DURAND.
C'est possible. J'ai éprouvé une grande secousse.
LE VOISIN.
Quoi donc? Un accident?
DURAND.
Oui! un pavé...
832 REVUE DES DEUX MONDES.
LE VOISIN , montrant le pavé.
Ah! vous pensez toujours à vos gryphées, à vos gibbosités!
DURAND.
iNon! c'est un autre pavé qui, en parlant par métaphore, m'est
tombé sur la tête, un pavé bien plus lourd, et qui m'a surpris dans
mon rêve de bonheur égoïste! Mais vous aviez raison, mon ami, les
rêves nous égarent, et il faut quelquefois faire comme tout le monde.
(Regardant Coqueret, qui lui présente son habit.) LeS gens IcS pluS simples en
savent quelquefois plus long sur la morale du cœur et les délica-
tesses de la conscience que les plus orgueilleux savans. (Passant son
habit.) Vous permettez ? (A Coqueret.) Merci , mon garçon ! Et la cra-
vate?
LOUISE, qui est entrée avec la cravate.
Voilà, monsieur!
LE VOISIN, pendant que Durand met sa cravate.
Je suis content de vous voir dans le vrai. Avec un homme d'es-
prit comme vous, il y a toujours de la ressource... J'étais fâché contre
vous tantôt! oh! mais très fâché. Je le disais à ma sœur...
DURAND.
Tiens! Elle est donc chez vous, votre sœur?
LE VOISIN.
C'est elle qui veut vous voir. Sans elle et sans ma nièce, qui a pris
votre parti...
DURAND , qui met des souliers avec l'aide de Coqueret.
Et votre nièce aussi est chez vous? Diable!...
LE VOISIN.
Comment, diable 1... allez-vous me dire encore qu'elle est trop
grande, trop petite, trop brune, trop blonde? Tenez! ces dames ont
voulu venir vous enlever. Elles sont là, dans ma voiture. Regardez!
(Il le mène à la fenêtre.)
DURAND.
Comment! c'est là votre nièce? Eh bien! ce n'est pas elle tpie
j'avais vue! Je ne la connaissais pas du tout.
LOUISE , près de la fenêtre.
Ah! monsieur, elle est belle comme un ange, cette dame!
DURAND.
Oui, certes ! une beauté sérieuse et douce!
LOUISE.
Vous voyez bien que vous avez des yeux !
LE VOISIN.
Rendez grâce à votre étoile, mon cher! Elle est entichée de science.
LE PAVÉ. 833
car, sans vous avoir vu, et rien que sur le }3ien qu'on lui a dit de
vous, elle s'est fourrée dans les livres depuis huit jours, et sa mère
craint qu'elle n'en devienne folle.
DURAND, ému.
Ah! vous croyez qu'elle s'intéressera... (A Coqueret.) Attache donc
ce cordon de soulier... (Au voisin.) Et elle a la bonté de...
LOUISE.
Attendez, monsieur, votre cravate va très mal! Et puis il ne faut
pas avoir l'air d'un ébouriffé! (Elle lui arrange les cheveux.)
DURAND.
Ne la faisons pas attendre ! Partons, partons, voisin I
COQUERET.
Et notre mariage, monsieur?
DURAND.
En même temps que le mien, mon garçon! Bientôt!
LE VOISIN.
Ah! vous les mariez? Vous faites bien! (ils sortent.)
SCENE XXII.
LOUISE, COQUERET.
COQUERET.
Eh bien! qu'est-ce que je te disais, ma Louise? Tu vois bien
que...
LOUISE.
Oui, mon Jean, tu avais raison! Monsieur a sauvé sa dignité, et
tu as sauvé notre bonheur !
George Sand.
TOME XXXIV. 53
LA
CAMPAGNE DE 1815
LES HISTORIENS DE L'EMPIRE.
PREMIERE PARTIE.
LA FATALITK.
Gelui-lù, rendrait à la raison publique un véritable service, qui,
sans crainte, sans éblouissement et sans colère, rétablirait la logique
et l'enchaînement des choses dans l'histoire de Napoléon. Nous
avons tant de goût pour la fable que nous ajoutons des merveilles
aux événemens merveilleux. Nous aimons tant la force que nous
sommes toujours prêts à l'assister, à l'augmenter des pouvoirs de
notre imagination. Tout homme qui a courbé les autres sous sa main
traîne après lui une légende qui le grandit par-delà les limites de la
nature humaine, soit que nous pensions que, pour nous faire cour-
ber la tête, il faille absolument des demi-dieux, soit que nous soyons
si naturellement courtisans que notre fantaisie s'exalte à la seule
vue du plus fort. Nous lui prêtons à l'envi le secours de notre crédu-
lité et de nos superstitions.
Napoléon nous connaissait bien lorsqu'en racontant ses prospéri-
tés ou ses revers, il ne parlait jamais que d'ctoilr, de destin, de
coups de foudre, comme s'il s'agissait non d'une histoire arrivée
sous nos yeux, mais d'un monde supérieur, où notre raison n'a rien
à démêler. Ce langage, plus conforme à l'antiquité païenne qu'à
notre époque de critique et de philosophie, nous l'avons conservé.
Et quelle peine n'avons-nous pas à nous en délivrer! Pour les autres
LA CAMPAGNE DE 1815. 835
époques des temps modernes, nous consentons à chercher une
explication simple et naturelle des faits; mais pour ce que nous
appelons l'épopée de l'empire, nous rejetons cette méthode raison-
nable, nous aimons à laisser dans le mystère la raison des événe-
mens. Il semblerait que nous ferions déchoir cette épopée si nous
rattachions simplement les effets à leurs causes. Nous brisons la
chaîne qui les unit, prenant je ne sais quel plaisir qui tient du ver-
tige à contempler ces prospérités, ces adversités, ces sommets et
ces abîmes, comme si aucun lien ne les rattachait les uns aux au-
tres, et que le hasard, ou ce<-r{ue nous appelons une fatalité inexpli-
cable, une bizarrerie du destin, eût seul changé la face des choses.
Les ouvrages les plus considérables de notre temps sur l'histoire de
l'empire ne se sont point encore entièrement affranchis de cette mé-
thode asiatique.
Comment s'en étonner? Cette méthode est celle de Napoléon lui-
même; son esprit pèse encore sur les nôtres. Non-seulement il a
fait pendant vingt ans l'histoire, mais il l'a racontée à sa guise. Ja-
mais homme d'action n'a tant parlé, raisonné, écrit sur ce qu'il a fait,
et de même qu'il a ébloui le monde par ses actes, il l'a jeté dans un
autre éblouissement par la manière dont il les a commentés, en sorte
que nous sommes restés sous le double joug de ses actions et de
sa pensée.
Napoléon n'a pas été un de ces Taciturnes qui maîtrisent la terre
sans rien dire. Lui seul au contraire parlait dans un monde muet,
et ses explications allaient retentir partout. Aussi longtemps qu'il a
parlé dans la victoire, ses réflexions se sont accordées avec la nature
des choses. Il a montré admirablement pourquoi il a vaincu à Lodi,
à Arcole, à Rivoli, à Marengo; mais c'est surtout après la défaite
qu'il a parlé au monde, et il est incroyable combien il à mis d'obsti-
nation à prouver que la fortune a eu tort, que les rois et les peuples
se sont trompés , car on ne voit pas qu'il ait accepté une seule des
leçons de l'adversité. Au contraire jusqu'au bout il l'a gourmandée
comme une coupable qui, par un caprice de femme, a détruit les
combinaisons les meilleures de la sagesse et du génie.
Dans une situation si fausse, décidé à soutenir cette lutte à ou-
trance contre le ciel et la terre, j'admire qu'il ait conservé intacte la
trempe de son esprit.
Si l'on ne cherche que le drame, c'en est un assurément de voir
Napoléon, sur son rocher, repousser comme des outrages les leçons
de la mauvaise fortune et s'envelopper de fictions plutôt que d'ac-
cepter une seule des vérités qu'elle apporte avec elle. Cette obstina-
tion à se tromper l'a servi aux yeux du plus grand nombre. Se pro-
clamer infaillible jusque dans le fond de l'abîme, voilà une sorte de
836 REVUE DES DEUX MONDES.
grandeur qui ne manquera jamais d'éblouir le monde. Et l'éblouir,
c'est l'asservir encore.
Mais pouvons-nous, devons-nous imiter cette inflexibilité dans un
système impossible? Pauvres ilotes, ivres de la gloire d'autrui, vou-
lons-nous prolonger pour notre compte cette résistance à l'évidence,
à la vérité? Non certes! Si Napoléon a pu sans péril pour sa gloire
condamner la raison des choses sous le nom de destin, nous ne pour-
rions l'imiter en cela sans dommage pour notre intelligence. AfTran-
clîissons-nous donc du servage d'un grand esprit quand il s'aveugle;
travaillons à émanciper au moins l'histoire. La vérité! la vérité!
voilà le règne de la liberté durable. Cherchons à y rentrer.
Il devient visible à tous qu'il y a en France, dans le domaine de
l'histoire, un premier effort de l'esprit français pour échapper à la
légende et empêcher qu'une certaine mythologie ne remplace la vé-
rité. Peu à peu la figure réelle de Napoléon se dégage au milieu des
traditions fictives qui l'ont plus ou moins voilée. Les intelligences
plus mûres la ramènent forcément aux proportions purement histo-
riques. 11 me semble que vous ne pourriez citer un ouvrage impor-
tant sur cette matière qui ne fasse descendre Napoléon de son pié-
destal de nuages pour le soumettre aux conditions et aux lois de la
critique ordinaire. Sans parler des Mémoires du roi Joseph, tous les
ouvrages récens, les Souvenirs de M. Villemain, \ Histoire parlemen-
taire de M. Duvergier de Hauranne, les derniers volumes de M. Thiers,
la Campag}ic de 1815 , par M. le colonel Charras, aboutissent par
des voies différentes à un résultat semblable, la critique formelle
du héros, une sorte de révolte contre la tyrannie de sa mémoire, ou
du moins un besoin manifeste d'échapper aux éblouissemens de la
renommée. C'est là un signe des temps, bien faible assurément, mais
où il est permis de lire avec quelque sécurité dans l'avenir.
Vous pouvez en induire déjà que l'esprit français ne restera pas en-
veloppé, ébloui dans les rayons de Napoléon , ainsi que cela est ar-
rivé chez d'autres peuples qui n'ont pas su se dégager à temps de
l'étreinte d'un grand homme. L'esprit grec a été irrémédiablement
gâté par Alexandre et a pris avec lui la robe orientale. Après César,
l'esprit italien est resté césarien jusque dans le moyen âge. Après
Charlemagne, la légende carlovingienne s'est répandue. Elle a grandi,
elle a régné, elle a possédé les imaginations pendant des siècles.
Elle s'est substituée à la réalité, à l'histoire, à la vie elle-même,
sans que les intelligences aient fait aucun effort sérieux pour res-
saisir la vérité. Chacun de ces grands hommes a projeté après lui
une grande ombre dans laquelle des nations entières ont disparu;
éclipsées par des mémoires trop pesantes, elles n'ont eu la force ni
de les porter ni de les répudier.
LA CAMPAGNE DE 1815. 837
Napoléon n'exercera pas cet empire absolu sur les âmes. Déjà plus
d'une s'est relevée et a osé le regarder en face. Soit que notre épo-
(jue entière répugne à ces sortes de superstitions, soit que l'esprit
français y soit particulièrement opposé, chaque jour amène un nou-
vel effort pour ressaisir impartialement l'histoire et disputer la place
à la légende; mais ces efforts ont besoin d'être soutenus, il faut sur-
tout qu'ils s'appliquent aux événemens où la conscience publique
est le plus aisément complice de l'artifice ou de la fable. Expliquons-
nous sur cela clairement.
II. — LA LÉGENDE ET L'HISTOIRE.
Qu'est-ce que la légende napoléonienne? Il y en a plusieurs sortes.
Et d'abord il y a celle qui, née simplement de l'ignorance, forme
l'histoire pour les grandes masses du peuple. A cette espèce appar-
tient la tradition fabuleuse qui par exenple attribue à Napoléon tous
les actes utiles, toutes les lois bienfaisantes, toutes les batailles de
la révolution française. Cette sorte de fiction rentre dans la classe
de celles du moyen âge sur Gharlemagae, Attila, Théodoric de Berne.
On peut y voir un effort ingénu des masses pour produire de notre
temps une mythologie que tout rend impossible. Ce n'est pas de ce
genre de fable que j'ai à parler ici.
Il est une autre sorte de légende napoléonienne, celle des classes
cultivées, des lettrés, des savans, des historiens même. Elle ne se
forme pas ingénument, comme celle de la foule; mais, pour être
presque aussi insoutenable que la première devant la raison, elle
n'est guère moins tenace. J'appelle de ce nom le parti-pris d'arran-
ger l'histoire de Napoléon en dépit des dates, des époques, des lieux,
des distances, de la géographie, des documens les plus authentiques,
une certaine manière de présenter les choses dont on ne veut plus
sortir malgré l'évidence contraire; les grandes maximes du genre
humain qui régissent tous les autres peuples exclues de cette his-
toire et tenues pour inapplicables; une volonté fixe de rejeter le
sens commun dès qu'il s'oppose à notre échafaudage; avec plus de
connaissances que la foule, le même mépris de l'esprit de suite, la
même logique fantasque, souvent le même oubli des faits réels,
sans avoir pour excuse l'imagination ou la poésie de la fable.
Par exemple, nous répéterons à satiété que le 18 brumaire était
nécessaire pour sauver la France de l'invasion étrangère, et nous
savons pourtant à merveille que la France venait d'être sauvée par
la bataille de Zurich. Il y a quelques jours, je visitais ce champ de
bataille. En revoyant presque intacts, au passage de Diéticon, re-
couverts d'une épaisse végétation, les vastes travaux de l'armée à sa
838 REVUE DES DEUX MONDES.
tête de pont, je n'ai pu m'empêcher de nie dire : a Celui qui verra
ces travaux, ces redans, ces bastions faits pour un jour, avec une
solidité qui a bravé plus d'un demi -siècle (car ils semblent faits
d'hier), celui-là pourra juger de la prudence consommée qui se mê-
lait aux entreprises les plus hardies des armées républicaines , et il
ne pourra guère songer que ces armées eussent grand besoin du
18 brumaire pour sauver chez elles la discipline ou les traditions de
l'art militaire. »
Nos historiens acceptent le 18 brumaire dans son principe, ils en
font la pierre fondamentale de l'édifice; c'est à leurs yeux le salut
et la grandeur renaissante de la France. Je le veux bien; mais alors
qu'ils gardent une certaine conséquence avec eux-mêmes, sans la-
quelle l'histoire perd sa propre dignité.
S'il est juste, s'il est heureux qu'un homme seul ait pris sur lui,
au 18 brumaire, la responsabilité des destinées de la France, s'il est
sage et glorieux que tous les autres se soient démis devant lui et
soient rentrés, les yeux fermés, dans la poussière; si c'est une féli-
cité qu'il ait, dès le commencement, détruit, renversé tout obstacle
à sa fantaisie; si vous n'avez pour cette journée que des louanges ou
des acclamations , veuillez donc considérer que vous vous ôtez par
là le droit de blâmer ce même homme , quand il tire les consé-
quences nécessaires de cette prise de possession de la patrie et des
lois. Pourquoi dès lors l'accuser quand il agit en maître? Après
l'avoir mis au-dessus des lois, pourquoi lui reprocher de s'en faire
un jeu? Vous le placez au pinacle, au-dessus de tous les sermens
jurés; est-ce à vous de le condamner s'il est pris de vertige? Où esi
la logique? où est la conscience? où est le simple sens commun?
Vous l'avez fait seul juge de sa grandeur et de votre propre sa-
lut. Vous-même, vous avez déchaîné cet Alexandre. De quel droit le
gourmandez-vous s'il s'enivre dans la coupe de Darius? Pourquoi
voulez-vous l'arrêter à l'Elbe? pourquoi au Niémen? pourquoi lui
fermer les Pyrénées, le retenir plus longtemps à Vitepsk, le ramener
si tôt sur le Rhin? Vous lui avez lâché la bride et vous vous plaignez
qu'il vous emporte plus loin que vous ne vouliez aller. Que signi-
fient ces lamentations sur sa dureté, sa tyrannie, son aveuglement,
s'il n'écoute pas vos avis? Vouliez-vous lui donner la toute-puissance
pour qu'il ne s'en servît pas? Qu'ètes-vous pour entrer dans ses
conseils? Vous l'avez fait de vos mains vous-même de la race des
Cambyse. Ces hommes ne prennent point de conseillers. Ils vont, ils
poussent les autres devant eux ; ils les ensevelissent à leur gré dans
la neige ou dans le sable de Jupiter Ammon. Nul n'a donc à leur
demander compte de ce qu'ils ont fait.
Voilà la logique de l'histoire. Aussi je ne puis comprendre un his-
LA CAMPAGNE DE 1815. 839
torien qui, ayant lui-même ouvert la barrière à l'un de ces hommes
et mis les lois sous ses pieds , prétende tout à coup le retenir, lui
barrer le passage et en faire un despote modéré. L'intervalle im-
mense que vous avez placé entre cet homme et vous ne peut plus
être comblé, car cette différence se compose non -seulement de sa
grandeur, mais de votre abaissement ; ce que vous appelez mainte-
nant son égarement, sa folie, qui vous dit si ce n'est pas une sagesse
supérieure à la vôtre ?
Que les Français de J799, sous le poids de l'heure présente, sous
l'impression immédiate de la force, ignorant d'ailleurs les consé-
quences que réservait l'avenir, aient accepté aveuglément une œuvre
de violence et de ruse dissimulée par la gloire, il faut bien se rési-
gner à le comprendre ; mais que nous, après un demi-siècle, quand
nulle nécessité ne nous presse, quand la lumière s'est faite, quand
chaque faute a engendré sa part de calamités ou d'opprobres, que
nous fermions les yeux à la lumière du ciel pour nous replacer au
point de vue nécessairement borné des contemporains; que de l'ex-
périence si durement acquise nous ne fassions rejaillir sur les actes
passés aucune lueur de justice ou même de raison, voilà une chose
vraiment extraordinaire! Si nos pères, après le premier abandon
de la liberté conquise , sont tombés sous un régime dur, quoique
glorieux, que méritons-nous donc, nous qui, après soixante années
d'expérience, applaudissons encore à cet abandon du droit dans la
journée du 18 brumaire, et nous y associons de nouveau sans avoir
pour nous l'excuse de l'ignorance ou de la surprise? Qu'est-ce qui
nous est réservé, si, dans cet intervalle rempli de tant d'enseigne-
mens, nous n'avons rien appris? Dans l'histoire, nous ajoutons à la
servitude des temps passés la servilité de nos âmes ; de tout cela se
forme dans nos narrations un ensemble pire cent fois que la réalité
que nous avions à décrire.
N'imitez plus Napoléon dans le récit qu'il fait du 18 brumaire.
Ce récit, nu, pauvre, haché, mesquin, est la seule de ses œuvres où
l'on ne sente pas même la vertu de la force. La nécessité où il s'est
condamné de divulguer lui-même ses rôles appris, ses fausses ca-
resses, ses dissimulations à table, au lit, au conseil, abaissent outre
mesure son esprit. César n'a pas écrit les anecdotes cavalières du
passage du Rubicon.
Cette manière de concevoir l'histoire de Napoléon n'est pas seu-
lement la destruction de la logique, c'est surtout la destruction de
toute idée de dignité et de justice, car s'il est peu raisonnable de
condamner sans merci les vertiges du pouvoir absolu que l'on a fait
soi-même, il est peu juste et peu digne de se plaindre d'avoir eu à
en souffrir. Il serait trop commode que l'on pût à son gré déchaîner
SZlO REVUE DES DEUX MONDES.
OU retenir de tels maîtres et frapper l'univers avec ces marteaux de
Dieu sans en ressentir pour son compte aucun dommage. Gela ne
se peut et cela ne se doit pas. L'exemple serait trop mauvais pour
le monde, si un peuple pouvait s'abandonner aux fantaisies d'un
seul sans avoir rien à souffrir ni dans sa dignité, ni dans sa paix, ni
dans sa prospérité.
Ainsi, dès le commencement, notre conception de l'histoire de
Napoléon chancelle dans sa base. Cette conception n'a aucune force
logique, elle appartient à la fantaisie toute seule, non pas à la raison.
Nous voulons le germe et nous ne voulons pas l'arbre. Nous voulons
bien la servitude, mais nous voulons qu'elle s'exerce à notre caprice.
Nous consentons de grand cœur à être esclaves, mais nous voulons
brider le maître. Nous acceptons la cause, nous rejetons l'effet.
Voyons s'il n'est aucun moyen d'accorder l'une et l'autre.
m. — PRINCIPES DES CAMPAGNES DE 1812, 1813, 1814.
En ramenant l'histoire de Napoléon aux conditions de toute autre
histoire humaine, il faut bien reconnaître que le 18 brumaire con-
tient en soi l'empire et que l'empire contient tout ce qui a suivi
jusqu'à sa chute, en y comprenant les deux invasions de 181Zi et de
1815. Cette proposition est si simple, qu'on s'étonne d'avoir à la
rétablir dans nos histoires, puisqu'elle n'est rien autre chose que
l'exposition abrégée des faits.
En même temps qu'ils acceptent le 18 brumaire comme la source
d'où découlent leurs récits, nos historiens déclarent que la France
était incapable de se régir par elle-même; il lui fallait se remettre
entre les mains d'un sauveur qui penserait et agirait pour elle. Tout
l'avenir prochain allait donc dépendre du caractère, du tempéra-
ment de ce sauveur, et si la nature en a fait le plus grand homme
de guerre des temps modernes et le plus impatient de domination,
il est évident que les conquêtes deviendront l'occupation de sa vie,
la loi de sa destinée. Si d'ailleurs par ses origines, par sa descen-
dance étrangère, il a dans son esprit un certain idéal de pouvoir que
lui seul possède, il n'est pas moins évident qu'il se servira de toutes
les forces de la France pour réaliser cette idée particulière. Si de
plus cette idée se trouve fausse et irréalisable, il est encore mani-
feste qu'il se servira de la France comme d'un instrument, jusqu'à
ce que cet instrument se brise entre ses mains dans une œuvre
impossible. La logique sera maintenue dans l'histoire, parce qu'on
y verra les causes produire leurs effets, et la justice aussi sera sau-
vée, parce qu'un grand peuple sera puni de ses complaisances pour
un seul, et un homme de ses caprices au détriment de tous. Par là,
LA. CAMPAGNE DE 1815. S/jl
les choses seront liées entre elles. Elles contiendront la raison des
événemens. Ce sera une base ferme et sensée sur laquelle vous
pourrez asseoir le récit des faits sans crainte d'être en perpétuelle
contradiction avec vous-même et de voir votre œuvre se ruiner à
mesure qu'elle avance.
Si cela est vrai, il reste à savoir quelle était l'idée propre à Napo-
léon, celle qui n'appartient qu'cà lui, à quelle forme de pouvoir il
aspirait naturellement par son origine. Ce n'est pas répondre que de
dire qu'il aspirait à la domination, au pouvoir absolu, comme tant
d'autres conquérans. Non, il faut préciser davantage. La forme de
pouvoir à laquelle aspirait Napoléon n'avait rien de vague; elle avait
un caractère, un nom particulier, une tradition déterminée. Elle
s'appelait le grand empire.
Or à quelle tradition française appartient l'idée de ce genre de
pouvoir? Elle n'appartient à aucune époque suivie de la France du
moyen âge ou de la France moderne. Parmi tous les hommes qui
ont pu rêver chez nous la puissance absolue, Louis XI, Richelieu,
Louis XIV, il n'en est aucun qui ait rencontré ou imaginé cette forme;
elle n'est pas française.
D'où vient-elle donc? J'ai montré ailleurs (1) que Napoléon demeure
inexplicable, si l'on ne voit en lui son origine italienne, qui a mar-
qué son esprit du sceau des grands Italiens. C'est dans son ascen-
dance florentine, gibeline, qu'il a trouvé cet idéal invétéré chez lui
du grand empire gibelin, carlovingien, que ne pouvait lui donner
aucune des formes, aucune des magistratures de la révolution fran-
çaise, ou même de la monarchie moderne. Cet empire sans limite,
qui n'est pas même circonscrit par V Océan, se trouve au fond de
l'esprit de presque tous les hommes importans d'Italie; cette même
pensée s'est naturellement retrouvée et développée dans Napoléon à
mesure qu'il s'est vu maître de donner un libre cours à ses fantaisies
par l'abdication de la France.
Construire l'empire gibelin, carlovingien, tel qu'il a été rêvé par
le génie renaissant de l'Italie, lui conquérir ses frontières imagi-
naires, faire servir à ce résultat impossible les forces de la révolu-
tion française, voilà quel est devenu le but du grand Italien qui
s'est servi du bras de la France. Et comme cette idée appartient à
l'imagination plus qu'à la raison, voilà pourquoi vous voyez cette
chose surprenante, une politique si fantasque, si impossible chez un
homme d'un si grand calcul, car cette pensée de l'empire gibelin,
universel, étant chez lui une tradition de race, en avait la ténacité;
il lui parut légitime de jouer la fortune de la France pour cette ima-
gination.
(1) Les Révolutions d'Italie, liv. iv, ch. n.
8A2 REVUE DES DEUX MONDES.
Si vous ne vous placez au foyer même de l'esprit de l'Italie, il est
impossible de s'expliquer la conception de Napoléon, ce qu'elle a de
chimérique pour nous, ce qu'elle avait de saisissant, d'entraînant,
d'irrésistible pour lui. La monarchia del mondo, cette idée qui se
montre chez le moindre chroniqueur italien et fait le fond de la po-
litique de Dante, devient aussi le fond des entreprises de iNapoléon;
mais si cette fantaisie ruineuse n'avait pas détruit l'ouvrage du poète,
elle ne pouvait manquer de détruire l'ouvrage du conquérant.
Nous ne comprenons pas que Napoléon n'ait pas voulu s'arrêter à
telle frontière, écouter tel conseil que la sagesse la plus vulgaire au-
rait entendu. Si nous descendions plus avant dans sa pensée, nous
y trouverions l'explication du vertige; nous nous apercevrions qu'il
voyait des yeux de l'esprit cet empire légendaire, qu'il s'était iden-
tifié avec cette imagination d'une race d'hommes, et se sentait périr
s'il en laissait la moindre partie. Chose étrange! c'est précisément
ce fond chimérique qui a séduit le plus l'imagination des hommes,
comme si d'être sacrifiés pour une fumée leur semblait la destinée
pour laquelle ils sont faits!
Rien de plus eff"rayant qu'une idée fausse qui se rend maîtresse
d'un grand esprit; elle y prend des proportions gigantesques. Ce
qui fut d'abord entamé dans Napoléon, c'est le politique. Il modela
son empire sur l'empire légendaire, non de l'antiquité, mais du
moyen âge, et comme il avait des barons et des ducs, il voulait aussi
avoir des rois vassaux et un pape vassal, ce qui fit que ses conquêtes
n'avaient aucune solidité; car, comme il désespérait ses adversaires
et qu'il ne les détruisait pas, comme il humiliait les peuples et qu'il
ne les possédait pas, il ne pouvait manquer d'arriver que tous ses
ennemis, qu'il laissait subsister, se relèveraient contre lui cà la pre-
mière occasion. Baylen souleva toute l'Espagne, Moscou toute l'Eu-
rope.
Ce qu'il y eut de décisif, c'est que les fausses idées qui altéraient
sa politique finirent par altérer ses combinaisons militaires. Dès lors
l'empereur perdit le' général. Et cela se reconnaît dès le commence-
ment des affaires d'Espagne. Quand on voit ces trois ou quatre ar-
mées d'Andalousie, du centre, d'Aragon, de Portugal, agir séparé-
ment, sans presque aucun lien entre elles, on cherche sans les
retrouver les principes des campagnes précédentes : ils commencent
à passer chez l'ennemi. De notre côté, le besoin d'avoir l'air de pos-
séder ce que nous ne possédons pas nous entraîne à occuper toutes
les provinces à la fois au risque de n'en garder aucune.
Dans les campagnes d'Italie, vous admirez un général qui ne
donne rien à la fumée, à l'apparence, aux vaines imaginations. Tout
est réservé pour l'utile. Il refuse d'aller occuper Rome, grande oc-
casion pourtant de vain éclat et d'inutile renommée. Combien en
LA CAMPAGNE DE 1815. 8Ù3
Espagne on est loin déjà de cette sagesse accomplie! Ce n'est plus
un général décidé à vaincre, c'est avant tout un monarque qui doit
faire croire au monde qu'il tient toutes ses provinces dans sa main.
Le politique ruine déjà le capitaine.
Pour pallier le désastre de Baylen, avant-coureur de Moscou et
de Leipzig, la légende imagine que ce champ de bataille est un dé-
filé, une gorge hérissée au milieu de montagnes inaccessibles, et
cette géographie fabuleuse devient le fond de presque tous les récits.
J'ai vu ces lieux funestes : c'est une plaine à peine ondulée, et semée
de champs d'oliviers ouverts de toutes parts. Malgré l'évidence, la
légende persistera dans sa topographie imaginaire. Que dirait- on
d'un historien qui s'obstinerait à élever des sierras impraticables
entre Paris et Saint-Denis?
Si Napoléon a accusé l'hiver dans la campagne de 1812, il n'a pu
accuser que lui-même dans celle de 1813, car alors ses plus belles
combinaisons militaires, ses plus heureuses inspirations, ont été vi-
siblement entamées et corrompues par les fausses imaginations qui
obsédaient son esprit en ce temps-là.
On demande pourquoi la stratégie intéresse par elle-même, indé-
pendamment de la cause à laquelle elle s'applique. En voici la rai-
son : l'art militaire est une géométrie vivante dans laquelle la raison
s'exerce avec toute sa plénitude. La moindre erreur de calcul, la
moindre disproportion entre la conception et la réalité, sont punies
dans cet art par des châtimens foudroyans. Toute prédominance de
l'imagination sur le possible, tout désaccord entre le but et le
moyen, détruisent en même temps l'œuvre et l'ouvrier. Or il est cer-
tain que les conceptions militaires de Napoléon en 1813 ne donnent
plus à votre esprit cette sécurité, cette satisfaction, qui naissent de
l'accord véritable, mathématique, entre les moyens et le but. Napo-
léon ne se contente plus du possible, il veut regagner d'un seul coup
de dé tout ce qu'il a perdu. 11 fait entrer le hasard dans ses combi-
naisons pour une part qu'il ne lui avait jamais accordée.
Et d'abord, pour accomplir la vision du grand empire et en tenir
les frontières imaginaires, il faut bien ensevelir 190,000 de ses
meilleurs soldats, qu'il ne reverra plus, dans les garnisons de la
Vistule, de l'Oder, de l'Elbe, 30,000 à Dantzig, /iO,000 à Hambourg,
30,000 à Dresde, 20,000 à Magdebourg, autant à Torgau. Cette
base vicieuse, chimérique, donnée à sa conception générale de la
campagne, ne pourra être corrigée par aucun succès de détail, ni
par Lutzen, ni par Bautzen. De ce moment, vous voyez un esprit
inépuisable qui enfante, sous le coup de la nécessité, des plans
grandioses, et ces plans les plus magnifiques se retournent contre
lui, parce qu'il leur a ôté la base solide qui les rendait possibles.
Plus ses conceptions sont hautes , plus elles retombent avec fracas
844 REVUE DES DEUX MONDES.
sur lui pour l'écraser. Là où un esprit médiocre eût pu sauver de
grands débris, se retirer à temps, imposer peut-être une paix hono-
rable, le plus beau calculateur du monde ne peut que précipiter sa
chute, car il y fait servir sa force entière. Il lui faut un Marengo,
un Austerlitz, ce qu'il appelle un coup de foudre. Pour ressaisir ce
tonnerre dont la mémoire l'obsède et l' éblouit, il foulera aux pieds
ses propres règles, il enflera ses projets. Nous voulons bien, s'il le
faut, admirer la pensée de se rejeter contre l'armée de Silésie après
avoir battu à Dresde l'armée de Bohême; mais cette entreprise dé-
mesurée n'en est pas moins cause qu'il laisse la victoire de Dresde
inachevée et qu'il précipite Vandamme dans le gouffre de Culm.
Il y eut un autre malheur dans cette campagne : les ennemis ont
enfin appris de lui l'art par lequel il les a vaincus. Ce sont eux qui,
par cette marche concentrique sur Leipzig, appliquent ses maximes.
C'est lui qui les enfreint par la dissémination de ses forces aux ex-
trémités de son empire imaginaire, — non qu'il ne sût mieux que
personne comment il fallait vaincre, mais parce qu'il était la proie
d'une idée fausse, parce qu'il comptait sur l'étoile de l'empire, sur
le soleil d'Âusterlitz, et qu'il faisait entrer pour une trop forte part
sa grande imagination dans un art qui l'exclut. Si dans les campa-
gnes d'Italie, en 1796, 1797, il eût agi comme dans la campagne de
1813, si, au lieu de se concentrer autour de Vérone, il eût voulu à
la fois continuer le siège de Mantoue , occuper Rome , menacer Na-
ples, s'assurer la Toscane, c'est-à-dire éblouir au lieu de frapper,
il eût trouvé en 1797 Leipzig à Arcole et à Rivoli.
Tout événement de guerre étant, d'après Napoléon, un drame qui
a son commencement, son milieu et sa fin, la campagne de 1812 a
été le premier acte de l'invasion de la France; la campagne de 1813
a été le second. Celle de 1814 a un caractère particulier qu'il faut
signaler aussi. Comme tous les h-ommes qui sont consommés dans
une science ou dans un art dont ils ont outre-passé les limites. Napo-
léon en 1814 a fini par demander à son art ce que celui-ci ne peut
donner en aucun cas , la puissance de remplacer un peuple dans la
défense de son territoire contre l'univers conjuré. Napoléon s'est
obstiné à croire dans cette campagne que la science de la guerre
possède ce secret, qu'elle pouvait faire ce miracle et remplacer une
nation armée. Il a cru à la toute-puissance de la stratégie; cela n'a
pas servi médiocrement à le perdre et nous par lui et avec lui. Au
moindre succès, il comptait sur la restauration subite du grand em-
pire chimérique de Hambourg à Rome. A Châtillon, il se revoyait
sur la Vistule, et il est de fait que jamais peuple ne fut tenu endormi
dans une pareille ignorance du danger de mort qui pesait sur lui.
En Espagne, en Russie, en Allemagne, les peuples étrangers avaient
été armés pour la défense de leurs foyers; pour nous, nous étions
LA CAMPAGNE DE 1815. 8A5
déjà enveloppés que nous ne soupçonnions pas même qu'il pût s'agir
de nous. Nul appel, nul avertissement, nulle parole de confiance à
cette nation sur qui on avait déchaîné les colères du monde. On at-
tendait pourtant quelque chose, mais vaguement. Je me souviens
que, moitié insouciance d'enfant, moitié attente, je m'acheminai sur
la grand' route. Il pleuvait. Je vis des cavaliers en manteaux blancs
qui s'approchaient et formaient une longue file jusqu'à l'extrémité
de l'horizon : c'était l'invasion qui s'étendait silencieusement sur
notre bourgade! La France était aux mains de l'ennemi que nous
n'en savions rien encore.
IV. RELATIONS ÉCRITES PAR NAPOLÉON. — LES HISTORIENS RÉCENS.
Nous voici arrivés par une pente irrésistible à la seconde inva-
sion ; nous touchons à 1815 et à Waterloo. C'est là que je veux m'ar-
rèter, puisqu'aussi bien, depuis six ans (1), j'ai ce champ de bataille
pour unique horizon, et que, dans ce long intervalle, j'ai eu autant
d'occasions que personne de réfléchir sur ce désastre et d'en cher-
cher les causes. Moi aussi, je connais ce tombeau, parce que je
l'habite.
Lorsque de pareilles calamités se renouvellent coup sur coup, il
est peu raisonnable d'imaginer qu'elles ont été produites par une
circonstance fortuite, un ordre oublié ou négligé, un orage, une
pluie qui s'obstine. Non, la fortune, toute capricieuse qu'on la fait,
ne l'est pas à ce point. Elle est mobile, elle n'est pas insensée. Quand
de semblables désastres se répètent, avouons qu'un vice profond,
irrémédiable, était dans les choses et dans l'homme. Il y a eu non
pas seulement une faute (car la fortune est quelquefois assez bonne
pour ne pas les punir toutes), mais une accumulation de fautes qui
sont devenues irréparables à cause de leur nombre même.
Napoléon a raconté avec une complaisance visible ses premières
campagnes : Toulon, l'Italie, l'Egypte, Marengo, forment dans ses
Mt'moires un récit continu. Evidemment il s'est plu à décrire avec
sérénité, dans le langage transparent des mathématiques, cette
géométrie héroïque , dans laquelle chaque théorème est une ba-
taille. Par malheur, il s'est arrêté à la première moitié de sa vie;
il a pris Marengo pour borne, soit que le mal de l'exil qu'il avait
fait connaître à tant d'autres l'ait saisi à son tour et l'ait dégoûté
même de la renommée, soit que la maladie l'ait empêché de dicter
plus longtemps. On peut aussi penser qu'il a voulu s'arrêter sur ce
sommet de Marengo, où aucun nuage ne se montrait encore ; il aura
refusé d'attacher trop longtemps son esprit et ses yeux sur cette
(1) Écrit en 18:.7.
846 REVUE DES DEUX MONDES.
pente rapide de l'empire, qui, à travers la toute-puissance, le me-
nait si vite au dénoùment de Sainte-Hélène. Quoi qu'il en soit, vous
ne trouvez dans ses récits aucune trace du second intervalle de sa
carrière. Le long espace compris entre 1800 et 1815, c'est-à-dire
tout l'empire, reste vide dans ses Mémoires, comme s'il eût tenu
voilées les victoires déjà trop achetées d'Essling, Wagram, Fried-
land, la Moscova. Sans doute, ces journées approchaient trop de la
catastrophe; elles la lui dissimulaient trop mal. Et c'est la raison
pour laquelle il s'est attaché exclusivement dans son récit aux deux
époques extrêmes de sa vie : à la première parce qu'il y goûtait une
gloire sans ombre et sans appréhension, à la dernière parce qu'il
y avait trouvé sa ruine, et qu'il fallait s'en justifier devant lui-même
et devant la postérité.
Aussi la campagne de Waterloo a-t-elle pris une grande part
dans ses travaux d'historien. Après le long silence gardé sur tout
l'empire, il est revenu à diverses reprises sur cette campagne. Il en
a fait au moins deux relations achevées, sans compter les versions
qui ne sont pas venues jusqu'à nous. La première de ces relations a
été rapportée de Sainte -Hélène par le général Gourgaud ; elle a
même paru sous son nom. C'est elle qui a fixé l'opinion sur cette
matière. Tous les faits que cette relation a avancés ont été admis
sans contrôle. Tous les hommes qu'elle a accusés sont restés con-
damnés sans examen. La foule, le peuple, les gens du monde, les
écrivains, les historiens ont été saisis de la même passion de crédu-
lité et quelquefois d'injustice. Personne, pour ainsi dire, n'en est
revenu encore, tant un grand capitaine qui écrit son apologie est
d'abord invincible ! car, à la première lecture de ces pages nerveuses,
hâtives, impérieuses, qui flétrissaient la fortune, il n'est aucun de
nous qui n'ait reconnu la main d'où elles sortaient, et qui ne se soit
écrié : C'est lui!
Cependant cette première relation, ardente encore du feu de la
bataille, n'était qu'un premier jet, une ébauche de Napoléon. W a
fait une seconde histoire de la campagne de 1815, et cette fois len-
tement, revenant, avec une patience dont on ne l'eût pas cru ca-
pable, sur le fond et sur la forme des choses. Que ceux qui ont
avancé qu'il s'inquiétait peu des conditions de l'écrivain l'ont mal
connu! Plût à Dieu qu'il n'eût pas possédé cet art dans sa plénitude!
Il eût moins aisément ébloui la postérité sur ses fautes, il eût laissé
une plus entière liberté de jugement, car pour le coloris, pour la force
d'exposition, le mouvement, l'art de surprendre la raison, de con-
vertir en drame les incidens de la stratégie. Napoléon n'a point de
maîtres. Comment m'étonnerais-je de l'éblouissement que cette nar-
ration a causé? Toutes les fois que je la relis, la grandeur majestueuse
du récit, l'émotion des détails, le pathétique des choses, me ga-
LA CAMPAGNE DE 1815. 847
gnent à mon tour. Moi aussi, pris au piège du génie, je suis près de
n'accuser que l'aveugle fatalité. Je ne trouve aucune faute dans ce-
lui qui s'enveloppe de cette magie; j'oublie la raison, j'oublie la
vérité, j'ajourne la justice, la liberté; il faut pourtant y revenir.
Au reste, quelque supériorité de tout genre que cette seconde
relation ait sur la première, elle passa inaperçue. Un petit nombre
d'hommes du métier la lurent; le public l'ignora, il l'ignore encore
aujourd'hui. Combien de personnes éclairées, instruites même, con-
fondent encore les Mémoires de Napoléon avec le Mémorial de Las
Cases ! L'impression que le monde avait reçue était fixée, il ne vou-
lait plus s'en départir. Napoléon lui-même n'eût rien pu changer à
cette première émotion causée par le premier écrit de Napoléon à
Sainte-Hélène.
Outre le besoin de l'apologie, il y avait une autre cause qui avait
dû altérer profondément l'histoire de cette campagne. Le chef de
l'armée n'avait plus revu ses lieutenans depuis le moment du dé-
sastre; il n'avait pas entendu de leurs bouches le récit des faits aux-
quels ils avaient participé, leurs explications, leurs excuses, quelles
difficultés ils avaient rencontrées, à quel moment ils avaient reçu
les ordres, à quel autre ils les avaient exécutés. Réduit pour la pre-
mière fois à la connaissance des choses qui s'étaient passées immé-
diatement sous ses yeux, il restait dans l'incertitude sur toutes les
autres. Il était obligé de combler le vide en imaginant ce qu'il n'a-
vait pu connaître. Souvent ces imaginations, envenimées par l'adver-
sité, étaient tout l'opposé du vrai. C'est ainsi, et par d'autres raisons
de ce genre, que cette relation, si riche de coloris, de mouvement,
composée avec un art infini, a entraîné les historiens à se jouer avec
elle des lieux, des temps, des distances, car tous ne firent que la
répéter ou la transcrire, sans que l'idée soit venue chez nous à per-
sonne d'y appliquer les règles les plus simples de la critique ordi-
naire.
En 1840 seulement, c'est-à-dire vingt-cinq ans après l'événe-
ment, un homme qui a trop peu vécu, déjà cher à l'armée, poussé
alors par un sentiment pieux envers un père illustre, fit une pre-
mière tentative pour détromper la France. M. le duc d'Elchingen,
dont une partie de la vie a été employée à scruter profondément
cette journée des Quatre-Bras dans laquelle on a voulu ensevelir la
mémoire du maréchal Ney, publia un ouvrage important sous un
petit volume. Ce n'était point des récriminations, comme on pouvait
s'y attendre, mais les papiers mêmes de l'état-major du maréchal
Ney, les ordres de marche, de mouvement, d'attaque, les lettres, les
instructions de Napoléon durant les quatre journées de la campagne
de 1815. Le duc d'Elchingen avait eu l'heureuse idée de faire une
sorte d'enquête auprès des commandans de corps, Reille, d'Erlon,
SAS REVUE DES DEUX MONDES.
auprès des aides-de-camp de l'empereur, Flahaut, Dejean, chargés
de porter les ordres, auprès du major-général Soult, et il donnait
les réponses originales de ces généraux aux questions précises qu'il
leur avait posées. Par là il assurait à l'histoire le témoignage de
quelques-uns des principaux acteurs pendant qu'ils vivaient encore.
Avec une discrétion, une modération que, pour ma part, je ne puis
trop admirer dans une 'cause si poignante, le duc d'Elchingen se
contenta d'ajouter à ces documens précis, à ces pièces officielles, un
commentaire en peu de lignes sur les dates, les distances à parcou-
rir. Il n'y avait là aucune de ces argumentations à double tran-
chant où la stratégie se complaît quelquefois, car elle aussi a ses
sophismes. C'était un simple appel à l'évidence, au sens commun.
Ce recueil de documens authentiques était la première base solide
pour une histoire militaire de la campagne de 1815.
Admirez ici la puissance invétérée de la légende dans les classes
même savantes. Il vous semble que tout le monde eût dû être frappé
de voir les ordres authentiques de Napoléon, le 15, le 16, le 17 juin
1S15, en pleine contradiction le plus souvent avec les récits de Na-
poléon à Sainte-Hélène. Il semble au moins que les historiens de
profession eussent dû prêter quelque attention à ces faits si graves,
soudainement révélés, les discuter au moins, les accepter ou les
nier. Il n'en fut rien. En dépit des documens officiels, authentiques,
placés sous leurs yeux, les historiens s'obstinèrent à ne pas même
en faire mention : ils ne les regardèrent pas, ils ne les contredirent
pas. Leurs yeux étaient éblouis par la version de Sainte -Hélène,
leur siège était fait; ils continuèrent de la transcrire sans y chan-
ger un mot.
Un seul écrivain militaire et, il est vrai, l'un des plus considéra-
bles, le général Jomini, grand admirateur de Napoléon même après
avoir passé dans le camp ennemi, fut ému, ébranlé par ces faits qui
venaient à la lumière. Il reconnut que ces faits jetaient un nouveau
jour sur la campagne de Waterloo. Bien que son siège aussi à lui fût
achevé, bien que son Précis historique et militaire fût déjà imprimé,
il n'hésita pas à corriger ses vues; il eut la rare bonne foi d'y faire
d'importans changemens, comme on peut le voir dans sa correspon-
dance avec le duc d'Elchingen, sur laquelle je serai forcé de revenir
plus tard.
Ainsi quelques mots, quelques notes timides, voilà tout ce que
la vérité et l'évidence avaient pu gagner chez nous en un quart de
siècle sur les versions et les imaginations de Sainte-Hélène; tant^on
avait peur de diminuer Napoléon ou plutôt de le contredire, certain
que l'on aurait contre soi les superstitions de la foule, qui aime son
aveuglement et ne veut point en guérir.
Il fallait pourtant sortir à la fm de cette sorte d'incantation, s'il est
LA CAMPAGNE DE 1815. 849
vrai que l'histoire est, non pas un jeu, mais une vérité. Après qua-
rante ans, il était temps de regarder en face cette grande cata-
strophe, et, si Napolébn y est pour quelque chose, le moment était
venu de le dire, de le montrer et de le publier sans mollir. Pour
moi, j'avoue que j'attendais avec impatience qu'un écrivain se livrât
à ce travail de critique, qui m'avait semblé, dès la publication du
duc d'Elchingen, une des nécessités de notre époque. Dans mon
trop d'inipatience, j'en avais même ébauché quelques points dès
IShh. Je comptais d'ailleurs sur la clairvoyance de M. Thiers pour
satisfaire ce besoin de vérité que tous les récits de Waterloo avaient
excité en moi sans y répondre. Ayant ouï dire, à tort, que M. Thiers
ne traiterait pas de la campagne de 1815, je désespérais presque de
voir, de mon vivant, cette restauration attendue de l'histoire mili-
taire des cent jours, lorsque je sus qu'un homme parfaitement com-
pétent et préparé, M. le colonel Charras, avait pris cette tâche. Il me
semble l'avoir remplie avec la vigueur d'esprit nécessaire en pareille
matière.
Pour cela, il fallait des conditions qui se rencontrent rarement,
car on ne trouve point ici, pour se guider, l'immense correspondance
de Napoléon qui, en d'autres époques, vous conduit presque à coup
sûr. Au miheu de cette mêlée de plaintes, d'accusations, de justifi-
cations entre Napoléon et ses lieutenans, entre les apologistes de
Ney et Gourgaud, entre Grouchy et Gérard, entre les Anglais et leurs
alliés qui se disputent leur part de victoire, comme les autres se ren-
voient leur part de défaite, le discernement militaire est presque
aussi nécessaire que sur le champ de bataille. Il fallait donc un écri-
vain qui eût passé une partie de sa vie dans les camps, à l'école de
nos meilleurs généraux. Officier en Afrique depuis 1841, chef des
affaires arabes après s'être distingué dans le combat de Djida et dans
la belle opération qui réduisit le califat Sidi-Embarek, l'auteur rem-
plissait la première de ces conditions. Elle ne suffisait pas; il de-
vait en outre avoir manié les ressorts de l'administration d'une grande
armée. Les circonstances avaient aussi donné cet avantage à l'au-
teur, qui, en qualité de sous -secrétaire d'état, avait contribué à
mettre l'armée sur le pied de guerre et à la préparer à tout événe-
ment. Après avoir aperçu la vérité, il s'agissait d'oser la dire. Pour
cela, il était nécessaire que l'amour de la vérité et de la France l'em-
portât sur toutes les considérations ordinaires de complaisance, de
routine ou de vanité. Enfin, et par-dessus tout, il fallait être libre
d'idolâtrie envers Napoléon. A chacun de ces points de vue, l'his-
toire critique de la campagne de 1815 ne pouvait tomber en de
meilleures mains que celles de M. le colonel Charras.
J'ai entendu faire deux objections à son ouvrage. La première est
TOME XXXIV. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
singulière. C'est le sujet même que l'on conteste. Pourquoi, disent
quelques personnes, raconter un désastre tel que celui de Waterloo?
N'est-ce pas un devoir de l'ensevelir dans l'oubli? Le patriotisme,
n'est-ce pas de dire avec le poète :
Jamais son nom n'attristera mes vers?
J'avoue que je suis d'une opinion bien opposée. Je crois que nous
avons assez gémi sur cette journée pour avoir acquis le droit d'en
scruter les causes et d'en chercher l'auteur. Il me semble que toute
la génération à laquelle j'appartiens a été conduite par des raisons à
peu près semblables à la même pensée. Une marque de force chez
un peuple, n'est-ce pas de sonder ses plus grandes blessures? C'est
du moins la chose la plus utile quand le moment est venu de la faire
avec maturité. Il y a un grand courage à manier stoïquement ses
plaies, et la France ne doit manquer d'aucune sorte de courage. Qui
jamais a reproché à Thucydide d'avoir décrit en deux livres le dé-
sastre de la campagne de Sicile, le Waterloo des Athéniens?
La seconde objection est presque aussi étrange. On voudrait que
l'auteur eût été plus avare de détails militaires, qu'il eût moins ac-
cordé à la stratégie et plus à la politique. Fallait-il donc retrancher
du sujet le sujet lui-même? Le côté neuf de cette histoire, fait pour
attirer un esprit solide, est précisément le côté militaire. C'est là que
tout est en litige, excepté l'incomparable bravoure des combattans.
Napoléon est-il, oui ou non, responsable du désastre de l'armée
française ? Telle est la question : ample matière non encore épuisée,
à peine effleurée chez nous.
Je suppose que l'auteur a dû être tenté plus d'une fois de s'étendre
outre mesure en considérations générales sur les cent jours; il au-
rait eu besoin, j'imagine, de peu d'efforts pour se laisser aller à cette
pente. Je le loue d'y avoir résisté. Il a bien fait de s'attacher princi-
palement au nerf de son sujet, et de réserver, pour le traiter à fond,
ce qu'il a d'énergie stoïque et de précision dans l'esprit. Par cette
réserve, il a échappé au reproche d'avoir composé un ouvrage de
parti. Ceux même qui eussent été le plus disposés à lui adresser ce
reproche seront obligés, je crois, de reconnaître que la science pra-
tique des faits, la recherche minutieuse des détails, la vue de l'en-
semble, l'intelligence des grandes opérations, l'approximation pa-
tiente de la vérité, peuvent difficilement être portées plus loin, et ils
en concluront que l'auteur s'est placé par cet ouvrage au premier
rang des écrivains militaires de notre temps. J'ai vu, revu tous les
lieux dont il parle; j'ai fait mesurer de longues distances sur les-
quelles on dispute encore; je n'ai pu le prendre en faute sur un
point de quelque importance. Quant à l'exactitude dans l'exposé des
LA CAMPAGNE DE 1815. 851
détails de guerre, d'autres l'ont déjà constatée : « c'est la première
fois que je comprends une bataille à la lecture, » disait un général
qui en a gagné plusieurs.
On ne risque rien à affirmer de ce livre que personne désormais
ne s'occupera de la campagne de 1815 sans le connaître et l'étudier
à fond. J'aurais voulu l'analyser; l'abondance des choses m'en a
empêché. Un récit vif, coloré, éloquent, entraînant, ne se résume
pas. Ce que je puis, c'est de m' attacher aux points décisifs de cette
campagne; c'est de présenter les questions principales qu'elle sou-
lève avec les solutions diverses que le temps et la pénétration des
historiens ont indiquées chez les peuples les plus intéressés, les
Français, les Anglais, les Prussiens, les Hollandais, les Belges.
Je me serais fait scrupule de revenir sur des points qui viennent
d'être approfondis, éclairés avec une supériorité incontestable, si je
ne savais que d'autres ouvrages du même genre se préparent et ne
tarderont pas à paraître. La France, je pense, ne veut pas, ne peut
pas rester étrangère plus longtemps à la vaste enquête qui s'est ou-
verte en Europe, depuis près d'un demi-siècle, sur des événemens
où elle est bien aussi pour quelque chose. D'ailleurs il est des évé-
nemens inépuisables par leur nature même; ils prennent la forme
de chacun des esprits qui les racontent. L'erreur enracinée ne se dé-
truit pas d'un seul coup; il faut plus d'un eflbrt pour l'abattre. La
preuve la meilleure du mérite et de la vitalité d'un livre tel que ce-
lui de M. le colonel Gharras sera toujours d'inspirer, non pas seule-
ment une adhésion stérile, mais d'autres travaux entrepris dans un
même esprit de dévouement à la France et d'équité pour le reste du
monde (1).
(1) Outre l'ouvrage capital de M. le colonel Cbarras, les principaux de ceux que j'ai
consultés sont les suivans :
Le général Gourgaud, Campagne de tSIiJ; Paris 1820.
Napoléon, Mémoires pour servira l'histoire de France, tome IX; Paris 1830.
Le duc d'Elchingen, Documens inédits sur la campagne de ISio; Paris 1840.
Correspondance entre M. le général Joniini et M. le duc d'Elchingen; décembre 1841.
Le général Gérard, Quelques documens sur la bataille de Waterloo, dernières obser-
vations; Paris 1829.
Le général Jomini, Précis politique et militaire de la campagne de ISIo; Paris 1839.
De Grouchy, Observations sur la relation de la campagne de ISI'ù publiée par le
général Gourgaud; Paris 1829.
E. van Loben Sels, Précis de la campagne de 1813 dans les Pays-Bas; La Haye 1849.
V. Damitz, Geschichte des Feldzugs von ISIS; Berlin 1837.
V. Clausevvitz, Hinterlassene Werke. VIIL Bund. Berlin 1835.
Cari von Plotho. Der Krieg des verbUndeten Europa; Berlin 1818.
Gurwood, the Dispatches of the field-marschal duke of Wellington , tome XII; London
1838.
W. Siborne, Histonj of the War in France and Beljium in 18l'6; London 1844.
Le général Renard, les Allégations anglaises; Bruxelles 1857.
852 REVUE DES DEUX MONDES,
RESTAURATION DE 1814.
Au commencement de 181/i, les Français s'étonnaient encore
d'avoir été vaincus; ils cherchaient sur qui ils pourraient faire peser
la responsabilité de leur défaite. Bientôt la maison de Bourbon , qui
avait le plus profité des désastres, en parut la première complice.
Dès lors cette dynastie put voir combien c'est un don funeste et dif-
ficile à garder que celui d'un trône reçu de la main de l'étranger.
En peu de mois, la nation avait fait cette découverte que son prin-
cipal ennemi c'était son gouvernement. Chacun sentait déjà ce qu'il
y a d'insupportable dans une paix imposée. Ceux qui avaient espéré
goûter au moins le repos dans la restauration s'étonnaient de trouver
en toutes choses une guerre intestine, l'étranger, d'autres mœurs,
un autre siècle, et comme une autre ra^e d'hommes que l'on ne con-
naissait plus. De son côté, la légitimité reprochait comme une fé-
lonie aux hommes de la révolution l'attachement qu'ils gardaient à
leurs souvenirs et à leurs intérêts.
La sincérité même des passions de la restauration était pour elle
une cause de faiblesse. Nul gouvernement n'a mis tant de bonne foi
et de franchise dans ses haines : il a combattu à visage découvert le
siècle nouveau; par là, il a été le plus éloigné de l'esprit politique
qui a fini par prévaloir. La restauration a toujours ignoré ce grand
secret que nous avons si bien appris, qu'en accordant aux hommes
de nos jours les mots, les apparences, il est possible de leur enle-
ver les choses, presque sans qu'ils s'en doutent. Le caractère du
gouvernement de la légitimité est d'avoir attaché aux mots, aux cou-
leurs, aux cocardes, aux oripeaux, à ce qui frappe les yeux de la mul-
titude, autant d'importance qu'aux affaires elles-mêmes. La moindre
concession de langage sur ces points lui était odieuse ; elle mit ainsi
tout le monde dans la confidence de fhorreur qu'elle éprouvait pour
les bienfaits de la révolution. Il en est résulté que tout est devenu
signe de ralliement contre une dynastie qui procédait avec la témé-
rité passionnée d'un autre siècle au milieu des calculs du nôtre.
Quand le peuple lui-même eût voulu se tromper, il n'aurait pu
y réussir. La restauration, en affichant partout sa victoire, la dénon-
çait à la haine publique. Le gouvernement des Bourbons, pour le vain
plaisir d'humilier ses anciens adversaires, risquait à chaque moment
son existence. Il jouait pour une cocarde le trône de France. Même
les numéros des régimens leur furent ôtés, comme si on leur eût
enlevé par là leurs souvenirs !
Quelle n'a pas été l'influence du drapeau blanc substitué au dra-
peau de la révolution! Le peuple, qui ne lit pas, juge de tout par les
signes, par l'apparence, et d'ailleurs une certaine simplicité, qui
LA CAMPAGNE DE 1815. 853
était le fond de l'esprit français, l'avait protégé jusque-là contre les
subtilités : la nation portait dans la lutte la même loyauté que son
gouvernement. Tous les deux ne suivaient que leurs passions cré-
dules, sans y mêler presque aucun artifice. En voyant arboré le dra-
peau de l'ancien régime, les masses voyaient déjà en imagination le
retour de la dîme, de la corvée, des droits féodaux, de la nol)lesse et
du clergé, c'est-à-dire de tout ce que l'on avait appris à haïr et à
craindre depuis un quart de siècle. Au contraire, les couleurs pro-
scrites réveillaient en un clin d'oeil les espérances les plus éloignées.
Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour savoir ce que produisait sur
la foule l'apparition d'un lambeau de drapeau enfoui et sauvé par
hasard. C'était la bonne fortune, l'honneur, la vie heureuse, qui re-
venaient, car on avait déjà oublié le sang versé. Que serait-ce donc
si ce drapeau était rapporté miraculeusement de l'île d'Elbe!
Ainsi la nation se sentait blessée dans les petites choses autant que
dans les grandes, et comme l'occasion ne manque jamais pour les
premières, la blessure était de chaque instant; l'irritation croissait à
vue d'œil. La honte, le ressentiment de la défaite chez un peuple
alors fier, qui avait subi des calamités, mais point encore de flétris-
sure, la menace perpétuellement suspendue de perdre ce que l'on
avait sauvé, l'intérêt, la peur même, tout ce qui peut exciter l'esprit
d'une nation se réunissait peu à peu contre le gouvernement de la
restauration; plusieurs l'appelaient déjà le gouvei'nement de l'inva-
sion. Avec sa mobilité surprenante, Paris avait oublié qu'il s'était pa-
voisé des couleurs de l'ennemi , du moins il s'elforçait déjà de le faire
oublier aux autres.
Dans ces circonstances, les germes des passions et des haines qui
devaient renverser ce gouvernement par la main de la nation elle-
même en 1830 étaient déjà tout formés. En se développant, ces
germes ne pouvaient manquer de détruire un édifice si mal cimenté,
qui, à peine commencé, penchait déjà vers sa ruine; mais il pouvait
aussi se faire que cette ruine fût hâtée, précipitée avant l'heure
même par l'elfort d'une volonté seule.
Si, avant que la nation soit prête à faire explosion, il se trouve un
homme qui serve de ralliement aux passions nouvelles, qui ait gardé
dans sa chute le prestige de la prospérité; si, usant de l'habileté qui
a manqué à la restauration, il s'enveloppe de ces signes, de ces appa-
rences, de ces drapeaux, qu'elle a rejetés, et s'il confond ainsi sa
cause avec celle de la France, alors cet homme pourra devancer de
quinze ans l'œuvre de la nation entièi'e.
Qu'il vienne, qu'il se montre seulement! Sans lui demander de
gages, tous l'accepteront d'abord comme une délivrance, par cela
seul qu'il s'agit d'un changement. Les ressentimens s'uniront pour
lui ouvrir le chemin. Ce ne sera pas l'acclamation naïve d'un peuple
854 REVUE DES DEUX MONDES,
entier qui n'a jamais été trompé ! Ce sera le silence d'un peuple qui
attend un vengeur; et comme la haine et non l'amour sera le prin-
cipal mobile des actions, la concorde ne se montrera qu'un moment.
Tous seront unis jusqu'à ce que le gouvernement imposé soit ren-
versé; celui qui doit le détruire ne trouvera point d'obstacles. Les
difficultés ne recommenceront pour lui que lorsqu'il sera redevenu
le maître.
Cependant au congrès de Vienne les empereurs de Russie, d'Au-
triche, les rois, les princes, les plénipotentiaires de tous les états
d'Europe refaisaient, parmi les fêtes, la carte du monde. L'Angle-
terre, la plus avide, se payait, sur tous les rivages, de ses subsides,
par Malte, le Cap, l'Ile-de-France. La France perdait ses frontières
du Rhin; elle restait ouverte à la Prusse, à l'Autriche, à la Ravière.
La Pologne disparaissait, quoiqu'on lui laissât son nom ; l'Italie était
rendue à l'Autriche, la Sicile à Naples, les Espagnols étaient livrés
poings liés à Ferdinand VII. Et dans cet abandon de tout droit c'était
le peuple le plus libéral, — les Anglais, — qui exigeait comme sa
récompense la servitude du monde. Ceux-là surprirent par leur faci-
lité à oublier leurs promesses. Toute leur haine se montra quand on
les vit, eux puissance protestante, demander impérieusement que la
France fût soumise au bras séculier du catholicisme sans mélange de
liberté pour les autres cultes. L'aversion fut ce jour-là plus sincère
que la foi. Un si grand désir de nuire et d'offenser sous des paroles
pieuses étonna, quoiqu'on s'y attendît. Au reste, dans cette paix
encore sanglante, un point semblait menacer. Cachée dans les flots,
l'île d'Elbe effrayait par le voisinage. Quelques-uns cherchaient un
lieu de prosci'iption qui ne pût être aperçu d'aucun rivage; ils avaient
déjà prononcé le nom de Sainte-Hélène.
VI. — RETOUR DE l/ÎLE d'eLBE. — l'ACTE ADDITIONNEL.
« Napoléon a débarqué à Cannes le 1" mars ! » J'entends encore à
mon oreille le retentissement de ces mots la première fois qu'ils
furent prononcés devant moi. Pendant quelques jours, les nouvelles
restèrent interrompues. On ne savait que penser, lorsqu'on apprit
que l'empereur était à Grenoble, et presque aussitôt à Lyon, à Ma-
çon, à Chàlons. On le sent passer invisible à quelques lieues comme
un tourbillon qui entraîne tout après soi. Les détachemens, les ba-
taillons, les régimens que l'on voulait éloigner de lui s'arrêtent, ils
se retournent, ils ont changé de cocarde, ils rentrent dans son or-«
bite. Ce fut une force d'attraction irrésistible, aveugle; l'étonnement
d'abord, puis l'éblouissement, puis l'admiration nous conquirent
presque tous au même moment.
Mais ce moment fut court; il dura aussi longtemps que la marche
LA CAMPAGNE DE 1815. 855
merveilleuse de Cannes à Paris. Dès que le succès fut assuré et qu'il
n'y eut plus lieu de craindre pour l'entreprise elle-même, l'imagi-
nation tomba; les plus enthousiastes cédèrent à la réflexion. Napo-
léon et la France se regardèrent en face et se trouvèrent changés,
comme s'ils eussent été séparés par des générations nouvelles. Ils
eurent peine à se reconnaître l'un l'autre.
Napoléon ne revenait pas tel qu'il était parti; il avait appris une
grande chose dans l'exil : son génie tout seul, soutenu de son art
consommé, ne suffisait plus à porter le poids des difficultés. Pour
y faire face, il fallait le concours de la volonté et des énergies de la
nation française. Revenait-il converti à la liberté? Ce serait se mon-
trer trop crédule de le penser; mais il avait entrevu qu'elle peut
être une force; à ce titre il consentait à en faire l'essai.
Pour nous , nous avions non pas goûté , mais aperçu la liberté
comme une espérance, et cette chose si nouvelle nous avait séduits
déjà par son ombre même. Il semble donc que l'accord dût être
facile entre l'ancien maître, qui proposait de se réconcilier avec la
liberté parce qu'elle pouvait lui être utile, et la nation, qui la vou-
lait aussi parce qu'elle la croyait alors le premier des biens et le
plus nécessaire, celui sans lequel tous les autres ne sont rien; mais
cet accord fut au contraire le point impossible à réaliser. Chacun
devait apprendre bientôt à ses dépens qu'il n'est rien de plus illu-
soire que de prétendre changer la nature des choses.
Le jour de la rentrée de Napoléon dans Paris, Benjamin Con-
stant, qui venait de l'attaquer la veille, se crut perdu. Je tiens de ce-
lui-là même qui lui fournit alors un refuge que Benjamin Constant
ne songeait C|u'à en finir avec la vie ; déjà il avait commencé ses ap-
prêts, certain qu'il ne ferait que devancer ainsi de quelques heures
le châtiment. Une dépêche le mande aux Tuileries. Il obéit non sans
crainte. Napoléon le reçoit d'un air riant. « C'est à lui qu'il veut
parler de liberté et de constitution ; c'est à lui qu'il veut s'ouvrir. Et
d'abord il lui dira ce qu'il ne dit à personne, que la guerre est iné-
vitable. D'ailleurs pourquoi serait-il opposé à la liberté? Il la veut,
puisque la France croit la vouloir; mais elle ne l'a pas toujours vou-
lue. » Et sachant qu'il s'adresse à un écrivain, c'est la liberté de la
presse qu'il invoque; il est pleinement converti sur ce point. L'in-
terdire serait un acte de folie. Qu'au reste Benjamin Constant lui
apporte ses idées, ses vues; il est prêt à accepter ce qui est possible.
Tout cela entremêlé de sourires et de caresses, comme en ont les
maîtres du monde. Ces discours ne durèrent pas moins de deux
heures. Le tribun se retira ébloui des confidences et de la conver-
sion du maître. Il ne pense plus à mourir. De cet éblouissement va
sortir le préambule de l'acte additionnel, compromis funeste qui per-
dra tout à la fois la liberté et le despote.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Était-ce en effet pour Napoléon une nécessité de se réconcilier en
1815 avec la liberté ? Le devait-il? le pouvait-il? Au lieu de convo-
quer les chambres, que ne se contentait-il de réunir les armées?
Qu'avait-il à gagner cà changer sa nature? Y réussirait-il? Etait-il
sage, après avoir désespéré quinze ans les amis de la liberté, de les
prendre pour appui? N'était-ce pas tout perdre que de renoncer au
pouvoir absolu, qui avait été jusque-là la règle de sa vie? Toutes les
fois que Ces questions et d'autres de ce genre se sont présentées à
l'esprit de Napoléon, il a renvoyé pour y répondre à ce qu'il appelle
le livre X de ses Mémoires, où ces matières, dit-il, sont approfon-
dies et longuement traitées; mais ce livre X, qui devait contenir le
secret de sa pensée, où est-il? Il n'existe pas. Napoléon n'en a pas
écrit une seule ligne. Pour savoir ce qu'il devait contenir, nous
sommes réduits à nos seules conjectures.
Aujourd'hui que nous avons appris combien les hommes aiment à
se payer d'apparence, combien ils préfèrent les mots aux réalités,
nous devons être étonnés que la constitution donnée par Napoléon
sous le nom d'acte additionnel ait été si mal accueillie par les con-
temporains. Il semble qu'ils eussent dû savoir gré de ses concessions
à un despote qui revenait de si loin, puisque tous les mots qui servent
à prendre les hommes sont prodigués à chaque ligne de l'acte addi-
tionnel. Quelques historiens onliicru que le mal est venu de certaines
dispositions particulières qu'il eût été facile de changer. En cela,
ils se trompent. L'acte additionnel eût été la plus parfaite des con-
stitutions, que la répugnance du public eût été à peu près la même,
car cette répugnance se propageait de bouche en bouche, sans exa-
men ; tel qui était le plus opposé à la charte bonapartiste n'en avait
pas lu une ligne.
Ce n'est point l'œuvre qui inspirait le doute, le soupçon : c'était
l'auteur. De quelque formule de liberté qu'il eût fait usage, l'incré-
dulité fût restée la même, parce qu'un certain bon sens disait à tous
que le despotisme ne se corrige pas. Plus ses promesses eussent été
magnifiques, plus on eût refusé de croire qu'il devait les tenir. Ainsi
ce n'était point l'acte qui blessait, mais l'homme qui n'avait pas
qualité pour le faire. Il était trop visible aux plus simples que le
maître de 1809, de 1810, de J811, ne pouvait devenir un roi dé-
bonnaire. En dépit de sa volonté, cette impossibilité éclatait à tous
les yeux, aussi bien qu'à lui-même. Dans la charte de liberté, on
s'ingéniait à voir une machine de servitude, et cela ôtait toute force
à la situation; il n'en pouvait sortir aucun principe d'énergie et* de
salut pubhc. Bien au contraire, ce jeu, si ce fut un jeu, ne renfer-
mait que des périls. Si ces générations de 1815, enthousiastes du
grand capitaine, restèrent sévères et incrédules pour le maître con-
verti, s'il lui fut impossible de les éblouir par l'apparence, si elles
LA CAMPAGNE DE 1815. 857
démêlèrent avec un discernement qui doit nous sembler prodigieux
l'ancien despotisme sous les couleurs nouvelles, cela vient, je pense,
de ce que ces générations, longtemps sevrées de la liberté, en
étaient avides ; elles avaient conservé l'instinct de ce qui leur avait
le plus manqué. Au contraire, des générations fatiguées d'une liberté
qu'elles ont été incapables de garder perdent quelquefois dans cette
prompte satiété la conscience et même l'instinct des choses les plus
claires.
Cette évocation de la liberté que tout le monde sentait illusoire
ne prêta aucune force réelle à Napoléon. Dès le premier jour, elle
embarrassa ses pas. Le lendemain, elle devait précipiter sa chute.
Que pouvait un appel mensonger aux énergies de la révolution? Au
moment suprême, Napoléon se souvint des conventionnels qui vi-
vaient encore; il les sollicita de sortir de l'obscurité pour exciter un
moment l'opinion. Je vois encore un de ces hommes partir à cet
appel pour se rallier à ce qu'il nommait les principes. C'était lui
qui avait appelé Hoche au commandement général et donné à la
France la rive gauche du Rhin. Que fit-on des talens de cet homme
de bonne volonté? On le plongea dans je ne sais quel bas-fond de
la police, d'où il ne sortit que pour mourir en exil. Je cite cet
exemple parce qu'il marque clairement combien ce prétendu retour
aux grands instincts de la révolution était peu fait pour entraîner les
foules.
Certes il est étonnant qu'un aussi grand esprit que Napoléon se
soit abusé sur le parti qu'il pouvait tirer de la liberté et n'ait point
aperçu d'avance que le nom seul devait lui être fatal. J'imagine que,
dans ce mystérieux livre X, sa principale excuse pour avoir altéré
sa nature, répudié le despotisme, désarmé le bras de l'empereur,
énervé par les lois, par les chambres, par la presse, par les ga-
ranties individuelles, son pouvoir absolu, c'eût été qu'il ne pouvait
faire autrement; c'est sans doute sur le sentiment de cette impos-
sibilité qu'il se fondait pour demander grâce à la postérité d'avoir
démenti l'inflexible unité de son caractère et de sa vie. 11 croyait
à un réveil de la liberté européenne; il ne vit pas que, dans tous les
cas, il n'avait plus rien à démêler avec elle. En ranimer la mémoire,
c'était se condamner lui-même. La révolte des chambres ne devait
pas tarder à le lui démontrer, puisqu'il l'ignorait encore, car les
événem^ens intérieurs de 1815 ont prouvé qu'il n'est pas si facile
qu'on pourrait le croire de se réconcilier avec la liberté lorsqu'on
l'a une fois offensée à ce point. On ne peut la ressusciter pour s'en
servir quand on l'a soi-même ensevelie. Elle a meilleure mémoire
des injures qu'il ne semble. Le plus sage est donc, quand on l'a ren-
versée, de la poursuivre à outrance, jusqu'à ce qu'on l'ait extirpée
du souvenir des hommes.
858 KEVUE DES DEUX MONDES.
Les contemporains sont unanimes sm- reflet manqué du champ
de mai. On l'avait remis au 'l''"juin. Le mot lui-même, emprunté h.
la vieille France , cette fausse imitation d'une assemblée franke , le
costume féodal, le manteau du moyen âge qui cachait l'empereur,
étaient en désaccord complet avec l'état des esprits et des choses;
il n'y avait là de saisissant que les régimens de la garde qui allaient
mourir. Le serment prêté par Napoléon aux constitutions de l'empire
parut un serment à l'ancien despotisme; il n'était pas besoin des
Evangiles pour attester que le maître se resterait fidèle à lui-même.
Napoléon, fatigué de l'attirail byzantin dont il s'était enveloppé,
rejeta brusquement le manteau impérial. Il s'approcha du bord de
l'estrade et montra le soldat. Les troupes le reconnurent, elles le
saluèrent de leurs acclamations au milieu d'un grand bruit de fer.
Ce changement de scène rendit à tous les assistans le sentiment de
la situation. Les voiles tombèrent; la vérité apparut menaçante et
terrible, après les illusions du prince et des sujets.
Pendant que la défiance se montrait ainsi déjà en France dans
une partie du peuple, la haine des rois, des chefs des gouvernemens
étrangers, n'avait pas attendu un instant pour éclater; leurs peuples
étaient aussi impatiens qu'eux-mêmes de renverser celui qui venait
de reparaître sur le pavois. On ne prenait plus la peine de dégui-
ser l'agression sous l'apparence du rétablissement de la liberté. Ces
mots avaient perdu leur puissance depuis que les victoires et les
promesses de 181/i n'avaient servi qu'à appesantir partout le joug
sur ceux qu'on s'était vanté de délivrer; mais, quoique abusés, les
peuples ne croyaient pas encore l'être, et même ils ne l'étaient qu'à
demi, car ils étaient poussés par le même ressentiment que leurs
chefs, par la même ambition de représailles, et pourvu -que cette
ambition fût satisfaite, ils ne demandaient rien de plus, tant le désir
de vengeance est aveugle.
Ainsi une même passion réunissait les rois et les peuples ; elle
faisait oublier toutes les causes de dissentiment entre eux. La même
incrédulité que Napoléon trouvait chez une partie des Français , il la
trouvait auprès des étrangers. Les uns ne pouvaient croire que le
despote fût devenu soudainement un homme de liberté, les autres
que le conquérant du monde en fût devenu le pacificateur. Les rois
le revoyaient déjà chercher une revanche dans leurs capitales; d'ail-
leurs fùt-il sincère dans ses déclarations de paix, pouvaient-ils par-
donner leurs longues humiliations, leurs craintes, leurs exils, leurs
royautés errantes, renoncer à en tirer vengeance? On n'était séparé
de Leipzig et de l'occupation de Paris que par quelques mois! Se
laisserait-on enlever par surprise la sécurité, la gloire inespérée con-
quise l'année précédente? L'ébranlement d'un million d'hommes, la
terre entière soulevée de ses fondemens, l'invasion de la France,
LA CAMPAGNE DE 1815. 859
la prise de Paris, la déportation de Napoléon dans une île, ne tour-
neraient qu'à la gloire de iNapoléon, à l'opprobre des rois et des puis-
sances étrangères! Avait-on oublié déjà qu'U pouvait être vaincu?
Sans plus délibérer, par un accord unanime, tous se réunirent dans
le même parti.
Les propositions de paix de Napoléon ne seront pas même écoutées,
ses courriers seront arrêtés aux frontières : pour les peuples. Napo-
léon c'est la tyrannie; pour les rois, l'usurpation; pour tous, c'est la
guerre. Le jour même où la nouvelle de son débarquement est connu,
l'ordre est donné à la garde russe de reprendre le chemin de Paris.
Le gros de l'armée est encore à trente marches, mais celle de l'Au-
triche se rassemble. Les Anglais et les Prussiens se cantonnent en
Belgique; ce sont les plus impatiens. Huit cent mille alliés entrent
en ligne. Les deux généraux les plus entreprenans, ceux qui sont le
plus avant dans la confiance des monarques , le duc de Wellington
et le maréchal Blucher, se concertent; ils promettent d'entrer en
France au plus tard dans les premiers jours de juillet.
VII. — PLAN DE CAMPAGNE. — ÉTAT MILITAIRE DE LA FRANCE.
Napoléon garda longtemps pour lui seul le secret du péril et de
tant de haines amassées. Autour de lui, on croyait encore à l'amitié
renaissante d'Alexandre, à la complaisance de l'empereur d'Autriche,
au retour de l'opinion des whigs en Angleterre, et même au bon
vouloir des peuples, quand il savait déjà qu'il ne pouvait regagner
tout cela que par une victoire foudroyante.
Pour briser le cercle qui s'était reformé autour de lui, il se pré-
sentait deux partis à suivre, et Napoléon les avait mûrement pesés
l'un et l'autre dans le temps même où il parlait à tout le monde
des bienfaits de la paix. Il pouvait gagner du temps, attendre sous
Paris l'agression des puissances étrangères; on opposerait ainsi à
l'ennemi une armée régulière de 300,000 hommes; la masse entière
du peuple serait appelée aux armes. On organiserait une guerre
nationale sur toute l'étendue du territoire; à mesure que l'ennemi
pénétrerait sur le sol sacré, il serait assailli, usé en détail par la
résistance de chaque bourgade, de chaque département, de chaque
province. Quand il arriverait au cœur du pays, il trouverait en ligne
une armée bien formée, commandée par Napoléon, et l'on n'aurait
sans doute pas de peine à détruire des masses nombreuses, il est
vrai, mais épuisées par. l'effort de toute la France.
Tels étaient les avantages qu'offrait ce premier parti. En voici les
inconvéniens : ce système avait réussi aux Espagnols, aux llusses;
En serait-ij de même des Français? Avaient-ils le génie propre à cette
guerre de chicane? Il faudrait donc voir sans sourciller l'invasion
860 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une moitié des provinces, l'Artois, la Picardie, la Bourgogne, l'Al-
sace, la Lorraine, le Dauphiné. Et si, au lieu de porter à l'extrême
l'enthousiasme national, l'occupation d'une si grande partie du ter-
ritoire allait au contraire répandre le découragement? Ces inconvé-
niens tenaient à la nature du génie français. 11 y en avait d'autres
qui tenaient à la situation et à la nature d'esprit de Napoléon. Était-
il assez sûr du dévouement de la France pour l'exposer à se voir dé-
chirée sans s'émouvoir? Tant qu'il ferait la guerre au dehors, il pou-
vait jusqu'à un certain point compter sur l'esprit public; mais, s'il
laissait entamer le territoire, comprendrait-on qu'il le fît volontaire-
ment et par système? Ne le croirait-on pas vaincu d'avance, et n'é-
tait-ce pas l'être en effet que de laisser croire qu'il le fût un mo-
ment? Une dernière raison emportait toutes les autres. S'il déchaînait
les masses dans une guerre nationale, était-il bien assuré de les re-
tenir, même victorieuses, sous sa dépendance? N'était-ce pas mettre
le sort de la France dans les mains de la France? Et dès lors il
n'était plus le seul libérateur, il disparaissait dans la victoire popu-
laire, il détruisait ainsi et son système et ce pouvoir si difficilement
reconquis. Cette raison, jointe à celles qui précèdent, ne laisse guère
de doute sur l'opinion à laquelle s'arrêtera Napoléon dans le sys-
tème de défense.
Il y en avait un second qui présentait des avantages différens : ne
pas attendre l'ennemi, le devancer, le surprendre dispersé dans ses
cantonnemens, le déconcerter par une attaque furieuse, rompre dès
lors toutes ses combinaisons. On engagerait tout, il est vrai, sur une
seule journée, sur une grande bataille, après laquelle la question
serait décidée, et il faudrait agir avec les seules forces que l'on avait
sous la main; mais cette bataille, n'avait-on pas quatre-vingt-dix
chances sur cent de la gagner? Elle rallierait les partis, elle électri-
serait la France; elle ferait sortir de terre des légions innombrables;
elle briserait la coalition, elle terminerait la sanglante mêlée où l'em-
pire avait failli disparaître! Et quoi d'ailleurs de plus conforme au
génie impétueux de la France ! C'est ainsi, et non par une levée en
masse suivie d'une guerre de détails, que la coalition avait été bri-
sée à Marengo, à Austerlitz, à Wagram. Il n'y avait donc pas à hési-
ter davantage sur le choix du système de défense. Napoléon s'arrê-
tera à celui qu'il a pratiqué toute sa vie; il lui doit la gloire, le
trône, et la France impériale son salut.
Cette résolution suppose, il est vrai, qu'on a mis dans les prépa-
ratifs une énergie égale au danger, et cela se peut-il quand, pen-
dant le premier mois, l'empereur cache h la France que la guerre
est imminente? Comment la nation fera-t-elle des efforts surhu-
mains pour se préparer à la guerre quand le gouvernement assure
en mars, en avril et même en mai, que la paix sera consolidée? En
LA CAMPAGNE DE 1815. 861
avril, un décret ordonne la formation de trois mille cent trente ba-
taillons de garde nationale qui devront donner 2,250,000 hommes.
Ce décret fit une profonde impression sur l'étranger. On crut revoir
la France se soulever tout entière encore une fois contre l'Europe;
mais soit que cette levée en masse fût impossible à effectuer, soit
que les moyens de l'armer manquassent, soit aussi que cet appel
direct à la nation se trouvât trop contraire au tempérament de l'em-
pire, ces grandes mesures furent presque aussitôt abandonnées que
prescrites. Il est certain que pendant que les rois de la vieille Eu-
rope se confiaient pleinement à leurs peuples et appelaient chez eux
la levée en masse dans la landsturm^ Napoléon, qui se disait l'em-
pereur de la démocratie, ne voulut pas mettre sur pied la masse
même de la nation : il craignait de ne plus pouvoir la régir. Les trois
mille cent trente bataillons, épouvantail un moment de l'Europe, se
réduisirent en mai à la mobilisation de quatre cent dix-sept batail-
lons. Ceux-ci formèrent seulement une réserve de lZi6,880 gardes
nationaux, destinés à la défense des places fortes de l'est.
On sait en quelles masses irrésistibles s'étaient levés les Français
en 1793, en 1794. On avait vu quelque chose de semblable en Prusse
en 1813. Par la Uindwchr, l'armée avait été augmentée en quatre
mois de 150,000 hommes (1). Après 1812, l'armée française, en
sept mois, avait été augmentée de 200,000 hommes, après Leip-
zig, en trois mois, de 150,000 hommes. On n'atteignit pas ces chif-
fres en 1815. L'effectif de l'armée sous la restauration était de
155,000 hommes disponibles, prêts à entrer en campagne. Ce
même effectif fut porté sous Napoléon à 198,000 hommes. L'armée
de ligne n'avait donc été augmentée que de /i3,000 hommes pen-
dant les deux mois et demi que Napoléon avait eus pour se préparer
à la lutte suprême. Ce résultat est loin des états de situation qui se
trouvent dans les écrits de Sainte-Hélène ; il est loin surtout des
prodiges que la révolution française avait accomplis, lorsqu'elle
avait été obligée de tout créer de rien en quelques jours.
Pour répondre d'avance à cette comparaison inévitable. Napoléon
affirme que si la révolution eût été attaquée comme lui par un mil-
lion d'hommes, elle eût été vaincue comme lui. Cette supposition se
détruit d'elle-même. La révolution française ne pouvait, dans au-
cun cas, déchaîner contre elle un million d'ennemis; elle n'avait
soulevé que les cabinets; elle n'avait pas réuni contre elle aux pas-
sions des princes les passions des peuples , qui maintenant produi-
saient d'eux-mêmes comme un déluge d'hommes.
Napoléon fut-il dès lors au-dessous de sa tâche? Quelques-uns
l'affirment avec autorité. Je lis dans l'historien le plus récent que
(1) Voyez Cari von Clausewitz, Der Feldzug von 1815, p. 5.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
« ce qui manqua dans les préparatifs, ce furent l'activité, l'énergie,
car la moitié de l'armée extraordinaire était nue, le tiers sans
armes. Le dénûment, la honte, la crainte même de n'être pas trai-
tés en soldats par l'ennemi, accroissaient chaque jour la désertion. »
Et que l'on ne dise pas que l'auteur ici se presse trop d'accuser,
car il allègue des témoins irrécusables, jusqu'ici trop peu consultés,
les lettres de Suchet, les états de situation de Rapp, de Lecourbe.
S'il en coûte trop de condamner Napoléon sur ces indices, conten-
tons-nous d'avouer qu'il y a des choses impossibles à un seul
homme. Quand il s'agit de supprimer ou de remplacer le temps,
une nation seule en est capable.
On lira dans l'ouvrage que je viens de citer des pages lumineuses,
pleines de faits, d'observations, de vues, sur les ressources de la
France, sur la composition des armées en 1815. Ces pages sont un
riche arsenal où les historiens iront souvent puiser. Jamais le dé-
nombrement des diirérentes forces qui vont se trouver aux prises n'a
été calculé avec tant de précision et de fermeté. C'est là qu'il faut
avoir un coup d'œil éprouvé pour distinguer l'apparence de l'effec-
tif réel, ce qui a été fait de ce qui aurait pu l'être, tant Napoléon est
habile à montrer qu'il n'a rien omi-s de ce qui était possible. Au mi-
lieu de ces chiffres se détachent, nets et vigoureux, les portraits, les
caractères des principaux chefs d'armée. Pour moi, sans entrer dans
une analyse désormais épuisée , je me bornerai à un rapide tableau
des forces en présence.
VIII. COMPOSITION ET SITUATION DES ARMÉES FRANÇAISES, ANGLAISES ET PRUSSIENNES.
Contre quelle partie de la ligne ennemie seront portés les pre-
miers coups? Cette question se trouvait résolue d'avance par la po-
sition des armées étrangères. Napoléon négligera toutes celles qui
sont encore éloignées des frontières; il ne leur opposera qu'un ri-
deau. Rapp, avec 20,000 hommes, couvrira l'immense frontière de
l'est; Suchet, avec 16,000 hommes, Lyon, le Dauphiné et les dé-
bouchés des Alpes; Brune, avec 6,000, la Provence et le Yar; Clau-
sel, avec 4,000, les débouchés des Pyrénées orientales et occiden-
tales. Lecourbe couvrira le Haut-Rhin de son nom et des souvenirs de
ses campagnes des Alpes plus que de son armée, car il n'aura que
5,000 hommes à opposer à l'Autriche ; 25,000 des meilleures troupes
seront données à Lamarque pour étouffer la révolte royaliste de la
Vendée : il serait trop imprudent de la laisser se développer. L'ab-
sence de ces 25,000 hommes, en partie d'élite, laissera un vide pro-
fond dans le système de défense. Peut-être leur intervention serait
décisive à l'heure de la bataille!
Au lieu de ce simulacre de force, plusieurs ont soutenu qu'il eût
LA CAMPAGNE DE 1815. 863
mieux valu laisser les frontières vides, sans un seul homme, et tout
concentrer dans l'armée d'opération. Cette censure est excessive et
mal fondée, car ces faibles corps, revêtus de grands noms, firent
assez longtemps illusion à l'ennemi, qui sans cette précaution n'eût
pas manqué de se jeter dès le premier jour sur le territoire français.
Les faibles divisions de Rapp, de Lecourbe, de Suchet, de Glausel,
étaient des têtes d'armées destinées à grossir à mesure que les le-
vées se feraient et que la conscription rendrait ce que l'on devait en
attendre. Elles donnaient un point d'appui à l'esprit public, elles prê-
tèrent.de la consistance aux bataillons de gardes nationales qui de-
vaient les rejoindre dans les places-frontières, et raisonnablement
pouvait-on moins faire que d'opposer A9,000 hommes aux 800,000 en-
nemis qui s'avançaient à marches forcées contre la France dans la
direction de l'est, du sud, de l'ouest? Ce peu d'hommes seront, il
est vrai, hors d'état de repousser la nouvelle invasion de barbares;
mais ils suffiront pour en retarder les approches.
Ces précautions prises. Napoléon se décide à se jeter à l'impro-
viste, avec ce qui lui reste de forces, sur les armées qui étaient le
plus près de lui : c'était l'armée anglaise et l'armée prussienne,
toutes deux cantonnées en Belgique. Elles appartenaient aux peu-
ples qui avaient montré aux Français le plus de haine, qui leur
avaient fait le plus de mal en 181 A. Ainsi la fortune ou le choix du
chef mettait les Français en face de ceux qu'ils étaient le plus im-
patiens de rencontrer sur un champ de bataille.
L'armée anglaise en Belgique était forte de 105,950 hommes (1),
y compris 9,000 hommes de réserve hanovrienne, laissés dans les
garnisons d'xVnvers et des villes de Flandre.
On y comptait 82,062 fantassins, lù,/i82 cavaliers, 8,166 artil-
leurs, l,2/i0 soldats du génie. Elle était divisée en deux corps : le
premier de quarante bataillons, vingt-trois escadrons, sous le prince
d'Orange; le second de trente-huit bataillons, douze escadrons,
sous le lieutenant-général lord Hill. La réserve générale était, pour
l'infanterie, de 23,7Zi8 hommes, sous la main du duc de Welling-
ton, pour la cavalerie, de 9,913 cavaliers, d'aussi bons qu'il y eût
au monde, sous lord Uxbridge. L'artillerie, répartie entre les dif-
(1) On varie beaucoup sur l'évaluation précise de cette armée. Napoléon dit 104,200
combattans, Jomini 99,900, V. Damitz 100,000, le colonel Charras 95,503, van Loben
Sels 91,000. Le chiffre que je donne ici, eu y comprenant la réserve hanovrienne que le
duc de Wellington aurait pu attirer à lui, revient à celui que présente le colonel Char-
ras, d'accord avec les dépèches du duc de Wellington et avec les documens officiels con-
tenus dans les archives du ministère de la guerre des Pays-Bas. C'est aussi l'évaluation
fournie par l'historien ani^lais Siborne. Quant au chiffre si inférieur de 91,000 donné
par van Lùben Sels, la différence provient de ce que cet historien hollandais, si exact, si
consciencieux, n'a pas compté l'ertectif de l'artillerie, du génie et du grand parc; au
reste, il en averti+ clairement de manière à empêcher toute erreur.
86Û REVUE DES DEUX MONDES.
férens corps, se composait de cent quatre-vingt-seize bouches
à feu.
La moitié au moins de cette armée était de vieilles troupes éprou-
vées dans la guerre d'Espagne, et pour celles-là une discipline im-
placable, telle que l'aristocratie sait l'imposer : nul espoir, nulle
possibilité d'avancement pour les sous-offîciers, retenus, quoi qu'ils
fassent, à jamais dans les mêmes grades inférieurs. De là des guerres
sans espérance , sans joie, sans récompense, mais aussi sans ambi-
tion et sans mécompte, le devoir pour les meilleurs, la crainte du
châtiment pour les autres, tenant lieu d'avenir. Une obéissance
aveugle lie ces troupes à leur chef, dont elles semblent avoir le
tempérament. Froid, plein de sens, circonspect, le duc de Wellington
ne se laissait jamais emporter ni abattre. Comme il n'avait jamais
fait la guerre contre Napoléon en personne, il n'avait pour ainsi dire
rien appris à son école. Il faisait la guerre méthodique et sûre des
Marlborough, du prince Eugène; il y portait la patience inébranlable
d'une vieille aristocratie.
Tout n'était pas homogène dans son armée. On y comptait au plus
32,700 hommes de race anglaise; le plus grand nombre, selon la
coutume des armées britanniques, était étranger. La légion alle-
mande avait fourni 7,500 hommes, Hanovre 15,800, Nassau 7,300,
Brunswick 6,700, commandés par le duc Frédéric-Guillaume. La
plupart avaient donné des gages de fidélité sur les champs de ba-
taille; à la solde de l'Angleterre, ils en avaient contracté l'esprit
avec certaines habitudes de tactique, par lesquelles ses troupes se
séparaient encore de celles du continent.
Une autre masse d'étrangers, c'était le contingent de la Belgique
et de la Hollande, qui amenaient en ligne 30,000 hommes. Les
lîistoriens anglais ont montré envers ces alliés une dureté qui touche
à l'ingratitude. Pour réponse, ceux-ci ont compté et nommé (1)
leurs morts. Longtemps ces troupes ou du moins l3eaucoup de leurs
officiers ont servi avec honneur dans l'armée française, et qui sait
s'ils ne s'en souviendront pas au moment décisif? qui sait si la mé-
moire de tant de victoires remportées ensemble n'étouffera pas le
ressentiment des dernières années? La vue d'anciens compagnons
d'armes, celle du drapeau sous lequel on a combattu tant de fois
n'ébranlera-t-elle pas de vieux soldats? Les Hollandais et les Belges,
que tout sépare, ne profiteront-ils pas du désordre de la guerre
pour briser une union formée d'hier et déjà odieuse? Ce qui est un
danger pour les uns ne semblera-t-il pas une délivrance aux autres?
Autant de choses douteuses encore, et que l'événement seul peut
éclaircir.
(1) Voyez le général Renard, les Allégations anglaises, van Loben Sels, 185i; passim.
LA CAMPAGNE DE 1815. 865
Au reste, la prévoyance du chef va au-devant de ces motifs de
crainte. En mêlant dans le même corps les brigades anglaises, hol-
landaises, belges, hanovriennes, saxonnes, et en les faisant com-
battre les unes à côté des autres, il empêchera qu'aucun esprit de
race ne prévale, excepté celui de l'Angleterre, qui contiendra de sa
forte discipline tant d'élémens divers. Le grand nom d'Orange lui
répond de la fidélité de tous les iNéerlandais. Quant aux autres, s'il
y. a encore des incertains, la nécessité, le danger, l'impossibilité du
retour, surtout la rapidité de l'attaque, les décideront bientôt.
L'unité, qui manquait à l'armée anglaise, se trouvait au plus haut
degré dans l'armée prussienne. Là tout est Allemand de langue, de
cœur, de passion. Cette armée de 12/i,U7A combattans, partagée
en quatre corps, le premier sous Ziethen, le second sous Pirch, le
troisième sous Thielmann, le quatrième sous Bulow, comptait cent
trente-six bataillons, cent trente-neuf escadrons, trois cent douze
bouches à feu. On peut remarquer dans cette distribution de l'ar-
mée l'absence d'une réserve générale, comme si tout était donné à
l'impétuosité de l'attaque, et rien à la temporisation.
Il y avait un grand nombre de gardes nationales mobilisées sous
le nom de landwckr. Dans ces troupes, qui avaient fait la campagne
de Leipzig et de France, le sombre enthousiasme des années 1813,
1814, allait jusqu'à la fureur. La vengeance semblait un devoir, car
toute l'Allemagne les avait chargées de venger ses hontes, et le géné-
ral en chef, le feld-maréchal Bliicher, partageait les passions du sol-
dat; il les exagérait encore. Ses soixante et dix ans n'avaient attiédi
en rien son ardeur. Au contraire, l'âge redoublait en lui l'impatience
de i'eprésailles et de renommée. Il serait difficile de dire s'il y avait
en lui plus d'enthousiasme pour la patrie allemande ou plus de haine
pour la France. Je crois pourtant que la haine l'emportait. Dans tous
les cas, il était l'opposé du duc de Wellington. Violent, effréné, im-
modéré dans l'attaque, toujours prêt à tourner ses revers en victoire,
il s'était familiarisé sur les champs de bataille de Lutzen, de Baut-
zen , de Leipzig , avec la tactique de Napoléon , dont il imitait au
moins l'élan, la rapidité, l'impétuosité, ce qui lui avait fait donner
par ses soldats le surnom de maréchal En avant.
Avec des qualités si opposées dans les deux chefs d'armée , on
peut présumer qu'ils se contrarieront l'un l'autre. De cette profonde
différence sortiront des incidens dont Napoléon ne manquera pas de
s'emparer; mais au contraire, s'ils s'entendent, si la même passion
les réunit, que ne pourra la circonspection de l'un, aiguillonnée par
l'impétuosité de l'autre !
Telles étaient les deux armées de Wellington et de Blûcher. Voici
celle que leur oppose Napoléon : le 10 juin, l'armée du Nord comp-
TOME XXXIV. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
tait clans les rangs 89,415 fantassins, 22,302 cavaliers, 12,371 artil-
leurs et soldats du génie, 3,500 hommes dans le grand parc, total
128,088 hommes, 3/i6 bouches à feu. Elle était divisée en cinq corps,
le premier commandé par d'Erlon, le deuxième par Reille, le troi-
sième par Vandamme , le quatrième par Gérard , le dernier par
Lobau.
Outre la cavalerie répartie entre eux , on avait formé quatre corps
de cavalerie de réserve, sous Pajol, Excelmans, Kellermann , Milhaud.
Cette masse de 103 escadrons, ou 11,826 cavaliers, j^resque tous
hommes d'élite , est réunie sous le commandement du maréchal
Grouchy.
La garde présentait en ligne 12,9/il fantassins, 3,689 cavaliers,
52 bouches à feu. Grâce à la distribution savante de ses forces. Na-
poléon s'est ménagé ainsi une réserve de 30,000 hommes qu'il jet-
tera à propos dans la balance. L'artillerie est fournie d'un simple
approvisionnement, car les chevaux manquent, et l'on a dCi même
faire une réquisition de chevaux de poste pour le grand parc. Les
soldats les plus jeunes datent de Lutzen, les plus vieux de Marengo,
plusieurs chefs de Jemmapes. Si vous considérez individuellement les
hommes, les armes, l'équipement, c'est une des plus belles armées
qu'ait possédées la- France. Elle n'en avait pas eu depuis la révolu-
tion où le moral eût été plus exalté, disposition admirable, qui peut,
par son excès même, devenir un danger; car on n'avait pas vu de-
puis longtemps de troupes si ardentes, si ombrageuses, si raison-
neuses. Celles-ci se rendaient compte avec anxiété de tous les mou-
vemens prescrits, comme si elles avaient à commander autant qu'à
obéir. L'armée ayant fait la révolution de 1815 , il lui restait le
tempérament d'une foule agitée. Elle était peuple plus qu'aucune
autre. Inquiète, soupçonneuse à l'excès, parce qu'elle avait refait à
elle seule l'empire, qu'elle en était responsable, elle veillait sur son
ouvrage. Surtout elle se souvenait d'avoir été vaincue, sans pouvoir
le comprendre. Elle avait vu ses chefs passer avec une rapidité inouie
dans des camps opposés, et ce qu'elle ne s'expliquait pas, elle l'ap-
pelait trahison. Un seul homrne avait conservé la confiance entière
du soldat : c'était l'empereur. La merveille du retour de l'île d'Elbe
avait encore accru la magie de ses aigles.
Quant à tous les autres , il dépendait de la moindre apparence
pour qu'on les soupçonnât. Les plus illustres étaient Soult, jXey,
Lobau. Quelques-uns craignaient que le duc de Dalmatie, accou-
tumé depuis longtemps à une sorte de royauté militaire exercée
au loin et sans contrôle, dédaignât les détails secondaires de l'état-
maj or- général, abandonnés auparavant à la patience éprouvée de
Berthier. Et qu'arriverait-il si, tous sachant commander, nul ne
LA CAMPAGNE DE 1815. 867
s'inquiétait de l'exacte transmission des ordres? Les plus grandes
opérations pourraient être compromises par une négligence de l'état-
major. Une dépêche oubliée serait la perte de la France.
Au reste, on était sûr que des caractères militaires tels que celui
de Ney se remontreraient invulnérables sous le canon. Les soldats
le saluaient familièrement du surnom de Rongeât lorsqu'il passait
devant les rangs; ils oubliaient à sa \ue leurs défiances, leurs om-
brages, ils se sentaient invincibles. Lobau et lui avaient à conser-
ver leur vieille renommée, Vandamme à relever la sienne, tous à
sauver leurs noms mêmes, sans parler de leurs têtes proscrites d'a-
vance. Kellermann, négligé pendant la bonne fortune , avait enfin
expié Marengo; on lui avait pardonné d'avoir partagé un moment une
gloire qui ne devait pas avoir de rivale. Dans l'adversité, on s'était
souvenu de lai; heureuse occasion pour un tel homme de se montrer
au-dessus de l'injustice et de recommencer la dernière heure de Ma-
rengo ! Malgré sa renommée, il ne commande, comme un simple di-
visionnaire, qu'un petit corps de huit régimens de grosse cavalerie;
mais il sait qu'un ])lus petit nombre suffît quelquefois pour décider à
propos la fortune dans une grande journée.
D'autres, tels que le maréchal Grouchy, ont à justifier la faveur
récente dont ils ont été l'objet; d'autres enfin, tels que le général
Foy, le général Gérard, sont désignés par le respect de l'armée et
par le choix encore secret de Napoléon à devenir les jeunes maré-
chaux d'empire ; mais le sentiment de la patrie, au bord du gouffre,
laisse à peine une place à l'ambition permise dans les temps glo-
rieux ou assurés.
IX. — LA BELGIQUE AU POITJT DE VUE STRATÉGIQUE. — CANTONNEMENS ANGLAIS ET PRUSSIENS.
Le terrain sur lequel les armées vont se rencontrer se divise de
lui-même en trois parties : au nord, des plaines unies, défendues
par la Lys, par l'Escaut, ou plutôt une vaste plage, des terres basses
facilement inondées, et, si l'on avance plus loin, les fleuves sinueux,
les bras de mer qui enlacent la Hollande ; au midi, sur la droite de
la Meuse, un pays montueux, difficile, coupé de ravins, de bois, qui
s'élève jusqu'aux Ârdennes; au centre, en face de Charleroi, des
plateaux d'abord unis, bientôt ondulés, que couvre à peine la Sam-
bre, et par-delà ses bords marécageux, des routes nombreuses qui
toutis aboutissent à Bruxelles, la capitale des Pays-Bas. Cette zone
intermédiaire entre l'Escaut et la Meuse a presque toujours été le
grand chemin suivi par les armées dans les guerres de Louis XIV et
de la révolution française. Ni la nature ni l'art n'opposent presque
868 REVUE DES DEUX MONDES.
aucun obstacle à un envahisseur entreprenant. Une raison décisive
fera choisir à Napoléon ces mêmes lieux pour ouvrir la campagne.
Les cantonnemens de l'armée anglaise prouvent que le duc de
Wellington n'a aucun pressentiment des projets qui le menacent;
soit méprise, soit disposition naturelle dans un Anglais à s'appuyer
de la mer, et crainte d'en être séparé, le duc de Wellington pro-
longe au loin ses cantonnemens vers l'Escaut. C'est de ce côté qu'il
attend l'ennemi; trompé par cette idée, qui résistera longtemps chez
lui à l'évidence contraire, il a disséminé ses troupes sur l'immense
ligne de Nivelles à Mons, à Ath, à Audenarde. Sa réserve est daiis
les environs de Bruxelles, où il a établi son quartier-général. Il lui
sera impossible de rassembler son armée en moins de quatre jours.
Ëliicher occupe au midi une ligne presque aussi étendue, de Char-
leroi à Namur, à Ciney, à Liège. Son quartier-général est à iNamur.
Il lui faudra trente-six heures pour réunir ses quatre corps. La
cause en est l'impossibilité de faire vivre ses troupes dans un plus
petit rayon à cause de l'hostilité sourde des habitans. Yoilà l'excuse
du général prussien. Quant au général anglais, il n'a pas songé à se
justifier, par oubli, par dédain, ou parce qu'à ses yeux la victoire a
tout couvert.
Quoi qu'il en soit, c'était pour Napoléon une grande tentation de
percer des lignes si démesurément allongées. Il est difficile qu'il ne
profite pas des chances presque assurées que lui offre l'imprévoyance
de l'ennemi; mais où ,rompra-t-il cette longue chaîne de cantonne-
mens? S'il débouche par Mons sur l'extrême droite des Anglais, il
pourra sans doute les séparer de la mer, leur patrie, leur refuge;
mais il les refoulera sur l'armée prussienne, et ne fera ainsi que
hâter la jonction qu'il redoute. Même résultat s'il attaque la gauche
prussienne sur la Meuse : Bliicher sera rejeté sur Wellington ; les
forces ennemies seront encore une fois rassemblées dès l'entrée en
campagne.
Napoléon ne débouchei'a ni sur la droite anglaise, ni sur la gauche
prussienne. Il se placera entre les deux armées, au centre de la
ligne, c'est-à-dire à l'extrême droite des cantonnemens prussiens.
Par là le duc de Wellington et le maréchal Blùcher seront séparés
dès la première heure. L'occasion, le moment décidera sur laquelle
des deux armées il faudra frapper les premiers coups. Que les deux
masses ennemies soient d'abord partagées, après quoi on renouvel-
lera contre elles, l'une après l'autre, la manœuvre de Castiglione,
tant de fois couronnée de succès. Ce mouvement portera l'iii'niée
française de l'autre côté de la Sambre sur la grand' route de Bruxelles;
on y trouvera partout des populations amies, prêtes sans doute à se
prononcer dès le moindre succès. Et, chose aussi de bon augure!
LA CAMPAGNE DE 1815. ' 869
dès le premier pas, on rencontrera Fleurus, armé des deux victoires
de Louis XIV et de la république. Elles salueront au passage l'armée
impériale.
Ainsi Napoléon, avec 110,000 hommes, marche au-devant des ar-
mées anglo-hollandaises et prussiennes fortes de 220,000 hommes.
C'est un homme contre deux. Il n'y a rien là qui puisse étonner une
armée française commandée par le vainqueur de l'Europe; mais c'est
le chef qui devra surtout rétablir la balance au profit du petit nom-
bre. Il faudra chez lui avant tout non pas seulement la même fé-
condité de conception (personne ne doute qu'il l'ait gardée), mais
la même confiance dans la fortune, la même ardeur foudroyante à la
saisir, la même divination pour pénétrer le secret de l'ennemi, la
même inspiration soudaine qu'à Arcole, à Ulm, à Ratisbonne.
Quand iNapoléon compte les cent victoires dont il marche envi-
ronné, quand il se souvient de ce qu'il a fait à Dresde et l'année
précédente dans la campagne de France, il calcule que sa présence
à l'armée vaudra cent mille hommes; surtout il sent un juste orgueil
en face des deux généraux ennemis. Peut-être aussi les estime-t-il
trop peu. A force de répéter aux autres que Wellington est un géné-
ral sans talent, Bliicher un officier de hussards, il finit par \e croire
à moitié : pente funeste qu'une si grande disposition à mépriser! En
dédaignant trop l'ennemi, en se plaçant trop au-dessus de lui, on
risque de ne plus apercevoir ses projets.
Déjà il se plaint que ses lieutenans ont été ébranlés par les dé-
sastres; mais lui-même n'en a-t-il reçu aucune atteinte? est-il
bien sûr d'être resté ce qu'il était? Quelques-uns soutiennent (et
parmi eux le général Lamarque, le colonel Charras) que l'ennemi
n'a devant lui dans cette campagne qu'une ombre de Napoléon, Exa-
minons à ce point de vue, en nous donnant le plaisir de l'impartia-
lité, les quatre jours qui vont suivre, puisque la campagne n'a pas
duré davantage. Comptons les heures, les minutes; chaque moment
renferme les destinées de la France.
Dira-t-on que l'infaillibilité du chef fait partie de la gloire natio-
nale? On substituerait ainsi l'idolâtrie à la raison publique. La gloire
des Romains, était-ce de consacrer toutes les fautes de César? était-ce
de mettre Dyrrachium à côté de Pharsale? La gloire de la Prusse,
est-ce de ne faire aucune différence entre la campagne de Torgau et
les autres campagnes de Frédéric? Les anciens, les modernes, César,
Frédéric, Napoléon lui-même, ont pensé le contraire.
Edgar Quinet.
{La seconde partie au prochain n" .)
DE
L'INFLUENCE LITTÉRAIRE
DANS LES BEAUX-ARTS
M. JOHN RUSKIN ET SES IDÉES SUR LA PEINTURE.
Uodern Painters {les Peintres modernes), 5 voL in-4o, 1843-1860. London, Smith, Elder.
En parlant, il y a quelque temps, dans la Revue, de l'homme re-
marquable qui depuis dix-sept années entretient en Angleterre une
sorte à'ngildlion pour la réforme des beaux-arts, je me proposais
surtout de faire connaître ses idées sur l'architecture (1). Quant à la
théorie générale d'esthétique qui sert de base à ces idées, je m'é-
tais borné à l'indiquer, en remarquant que, pour en voir ressortir
nettement la portée et le caractère, il fallait l'étudier dans ceux des
écrits de M. Ruskin qui ont plus spécialement trait à la peinture.
Depuis cette époque, ce sont précisément ses vues sur la peinture
qu'il a achevé de développer en publiant le cinquième et dernier
volume de ses Peintres ??îoderne,s, et aujourd'hui je voudrais pro-
fiter de la circonstance pour discuter plus à fond ses principes. Je le
fais d'autant plus volontiers que, sans nous éloigner de M. Ruskin,
nous entrerons en plein dans une question intéressante et à peine
soulevée jus [u'ici, celle de l'influence que les esprits littéraires ont
exercée sur les artistes. Évidemment les temps héroïques de la pein-
ture sont passés. Quoique dans ces dernières années elle ait eu un
beau réveil, que sous le rapport de l'habileté elle ait fait d'inces-
(1) Voyez la livraison du 1" juillet 1860.
l'influence littéraire bans les beaux-arts. 871
sans progrès, les sources du génie et de l'inspiration ne coulent
plus pour elle comme autrefois. Nul ne semble contester ce fait, et
jamais même la philosophie n'avait aussi activement cherché que
de nos jours les moyens de remettre l'art dans la bonne voie, jamais
elle ne s'était tant occupée à lui apprendre ce qu'il doit être. Seule-
ment il est une chose que la philosophie a moins songé à examiner,
c'est la part qu'elle-même avait pu avoir à l'épuisement de l'art. Et
cependant il y avait lieu de regarder de ce côté, car s'il existe des
différences entre la position de l'artiste moderne et celle de l'artiste
primitif, ces différences se résument presque toutes dans l'empire
que la pensée abstraite et les penseurs du dehors ont pris peu à
peu sur la direction des peintres.
Jusqu'au xv« siècle, l'artiste pouvait être lui-même un poète ou
un philosophe; mais, comme artiste, il vivait dans une sorte de sanc-
tuaire : il appartenait à une confrérie qui avait ses secrets et for-
mait un monde à part; il recevait par initiation les traditions des
devanciers, et en peignant il ne reconnaissait pour juges que ses
maîtres et ses pairs. D'ailleurs les hommes d'alors en étaient en-
core à cet âge où les idées abstraites ont peu de prise sur l'esprit,
et c'étaient les images ou les statues, c'était l'art avec ses histoires
peintes du ciel et de la terre qui donnait l'impulsion à la pensée
des masses plutôt qu'il ne suivait le mouvement de l'intelligence
répandue dans les sociétés. Maintenant tout est diamétralement
changé. Dès la renaissance, la réflexion et le raisonnement avaient
envahi les artistes eux-mêmes, et chaque jour la corporation au-
trefois souveraine a perdu de plus en plus non-seulement son rôle
d'initiatrice, mais encore son indépendance. Dans ces deux derniers
siècles surtout, les expositions, les critiques de journaux et l'acti-
vité générale des esprits ont décidément soumis les hommes de la
palette et les facultés plastiques à la juridiction du public qui ne
peint pas, à la loi des hommes de jugement et des facultés intellec-
tuelles. Est-ce là un bien ou un mal? Est-ce là ce qui a été cause
de la décadence, ou ce qui doit amener la régénération de l'art?
Il me semble que connaître M. Ruskin, c'est avoir à cet égard les
meilleurs renseignemens, car il est lui-même comme le dernier mot
de l'esprit littéraire appliqué aux choses de l'art. Tous ses efforts,
nous le verrons, n'ont tendu qu'à renouveler la peinture en assimi-
lant entièrement les tableaux aux livres, en exigeant d'eux tout ce
que les esprits qui ne s'occupent pas d'art peuvent aimer dans les
écrits des poètes, ou des savans, ou des philosophes, et j'ajouterai
que, par ses défauts comme par ses qualités, par sa logique, qui
pousse tout à l'extrême, comme par la variation de ses idées, qui l'ont
porté aux deux pôles de la pensée, M. Ruskin est presque une ex-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
pression complète du bien et du mal que l'influence littéraire peut
faire aux arts plastiques. Je trouve chez lui ce que les penseurs du
dehors peuvent fournir de meilleur à la peinture et ce qui peut seul
la défendre contre les routines d'atelier et l'idolâtrie des procédés,
ces deux fâcheuses iniluences auxquelles les artistes sont exposés en
restant comme enfermés dans leur caste. J'y trouve au plus haut
point le sentiment des conditions morales que le peintre lui-même
doit remplir pour pouvoir tirer profit de ses facultés ; mais en même
temps j'aperçois aussi chez M. Ruskin l'erreur radicale qui a sans
cesse condamné la raison abstraite à se tromper du tout au tout sur
ce que doivent être les tableaux : j'y vois, dans tout le danger de
ses conséquences, cette illusion littéraire qui consiste à méconnaître
le domaine spécial de la peinture, et qui à mon sens menace de lui
porter le dernier coup en achevant d'enlever au peintre la conscience
de sa vocation.
Le grand ouvrage de M. Ruskin sur la peinture a le grave incon-
vénient d'avoir été commencé en 18/13, alors que le gradué d'Oxford
n'était pas encore âgé de vingt-quatre ans, et d'avoir été terminé
seulement en 1860 : dans l'intervalle de ces dix-sept années, l'auteur
a dû certainement élargir son horizon et mieux lire en lui-même.
L'intention première de M. Ruskin avait été surtout de venger Turner
des critiques qui l'avaient assailli, et de démontrer à l'Angleterre
qu'elle possédait en lui un peintre de génie, un maître destiné à
marquer à côté des Giotto, des Michel-Ange et des Titien, comme le
créateur d'une ère nouvelle. A cette époque aussi, le paysage absor-
bait presque exclusivement l'attention du jeune écrivain; c'était l'a-
mour de la nature qui l'avait mené à l'amour des œuvres d'art où la
nature est représentée, et dans une large mesure il se contentait d'ap-
pliquer à toute la peinture des goûts et des idées qui n'avaient été
éveillés en lui que par une des branches les plus restreintes de cet
art. Plus tard, entre son premier et son second volume, un assez long
séjour en Italie, où il avait déjà fait pourtant plusieurs voyages, l'étude
des maîtres primitifs et l'influence des arts gothiques apportèrent à
ses idées d'importantes modifications. L'ouvrage, qui d'abord avait
été entrepris pour répondre à un article de rcvuCy fut continué par
intervalles, et comme M. Ruskin a toujours maintenu la lettre de ses
premières décisions, tout en modifiant plus ou moins le sens, comme
il y est toujours revenu tout en posant de nouveaux principes, ses
cinq volumes ressemblent un peu à une zone de terrain qui ren-
ferme dans son sein des fossiles de diflTérens âges, des êtres appar-
tenant à des créations successives séparées l'une de l'autre par des
cataclysmes. Des opinions qui n'ont pu résulter que d'une expé-
rience incomplète, des idées qui à mon gré représentent seulement
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 873
la première idée qu'on se fait de la peinture, reçoivent une inter-
prétation et sont appuyées par des raisons qui dénotent un esprit
pleinement ouvert, pleinement arrivé à voir et sentir ce qui ne se
laisse découvrir qu'en dernier lieu.
Pour qui se contenterait de feuilleter L's Peintres mochTnes, le livre
serait une énigme insoluble. A lire par passages le premier volume,
celui où M. Ruskin a définitivement arrêté les formules de sa théorie,
on serait tenté à chaque instant de le prendre pour un réaliste à la
française, pour un adepte de cette école positiviste qui met un tron-
çon de chou bien rendu au-dessus de toutes les pensées, de toutes
les afiections de l'àme humaine, et ({ui, j'en ai peur, est bien moins
inspirée par l'amour du vrai que par un sourd besoin de ravaler
toute la partie morale de notre être , par ce cynisme qui ose pré-
tendre qu'il ne s'agit pas de rechercher ce qui est beau et bon, et
que la seule bonne chose est d'être un habile homme. En tout cas,
on sait que son programme se réduit à étoufl'er dans l'art toute ima-
gination, à demander que les tableaux n'expriment aucune pensée
et ne soient en rien une création de l'homme. Que M. Ruskin ait
jamais partagé les intentions de ce réalisme, je ne le prétends point;
toujours est-il qu'il arrive souvent à parler le même langage : il ne
répète pas seulement que l'unique j)ut de l'art est de faire connaî-
tre la réalité telle qu'elle est, il semble prendre plaisir à rabaisser
l'homme pour grandir les choses; il s'irrite à la seule pensée qu'un
artiste puisse se permettre d'entretenir le public des petites concep-
tions de son petit cerveau; il est décidé d'avance à croire que tout
le mérite de l'artiste ne peut être qu'un compte-rendu, que tout ce
qui n'est pas un compte-rendu ne peut être qu'un défaut et une
honte. L'erreur toutefois serait grande si l'on jugeait M. Ruskin sur
ces apparences. Il suffit de tourner un feuillet, et voilà que le disci-
ple de M. Comte se change en une sorte de mystique. Ce même
homme qui veut que la peinture regarde tout entière le monde exté-
rieur, qui ne conçoit pas même qu'elle puisse être vraie en expri-
mant la nature humaine, il se trouve qu'il accorde à peine le nom
de vérité à l'apparence matérielle des choses. Ce même homme qui
demande sans cesse la réalité, toute la réalité, rien que la réalité, il
se trouve qu'il la demande au nom de la foi religieuse et par zèle
pour la dignité humaine. S'il ferme à l'artiste ce qu'on appelle le
monde de l'idéal, c'est pour que l'art soit fondé sur l'oubli de nous-
mêmes , sur la sympathie qui porte toute notre attention et toutes
nos affections vers ce qui n'est pas nous. S'il est le plus absolu des
réalistes, c'est parce que les réalités sont l'œuvre de Dieu, parce
que le devoir de l'homme est de consacrer humblement toutes ses
facultés à pénétrer leurs divines significations, parce que la plus
87/l REVUE DES DEUX MONDES.
noble attitude pour lui est de s'agenouiller à leurs pieds pour écouter
comme un disciple et adorer comme une créature, au lieu de pré-
tendre, comme Satan, opposer ses propres conceptions à celles du
Très-Haut.
Le fait est qu'il y a chez M. Ruskin deux instincts contraires qui
ne sont jamais parvenus à s'entendre, et qu'il n'a jamais cherché à
concilier qu'en apparence. Au lieu de les mettre réellement d'accord
en les tempérant l'un par l'autre, il a préféré se déguiser leur conflit
par d'éternelles confusions d'idées. Faut-il attribuer à l'âge seul les
tendances réalistes qui dominaient le gradué d'Oxford au moment
où il a conçu sa doctrine ? Non , ces tendances tiennent évidemment
à une soif d'observations et de connaissances qui fait partie inté-
grante de sa nature. Cependant je ne puis m' empêcher de croire
que, dans le principe, il avait beaucoup cédé aussi à ce penchant
de jeunesse qui est bien une des sources du mauvais réalisme, pen-
chant tout négatif qui, à notre premier contact avec la vie, s'em-
pare plus ou moins de nous tous, parce que tous, plus ou moins,
dans notre enfance nous n'avons fait que rêver au gré de nos dé-
sirs, penchant irrité qui se venge de ces rêves trompeurs en traitant
de mensonge tout ce qui ressemble à un sentiment et en ne voulant
plus estimer que le talent de voir juste ce qui est. Et pourtant dès
cette époque j'aperçois déjà chez M. Ruskin toutes les tendances du
moraliste. Tandis que l'influence de son âge, ajoutée à ses besoins
intellectuels, le pousse vers un art qui ne songe qu'à rendre compte
des faits, l'ensemble de son caractère le porte et l'oblige à évaluer
toute œuvre humaine d'après l'état moral qu'elle manifeste. L'effet
qu'un tableau peut produire n'est pas ce qui le frappe le plus : ce
sont plutôt les facultés qui ont contribué à produire le tableau. Ainsi
s'explique pour moi l'origine de sa théorie : elle m' apparaît comme
un résultat de ce conflit, comme un effort involontaire pour satis-
faire à la fois ces deux instincts.
I. — LA VÉRITÉ.
Et d'abord qu'est-ce au juste que la vérité dont M. Ruskin est
bien près de faire Y alpha et V oméga de l'art? La question avec lui
n'est point superflue, car à chaque instant il confond les faits et nos
idées des faits, le phénomène extérieur et la pensée qu'il éveille
en nous. En parlant des montagnes, qui nous font songer à la briè-
veté de la vie et à notre néant, aux générations qui ont contemplé
aA'ant nous le colosse de granit, à celles qui le verront encore de-
bout quand nous ne serons plus, il appelle ces réflexions et ces im-
pressions la vérité de la montagne : il les considère comme un pa-
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 875
thétique qui fait positivement partie de sa substance. Il est donc
bon de se tenir sur ses gardes, et ici en particulier on se mépren-
drait du tout au tout, si l'on supposait que la vérité sur laquelle il
insiste est purement celle du trompe-l'œil, celle qui fait illusion,
en nous donnant la senstitioii de la réalité. 11 n'a que mépris pour ce
misérable talent dont la plus haute ambition est de « mettre nos
sens en contradiction l'un avec l'autre, de faire dire à nos yeux qu'un
objet est rond quand nos doigts disent qu'il est plat, et dont le plus
sublime effort est de nous causer un plaisir absolument semblable à
celui que nous cause un tour de jonglerie. » Son grand ouvrage
tout entier pourrait être considéré comme une longue polémique
contre l'erreur populaire qui ne voit dans la peinture qu'un art d'i-
mitation. La thèse qu'il développe, c'est que la recherche de la vérité
d'apparence est précisément ce qui a perdu les peintres du passé,
ce qui les a précipités dans toutes les faussetés olk ils sont tombés
sur le fond des choses, et que la gloire de Turner, comme le prin-
cipe de son génie, est d'avoir visé plus haut que cette vulgaire res-
semblance de superhcie. <i Les Salvator, les Claude, les Cuyp et les
Poussin, dit-il, avaient parfaitement compris la voie où la peinture
devait s'engager de leur temps pour accomplir un nouveau progrès.
Après les penseurs du xiv siècle, les dessinateurs du xV et les co-
loristes du xvi% c'était bien du côté des effets de la nature qu'il leur
restait à tourner leurs efforts; mais tandis qu'il eût fallu retracer les
mouvemens de lumière et d'atmosphère et sous leurs prestiges pas-
sagers laisser entrevoir le caractère permanent des choses, ils n'ont
su rendre les effets qu'en dénaturant les objets. Devant la nature,
ils n'avaient d'yeux que pour ce qui pouvait se prêter à une imita-
tion littérale; tout ce (jui ne pouvait pas servir à faire valoir leur
talent d'exécution , ils le regardaient avec une apathie absolue, ou
plutôt ils passaient sans le regarder. » Poussin rangé parmi les
peintres qui ont trop sacrifié à la vraisemblance! c'est là un de ces
écarts comme l'imagination de M. Ruskin s'en permet parfois, un
de ces papillons roses qui, pour son œil ébloui, dansent autour du
soleil, qu'il regarde trop hxement. Cela toutefois n'enlève rien à la
solidité de sa plaidoirie contre l'imitation. Entre autres remarques
qui demanderaient à ne pas être oubliées, il fait admirablement voir
que l'espèce de ressemblance qui trompe l'œil tient purement au re-
lief apparent, et que de la sorte elle est au plus une vérité partielle
du plus bas étage, une vérité même qui, avec les moyens limités de
notre palette, ne peut être obtenue qu'au détriment des vérités les
plus caractéristiques et les plus importantes. D'ailleurs c'est par
elle-même que l'imitation est littéralement le contraire du vrai, en
ce sens qu'au lieu de chercher à nous faire connaître l'objet repré-
876 REVUE DES DEUX MONDES.
sente, elle tend à emporter notre pensée loin de lui. « Que l'artiste
ait peint le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu'elle
est causée par la perfection du faux -semblant, est exactement la
même : nous ne la goûtons qu'en oubliant le héros et sa monture
pour considérer exclusivement l'adresse de l'artiste... Vous pouvez
envisager des larmes comme l'effet d'un artifice ou d'une douleur,
l'un ou l'autre à votre gré, mais l'un et l'autre en même temps, ja-
mais : si elles vous émerveillent comme un chef-d'œuvre de mimique,
elles ne sauraient vous toucher comme un signe de souffrance. »
Au fond, M. Ruskin, malgré ses attaques passionnées contre les
Allemands et contre tout idéalisme, n'est lui-même qu'un idéaliste
d'une espèce particulière, ou du moins un intellectualiste, si l'on
me passe ce mot. Ce n'est pas seulement du trompe-l'œil qu'il fait
bon marché, il ne tient malheureusement guère plus de compte de
la vérité d'effet, fa vérité qui le préoccupe, c'est celle qui consiste
surtout à rendre les significations des aspects, à faire comprendre
tout ce qu'ils peuvent nous apprendre sur les fonctions, les rapports,
la nature intrinsèque des choses. C'est la vérité qui définit à la ma-
nière de la science, qui, s'il est question d'un chêne, tâchera de
nous en donner l'idée plutôt que l'impression, je veux dire qui le
représentera tel qu'il apparaît à notre intelligence, lorsqu'elle l'a
conçu et ramené à un ensemble de notions intelligibles, à certaines
formes de feuillage, certains modes de ramification, qui sont pour
elle les caractères du chêne, ou à des qualités plus spéciales qui
caractérisent pour elle ce chêne particulier. En un mot. si M. Ruskin
est réaliste, c'est un peu comme le platonicien pour qui les réalités,
telles qu'elles nous frappent, sont une ombre vaine, et qui ne tient
pour réel que les lois et les types, les vérités universelles et per-
pétuelles, dont les réalités sont aux yeux de la pensée une simple
manifestation.
Du reste, à défaut de précision dans les mots, au moins les in-
stincts de M. Ruskin ne sauraient faire doute. Ils sont écrits en gros
caractères à chaque ligne de la vaste enquête qu'il a ouverte sur la
nature, enquête où il ne tente rien moins que de la suivre dans
l'ensemble de ses manifestations, et de donner en quelque sorte le
vocabulaire des signes dont elle se sert pour nous communiquer ses
secrets. Commençant par les faits généraux, il passe tour à tour en
revue les vérités de ton, ou les relations que prennent les teintes
des objets suivant les diverses conditions de l'atmosphère; les véri-
tés de ronleur, ou la coloration propre des corps et les modifications
qu'elle subit sous l'influence de la lumière, de l'ombre, de la per-
spective aérienne; les vérités de rhiir-obsrur, qui nous donnent
l'impression du soleil, et qui, par l'échelle immense de leurs gra-
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 877
dations, accusent les variétés infinies des formes, des positions et
des distances; les vérités de l'espace^ ou l'impression de l'étendue
en tant r{u'elle dépend des limites de notre vue et de la direction du
foyer de notre œil. De ces aperçus d'ensemble, il en vient aux élé-
meas partiels du paysage, aux terrains, à la végétation , au ciel,
avec ses trois zones de nuages qu'il parcourt l'une après l'autre, à
l'eau enfin, ce Protée de la création, auquel il chante d'abord un
hymne magnifique, pour l'étudier ensuite à la loupe dans ses inces-
santes transformations, dans les courbes et les nuances fugitives des
flots, dans les phénomènes de réllexion dont il démêle patiemment
la trame désespérante. A deux reprises il est revenu à cette œuvre
d'amour, épelant la nature pour surprendre ses beautés, après l'a-
voir épelée pour déchiffrer ses vérités, et prodiguant partout les
vastes vues et les minutieux détails avec la précision, la sûreté fa-
milière, la joyeuse abondance d'un homme qui a vu de ses yeux et
qui a passé sa vie à regarder pour sa propre satisliction, sans y être
déterminé par aucun dessein. Il serait difficile d'exagérer le prix des
observations dont il a ainsi rempli près de trois énormes volumes,
car M. Ruskin est loin d'être un simple savant qui ne cherche qu'à
connaître. Chez lui, l'œil du lynx est aiguisé encore et dirigé par les
indicibles sympathies qui trouvent dans les couleurs et les formes
une source de jouissances et d'irrésistibles affections. Et pourtant son
point de vue évidemment n'est point celui de l'artiste, de l'homme
qui reçoit des aspects une impression directe, et qui s'y arrête;
c'est plutôt celui du poète qui, tout en les sentant, va au-delà, et
qui se plaît surtout aux émotions d'imagination, à ces émotions plus
vastes que nous causent non pas précisément les choses mêmes,
mais les pensées de tout genre qu'elles évoquent en nous. Il y a chez
M. Ruskin du Bacon et du Shakspeare : avant tout, c'est une intel-
ligence très active doublée d'un vif sentiment dramatique. On sent
que son bonheur est de scruter toute chose pour se donner la vision
des forces qui y sont à l'œuvre, ou qui y laissent deviner l'histoire
de leurs prouesses. Le trait important à ses yeux, c'est le trait élo-
quent, le document qui raconte les cataclysmes du passé, l'indice
où se trahissent les puissances qui ont assisté à la naissance de la
terre et qui prendront part à sa destruction. Ce qui l'attire et ce qui
l'arrête, ce sont les angles et les courbes qui dénotent dans l'arbre
la croissance, la résistance et la lutte; ce sont les nuances ou les
contours qui manifestent la constitution vivante du nuage, l'action
et la production des vents, ou qui entraînent l'esprit à mesurer les
gigantesques promontoires et les colossales vallées de ces Himalayas
de vapeur oii la pensée ne peut s'engager sans épouvante. Une fois
au milieu des montagnes, il ne se contente pas de relever les
878 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes phases des annales de notre globe telles qu'elles sont écrites
sur les pics supérieurs, sur les montagnes secondaires et sur les
terres d'alluvion; il s'arrête aux moindres épisodes de la divine épo-
pée, aux lignes de stratification et de fêlure qui révèlent la nature
individuelle des roches, aux lignes d'éboulement et de projection
qui nous montrent la montagne animée de mouvement et parcou-
rant, elle aussi, la carrière des âges, aux lignes de corrosion et d'ar-
rondissement qui témoignent de l'action constante des eaux et de
l'atmosphère.
On voit que la vérité de M. Ruskin n'a nul rapport avec la vérité
des réalistes. Son intention n'est point de réformer l'art en le ré-
trécissant et en lui interdisant toute pensée : il a une ambition bien
autrement puissante et originale, une ambition qui implique au con-
traire une multitude d'exigences que nul peut-être n'avait jamais sen-
ties aussi vivement que lui. Pour la satisfaire, ce n'est point assez que
l'artiste ne contredise pas les faits et les lois de l'univers, ce n'est point
assez qu'il ait, « comme les maîtres du xv*" siècle et comme les grands
Vénitiens, de magnifiques motifs de paysage. » Il importe de ne pas
confondre ces abstractions de l'imagination avec le paysage tel que
Turner le premier nous l'a révélé, — avec celui qui est une exposi-
tion générale et complète de la nature. S'inspirer des cieux ou des
montagnes et leur faire des emprunts partiels pour composer d'a-
gréables tableaux, ce n'est point raconter les merveilles de la créa-
tion. Il faut que l'artiste soit réellement l'historien des phénomènes,
le révélateur des énergies cachées, le chantre et le prêtre des gloires
de l'œuvre divine ; il faut que dans chacune de ses productions,
comme dans la succession de ses travaux, son but exprès soit d" en-
seigner la nature à l'homme et de la lui faire aimer, de le prendre
par toutes ses facultés pour l'amener à elle, pour habituer son cœur
et son esprit à y trouver leur plus chère joie et le texte de leurs
incessantes méditations. Si M. Ruskin a un tort, c'est d'être insa-
tiable et de ne pas tenir compte de l'impossible : vérités géologiques,
botaniques, météorologiques, vérités physiques, physiologiques et
hydrauliques, toutes les vérités de la science en un mot, en tant
qu'elles se trahissent par les traits visibles des choses, rentrent dans
le domaine qu'il assigne à l'art.
« Chaque herbe, chaque fleur des champs, dit-il, a sa beauté distincte
et parfaite; elle a son habitat, son expression, son office particulier, et Part
le plus élevé est celui qui saisit ce caractère spécifique, qui le développe et
qui l'illustre, qui lui donne sa place appropriée dans l'ensemble du paysage,
et par-là rehausse et rend plus intense la grande impression que le tableau
est destiné à produire... Chaque classe de roche, chaque variété de sol,
chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 879
géologique et météorologique; cela n'importe pas seulement à la vérité du
détail, cela est encore plus important pour obtenir ce caractère simple, sé-
rieux et harmonieux qui distingue l'effet d'ensemble des sites naturels.
Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n'appartiennent qu'à
elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes
constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers, parmi
lesquels se dessinent encore des différences plus particulières par suite des
variétés d'élévation et de température. De ces circonstances modifiantes
résulte la multiplicité infinie des ordres de paysages, dont chacun présente
un accord parfait entre ses parties... »
Ce sont là des conditions bien multiples à remplir, et pourtant
M. Ruskin ne borne pas là ses exigences.
« De ce que toutes ces connaissances spéciales sont nécessaires au peintre,
il ne s'ensuit pas qu'elles constituent le peintre, ni qu'un pareil savoir soit
précieux en soi et abstraction faite de tout noble but. La même connais-
sance, qui n'est que méprisable quand elle est recherchée pour d'indignes
motifs, peut être dans un autre esprit une acquisition de la plus haute va-
leur et qui porte avec elle l'influence la plus bienfaisante. C'est là ce qui
distingue la science du simple botaniste de celle de l'artiste ou du poète.
L'un constate les diversités des plantes et des fleurs dans l'intention d'en-
richir son herbier, l'autre les considère pour s'en faire un moyen d'expres-
sion et d'émotion; — l'un compte les étamines et donne des noms, après
quoi il est content et s'arrête; l'autre observe dans la plante tous les ca-
ractères de forme et de couleur, en envisageant chacun de ses attributs
comme une donnée parlante; il saisit ses lignes de grâce ou d'énergie,
de rigidité ou de repos; il note la faiblesse ou la vigueur, la sérénité ou
le vague de ses teintes; il remarque ses habitudes locales, son amour ou
sa répugnance pour telle exposition, les conditions qui la font vivre ou
périr; il l'associe dans sa pensée à tous les traits des lieux qu'elle habite et
aux opérations des influences nécessaires à sa subsistance. Désormais la
fleur est pour lui un être vivant avec des annales inscrites sur ses feuilles
et des passions palpitant dans ses mouvemens. Si elle intervient dans le ta-
bleau, ce n'est plus comme un simple point de couleur ou comme une étin-
celle insignifiante de lumière: elle est une voix sortant de la terre, un nou-
vel accord de la musique de l'àme, une note nécessaire dans l'harmonie de
l'œuvre, qui contribue autant à sa tendresse qu'à son élévation, et ne con-
court pas moins à sa grâce qu'à sa vérité. »
C'est dire qu'outre les vérités qui sont du ressort de la science,
M. Ruskin fait rentrer dans la peinture les vérités du poète, les vé-
rités du philosophe, les vérités de l'homme moral et de l'homme
religieux. Ce qu'il demande en un mot, c'est la réalité commentée,
sentie et aimée par l'âme humaine tout entière. Il veut qu'en rela-
tant tout ce que l'œil et l'intelligence peuvent connaître de la nature
des choses, l'artiste exprime encore tout ce que les choses peuvent
880 REVUE DES DEUX MONDES.
révéler à la pensée abstraite qui les questionne sur leurs lois et leui*s
portées, tout ce qu'elles peuvent suggérer à la conscience qui leur
demande des enseignemens moraux, tout ce qu'elles peuvent dire
au cœur ou à l'imagination qui y cherche le secret de la vie, le
reflet de nos espérances et de nos misères, la révélation de notre
destinée.
Mais d'un autre côté, en même temps que M. Ruskin accroît à
l'inlini les matériaux de la peinture, il semble prendre à tâche de
rétrécir impitoyablement l'usage qu'elle en peut faire. S'il appelle
toutes les facultés humaines à concourir aux créations de l'artiste,
il exige que chez lui elles ne s'emploient toutes qu'à rendre compte
des faits et des valeurs de la réalité. 11 ne souff're pas que l'art ait
ses romanciers, ses poètes, ses philosophes : toute la pensée, toute
la poésie, toute l'imagination, ne doivent se traduire que sous la
forme de l'histoire. Le seul mot d'invention fait peur à M. Ruskin.
Il se plaît à redire que les grands maîtres n'ont été grands qu'en
peignant les hommes, les choses et les costumes de leur temps, ce
qu'ils avaient sans cesse sous les yeux, et que les meilleures figures
de leurs tableaux ne sont que des portraits. Il s'étonne, il ne peut
comprendre qu'un artiste dépense son temp-s et son talent à inven-
ter des sites, lorsque tant de merveilles naturelles, qui dépassent
tout ce que le génie humain imaginera jamais, en sont encore à at-
tendre un œil qui les admire et un témoin qui les relate. Rien qu'il
sache reconnaître le mérite d'une exécution large, la concession
chez lui est presque toujours suivie d'une réserve qui revient à dire
que, malgré tout, la valeur d'un tableau est strictement en raison
du nombre et de V importance des renseignemens qu'il nous four-
nit sur les réalités. De fait, tout ramène M. Ruskin à cette idée de
compte-rendu, et dès qu'elle reprend possession de lui, il se laisse
emporter à la retourner, à la développer, à l'épuiser, si bien qu'il
en arrive à nier implicitement le second but qu'il attribuait lui-
même à l'art, celui d'exprimer aussi l'âme de l'artiste. A l'entendre,
c'est au plus strict sens du mot qu'il s'agit de caractériser les œu-
vres de Dieu, d'en faire connaître la nature intrinsèque avec la to-
talité des élémens qui en déterminent l'action dans tous les sens. La
tâche du peintre n'est pas de définir l'effet produit sur nous, ce qui
se trouve dans le reflet défiguré de notre miroir, dans l'image toute
composée de lacunes et d'erreurs qui ne résultent que de nos in-
compétences, mais bien de montrer ce que la chose extérieure ren-
ferme vraiment, ce qui, en dehors de nous, la différencie de toutes
les autres choses. M. Ruskin va même jusqu'à faire intervenir Locke
et sa fameuse distinction entre les trois ordres de qualités qui exis-
tent dans les corps, à savoir : les qualités primaires, qui appartien-
l'influeage littéraire dans les beaux-arts. 881
nent tout entières à l'objet, comme le volume, la configuration, le
nombre des parties, etc.; — les qualités sensibles, comme le par-
fum et la chaleur, c'est-à-dire les influences que les corps exercent
sur nos sens; — enfin les autres propriétés par lesquelles ils peu-
vent modifier d'autres corps. Or, ajoute M. Ruskin, puisque le but
de la peinture est de caractériser les réalités en elles-mêmes, il est
évident que les qualités qui appartiennent tout entières à l'objet
doivent passer avant celles qui dépendent autant de nos propres or-
ganes que de la nature de l'objet. Donc la couleur n'est qu'une vé-
rité secondaire, donc toutes les magies analogues au parfum de la
fleur, c'est-à-dire tout le côté émouvant des choses, tout ce qu'elles
ont de puissances pour nous enivrer est justement ce qui a le moins
d'importance pour le peintre.
Une pareille logique ressemble à de la colère , et ses excès sont
d'autant plus frappans qu'en réalité M. Ruskin est vivement attiré
par la couleur. Il ne lui a pas seulement rendu plus tard un chaleu-
reux hommage, il n'en parle jamais sans trouver de ces mots qui ne
peuvent être suspects, tant ils vont droit au cœur. Seulement il est
une concession à laquelle M. Ruskin ne saurait se résigner. Si large
qu'il fasse la part de l'imagination pour ce qui touche aux pensées
abstraites et aux sentimens moraux , il ne veut pas admettre qi'e la
peinture soit en partie une création, en partie une relation, qu'elle
soit non pas uniquement un compte-rendu de la nature et des pen-
sées de l'homme, mais encore un art comme la musique, un art
dans toute la force du terme, c'est-à-dire une invention tout hu-
maine qui consiste à trouver des combinaisons faites pour l'homme,
des combinaisons aussi inconnues à la nature que les harmonies du
musicien, et dont la valeur dépend, non plus du rapport qu'elles
peuvent avoir avec les réalités extérieures, mais du rapport qu'elles
ont avec les lois et les sensibilités de notre propre nature. Il n'en a
pas fallu davantage pour acculer M. Ruskin à d'insurmontables dif-
ficultés. Pour s'expliquer le prestige que les grands coloristes exer-
cent sur lui par ces qualités toutes musicales, il est réduit à re-
courir aux causes surnaturelles d'une mythologie allégorique. Il est
forcé de voir dans chaque teinte et chaque combinaison de teintes
le symbole terrestre ou plutôt l'incarnation mystique d'une qualité
morale qui est belle de sa beauté spirituelle et qui prête à son em-
blème la puissance qu'elle a sur notre esprit. Les couleurs en échi-
quier du moyen âge, les blasons gothiques avec leurs masses de
rouge et de bleu qui se relient en s' entre-pénétrant l'une l'autre,
sont pour lui le type de la grande loi de fraternité qui associe les
peuples et les individus par la diflerence même de leurs facultés.
Que dis-je? il y retrouve avec effroi un exemple et une preuve du
TOME XXXIV. 5G
882 REVUE DES DEUX MONDES.
décret divin auquel l'humanité doit son rédempteur , son Dieu-
homme, qui a uni en lui les deux natures pour nous apprendre à
les réconcilier aussi en nous. Ou bien c'est un Titien du Louvre qui
lui a causé une impression solennelle par ses ampleurs et ses con-
trastes de couleur, et il ne peut s'en rendre compte qu'en attribuant
cet ascendant à je ne sais quelle vérité, à je ne sais quelle intention
philosophique « qui a su exprimer tout un système de théologie
dogmatique dans une rangée de dos d'évêques. »
En attendant, il raisonne toujours comme si les effets du coloriste
ne pouvaient avoir de mérite que par l'idée qu'ils donnent des effets
de la nature, comme s'ils ne pouvaient être harmonieux que parce
qu'ils rapprochent seulement les mêmes teintes qui dans un paysage
ont pu se produire à la fois par suite des lois de la lumière, parce
qu'ils expriment justement les relations par lesquelles les colora-
tions d'un ensemble d'objets concourent à révéler l'influence d'un
même état atmosphérique. Toujours il aboutit dans ses axiomes à
présenter la couleur comme une simple science, à nous laisser l'idée
qu'elle est purement le talent de rendre avec nos matériaux les
teintes difficiles de la nature, — et en dépit de ses yeux il reste
fidèle à son système en vantant la palette des préraphaélites, de ces
jeunes artistes anglais qui, entre tous les peintres peut-être, ont le
plus tiraillé l'œil par l'ensemble de leurs tons, quoiqu'ils aient certai-
nement excellé à reproduire certaines finesses et certaines vivacités
des couleurs locales. C'est l'instinct de M. Ruskin de tout braver :
dans l'incroyable audace de son idée fixe, il en vient à écrire textuel-
lement que le génie coloriste surtout a pour condition la plus stricte
véracité, que s'il est encore possible de conserver quelque mérite de
forme en s' écartant de la réalité, la moindre infidélité au vrai sous
le rapport de la couleur est infailliblement mortelle. Autant vaudrait
soutenir en musique que l'unique valeur, l'unique but d'une mé-
lodie est de reproduire le rhythme d'un sentiment, la manière dont
il se scande en nous, et qu'en conséquence le morceau le plus mé-
lodieux est celui qui nous donne la plus exacte idée du mouvement
de la joie ou de la colère, lors même qu'il n'aurait nulle mélodie
comme ensemble de sons perçus par notre oreille et notre esprit.
— Et en vérité il y a plus qu'une analogie, il y a identité complète
entre cette philosophie et celle de M. Ruskin : il loue Turner de sa-
crifier au besoin les accords de son tableau pour mieux indiquer les
notes partielles d'un accord qui l'a frappé dans la réalité. Dans une
sorte de prosopopée, du reste si belle que l'erreur de jugement dis-
paraît sous les gerbes de feu de la poésie, il nous montre le grand
artiste suivant de son mieux la nature, montant en quelque sorte
au sommet de la montagne pour se rapprocher de ses splendeurs,
l'influence littéraire dans les beaux-arts. ^883
et là, les bras tendus vers elles, s' écriant avec désespoir : « Ce n'est
pas ma faute si je ne puis saisir le soleil! ce n'est pas ma faute si
je ne puis transporter sur ma toile le divin éclat qui complétait
l'harmonie! Mon rôle était d'admirer et de témoigner, de vous dire
fidèlement : Il y avait cette note, puis cette note, puis cette autre.
Que votre imagination fasse le reste! J'aurais menti si, au Heu de
l'ineffable effet, je m'étais permis de composer une autre harmonie.»
Je n'entrerai pas longuement dans l'application que M. Ruskin a
faite plus tard de ces idées à la grande peinture. Je dois seulement
faire remarquer que les vraisemblances et les convenances qui dis-
tinguent Raphaël des peintres primitifs n'ont rien de commun avec
l'exactitude historique que M. Ruskin entend glorifier. C'est au con-
traire à Raphaël, « à l'artiste qui, en peignant son Piu^misse pré-
sidé par Apollon, écrivait sur les murs mêmes du Vatican l'apo-
stasie religieuse de la peinture, » qu'il fait commencer la révolution
qui a détrôné Vart de la vérité pour le remplacer par l'art dc>< poses
et du beau mensonge. Les peintres du moyen âge, remarque-t-il,
n'avaient visé qu'à raconter les événemens comme ils s'étaient pas-
sés, et leurs symboles conventionnels étaient une preuve de plus de
leur véracité. Le meilleur moyen pour eux était celui qui expliquait
le mieux ce qu'ils croyaient vrai à l'égard des faits et des objets...
« Du moment, ajoute-t-il, que la seule ambition des peintres était de dé-
ployer leur savoir-faire, de se montrer experts dans la science de l'anato-
mie, du clair-obscur et de la perspective; du moment qu'ils se servaient de
leur sujet pour faire valoir leur exécution, au lieu d'employer leur exécu-
tion à faire valoir leur sujet, il était naturel qu'ils dédaignassent les brillans
enfantillages de la peinture primitive, ses ornemens d'or bien brunis, ses
couleurs vives soigneusement étendues en teintes plates. Ils n'avaient plus
d'émotion religieuse à exprimer; ils pouvaient penser froidement à la ma-
done comme à un admirable prétexte pour introduire des ombres transpa-
rentes et de doctes raccourcis... Ils pouvaient la concevoir, même dans son
agonie maternelle, avec un discernement académique, esquisser d'abord son
squelette, le revêtir avec la sévérité de la science des muscles de la dou-
leur, puis jeter sur la nudité de sa désolation la grâce d'une draperie an-
tique et compléter par l'éclat étudié des larmes et par une pâleur finement
peinte le type parfait de la Mater dolorosa. — Avec une manière aussi
scientifique d'élaborer un sujet, il fallait bien que l'artiste eût aussi plus
de respect pour la vraisemblance. Il le fallait précisément pour qu'il pût
faire ressortir tout son talent. Les convenances, Vexpression, Vunilé histo-
rique et toutes les autres décences devinrent donc pour le peintre des obli-
gations du même genre et au même titre que la pureté de ses huiles et la
justesse de sa perspective. On lui répéta que la figure du Christ devait être
digne, celle des apôtres expressive, celle de la Vierge pudique, et celle des
enfans innocente, et conformément aux nouveaux canons les peintres se
mirent à fabriquer des combinaisons de sublimité apostolique, de douceur
884 REVUE DES DEUX MONDES.
virc;inale et de simplicité enfantine qui , par cela seul qu'elles étaient
exemptes des bizarres imperfections et des flagrantes contradictions de
l'ancien art, furent acceptées comme des choses vraies, comme une rela-
tion authentique des événemens religieux... Or les cartons de Raphaël, pas
plus qu'aucune autre production de l'époque, n'étaient point des relations
historiques, et ils ne cherchaient pas même à relater aucun fait réel ou seu-
lement possible; ils étaient dans toute la force du terme des compositions,
des agencemens à froid de beaux dehors et de grâces spécieuses suivant
des formules académiques...
« L'art historique et le genre religieux, loin d'être épuisés, n'ont pas seu-
lement commencé à exister... Moïse n'a jamais été peint, Elisée ne l'a
jamais été, David non plus, si ce n'est comme un florissant jouvenceau, Dé-
borah jamais, Gédéon jamais, Isaïe jamais. De robustes personnages en cui-
rasse ou des vieillards à barbe flottante, le lecteur peut s'en rappeler plus
d'un qui, dans son catalogue du Louvre ou des Ufpzii^ se donnaient pour
des David ou des Moïse; mais s'imagine-t-il que si ces peintures avaient le
moins du monde mis son esprit en présence de ces hommes et de leurs
actes, il eût pu ensuite, comme il l'a fait, sans aucune impression de peine
ou de surprise, passer au tableau voisin, probablement à une Diane flan-
quée de son Actéon, ou à l'Amour en compagnie des Grâces, ou à quelque
querelle de jeu dans un tripot? »
On sent à quel prix M. Ruskin met la palme qu'il nous reste à
conquérir. Jusqu'ici les peintres n'ont songé qu'à être des peintres,
et leurs pensées se sont concentrées sur les foi'mes et les couleurs.
Désormais il s'agit avant tout pour eux de devenir des historiens,
de s'appliquer à remplir la tâche de l'histoire écrite en joignant à
leur éducation d'artiste les études et les facultés de l'annaliste.
L'art historique, comme le comprend M. Ruskin, consisterait à
donner l'heiu-e précise et la scène exacte de chaque événement,
à combiner les groupes et les lignes du tableau en vue de faire
connaître les vrais acteurs qui y ont pris part et le rôle que chacun
y a joué. Ce serait enfin de représenter les faits humains de telle
sorte que l'image pût révéler à l'historien, à l'homme d'état, au mo-
raliste, tout ce que les faits eux-mêmes auraient pu leur apprendre,
absolument comme le paysagiste devrait retracer un site de telle
façon que le géologue et le botaniste pussent, d'après le tableau,
décrire en toute sûreté la constitution géologique des terrains et les
divers caractères de la végétation.
A tout cela, il n'y a qu'une réponse à faire : le rôle que M. Rus-
kin a conçu pour la peinture peut être en soi une belle et noble
fonction, mais il a le tort de n'être pas possible. C'est un idéal qui
ne saurait pas plus se réaliser que celui d'une musique qui, tout
en nous remuant comme le peuvent faire des combinaisons harmo-
niques de sons, trouverait en même temps moyen de nous instruire
comme la parole. Il faut oser le dire en bravant les fausses interpré-
l'influence littéraire dans les beaux- arts. 885
tations : jamais la vérité, dans le sens usuel du mot, ne sera le but de
l'art; jamais la valeur qu'un tableau pourra posséder comme moyen
de nous faire connaître la nature des réalités n'aura rien de commun
avec sa valeur comme œuvre d'art. La vérité, prenons-y garde, n'est
point l'élément pictorial de la peinture; elle est au contraire le côté
par lequel les talDleaux s'adressent à l'intelligence ordinaire, à toutes
les facultés générales que l'artiste partage avec les autres hommes,
mais qui ne sont point son âme d'artiste, qui ne sont point la partie
de notre être dont il s'engage, en prenant une palette, à devenir
l'organe. Qu'il nous apprenne à mieux voir en voyant lui-même
mieux que nous, c'est là autant de gagné, tant qu'il nous rend ce
service sans manquer à sa tâche spéciale; mais quant à évaluer son
mérite d'artiste d'après l'instruction qu il nous transmet, quant à
vouloir qu'il se propose précisément de rectifier et de compléter nos
idées, rien ne saurait être plus faux et plus funeste, — et cela pour
deux raisons principales : la première, c'est que si ses productions
sont des leçons d'observation, l'effort qu'elles exigeront pour être
comprises ne permettra plus au spectatear d'être ému; la seconde,
qui est encore plus grave, c'est que le peintre lui-même, s'il est do-
miné par le parti-pris d'enseigner, ne pourra plus être inspiré par
ses émotions. C'est la tâche du savant et du moraliste de nous guérir
de nos ignorances et de nos défauts; ce n'est point celle de l'artiste,
pas plus que ce n'est son rôie de nous apprendre la métallurgie
quand il a occasion de peindre une usine, pas plus que ce n'est l'af-
faire du prédicateur de réfuter nos erreurs sur la chimie quand il
prononce l'oraison funèbre d'un chimiste.
S'ensuit-il donc que le but de l'art soit le mensonge? ^Hdlement.
En partant sans cesse de l'idée qu'il n'existe que deux genres pos-
sibles de peinture, l'un qui représente les choses absolument comme
elles sont et l'autre qui les représente comme elles ne sont pas,
M. Ruskin nous emprisonne dans un dilemme tout gratuit. Repré-
senter les choses comme elles sont, ce sont là des mots qui peuvent
avoir tant de significations qu'ils n'en ont aucune. Si l'on veut dire
comme elles sont en elles-mêmes, il n'y a que Dieu -qui puisse con-
naître cette vérité absolue en dehors de laquelle il ne reste que le
mensonge; mais pour nous, qui vivons dans le temps et qui voyons
seulement comme dans un miroir, qui avons cinq sens et je ne sais
combien d'organes moraux que nous sommes forcés de contrôler et
de compléter l'un par l'autre, il existe une multitude de vérités diffé-
rentes. Il y a la vérité de l'odorat, pour qui les choses ne sont qu'une
odeur: il y a celle de l'œil, pour qui elles sont une apparence: celle
de l'intelligence, pour qui elles sont une idée; celle du sentiment,
pour qui elles sont une impression, et j'en omets bien d'autres, la
vérité de l'imagination, la vérité de la conscience, la vérité de l'émo-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
tion poétique, etc. Laquelle demande-t-on? Par rapport à quoi le
peintre doit-il représenter la manière d'être des objets? Là est toute
l'esthétique, et, faute de s'adresser cette question, M. Ruskiii arrive à
un résultat fort opposé à ce qu'il suppose. Il croit plaider pour le vrai
contre le faux, et en réalité il ne plaide que pour la vérité intellec-
tuelle contre la vérité de sentiment; il ne tend qu'à chasser de l'art
la vérité qui est la sienne pour lui en imposer une qui est purement
celle de la science.
A la science, dirai-je à peu près comme Wordsworth, appartiennent
les faits, à l'art appartiennent les sentimens; tout ce qui nous donne
l'intelligence d'une chose est de la prose, tout ce qui nous en donne
l'impression est de la poésie. En d'autres termes, nous allons vers
la science quand nous cherchons à nous dégager de nos émotions
personnelles pour concevoir ce que sont hors de nous les objets;
nous allons vers la poésie et l'art quand c'est notre émotion qui
prend le dessus et qu'elle nous donne surtout conscience des mo-
biles de notre propre nature. Et il est vain de rêver entre ces deux
vérités une union impossible; il est vain, parce qu'on les aime toutes
deux, de vouloir qu'une œuvre définisse comme la science et soit
émue comme la pensée. Descendons au fond de notre âme, dans le
laboratoire obscur de nos conceptions, et nous verrons bien vite que
la disposition qui nous rend artistes, quand elle est habituelle chez
nous, ou qui à certain moment nous donne la seconde vue de l'artiste,
consiste précisément à échapper à l'empire de notre intelligence, à
devenir un homme qui ne juge plus, qui n'aperçoit plus les choses
par les idées que son esprit peut s'en former, mais qui a seulement
conscience d'un trouble et d'une ivresse inexpliqués, comme s'il
sentait passer sur lui le soufile des puissances, des grâces et des do-
minations cachées sous l'enveloppe des réalités. Notre intelligence
ne conçoit qu'en divisant, en étudiant l'objet fragment par frag-
ment, en extrayant de plusieurs impressions successives tout ce qui
nous semble un renseignement sur le fait extérieur, et en se bâtis-
sant ainsi pièce à pièce une définition composée de petites défini-
tions partielles. Quand c'est elle qui règne en nous, l'oiseau de pa-
radis nous apparaît comme un petit animal à longue queue, comme
un chaotique assemblage de formes géométriques, de nombres, de
couleurs et d'autres formules. L'inspiration de l'art, c'est l'émotion
dont l'étincelle électrique fond soudain dans notre esprit tous ces
élémens distincts pour replacer devant nous la charmante créature
dans sa vivante unité; la vérité de l'art, c'est la conception ou la
mémoire du sentiment qui est le contraire même de la conception
ou la mémoire du jugement : c'est l'intuition totale et soudaine de
l'objet, comme il m'apparaît quand d'œil que j'étais je deviens un
instrument sonore ; c'est l'objet lui-même, tel qu'il me frappe quand
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 887
je le rencontre dans sa réalité, alors que je ne l'ai point encore ana-
lysé, et que de la sorte il s'offre à moi comme un tout compact qui
agit mystérieusement et simultanément sur moi par toutes ses par-
ties, par toutes les propriétés, encore confuses et indéfinies, qu'il
possède pour m' affecter.
Il ne s'agit donc pas plus pour l'artiste de nous faire connaître la
nature des œuvres de Dieu que de les représenter comme elles ne
sont pas; il n'est pas plus question pour l'art d'être un compte-rendu
de tout ce qui est que de s'en tenir exclusivement au beau. Le beau,
ou du moins ce qu'on a désigné sous ce nom, n'est pas autre chose
que l'agréable, que la petite catégorie des objets qui ont le privi-
lège de causer une impression où domine le plaisir. Et ce n'est là
qu'une des octaves de l'immense clavier de l'art. Le triste, le ter-
rible, l'étrange et jusqu'au laid lui appartiennent au même titre
que le gracieux, l'élégant ou, l'admirable. Il embrasse toutes les i^a-
U'urs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les
choses réelles ou concevables sont susceptibles d'exercer sur nous
un attrait ou une répulsion , et par là de déterminer en nous une
affection.
Quant aux arts plastiques en particulier, peinture et sculpture,
ils ont plus spécialement affaire à celles de ces valeurs qui sont in-
timement liées aux formes et aux couleurs, à celles qui sont surtout
plastiques plutôt qu'abstraites, ce qui ne veut pas dire toutefois
qu'ils n'aient commerce qu'avec les formes matérielles et avec les
sensations où la pensée n'entre pour rien. Par valeurs plastiques,
j'entends des valeurs essentiellement complexes, essentiellement
composées d'élémens intellectuels, poétiques et pathétiques; j'en-
tends toutes ces émotions, aux trois quarts morales, que nous res-
sentons sous l'influence immédiate des lignes et des couleurs. Ainsi
l'impression qu'éveille en nous la physionomie d'un homme, im-
pression plus ou moins mêlée de jugemens, d'affections et de visions
d'imagination, est strictement plastique tant que ces sentimens et
ces idées ont jailli spontanément à l'aspect du visage rencontré par
nos yeux et tant qu'ils restent pour nous comme enveloppés dans
le souvenir et l'image de ses traits; mais dès qu'il y a intervention
d'une réflexion qui coupe court à l'émotion, dès que nous exami-
nons les traits pour les interpréter, nous sortons de la vérité plas-
tique. Notre esprit n'a plus alors devant lui que son interprétation
abstraite, et bien que nous puissions encore être poète, si l'idée que
les formes visibles nous ont fait concevoir met de nouveau en jeu
notre sensibilité, cependant nous ne sommes plus dans la poésie des
aspects, nous ne sommes plus peintre.
Ainsi compris, l'art est le complément aussi bien que l'antipode
de la science, et de ses attributions résultent ses limites comme ses
888 REVUE DES DEUX MONDES.
libertés. Les pensées particulières qu'il doit exprimer sont des vé-
rités; seulement toutes les vérités ne sont pas des valeurs plastiques,
ni par conséquent des sujets de tableaux. Il n'importe d'ailleurs que
l'artiste s'écarte de la vérité analytique, que son œuvre soit im-
propre à faire connaître exactement ce que l'intelligence peut dis-
cerner dans l'objet; — par rapport au but de l'art, -il est vrai quand
il nous affecte comme l'objet l'a affecté. Observons seulement que
cette liberté n'a rien de commun avec la prétention d'embellir la na-
ture. Toute réalité a son caractère plastique qui lui est propre. Elle
peut se révéler à nos instincts d'artiste par une forme d'impression
qui l'individualise entre toutes les autres réalités, absolument comme
chaque substance, si notre odorat était assez délicat, aurait pour lui
une odeur distincte. Prêter, comme on dit, à un objet une beauté
idéale, c'est prouver seulement qu'on ne l'a pas senti; c'est manquer
au devoir de l'art, qui est de découvrir la valeur propre de chaque
chose. Or entre les mains de M. Ruskin que deviennent les libertés
et les limites? que devient l'individualité du rôle de l'artiste? Avec
son parti-pris d'envisager les tableaux au seul point de vue de leur
signification, il déplace complètement le centre de la peinture, il en
étend et du même coup il en rétrécit immodérément le domaine.
Tout d'abord il la pousse hors de ses terres en lui attribuant les
fonctions de la poésie, de l'histoire, de la philosophie et de la science.
D'un autre côté, il enlève à l'art la moitié de sa sphère légitime en
lui contestant le droit d'imaginer aussi bien que de relater, en lui
refusant le privilège du romancier qui invente des fictions précisé-
ment pour mieux exposer ses vrais sentimens sur la vie. C'est une
loi divine que toute faculté a son activité et sa passivité. Notre in-
telligence, en même temps qu'elle perçoit, est capable de concevoir;
notre volonté, si elle subit des influences, prend également des ré-
solutions; notre conscience, outre qu'elle approuve et blâme, se fait
aussi des idées de bien et de mal. Il en est ainsi de nos facultés
plastiques : elles ne sont pas uniquement un organe qui sent et voit
des formes ou des beautés ; elles ont aussi leurs affections et leurs
conceptions, leurs désirs et leurs rêves, qui demandent à s'expri-
mer, et qui sont même la source des plus nobles et des plus puis-
santes créations. Ce n'est pas que l'œuvije idéale vaille mieux en soi
que l'œuvre de Dieu : elle serait très mauvaise, si elle devait exister
comme réalité sur la terre; mais elle vaut mieux que la réalité, elle
est mille fois plus vraie et plus éloquente comme manifestation de
nos sympathies propres et comme moyen de toucher les mêmes
fibres chez nos semblables. Bien plus, ce n'est pas seulement l'art
d'imagination proprement dit, c'est aussi l'art réel, le plus réel où
nous puissions atteindre, que les principes de M. Ruskin rendraient
impossible. Une chose est là sous mes yeux, et elle me fait éprouver
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 889
un attrait ou une répulsion d'abord indéfinie : aussitôt je me retourne
sur moi-même pour me demander ce que j'ai éprouvé, ou plutôt
c'est la corde touchée en moi, c'est la sensibilité charmée ou cho-
quée par l'objet qui cherche elle-même à se connaître, et qui pour
cela se met à rêver tout haut son rêve, à nommer l'idéal de qualité
qui répond à son aspiration. Quand je dis qu'une fleur est belle ou
que mon chien est fidèle, c'est comme si je disais : Je ne sais pas
ce qu'est en soi la réalité que je vois ; mais je sais que j'y sens quel-
que chose qui attire en moi l'instinct, dont le propre est d'aimer ce
que j'appelle la beauté ou la fidélité. Que je peigne ou que je parle,
je suis soumis aux mêmes nécessités : je parle d'un objet en em-
ployant des mots qui ne représentent que des êtres de raison, des
notions abstraites de genre et de qualité : je peins en exprimant, non
pas l'objet, mais les idées de formes et de couleurs qu'il a éveillées
en moi.
En dernier terme, au bout de ces principes du gradué d'Oxford,
nous avons une théorie de l'art qui aspire surtout à ravaler l'élément
plastique. Partant d'une remarque très juste de Reynolds, <( qu'il faut
soigneusement distinguer chez le peintre les mérites qu'il a en pro-
pre comme peintre de ceux qu'il peut avoir en commun avec tous les
hommes d'intelligence, » M. Ruskin l'interprète de manière à en
conclure que toutes les qualités et les difficultés qui distinguent la
peinture de la parole sont purement le langage et la grammaire de
l'artiste, que celui qui a appris tout ce que l'on considère d'ordi-
naire comme la somme de l'art n'est pas plus près pour cela d'être
un grand artiste qu'on n'est près d'être un grand poète pour s'être
rendu maître de la grammaire et de la prosodie. Bref, il nie qu'il
y ait des idées plastiques comme il y a des moyens plastiques d'ex-
pression; il nie que la peinture ait pour but d'énoncer dans une
langue à part des faits d'âme à part, des conceptions et des émo-
tions d'un autre ordre que nos sentimens moraux et nos jugemens
intellectuels. Il affirme absolument que le tableau doit être jugé
comme le livre, que l'œuvre d'art ne peut avoir de mérite que par
les mêmes pensées et les mêmes qualités qui font le prix de la litté-
rature, que le peintre enfin ne saurait être éminent comme peintre
qu'en se montrant éminent comme penseur, comme poète, c'est-
à-dire en faisant preuve par ses couleurs des mêmes supériorités
d'esprit qu'on peut avoir sans être peintre le moins du monde. « Le
meilleur tableau, écrit-il, est celui qui renferme le plus d'idées et
les idées les plus hautes, » à quoi il ajoute comme commentaire
que « les plus hautes idées sont celles qui tiennent le moins à la
forme qui les revêt, et que la dignité d'une peinture, comme l'hon-
neur dont elle est digne, s'élèvent exactement dans la même me-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
sure où les conceptions qu'elle traduit en images sont indépendantes
de la langue des images. »
Ainsi, à ses yeux, si la Construction de Carlhage par Turner est
une œuvre de génie, c'est parce que le peintre a eu l'idée de re-
présenter au premier plan un groupe d'enfans s' amusant à faire vo-
guer de petits bateaux. « Le choix exquis de cet épisode, comme
moyen d'indiquer le génie maritime d'où devait sortir la grandeur
future de la nouvelle cité, est une pensée qui n'eût rien perdu à
être écrite, qui n'a rien à faire avec les tcrhnicîsmes de l'art. Quel-
ques mots l'auraient transmise à l'esprit aussi complètement que la
représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est
quelque chose de bien supérieur à tout art : c'est de la poésie
épique du plus haut ordre. » De même, en analysant une Sainte
Fmnille'de Tintoret, le trait auquel M. Ruskin reconnaît le grand
maître, c'est un mur en ruines et un commencement de bâtisse au
moyen desquels l'artiste fait symboliquement comprendre que la
nativité du Christ était la fin de l'économie juive et l'avènement de
la nouvelle alliance. Dans une autre composition du même Vénitien,
une Crucifixion, il voit un chef-d'œuvre de peinture, parce que
l'auteur a su, par un incident en apparence insignifiant, par l'in-
troduction d'un âne broutant des palmes à l'arrière-plan du Cal-
vaire, exprimer l'idée profonde que c'était le matérialisme juif, avec
son attente d'un Messie tout temporel et avec la déception de ses
espérances lors de l'entrée à Jérusalem, qui avait été la cause de la
haine déchaînée contre le Sauveur, et par là de sa mort.
Si cette esthétique était vraie, il ne resterait plus aux peintres
qu'à briser leurs brosses pour prendre la plume, et l'on se demande
vraiment comment un homme qui n'estime dans la peinture que
les pensées les plus abstraites et les plus indépendantes des formes
et des couleurs, celles que la littérature énonce avec mille fois plus
d'éloquence, a pu consacrer tant de temps à s'occuper de tableaux.
Chez nous aussi, quoique nos artistes inclinent plutôt vers la su-
perstition contraire, vers le métier et les méthodes de style, nous
avons souvent vu-^les livres et les journaux demander aux peintres
des idées, encore des idées. De fait, c'est là un vieille doctrine, qui
au fond n'est que l'éternelle conspiration des esprits littéraires pour
obliger tyranniquement les natures plastiques à travailler au profit
de leurs seuls goûts à eux. De la part des écrivains qui se laissent
aller à parler des tableaux sans être capables de goûte-r et de dis-
cerner les qualités et les intentions particulières de ces sortes d'œu-
vres, rien de plus facile à expliquer; mais de la part d'un homme
aussi bien doué que M. Ruskin, une telle hallucination serait tout
à fait incompréhensible, si l'on ne savait que les Albert Durer, les
l'influence littéraire dans les eeaux-arts. 891
Hogarth et en général les artistes du nord l'ont plus ou moins par-
tagée. Ne serait-ce pas là un trait de race? Gela ne viendrait-il pas*
de ce que l'homme du nord, si fortes que soient ses impressions, se
laisse moins facilement déposséder de ses diverses facultés, et que
de la sorte son imagination et son sens des couleurs parviennent
rarement à faire taire ses besoins intellectuels? Ce ne sont pas les
intuitions d'artiste qui manquent aux Anglais et aux Allemands;
mais presque toujours ils sont arrêtés au milieu de leur sentiment
par une réflexion intempestive, par une intention abstraite qui ne
soufTre pas que leur œuvre soit franchement et purement une ex-
pression de leur pensée plastique. Une partie des élémens du tableau
est employée comme des lettres pour exprimer une idée, et l'effet
d'ensemble est plus ou moins détruit : bien heureux quand l'œuvre
ne devient pas une sorte de rébus, un ingénieux hiéroglyphe, car
c'est là que mène tout droit la monomanie des significations philoso-
phiques. Si sincère et si sérieuse que soit la conviction ou l'émotion
que l'on voudrait faire passer dans l'âme du spectateur, il suflit que
l'on veuille dire par des couleurs ce que les couleurs se refusent à
dire pour que l'on soit condamné comme peintre à n'être qu'un bel
esprit, un inventeur de subterfuges et d'images à double entente.
Le résultat où l'on aboutit, c'est de peindre spirituellement une toile
d'araignée sur la bouche d'un tronc d'église pour dénoncer et flétrir
la dureté de cœur qui a oublié l'aumône; c'est de témoigner contre
le vice et de glorifier la vertu, en écrivant leur histoire, comme le
fait Hogarth, avec des affiches posées sur un mur, des lettres tom-
bées à terre, et des flacons étiquetés j!?o?'.w«.
n. — l'imagination.
A côté de la vérité, M. Ruskin fait sans doute une large place
au beau et à Ybnagination, et il semblerait qu'il rentre ainsi dans
le domaine des qualités plastiques, ou du moins qu'il sente comment
nous ne pouvons exprimer la réalité extérieure qu'en nous exprimant
nous-mêmes. Et cependant c'est peut-être sur ce point, je veux dire
c'est dans la partie de son œuvre qui touche non plus au but, mais
aux moyens de l'art, que son idée fixe laisse éclater le plus violem-
ment la tyrannie qu'elle exerce sur lui. Qu'il s'agisse du beau ou du
vrai, que l'artiste se propose de rendre ce qu'il a vu ou ce qu'il a
conçu, les images ont toujours à remplir leur rôle d'images : il faut
toujours qu'elles soient propres à faire comprendre à d'autres esprits
ce qu'a pensé le peintre. Gomment peuvent-elles satisfaire à cette
condition? Que doivent-elles être pour pouvoir parlera une âme hu-
maine? Rien ne manque à M. Ruskin pour résoudre le problème : il
en a saisi toutes les données , il décrit même avec une remarquable
892 r.EvUE DES deux mondes.
précision ce qui fait d'une œuvre une parfaite conception d'ensem-
ble, un parfait moyen d'élocution, et de quelle manière s'enfantent
en nous ces créations de génie ; mais à peine a-t-il décrit le fait que
son idée fixe le touche de sa baguette, et par une série de faux-
fuyans involontaires, par des mots à bascule et des équations spé-
cieuses, elle le conduit à une interprétation qui fausse entièrement
le sens de sa description.
L'imagination est lin des côtés de l'esprit humain que la France
s'est le moins efforcée de connaître. Nos philosophes ont tellement
concentré leur attention sur les opérations de l'intelligence, et nous
sommes tous si enclins à expliquer tout l'homme par ses idées,
par ses décisions volontaires, que toutes les forces spontanées de
notre être sont pour nous à peu près comme non avenues. Il en a
été autrement en Allemagne et en Angleterre. Schelling et Schiller,
Coleridge et Wordsworth ont étudié l'imagination avec une vive
curiosité, et ils ont répandu autour d'eux dans le public une infinité
d'aperçus que nous aurions grand intérêt à connaître. Cette science,
M. Ruskin ne l'a pas seulement recueillie, il l'a accrue de plus
d'un côté, il l'a surtout rendue plus nette et plus tangible. Per-
sonne que je sache n'a mieux dessiné que lui la diflerence si im-
perceptible, et pourtant si essentielle, qui sépare la composition de
l'imagination. Nous composons quand nous combinons par calcul,
en nous fixant d'abord un certain but et en choisissant ensuite
parmi les matériaux amassés dans notre esprit ceux qui peuvent le
mieux nous servir à l'atteindre. Je commence par dessiner un
arbre, et sans penser à autre chose je cherche à lui donner une
belle forme d'arbre : après avoir construit de mon mieux une pre-
mière branche, j'en ajoute une seconde dans une autre direction,
afin de satisfaire au principe de la variété ; si elle ne me semble pas
d'un bon effet, j'essaie d'une autre, et je vais ainsi jusqu'au bout,
tâtonnant toujours, prenant pour chaque montagne et chaque pli de
terrain une résolution à part, envisageant isolément chaque détail
pour tâcher d'en faire une chose complète et irréprochable dans son
genre. Ainsi produit l'artiste vulgaire, et vous avez un moyen in-
faillible de le reconnaître : si vous pouvez détacher d'un tableau le
moindre de ses élémens sans que l'œuvre entière s'écroule, et si le
fragment ne perd rien à être isolé, vous avez la preuve que le ta-
bleau n'est qu'une composition, c'est-à-dire n'est point une concep-
tion de l'imagination; car le propre de l'imagination est de créer
d'un seul jet et d'enfanter ainsi un tout organique, un ensemble
de parties qui se nécessitent l'une l'autre, qui sont individuelle-
ment imparfaites, mais dont les imperfections se compensent et se
combinent merveilleusement pour constituer à elles toutes une
unité vivante et parfaite. Et ainsi que le remarque M. Ruskin, une
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 893
telle création ne saurait s'expliquer, comme on a généralement
tenté de le faire, par une simple action du jugement. Le jugement
ne peut comparer et préféi'er qu'en vue d'un résultat voulu d'a-
vance, tandis que dans ce cas les moyens se présentent d'eux-
mêmes à l'esprit avant qu'il ait la moindre idée du résultat. Tout
homme qui imagine vraiment ne peut l'ignorer. Il sait qu'il ne sait
pas où il va ni par quelles voies il arrive; il est le premier à s'éton-
ner de l'œuvre qu'il a conçue, et même lorsqu'elle est devant lui, il
est incapable d'expliquer à quoi tient l'accord de ses parties; à plus
forte raison il n'eut jamais pu concevoir à l'avance ce que chaque
détail devait être pour s'accorder si bien avec tous les autres. C'est
ainsi que son tableau lui est venu: voilà tout ce qu'il peut dire, et
nul, ajoute M. Ruskin, n'est plus avancé que lui à cet égard. Le
phénomène est absolument incompréhensible; le plus qui soit pos-
sible, c'est d'en donner l'idée par analogie : ce qui se passe dans
l'imagination est quelque chose de tout semblable au fait chimique
qui se produit dans l'eau en contact avec du zinc et où l'on verse de
l'acide sulfurique. L'acide alors, par son affinité pour l'oxyde de zinc
qui n'existe pas encore, détermine la décomposition de l'eau et le
dégagement de l'oxygène, qui avec le zinc est propre à former cet
oxyde auquel il tend à s'unir. De même, sous l'influence de l'ima-
gination, les données capables d'entrer dans une même combinai-
son appellent d'elles-mêmes les autres élémens dont l'assemblage
est nécessaire pour la réaliser.
A cette première fonction (que Goleridge, après Schelling, avait
très bien caractérisée en désignant l'imagination comme la faculté
esemphistique ou qui unifie, qui avec le multiple produit le un),
M. Ruskin en rattache deux autres, qu'il nomme l'imagination 7?^-
nélralive et l'imagination contemplative. Le jugement analyse, et il
part de la circonférence des choses pour remonter autant qu'il le
peut jusqu'au centre. S'il veut décrire un serpent, il dira tour à tour
avec des mots ou des couleurs : telle était sa tête, telles ses écailles,
tels ses replis. L'imagination ne connaît pas ces détours; elle va
droit à la vérité essentielle de l'objet; elle le saisit en quelque sorte
par l'individualité cachée qui est la cause génératrice de tout ce qui
se voit à sa surface ; quand elle en vient à retracer la tête ou les re-
plis du serpent, elle ne fait plus que développer sous ces divers as-
pects la vérité centrale; elle déduit au lieu d'induire. Quant à l'ima-
gination contemplative, M. Ruskin étudie sous ce nom ce qui avait
le plus frappé Wordsworth dans l'imagination, à savoir la souve-
raineté avec laquelle elle transforme les choses par sa manière de
les considérer, la puissance qu'elle a de revoir dans un objet l'image
d'un autre objet, ou, comme dit l'auteur, d'extraire et d'isoler telles
qualités partielles de la chose qu'elle envisage pour les contem-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
pler en elles-mêmes comme des qualités qu'elle a déjcà rencontrées
ailleurs.
Malgré la brièveté de ce résumé, on y sent assez clairement une
veine d'idées toute différente de celle à laquelle M. Ruskin nous a
habitués. Volontairement ou involontairement il se préoccupe ici de
la conformation que les images doivent avoir, non plus pour être
en rapport avec la constitution des réalités du dehors, mais pour
être propres à agir sur l'esprit du spectateur. Et j'ajouterai qu'en
avançant en âge et en expérience, il a chaque jour accordé plus
d'importance à ces qualités d'imagination. J'ai déjcà fait allusion au
changement qui me semblait s'être opéré dans ses opinions depuis
le commencement de son ouvrage, c'est-à-dire depuis le temps où
il s'en tenait volontiers à l'idée qui est vraiment la première notion
que l'on se fait de la peinture, celle qu'a dû se former le premier
homme qui s'est avisé de crayonner ce qu'il voyait, et qui naturel-
lement ne pouvait avoir d'autre désir que celui de fixer dans une
image ce qui l'avait frappé dans une réalité. Cette idée, sans vouloir
rompre avec elle, sans le pouvoir peut-être, tant à force de réflexion
il l'avait associée à ses sentimens les plus chers, il a étendu autant
que possible la chaîne qui l'y rattachait. Sous le nom d'idéal gro-
tesque (car il aime à dénommer les choses par leurs côtés les plus
détournés), il en est venu à admettre toutes ces inspirations plus ou
moins capricieuses qui représentent les objets tels qu'ils se re-
flètent sur l'eau troublée de notre esprit ou se métamorphosent
sous l'illumination bizarre de nos émotions, toutes ces créations
qui retracent, non pas ce qui existe hors de nous, mais ce qui se
dessine en nous quand nous jouons avec nos pensées, quand les
vérités sublimes ou terribles de la vie nous apparaissent à tra-
vers une humeur insouciante qui ne peut en saisir tout le sérieux,
ou quand un objet trop immense pour l'étendue de notre esprit n'y
projette qu'une ombre écourtée et tourmentée. De plus en plus
aussi l'étude du gothique lui a révélé le prix de cette vérùé d'ex-
pression qui n'a rien de commun avec la vérité de définition. En
sentant les qualités de ces sculptures qui se résignaient d'avance à
n'être que des ébauches, des espèces de croquis, et qui de la sorte
permettaient aux humbles artistes d'indiquer mille intentions qu'ils
n'auraient pas eu le temps de développer ou qu'ils n'auraient pas
été capables de rendre scientifiquement, en sentant aussi comment le
gothique avait renoncé à la prétention de rendre ses œuvres irrépro-
chables et comment c'était par là même qu'il s'était assuré la liberté
d'inspiration, M. Ruskin a mieux reconnu que l'exécution devait être
avant tout au service du sentiment, que le premier mérite d'un ta-
bleau ou d'une statue était de se saisir de l'imagination, et qu'en con-
séquence toute œuvre ne devait renfermer que juste ce qui était
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 895
nécessaire pour suggérer la pensée de l'artiste, vu que l'imagination
est de sa nature une faculté divinatoire qui refuse d'agir dès qu'on
ne lui laisse plus rien à deviner. Malgré lui enfin, et quelles que
soient les réserves et les précautions oratoires dont il enveloppe cet
aveu, il est arrivé à dire en propres termes que le modèle légitime
du peintre, l'original dont son tableau devait rendre fidèlement les
traits, n'était point l'objet du dehors, mais Vapparition qui se pro-
duisait dans son propre esprit.
« Tous les grands hommes, écrit-il, voient ce qu'ils peignent avant de
le peindre, le voient d'une manière entièrement passive : ils ne pour-
raient s'en empêcher quand même ils le voudraient. Que ce soit avec l'œil
de l'esprit ou avec celui du corps, cela n'importe. De toute façon, ils reçoi-
vent littéralement l'impression d'une image. Le site, le personnage, l'évé-
nement sont là devant eux, comme dans la seconde vue, et bon gré, mal
gré, toutes ces choses veulent être peintes comme elles se montrent à eux :
ils n'oseraient pas, sous la contrainte de leur présence, changer un seul
iota à ce qu'elles leur enjoignent de retracer, car pour eux chacune d'elles,
dans son genre et son degré, est toujours une véritable vision, une apoca-
lypse, et au fond de leur cœur elles sont toujours accompagnées d'un sen-
timent qui est comme l'écho du commandement : Écris les choses que tu as
vues et les choses qui sont... L'apparition d'ailleurs ne vient pas seulement
d'elle-même, elle se déroule dans son ordre à elle, dans un ordre qui a été
choisi pour le peintre et non par lui... L'harmonie des détails et de l'en-
semble paraît avoir été combinée d'après les règles les plus délicates;
pourtant la volonté, les connaissances, la personnalité du voyant n'y ont
été pour rien. Il n'a été qu'un scribe... Et tout effort pour façonner de pa-
reils résultats par des calculs et des principes, toute tentative même pour
corriger ou remanier l'ordre premier de la vision n'est plus de l'invention.
Que dis-je? si un peintre, en regardant des formes déjà couchées sur sa
toile, en vient à décider que certaines modifications leur donneraient plus
de force ou de beauté, il ne fait pas seulement ce qui n'est point de l'inven-
tion, il fait ce qui en est la négation même , car l'invention, c'est Vafjluence
vivolontaire d'une série d'images ou de conceptions qui se présentent d'elles-
mêmes telles qu'elles doivent rester. Aussi la connaissance des règles et
l'action du jugement ont-elles une tendance à arrêter ou à entraver l'ima-
gination dans son essor. Plus un peintre s'entend aux principes du bien et
du mal en fait d'art, plus il y a chance qu'il manque de génie créateur, et
réciproquement plus il a de génie créateur, plus vous le trouverez ignorant
des règles. Non qu'il les méprise, seulement il sent qu'entre elles et lui il
n'y a rien de commun, que les rêves ne se laissent pas régulariser, que
comme ils viennent, il faut les prendre, et qu'autant vaudrait régler un arc-
en-ciel ou faire des entailles à l'aile d'un ciron pour le saisir plus aisément
que de chercher à réglementer par des axiomes les allures d'une vision in-
volontaire. »
Je me plais à le reconnaître, après une telle page, il n'y aurait
896
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à louer presque sans réserve, si dans tout son système M. Rus-
kin eût persisté à être de sa propre opinion; mais point. Au mo-
ment où il semble si convaincu qu'il s'agit de représenter les choses
comme elles peuvent nous revenir à l'esprit et non pas comme elles
sont en elles-mêmes, au moment où l'on croirait qu'il ne lui reste
plus qu'à rétracter sa première théorie, on l'entend s'écrier : « Vous
voyez donc que j'avais raison, et que le seul but comme le seul
mérite de l'art est de faire connaître les œuvres de Dieu! Vous voyez
que le seul critère pour apprécier l'art est de se demander : Est-ce
un fait? en est-il bien ainsi? est-ce bien de la sorte qu'est une pierre,
un chêne, un nuage? » Le fait est que tout fond littéralement entre
les doigts de M. Ruskin, et que pour sa logique c'est un jeu d'ar-
river à Rome par tous les chemins. Vient- il de montrer comment
l'imagination enfante d'un seul jet un tout organique, il observera,
comme incidemment, que ses conceptions ont ainsi l'unité, la sim-
plicité et les autres caractères qui distinguent les œuvres de la na-
ture, et cela lui suffît. Son pont est construit : il n'a plus qu'un pas
à faire pour conclure que l'imagination de la sorte consiste à créer
suivant les lois de la nature, et qu'elle n'arrive à ses harmonies
qu'en sachant saisir et rendre les vrais rapports qui dans la nature
unissent les vérités partielles dans la vérité d'ensemble. Ou bien il
fera ce que nous lui avons vu faire à propos de l'imagination pé-
nctraiivc. Au lieu de dire que l'œuvre est une parce que l'objet a
été conçu sous l'influence d'un sentiment dominant, il présentera
sa pensée sous une forme objective , il dira que l'œuvre est une
parce que l'artiste a saisi dans l'objet sa valeur dominante, — et
comme l'imagination qui ne saisit que le faux ne saisit rien et n'est
rien, « comme en tout cas, écrit-il textuellement, ce n'est pas de
cette imagination-là qu'il entend parler, » il décide que l'imagina-
tion, loin d'être la mère du mensonge, est au contraire la faculté
véridique par excellence , la faculté dont le propre est de percevoir
l'essence même des choses, si bien qu'en glorifiant la vérité il n'a
fait que glorifier l'imagination, puisque « la vérité est le caractère
même de ses créations, le trait auquel on les reconnaît, si bien aussi
qu'en glorifiant l'invention il n'a voulu glorifier que la vérité lit-
térale, « puisqu'inventer (le jeu de mots est de lui), c'est littéra-
lement invenire dans le sens du mot latin, ou, en d'autres termes,
découvrir ce qui est. »
C'est dire qu'en dernier terme M. Ruskin réussit à dénaturer com-
plètement l'imagination en la rattachant aux phénomènes de l'in-
telligence, et en la réduisant à n'être qu'une espèce de perception
plus large et plus rapide que les autres. — Imaginer, répondrais-je
pour ma part, c'est de tout point le contraire de voir; c'est ce qui a
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 807
lieu quand nous cessons de regarder et de subir l'action des choses
du dehors, quand notre esprit use de ses propres forces pour les
transporter en lui, pour s'en faire une représentation idéale, qu'il
puisse embrasser et contenir. En réalité, il y a de l'imagination dans
notre langage, il y en a dans l'opération involontaire de nos yeux,
il y en a dans tout ce qui est un acte de notre personnalité, ^^ous
avons beau ne pas nous en douter : lorsque nous voyons une chose,
c'est nous qui composons l'aspect sous lequel elle nous apparaît.
Par cela seul que notre attention ne peut se fixer sur un point sans
que tous les autres restent plongés dans une sorte de pénombre,
l'objet prend pour nous un centre; notre œil en fait ainsi une image
qui ne renferme que des apparences partielles qu'il nous est pos-
sible d'apercevoir en même temps. Par cela seul encore que notre
esprit ne peut avoir qu'une pensée à la fois, ou du moins qu'il ne
peut penser à la fois que ce qui se rapporte à une même préoccu-
pation, c'est nous qui donnons à l'objet un sens unique; notre in-
telligence ne le considère qu'à un seul point de vue et n'y laisse
subsister que les documens et les indices par lesquels il peut té-
moigner sur une même question. Par cela seul enfin que notre
sensibilité a ses lois, c'est nous qui faisons d'un objet un poème de
lignes ou un tout poétique, un groupe d'élémens qui, comme les
doigts du musicien, ne frappent en nous que des notes propres à se
combiner. Le premier regard que je jette sur la chose qui est devant
moi décide si elle m'apparaîtra comme un fait de clair-obscur ou
comme un fait de couleurs manifesté dans telle ou telle gamme.
Qu'une teinte jaune frappe d'abord mon œil, il m'est impossible sur
le moment de voir les autres couluirs dont le propre serait de me
causer une sensation incompatible avec celle qui me possède ; si les
rouges et les bleus ne sont pas anéantis ] our luoi, c'est à travers
mon impression du jaune, comme à travers une atmosphère teintée,
que j'en reçois les rayons. J'étais libre en commençant; mais le
ressort de mon être a reçu une impulsion, et il a désormais ses vo-
lontés : il repousse ou transforme ce qui voudrait l'arrêter brus([ue-
ment dans la ligne de son mouvement. De lui-même aussi il tend à
revenir d'une vibration à une certaine autre vibration; il tend, après
chaque ébranlement, à reprendre son repos , et naturellement mon
œil s'ouvre aux nuances de l'objet qui peuvent m'affecter comme
mon besoin le réclame. Telle est l'origine et la raison des rappels
de tons, des équilibres de couleurs, des harmonies produites par
l'unité d'intonation. L'artiste, le grand peintre ou le grand poète,
n'est autre que l'homme qui sent ainsi énergiquement les exigences
de sa nature propre : c'est le moi le plus intense et en même temps
le plus délicat, qui ne cesse pas d'être sensible aux moindres ac-
TOME XXXIV. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
lions du dehors, mais qui ne se laisse pas anéantir par elles, qui ne
supporte pas ce qui va contre ses nécessités, et qui impose le plus
au non-moi ses propres lois.
J'irais même plus loin, si je ne craignais de donner une définition
trop arrêtée de ce qui reste encore vague pour moi : je dirais que
l'imagination, à parler strictement, n'a rien à faire avec le monde
extérieur, qu'elle est purement un acte de notre propre vie. Ce n'est
point une réalité qui vient se faire pensée en nous, c'est une pensée
ou un sentiment à nous, une aspiration ou une sensibilité de notre
être, qui se définit sous l'apparence d'une réalité. Il se peut que notre
esprit ait été mis en jeu par un objet sensible, et alors, comme la con-
ception qui s'enfante dans notre esprit ressemble à cet objet, nous la
prenons assez naturellement pour une simple représentation ; mais,
en examinant mieux, nous découvrons vite que cette conception
n'est pas même une tentative pour nous figurer le fait extérieur,
qu'elle ne traduit vraiment et ne cherche à traduire qu'une impres-
sion personnelle éveillée en nous par ce fait. Et il me semble que
nous avons là le secret de l'énigme que M. Ruskin proclamait si
complètement insoluble. Comment l'imagination peut-elle trouver
avec tant de justesse les moyens d'atteindre un résultat qu'elle ne
soupçonne pas à l'avance? Elle le peut précisément parce que sa
conception est l'acte d'un sentiment qui ne se connaît pas encore, et
qui fait effort pour se connaître. Le langage ici peut nous servir de
parfait exemple. Quand nous prenons la parole, nous ne savons pas
les mots qu'il nous faut, et il est impossible que nous le sachions,
puisque c'est le besoin même de nous rendre compte d'une idée
encore vague qui nous sollicite à parler; mais nous n'en portons
pas moins déjà notre idée dans notre sein : déjà elle a son individua-
lité, elle est ce qu'elle est, elle aspire à se manifester telle qu'elle
est, et en se heurtant à tout ce qu'elle rencontre dans notre esprit,
elle s'apprend elle-même mot à mot, comme chaque homme, dans
la vie, apprend son propre caractère au contact des circonstances
qu'il rencontre.
Maintenant, à la place d'une pensée qui se dégage de notre intel-
ligence et qui cherche des mots pour s'individualiser, supposons un
sentiment qui naît en nous de lui-même ou au contact d'une chose
et qui cherche des images pour se rendre sensible : nous aurons le
procédé exact de l'imagination. Sans métaphore aucune, elle n'est
que la langue figurée avec laquelle notre esprit se raconte à lui-
même ses impressions, et les accords d'images qu'elle produit n'ont
pas plus de rapports avec la conformation des réalités que les ac-
cords de mots qui nous servent à parler d'un minéral n'ont de rap-
ports avec les affinités chimiques qui relient ses élémens. La meta-
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 899
morphose est moins évidente sans cloute que dans le langage, mais
elle est aussi réelle. Les additions et les suppressions que je fais su-
bir aux teintes et aux formes de la nature sont littéralement l'ana-
logue des substantifs et des adjectifs que j'emploierais pour la dé-
crire; ces teintes deviennent des types de qualités, des types de
pensées humaines , et dans ses combinaisons mon imagination traite
la réalité comme l'Égyptien la traitait dans ses hiéroglyphes : elle la
brise pour la recomposer, elle laisse de côté ceux de ses élémens qui
n'avaient pas concouru à mon impression, elle abrège et modifie
ceux qu'elle lui a empruntés, afin de leur donner une éloquence
nouvelle, et c'est ainsi seulement qu'elle a pu atteindre son but.
Dans ce cas comme dans tous les autres, le pouvoir de l'imagination
tient à sa liberté. Si elle crée des œuvres harmonieuses, c'est pré-
cisément parce qu'elle ne reproduit pas les harmonies de la nature
et qu'elle ne s'inquiète pas de ses lois; c'est parce qu'elle est une
inspiration indépendante qui choisit ses matériaux d'après ses seuls
besoins, qui ne les accorde entre eux qu'en les accordant avec elle-
même, qui ne leur donne une forme totale qu'en les moulant sur sa
propre individualité.
Les mêmes remarques pourraient également s'appliquer à la théo-
rie du beau qui complète le système de M. Ruskin. Il s'en faut que
cette théorie soit sans valeur, car il a le plus vif sentiment de la
beauté sous toutes ses formes, et qu'il se trompe ou non dans ses
explications, cela ne l'empêche pas d'être admirablement perspicace
pour analyser les combinaisons de lignes et de couleurs dont l'im-
pondérable prestige s'appelle pour nous symétrie, unité, variété.
Toujours est-il que sa doctrine n'a encore pour but que de confon-
dre le beau avec le réel. Par antipathie contre l'esthétique qui l'a
fait consister dans une sensation toute passive de plaisir, il le fait
lui-môme consister soit dans une pure idée, soit dans la conformation
tout extérieure des choses. Chaque espèce de beauté, suivant lui,
n'est que le reflet d'une perfection divine dont le Créateur a laissé
l'empreinte sur son œuvre. Par rapport à l'homme, le beau dans sa
théorie n'est donc plus qu'une perception émue du vrai; c'est la réa-
lité contemplée avec amour, avec reconnaissance et adoration, c'est
le soiiùnent tout moral qui accompagne la connaissance des œuvres
de Dieu, comme l'intelligence peut les voir et les juger, et prati-
quement ce système revient toujours à faire résider la beauté dans
la seule manière d'être des choses.
En tout cas, cela revient certainement à ne point reconnaître que
le beau tient à un rapport entre nous et les objets, à une concor-
dance eùtre la manière dont une chose, vu sa nature, tend à faire
jouer nos facultés et la manière dont, vu les limites et les tendances
de nos facultés, il leur est à elles-mêmes possible, facile et agréable
900 REVUE DES DEUX MONDES.
de jouer. En quoi consiste ce rapport? Là n'est point la question
importante. Comment nos œuvres doivent-elles être conformées
pour présenter avec toutes les lois et toutes les parties contraires
de notre être cet accord parfait qui est le beau? Ce n'est point pour
n'avoir pas su l'expliquer que M. Ruskin est en faute, car ce mys-
tère-là n'est rien moins, à mon sens, que le mystère même de notre
nature, que l'inexplicable lien qui unit en nous le moral et le phy-
sique, l'infini et le fini. Le problème n'est pas de ceux que l'on ré-
sout en parvenant à en concevoir la solution : au contraire, il s'agit
pour le résoudre de renoncer à notre raison, et de laisser faire les
affinités secrètes de notre être, qui peuvent seules savoir ce qu'elles
repoussent et réclament. C'est cela même qui rend si dangereuse
la théorie de M. Ruskin : elle est plus qu'une erreur, elle est une
influence funeste qui empêche le beau de se compléter dans l'es-
prit de l'artiste par l'accord spontané de ses propres sympathies et
des propriétés de l'objet. En répétant que les lois de la lumière ou
les lois physiques sont la raison et la règle des harmonies de lignes et
de couleurs, en poussant le peintre à tendre sans cesse ses facultés
pour épeler la nature, en l'habituant à croire que son œuvre ne peut
devenir belle qu'en indiquant les élémens partiels des objets dans
l'ordre même où ils s'y rencontrent, elle le livre à un parti-pris qui
lui enlève la liberté de créer au gré de son inspiration, elle l'as-
servit à une volonté qui entrave la chimie involontaire de ses sen-
timens, et le miracle de l'art ne peut plus s'accomplir en lui.
En résumé, par sa théorie du beau comme par ses théories du
vrai et de l'imagination, M. Ruskin vise au même résultat et nous
donne le même spectacle, celui d'une nature admirablement douée,
mais dont les idées sont constamment faussées par un biais d'esprit
plus fort que tout ce qu'elle peut voir et sentir. 11 possède par trop
la grande qualité de sa race, la puissance d'examiner en détail. En
présence d'une toile, son penchant irrésistible est de chercher si le
caillou peint par l'artiste retrace fidèlement chaque particularité
qu'il est arrivé à observer dans un caillou, de regarder si l'eau de
l'image n'est pas ridée à l'endroit où, d'après ce qu'il sait des lois
naturelles, elle devrait être tranquille. Malgrç les réserves et les
concessions que ses sentimens peuvent lui dicter, toujours son be-
soin d'analyse reprend le dessus, toujours sa curiosité intellectuelle
le ramène à conclure que le meilleur tableau est celui qui est le plus
près de retracer tout ce qu'il est possible de saisir dans les choses en
les étudiant morceau par morceau. L'erreur est glorieuse, je le veux;
elle vient plutôt chez lui d'un excès que d'un défaut de facultés.
Avec racti\ ité de son intelligence et de son imagination, la réalité
lui suffit : il est capable d'en tirer lui-même directement son festin
de pensées et d'émotions; il aurait donc trop à perdre si les pein-
l'IiXfluence littéraire da]\s les beaux-arts. 901
tures n'exprimaient qu'une impression humaine, et si pour l'expri-
mer elles laissaient de côté la multitude des détails et des indices
par lesquels le moindre objet de la nature peut lui suggérer une
infinité d'idées et de sentimens. Il n'est pas moins vrai que ses prin-
cipes seraient mortels pour l'art, qu'ils conduiraient à des œuvres
qui n'exprimeraient absolument plus rien. Personnellement il a beau
apprécier et réclamer aussi les qualités d'imagination et de senti-
ment; en s' obstinant à soutenir que la valeur d'une œuvre est en
raison directe du nombre et de l'importance des connaissances
qu'elle nous transmet, il enseigne ce qui rend impossibles l'imagi-
nation et le sentiment, ce qui condamnerait les tableaux à ne plus
avoir ni l'unité qui donne à une composition la puissance de nous
émouvoir, ni la beauté de conformation qui lui permet seule de nous
charmer, ni ce rapport avec nous-même qui fait qu'elle est vraie
pour nous, propre à nous transmettre une idée. La peinture, telle
qu'il tend à la rendre, ne produirait plus que des catalogues et des
inventaires, des collections de matériaux pour servir à l'histoire de
la nature. Au lieu d'un tableau, nous aurions une mosaïque de frag-
mens juxtaposés, un conflit d'intentions et d'aspects incompatibles,
quelque chose qui n'existerait pas comme ensemble. Quand même
le peintre -aurait énuméré tous les caractères poétiques et plastiques
de la réalité, quand même son travail révélerait chez lui un œil et
une âme d'artiste, l'image ne serait rien comme tableau; elle n'au-
rait aucune action directe sur le spectateur, aucun magnétisme; elle
serait à un vrai tableau ce qu'est à une musique exécutée le cahier
où elle est notée : cahier rempli de signes algébriques qui indiquent
toutes les parties du concert, mais qui ne le font point entendre, qui
laissent au lecteur la tâche de se procurer lui-même un orchestre
pour les déchiffrer.
Quant à l'autre côté de la doctrine de M. Ruskin, je veux dire
quant à ses efforts pour faire de l'art une expression du dévelop-
pement général de l'homme, ils ne s'attaquent pas moins à l'in-
dividualité de la peinture. Depuis bien longtemps déjà les peintres
subissent fâcheusement cette tyrannie de la littérature dont je par-
lais plus haut. Sous prétexte de les élever en dignité, la plupart
de leurs amis ne les encouragent guère qu'à mépriser et à renier
leur dignité propre pour aspirer à une gloire étrangères à leurs
fonctions. L'intérêt humain, l'intérêt pathétique, l'intérêt philoso-
phique ou moral, tous ces intérêts sont précisément et purement ce
que cherche dans un tableau la foule ignorante, ou bien la foule
instruite qui n'a jamais éprouvé les émotions particulières que l'art
est appelé à rendre, qui, faute de pouvoir apprécier les qualités
spéciales des images, ne peut leur demander que les mérites d'un
récit ou d'un roman. Je ne dis pas que ces mérites n'aient aucune
902 REVUE DES DEUX MONDES.
valeur en peinture : ils sont bons jusqu'à un certain point, à peu
près comme le sentiment poétique est bon dans un traité d'astro-
nomie ou de géologie, ils le sont en tant qu'ils servent à rehausser
l'intérêt plastique au lieu de lui disputer la prééminence; mais ce-
lui qui les proclame comme le seul ou le principal but de l'art n'en
est pas moins un avocat qui ne fait qu'ériger en lois l'opinion et
l'instinct de l'ignorance. Le peintre doit avant tout être un peintre :
sa vocation est d'aller récolter à travers la nature les prestiges des
tons et des formes, l'inépuisable poésie des flaques de lumières, des
masses d'ombres, des effets de surface; c'est d'entendre et de faire
entendre aux autres la musique des images, le concert des mélodies
joyeuses ou plaintives, des harmonies solennelles relevées de fiori-
tures imprévues que les aspects produisent dans l'âme par leurs
contrastes et leurs accords, par leurs mouvemens, leurs repos, leurs
richesses et leur simplicité; c'est de traduire enfin sur une toile tout
un monde de charmes, de vertus secrètes et d'indicibles propriétés
qui sans doute sont plus ou moins liés à ce que voit et conçoit notre
intelligence, mais qui ne s'adressent pas à elle directement, qui sont
au contraire l'action que les choses exercent sur des sensib'ilités et
des facultés entièrement distinctes de notre raison.
Je m'explique très imparfaitement, je le sais; mais ce qui se laisse
si mal définir se laisse bien mieux sentir. Pour peu qu'on ait la fibre
de l'art, il suffit d'un regard jeté sur deux tableaux, et l'on ne peut
pas les confondre. Dans l'un, il n'y a que des idées de romancier ou
d'homme d'esprit : l'artiste peut avoir montré de l'imagination dans
ses incidens, dans la conception ou la mise en scène du sujet; mais
c'est de l'imagination littéraire qu'après coup il a traduite en images,
et son œuvre, comme tableau, n'est toujours qu'une traduction, une
œuvre de patience et de mélancolie. Devant la toile voisine, c'est un
tout autre iluide qui me court sous la peau : j'y sens remuer, j'y
sens jaillir une émotion et une imagination de peintre; je n'ai peut-
être sous les yeux qu'une pose très insignifiante, un étrange agen-
cement de lignes; pourtant cette pose parle aussi à mon intelli-
gence et à mon cœur, elle imprime à tout mon être un certain
rhythme, parce que l'être entier du peintre aussi a concouru à la
concevoir, et c'est à cela que je reconnais le véritable artiste : je
sais que j'ai affaire à un homme qui pense et sent en images, à un
homme pour qui les images sont devenues la seule langue naturelle
de toutes ses facultés. — Qu'importe qu'un tableau me retrace ad-
mirablement une salle d'hospice avec toutes les attitudes exactes de
la décrépitude et de la maladie? Qu'importe qu'un nouveau Lavater
écrive sur les visages de ses personnages tout un traité de science
physiognomonique? Je pourrai être étonné, je serai amusé par le jeu
d'esprit ou édifié par la savante étude; mais je ne serai pas enivré.
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 903
Le chef-d'œuvre d'observation et l'ingénieuse mimi(jue ne vaudront
pas pour moi la magie de l'œuvre qui me transporte dans le monde
surnaturel des formes, qui me rend pour un moment l'étrange vi-
sion que j'ai parfois dans la rue ou dans la campagne, lorsque tout à
coup les hommes et les choses semblent perdre leur relief, et que la
terre autour de moi n'est plus qu'une surface plate, un jeu de sil-
houettes brodées de lumière, un effet scénique d'ombres sans corps
et d'apparences sans substance qui vont et viennent avec une ani-
mation fantasmagorique.
M. Ruskin fait remonter à la renaissance le commencement de la
décadence. C'est aussi mon avis dans un sens; mais ce qui commen-
çait alors, et qui devait être funeste plus tard, ce n'était point le
souci du beau. Oue, dans sa préoccupation de l'effet, la renaissance
apportât beaucoup de vanité, de sensualité, de formalisme et de
prétention à la science, cela n'est pas douteux, et il ne l'est pas non
plus qu'il y eût là un germe de mort. Toujours est-il que ces mau-
vaises tendances, qui dès le principe avaient dégradé l'élément plas-
tique de la peinture, n'ont fini par am«iier la décadence qu'en
étoutiant cet élément même, en changeant les peintres en ouvriers
qui ne sentaient plus rien , tant ils étaient occupés à raisonner et
à calculer ce qui pouvait sembler convenable ou agréable à leur
pubhc. Le vrai mal ainsi, c'était le rôle que l'intelligence dès lors
tendait à jouer dans la peinture au détriment de l'inspiration. C'é-
tait le rationalisme, cette même tyrannie de la raison que M. Paiskin
ne fait qu'exagérer en lui donnant une autre forme. 11 ne veut pas
du raisonnement qui se dépense à concevoir des procédés et des
méthodes de beau style, mais il veut le raisonnement au profit de la
vérité; il ne veut pas le drame et l'expression de la physionomie au
point de vue du bel effet, mais il les veut comme moyens de relater
les événemens tels qu'ils se passent, et c'est toujours voter pour ce
qui a tué la peinture. Nous pouvons le dire, appuyé sur trois siècles
d'expérience: la recherche du drame et de l'expression, voilà surtout
l'idolâtrie qui a frappé les artistes d'aveuglement et d'impuissance,
voilà la prétention qui les a empêchés de peindre sous la dictée de
leurs bonnes inspirations, voilà la cause qui fait de presque tous nos
tableaux modernes un charivari de lignes grimaçantes, un laid as-
semblage de formes, de groupes et de teintes qui sont plus qu'in-
signifians pour le sens plastique, qui le heurtent et le déchirent
comme à plaisir. Nos Chiirlolic Corday, nos Jane Grcy, nos Bataille
d'Eylaa, sont un contre-sens pour les yeux. Malgré leurs qualités
de détail, ils sont, comme intention d'ensemble, la négation même
de l'art. Et ce n'est pas seulement que les lignes, quand on les com-
bine en vue de faire Comprendre un incident ou d'indiquer sur un
visage certaines passions, ne peuvent plus obéir aux exigences d'une
904 REVUE DES DEUX MONDES.
idée de peintre; lors même qu'une intention de bon aloi est parve-
nue à se faire jour dans l'œuvre de l'artiste, lors même qu'à travers
toutes ses entraves volontaires et ses nécessités de narration, il a su
penser et exprimer un effet de clair- obscur ou un effet de groupe
qui en, eux-mêmes seraient de la plus franche valeur, c'est assez
que son tableau veuille être un récit pathétique, c'est assez qu'il
tourne notre attention vers la vie et le fond des choses, vers les
joies et les douleurs signifiées par les lignes, pour qu'il ne puisse
plus nous causer d'impression plastique. Il ressemble à un roman
trop vrai et trop déchirant qui nous met en face des réalités de notre
destinée. C'en est fait des ivresses et des attendrissemens de l'ima-
gination : nous sommes remués dans la partie de notre être .qui est
susceptible de crainte et de désir, de plaisir et de douleur; nous
ne pouvons plus éprouver ces autres émotions qui sont comme les
échos prolongés de la terre à travers les profondeurs de notre es-
prit. Et qu'avons-nous après tout pour nous dédommager? Le peintre
qui sait le mieux par cœur les attitudes possibles, qui connaît le
mieux les combinaisons et les inflexions de lignes que le corps hu-
main peut présenter dans ses divers mouvemens et ses raccourcis en
perspective , ne nous donne encore que le sentiment d'une triste
impuissance lorsqu'il veut rivaliser avec la nature et qu'il nous sol-
licite à le comparer avec elle. Il faut en prendre notre parti : comme
récit des faits, la peinture sera toujours misérablement pauvre. Il
n'y a pour elle qu'un moyen de s'assurer une supériorité décidée,
c'est de se résigner franchement à être l'expression de nos propres
idées de formes et de couleurs.
III. — LA MORALE DE l'aRT DANS LE SYSTÈME DE M. RUSKIN.
Voilà bien des critiques. Pour ma propre satisfaction, on me per-
mettra de le dire, ce n'est pas sans hésitation que j'ai pris cette
position d'adversaire envers un penseur qui, sous tant de rapports,
a combattu pour la bonne cause, et j'aurais mal transmis ma pen-
sée, si l'espace que mes objections ont dû prendre pour se dévelop-
per cachait le respect et la sympathie qui occupent en moi beaucoup
plus de place que le dissentiment. Les écrivains se divisent en deux
grandes classes : les uns sont purement des hommes d'intelligence
et n'énoncent que des opinions: après avoir regardé autour d'eux,
ils racontent, autant qu'ils ont pu le voir, ce qui en est des choses;
les autres, que j'appellerai les hommes de génie dans le sens pri-
mitif du mot, ne restent pas ainsi en dehors des objets qu'ils tâchent
de juger; ce qu'ils expriment, ce sont des convictions et des affec-
tions qu'ils ne peuvent s'empêcher d'avoir; ils disent ce qui les at-
tire et les repousse; ils combattent /?ro aris et focis; leurs idées
L' INFLUENCE LITTÉRAIRE DANS LES BEAUX-ARTS. 905
fussent -elles fausses comme appréciation de ce qui existe, ou de
ce qui est possil)le, ou de ce qui porterait de bons fruits, on est à
peine en droit pour cela de les traiter d'erreurs : quand c'est notre
âme qui crie malgré nous, ce n'est toujours qu'un besoin vrai, un
instinct humain qui peut la faire crier. M. Ruskin appartient certai-
nement à cette seconde classe. Alors même que ses écrits seraient
sans valeur par rapport à l'art, ils n'en resteraient pas moins des
œuvres de la plus grande valeur par le point de vue élevé où ils
placent le lecteur et où ils le forcent à monter, par la droiture, le
haut sentiment moral, la noble manière d'être homme et d'envisa-
ger le rôle d'homme qu'ils sont sûrs d'inoculer dans la mesure où ils
portent coup. En ce qui touche l'art, il s'en faut aussi qu'il n'ait
rien fait : il a déblayé le terrain de la vieille superstition du beau
idéal, de cette dédaigneuse théorie qui n'est bonne qu'à stériliser
l'imagination, en détournant l'artiste d'écouter d'abord la nature et
d'apprendre par expérience toutes les formes d'émotion qu'elle peut
éveiller en lui. Il a débarrassé la voie de la doctrine non moins dan-
gereuse du xviii'' siècle, de celle qui prétendait trouver le grand
style en enlevant aux objets tout ce qu'ils ont de particulier et d'in-
dividuel, c'est-à-dire en leur enlevant aussi leur caractère plastique.
Il a réagi de toute sa force contre la croyance au savoir-faire, contre
cette foi d'ouvrier qui considère l'art comme une sorte d'ébénisterie,
et qui s'imagine qu'il importe seulement de connaître les bonnes es-
pèces de produits et les bons procédés pour être un habile ouvra-
geur en talileaux : funeste illusion qui ne saurait être trop souvent
démasquée, funeste prétention de la raison qui pousse l'artiste à
sortir sans cesse de lui-même pour chercher ce que doivent être
les œuvres, et qui en définitive prétend assurer à tous le secret de^
façonner d'admirables peintures, en apprenant à tous à ne jamais
tenir compte de leurs propres sentimens ! Ne nous y trompons pas,
c'est encore cette éternelle espérance de la médiocrité qui sert de
base à nos méthodes d'enseignement, à l'organisation de nos ate-
liers d'études, à toutes nos institutions et nos traditions en fait d'art.
Nous n'avons pas cessé de poursuivre la science magique qui dis-
])ense d'avoir du génie, et M. Ruskin a été droit au cœur du mal en
s' appliquant à montrer qu'on n'est artiste que par la grâce de Dieu,
en répétant que la première condition pour communiquer une belle
émotion, c'est de l'éprouver, que par conséquent il s'agit avant tout
d'être sincère, de n'employer son savoir qu'à rendre fidèlement ce
qu'on a senti, et qu'ensuite ceux-là seuls sont de grands maîtres à
qui il a été donné d'avoir les sentimens qui sont d'un grand peintre,
et qui, en se traduisant tels qu'ils sont, produisent les grandes œu-
vres.
906 BEVUE DES DEUX MONDES.
Mais en vérité ce n'est pas telle ou telle pensée de détail qui mé-
rite l'éloge. Si l'on pouvait séparer chez M. Ruskin les appréciations
morales et les jugemens, les intuitions. qu'il a sans raisonner et les
idées par lesquelles il s'en rend compte, on s'apercevrait qu'il ne
s'égare que dans ses jugemens. Creusons sous son réalisme, et qu'y
trouvons-nous? Le sentiment intense et profondément juste qu'ua
art vivant et large, large comme la nature et comme l'homme, ne
peut avoir sa source que dans une sympathie universelle, dans cette
disposition qui est comme le génie d'aimer, de nous intéresser à
tout, de découvrir, à force de nous oublier, la beauté et le côté frap-
pant de chaque chose. Celui qui se renferme en lui-même pour rêver
d'après ses goûts des types de perfection idéale, celui qui s'exalte le
plus en imagination à l'idée de l'admiration que lui aurait causée
Cincinnatus ou des transports qu'il éprouverait devant les montagnes
.de la Suisse n'est certainement pas l'homme qui sait le mieux rendre
justice aux qualités de ses amis, ni qui excelle à tirer des campa-
gnes et des buissons qui entourent sa demeure le contentement et
les inspirations qu'ils pourraient fournir, — et ce n'est pas lui non
plus qui sera le plus grand peintre. Que trouvons-nous encore sous
la tendance de M. Ruskin cà confondre le domaine du peintre avec
celui de l'écrivain? Un sentiment non moins juste de la solidarité qui
relie toutes nos facultés, un immense désir de vivifier l'ait en le rat-
tachant au mouvement de nos pensées et en lui prêtant la passion
de notre nature morale, une profonde perception surtout de l'in-
fluence que les qualités et les défauts du caractère exercent sur les
œuvres de la main, sur le tableau du peintre ou le clou que fabrique
l'ouvrier. Et c'est ici surtout que j\I. Ruskin a été novateur et mérite
d'être écouté, car il a en quelque sorte fondé la morale de l'art. A
chaque instant je suis stupéfait, en lisant notre littérature populaire,
de la manière dont on y parle de la morale. On dirait que ce mot-là
dans notre vocabulaire est devenu synonyme de niaiserie, ou en tout
cas qu'il signifie seulement, pour les critiques, un certain genre lit-
téraire comme l'idylle ou les contes d'enfans, une espèce d'ouvrage
que l'on entreprend parce qu'on le veut, et décidément la plus in-
fime espèce d'ouvrage, la moins favorable au génie. En dehors de cela,
qu'est-ce que la morale, et qu'a-t-elle à faire avec l'art? Nos meil-
leurs oracles se piquent de ne pas le soupçonner, et depuis plusieurs
siècles déjà nous appliquons consciencieusement cette philosophie.
Nous vivons sur une religion, — car c'en est une, — qui fait de la
science le principe de tout bien, de l'ignorance le principe de tout
mal, et qui ne promet le s^dut que par le jugement, par le talent de
concevoir les moyens appropriés aux fins. Nous croyons que, dans
toutes les directions de l'activité humaine, on réussit par la grâce
l'iM-LLEXCI- LITTÉr.AIUE DANS LES BEAUX-ARTS. 907
d'une instruction ou d'un développement spécial qui n'a rien à faire
avec ce que l'on est comme homme, que l'on arrive rien que par l'in-
telligence à primer comme penseur, que l'on devient grand géologue
rien qu'en vertu de certaines connaissances emmagasinées dans un
coin de l'esprit, que l'on devient éminent comme poète ou comme
peintre rien que par la dépense d'esprit que l'on a faite à l'égard
de la peinture ou de la poésie, rien qu'en possédant une habileté
ou un organe qui ne sert qu'cà faire des vers ou des tableaux, et qui
à lui seul suffît pour les bien faire, c'est-à-dire qui suffit pour nous
rendre experts de ce côté en nous laissant d'ailleurs pleine liberté
d'avoir les défauts qui peuvent nous égarer dans nos actes et de ne
pas avoir les qualités qui enfantent les nobles sentimens, les vo-
lontés droites et les hautes pensées. Qu'on lise nos jeunes poètes
et nos jeunes romanciers, et l'on verra si ce n'est pas ainsi qu'ils ont
compris l'art de faire de beaux romans et de la belle poésie. Et ne
serait-ce pas là précisément la cause de leur stérilité et de leur im-
puissance? jXe serait-ce pas encore une cause toute semblable qui
a prédestiné notre politique à ne construire que des châteaux de
cartes, notre religion à perdre toute influence sociale et tout pouvoir
sur les âmes? Nous avons perdu le sentiment de l'unité de notre
être; toutes nos convictions consistent justement à n'y pas croire, à
ne pas reconnaître que nos œuvres de poète, de savant, de penseur,
ne sauraient être avivées que par notre vie, ennoblies que par notre
noblesse, qu'elles ne seront jamais qu'une grimace, uncérémonial
appris ou un travail de manœuvre en tant qu'elles ne seront pas la
manifestation de notre caractère entier, du même homme central
d'où découlent à la fois nos actes, notre morale, nos affections et
nos convictions de tout genre. Nous avons préféré rêver le rêve
de l'insensé, caresser l'espérance commode que, lorsqu'on veut être
peintre, on n'a que faire des vertus qui sont bonnes pour le saint et
le héros. Nous-mêmes, de nos propres mains, nous avons brisé le
fd qui pouvait seul conduire dans nos productions l'électricité de
notre vie : nous nous sommes littéralement appliqués à trouver, à
force d'habileté, l'art de mettre dans nos œuvres la dignité, l'émo-
tion, l'infaillibilité et la beauté qui n'étaient pas en nous.
Je n'ai fait là qu'exposer à ma manière la pensée de M. Ruskin,
l'esprit qui est répandu dans toutes ses paroles. On peut juger com-
bien son regard porte au-delà des tableaux. Ce qu'il a tenté, ce n'est
pas seulement de transformer l'art par un changement de méthode
qui ne transformerait que lui : c'est de le renouveler en s'attaquant
au tempérament d'esprit qui nous dirige dans toutes nos voies, de
le régénérer par une conversion totale qui régénérerait tout aussi
bien notre philosophie, notre politique et notre vie quotidienne.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour résumer sèchement son esthétique pratique, il a voulu dire
que nous nous sommes entièrement trompés en pensant qu'il fallait
nous guider sur des règles, des principes de style, des manières de
faire, et que ce qui nous perdait était précisément cette impuissance
à voir que les connaissances et les aptitudes spéciales de l'artiste
sont simplement ses moyens. Il a voulu dire qu'au lieu de con-
centrer notre esprit sur les tableaux, au lieu de nous borner à re-
chercher ce qui pouvait être d'un bon effet sur une toile, il fallait au
contraire faire aflluer dans nos tableaux la vie de tout notre être, et
qu'en dernier terme, notre imagination de peintre n'aurait jamais
que la portée de nos pensées, le sérieux de nos affections, la no-
blesse de notre conscience. 11 a voulu dire enfin que le secret du
triomphe ou de la défaite n'était pas dans un code de bonnes ou de
mauvaises recettes, mais dans le caractère moral, dans les bons et
les mauvais mobiles qui du fond de notre cœur gouvernent à notre
insu toutes nos facultés, les facultés plastiques aussi bien que les
autres. Et je crois qu'en cela il a été plus près que d'autres de mettre
le doigt sur le vrai principe de tout génie et sur le vrai principe de
toute impuissance. Il se trompe en tant qu'il juge des conditions que
les tableaux eux-mêmes doivent remplir, il se trompe très grave-
ment lorsqu'il conclut que les idées abstraites de notre intelligence
ou les sentimens purement moraux de notre conscience sont ce que
la brosse doit directement exprimer; mais il a raison de croire qu'on
n'est pas artiste à moins d'être d'abord un penseur et une nature
généreuse. Il en est du peintre comme du poète : c'est ce que son
esprit découvre et ce qui fait battre son cœur, c'est la part qu'il
prend à tous les faits de ce monde qui seule peut féconder son ta-
lent. Chaque idée de son intelligence a pour contre-coup une idée
de forme ou de couleur : chaque ébranlement ou chaque élan de ses
affections détermine une émotion et une inspiration analogues dans
ses facultés plastiques. Son génie de peintre n'est que l'écho par le-
quel son âme de peintre répond à toutes les vibrations de ses autres
facultés. Et quant à l'influence qu'exercent les qualités et les défauts
du caractère proprement dit, c'est toujours là qu'il en faut revenir.
Après tout, comme le dit M. Ruskin, il n'y a jamais eu et il n'y aura
jamais pour l'art que deux sources possibles : l'amour des œuvres de
Dieu ou l'amour-propre, — le besoin de rendre hommage à quelque
chose qui n'est pas nous, ou le désir de nous faire valoir nous-
mêinos. Et de ces deux inspirations, celle qui a fait trouver tout ce
que le monde a jamais connu de vrai, de beau et de bon est facile h
nommer. Ainsi qu'il le dit encore : soyez musulmans, soyez cln-é-
tiens, mais croyez à quelque chose au-dessus de vous-mêmes. Comme
l'Égyptien, adorez un faucon, et vous le peindrez comme ne le pein-
l'influence littéraire dans les beaux-arts. 909
dra jamais celui qui n'y voit qu'un bipède emplumé, car l'extase
que vous aurez éprouvée passera par votre main dans votre tableau,
et elle lui donnera la puissance de communiquer à d'autres le même
transport. Si les expositions nous apprennent quelque chose, c'est
que le talent n'est pas ce qui manque, et que la médiocrité où res-
tent tant d'artistes ne tient même pas à un défaut d'aptitude plas-
tique, pas plus que nos bévues et nos erreurs ne tiennent d'ordi-
naire à une incapacité de voir. Sans doute nos qualités morales sont
entièrement distinctes de nos qualités poétiques ou pictoriales, et
toutes les peifections du caractère, en se manifestant dans un ta-
bleau, ne lui donneront point par elles seules la moindre va-
leur comme tableau; mais il n'est pas moins vrai que c'est la sin-
cérité, l'enthousiasme et la droiture de l'homme qui peuvent
seules bien diriger les aptitudes de l'artiste et leur faire porter de
bons fruits. Ce qui a aveuglé le plus de penseurs et ce qui a con-
damné le plus de peintres à la banalité, c'est l'égoïsme, qui les a
rendus insoucians, ou qui, avec ses aigreurs, a étouffé chez eux
toute émotion sympathique; c'est la légèreté et le défaut de sincé-
rité qui les ont empêchés de mettre à profit ce qu'ils avaient de
puissance pour discerner et apprécier; c'est la vanité qui, en les
rendant esclaves de leurs propres volontés, les a réduits à n'user
de leurs moyens et de leurs forces que pour chercher ce qui pouvait
plaire au public ou satisfaire leur propre ambition.
Je ne doute pas que cette tendance de moraliste ne soit le fond
même de l'esprit de M. Ruskin. On s'en aperçoit à la qualité de
son style, à la nature de son imagination, à celle de la poésie qui
colore chacune de ses phrases. Entre tous les magiciens qui ont
animé les choses inertes de leur propre vie, il a cela d'original que
pour lui la terre se rattache au monde de la conscience par une
sorte d'échelle de Jacob : au lieu de refléter les joies et les douleurs
de l'homme, elle est à ses yeux comme un théâtre où les prototypes
du bien et du mal, où la patience, l'amour, la soumission, le cou-
rage, révèlent dramatiquement leur énergie malfaisante ou salutaire.
Toutes ses meilleures intuitions à l'égard de l'art lui viennent de la
même source; il les a trouvées en étudiant la peinture avec l'œil
du sens moral, avec cette clairvoyance qui ne regarde pas du côté
de l'effet qu'un tableau peut produire, qui ne s'arrête même pas
aux intentions que l'artiste a pu avoir, aux pensées qu'il a voulu
exprimer, mais qui creuse encore plus avant, qui va jusqu'à son
être intime, jusqu'à l'ensemble des organes et des impuissances qui,
parleur opération, ont déterminé ses pensées et ses intentions. C'est
de cette façon que M. Ruskin a surtout montré de belles qualités
d'historien, un remarquable sentiment des époques, une perspi-
010 REVUE DES DEUX MONDES.
cacité supérieure pour surprendre la raison secrète et le lien des
diverses écoles, la cause de leur développement et de leur décré-
pitude.
Malheureusement ce que M. Ruskin avait ainsi découvert, il ne l'a
pas mis au service de l'art. Tout en aimant beaucoup l'architecture
et la peinture, il ne les a point assez aimées pour elles-mêmes. Il a
été plus préoccupé du développement de l'homme en tout sens, de
son progrès intellectuel et religieux, de sa santé morale enfin que
de ses facultés plastiques et de l'action que sa santé morale pou-
vait avoir sur elles ; en somme, c'est l'art lui-même qu'il a mis au
service d'un but étranger à l'art. Il a évalué les tableaux d'après le
profit que notre intelligence ou notre caractère en pouvait tirer; il a
voulu obliger les facultés plastiques à renier leur objet et leur
œuvre propre pour travailler à communiquer toutes les pensées,
tous les sentimens qui sont intrinsèquement bons et qui peuvent
nous élever dans l'échelle des êtres. Ou plutôt, car je ne veux pas
laisser échapper un des aspects intéressans de sa physionomie, il
avait en lui, comme je l'ai dit, deux instincts opposés, les deux mêmes
instincts qui existent côte à côte d'une manière si marquée dans
sa race, et qui rendent si incompréhensible pour nous la rêveuse et
positive Angleterre, cette patrie des Shakspeare et des Stephenson,
des usines et des enthousiasmes religieux, cette terre où le bon sens
le plus activement impitoyable coudoie l'imagination la plus vision-
naire, où les esprits frappeurs, les tables tournantes et la vieille dé-
monologie trouvent encore, au milieu du bruit des machines, leurs
plus fervens adeptes. Pour ceux qui sont familiers avec la littéra-
ture anglaise, je pourrais dire que M. Ruskin tient à la fois des deux
hommes qui ont le mieux personnifié cette soif de vie morale et ce
besoin d'action du caractère national, Wordsworth et Carlyle. Comme
Wordsworth évidemment, il est avide avant tout de dignité humaine :
au fond, ce. qu'il appelle de ses vœux, c'est l'avènement d'un art
qui soit grand et beau par la puissance, l'activité et la beauté des
facultés qu'il manifeste, d'un art qui représente les connaissances,
les pensées et les sentimens que l'humanité pourrait avoir, si elle
était en possession de toutes ses nobles aptitudes. D'un autre côté,
le besoin d'observer et de connaître, le côté utilitaire de son esprit,
l'amour de la nature enfin et sans doute aussi la contagion des idées
répandues dans l'air ont poussé M. Ruskin dans les voies de Car-
lyle : il lui a emprunté ou il a partagé avec lui sa métaphysique
écossaise, cette étroite psychologie qui confond sans cesse la vérité
morale et la vérité physique, qui ne conçoit pas qu'une idée humaine
puisse être vraie et bonne, si ce n'est parce qu'elle exprime une vé-
rité qu'on a aperçue hors de soi, et qui ne reconnaît dans le monde
l'iiNtluence littéraire dans les beaux-arts. 911
que deux grandes classes d'hommes : les génies qui sont propres à
tout, parce que leur seule occupation est de déchillrer dans les faits
les lois éternelles de l'univers, et les logiciens qui ne sont propres
à rien, parce que les brumes de leur propre cerveau les empêchent
de lire dans les faits ces mêmes lois éternelles. Les lois de l'univers!
est-ce donc en se tournant du côté des faits que l'on découvre les
lois éternelles qui sont écriies dans l'Evangile, ou ces autres vérités
dont les poètes ont été les interprètes? — Et l'homme donc, n'est-il
pas lui aussi une réalité, une œuvre de Dieu? On en douterait en
écoutant parler M. Garlyle et M. Ruskin, on en douterait en les en-
tendant proscrire le roman et toutes les fictions des poètes, comme
si tout ce qui n'est pas l'histoire d'un fait ou d'un événement ne
pouvait être qu'un misérable mensonge.
Le résultat de ce conflit, nous l'avons vu. En voulant que l'art
exprimât toute l'âme humaine, M. Ruskin a voulu en même temps
que l'art ne se proposât que de faire connaître la nature et l'his-
toire. Plutôt que de mettre d'accord ces deux instincts par une
concession réciproque, il a préféré croire à une sorte, d'harmonie
préétablie entre l'imagination et la réalité; il a préféré supposer
que le tableau qui était le plus exact et le plus complet comme
définition de la nature était par là même le plus grand et le plus
complet comme expression de l'homme; en fin de compte, il s'est
payé d'un compromis illusoire, qui, loin de concilier ses deux in-
stincts, est tout entier au profit de son réalisme. De ce que morale-
ment la disposition la plus salutaire et la plus noble est cet oubli
de nous-mêmes qui nous porte à apprendre plutôt qu'à faire valoir
nos propres pensées, à nous former une idée des choses plutôt qu'à
décider d'après nos idées ce que doivent être les choses; de ce qu'il
vaut mieux dépenser ses affections à rendre hommage aux beautés
de ce qui est que de demander sans cesse à ses goûts et à ses désirs
€6 qu'ils peuvent imaginer de plus agréable pour eux, M. Ruskin a
conclu que le seul but de l'art devait être de retracer ce qu'on pou-
vait connaître en regardant hors de soi, et qu'un pareil art résoudrait
pleinement le problème dont il cherchait la solution, qu'il serait à
la fois la représentation de la nature dans toute sa vérité et la mani-
festation de l'homme dans son plus bel état moral. C'est là une mau-
vaise logique, aussi mauvaise que celle du critique qui, sous pré-
texte que la conscience l'emporte en dignité sur l'intelligence et
l'instinct dramatique, soutiendrait que le meilleur roman est celui
qui se propose de développer directement les injonctions de la con-
science. Dans l'intérêt même de la morale, ne fut-ce que pour enle-
ver à ses adversaires l'occasion d'un triomphe sur ceux qui plaident
sa cause, on ne doit pas laisser passer de telles aberrations. C'est lo
912 REVUE DES DEUX MONDES.
romancier lui-inônie qui est tenu d'avoir le sentiment moral; c'est
en lui que la conscience doit être pour lui ouvrir les yeux sur des
mondes nouveaux, i)our le rendre capable d'éprouver toutes les
admirations et les ré|)idsions c{ue peuvent causer les no])lesses et les
bassesses de caractèie, pour lui donner ainsi la puissance de créer
des personnifications où le mal et le bien revivent dans leurs com-
binaisons infinies, où ils apparaissent sous des traits qui accentuent
éne.rgi({uem(;nt leur beauté et leur laideur; mais vouloir que l'a'uvre
écrite soit une thèse de propos délibéré, c'est tout bonnement nier
le roman, c'est dire au l'omancier de se faire prédicateur, et du
môme coup c'est enlever à la conscience un de ses moyens de pro-
pagande les plus efficaces, car celui qui parle avec le parti-pris de
nous enseigner provoque la résistance de notre volonté, tandis que
notre âme s'ouvre d'elle-même devant l'émotion et le laisser-aller
de l'imagination. Les créations de celle-ci sont des épanchemens,
et, sans que nous nous en doutions, nous sommes gagnés par les
sentimens qui les ont fait naître.
De môme, c'est dans l'âme de l'artiste que doivent se trouver l'a-
mour de la nature, la soif de la vérité, l'oubli de soi et la pensée. Il
n'en peut jamais avoir assez, et on ne peut tro}) le lui répéter : comme
honnne, il iaut (|u'il n'ait pas d'autre occupation et d'autre joie que
d'étudier les œuvi-es de Dieu; comme peintre, il faut qu'il n'ait pas
d'autre but que de traduire fidèlement les pensées et les sentimens
(ju'une étude incessante et passionnée de la réalité a pu faire naître
en lui. Seulement ce qui est mauvais, c'<3St de l'asservira une tâche,
c'est de lui enlever le droit d'énoncer librement ses pensées et ses
s(uitimeiis, le droit de les expi'imer comme ils s'expriment en lui, de
les retracer dans leurs libres mouvemens et leurs caprices, de repré-
senter plutôt les tableaux qu'ils peuvent former dans son esprit quand
ils se combinent au gré (h; ses instincts plastirpies, quand chaque
faculté apporte à rimaglnationson (ixpériencc énuie et ses souvenirs
pour qu'elle les métamorphose en une vision dt; formes et de cou-
leurs. Ce qui est funeste enfin, c'est de confondre la vérité et la
sincérité, comme cela arrive perpétuellement à M. liuskin. Cette
seule (M-reur a empêché l'auteur des Modem Painters de lire juste
la morale du passé et la leçon de l'avenir. Il a cru que la peinture
primitive; avait dû sa sève à ce qu'elle faisait passer le vrai avant le
beau; il a cru que la foi avait vivifié l'art parce qu'elle le poussait
au réalisme, et que l'incrédulité l'a tué ])arce qu'elle l'en a éloigné,
llistorirjuement cela n'est pas exact. Il faudrait dire plutôt que la foi
a été favoi'able aux artistes en contribuant à les rendre sincères,
en faisant d'eux des hommes dominés par des sentimens intenses,
et qui de la sorte étaient moins tentés de peindre en dehors de leurs
i.'lnfluexce littéraire dans les beaux-arts. 913
émotions véritables ou sans aucune émotion. Les premiers Floren-
tins pouvaient penser qu'ils n'étaient que vrais comme l'entend
M. Ruskin; mais cela signifiait simplement qu'ils étaient incapables
de distinguer l'objet qui les frappait de l'impression qu'ils en re-
cevaient. Ils ressemblaient à l'enfant qui ne parle que des choses
sensibles et qui prend sans cesse ce qu'il s'imagine pour un fait
qu'il voit. En réalité, ce qui nous attire encore vers leurs œuvres,
ce n'est point la valeur qu'elles ont comme compte-rendu de la
réalité. Si, malgré toutes leurs maladresses, elles gardent un je
ne sais quoi qui vaut toutes les adresses, le secret du sortilège à
mon sens est surtout dans leur naïveté. Il est dans la manière dont
l'artiste trahit involontairement son âme à travers son récit, dans
son indétermijiation absolue entre le beau et le vrai, entre ce qu'il
aime ou conçoit lui-même et ce qu'il voit ou pense des objets. Les
Giotto, les Angelico, les Memmi, les Gaddi, n'avaient aucun parti-
pris, pas plus celui de représenter les réalités sans tenir compte de
leurs affections que celui d'exprimer leurs affections sans représen-
ter les objets; ils n'avaient aucune idée du beau qui n'est pas le
vrai, aucune idée du vrai qui n'est pas le beau, et c'est pour cela
même qu'ils ont si bien réussi à rendre à la fois leur sentiment du
vrai et du beau, c'est pour cela qu'ils ont eu le privilège d'être in-
spirés à la fois par tout ce qui était en eux, par leurs instincts et
leurs s\mpathies aussi bien que par leurs connaissances; c'est ])our
cela que leurs œuvres, au lieu d'être purement la formule d'une idée
exclusive, sont l'incarnation de leur âme entière, de l'indicible unité
de leur être.
De nos jours encore, quoique plus difficile à résoudre, le pro-
blème de l'art n'a pas changé : il s'agit toujours pour l'artiste de
s'exprimer lui-même en exprimant les choses. Le véritable mal,
celui qui a été et qui est la cause de tous les égaremens, c'est de ne
plus sentir parce ({u'on raisonne, c'est de ne plus peindre le beau
ou le vrai comme on les sent, parce qu'on v(;ut peindre l'idée qu'on
peut s'en faire, c'est de sortir de sa propre pensée, de sa propre
émotion, de ses propres affections, parce qu'on interroge son juge-
ment, et qu'on s'applique à exécuter comme une inerte machine ce
qu'on croit propre à causer aux autres telle ou telle impression. Le
véritable mal, c'est le machiavélisme secret qui regarde du côté du
public et qui ne vise qu'à agir sur le spectateur, qui combine ses
tableaux comme un moyen d'action en vue de produire un effet
voulu d'avance. Peignons ce que nous avons vu, peignons ce que
nous avons imaginé, mais peignons naïvement, c'est-à-dire libre-
ment autant que sincèrement. Sortons de nos pensées, ouvrons notre
cœur au large pour observer, apprécier, admirer, et laissons en-
TOME XXXIV, 5S
914 REVUE DES DEUX .MONDES.
suite notre récolte prendre en nous la forme qu'il lui plaira, celle
d'une fiction, d'un rêve fantastique ou d'une histoire. S'astreindre
à définir un fait, à relater un événement, à faire comprendre une
idée, ce n'est que de la prose. Peinture, poésie, musique, l'art est
la vérité humaine et vivante. Gomme l'a dit Schiller, l'instinct qui
l'inspire est un instinct de jeu. Nous sommes artistes quand nos fa-
cultés s'ébattent, quand, au lieu d'être attelées comme des chevaux
de trait à un propos délibéré, elles s'enivrent en nous du plaisir
d'exercer leurs forces, de s'abandonner à leurs seuls entraînemens,
et que par là même elles ne révèlent que mieux leur nature.
D'échelon en échelon, si l'on remontait jusqu'à la cause première
du système erroné de M. Ruskin, peut-être trouverait-on que son
seul tort est d'avoir trop abondé dans le sens de sa race, d'avoir été,
par son besoin de rendre la peinture ])ratiquement utile, un repré-
sentant et un organe trop fidèle du terrible sérieux de l'Angleterre;
mais cela n'est pour sa théorie qu'une circonstance aggravante. Au
lieu de contenir les penchans qui déjà dominent à l'excès autour de
lui, il les flatte et les surexcite encore; au lieu d'ouvrir les yeux de
l'école anglaise sur ce qui lui manque, il l'encourage à se faire un
mérite de ses défauts. A l'heure qu'il est surtout, c'est d'une tout
autre leçon que les esprits auraient besoin. Dernièrement on a con-
struit à Oxford un musée destiné aux collections scientifiques, et
tout autour de la cour principale du bâtiment quatre rangs de co-
lonnes méthodiquement classées présentent conmie une carte allé-
gorique de la constitution du sol anglais. L'architecte n'a pas choisi
ses matériaux en vue d'un effet architectural; il a voulu que les di-
verses espèces de marbre et de pierre colorée qui se trouvent en
Angleterre fussent chacune représentée par un spécimen dans sa co-
lonnade, afin que le cloître aussi eût un enseignement à transmet-
tre. Le musée d'Oxford me semble un excellent symbole de ce qui se
passe dans toute l'Angleterre à l'endroit des beaux-arts. Ailleurs on
s'est occupé des tableaux parce qu'on les aimait, ou on les a négli-
gés parce qu'on ne s'en souciait pas. Ici c'est une passion d'archi-
tecture et de peinture qui est enfantée par l'amour de la science;
c'est une soif d'instruction qui a l'idée fixe de se satisfaire par des
monumens, c'est un enthousiasme qui veut des œuvres plastiques,
qui en veut encore, mais qui semble inspiré par le mépris même
des sentimens plastiques, et qui n'entend admirer ou tolérer les
sculptures et les tableaux qu'autant qu'ils seront devenus des leçons
d'histoire, de morale ou de philosophie. «Au lieu des .lupiters, des
Vénus et des Apollons, s'écriait un journal très répandu en récla-
mant la réforme de l'Académie royale, en lui reprochant la part
qu'elle iait dans son enseignement aux études d'après l'antique, au
L INFLUENCE LITTERAIRE DANS LES BEAUX-ARTS. 915
lieu des dieux et des héros ipiaginaires que nous a laissés le ciseau
d'un Phidias, que ne donnerions-nous pas pour avoir un vrai por-
trait d'Homère? La simple image d'un jeune Grec que l'artiste
nous eût fait connaître tel qu'il était serait plus intéressante pour
nous que toutes ces ligures idéales. » Oui sans doute, elle serait
plus intéressante pour ceux qui ne s'intéressent qu'à l'histoire.
Dans la poésie, le drame, le roman, la critique littéraire, ce sont là
les principes qui régnent en souverains, c'est l'esthétique anglaise
du jour, et jusque parmi les artistes elle trouve son armée militante
dans ce groupe de jeunes peintres qui ont pris le nom de préraphaé-
lites, quoique certainement ils soient loin d'avoir le laisser-aller et
l'instinct de la grâce qui distinguaient les devanciers de Raphaël. Je
ne voudrais pas juger ici sommairement des hommes qui sont di-
gnes de respect pour leur bonne volonté; je ne voudrais pas leur
contester un sentiment de miniaturiste et plus d'une autre qualité
de franc aloi, mais je puis dire au moins que leur école est pour moi
une sorte de miracle. C'est l'ascétisme absolu dans la peinture, c'est
la fureur du renoncement poussée à ses plus extrêmes conséquences,
c'est une petite église d'artistes qui s'acharnent positivement à s'im-
poser les tâches les plus rudes et à se sevrer de toutes les joies, à
ne jamais se permettre de s'épancher sur leurs toiles, d'y laisser
tomber ce qui leur vient à l'esprit, ce qui les a frappés, ce qu'ils
auraient plaisir à peindre. Il y a environ un an, Londres entier était
mis en émoi par un tableau où l'un des chefs de l'école, M. Hunt,
avait représenté le Christ enfant enseignant les docteurs. Pour
égaler les peines que l'artiste s'était données, l'enthousiasme n'eût
jamais pu être assez grand. M. Hunt avait fait un long séjour en
Judée afin d'y étudier le caractère des lieux; il avait consacré cinq
ans à des lectures, des recherches d'érudition, des études de tout
genre en vue de satisfaire les antiquaires, les théologiens, les phy-
siognomonistes, en vue de faire dire à ceux qui s'étaient adonnés
pendant des années à la science des chaussures d'Israël que ses
chaussures étaient irréprochables; mais, hélas! il est difficile de con-
tenter tout le monde. Après avoir examiné le tableau, une dame
juive dit gravement : « Cela est fort beau, seulement on voit que
l'auteur ne connaissait pas le trait distinctif de la race de Juda; il a
donné à ses docteurs les pieds plats qui sont de la tribu de Ruben,
tandis que les hommes de Juda avaient le cou-de-pied fortement
cambré, n Voilà la Némésis, voilà ce que la peinture gagne à vouloir
rivaliser avec chaque spécialité sur son propre terrain. — Chacun
son métier, dirai-je, et les vaches seront bien gardées.
J. Mils AND.
ÉTUDES
D'ÉCONOMIE FORESTIÈRE'
LA VIE ANIMALE DANS LES FORÊTS DE LA FRANCE.
Coites de Zoologie forestière, par M. A. Mathieu, inspecteur des forêts.
Les Insectes nuisibles et les Oiseaux, par M. de Tschudi, 1860.
L'aspect d'une forêt produit sur les natures même les plus re-
belles en apparence à toute émotion, les plus indiilerentes à tout
effet pittoresque, une impression dont elles ne peuvent se défendre.
La majestueuse grandeur de ces arbres qui se succèdent à perte de
vue les force à s'incliner devant une puissance supérieure et à lui
rendre hommage. Aussi les forêts ont-elles été chez presque tous les
peuples affectées au culte de la Divinité; les Grecs les croyaient
peuplées de dieux, les Gaulois y célébraient leurs cérémonies reli-
gieuses, et de nos jours encore il n'est pas une contrée qui n'ait au
plus profond des massifs quelque arbre consacré par la piété popu-
laire.
Chaque forêt a son caractère particulier qui dépend des essences
qui la composent. Le chêne au tronc gris et crevassé, au feuillage
terne et découpé, a un aspect triste et monotone. Fier de sa force,
il ne souffre pas d'être dominé, et dès les premières années il périt
plutôt que de végéter sous l'ombrage. Il n'en est pas de même du
hêtre; sa présence dans une forêt suffit pour y mettre de la variété.
^1) Voyez la lievue du 15 janvier, l"^"" juin, 1"' novembre 1800, 15 mai 18G1.
ÉTUDES d'Économie forestière. 917
Son écorce blanche et lisse, ses feuilles d'un vert tendre, le font re-
connaître au loin, et l'ombre épaisse dont il couvre le sol y étouffe
toutes les herbes parasites. Le sapin se présente avec sa tige droite
et élancée, son feuillage toujours vert; mais les rameaux, réguliè-
rement disposés sur le tronc, obéissent à une loi inflexible et donnent
à tous les arbres un aspect uniforme qui empêche qu'on ne les dis-
tingue les uns des autres. Il y a beaucoup plus de fantaisie dans les
bois à feuilles caduques où chaque individu obéit en quelque sorte à
sa propre inspiration. Toute forêt enfin a une physionomie propre,
mobile, mais qui change à toute heure du jour, à toute saison de l'an-
née. Cependant ce n'est là encore qu'un spectacle tout à fait superfi-
ciel. Pour qui sait en pénétrer les secrets, une forêt est un monde tout
entier dans lequel on retrouve l'échelle complète des êtres organisés,
depuis le plus parfait et le dernier venu jusqu'à celui dont la consti-
tution l'udimentaire trahit les premiers eftbrts de la création. La vie
animale, qui s'y manifeste sous les formes les plus diverses, diffère
essentiellement de celle que nous observons autour de nous. Vivant
en liberté avec l'instinct que la nature leur a donné, les animaux
qu'on y rencontre n'y sont soumis qu'à une loi, celle qui règle la
propagation des espèces de manière à maintenir entre elles un équi-
libre nécessaire. Ils naissent et meurent sans avoir subi l'action de
l'homme; mais ils n'en doivent pas moins être en sa puissance, car,
suivant les usages auxquels ils sont propres, les substances dont ils
se nourrissent, ils sont pour lui ou de précieux auxiliaires ou des
ennemis dont il doit se débarrasser sans pitié. Un grand nombre
d'entre eux d'ailleurs vivent aux dépens des arbres et exercent par
conséquent sur la végétation des forêts une influence qu'il faut con-
naître quand on s'occupe de sylviculture.
I.
De tous les habitans des bois, les moins utiles à l'homme sont à
coup sur les insectes. Ils ont cependant, comme le fait remarquer
M. Michelet, un rôle à jouer, et tiennent leur place dans l'harmonie
générale. S'attaquant de préférence à tout ce qui est chétif et ma-
lingre, ils suppriment la maladie, précipitent la mort et accélèrent
le retour de la vie; ils dissèquent les cadavres et purgent l'atmo-
sphère des miasmes fétides qu'y répandrait la décomposition des
corps organisés. Malheureusement ils ne s'en tiennent pas là, et
avec une implacable voracité ils s'en prennent, faute de mieux, aux
êtres pleins de vie. Chacune de leurs innombrables espèces a son
jour et sa saison, chacune sa plante ou son animal, et si la multi-
918 REVUE DES DEUX MO.\DES.
plicatiori n'en était rigoureusement contenue, ils finiraient par
nous dévorer tous, vieux et jeunes, malades et bien portans. Qui-
conque a, pendant les fortes chaleurs de l'été, traversé certaines
forêts humides sait quel fléau sont les taons et les cousins. Tour-
noyant par centaines autour des hommes et des animaux, ils les fa-
tiguent de leur bourdonnement monotone, cherchant le point à atta-
quer. Aussitôt qu'ils l'ont trouvé, ils se mettent à l'œuvre, percent
l'épiderme avec leur dard en pertuis et introduisent dans le sang
cette salive acre qui cause de si cuisantes démangeaisons. Ils ne
quittent pas la place qu'ils ne soient repus : chassez-les, ils revien-
nent; tuez -les, ils sont remplacés par d'autres. Contre eux, pas
d'autre remède que la fuite. Les tics ne valent pas mieux : ce sont
d'autres parasites de la grosseur d'une tète d'épingle, qui vivent
ordinairement dans les herbes et s'attachent aux jambes en se plon-
geant dans la chair jusqu'à mi-corps. On ne peut les enlever qu'en,
les enduisant d'huile, car ils laisseraient leur tête dans la plaie plu-
tôt que de lâcher prise.
Ces insectes cependant sont plus désagréables que nuisibles ,. et
ne présentent d'ailleurs au point de vue forestier qu'un intérêt se-
condaire. Il n'en est pas de même de ceux qui, exclusivement her-
bivores, causent parfois aux forêts un mal irréparable. Au premier
rang figurent les chenilles , qui , dévorant les feuilles , privent les
arbres de leurs organes respiratoires et en enti-avent la végétation,
quand elles n'en occasionnent pas la mort. Destinées à devenir plus
tard des papillons inoffensifs (1), aux brillantes couleurs, au vol ti-
mide et indécis, à la trompe en spirale, faite pour pomper les sucs
des fleurs, elles sont, pendant la première période de leur existence,
d'une voracité efl'rayante, qu'explique du reste une croissance très
rapide, et dévastent des cantons entiers comme si le feu y avait
passé. Si les chenilles mangent les feuilles, il est d'autres insectes
qui s'en prennent à la tige, qui creusent le bois, le minent, le per-
forent en tout sens. Quelques-uns s'attaquent aux racines, d'autres
aux bourgeons; tous font des blessures plus ou moins graves, dont
la mort de l'arbre est la conséquence ordinaire. Ils occasionnent
parfois des phénomènes de végétation assez curieux : tantôt ils font
dévier les branches, tantôt provoquent des excroissances cornées
(1) On sait que, comme tous les insectes, les lépiiloptèrex subissent plusieurs trans-
formations avant d'arriver à Tûtat parfait. L'œuf produit la larve ou chenille, qui, après
un temps plus ou moins long, passe à l'état de nymphe ou chrysalide. C'est de celle-ci
que sort l'insecte parfait qu'on appelle papillon, et qui périt le plus souvent aussitôt
après avoir pondu de nouveaux œufs. Ce fut Swammerdam qui le premier, vers la fin
du wii" siècle, constata ces diverses phases de la vie de l'insecte, et ce ne fut pas sans
peine qu'il put faire accepter sa découverte.
ÉTUDES D'ÉCOiXOMrE FORESTIÈRE. 910
sur les feuilles. La noix de galle, d'un emploi très répandu en tein-
ture, est produite par la piqûre d'un insecte appelé ri/iu'ps, qui
pond ses œufs dans les bourgeons du chêne. En se développant, le
bourgeon piqué donne naissance à cette petite noix sphérique qui
renferme des principes colorans, et qu'on récolte vers le milieu de
juillet.
Tous les insectes ne vivent pas indifféremment sur tous les arbres;
ils ont leurs essences de prédilection, et ne s'adressent à d'autres
que poussés par la faim. Les bois résineux souffrent beaucoup plus
de leurs ravages que les bois feuillus, parce qu'une fois leurs ai-
guilles tombées, ils meurent infailliblement; la perte des feuilles
dans les derniers, à moins qu'elle ne se répète plusieurs années de
suite, n'est pas mortelle et n'occasionne qu'un simple arrêt dans la
végétation.
De tous les arbres, le plus menacé c'est le pin. Depuis sa nais-
sance jusqu'à sa mort, il est entouré d'ennemis. Dans sa jeunesse,
c'est la larve du hanneton qui mange ses racines; c'est Vhylobc, co-
léoptère long de 2 centimètres environ, armé d'une trompe cornée,
qui ronge l'écorce du jeune plant; c'est Vhyh'sine, qui perfore les
nouvelles pousses, y creuse une galerie de bas en haut et les fait
sécher; puis viennent les chenilles, et malheureusement elles sont
nombreuses, les espèces qui dévorent cette essence : ce sont les
noctuelles, les pyirdcs, les bomhy.r jJtnivores, les lipern's, d'autant
plus dangereuses qu'au lieu de commencer par l'extrémité des ai-
guilles, elles les coupent à la base, faisant ainsi tomber aussitôt la
partie supérieure; c'est enfin la plus terrible de toutes, le lasio-
eampe du pin. A l'état parfait, c'est un papillon nocturne, au vol
lourd et pesant, aux ailes brunes ; la chenille est tachetée de noir,
de rouge et de blanc, et armée de poils venimeux dont le contact
avec notre épidémie suffit pour causer des intlammations. La fe-
melle pond en moyenne deux cents œufs, qu'elle dépose sur l'é-
corce des arbres, à l'aisselle des branches, par tas irréguliers de
cinquante environ. Après l'éclosion, qui se fait en été, les jeunes
chenilles grimpent au sommet de l'arbre et y restent jusqu'au com-
mencement de l'hiver, époque où elles s'enfouissent en terre pour
reparaître au printemps et se transformer en nymphes au mois de
juillet. Ces chenilles se multiplient rapidement et sont très mobiles;
elles passent d'un arbre à l'autre malgré les obstacles qu'elles peu-
vent rencontrer, voyagent en colonnes serrées à de très grandes
distances, et leurs ravages s'étendent parfois sur des forêts entières.
C'est ainsi qu'en Allemagne, de 1791 à 1793, une invasion de lasio-
campes détruisit 23,000 hectares de forêts et n'y laissa aucune trace
de végétation. Lorsque les pins attaqués par cette masse d'ennemis
920 HEVUE DES DEUX MONDES.
commencent à dépérir, arrive le tour des insectes xylopluiga^, ou
mangeurs de bois, qui, vivant dans l'intérieur même de l'arbre, n'a-
vaient pu jusqu'alors, à cause du mouvement de la sève, s'installer
dans le tissu ligneux. Ils achèvent l'œuvre de mort commencée par
les premiers.
L'épicéa et le sapin, moins exposés que le pin aux ravages des
chenilles, le sont davantage à ceux des xylophages. L'un de ces in-
sectes, coléoptère de 2 millimètres de long, du genre bostriclic, a
mérité le nom de typographe à cause de la régularité des galeries
qu'il creuse. Il commence par trouer l'écorce jusqu'au liber, et y
pratique une chambre dans laquelle viennent s'accoupler un certain
nombre d'individus. Chacune des femelles fécondées creuse aussitôt
sa galerie particulière, où elle pond de vingt à cent œufs. Â peine
écloses, les jeunes larves ouvrent à leur tour de nouvelles galeries
perpendiculaires à la première et vont se transformer en nymphes
dans l'écorce. Bien que ces insectes séjournent de préférence dans
les arbres languissans ou abattus, ils s'attaquent souvent aux plus
vigoureux, et finissent par les faire succomber à leurs innombrables
blessures.
Dans les forêts d'essences feuillues, l'insecte le plus à craindre est
le hanneton. Les larves, connues aussi sous le nom de vers blancs,
turcs, etc., sortent d'œufs déposés en terre; elles y passent trois
années pendant lesquelles elles rongent les racines de toutes les
plantes, n'épargnant pas plus les pépinières et les jeunes arbres
des forêts que les blés et les fourrages. A l'état parfait, les hanne-
tons ne sont pas moins nuisibles : ils se nourrissent de feuilles, les
dévorent à mesure qu'elles poussent et n'en laissent parfois plus
une seule sur les arbres décharnés. Ils sont si abondans dans cer-
taines années qu'on a cherché à en tirer parti. On s'en sert comme
engrais, on les donne en nourriture aux poules et aux bestiaux, on
en fabrique de l'huile, du gaz, de la graisse à chariot, on en fait
même une soupe fort savoureuse, dit-on, ayant quelque analogie
avec celle d'écrevisse; mais il est douteux que ces dilférens services
puissent jamais compenser le mal que font ces insectes aux produc-
tions de la terre. Les chenilles sont peu à redouter dans les forêts
feuillues, quoique les lyparis, les bombyx processionnaires, les
cossas- gâte-bois, y laissent cependant souvent des traces de leur
passage.
La multiplication des insectes, surtout celle des chenilles, n'est
pas constante, et s'opère parfois d'une manière irrégulière et par
soubresauts. Il arrive souvent que pendant plusieurs années on aper-
çoit seulement quelques individus d'une même espèce, et qu'on se
trouve un beau jour en présence d'une invasion formidable que rien
ÉTUDES d'Économie forestière. 921
ne faisait prévoir. Il n'est pas nécessaire, pour expliquer ces phéno-
mènes, de les attribuer, comme on l'a fait parfois, à des causes sur-
naturelles-, il suffit de se rappeler la puissance des progressions géo-
métriques. Lorsqu'on songe que, si les circonstances sont favorables,
un seul couple de lasiocampes peut, en trois années, produire deux
millions d'individus, il est inutile de parler de générations spontanées
ou de pluies de chenilles : qu'il se rencontre deux ou trois couples
par hectare, et la forêt est infestée. A l'époque de leurs diverses
transformations, les lépidoptères sont très sensibles aux influences
atmosphériques. Souvent alors un simple orage, un abaissement de
quelques degrés dans la température en fait périr des quantités pro-
digieuses, k part ces courts instans, ils sont très robustes, et l'on a
vu des chenilles supporter des froids de 50 degrés et se congeler
complètement sans perdre leur vitalité. C'est dans les années aux
hivers secs et froids et aux étés chauds que les multiphcations exces-
sives sont le plus à craindre.
En présence des dégâts causés par les insectes, les moyens em-
ployés pour en atténuer les effets et en empêcher l'extension sont,
les uns préventifs, les autres répressifs. Les premiers sont les moins
coûteux et souvent les plus efficaces. Ainsi le seul remède réel contre
les insectes xylophages, c'est d'entretenir les forêts en bon état, d'en
extraire les arbres morts ou dépérissans, d'écorcer ceux qui sont
abattus et d'enlever avant le printemps, c'est-à-dire avant l'éclo-
sion des œufs, tous les bois façonnés. Ces divers foyers d'infection
écartés, la forêt n'a plus rien à craindre, puisque le mouvement de la
sève empêche la ponte dans les arbres sains. La décortication par-
tielle des ormes attaqués par les scolytes est également recommandée;
mais ce procédé, trop dispendieux pour les forêts, ne peut convenir
qu'aux arbres des parcs et des promenades. C'est l'opération qu'ont
subie par exemple les ormes des Champs-Elysées et qui a longtemps
été une énigme pour la curiosité parisienne. Si elle n'a pas complè-
tement réussi , c'est que les causes de dépérissement ne se bornent
pas pour ces arbres aux galeries du scolyte, mais qu'ils ont encore à
souffrir de la poussière, des émanations du gaz, et surtout de la pré-
sence des décombres qu'on entasse à leur pied lorsqu'on nivelle le
sol sur lequel ils se trouvent.
Un excellent moyen d'atténuer les dommages causés par les che-
nilles est de mélanger les essences feuillues aux essences résineuses.
Les espèces qui attaquent les premières épargnent les secondes, et
en cas d'invasion les unes ou les autres échappent au fléau. Trop
souvent cependant ces moyens préventifs sont insuffisans, et, quelque
onéreuse qu'elle soit, il faut recourir à une destruction directe. C'est
en Allemagne surtout, où les forêts résineuses sont en majorité, où
922 REVUE DES DEUX MONDES.
par coiiséqueiit le danger est le plus à craindre, qu'on a étudié avec
le plus de soin les procédés à employer à cet effet (l). C'est pour
les forestiers allemands une branche de la sylviculture qui trouve
sa place dans tous leurs ouvrages spéciaux; elle est même considérée
par eux comme si importante , qu'elle est en permanence à l'ordre
du jour dans les congrès forestiers qui se réunissent tous les ans.
Chacun vient y communiquer les observations qu'il a pu faire dans
les localités qu'il habite, indiquer les moyens qui lui réussissent le
mieux pour lutter contre le mal. Lorsqu'un procédé nouveau est si-
gnalé, c'est une bonne fortune que s'empressent de répandre tous
les recueils agricoles et forestiers du pays.
Pour défendre les plantations de pins contre les hy lobes, les fores-
tiers allemands les entourent de fagots de broussailles dans lesquels
ces insectes viennent pondre leurs œufs, et qu'ils brûlent ensuite. Ils
détruisent les chenilles, soit en faisant récolter les œufs, soit en les
écrasant au moment de l'éclosion; ils vont même, quand ces moyens
n'ont pas réussi, jusqu'à enduire les arbres de goudron pour empê-
cher les chenilles d'y monter, ou creuser des fossés remplis d'eau
pour isoler les cantons infestés. Quand une invasion est à ses débuts,
on peut ainsi en triompher; mais quand elle a une fois acquis un cer-
tain développement, tout devient inutile; il est trop tard d'ailleurs
pour empêcher le mal, et la nature seule peut rétablir l'équilibre.
C'est elle qui arrête alors la multiplication excessive des insectes par
la multiplication plus grande encore du nombre de leurs ennemis.
Le remède suit une progression plus rapide même que le mal, quand
l'homme ne vient pas entraver l'action de la nature.
Ces ennemis sont nombreux et se rencontrent dans toutes les
classes animales. Celle des insectes elle-même en foui'nit un certain
nombre qui, essentiellement carnivores, se nourrissent des espèces
herbivores : tels sont les scarabées, qui grimpent jusque sur les
ai'bres pour y chercher leur proie, les libellules, qui chassent au vol
les petits papillons, les fourmis, et surtout les iehneumons. Ceux-ci,
connus aussi sous le nom de mouches vibrantes, sont essentiellement
parasites ; ils pondent leurs œufs dans le dos même des chenilles,
(I) M. de Tschudi, dans un ouvrage récent intitulée les Insectes nuisibles et les
Oisearix. rapporte que près de Torgau on a dépensé depuis plusieurs années plus de
25,000 thalers pour détruire les chenilles dans la forôt d'Annabourg, et que néanmoins
il a fallu abattre 9,372 journaux de bois. En 1837, dans les forêts de Stettin, les noc-
tuelles dépouillèrent de leurs feuilles tous les sapins sur une étendue de 800 arpens, et
l'on dépensa plus de 1,000 tnalers pour détruire 94 millions de ces insectes. Les che-
nilles de la noctuelle piniperde dévastèrent en deux années un septième de toutes les
forêts de l'état. En Franconie, les chenilles du lasiocampe en 1839 dévorèrent 2,200 ar-
pens de forêts malgré ce qu'on lit pour les détruire. On réussit mieux dans les forêts de
Stralsund, où vers 1840 on fit ramasser 033 millions d'œufs du même insecte.
ÉTUDES d'Économie forestière. 9*23
dont la substance sert de nourriture aux jeunes larves après leur
éclosion. L'animal ainsi piqué ne périt pas immédiatement, il vit
même assez longtemps pour se transformer en chrysalide; mais lors-
que vient le moment de la transition à l'état parfait, au lieu d'un pa-
pillon, ce sont de jeunes ichneumons qui sortent de l'enveloppe. Le
nombre de ceux-ci augmente donc plus rapidement que celui des che-
nilles, en sorte qu'ils finissent toujours par triompher d'une invasion,
quelque menaçante qu'elle soit; mais ce n'est jamais qu'après plu-
sieurs années qu'ils y parviennent, et pendant ce temps le mal causé
est peut-être devenu irréparable. Dans sa lutte contre les insectes
nuisibles, l'homme trouve encore de puissans auxiliaires dans des
animaux dont au premier abord il semble qu'il ne puisse attendre
aucun service. Les chauves-souris, les hérissons, les lézards, les cra-
pauds, les couleuvres, les vipères même en détruisent d'énormes
quantités, et si la physionomie de ces destructeurs d'insectes pré-
vient peu en leur faveur, du moins ne faudrait-il pas étendre à tous
une proscription que méritent seules les espèces dangereuses. Enfin
de tous les ennemis des insectes le plus acharné, le plus impitoyable,
c'est l'oiseau, qui en fait sa nourriture presque exclusive.
IL
« L'homme, dit M. Michelet, n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul
a pu le sauver de l'insecte et du reptile, mais l'oiseau eût vécu sans
l'homme. L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle régnerait
également sur son trône des Alpes. L'hirondelle n'en ferait pas moins
sa migration annuelle. La frégate inobservée planerait du même vol
sur l'Océan solitaire. Sans attendre d'auditeur humain, le rossignol
dans la forêt, avec plus de sécurité, chanterait son hymne sublime.
Pour qui? Pour celle qu'il aime, pour sa couvée, pour la forêt, pour
lui-même enfin, qui est son plus délicat auditeur et le plus amoureux
du chant. »
Rien de morne comme un paysage sans oiseaux. La forêt de Fon-
tainebleau, si variée dans ses aspects, si pittoresque avec ses amas
de roches entassées les unes sur les autres, si majestueuse dans
les parties où se répand l'ombre épaisse d'arbres trois fois sécu-
laires, est cependant d'une tristesse k donner le spleen- c'est parce
qu'elle ne possède aucun oiseau, parce qu'aucun chant ne vient en
interrompre le silence. Ih-ivée d'eau, car le sable altéré y boit avec
avidité la pluie qui tombe, ne renfermant ni source ni ruisseau, elle
€St mortelle pour l'oiseau, qui s'en éloigne comme d'une contrée
maudite; c'est tout au plus si de temps à autre on aperçoit quelque
924 REVUE DES DEUX MONDES.
épervier qui plane dans les airs en guettant sa proie, et dévore en
s' éloignant quelque pauvre lapin. Tout entier à sa première impres-
sion, on ne sent d'abord que le besoin d'admirer; mais peu à peu le
silence vous oppresse, et finit par vous rendre insensible à toutes les
beautés qui vous entourent.
Parmi les trois cent soixante espèces d'oiseaux qui vivent dans
notre pays, les unes sont exclusivement forestières, d'autres pré-
fèrent le séjour des champs et recherchent la présence de l'homme,
d'autres enfin habitent les forêts pendant une partie de l'année seu-
lement, ou bien vivent indifleremment ici ou là suivant qu'elles trou-
vent à se nourrir. A part quelques exceptions, toutes celles qui
habitent les bois sont éminemment utiles, les unes parce qu'elles
détruisent une foule d'insectes et autres animaux malfaisans, les
autres parce qu'elles nous fournissent un gibier succulent, et que,
tout en servant à notre alimentation, elles sont pour nous une occa-
sion de plaisir.
Par une série de minutieuses expériences qui n'ont pas duré moins
de quarante années, M. Florent Prévost, aide naturaliste au Mu-
séum, est arrivé à connaître mois par mois, semaine par semaine,
le régime alimentaire des oiseaux de nos climats. En examinant les
débris contenus dans leurs estomacs, il a su combien chacun mange
de graines» combien il dévore d'insectes. Il a donc pu classer les
espèces suivant leur utilité, et les tableaux qu'il a dressés servi-
ront sans doute à réhabiliter quelques-unes d'entre elles, aujour-
d'hui généralement condamnées. De ce nombre sont les rapaces
noclunies, qui comprennent les hiboux, les ducs, les effraies, les
chats-huans, etc. 11 n'est pas d'animaux qui nous rendent plus de
services, et cependant il n'en est pas à qui on fasse une guerre plus
acharnée. Qu'ils ne paient pas de mine, nous le voulons bien : leur
grosse tète, leurs grands yeux bordés de plumes, leurs oreilles
saillantes, leur donnent un aspect peu avenant; mais que, sous pré-
texte qu'ils sont de mauvais augure, on les pourchasse avec tant de
cruauté, c'est ce qu'on ne peut comprendre. Ce préjugé est si invé-
téré que dans les campagnes on les cloue vivans à la porte des
granges, et qu'on les laisse mourir de faim, en plein soleil, dans les
douleurs d'une atroce agonie, comme des victimes sacrifiées à la co-
lère d'une divinité malfaisante. Pauvres ignorans, qui ne voient pas
que les véritables victimes sont les bourreaux, et qu'en agissant
ainsi ils se livrent eux-mêmes à leurs plus mortels ennemis ! Ce que
ces oiseaux détruisent de souris, de rats, de reptiles, d'insectes de
toute espèce, est incalculable. On peut s'en faire une idée par ce
que rapporte le naturaliste anglais White, qui constata par de nom-
breuses observations qu'un seul couple d'effraies prend par jour
ÉTUDES d'Économie forestière. 925
jusqu'à cent cinquante souris. Grâce à une pupille très dilatable,
ils peuvent voir pendant le crépuscule; c'est le moment qu'ils choi-
sissent pour se mettre en chasse. Favorisés par la mollesse de leurs
plumes, qui leur permet de voler sans bruit, ils surprennent leur
proie à l'improviste, et s'en vont la dévorer dans les cavernes des
rochers, dans le creux des arbres, où ils se blottissent pendant le
jour, éblouis par la lumière du soleil. Les rapticcs diurnes ne méri-
tent pas la même protection, parce qu'ils font la guerre aux oiseaux
plus faibles qu'eux, et nous privent par conséquent des services que
nous rendraient ceux-ci.
L'ordre des grimpeurs nous offre deux espèces essentiellement
insectivores, les pics et les coucous. Le premier de ces oiseaux, au-
quel M. Michelet propose de conférer le titre de conservateur des
forêts, cramponné avec ses ongles d'acier sur le tronc des arbres,
ramasse toutes les chenilles, guêpes, frelons, qu'il rencontre, puis,
après avoir nettoyé complètement l'arbre, il l'ausculte en quelque
sorte, pour reconnaître s'il ne renferme pas quelque ennemi inté-
rieur qui le mine. Une fois sûr de son fait, il frappe l'arbre de son
bec puissant et détache des copeaux de bois jusqu'à ce que le trou
qu'il creuse lui fasse découvrir la larve dont il avait reconnu la pré-
sence. On poursuit souvent les pics comme des animaux nuisibles,
on accorde même des primes pour leur destruction, parce que les
trous qu'ils pratiquent rendent, dit-on , les arbres impropres au ser-
vice. Rien cependant n'est moins fondé, car, ne s' attaquant qu'aux
arbres déjà viciés, ils ne causent aucun dommage réel, et empê-
chent "au moins le mal de devenir contagieux. Les coucous, dont le
cri doux et monotone annonce au loin le retour du printemps, se
nourrissent surtout de noctuelles et de processionnaires , que les
autres oiseaux ne peuvent manger à cause des poils dont elles sont
couvertes. On raconte qu'en 18Z{7 une forêt de sapins de la Pomé-
ranie fut sauvée par une bande de coucous en migration, qui s'y
installa pendant quelques semaines et la débarrassa complètement
des chenilles qui la dévoraient.
Comme l'ordre des grimpeurs, celui des passereaux ne renferme
que des espèces utiles. Si parmi elles il en est quelques-unes qui se
nourrissent plus particulièrement de graines, il n'en est pas qui ne
rachètent le dommage qu'elles causent de cette façon par les ser-
vices qu'elles rendent d'une autre manière. Les moineaux eux-
mêmes sont loin de mériter les malédictions dont ils sont l'objet de
la part des cultivateurs. M. de Quatrefages rapporte dans ses Sou-
venirs d'un Naturaliste que Bradley a conclu, d'expériences répé-
tées, qu'un couple de vieux moineaux porte à sa couvée au moins
AO chenilles par heure, soit ZiSl par douze heures de jour, ou
926 REVUE DES DEUX MONDES.
3,360 par semaine. Ces chiffres expliquent un fait qui s'est passé
il y a une trentaine d'années : pour mettre les environs de Vienne
à l'abri de la voracité de ces oiseaux, on avait ajouté aux contribu-
tions de chaque cultivateur deux têtes de moineau. L'impôt l'ut payé
exactement et les moineaux disparurent, mais en revanche les arbres
furent dévorés par les chenilles. Il fallut rapporter le décret et fa-
voriser la multiplication de ces oiseaux qu'on avait voulu détruire.
Il ne faut pas d'ailleurs s'imaginer qu'un oiseau est nuisible par cela
seul qu'il mange des graines, car parmi celles qu'il absorbe un très
grand nombre provient de plantes parasites. Ainsi les pigeons, les
seuls oiseaux exclusivement granivores, vont, il est vrai, dans les
champs piquer quelques épis de blé , mais ils consomment en
échange une grande quantité de semences de nielle, de coquelicot,
d'euphorbe, et autres espèces vénéneuses ou incommodes. Poursui-
vis trop souvent avec un acharnement singulier, les pigeons sont
en Angleterre et en Belgique l'objet d'une protection particulière,
et nous n'avons pas entendu dire que l'agriculture de ces pays ait
eu à en souffrir. A l'ordre des passereaux appartiennent les pies-
grièches, les mésanges, les alouettes, les gobe-mouches, les fau-
vettes, et la nombreuse tribu des becs-fins, dont fait partie le ros-
signol, le chantre mélancolique des nuits d'été. Ils se nourrissent
tous de papillons, de mouches, de larves, de chenilles, qu'ils dé-
truisent par millions (1).
Ce monde ailé est fort intéressant à observer de près, et bien sou-
vent, immobile au pied d'un arbre, nous avons assisté à des scènes
dont les acteurs paraissaient avoir pris leurs modèles parmi les
hommes, tant les passions qui les agitent ressemblent aux nôtres.
Ils connaissent comme nous la colère, la joie, la douleur et la jalou-
sie; mais c'est l'amour qui paraît être le but exclusif de leur vie:
c'est pour aimer qu'ils se parent de leurs plus belles couleurs, qu'ils
chantent leurs plus doux chants. Nous avons entendu leurs cris d'al-
légresse quand le père rapportait à sa famille la pâture cherchée
au loin ; nous avons été témoin de leur frayeur quand ils sentaient
l'approche de quelque ennemi; nous les avons vus se blottir en
tremblant sous le feuillage quand un épervier planait en tournant
au-dessus du buisson qui les abritait; nous avons compati à leur
malheur quand un accident venait briser leur nid et en disperser les
pauvres ha])itans. Les passereaux sont les plus jolis, les plus gais,
les plus utiles, les plus agréables de tous les oiseaux , et cependant
on leur fait une chasse des plus meurtrières. Ce sont eux qu'on vend
(1) D'apn^s le*^ tableaux de M. Florent Prévost, dix martinets tués le soir, au moment
où ils rentraient dans leur nid, a\ aient dans leur estomac 5,432 insectes; c'est une
moyenne de Si-S par jour et par individu.
ÉTUDES D'ÉCOi\OMIE FORESTIÈRE. 927
à Paris sous le nom de mauviettes^ mets fort cher, comme on l'a fait
remarquer avec raison, car si l'on tient compte des dommages causés
par les insectes qu'ils auraient dévoi'és, chaque plat représente
peut-être plusieurs sacs de hlé, plusieurs tonneaux de vin, plusieurs
stères de bois. Si encore le vandalisme s'arrêtait Là, on pourrait à
la rigueur le comprendre, ])arce qu'après tout cette chasse, si stu-
pide qu'elle soit, a un but; mais ce qui ne s'explique pas, c'est l'en-
lèvement des nids et la recherche des œufs, dont on ne peut tirer
parti d'aucune façon. Ce plaisir, auquel se livrent la plupart des en-
fans des campagnes, anéantit en pure perte plus de cent millions
d'œufs par an, et c'est par milliers de milliards qu'il faut compter
les insectes qu'auraient détruits les oiseaux qui en seraient sortis. 11
serait facile cependant de réagir contre ces actes de sauvagerie; il
suffirait, dans les écoles primaires, de faire comprendre aux enfans
toute l'utilité de ces animaux. Les hommes ne sont méchans que
par ignorance, et quand ils sauront discerner leur véritable in-
térêt, au lieu de persécuter les oiseaux, ils chercheront à en mul-
tiplier le nombre, à les attirer auprès d'eux en leur construisant
des abris, en les nourrissant pendant l'hiver, en plantant autour
des habitations des haies et des buissons où ils puissent faire leurs
nids. Ces services ne seront pas perdus; ils trouveront leur récom-
pense dans la destruction de toutes les chenilles et autres insectes
qui sont la plaie des moissons, aussi bien que dans les chants joyeux
qui ne cesseront de retentir dans les airs.
Ce sont surtout les Italiens qui s'adonnent avec fureur à cette
chasse des petits oiseaux cà l'époque des migrations. <( Au printemps,
dit un naturaliste allemand, j\I. de Tschudi, et surtout à l'automne,
ils semblent pris d'une véritable rage. Gens de tout âge et de toute
condition, enfans, vieillards, nobili, négocians, prêtres, ouvriers,
manœuvres, paysans, tous abandonnent leur travail pour attaquer
comme des bandits les troupes émigrantes. Au bord des ruisseaux
comme dans les champs, l'air retentit de coups de feu, on pose des
filets, on dresse des pièges, on place des gluaux... Pour se faire
une idée de ces exterminations, il suffit de savoir que dans un seul
district, au bord du Lac -Majeur, le nombre des oiseaux égorgés
chaque année s'élève de 60 h 70,000, et que dans la Lombardie il
se monte k plusieurs millions. Dans l'Italie du sud, c'est la même
chose; l'extermination atteint des multitudes innombrables... Faut-il
s'étonner dès lors si l'on entend rarement le chant d'un oiseau en
Italie et si les moineaux mêmes y deviennent une rareté? Il règne
comme une odeur de meurtre dans le riant pays des orangers... Mais
c'est nous surtout, en-deçà des Alpes, qui avons le plus à souffrir
de cet état de choses, et nous en ressentons les effets dans nos forêts
928 REVUE DES DEUX MONDES.
et dans nos champs. Nous ne pouvons empêcher les Italiens cle se
livrer à cet absurde plaisir national : ils sont trop légers pour en
apprécier les conséquences ; mais il serait digne du brave caractère
allemand de montrer d'autant plus de sollicitude pour les petits
oiseaux qu'ils sont poursuivis dans le sud avec plus d'acharne-
ment. »
Pour compléter l'inventaire de la richesse ornithologique de nos
forêts, il nous reste à parler des oiseaux de chasse, de ceux qui
comme gibier ont une certaine importance au point de vue alimen-
taire. Nous avons en première ligne le coq de bruyère; ce bel oi-
seau, de la taille d'un dindon, d'un plumage noir à reflet bleuâtre,
habite les forêts résineuses des hautes montagnes. Il est devenu
fort rare en France, où l'on" ne le rencontre plus aujourd'hui que
sur quelques points des Yosges, du Jura, des Alpes et des Pyré-
nées. Des tentatives de multiplication cependant ont été faites avec
un certain succès par quelques gardes et agens forestiers du dé-
partement des Vosges, et ces efforts ont été récompensés par la So-
ciété d'acclimatation. Doué d'une vue perçante, d'une ouïe très fine,
le coq de bruyère est ordinairement fort difficile à approcher; mais
pendant la saison des amours, qui pour lui dure soixante jours, il
semble ne plus connaître le danger. Perché soir et matin surla cime
la plus élevée d'un sapin, il lance dans l'espace son chant strident
et étendu par lequel il appelle à lui les poules du voisinage.- Il est
à ce moment si aveuglé par l'amour que le chasseur peut s'en ap-
procher facilement et le tuer à coup sûr. Sa réputation comme gibier
est peut-être surfaite, et sous ce rapport il doit céder le pas au fai-
san. Originaire de la Grèce, celui-ci s'est propagé chez nous acci-
dentellement; ce sont quelques couples échappés des parcs qui ont
engendré tous ceux que nous possédons, et qui, à l'état libre, han-
tent les forêts de plaine humides et fourrées. Dans certaines grandes
propriétés, notamment dans presque toutes les forêts affectées à la
dotation de la couronne, il existe des faisanderies, c'est-à-dire des
établissemens spéciaux où l'on élève ces oiseaux; on en fait couver
les œufs par des poules ordinaires, et on lâche les petits dans des
enceintes réservées d'où ils s'échappent rarement. Habitués à y
trouver leur nourriture, ils ne vont pas chercher au dehors une pâ-
ture incertaine. C'est dans ces parcs, auxquels on donne le nom de
tirés^ et qui ont parfois 2 ou 300 hectares, qu'on vient les chasser,
en se servant de rabatteurs, qui les amènent vers les tireurs.
A côté de ces deux espèces principales, il en est quelques autres
également estimées. Ce sont les gelinottes, un peu plus petites que
nos poules, et qui fréquentent les forêts peuplées de bois résineux
et de bouleaux; les bécasses, qui deux fois par an, en automne et au
ÉTUDES d'Économie forestière. 929
printemps, quittent la forêt pour la plaine, et réciproquement; les
perdrix, qui séjournent habituellement dans les champs et ne vien-
nent en forêt que pour s'y remiser sur les bords, sans s'aventurer dans
l'intérieur; enfin les grives, dont quelques espèces sont émigrantes,
et dont la chair est fort estimée, surtout dans les localités où elles
ont pu se nourrir de baies de genévriers. Telles sont à peu près les
seules espèces forestières qui, dans nos pays, peuvent être considé-
rées comme gibier, les seules dont la chasse devrait être permise;
quant à celle des insectivores et des oiseaux chanteurs, elle devrait
être rigoureusement interdite (1).
III.
Si la plupart des oiseaux prennent indifféremment leur nourriture
dans le règne animal et dans le règne végétal, il n'en est pas de
même des mammifères. Chez ceux-ci, la diflerence entre les espèces
herbivores et les espèces carnivores est beaucoup plus tranchée; il
n'y a pas de confusion possible, car la construction de la mâchoire
suffit pour caractériser le régime alimentaire. A n'envisager que la
question forestière, tous les animaux herbivores seraient nuisibles,
puisqu'ils ne vivent qu'aux dépens des arbres, dont ils dévorent les
jeunes pousses; tous les carnivores au contraire seraient utiles,
puisque, faisant leur proie des premiers, ils en entravent la multi-
plication et atténuent les -dommages qu'ils peuvent causer; mais
l'intérêt forestier n'est pas seul en cause, et les chasseurs s'y mon-
trent en général assez peu sensibles. A leurs yeux, les animaux nui-
sibles au premier chef sont ceux qui détruisent le gibier, c'est-à-dire
tous les carnassiers, et ils leur font à ce titre une guerre acharnée.
Quelques-uns d'entre eux d'ailleurs, comme l'ours et le loup, sont
dangereux même pour l'homme, et c'est avec raison qu'on ne les
épargne pas.
Le premier, actuellement confiné sur les sommets les plus inac-
cessibles des Alpes et des Pyrénées , était autrefois beaucoup plus
(1) Elle l'est d(jà dans plusieurs (.Hats de l'Alleinagiie, notamment en Saxe, où Ton a
été jusqu'à imposer les oiseaux détenus dans les cages. Chaque rossignol y est taxé à
20 francs par an. On paraît vouloir suivre chez nous cet exemple, car le sénat, adoptant
les conclusions d'un rapport de M. Bonjoan (25 juin 1861), a prononcé le renvoi au
ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, de phisi«urs pétitions
demandant que le gouvernement prenne des mesures pour la conservation des oiseaux
utiles. Il est bien à désirer qu'une prompte satisfaction soit donnée à ce vœu, car,
ainsi qu'on l'a fait spirituellement remarquer, du moment que la loi défend les indus-
tries nuisibles, il est difficile de s'expliquer pourquoi elle tolère la destruction des
oiseaux, qui est une fabrication indirecte de chenilles et de vipères.
TOME XXXIV. 59
930 REVUE DES DEUX MO^DES.
commun. On le rencontrait jusque dans les environs de Paris, comme
paraît l'indiquer le nom à' Ours-Camps (Champs-des-Ours) que
porte une forêt du département de l'Oise (1). Chassé de partout sans
trêve ni relâche, il s'est retiré devant l'homme, qui va aujourd'hui
le relancer jusque dans les retraites oii il s'est réfugié, et qui finira
par en débarrasser complètement le sol de la France. Le même sort
est également réservé au loup , auquel il faut pour vivre de vastes
espaces de landes, de bruyères et de forêts. A mesure que les cam-
pagnes se peuplent , que les forêts se défrichent , que les terres se
cultivent, il voit peu à peu se resserrer le domaine où naguère en-
core il régnait en souverain. Traqué de tous côtés, sa tête mise à
prix, il n'échappera plus longtemps à une destruction absolue. On
a même créé dans cette vue le service spécial de la louveterie. Ce
service est composé de chasseurs auxquels l'administration forestière
confère le titre de lieutenans de louveterie, et qui sont chargés de
poursuivre les loups partout où leur présence est signalée. C'est une
fonction purement honorifique, elle ne donne d'autre droit à ceux
qui en sont revêtus que celui de chasser deux fois par mois le san-
glier dans les forêts de l'arrondissement, afin de tenir leurs chiens
en haleine. Les loups se chassent à courre; mais c'est une chasse
difficile et pénible, car, doués d'un jarret infatigable, une fois qu'ils
sont lancés, ils filent droit devant eux à travers les champs, les
vignes, les vallées, entraînant à leur suite la meute, qui, bientôt
dépaysée, abandonne la chasse. Le plus souvent on se contente de
faire des battues. Quand un loup a été signalé dans une forêt, le
lieutenant de louveterie convoque tous les chasseurs du pays et les
poste sur la lisière du bois; puis, avec ses chiens, ses piqueurs et
ses traqueurs, il pénètre dans l'intérieur des massifs en cherchant
à faire débusquer l'animal sur la ligne des tireurs qui l'attendent
au passage. En Angleterre, on assure qu'il n'en existe plus un seul.
Le chat sauvage , le blaireau , le renard , la fouine et autres car-
nassiers, plus petits que l'ours et le loup, ne sont pas à craindre
pour l'homme; mais, grands destructeurs de gibier, ils sont le fléau
des chasseurs, qui les poursuivent à outrance et cherchent à s'en
débarrasser par tous les moyens, fût-ce par le poison. Dans les fo-
rêts qui sont affectées à la dotation de la couronne, où la chasse est
chose fort importante, les gardes ont l'ordre de les anéantir jusqu'au
dernier, et reçoivent des primes pour chaque tête qu'ils apportent.
Ces animaux ne méritent peut-être pas tous une proscription aussi
absolue, car plusieurs d'entre eux détruisent beaucoup de mulots
(1) Peut-6tre aussi ce nom vient-il du mot urus (aurochs), espèce de bœuf sauvage,
auquel nos premiers rois faisaient la chasse dans la forêt de Compiègne.
ÉTUDES d'ÉC0i\OMIE FORESTIÈRE. 931
et de reptiles. Le renard est le seul qui se chasse; c'est même en
Angleterre un des plaisirs nationaux les plus goûtés. On sait que les
Anglais font venir du continent une grande quantité de renards,
qu'on appelle renards de sac. Comme ils ne connaissent pas le pays,
ils ne se terrent jamais et se font chasser à courre.
Le nombre des bètes de chasse est aujourd'hui assez restreint en
France : le lapin, le lièvi^e, le chevreuil, le cerf et le sanglier sont à
peu près les seules qui nous restent. Il n'en a pas toujours été ainsi,
car h s historiens nous rapportent que Charlemagne et ses' succes-
seurs chassaient autrefois dans les vastes forêts de leur empire l'au-
rochs et le bison, qui sont confinés aujourd'hui dans les plaines de
la Pologne et de la Lithuanie. Les forêts étaient alors, suivant l'ex-
pression du poète , de véritables étables de bêtes sauvages , stabula
altii feranim; mais elles ont en grande partie disparu , et avec elles
ceux de leurs habitans auxquels pour vivre il fallait des étendues
sans limites. C'est ainsi que l'homme transforme sans cesse les pays
où il s'installe; il en modifie l'aspect par les travaux qu'il exécute,
il en change la production par la culture, il en fait varier la faune
à son gré en détruisant certaines espèces, en introduisant certaines
autres; véritable créateur, il ne produit pas, il est vrai, les élémens
sur lesquels il exerce son action , mais il les combine de manière à
en tirer le meilleur parti.
Parmi les herbivores dont la disparition serait le plus à désirer,
il faut placer au premier rang le lapin, l'ennemi le plus dangereux
peut-être que les forêts aient à redouter. Non content de manger
au printemps les feuilles et les jeunes pousses, il s'attaque pen-
dant l'hiver, alors que toute végétation est interrompue, à l'écorce
même des arbres, qu'il ronge au collet de la racine. L'ascension de
la sève ainsi arrêtée, l'arbre finit par périr. Il rend impossibles
tous les travaux de repeuplement, car semis et plantations sont
facilement dévastés par lui. 11 se multiplie avec une grande rapi-
dité. Un seul couple peut en une année produire jusqu'à cinquante
individus, et par conséquent infester une forêt en moins de deux
ans. Comme ces animaux creusent des terriers dans lesquels ils se
réfugient au moindre danger, il est à peu près impossible de s'en dé-
barrasser une fois qu'ils ont pris pied quelque part (1). On en tue
chaque année des milliers dans les forêts de la couronne sans que le
nombre en paraisse diminué. Les renards seuls pourraient en avoir
raison, parce qu'ils les poursuivraient au milieu des rochers et jus-
(1) Strabon rapporte que deux lapins apportés du continent aux îles Baléares s'y mul-
tiplièrent au point de faire écrouler les niaisous par les terriers souterrains qu'ils creu-
saient, et qu'ils obligèrent les habitans à quitter le pays; ceux-ci envoyèrent une dcpu-
tation à Rome pour réclamer une autre patrie.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'au fond de leurs terriers; mais comme la présence des renards
est incompatible avec l'élève du faisan, ce sont des auxiliaires aux-
quels il faut l'énoncer. Les clôtures dont on entoure les coupes ne
peuvent même pas empêcher le mal, puisque les lapins passent par-
dessous, et que d'ailleurs les jeunes bois ne sont pas seuls exposés
à leurs attaques. Dans les forêts de Tétat, ils sont moins nombreux,
caries adjudicataires de la chasse, responsables des dégâts qu'ils
peuvent commettre, ont intérêt à ne pas les laisser pulluler outre
mesure.
Les lièvres, quoique appartenant à la même famille, sont, beau-
coup moins nuisibles, parce qu'étant moins prolifiques, ils ne se
multiplient pas avec la même rapidité, et que, préférant l'herbe au
bois, ils cherchent, quand ils le peuvent, leur nourriture dans la
plaine. Gomme d'ailleurs ils ne se terrent pas, ils échappent plus
difficilement que les lapins à leurs ennemis. La chasse au lièvre est
une des plus agréables qu'on puisse imaginer : nous voulons parler,
bien entendu, de la chasse au bois et au chien courant, car nous n'a-
vons jamais compris la poésie de la chasse en plaine et l'agrément
qu'on trouve à suivre pas à pas, en plein soleil, au milieu des terres
labourées, les zigzags d'un chien d'arrêt. Nous ne contestons nul-
lement les qualités de celui-ci. Pour le façonner au service qu'on
exige de lui, il a fallu vaincre tous ses instincts, qui le porteraient
à s'élancer sur le gibier, au lieu de rester immobile en le fixant.
Chassant pour son maître et non pour lui, il est une création arti-
ficielle qu'il serait difficile de comprendre si l'on ne se rappelait que
l'action du dressage se fait sentir non-seulement sur les individus qui
y sont soumis, mais encore sur tous ceux qui descendent d'eux. C!est
ainsi que se sont formées des races de chiens d'arrêt qui possèdent
en naissant toutes les qualités voulues. Ils sont en général beaux, in-
telligens, dévoués. Les chiens courans au contraire sont peu socia-
bles et ne reconnaissent leur maître qu'au fouet dont il se sert pour
s'en faire obéir. Ceux-ci, les seuls qui conviennent à la chasse au
bois, se rapprochent plus de l'état de nature; ils chassent pour leur
propre compte , en donnant de la voix comme le loup et le renard,
leurs congénères. Pour le lièvre, deux ou quatre suffisent; mais un
plus grand nombre ne nuit pas, car le vrai plaisir du chasseur est
moins de tirer que d'entendre à travers bois les voix sonores d'une
meute bien créancée. Comme tous les êtres faibles qui n'ont au-
cune arme pour se défendre, le lièvre est très rusé. Ce qu'il fait
de tours, de détours, de crochets, de sauts de côté, pour échapper
à la poursuite, est presque incroyable quand on n'en a pas été té-
moin; aussi arrive-t-il souvent que les meilleurs chiens sont mis en
défaut et perdent la piste. C'est au chasseur de savoir déjouer ces
ÉTUDES d'Économie forestière. 933
ruses et relever ces défauts, et c'est dans l'étude de la nature qu'il
trouvera pour cela les plus précieux enseignemens. u La meilleure
arme de chasse, disait Ditzel, chasseur allemand émérite, est la con-
naissance de l'histoire naturelle. » Celui qui sait quelles sont les
mœurs du gibier peut en eiïet tenir compte de l'état de l'atmo-
sphère, de la configuration du terrain, des cultures qui le recou-
vrent, toutes choses qui influent sur la direction de l'animal pour-
suivi. C'est grcâce à une obsei'vation constante que les gardes et les
braconniers deviennent de si habiles chasseurs, et qu'ils savent tou-
jours sur quels points ils doivent porter leurs recherches.
Le chevreuil se chasse soit, comme le lièvre, à tir avec des chiens
courans, soit au moyen de traqueurs. Il en est de même du sanglier,
pour lequel il faut des chiens spéciaux, très vigoureux, dressés à
coiffer l'animal, c'est-à-dire à le saisir par les oreilles et à l'arrêter.
Il arrive parfois qu'en leur faisant tête celui-ci en éventre quelques-
uns avant l'arrivée du chasseur, ou même qu'il se tourne contre ce
dernier. Ce sont des péripéties qui demandent beaucoup de sang-
froid, mais qui donnent l'émotion qu'on recherche, et rappellent de
loin le temps où l'homme disputait aux bêtes fauves sa place sur la
terre.
La véritable bête de chasse, c'est le cerf. Il se plaît dans les hautes
futaies de chênes et de hêtres entrecoupées de prairies, de ravins et
de ruisseaux; mais il ne se rencontre plus guère en France que dans
quelques grandes forêts du nord et du centre, comme celles de
Lyons, de Yillers-Cotterets, d'Orléans, et surtout dans celles de
Compiègne, de Fontainebleau, de Rambouillet et de Saint-Germain,
affectées à la dotation de la couro.nne. Les cerfs vivent ordinaire-
ment en troupes, et quand ils sont nombreux, ils sont très nuisibles.
Exclusivement herbivores, ils vont pendant la nuit ravager les cul-
tures voisines, et à leur défaut se rabattent sur les forêts. Ils brou-
tent les jeunes arbres et en entravent la croissance pendant plusieurs
années. On peut, il est vrai, diminuer le mal en entourant les coupes
de clôtures jusqu'à ce que les bois soient assez forts pour ne plus
rien avoir à redouter; mais c'est un remède fort dispendieux et qui
ne peut être efficace que sous la condition d'une surveillance inces-
sante.
Le cerf perd chaque année ses bois, qui repoussent en produisant
de nouveaux andouillrrs. Le nombre de ces andouillers augmente
jusqu'à sept ans; à partir de cette époque, l'âge de l'animal ne se
distingue plus que par l'étendue de Vempaumure. Les noms de faon,
Mre^ d(tgiiet, deuxième têle, troisième lête^ quatrième tête, dix cors
jeuncmcnt, dix cors et vieux ccrf^ caractérisent en langage de vé-
nerie les diverses phases de la vie du cerf. La vénerie est une véri-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
table science qui, comme le blason, a son langage spécial, incom-
pris des profanes. Elle avait une importance réelle à l'époque où la
chasse, image de la guerre, comme disent les anciens auteurs, était
une des occupations les plus sérieuses auxquelles nos rois pussent
se livrer, et fut l'objet de traités spéciaux fort nombreux, dont le
plus estimé est celui que Jacques Du Fouilloux, gentilhomme poi-
tevin, rédigea pour Charles IX. Cette science est assez négligée de
nos jours, et l'on chasse maintenant un peu à l'aventure, sans trop
s'inquiéter des préceptes des maîtres. La grande chasse d'ailleurs
tend à disparaître en même temps que les grandes fortunes et les
grandes forêts. Pour courre le cerf, il faut un équipage de soixante
ou quatre-vingts chiens, de vingt-cinq ou trente chevaux, piqueurs
et valets en proportion. Ce sont des dépenses auxquelles les fortunes
seigneuriales peuvent seules faire face , à moins que le principe de
l'association, passant des affaires aux plaisirs, ne vienne les répartir
sur un certain nombre d'individus.
On force le cerf, on ne le tire pas, car l'intérêt de la chasse est
dans la chasse elle-même et non dans l'animal qu'on tue. La France
possédait autrefois des races de chiens excellens pour cet objet : c'é-
taient ceux de la Saintonge et du Poitou, généralement blancs ou
fauves, au large poitrail, à la gorge sonore. Ils chassaient lentement,
mais en donnant toujours de la voix, et mettaient parfois dix heures
à forcer l'animal. Ils ont été remplacés de nos jours par des chiens
anglais [fox-hunch] qui le forcent en une heure, mais à qui la ra-
pidité de la course ne permet pour ainsi dire pas de donner un coup
de voix. C'est un grand plaisir de moins, mais il faut avant tout
aller vite. Time is ynoney.
Pour chasser le cerf, on commence par faire le bois. Le piqueur,
tenant en laisse un limier, c'est-à-dire un chien à l'odorat très subtil
et dressé à ce service, se rend de grand matin en forêt. Il fait suc-
cessivement le tour des divers massifs, épiant le moment où le li-
mier, en pesant sur sa laisse et sans donner de voix, lui fait com-
prendre qu'un animal a dû pénétrer à cet endroit. Au pied, aux
fumées, le piqueur doit reconnaître s'il a affaire à un daguet ou à un
jeune cerf, à un dix cors ou à une biche. 11 casse une branche pour
reconnaître la place (cela s'appelle faire une brisée), et achève en-
suite le tour du massif pour s'assurer que la bête entrée d'un côté
n'est pas ressortie par un autre. On dit alors qu'elle est re7nbuchèe,
c'est-à-dire qu'on sait où, en revenant de la plaine, elle s'est retirée
pour passer la journée. Il faut, on le conçoit, une grande habitude
pour faire le bois et un grand esprit d'observation pour ne pas se
tromper sur l'âge et la qualité de l'animal. Les chasseurs cependant
se sont donné rendez-vous sur un point de la forêt pour entendre
ÉTUDES d'Économie forestière. 935
les rapports de ceux qui ont fait le bois et décider le point d'atta-
que (1). L'heure est venue où commence ce petit drame qu'on ap-
pelle la chasse à courre^ et dont nous n'avons point à décrire les pé-
ripéties bien connues. Ce serait peut-être s'écarter du cadre de ces
études que d'envisager ici la chasse autrement que comme un simple
épisode de la lutte soutenue de tout temps par l'homme contre les
animaux nuisibles aux forêts.
IV.
Considérée au point de vue de l'économie forestière, la chasse a
une histoire qui mérite de nous arrêter quelques instans. La chassé
était autrefois, comme le droit de battre monnaie, l'apanage exclu-
sif de la souveraineté. Le roi seul chassait dans les forêts royales,
les seigneurs dans celles qui dépendaient de leurs domaines. Quant
aux vilains, ce plaisir leur était absolument interdit. Tout acte de
leur chasse était considéré comme une usurpation, comme un em-
piétement sur les privilèges de la noblesse , et puni des peines les
plus sévères, des galères ou de la mort. Il n'était même pas permis
au paysan de défendre ses champs contre le gibier, et bien souvent
il fut obligé de lés laisser incultes dans l'impossibilité où il se trou-
vait de sauver ses récoltes (2). Le bois alors n'avait que peu de va-
leur, les seigneurs n'y attachaient que peu de prix, et tandis qu'ils
se réservaient exclusivement le droit de chasse, on les voit souvent
(1) Ce n'est pas une petite affaire que ce rendez-vous, c'est môme une des plmses de
la chasse les plus intéressantes. Du Fouilloux l'a reconnu dans un naïf passage qu'on
aime à citer ici. « L'assemblée, dit-il, doit se faire en quelque beau lieu, sous des arbres,
auprès d'une fontaine ou ruisseau, là où les veneurs doivent se rendre pour faire leur
rapport. Cependant le sommelier doit venir avec trois bons chevaux chargés d'instru-
mens pour arrouser le gosier, comme coutrets, barils, flacons et bouteilles, lesquelles
doivent être pleines de bon vin d'Arbois, de Beaune, de Chaloce et de Grave. Lui, étant
descendu de cheval, les mettra en l'eau, ou bien pourra faire refroidir avec du canfre;
après il étendra la nappe sur la verdure. Ce fait,, le cuysinier s'en viendra chargé de
plusieurs bons harnois de gueule, comme jambons, langues de bœuf, groings, oreilles
de pourceau, cerrelas, eschines, pièces de bœuf de saison, carbonnades, jambons de
Mayence, pastez, longes de veau froides, et autres menus suffrages pour remplir le bou-
din, lesquels il mettra sur la nappe. Lors le roy ou le seigneur avec ceux de sa table
étendront leurs manteaux sur l'herbe, et se coucheront le côté dessus, beuvans, man-
geans, rians et faisant grande chère. Puis, quand tous les veneurs seront arrivés, ils
feront leur rapport, présenteront leurs himées au roy ou au seigneur, racontant chacun
ce qu'il aura vu. »
(2) Le droit de gai'enne, exercé et reconnu jusqu'en 1270, consistait dans une défense
absolue faite aux vassaux de chasser sur leurs propres terres, en sorte que, ne pouvant
vivre en présence des animaux féroces qui se multipliaient impunément, ils étaient
obligés d'éniigrer en abandonnant leurs biens aux seigneurs.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
concéder aux populations riveraines de leurs forêts les bois de feu
et de charpente qui leur sont nécessaires. En supprimant tous les
privilèges féodaux, la nuit du !i août fit rentrer la chasse dans le
droit commun. Aujourd'hui chacun peut s'y adonner en se confor-
mant aux prescriptions de la loi, et moyennant un permis^ simple
mesure fiscale, chasser pendant une certaine partie de l'année sur
ses propriétés et sur celles de l'état ou des communes qui lui ont
été louées pour cet usage. Mise en adjudication dans les forêts do-
maniales et concédée au plus haut enchérisseur, la chasse n'est pour
l'état qu'une source de revenu dont l'importance se mesure k la
somme qu'elle rapporte. A ce titre, elle se place bien après les
coupes de bois, qui produisent cent fois plus (1). Elle est devenue
une chose secondaire aux yeux de l'administration des forêts, qui,
préoccupée sans cesse d'accroître et d'améliorer la production li-
gneuse; se borne à veiller à l'exécution de la loi et à empêcher le
braconnage, sans rien faire pour augmenter ni propager le gibier.
Il n'en est pas de même en Allemagne, où la chasse est au contraire
une des branches du service forestier.
Les privilèges féodaux, supprimés en France dès 1789, se sont
maintenus dans la plupart des états de l'Allemagne jusqu'en 18Zi8.
.lusqu'à ce moment, les seigneurs ont continué à exercer le droit
qu'ils s'étaient arrogé de chasser sur les terres des paysans, sans ja-
mais leur payer aucune indemnité pour les dégâts qu'ils leur cau-
saient, ou les dommages que le gibier faisait subir à leurs récoltes.
Ils étaient si jaloux de leurs prérogatives qu'ils refusèrent toujours
de les abandonner volontairement. Le souffle démocratique, qui, par-
tant de la France, fit alors le tour de l'Europe, put seul mettre fin
à des abus que nous avons peine à comprendre aujourd'hui. Cette
année 18Zi8 fut pour l'Allemagne une véritable nuit du Ix août, et des
lois sur la chasse y furent promulguées dans presque tous les états.
A voir l'empressement que mirent les peuples à les exiger dès leur
première heure de liberté, on peut se rendre compte de l'impa-
tience avec laquelle ils supportaient ces privilèges oppressifs d'une
autre époque ; mais la réaction politique qui ne tarda pas à se pro-
duire se fit également sentir sur ce point, et quelques-unes des
concessions que le pouvoir avait été obligé de faire dans le premier
moment furent retirées dès 1850 (2).
(1) Le produit annuel de l'amodiation de la chasse dans les forôts domaniales est
d'environ 300,000 francs; celui des coupes de bois, de plus de 30 millions.
(2) En Bavière par exemple, aux termes de la loi du 20 mai 1850, le droit de chasse
est toujours un corollaire du droit de propriété, comme il l'était dans la loi de 1848;
mais ce droit ne peut être exercé par le propriétaire lui-même que dans les circon-
stances suivantes : 1° dans les jardins et parcs attenant immédiatement aux habita-
ÉTUDES d'Économie forestière. 937
Dans presque toutes les forêts domaniales de l'Allemagne, la chasse
est exploitée en régie. Ce sont les agens forestiers qui en sont char-
gés et qui vendent en bloc à des entrepreneurs tout le gibier tué. Ils
adressent chaque année à l'administration centrale un état dans le-
quel figurent d'une part le compte aussi exact que possible des ani-
maux existant dans les forêts soumises à leur gestion et ce qui pourra
en être tué dans le courant de l'année, d'autre part les recettes pro-
venant des ventes et le détail des dépenses qu'occasionnera le ser-
vice. Ces dépenses comprennent le paiement des piqueurs, la nour-
riture du gibier, l'achat et l'entretien des chiens, les instrumens et
appareils de chasse, les frais de transport des animaux tués jus-
qu'aux maisons forestières, où l'entrepreneur est tenu de venir les
prendre, etc. D'après un état que nous avons eu sous les yeux, les re-
cettes se sont élevées, dans une forêt de 2,5ZiO hectares, à 2,800 fr.
et les dépenses à 900 francs. C'est un produit net de 75 centimes
par hectare.
Pour satisfaire aux exigences de ce service, les agens forestiers
allemands doivent connaître à fond tous les détails de la science cy-
négétique; ils ont à ce sujet dans leurs écoles des cours spéciaux,
sur lesquels ils passent des examens : aussi chez eux la dénomina-
tion de forestier est-elle synonyme de celle de chasseur. Comme ils
aiment à se rendre compte de tout, ils ont recherché quelle quantité
de gibier une forêt peut renfermer sans être exposée à de grands dé-
gâts, et le nombre de têtes de chaque espèce qu'on peut y tuer
chaque année pour conserver cette quantité à peu près toujours la
même. Ils ont déterminé ainsi le rendement exact d'une forêt en gi-
bier, comme ils en déterminent le rendement annuel en bois. D'après
Beckstein, un parc à gibier de 1,000 hectares, clos de murs et renfer-
mant 100 hectares de marais, 160 hectares de champs et prés, et le
reste en bois, peut contenir 259 cerfs et biches, 52 daims, hl san-
gliers, Zi3 chevreuils, 200 lièvres, 100 lapins, et des faisans en nombre
indéterminé. Il faut, pour nourrir ces animaux pendant l'hiver, leur
donner 122,864 livres de foin, et 22,309 livres de pommes de terre.
Dans un parc ainsi constitué au printemps , on peut tuer pendant le
courant de l'année 80 cerfs, 22 daims, 32 sangliers, 20 chevreuils,
1,100 lièvres et 800 lapins. Dans les forêts non closes, peuplées
de bois feuillus, entrecoupées de prairies, on peut conserver par
tions, 2" sur les pièces de terre entourées d'une clôture pleine, 3° sur les propriétés
qui ont au moins 240 arpens (environ 80 hectares) en plaine et 400 arpens (130 hec-
tares en montagne, 4" enfin sur les lacs et étangs d'au moins 50 arpens (10 hectares).
Dans tous les autres cas, le droit de chasse passe du propriétaire à la commune, qui le
met en location au profit de la caisse municipale. La commune d'ailleurs est responsable
des dégâts commis par le gibier.
938 fiEVLE DES DEUX MONDES.
1,000 hectares 24 cerfs, 2/i chevreuils et 18 sangliers; dans les fo-
rêts résineuses, ces nombres devront être réduits à 18 cerfs, 18 che-
vreuils et 9 sangliers. S'il se trouve à proximité de ces forêts des
cultures susceptibles d'être endommagées par ces animaux, il fau-
drait les restreindre encore. Les forestiers allemands, on le voit, font
ici de l'histoire naturelle pratique dont le résultat se manifeste au
profit de l'état par un accroissement de revenu.
Si les autres habitans des bois étaient étudiés avec le même soin
et au même point de vue que le gibier, nul doute qu'on n'en retirât
des avantages analogues. Les insectes et les oiseaux sont encore si
peu connus, il existe à cet égard tant de préjugés, 1" influence bonne
ou mauvaise qu'ils exercent sur la production ligneuse est si mal
appréciée, qu'on ne saurait trop demander aux naturalistes de diri-
ger leurs observations vers ces questions pratiques plutôt que vers
les considérations purement spéculatives dont ils s'occupent de pré-
férence. Le genre de vie des animaux est pour nous bien plus im-
portant à connaître que des caractères parfois difficiles à apprécier,
tels que la longueur de leurs membres ou la conformation de leurs
antennes, et leur nourriture habituelle nous en dira plus que le nom
grec ou latin de la famille dans laquelle on les a classés. Pour des
ti'avaux de cette nature, personne n'est mieux placé que les agens
forestiers. Appelés par leurs fonctions à parcourir les bois à toute
heure et dans toutes les saisons, ils peuvent suivre les diverses ma-
nifestations de la vie animale dans toutes les phases de son déve-
loppement. Ils ont d'ailleurs dans les gardes placés sous leurs ordres
d'intelligens auxiliaires, doués pour la plupart de cet esprit d'ob-
servation que développe ordinairement la solitude. C'est ainsi que
M. Mathieu, à qui ses travauji ont valu le titre de professeur. à
l'école forestière de Nancy, est arrivé à publier un Cours complet de
zoologie forestière^ dont les praticiens ont pu apprécier l'impor-
tance. Sans parler des progrès que de telles études suivies avec per-
sévérance imprimeraient aux sciences naturelles, les agens y trou-
veraient des distractions qui leur permettraient de supporter plus
facilement l'absence de société. Placés en effet par les exigences ad-
ministratives dans des localités parfois dépourvues de toute res-
source intellectuelle, ils empêcheraient, en les dirigeant vers ces
utiles travaux, leurs facultés morales de s'engourdir dans une éner-
vante inaction. Le docteur Pfeil , qui est arrivé en Prusse au grade
le plus élevé de la hiérarchie forestière, raconte que c'est grâce à sa
passion pour l'histoire naturelle qu'il a pu supporter, sans s'adonner
à la boisson comme tant d'autres, un séjour de douze années dans
une maison forestière située au milieu des marais de la Pologne,
sans autre société que celle de paysans grossiers avec lesquels au-
ÉTUDES d'Économie forestière. 939
cune conversation n'était possible. Une des choses les plus intéres-
santes à étudier suivant lui, c'est le langage des animaux. Il est cer-
tain en eiïet que tous les individus d'une même espèce se comprennent
entre eux; ils ont des ciis diiïérens pour l'amour ou la colère, la
crainte ou la joie : pourquoi l'homme ne chercherait- il pas à saisir
les diverses expressions de ces sentiniens? Le chasseur par exemple
ne reconnaît-il pas à la voix de son chien quand le gibier est lancé,
quand il jest en vue, quaad la piste est perdue? Persuadé qu'une
observation attentive le rendrait maître de ces secrets, le savant
docteur se mit tous les jours, pendant plusieurs mois, en embuscade
auprès d un marais sur lequel venait s'ébattre une bande de canards
sauvages, cherchant à deviner l'énigme de leurs discours peu harmo-
nieux. Il afiirme y avoir réussi au point de reconnaître à leur accent
ceux qui venaient d'un pays étranger, et assure, ce que nous n'avons
pas trop de peine à croire, que leur langage était devenu plus in-
telligible pour lui que celui des philosophes de sa patrie.
Au point de vue de l'application, il reste donc beaucoup à faire. La
nature, en créant une multitude d'espèces animales, ne s'est aucu-
nement préoccupée de celles qui pouvaient être utiles à l'homme, et
ne les a distinguées des autres par aucune propriété particulière.
Elle ne leur a donné ni une vitalité plus grande, ni des moyens de
défense plus puissans, ni une fécondité plus énergique : elle les a sou-
mises comme toutes les autres à la loi qui en proportionne la multi-
plication aux chances de destruction qu'elles courent; mais cette loi,
qui suffit à elle seule pour maintenir l'harmonie générale, est une loi
brutale, sur laquelle l'homme peut exercer son action comme sur
toutes celles que la physique et la chimie ont déjà mises à sa dis-
position. Ainsi, dans le règne animal comme pour le règne végétal, il
faut qu'il cherche à multiplier toutes les espèces qui peuvent lui être
utiles, et qu'il, se débarrasse sans pitié non-seulement de toutes
celles qui sont nuisibles, mais aussi de celles dont il ne peut tirer
aucun avantage, et qui sont des parasites vivant à ses dépens.
J* Clavé.
LES
RÉGIONS SEPTENTRIONALES
DE L'OR
VANCOUVER ET LA COLOMBIK ANGLAISE.
LES VILLES NAISSANTI S ET l' ÉM I G R A TI 0 N.
I. Vancouver IsJand and BritUh Columbia , by J. Despard Pemberton, snrveyor général.
London, Longman, 1860. — II. Repoit from t.'ie sélect Commillee on tlie lludson's bay Com-
pany, 1857.
Parmi les régions de l'or, il en est une qui tient une place mo-
deste à côté de l'Australie et de la Californie, sa voisine. Tandis
que les descriptions, les études et les considérations sociales, les
récits de toute nature abondent touchant ces terreaiprivilégiées , à
peine si de loin en loin une mention isolée, un matuicl à l'usage des
émigrans vient rappeler à la Grande-Bretagne qu'elle possède sur
le cours supérieur de la Colombie, dans les vallées fortunées du
Frazer et du Thompson, sur la côte où s'allonge la grande île de
Vancouver, de riches exploitations aurifères, avec les ressources
plus sûres et plus durables qu'oflre la nature dans une région bien
arrosée, couverte de vastes forêts, abondamment fournie de houille
et munie de boas ports. La faute en est à l'éloignement et au cli-
mat. Pour aller de Londres et de Liverpool à la Colombie anglaise,
il y a un trajet long et pénible, soit que l'on double le cap Ilorn, soit
que l'on coupe l'Amérique ta Panama ou à San-Juan-de-Nicaragua.
Et puis cette région, enfermée entre le plus septentrional des terri-
toires des États-Unis et l'Amérique russe, les Montagnes-Rocheuses
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 9!\l
et le Pacifique, semble aux émigrans sévère et froide plus qu'elle
ne l'est en réalité; le bruit de l'or n'y a pas pour eux un attrait
aussi entraînant que plus au sud ou dans l'Australie.
Il ne fout pas croire cependant que cette région reste inoccupée;
dans l'île de Quadra-et-Vancouver aussi bien que sur les cours d'eau
aurifères, la vie européenne se substitue à la vie sauvage, et à côté
des Anglais les Chinois apportent là, comme sur tout coin de terre
où il y a des bénéfices à l'éaliser, le contingent de leur immigration
compacte et laborieuse. Au point de vue de la situation géographi-
que, ce pays a pour l'Angleteri-e une grande importance : il lui
domie un pied, à côté des Etats-Unis, sur le Pacifique; il se relie, à
travers les Montagnes-Rocheuses, à leurs belles possessions du Ca-
nada; on parle d'établir un chemin le long des lacs qui mette en
communication, par l'Ontario, l'Érié, le Michigan, le Winnipeg, Mont-
réal avec i\evv-Westminster et Victoria de Vancouver. Enfin il se
fait là en ce moment un travail nouveau; une conquête de l'homme
s'y accomplit sur la nature sauvage, et c'est à ce titre surtout que
la Colombie anglaise et Vancouver méritent pour un moment de
nous arrêter.
I.
Les visiteurs de ces côtes disent qu'un spectacle plein de gran-
deur et de. nouveauté frappe les yeux du voyageur qui pénètre de
l'ouest à l'est, entre les deux phares dressés sur le sol anglais et
sur le sol américain, dans le détroit Juan de Fuca, au sud de l'île
Quadra-et-Vancouver. A droite s'étend le territoire Washington,
sillonné par une haute chaîne de montagnes neigeuses, du sein
desquelles se dresse un pic auquel des souvenirs classiques trans-
portés sur cette terre lointaine ont valu le nom de Mont- Olympe.
Les pentes descendent souvent jusqu'à la mer, et quelquefois elles
s'en éloignent de quelques milles ; elles sont coupées de vallées vertes
et profondes qui revêtent, sous le jeu du soleil et des nuages, les
aspects les plus variés. A gauche, l'île Vancouver semble comparati-
vement basse, bien que plusieurs de ses pics soient encore en juin
chargés de neige; en avant s'ouvre le golfe George, tout semé d'îles
verdoyantes. Dans un enfoncement apparaît sur le territoire de la
Colombie anglaise la chaîne des monts Cascade, dominée par le
sommet étincelant du Baker, haut de 3,500 mètres, et qui, en 1853,
a vomi des flammes. Des bois s'étendent à perte de vue : les pins,
sur le penchant des hauteurs, enferment les plaines dans leurs som-
bres verdures, les chênes, les érables, mêlent leurs feuillages, tan-
dis que des saules, des peupliers, bordent les lacs de leurs luxu-
942 REVUE DES DEUX MONDES.
rians ombrages. Les cris d'un nombre infini d'oiseaux aquatiques
éveillent les échos, et l'homme lui-même anime de son activité cette
nature forte et primitive : des steamers courent de la pointe sud-est
de Vancouver à l'embouchure de la rivière Frazer, et des barques
chargées d'Indiens à la peau rouge, zébrée de peintures, frappent
en cadence de leurs pagaies l'eau paisible du golfe.
Il y a deux cent soixante ans, alors que l'on commençait à cher-
cher ce passage nord-ouest sur le chemin duquel tant de marins
ont depuis trouvé la mort, le navigateur Juan de Fuca, en pénétrant
dans le détroit qui a pris son nom, crut avoir du premier coup ré-
solu ce grand problème. Il se trompait; mais voici que les Anglais
prétendent aujourd'hui changer en vérité son erreur : au lieu des
routes impraticables et glacées de la mer du pôle, ils proposent au
commerce, comme voie de transit de l'Atlantique au Pacifique, cette
longue ligne des lacs canadiens dont nous avons déjà parlé et sur
laquelle il faudra revenir. La principale cause qui peut, suivant eux,
déterminer le commerce à préférer ce chemin, c'est la parfaite sé-
curité qu'offrent le détroit et ce golfe George dans lequel il dé-
bouche. :
De San-Francisco aux régions glacées de l'Amérique russe, sur
cette longue partie de la côte du Pacifique, il n'existe pas de bons
ports : celui de Humboldt, au-dessus de San-Francisco, vers le Zi2'' de-
gré de latitude nord, est vaste et paisible à l'intérieur; mais une
forte houle et une ligne de brisans, qui s'étend au loin dans l'ouest,
en rendent l'accès des plus périlleux. De même l'entrée du grand
fleuve Colombie, avec sa terrible barre, est l'effroi des marins. Au
contraire, dans l'intérieur du détroit de Juan et du golfe qui lui fait
suite, les espaces libres, les ports profonds et sûrs n'ont à redouter
que les brouillards de l'hiVer et l'épaisse fumée qui s'élève des forêts
où les Indiens mettent le feu en automne. Port San-Juan, Sook-Ba-
sin, Beecher-Bay, les ports Victoria et Esquimalt peuvent donner
asile à un nombre indéfini de navires. Ce dernier, à cause de son
étendue et de sa sécurité, a été désigné parle gouvernement comme
dépôt naval du Pacifique, et tout le long de cette côte privilégiée
s'étendent de vastes espaces d'une terre fertile et propre aux grandes
cultures.
La Colombie anglaise, telle que les limites en ont été fixées par les
derniers traités avec les Etats-Unis, s'étend sur le vaste territoire
que la géographie avait coutume d'appeler Nouvelle-Calédonie, de
l'embouchure du Frazer à l'Amérique russe, entre les Ix^" et 56" de-
grés de latitude nord environ. En largeur, elle va de la Rivière-Rouge
et des Montagnes-Rocheuses au Pacifique ; sa superficie est plus que
double de celle de la Grande-Bretagne, et l'île de Quadra-et-Vancou-
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 9^3
ver, sa précieuse annexe, est à peu près égale à la moitié de l'Ir-
lande. Elle a 500 milles de côtes (1), et sa hauteur varie entre le
niveau de la mer et 16,000 pieds anglais (2). Beaucoup des carac-
tères de son sol couvert de bois, de pâturages, coupé de cours d'eau
et de lacs nombreux, rappellent le Canada. Le climat y est très di-
vers ; cette côte du Pacifique est généralement plus douce que celle
de l'Atlantique, à la même latitude sur le continent américain. Les
vents du sud y amènent des pluies en juin. Vers le sud et dans les
vallées du Frazer, de Lillooette , de la Colombie , du Thompson , la
température, les produits, les oiseaux, rappellent assez le Devon-
shire, tandis qu'au nord et au pied des montagnes on retrouve le
climat plus sévère de la baie de Hudson et du Labrador. De vastes
espaces y sont ouverts à l'exploitation des settlérs. Il en est de même
dans la partie méridionale de Vancouver, la seule encore qui ait été
bien reconnue. Les terrains non défrichés sont recouverts d'une fou-
gère épaisse et qu'on arrache difficilement; ailleurs s'étendent des
forêts, des marécages, des déserts qui, de longtemps encore, ne se-
ront pas acquis à l'exploitation humaine. Diverses espèces de graines
et des racines abondantes fournissent aux Indiens un de leurs moyens
de subsistance. La flore de cette région, assez semblable à celle de
la Colombie américaine, n'est pas non plus, sans offrir quelque ana-
logie avec celle de la Grande-Bretagne. Les pommes de terre, le hou-
blon, le blé, l'orge, l'avoine, y viennent à merveille ; on y trouve aussi
une espèce de chanvre particulier au pays. Les indigènes cultivent
des pommes de terre jusqu'à la hauteur de l'île de la Reine-Charlotte.
Le long de la côte nord-ouest, dans de vastes espaces marécageux,
croît une plante dont la feuille, assez semblable à celle du thé, donne
une boisson de saveur agréable et piquante qui produit sur le cerveau
des effets d'excitation et de gaieté pareils à ceux du vin. Il est à re-
marquer que la fertilité du sol augmente dans le voisinage des ter-
rains aurifères; la décomposition des roches volcaniques, la silice,
l'alumine, la chaux, la potasse, en se désagrégeant, communiquent
à la terre une puissante fécondité.- Ce phénomène, qui a été observé
au pied du Vésuve et de l'Etna, est également sensible autour du
volcan Baker.
Parmi, les arbres, c'est une espèce de cyprès assez semblable au
cèdre qui atteint les plus fortes dimensions; on en voit de 30 pieds
de diamètre et de ZiOO de hauteur; les pins ont jusqu'à 270 et
300 pieds ; ils sont très résineux et portent une écorce pareille au
liège et épaisse de 8 ou 9 pouces, qui donne une flamme éblouis-
(1) Le mille anglais égale 1,610 mètres.
(2) Le pied anglais égale 0,'" 305.
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
santé; on déCriche les espaces couverts de pins en y portant le feu.
Les chênes sont généralement de qualité inférieure; les bouleaux,
les ifs, les genévriers croissent pêle-mêle avec les érables, les peu-
pliers, les sorbiers, offrant des ressources immenses à la charpente
et à la mâture des vaisseaux.
L'île de Vancouver a des races de moutons-mérinos remarquables;
le petit bétail espagnol, les beaux bœufs Durham, importés en Cali-
fornie, sont remontés de là jusque sur le Frazer. On trouve aussi une
race indigène de chevaux excellens pour la selle et durs à la fatigue,
mais très difficiles à dresser aux voitures. Qu'on ajoute à ces avan-
tages les ressources de la pêche, de la chasse, des exploitations au-
rifères, de la houille : tout cela constitue une riche contrée; il faut
voir maintenant comment l'homme s'est installé au sein de cette libé-
rale nature.
La population comporte trois élémens très inégaux en nombre :
les indigènes, les Chinois et les Européens. Les premiers, que
l'on évalue à 80,000 à l'ouest des Montagnes-Rocheuses, à environ
10,000 dans Vancouver, appartiennent à la race rouge et se ratta-
chent, par leurs dialectes aussi ])ien que par les traits du visage,
aux tribus qui peuplent la partie septentrionale du continent amé-
ricain. Les notions relatives à leurs habitudes, à leur état social, à
leurs croyances, sont encore incomplètes et incertaines. Quelques
voyageurs les ont très sévèrement jugés, prétendant qu'ils sont dé-
formés par l'habitude d'aplatir les crânes des enfans, peu sociables
et parfois anthropophages. Aucun fait à la connaissance des Euro-
péens leurs voisins n'est venu confirmer cette dernière assertion. Il
est certain qu'ils ont, depuis une haute antiquité, l'habitude de
presser le crâne de leurs enfans, puisqu'une de leurs tribus, sur la
Colombie, porte le nom de Tcles-Plates. Toutefois cet usage ne_,pa-
raît pas être commun à tous les indigènes, et on en voit autour des
établissemens anglais un grand nombre aux traits réguliers, à la
physionomie intelligente; ils font preuve de vigueur et d'adresse, et
beaucoup réussissent à imiter certains produits de l'industrie euro-
péenne. Dans l'état tout à fait sauvage, au pied des Montagnes- Ro-
cheuses et sur la Haute-Colombie, ils ont conservé leurs habitudes
nomades, vivant de chasse et de pêche, échangeant des fourrures
contre des fusils et de l' eau-de-vie. Leurs tribus ont des chefs mili-
taires souvent en guerre, et qui ont, comme les autres peaux-rouges,
l'habitude de scalper leurs ennemis. Ils ne prennent généralement
qu'une femme, bien que la polygamie ni le divorce ne leur semblent
interdits, et, comme tous les sauvages, ils croient à de bons et à de
mauvais esprits; leurs prêtres sont en même temps leurs médecins.
Quelques-uns d'entre eux ont pris dans le voisinage des établis-
LES KÉGIO^S SEPTENTRIONALES DE l'oR. Ç>hb
semens européens des habitudes sédentaires et bâti de petits vil-
lages formés de huttes à toits plats ou coniques. Ceux-ci se livrent
à quelques cultures, louent leurs services dans les fermes, et même
travaillent dans Vancouver aux mines de houille. Vers 1857, les in-
digènes de cette île entrèrent en lutte contre les Anglais; un blanc
ayant été tué à la baie de Covvichin, vers la pointe sud-est de l'île,
le gouverneur se saisit de deux indigènes et les fit pendre. De là
des représailles et des hostilités qui sont apaisées aujourd'hui. 11
n'est pas inutile cependant que les Anglais se tiennent sur leurs
gardes. Là comme dans toutes leurs autres colonies, ils ne sont pas
sympathiques aux indigènes. L'esprit anglo-saxon, exclusif et dur,
prend peu de souci des races étrangères ; déjà, au contact des nou-
veaux occupans du sol, les naturels de la Colombie anglaise reculent
et s'effacent; les comités de colonisation admettent, comme un fait
auquel on voudrait en vain s'opposer, la disparition future des peaux-
rouges devant l'invasion blanche. Ces malheureux en effet s'abru-
tissent avec l'eau-de-vie. Cependant on a formé une société de pro-
tection pour les aborigènes, ouvert des églises, des écoles, quelqu»ss
missionnaires ont même pénétré jusque sur les bords de la Rivière-
Rouge; mais tout cela est froid, triste, dénué de bienveillance cor-
diale et de charité réelle. Les immigj'ans n'ont guère qu'un souci,
l'occupation du sol, l'exploitation de ses produits. A l'égard des in-
digènes, ils se tiennent quittes au prix de quelques phrases de com-
passion banale et de quelques institutions qui ne sont pas en har-
monie avec les habitudes, le caractère et le goût du peuple qu'ils
se sont soumis.
Les Chinois sont plus heureux : immigrans comme les Européens
et plus passagers qu'eux, ils ont l'avantage de demeurer indifférens
à leur inimitié et à leurs mépris. La seule chose qu'ils demandent,
c'est une place, fut-ce la plus restreinte et la dernière. Du moment
qu'on les a accueillis, armés d'une indomptable persévérance, prêts
à tous les labeurs, préservés des influences étrangères par l'isole-
ment, ils travaillent sans relâche et entassent leurs profits jusqu'à ce
que leur ambition de fortune soit satisfaite. Alors, munis d'un pécule
péniblement amassé, quelquefois traînant avec eux le cercueil d'un
parent ou d'un ami , ils regagnent les rivages de la Terre-Fleurie.
La Colombie anglaise est des régions aurifères celle qui jusqu'ici
accueille le mieux ces égoïstes auxiliaires; elle a besoin de br^s, et
trouve en eux des domestiques actifs, des industriels ingénieux et
variés. Quoique fort sales de leur personne, ce sont eux qui mono-
polisent le blanchissage partout où ils s'établissent. En Californie,
leur nombre montait, dans ces dernières années, à 50,000 environ.
Là on les déteste et on les maltraite; des restrictions leur sont au-
aoME XXXIV. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
tant que possible imposées; beaucoup, pour échapper aux dures
conditions qui leur sont faites par les inhospitaliers Yankees, ont
remonté vers le nord et se sont répandus sur le territoire anglais,
où n'existent pas d'entraves qui leur soient spéciales; ils jouissent
même aux mines des droits et de la protection accordés aux autres
immigrans. Aussi en 1860 leur nombre ne s'élevait pas à moins de
10,000; au mois de juin, deux vaisseaux, venant de San-Francisco
et directement de Chine, en amenaient 800, et d'autres étaient en
chemin. Ce n'est d'ailleurs pas au hasard qu'ils envahissent la Co-
lombie anglaise : un journal de la localité prétend que les immigra-
tions sont précédées d'explorateurs chargés d'étudier les ressources
du pays, l'état des mines, et d'adresser des rapports à leurs com-
patriotes.
La population européenne n'est pas encore très considérable, sur-
tout par rapport cà la vaste étendue du sol ; mais en général elle est
composée de colons séi'ieux et travailleurs. Il n'y a pas que des mi-
neurs et des artisans, il y a aussi des agriculteurs débarqués avec
un petit capital, qui leur a permis d'acquérir de bons territoires
et d'en bien aménager les premières cultures. Ils créent de vastes
fermes, et parmi les colons, ce sont eux qui réussissent le mieux.
Les premiers essais d'établissement de l'Angleterre à cette extré-
mité du Pacifique datent de la fm du dernier siècle. En 1786, quel-
ques marchands de la compagnie des Indes orientales fondèrent un
comptoir dans la baie de iNootka, à la côte occidentale de Vancouver.
Trois ans plus tard, l'Espagne, qui avait alors dans ces mers un na-
vigateur distingué, Francesco de la Bodega y Quadra, prit posses-
sion de l'île; mais elle fut obligée de la restituer l'année suivante,
après diverses négociations entre les deux cours, et c'est à l'occa-
sion de la rencontre de Quadra et de Vancouver pour opérer cette
cession que l'île prit le nom de ces deux marins. Pendant plus d'un
demi-siècle, l'Angleterre fut détournée, par les événemens politi-
ques et par l'essor même de ses autres colonies, de s'occuper de son
petit établissement de Vancouver. Enfin le gouvernement songea à
relier le territoire occidental de l'Amérique à ses possessions du Ca-
nada, et concéda l'île à la compagnie de la baie d'Hudson, à charge
de la coloniser. Quelques essais d'établissement furent aussi tentés
sur le continent; mais la compagnie imposa à l'immigration un
programme si restreint et si peu libéral que la concession lui fut
retirée. Dans l'intervalle, les gîtes aurifères avaient été découverts,
l'île et le territoire rentrèrent sous la direction immédiate de la
couronne, qui a pris, il est juste de le reconnaître, de sages mesures
pour y porter une émigration lionnête et sérieuse. C'est le 2 août
1858 que la colonie de la Colombie anglaise a été instituée par acte
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 9^7
du parlement, et de cette époque récente datent les développemens
qu'ont pris ses jeunes cités, des mesures bien réglées pour la dis-
tribution des terres et l'exploitation des mines, en un mot les pre-
miers et solides élémens de sa prospérité.
IL
Tout en restant bien loin encore des opulentes cités qui sont sor-
ties si promptement, sous la double influence de'l'or et de la grande
culture, du sol de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, les villes
naissantes de l'île de Vancouver et du Frazer ne sont cependant pas
sans intérêt et sans importance. D'abord elles ont pour elles le mé-
rite de leur position, et, comme nous l'avons déjà dit, l'excellence
de leurs ports. C'est à l'extrême pointe sud -est de la grande île
qu'est situé leur chef-lieu. Les Anglais, par un choix qui témoigne
de la constance de leur courtoisie et de leur patriotisme, mais qui
n'est pas sans inconvénient pour la clarté géographique, lui ont
donné, comme à tant d'autres lieux, le nom de \ictoria.
En fondant une ville dans leurs possessions de cette côte du Pa-
cifique, les Anglais ne cachaient pas qu'ils n'aspiraient à rien moins
qu'à donner une rivale à San-Francisco et à organiser une sérieuse
concurrence contre cet entrepôt des richesses de l'Amérique et de
rOcéanie. Tant s'en faut qu'ils soient arrivés à ce point, et il est dou-
teux qu'ils y parviennent jamais. Cependant, on ne peut le nier, le
site a été bien choisi. 11 avait été désigné dès l'année 18Zi2 par le
gouverneur Douglas, un des hommes qui connaissaient le mieux
les moindres ressources et les baies du littoral. En 18Zi6, sir George
Simpson applaudissait à ce choix, et vantait l'excellence de la posi-
tion, du climat et du mouillage. Aussi la ville ne tarda-t-elle pas à
s'élever. Son emplacement est uni, étendu, bien disposé, à l'est du
port, entouré de vastes terrains fertiles, et dominé au loin par des
montagnes souvent chargées de neige. Elle a le désavantage de
n'avoir pas d'autre eau que celle des puits; mais il est question d'en
amener de sources et de lacs situés à peu de distance. Les rues,
droites et régulières, sont larges et macadamisées; les maisons,
généralement en bois et surmontées de cheminées en briques, sont
propres et bien entretenues. On a bâti des églises, un palais pour le
gouverneur, des magasins, un hospice. A la porte de la ville, il y a
un parc ombragé de chênes. Les faubourgs sont également plantés
d'arbres. Le port, sans valoir celui d'Esquimalt, est intérieurement
vaste et profond; l'entrée en est gênée par un banc de sable étroit
qu'il est question d'enlever. La population de cette ville monte
aujourd'hui à trois mille âmes.
9A8 REVUE DES DEUX MONDES.
A côté d'Esquimalt et de Victoria se trouvent encore les ports et
les centres naissans de Beeclier-Bay à la pointe méridionale de l'île,
de Covvichin à la côte sud-est, de San-Juan dans un îlot détaché du
détroit. C'est dans cette extrémité méridionale de l'île que, pour le
moment, la vie et l'activité européennes sont concentrées. Au-delà
de ce petit espace et du rayon étroit de terres défrichées qui l'en-
toure commencent les régions sauvages, dans lesquelles n'ont pé-
nétré encore qu'un très petit nombre d'explorateurs. L'île Vancouver,
inclinée du nord-ouest au sud-est, le long de la côte occidentale
de l'Amérique, entre le groupe des îles de la Reine-Charlotte et le
territoire de Washington , qui se rattache à la Colombie américaine
et à l'Orégon, est longue de cent quinze lieues sur trente environ
dans sa plus grande largeur. Le marin Vancouver en avait fait le
tour et avait jeté un regard à la côte ouest, sur les points de
Nootka et de Clayoquot, qu'il représentait comme couverts de fo-
rêts de grands arbres pouvant fournir de vastes ressources. En 1852,
M. Hamilton Moffat, employé de la compagnie de la baie d'Hudson,
poussa une reconnaissance dans l'intérieur. Pai'ti du fort Rupert sur
la côte nord-est de l'île, il se dirigea vers une rivière qui porte le
nom des Nimkish, tribu d'Indiens pêcheurs; puis il prit un canot,
et, accompagné de six indigènes, il suivit la rivière jusqu'en un lac
appelé Tsllelth, large seulement d'un mille et demi, mais long de
vingt-cinq , et dont la sonde , à quarante pieds , ne pouvait pas at-
teindre le fond. Une seconde rivière, l'Oakseey, met ce lac en com-
munication avec un autre lac, le Kanus, puis descend jusqu'à la mer,
coupant ainsi la partie supérieure de l'île par une ligne navigable à
peu près en forme de diagonale, et qui a l'utilité de mettre les deux
côtes en communication directe. Ce même phénomène se reproduit
au centre de l'île. En partant de la baie Quallchuin, sur le golfe
George, le plus récent explorateur, M. Pemberton, traversa en 1856
le lac auquel un de ses prédécesseurs, M. Horne, avait donné son
nom, et atteignit par le canal Alberni l'Océan -Pacifique. Plus au
midi existe encore un troisième lac étroit et long, que M. Pem-
berton a également visité dans une excursion faite en novembre
18/i7 de Port-Cowichin à la rivière False-Nitinat. Tel est donc le
caractère général que présente l'île : de longues crevasses volca-
niques changées en lacs dont on cherche souvent en vain sur les
côtes mêmes à mesurer la profondeur, des falaises abruptes, des
montagnes escarpées, puis dans les intervalles de vastes prairies
bien arrosées et des forêts épaisses dans lesquelles la hache n'a pas
encore jeté d'éclaircies. Le lac Horne est à cent cinquante pieds
au-dessus de la mer; le lac Central, un peu plus à l'ouest, forme
une large cuvette au milieu des montagnes; on n'en a pas trouvé le
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 9Zi9
fond à cent fathoms (1). Il gèle durant l'hiver à une grande pro-
fondeur et n'a guère d'autre poisson alors que la truite. Le canal
Alberni roule ses eaux profondes et libres de toute entrave entre deux
rangées de montagnes hautes de quinze à dix-huit cents pieds, bor-
dées et surmontées de pins de la plus grande espèce. Dans les étroits
espaces que les arbres laissent libres, une végétation exubérante de
fougères couvre le sol. Les castors et les loutres sont très nombreux
dans les cours d'eau; on rencontre assez souvent des ours noirs,
quelquefois des ours gris ; les daims errent en troupes , et les coqs
de bruyère fournissent aux chasseurs une proie inépuisable. Les
Indiens sont dispersés dans des villages rares et médiocrement peu-
plés. On dit qu'il faut se défier de ceux qui habitent les côtes;
mais dans l'intérieur ils firent aux explorateurs un accueil bien-
veillant, échangeant avec joie les riches fourrures que la chasse leur
procure contre des couvertures et quelques objets de l'industrie eu-
ropéenne. A la baie Friendly, les Nootkas célébrèrent par une grande
danse la visite que leur faisaient les hommes blancs. Quelquefois, et
pour des causes futiles, ces malheureux se font entre eux des guerres
d'extermination.
Victoria de Vancouver a été jusqu'en 1858 le chef-lieu de toute la
côte; mais quand la Colombie anglaise fut devenue colonie de la cou-
ronne, on songea à lui donner une capitale séparée et à fonder un
établissement important vers l'embouchure du Frazer. Déjà existait
une ville à l'entrée du delta de ce fleuve, New-Westminster; mais la
situation en a été reconnue très désavantageuse : elle est enveloppée
de marécages et de forêts qui en rendent le séjour malsain, et d'où
s'élèvent en été des myriades de moustiques. De plus elle est d'un
accès difficile aux bàtimens venant du Pacifique et du détroit de
Puget, situé entre le territoire de Washington et le continent. Il fal-
lut donc se reporter vers un autre point. A la suite de divers tâton-
nemens, on s'était arrêté à un fort anciennement bâti par la compa-
gnie de la baie d'Hudson, old fort Langley, sur la rive gauche du
Frazer, à quelques lieues au-dassus.de New- Westminster. Les in-
commodités qui ont condamné cette dernière ville n'existaient plus
ici : la situation est élevée, bien aérée, à proximité de terres défri-
chées et ouvertes à la colonisation. Un chemin la relie, par-delà la
ligne de séparation tracée entre les deux Colombies, à Whatcome et
à d'autres villes américaines; la rivière est libre d'embarras et four-
nit aux bàtimens un assez fort tirant d'eau.
On se mit sans retard à l'œuvre; trois mille lots furent assignés, et
en deux jours seulement le prix de trois cent quarante-deux d'entre
(1) Le fathom vaut 0,"' 829.
950 BEVUE DES DEUX MONDES.
eux fut soldé pour la somme de 13,000 livres sterling, sur lesquelles
les acquéreurs déposèrent 10 pour 100. On voit que sous le Z|9" de-
gré de latitude nord, à la côte du Pacifique, les terrains se vendent
encore assez cher. Cette première impulsion ne s* arrêta pas. Une
cour de justice, une prison, un presbytère, une église furent bâtis,
et les habitans, au nombre de 500 environ , commençaient à corn-»
muniquer leur activité commerciale et industrielle à la nouvelle cité,
quand subitement on apprit que, sans autre motif que les caprices
d'une administration peu soucieuse de ses propres intérêts, le titre
de capitale était transféré en un lieu situé à quelque distance, sur
la rive droite du fleuve. Toutefois, comme les décisions d'un arrêté
administratif n'ont pas la vertu de prévaloir sur l'importance d'une
bonne situation topographique, il est présumable que Langley con-
tinuera de se développer et gardera sa suprématie. Il ne semble pas
en effet que la nouvelle fondatio»! obtienne un grand succès; maigre
les plans et les projets de ses ingénieurs, les colons l'ont baptisée du
nom de cilé fantôme.
Deux petites villes encore sont situées sur le Frazer : Hopetown,
au coniluent de la rivière Quequealla, point extrême de la navigation
sur le fleuve en steamer^ et Yalé, à quelque distance au-dessus. Il est
à remarquer que ces postes anglais ont pris la place de villages in-
digènes, qu'ils sont très avantageusement situés, et que les Indiens
apportent une sagacité étonnante dans le choix des endroits où ils se
fixent. Ils savent fort bien prendre en considération les ressources
du sol, l'eau, le combustible, et, même la beauté du site.
La société dans ces villes naissantes a quelque chose des carac-
tères de rudesse primitive qui les signalent elles-mêmes; les femmes
y sont peu nombreuses, et bien que des concerts, des bals et même
des représentations scéniques y soient organisés à l'imitation des
grandes villes de l'émigration anglo-saxonne, cependant c'est surtout
dans les jouissances actives de la chasse et de la pèche que les co-
lons trouvent les distractions de la vie extérieure. Sous ce rapport, ils
sont amplement favorisés; le gibier de terre et d'eau, qui fait le fond
de l'alimentation indigène, leur est aussi d'une grande ressource. Des
élans de grande taille descendent en troupes, durant l'hiver, dans
les vallées de la côte ; en été, ils remontent vers les lacs et les hau-
teurs pour y respirer à l'aise. Ces animaux, excellens nageurs, se
jettent souvent à la mer pour gagner les îlots du détroit. Les chas-
seurs de Victoria les poursuivent dans ces retraites; ils organisent
des expéditions de quinze jours ou trois semaines, à la suite des-
quelles ils rentrent avec un butin de trente ou quarante pièces pe-
sant de 100 à 150 livres. Les Indiens suppléent par la ruse à l'in-
fériorité de leurs armes, et prennent ces animaux dans des pièges
LES RÉGIO.NS SEPTEMRIOXALES DE l'oR. 951
ingénieusement dressés. En hiver ils en font quelquefois de grands
carnages , en les poussant sur les lacs et les rivières, quand la glace,
assez forte pour porter un homme , cède cependant sous les pieds
pointus et les bonds des élans.
Les ours noirs descendent souvent des montagnes, et on les ren-
contre en assez grand nombre qiiand les baies des arbrisseaux sont
mfn-es et abondantes. Quelquefois aussi ils s'en vont à la dérive sur
la rivière, accroupis sur un tronc d'arbre aussi foncé qu'eux. Jamais
ils n'attaquent l'homme que s'ils ont été blessés ou s'ils croient leurs
petits menacés. Beaucoup sont de grande taille. Quand ils sont jeunes,
leur chair a un goût agréable, elle est assez semblable à celle du
porc; mais en vieillissant elle devient dure et prend une odeur forte.
Il est très rare qu'une balle, même bien dirigée, suffise à les tuer.
L'espèce de panthère appelée puma, bien que d'un aspect terrible,
est peu redoutable à cause de sa lâcheté, la vue du moindre chien la
fait fuir sur un arbre; mais c'est un terrible ennemi pour les trou-
peaux : si elle pénètre dans un parc , elle égorge en un instant les
brebis et leur suce le sang. Les loups, de diverses couleurs, sont
nombreux et de la taille d'un gros chien anglais, mais ils sont très
timides.
Pour trouver un large champ à ses exploits, le sporisman n'a que
quelques milles à faire hors de l'établissement; il doit être muni d'un
rifle à deux coups, d'un couteau de chasse, d'une couverture, et ac-
compagné d'un ou de deux Indiens chargés de porter le gibier et
aussi d'en suivre ou d'en retrouver les traces, exercice difficile au-
quel les indigènes excellent. On se sert peu de chiens. Parmi les
oiseaux, le meilleur coup de fusil sur la côte, dit un amateur qui
l'a longtemps parcourue le rifle à la main, c'est le canard, dont il
existe des variétés très nombreuses. Les meilleures espèces se trou-
vent dans les deltas des rivières et sur les marécages. Il n'est pas
difficile à un chasseur exercé d'en tuer trente ou quarante dans sa
journée ; mais il lui faut un bon retrou veur, sans quoi il risque de
perdre une partie de son butin. Les oies sauvages sont si nombreuses
que l'on voit les enfans indiens se glisser doucement vers elles et
les tuer à coups de flèches. Quant aux coqs de bruyère, il faut aller
les chercher dans les embarras des forêts; ils passent le jour dans le
creux d'un pin ou dans un trou de rocher, n'en sortant que le matin
et le soir pour chercher leur nourriture. Les cygnes sont difficiles à
aborder; ils s'abattent en troupes sur les lacs. Les aigles, les fau-
cons, les milans ne sont pas rares, mais ils fuient le voisinage des
établissemens, auprès desquels au contraire les pigeons , les grives
et toute la foule des petits oiseaux chanteurs semblent se multiplier.
La pêche aussi fournit d'abondantes ressources à la colonie et
952 REVUE DES DEUX MONDES.
d'agréables distractions aux colons. Placés dans les limites de la
pêche à la baleine, Vancouver et les ports de la Colombie anglaise
peuvent devenir des points de station et de refuge habituels pour
les baleiniers; déjà Victoria en a reçu un grand nombre depuis
qu'Honolulu, dépossédée par une mauvaise administration d'une
partie de ses avantages, n'a plus à leur oiïrir ni docks, ni approvi-
sionnemens certains, ni facilités pour le radoub et l'hivernage. Les
saumons, en nombre incalculable, remontent les rivières de l'île
et du continent; les meilleurs sont ceux que l'on prend du milieu
d'avril à la fin de juillet. Il y a une espèce plus petite, dont les in-
dividus ne pèsent guère plus de huit livres, qui se montre de juin
en août; il y a aussi de larges saumons blancs, des saumons rayés,
des saumons bossus, d'autres au nez crochu : toutes les variétés de
ce genre se multiplient avec une incroyable abondance dans les
cours d'eau et dans les lacs de ces côtes. Il n'est pas difficile de les
prendre à la ligne, au filet, et parfois on voit sur un banc de sable un
ours les péchant à coups de griffes. Ceux de la grosse espèce attei-
gnent un poids de 50 livres. Les Indiens les prennent de toutes les
façons, dans des pièges ingénieusement tendus, dans des baquets
disposés de manière à les recevoir quand ils sautent; lorsque les
eaux sont basses, ils les tuent à coups de flèches et de pierres. Des
esturgeons, souvent d'un poids énorme, se rencontrent en grand
nombre sur les barres, à l'entrée des rivières. Les truites et les
truites saumonées sont également très abondantes. On trouve en-
core des raies, des carrelets, des plies, des écrevisses. A la côte, il
n'y a pas de homards, mais beaucoup d'huîtres.
La chasse et la pêche, avec leurs produits faciles, ne sont pas un
mince attrait pour quelques-uns des émigrans de la Grande-Bre-
tagne; ils se vantent de pouvoir se donner, à moindres frais, plus de
plaisir que les opulens gentlemen dans leurs parcs d'Angleterre et
d'Ecosse. Ils deviennent aussi propriétaires fonciers à meilleur compte.
De vastes espaces de terrain dans Vancouver et dans la Colombie
ont été marqués pour l'occupation coloniale, et tout sujet anglais
peut acquérir 160 acres, excepté sur les territoires réservés aux
Indiens et marqués pour l'établissement de villes ou pour quelque
autre appropriation publique. Pour garantir son titre à la possession ,
ce que dans les colonies anglaises on appelle cUiàn, le dahmnit n'a
qu'à se présenter au juge le plus voisin et à lui faire consigner le fiiit
de l'occupation avec la description des limites occupées. Il ne paie
rien pour la terre, mais seulement un léger droit d'inscription. C'est
plus tard seulement, quand la mise en valeur a été commencée, que
le gouvernement perçoit des droits. L'immigrant ou ses héritiers
acquièrent alors un titre de propriété moyennant une somme de
LES RÉGIOI\S SEPTENTRIONALES DE l'OR. 953
10 shillings qui peut être réduite par le gouvernement à 5 par acre.
Ce mode d'acquisition, avec jouissance antérieure au paiement, est
ce que l'on appelle du nom particulier de preempiing. Les États-
Unis ont mis ce système en vigueur il y a une trentaine d'années,
dans les premiers temps où l'immigration commençait à pousser son
Ilot vers l'Amérique.
Pour favoriser le défrichement, il a été convenu qu'un colon, après
avoir fait subir à un lot une amélioration évaluée à 10 shillings par
acre, pouvait le vendre et en transférer le titre de propriété. Aux
1(50 acres qu'il a primitivement acquis, l'immigi'ant peut en ajouter
une quantité indéterminée au prix de 10 shillings l'acre, dont moitié
comptant et le reste à terme. Les terres prises, puis abandonnées,
sont données aux mômes conditions à d'autres immigrans, avec les
travaux de défrichement qui peuvent y avoir été faits. Les différends
de limites entre voisins sont portés au magistrat le plus proche,
avec appel aux cours supérieures. La loi donne aux étrangers qui
prêtent le serment d'allégeance les mêmes droits et privilèges qu'aux
sujets anglais.
Un esprit fort libéral a présidé à cette organisation ; les entraves
imposées aux immigrans sont peu nombreuses; l'administration a
sagement compris qu'en réduisant le plus possible les taxes et les
difficultés, elle attirait une population propre à mettre la terre en
valeur, à en tirer profit par un juste retour, et à diminuer les fatigues
des premiers colons. Des mesures non moins prudentes ont présidé
à l'organisation des mines, et sous ce rapport la vallée du Frazer
va nous donner le spectacle singulier d'une région aurifère épargnée
par la misère et le crime.
IIL
On a vu déjà que deux grands cours d'eau, la Colombie et le
Frazer, arrosent la Colombie anglaise; du premier, elle n'a que les
sources et le cours supérieui». C'est aux riches territoires de la Co-
lombie américaine et de l'Orégon qu'appartient la plus grande par-
tie navigable de son cours ; mais la région dans laquelle la Colombie
prend sa source a été vantée pour sa beauté, sa richesse et la douceur
de son climat. Elle sort du pied des Montagnes- Rocheuses, un peu
au-dessus du hO" degré de latitude nord; elle remonte entre deux
chahies de montagnes, puis vers le 52'' degré redescend brusque-
ment vers le sud ; elle traverse ensuite, avant de franchir la ligne
qui sépare les deux Colombies, anglaise et américaine," deux lacs,
l'Arrow supérieur et l'Arrow inférieur, et reçoit à l'est un affluent
important, le Mac-Gillivray ou Flalboir-IUver. Le territoire des In-
954 REVUE DES DEUX MONDES.
diens kootanies que cette rivière traverse, entrecoupé de prairies et
de forêts, n'est pas moins heureusement doté que celui où la Co-
lombie prend naissance; le chef des Mormons, Brjgham Young, îe fit
reconnaître; ses explorateurs le lui représentèrent pour sa tempéra-
ture et sa fertilité comme un vrai paradis, et le grand-prêtre eut un
moment l'idée, qu'il n'a pas encore réalisée, de diriger là son der-
nier exode.
Le Frazer appartient tout entier aux possessions anglaises ; il naît
sur une de leurs limites, et elles finissent peu au-dessous de son em-
bouchure. Son nom indigène est Tacoutché-Tessé ; celui sous lequel
il est aujourd'hui connu lui vient d'un employé de la compagnie de
la baie d'Hudson qui, en 1806, fonda un établissement sur le lac
auquel il a donné également son nom, et d'où sort une des branches
du ileuve coulant de l'ouest à l'est. La vraie source, celle qui donne
au fleuve son plus long parcours, sort du même massif des Mon-
tagnes-Rocheuses, d'où découle en sens opposé l'Athabasca, pour
aller arroser les prairies indiennes. Gomme la Colombie, qu'il égale
en volume et en rapidité, le Frazer court d'abord du sud au nord;
puis, arrivé à environ quinze minutes au-dessus du 54"" degré de la-
titude nord, il s'infléchit subitement vers le sud et coule avec une
inclinaison de l'ouest à l'est jusqu'entre les 50*^ et 49" degrés, où il
va, par un brusque mouvement vers l'ouest, se jeter dans l'Océan-
Pacifique, en face de la pointe méridionale de Vancouver, après un
cours de plus de trois cents lieues. Une barre sablonneuse de cin-
quante milles carrés coupe son embouchure; mais elle est moins
dangereuse que celle de la Colombie, parce que les fortes houles du
Pacilique sont brisées par la chaîne d'îlots qui entourent comme
d'une ceinture protectrice la bouche du fleuve.
Jusqu'à Hopetown, à environ cent milles de son embouchure, le
fleuve est navigable pour les steamers. Dans le milieu de l'été, il se
gonfle à la suite de la fonte des neiges dans les Montagnes -Pio-
cheuses, et son courant prend alors une rapidité de six nœuds à
l'heure. A Yalé, douze milles au-dessus de Hopetown, les rapides
commencent, et de ce point jusqu'à sa jonction avec Thompson's-
River, affluent de la rive gauche, le Frazer présente un aspect
magnifique, mais plus goûté de l'artiste que du navigateur. Son
bassin, semé de rochers, s'élargit, puis tout à coup il se resserre
entre deux montagnes; le fleuve, démesurément gonflé, écume, et,
impatient de ses limites, s'élance, comme pour les surmonter, le
long de ses murailles rocheuses. Pour éviter cet impraticable pas-
sage, on a ouvert un chemin par la rivière et les lacs Harrisson et
Lilooette, qui se jettent dans le Frazer, à sa rive droite, au-dessous
de Hopetown. Ce chemin, long de cent huit milles, conduit le voya-
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 955
geur, par une succession de petites rivières, de lacs et de canaux,
au-dessus du conll Lient du Thompson avec le Frazer. Il y a une fa-
çon fort curieuse de pénétrer au cœur de la Colombie anglaise : un
steamer conduit le voyageur par la rivière Colombia jusqu'aux Cas-
cades, à la hauteur du Zi8^ degré; puis de là, par les vallées des
rivières Okanagan et Simil-Kameen, il rejoint celle du Thompson.
La facilité des communications par eau est une des grandes faveurs
que la nature ait accordées à la Colombie. Les principaux aflluens du
Frazer, outre le Thompson et le Harrisson, sont, sur la rive gauche,
l'Axe et le Quesnel; le Salmon et le Chilcolin se jettent à la rive
droite. Presque tout ce vaste bassin est aurifère.
C'est seulement en 1858 qu'a commencé l'exploitation des mines
d'or de la Colombie; cependant déjà il était arrivé à plusieurs re-
prises que des Indiens fissent quelques trouvailles importantes. L'or
est peu considérable à l'embouchure des rivières : on en trouve
davantage à mesure qu'on les remonte; d'ordinaire on le rencontre
en petites parcelles; dans certains endroits, il n'est pas assez abon-
dant pour payer la peine du mineur; il en a été ainsi à Colville. Au
voisinage de Fort -Thompson et des lacs Kamloops et Shoushwap,
sur le cours moyen de la rivière Thompson, les profits ont commencé
à être plus considérables; puis Yalé et Bridge-River sont devenus
les principaux centres d'attraction; enfin les chercheurs ont remonté
le Frazer jusqu'aux forts Alexandria et George, et ils ont découvert
que c'était dans les échancrures des montagnes d'où sort Quesnel-
River que l'or se présentait le plus fréquent, le plus massif, et que
là se rencontreraient les meilleurs profits. En effet quelques mineurs
réalisèrent tout d'abord de beaux bénéfices, et l'on en cita plusieurs
qui, dans la saison, amassèrent h ou 500 livres d'or.
La nouvelle de la découverte de cette région de l'or ne fut pas
longue à se répandre; la Californie l'apprit la première, et aussitôt
un flot de trente-cinq mille mineurs déborda de San-Francisco sur
Victoria de Vancouver. Cette invasion de tous les déçus et de tous
les vagabonds de la Californie pouvait changer radicalement les
destinées de la région du Frazer et lui créer des conditions toutes
différentes de la vie paisible et réglée dont elle jouit; mais la foule
mal préparée qui se jetait sur elle n'y trouva pas de ressources : à
Victoria, les moyens d'existence étaient insuffisans; le continent pré-
sentait de vastes espaces déserts, à peine des routes et pas de chariots
pour mener aux mines; cette foule repartit comme elle était venue.
La presse locale déplora cet abandon ; elle regrettait la population
qui eût été ainsi tout d'un coup répandue sur la colonie, ainsi qtie
l'expérience des mineurs californiens, sans comprendre que cette
multitude, dénuée de ressources immédiates, apportait le désordre.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
et que si elle eût exploité les mines de la Colombie, c'eût été au
profit des marchands et des armateurs de San-Francisco. Rendue à
la solitude, peuplée seulement des gens sérieux qui ne prétendaient
réussir qu'à l'aide d'un travail persévérant, la colonie établit dans
ses mines l'ordre et la régularité par des prescriptions datées de
septembre 1859.
Les mines sèches, dry diffgins, furent partagées en lots appelés
bench diggins^ d'une superficie de cent pieds carrés, ou formant des
bandes de vingt-cinq pieJs, le long des rochers, sur les bords des
rivières. Chaque mineur dut recevoir un et dans certains cas deux
de ces lots, à charge d'y entretenir le chemin public et les conduites
d'eau suivant la direction indiquée par les commissaires des mines.
L'eau est aux mines une des grandes causes de querelles et de récla-
mations; elle est indispensable au tiavail, et les mineurs sont sans
cesse disposés à reprocher à leurs voisins qu'ils l'absorbent et l'é-
puisent. C'était donc une mesure d'ordre importante que d'en assu-
rer la distribution. En arrivant aux mines, chaque travailleur est
tenu de prendre une licence. On s'accorde à reconnaître que les mi-
neurs dans la Colombie anglaise valent mieux que ceux des autres
régions aurifères. Ils sont en général sobres et intelligens; il n'y
a point parmi eux d'exemple des rixes terribles qui ont quelque-
fois ensanglanté les plarers du Sacramento et ceux de l'Austra-
lie. Un assez grand nombre de vagabonds et de vauriens s'étaient
jetés d'abord à leur suite sur le Frazer; mais ils ont été rebutés
par les fatigues et écartés par la sévérité des autorités anglaises.
L'ordre et une certaine régularité ont été ainsi établis; cependant
l'existence du mineur est pénible à cause des vastes espaces déserts
qu'il doit franchir, des provisions et des instrumens qu'il lui ftiut
porter au loin. Les profits ne sont pas considérables; en voici la me-
sure moyenne : en 1858, l'extraction de l'or des diverses mines de
la Colombie anglaise a produit l,/i9/i,211 livres sterling, en 1859
près de 2 millions, ce qui, d'après le nombre des mineurs, établi par
la ligte des licences, donne un peu plus de 100 livres pour chacun ;
or les frais d'existence peuvent être évalués à environ 60 livres.
Il en est donc de la Colombie comme des autres régions aurifères,
à quelques exceptions près que le hasard ramène de loin en loin, et
comme pour exciter la passion des chercheurs, l'existence des mi-
neurs y est ingrate, et leurs gains n'apportent pas une compensa-
tion suffisante à leurs privations et k leurs fatigues. Aussi l'avenir de
cette contrée n'est-il pas dans l'exploitation de l'or, mais plutôt dans
le sage développement des autres richesses plus durables dont la
nature l'a dotée. i\ous avons vu qu'elle doit devenir, grâce à ses
ports, l'entrepôt d'une partie du commerce du Pacifique, et que ses
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE LOR. 957
immenses forêts peuvent fom'nir un long aliment à im commerce de
bois considérable. De plus, elle possède des mines de charbon de
terre. Vancouver n'exploite pas l'or de ses rochers et de ses cours
d'eau, parce qu'il y est trop clair-semé pour payer les frais de l'ex-
traction; mais cette île a dans la houille une autre source de profits
qui, sur les bords du Pacifique, n'est guère moins précieuse. La
consommation qui s'en fait sur le Grand -Océan atteint le chiffre
énorme de 200,000 tonnes par an. San-Francisco seul en a importé
en 1859 79,000 tonnes et 70,000 en 1860. Soixante-dix stmnwrs
environ sont annuellement employés à porter au nn'lir//i/ de Pa-
nama un chargement qui s'élève à environ 100,000 .tonnes. Les
côtes du Pacifique ne fournissent guère plus de 10 pour 100 de cette
énorme consommation, et c'est le Gliili presque seul qui apporte ce
contingent. La question de la houille est une de celles qui ont le plus
d'importance sur tout le littoral; souvent les feuilles californiennes
célèbrent des découvertes de gîtes houillers à Mary'sville, Stockton,
sur le Sacramento et le San-Joaquin. Rien de sérieux cependant ne
s'est encore produit à cet égard, et il n'existe au nord du Pacifique
d'exploitation vraiment importante qu'à la baie de Bellingham, dans
la partie septentrionale de la Colom])ie américaine. Or des gisemens
de houille considérables ont été récemment découverts dans toute
la région inférieure de l'île Vancouver, de Nitinat à Nanaïmo , sur
les deux côtes. L'exploitation en est facile, et déjà elle alimente les
steamers de la colonie et ceux de la compagnie de la baie d'IIud-
son. Ce charbon est, à ce qu'il paraît, sous le rapport de la qualité,
assez semblable à celui que l'on extrait des mines de l'Angleterre. La
compagnie de la baie a installé des machines, des travailleuis à Na-
naïmo, qui est ainsi devenu subitement un centre actif d'industrie.
Un assez grand nombre d'Indiens y sont employés. Dans le nord de
l'île, la houille a été signalée aussi à Koskeemo, près de Dedver's
harbour, le port des Castors. Sur le continent, on en a reconnu
plusieurs lits dans le delta du Frazer, mais situés d'une façon dé-
favoiable pour l'exploitation ; il en existe aussi à l'entrée du canal
Burrard, un peu au-dessus du fleuve, et enfin aux dernières limites
septentrionales de la colonie, à Port-Essington, vers le blx'' degré de
latitude, en face de l'archipel de la Reine-Charlotte. L'exportation
du charbon de Vancouver a commencé en 1858; elle s'est élevée à
1,700 tonnes, et elle a été de 2,000 l'année suivante.
A cette richesse minérale de Vancouver, il faut ajouter les sources
salées de cette île; elles sont nombreuses. Nanaïmo en possède une
qui donne un gallon d'eau par minute et une livre de sel par gal-
lon. Ce n'est pas, il est vrai, la quantité fournie par les sources de
riJtah, qui donnent en sel le tiers de leur poids.
958 REVUE DES DEUX MONDES.
Aujourd'hui les routes qui conduisent de l'Europe dans le Paci-
fique, et surtout à la côte nord-ouest de l'Amérique, sont longues
et diiTiciles. Sept principales sont habituellement suivies : la pre-
mière consiste à s'embarquer à Londres ou à Liverpool sur un bâti-
ment qui traverse l'Atlantique et double le cap lïorn. Il ne faut, pour
l'accomplir, guère moins de cinq mois. Vient ensuite le passage par
Panama; un steamer conduit le voyageur de New-York à Aspinwall;
on sait qu'un chemin de fer livré en partie à la circulation en 1852
et terminé en 1855, avec des travaux et des frais considérables, tra-
verse aujourd'hui l'isthme de Panama en quelques heures. De Pa-
nama, un trajet de quatorze jours mène à San-Francisco, d'où l'on
peut gagner les points plus septentrionaux de la côte; les steamers
américains accomplissent le passage de San-Francisco à Esquimalt,
à Victoria de Vancouver, en quatre ou cinq jours. Une troisième
route entre les deux Amériques conduit au nord de celle de Panama
par le fleuve San-Juan et le lac de Nicaragua, où un service régu-
lier et assez prompt a été organisé en attendant que les compagnies
françaises ou américaines coupent l'isthme à cet endroit, comme elles
se le sont proposé.
Telles sont les routes maritimes. Il y en a quatre autres, dites
terrestres, overUmd, coupant la partie septentrionale du continent
américain dans sa grande largeur : d'abord la plus fréquentée de
toutes,' la grande voie de Saint-Louis et de Memphis, de El-Paso à
San-Francisco. Le trajet est de vingt-deux jours, très régulier, bien
organisé, avec deux départs par semaine, durant la saison des
voyages. Il coûte 20 livres, plus 5 livres pour les repas. Des stations
militaires ont été établies tout le long de la route; chacune d'elles
a une garnison de vingt-cinq hommes. La seconde route est celle de
San-Antonio à San-Diego par El-Paso ; elle est desservie par une
malle hebdomadaire. La troisième' route, monotone et peu fréquen-
tée, consiste en un service mensuel par le Kansas et Stockton; la
dernière va à San-Francisco de San-Joseph et de Placerville par la
cité du Lac-Salé. C'est la route qui communique le plus directe-
ment avec rOrégon et le territoire de Washington; elle est hebdo-
madaire, et a été suivie dans ces dernières années par un grand
nombre d'émigrans qui se dirigeaient sur la Californie. A ces quatre
grandes voies, qui mettent le Mississipi en communication avec la
côte occidentale, le gouvernement des Etats-Lnis accorde des sub-
sides annuels : à la première 600,000 livres, à la seconde 200,000,
à la troisième 80,000, à la dernière 320,000.
A ces voies l'Angleterre a l'intention d'en ajouter une nouvelle
pour relier ses colonies américaines de l'Atlantique à celles du Pa-
cifique. Les brigades de la compagnie de la baie d'IIudson suivent
LES RÉGIONS SEPTENTRIONALES DE l'oR. 959
un passage qui leur est particulier par les Rivière-Rouge et Sascat-
chewan, et franchissent en une passe dite Bol-de-Punch [Punrh-
hoiii-Piiss) les Montagnes- Rocheuses; mais cette voie, praticable
pour de hardis trappeurs, familiers avec les forêts et les déserts de
ces régions, ne sauraient convenir à de simples voyageurs chargés
de bagages. On en propose donc une nouvelle, plus méridionale,
côtoyant les grands lacs du Canada et presque entière desservie par
la vapeur. Il existe un chemin de fer anglais qui de Montréal re-
monte le Saint-Laurent, longe le lac Ontario en passant par Toronto,
et aboutit à la pointe méridionale du lac Huron. De là, un autre
chemin de fer, appartenant aux États-Unis, se dirige vers le lac
Michigan, passe à Chicago, et arrive à Lacrosse sur le Mississipi. Il
s'agit d'établir la nouvelle route sur cette ligne, de la faire ensuite
remonter vers la Rivière-Rouge, qui peut porter de petits steamers
jusqu'à Assiniboia, au midi du lac Winnipeg. De là, par une série
de lacs et de rivières , on parvient sur une branche méridionale du
Sascatchewan , et l'on franchit dans les Montagnes-Rocheuses la
passe \ermillon. Il ne reste plus ensuite qu'à établir une route à
wagons, longue de ZiOO milles, dans la direction de Hopetown, tête
de la navigation du Frazer. Pour accomplir ce chemin, qui, en y joi-
gnant les trajets de Portland à Montréal et de Hopetown à Victoria,
c'est-à-dire deux ports, l'un sur l'Atlantique, l'autre sur 1^ Paci-
fique, n'embrasse pas moins de 3,178 milles, il ne faudrait, suivant
l'estimation d'un des auteurs du système, qu'une durée de vingt-
cinq jours.
Le gouvernement anglais se déterminera-t-il à subventionner
cette grande entreprise? Verra-t-on la vapeur étonner les Indiens
jusque dans leurs derniers campemens, et porter des populations
européennes dans ces régions si longtemps inabordables à l'homme'
blanc? Si ce projet se réalise, ce sera surtout au profit de la Colom-
bie,et de la côte nord-est du Pacifique. La colonie, que nous avons
vue naissante et chétive encore, aura peut-être ses jours de gran-
deur et de prospérité ; mais ce ne sera pas non plus sans de grands
avantages pour l'Angleterre. Il y a quelques années, dans les pre-
miers temps de la découverte de l'or, la foule qui se pressait dans
les ports de la Grande-Bretagne, demandant aux régions loin-
taines les ressources de son existence, suivit un double courant.
Des émigrans, les uns se tournèrent vers les régions de l'or; le sol
privilégié du Victoria et les bords aurifères du SacFamento les
attirèrent par milliers. On sait quelles dures épreuves les y atten-
daient : pour quelques favorisés du sort, combien ont misérablement
péri, ou sont revenus épuisés et pauvres comme ils étaient partis!
D'autres, mieux avisés, ou instruits par l'expérience, s'en allé-
960 REVUE DES DEUX MONDES.
rent dans Adélaïde et dans la Nouvelle-Zélande demander à un sol
fécond et bien arrosé les ressources plus durables et plus sûres
qu'il accorde au travail persévérant et régulier de l'agriculteur.
Ainsi s'est formée une classe de colons munis d'un capital qui s'é-
lève quelquefois à 50 ou 60,000 francs; ils bâtissent des fermes,
entretiennent de nombreux troupeaux, introduisent dans les pays
fertiles où ils se sont fixés toutes les améliorations de la culture.
La Colombie et Vancouver, bien que la première de ces colonies
possède aussi des mines d'or, s'ouvrent à cette classe particulière
de sages colons qui, mieux que les exploiteurs de mines et les spé-
culateurs de terrains, paraissent appelés à faire la force et la pros-
périté de la colonisation anglaise, et c'est dans cette voie surtout
que l'Angleterre doit pousser ses émigrans. Les contrées tropicales
semblent moins lui convenir que les régions plus sévères qui s'éten-
dent, comme le Canada et la Colombie, vers le nord. La race anglo-
saxonne a éprouvé combien les régions du tropique étaient, môme
pour elle, pleines de péril; vers le nord au contraire, elle trouve une
source abondante et irréprochable de richesses dans la culture du
sol, dans la conquête de pays longtemps incultes et sauvages. La
vie y est plus calme, sans y manquer d'intérêt et de charme. Dans
ces régions, la nature se plaît aussi à déployer sa magnificence : ces
vastes J"orêts de chênes et d'érables, ces sombres couronnes de sa-
pins, avec leurs verdures au ton foncé et un peu triste, ont leur
charme et leur grandeur. La terre, plus rebelle, rappelle à l'homme
les devoirs sérieux de l'existence; mais, si elle lui rend plus rude
l'accomplissement de sa tâche, elle entretient sa vigueur. Là il ne
s'est pas avili en substituant à son travail celui de l'esclave. Au
souflle âpre et vivifiant des montagnes et de la mer, il ne s'endort
pas dans l'indolence où souvent les hommes des tropiques énervent
leurs facultés, et si la nature est moins facile, moins spontanée, si
elle exige plus d'efforts, en revanche elle trouve devant elle des
adversaires plus robustes et mieux préparés.
Alfred Jacobs.
UN
POLITIQUE ITALIEN
DE LA RENAISSANCE
«UICHARDIN ET SES ŒUVRES INEDITES.
Opère inédite di Francesco Guicciardini. *
Les temps troublés, comme le fut la grande époque de la renais-
sance, par l'enfantement laborieux d'idées nouvelles et par une
transformation intellectuelle et morale voient s'opérer un partage
uniforme des esprits. Le passé et l'avenir (îevieiiiient comme deux
camps, chacun avec son armée : ici les ard'Mis, là les timides et les
humbles; les premiers se mêlant au monde, par l'action, par la pa-
role, par les écrits, pour l'entraîner à leur suite dans les voies non
frayées; les autres se réfugiant dans la retraite et remontant même,
s'ils peuvent, le cours du temps pour échapper à une lumière qu'ils
croient fausse et dangereuse. Si quelqu'un de ces derniers, animé
par une intelligence puissante et libre , conçoit la courageuse en-
treprise de sanctifier les élémens épurés du passé par une alliance
étroite avec les plus purs élémens des idées nouvelles, on a l'hé-
roïsme d'un Savonarole; mais le plus souvent cet essai de conci-
liation n'est tenté qu'au prix de l'abaissement des caractères, dont
la fleur s'est flétrie aux compromis de ce qu'on appelle la vie pra-
(1) Illustrate da Giuseppe Canestrini e publicate per cura dei conti Piero e Luigi
Guicciardini. — Firenze 1857 ; Barbera e Bianchi.
TOME XXXIV. 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
tique. Entre les deux partis, à qui un dogmatisme obstiné, géné-
reux, austère, concilie le respect, flotte, sans parler de la vague
multitude, le grand nombre des esprits qu'une expérience mal mise
à profit a rendus indiiïérens, sinon sceptiques. Ce ne sont pas les
consciences les plus délicates, puisqu'elles acceptent, toujours trop
à l'aise, l'indécision et l'ajournement; mais ce sont très souvent des
intelligences dignes d'être comptées parmi les plus vives, les plus
exercées, les plus perspicaces de leur temps, parmi celles qui ont
le plus curieusement interrogé les diverses connaissances et les in-
nombrables échos du siècle, et qui se sont jetées avec le moins de
réserve dans la mêlée des affaires de chaque jour et des questions
contemporaines. La lumière mondaine les a enveloppées de toutes
parts et a confondu devant elles tous les sentiers; en vain le plus
épineux est-il le plus droit: leur sens moral émoussé n'a plus de
vue distincte (|ue pour la doctrine funeste de l'intérêt. Au milieu
de la renaissance italienne, Machiavel, Guichardin et toute leur
école comptèrent dans cette foule. Ils furent de beaux et brillans
esprits; mais la grandeur morale leur manqua, et ils subirent sans
défense la contagion d'un siècle qui connut l'orgueil d'une civili-
sation nouvelle et déjà raffinée en même temps que les maux d'une
dernière phase d'ancienne barbarie. Cette barbarie du moyen âge
communiquait du moins aux caractères une mâle rudesse qui laissait
place à la vertu. Dante n'a pas assez de malédictions et d'injures
contre ses adversaires, il est vrai, et le prédécesseur des historiens
politiques de l'Italie moderne, Dino Gompagni (1), écrit, à propre-
ment parler, un manifeste de parti; mais ces esprits sont convaincus
et sincères : ils ont cru distinguer entre tous le chemin de la vérité,
celui de la justice et du devoir, celui du salut pour la patrie, et ils
s'y sont engagés, quelque dur qu'il fût, au prix de la persécution et
de l'exil. Il n'en est plus de même à l'époque de la renaissance :
l'ardeur des partis s'est éteinte; elle a fait place à une politique plus
savante, plus exercée, bien autrement habile, mais aussi moins sé-
vère et à la fois moins généreuse. Sans doute l'Italie, irritée des
infortunes innombrables de son moyen âge, a voulu alors conquérir
quelque repos à tout prix. Non contente de sacrifier sa liberté, elle
a renié ses anciennes croyances et y a substitué ou des imitations
factices de l'antiquité, ou des calculs égoïstes et quelquefois per-
fides, ou de décevantes et vaines utopies.
Tant que nous n'aurons pas les dix volumes inédits de Machiavel
et de Guichardin que doit publier le laborieux et savant M. Canes-
(1) Voyez l'intéressante monograpliie publiée tout récemment par M. Cari Hillebrand,
Dino Compagni, étude historique et littéraire sur l'épofiuc de Dante, Durand, in-S".
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 963
trini à Florence, nous ne pénétrerons point jusque dans le détail le
génie de ces deux éloquens témoins de la renaissance; mais les vo-
lumes déjà publiés de Guichardin (1), en nous révélant sa pensée
intime, suffisent à nous montrer comment en lui l'historien a été
préparé par le raisonneur et le politique du xvi'' siècle. Ce n'est
pas sans réflexion ni calcul, ni même sans un certain combat inté-
rieur qu'il a atteint le sang-froid dont il fait preuve dans sa grande
Histoire cC Italie. Ses œuvres inédites nous révèlent cette lutte et
nous offrent ainsi l'attachant intérêt d'un double spectacle, à la fois
poli ique et moral.
De concert avec les comtes Pierre et Louis Guichardin, restés en
possession des manuscrits de leur illustre aïeul, M. Ganestrini fit pa-
raître en 1857 un premier volume des OEuvres inédites^ contenant
des Considérai ions sur les discours de Marhiavel concernant la pre-
mière décade de Tite-Live , des Maximes [lUcordi) politiques et
civiles et des Discours politiques. L'année suivante, il donna un se-
cond volume, qui comprenait un Dialogue sur le gouvernement de
Florence et des Discours sur les changeniens et réformes du gouver-
nement florentin. Un troisième volume enfin, qui parut en 1859,
était occupé tout entier par une Histoire de Florence {Sloria fio-
rentina), dont jamais personne n'avait entendu parler. De tous ces
ouvrages, on ne connaissait absolument qu'un certain nombre de
Ricordi publiés pendant le xvi'' siècle, si épris des compositions de
ce genre. Les événémens récens de l'Italie ont seuls empêché les
éditeurs die faire paraître en 1860 le quatrième volume, qui doit
comprendre les ambassades {legazioni) de Guichardin. On a peine
cependant à imaginer, ce semble, une lecture plus instructive et
plus piquante à la fois en ce moment même. La carrière publique
de Guichardin a été singulièrement active. Au dehors, il a eu à dé-
fendre la politique italienne en face de princes jaloux et rusés ; au
dedans, il a administré les Romagnes, toujours révoltées contre le
gouvernement pontifical, et il a eu occasion d'étudier les conditions
particulières de ce gouvernement. Il est permis de penser que les
avertissemens de son expérience ne seraient pas sans intérêt pour
l'Italie dans son œuvre présente de régénération.
Les esprits tels que Guichardin, dans un temps agité et fécond
comme le xvi" siècle, sont avant tout d'habiles et fins observateurs.
L'observation et l'expérience d'un grand nombre de phénomènes po-
litiques et moraux, avant d'ébranler chez ces hommes doués d'une
vive intelhgence les opinions dogmatiques, ont aiguisé en eux l'hu-
(1) On n'a public de Machiavel qu'un premier volumo, contenant, des écrits d'admi-
nistration militaire.
964 REVUE DES DEUX MONDES.
maine sagesse et en ont fait par certains côtés d'attentifs et curieux
annalistes. C'est pour cela que, parmi les œuvres nouvellement con-
nues de Guichardin, V Histoire de Florenee doit appeler d abord
notre attention. Il est naturel d'estimer que le premier rang dans
la série de ses œuvres suivant l'ordre du développement intellectuel
doive appartenir à ses travaux historiques, car l'observation générale
a naturellement précédé en lui soit l'expression des théories politi-
ques telle que nous la rencontrerons dans le Dialogue, soit la com-
position de ces Ricordi, résultat suprême de ses méditations et der-
nier travail de sa vie. Nous verrons d'ailleurs des preuves matérielles
confirmer ces conjectures. Si V Histoire d'Italie de Guichardin, seule
connue jusqu'à ce jour, et dont les nouveaux éditeurs promettent de
nous donner enfin un texte authentique, ne semble pas prendre dans
la série de ses travaux une place conforme à ce développement, c'est
qu'elle est une œuvre un peu factice et moins personnelle, en dehors
de ce développement intime, et nous montrant l'écrivain, — nous
allions dire le rhéteur, — plutôt que l'homme lui-même. L'homme
avec sa finesse et sa vivacité d'esprit, avec ses aversions et ses sym-
pathies mal dissimulées, avec ses froids calculs, avec toute cette
science pratique qui, le révélant à nos yeux, nous révèle aussis on
temps, c'est dans les OEuvres inédites que nous le découvrirons. Il
faudra interroger quelques-unes de ces pages où Guichardin étudie
lui-même les diverses faces de sa pensée, où il pénètre les mo-
tifs variables de ses impressions, où néanmoins il cherche à distin-
guer un mobile supérieur à toutes ces influences passagères et inté-
ressées. Ce mobile, chez Guichardin, est d'une morale plus haute
qu'il ne semble à première vue, car il tient d'un côté à un amour
sincère de la patrie, de l'autre à l'inquiétude qui saisit l'âme humaine
en présence de la lutte constante que se livrent ses aspirations idéales
et ses imperfections natives.
I.
Guichardin a pris soin d'indiquer lui-même, dans le texte de son
Histoire florentine, la date de cet ouvrage. Il l'a écrit en 1509,
quand il n'avait encore que vingt-sept ans. La grande histoire de
Machiavel n'était sans doute pas encore commencée; Guichardin,
son ami, l'aurait su et l'aurait dit, et cette œuvre en effet n'a été
achevée et présentée au pape Clément YII qu'en 1525. L'Histoire
florentine n'a pas été entreprise par suite de quelque dessein d'i-
mitation; c'est une œuvre toute personnelle et non destinée à la pu-
blicité : Guichardin n'a voulu que fixer ses premières impressions sur
les événemens dont il avait été le témoin, et sur ceux qu'il avait en-
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 965
tendu raconter à son père. Il a fait de la sorte son apprentissage de
futur historien. A vrai dire, il l'est déjà dans ce livre, et plus à dé-
couvert peut-être que dans son Ilisloire d'Ilalie.
\niisloire florentine diffère de V Histoire d'Italie par le choix du
sujet, par la forme et par le fond. Celle-ci, comme son titre l'indique,
est un récit de l'histoire générale de l'Italie, où ne se trouve traitée
qu'en passant l'histoire particulière de Florence; elle ne remonte
d'ailleurs qu'à l'époque de la première invasion des Français en Italie
avec Charles VIII. \J Histoire florentine au contraire, dont le récit
commence au milieu du xv'' siècle, au temps de Côme de Médicis
et de la paix générale établie par les traités de Lodi et de Naples,
se borne à peu près exclusivement aux révolutions intérieures de
ce petit monde de quelques lieues à peine que Florence composait^
avec sa banlieue et ses villes sujettes.
Outre le choix du sujet, la forme extérieure diffère, avons-nous
dit. On sait combien le style de la grande histoire de Guichardin est
régulier et classique; il n'en est pas de même de celui de V Histoire
florentine. La phrase est ici peu travaillée, assez abrupte, semée de
mots latins qui sentent le jeune littérateur à peine sorti des écoles ci-
céroniennes de la renaissance. L'expression y est moins soignée, mais
aussi plus franche, plus naïve et plus abondante. On ne trouve ici
aucune de ces harangues par lesquelles Guichardin se fit plus tard
l'émule de Thucydide et de Tite-Live. Ce n'est pas que l'auteur s'y
abstienne des réflexions que suscite à son esprit le rôle politique
des personnages qu'il voit agir; mais il se préoccupe peu de mettre
habilement ces figures en scène, et ne songe pas ici à donner du re-
lief à ses pensées en les plaçant dans la bouche de quelque ora-
teur. Cela donne à cet ouvrage un caractère de sincérité et de natu-
rel qui met le lecteur en présence d'une réalité vive, soit qu'il veuille
pénétrer l'auteur de cette sorte de mémoires^ soit qu'il se propose
d'étudier l'époque au milieu de laquelle il a vécu.
La seconde moitié de V Histoire florentine concorde pour les dates
avec la première moitié de \ Histoire d'Ft/tlie. Cette concordance nous
permet de comparer dans les deux ouvrages quelques récits communs
revêtus d'expressions fort diverses. Il y a par exemple un épisode
dont l'auteur a été témoin dans ses premières années, et qui a vive-
ment ému son patriotisme : c'est l'invasion de l'Italie par les Fran-
çais. Son étonnement a égalé sa colère, car lui aussi, comme tous
les grands esprits de son temps, il veut les barbares, c'est-à-dire
les étrangers, hors de l'Italie; il veut l'indépendance de sa patrie
garantie par une fédération avec un chef. Pour lui d'ailleurs, l'Italie
était l'asile unique et inviolable de la civilisation; par quelles fautes
avait-elle mérité ce terrible fléau de voir sur les rives de l'Arno et
V)66 REVUE DES DEUX MONDES.
du Tibre les grossiers compagnons de (Uiarles VIII? Pour résoudre
ce problème, — car déjà l'auteur mêlait à ses émotions de patriote
le sang-froid du calculateur politique, — il fallait d'abord s'en rendre
compte par une patiente analyse, en séparer les divers élémens, en
signaler un à un les effets, d'où l'on remonterait ensuite vers les
causes. La courte narration de la grande histoire nous montrait à
peine cette patiente recherche et cette secrète curiosité de l'auteur :
quelques lignes, formant un résumé concis et habile, y cachaient le
dépit du politique sous la calme sévérité de l'historien. Le nouveau
récit nous fait beaucoup mieux juger du procédé de son esprit et
nous révèle même des émotions dont la trace disparaîtra entièrement
plus tard :
« Déjà une partie des troupes du roi Charles VIII avait passé les Alpes.
Lui-même entra bientôt en Italie avec le reste de l'armée, composée d'un
très grand nombre d'hommes d'armes, d'infanterie ei d'artillerie. Je n'en
sais pas au juste le nombre, mais je sais qu'avec eux entrèrent en Italie un
incendie et une peste qui changèrent non-seulement les conditions des
états, mais encore toutes les habitudes du gouvernement et de la guerre.
L'Italie étant jusque-là divisée en cinq états principaux, le pape, Naples,
Venise, Milan et Florence, l'étude de chacun d'eux était de veiller à ce que
Pun ne dépassât point l'autre et ne vînt point à s'accroître d'une manière
dangereuse pour tous, et pour cela on tenait compte du plus petit change-
snent, on faisait grand bruit de l'acquisition de la moindre citadelle. S'il
fallait enfin en venir au combat, les secours étaient si bien balancés, les
troupes si lentes à se former, l'artillerie si molle à agir, que dans le siège
d'un seul château se consumait un été, et que tous les faits d'armes se ter-
minaient avec peu ou point de sang répandu. Mais par cette arrivée des
Français, comme par une subite tempête, toutes choses furent boulever-
sées {rivoltatasi sottosopra ofpii co^a), l'équilibre de l'Italie fut rompu et mis
en lambeaux, et avec lui disparurent tout soin et tout souci des intérêts
communs. Cités, duchés et royaumes furent envahis et livrés au désordre;
chacun ne s'occupa plus que de ses propres affaires, ne s'inquiétant pas
même si cet incendie qui éclatait à droite, si cet écroulement qui retentis-
sait à gauche pouvait enflammer ou ébranler son propre état. Alors naqui-
rent les guerres subites et violentes; alors on vit les royaumes gagnés ou
livrés en moins de temps qu'il n'en fallait jadis pour s'emparer d'une mai-
son de campagne; on vit les assauts rapides, les villes prises non pas en
quelques mois, mais en un jour, en une heure; on vit les coups de main les
plus hardis çt les plus sanglans. Et depuis lors, en réalité, les états furent
conservés ou ruinés, donnés ou enlevés non plus par de lentes négociations
et avec la plume, comme par le passé, mais en campagne et les armes à
la main {alla campagna e colle arme in ntano). »
Qu'on pardonne à la traduction si elle ne peut rendre tantôt l'am-
pleur, tantôt la concision elliptique de ce style. L' Histoire florentine
LN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 967
offre sous ce rapport des difTiciiltés particulières, parce que l'écri-
vain y a déposé souvent, en des traits à peine achevés, ses impres-
sions et ses remarques. Ce qu'on y perd en bonne ordonnance et en
pureté d'expression, on le regagne à coup sûr en franchise et en
variété, et ce n'est pas un médiocre avantage que de voir agir sans
entraves et avec toute sa liberté une intelligence aussi vive et aussi
déliée que celle de Guichardin. Si le récit des mêmes faits dans
Yllisloirc ùrrlicnnc oiïve un tableau sévère, d'une énergique conci-
sion, et que de justes proportions unissent heureusement à ce qui
l'entoure, la première esquisse en était précieuse à connaître, comme
ces dessins qui ont précédé les œuvres des maîtres, et dans les-
quels on aime à saisir, avec quelques-uns des secrets de leur talent,
la spontanéité des intentions et la richesse des aperçus que le tra-
vail émondera et coordonnera plus tard. Poursuivons la comparaison
des deux ouvrages. iSe nous arrêtons plus à la surface, c'est-à-dire
à la différence de l'exposition et du style. La manière de juger dif-
fère aussi quelquefois : entre les deux histoires, il y a toute la dis-
tance du jeune homme à l'homme fait, du jeune homme imparfai-
tement brisé à la dure école de la vie pratique et des affaires, et
accessible encore aux impressions morales, à l'homme endurci par
une froide expérience, devenu insensible aux manifestations de la
nature humaine , et curieux seulement des combinaisons et des ré-
sultats politi jues. L'unité de caractère se montre à la vérité, et l'au-
teur paraît bien, dans l'une et l'autre occasion, panégyriste du succès
et admirateur à peu près exclusif de l'habileté; mais enfin \ llisloire
florentine nous le montre un peu déconcerté, par exemple, de l'hé-
roïque vertu de Savonarole, et ce n'est pas certainement au même
âge ni avec le même esprit qu'il a écrit les deux jugemens qu'on va
lire sur le moine réformateur. Voici d'abord le morceau inédit, Gui-
chardin n'a pas trente ans :
« Les commissaires du pape étant arrivés et ayant de nouveau examiné
l'affaire, frère Jéi'ôme et les deux autres furent condamnés au feu. Le vingt-
troisième jour de mai, ils furent amenés sur la place des Seigneurs, dépouil-
lés des habits de leur ordre, puis pendus et brûlés au milieu d'un concours
de peuple plus grand encore que celui qui se rendait à leurs prédications.
Et ce fut jugé une chose admirable que pas un d'eux, même le frère Jérôme,
n'ait dit publiquement un seul mot ni pour s'accuser ni pour se^défeudre.
« Ainsi mourut d'une mort ignominieuse frère Jérôme Savonarole, duquel
il ne sera point hors de propos de parler plus longuement ici, puisque ni dans
notre temps, ni dans celui de nos pères et de nos aïeux, on ne vit jamais un
religieux réunissant tant de vertus et obtenant tant d'autorité et de crédit.
Ses adversaires mêmes convenaient qu'il était très docte en beaucoup de
sciences, particulièrement dans la philosophie qu'il possédait et appelait à son
aide en toiUes ses propositions comme s'il l'avait faite, mais par-dessus tout
968 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la connaissance des saintes Écritures, où l'on peut croire qu'il n'y avait
pas eu depuis bien des siècles un homme pareil à lui. Il montra un s^rand
jugement non-seulement dans les belles-lettres, mais encore dans les afTaires
de la vie pratique, comme le prouvent, suivant moi, ses prédications. Son
éloquence dépassa par ces mérites celle de tous ses contemporains; en
outre elle n'était point artificielle et forcée, mais simple et naturelle; l'au-
torité et le crédit de cette parole étaient admirables, puisqu'on le vit prê-
cher continûment avec succès pendant tant d'années, non-seulement les ca-
rêmes, mais la plupart des jours de fête, dans une ville pleine d'esprits très
difficiles et dédaigneux {sotiilissimi e fasUdiosi), et où jusqu'à lui les pré-
dicateurs les plus excellons, au bout d'un carême ou deux, ne faisaient plus
qu'ennuyer. Son triomphe fat manifeste; tous le reconnurent, ses adver-
saires aussi bien que ses partisans et ses disciples.
« Mais la grande question est de juger sa vie. Il faut remarquer à ce pro-
pos que s'il y eut quelque vice en lui, il n'y eut donc qu'une feinte conseillée
par l'orgueil et par l'ambition ; car, en observant attentivement sa vie et
ses mœurs, on n'y trouve pas le plus petit vestige d'avarice, de luxure ni
de quelque autre faiblesse ou passion, mais au contraire l'exemple d'une
vie très religieuse, pleine de charité, de prière et d'observance, non l'écorce,
mais la moelle même de la piété; on ne put, dans son procès, noter le
moindre défaut de ce côté, malgré les efforts de ses adversaires. Il accom-
plit, en poursuivant la réforme des mœurs, des œuvres saintes et admi-
rables : il n'y eut jamais dans Florence tant de religion et de vertu que de
son temps, et cela décrut de telle sorte après sa mort qu'on vit clairement
que ce qui s'était fait de bien de son temps n'avait été créé et soutenu que
par lui. On ne jouait plus en public, dans les maisons rien qu'avec retenue.
Les tavernes, refuge ordinaire de la jeunesse corrompue et de tous les vices,
s'étaient fermées; les femmes avaient quitté en grande partie les vètemens
déshonnêtes et lascifs; les enfans, élevés pour la plupart dans l'habitude
du vice, avaient été amenés à une vie modeste et sainte; sous la conduite
du frère Dominique, ils avaient été partagés en compagnies, fréquentaient
les églises, portaient les cheveux courts, poursuivaient de pierres et d'in-
jures les hommes joueurs et débauchés et les femmes vêtues avec inconve-
nance. Ils allaient, pendant le carnaval, saisissant les dés, les cartes, le fard,
les livres et tableaux impurs, qu'ils brûlaient publiquement sur la place des
Seigneurs, et ces jours qui d'ordinaire voyaient mille iniquités, ils les com-
mençaient par une procession avec beaucoup de sainteté et de dévotion; les
hommes faits se convertissaient à la religion, venaient à la messe, aux vêpres,
au sermon, se confessaient et communiaient souvent; durant le carnaval
surtout, un très grand nombre de personnes se présentaient à la confession ;
il se faisait beaucoup d'aumônes et de charités. Frère Jérôme encourageait
tout le jour ceux qui, laissant les vanités et les pompes, se réduisaient à
une simplicité de vie religieuse et chrétienne; même il établit, pour répri-
mer le luxe des femmes et des enfans, ces lois qui lui suscitèrent tant d'at-
taques... Ses prédications attirèrent dans les rangs de son ordre beaucoup
d'hommes de tout âge et de toute qualité, des jeunes gens des premières fa-
milles de la ville et des hommes d'une grande réputation : Pandolfo Rucellai,
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 969
qui était de l'assemblée des dix et qui avait été désigné pour haranguer le
roi de France; messire Giorgio-Antonio Vespucci et messire Malatesta, cha-
noines savans et vertueux; maître Pietro Paolo da Urbino, médecin re-
nommé et de bonnes mœurs; Zanobi Acciajuoli, très versé dans les lettres
grecques et latines, et beaucoup d'autres, si bien qu'eu toute Tltalie il n'y
avait pas un seul couvent semblable au sien. Lui-même y dirigeait les jeunes
gens dans leurs études latines, grecques, hébraïques, de manière à en faire
plus tard les ornemens de la religion.
« S'il fit œuvre si utile pour les choses spirituelles, il ne fit pas une
œuvre moins grande pour le gouvernement de la ville et pour le bien public.
Après la chute de Pierre de Médicis, le pays restait de toutes pails divisé;
les partisans de l'ancien état se voyaient en grande haine et en grand péril,
de telle sorte que, malgré la protection que leur accordaient Francesco Va-
lori et Piero Gapponi, il eût été impossible de les sauver, cela au grand
dommage de la cité, car il y avait parmi eux des hommes estimables, sages
et riches, de grande famille et d'illustre parenté. Les violences eussent en-
gendré la désunion des gouvernans, les révolutions, les exils, et peut-être,
comme dernière extrémité, une restauration de Pierre de Médicis avec une
extermination et une ruine complète de la cité. Frère Jérôme lui seul em-
pêcha ces violences et ces désordres : par l'institution du grand-conseil, il
mit un frein aux ambitions; par l'appel à la seigneurie (1), il opposa une
digue aux excès populaires; il fit enfin la paix universelle, qui, en coupant
court à toute recherche du passé, détourna les vengeances dont les parti-
sans des Médicis étaient menacés.
« Ces mesures firent sans aucun doute le salut de la cité, et, comme il le
disait avec vraisemblance, le profit des nouveaux gouvernans aussi bien
que des vaincus. Véritablement les œuvres de cet homme furent excel-
lentes, et de plus quelques-unes de ses prédictions s'étant réalisées, bien
des gens n'ont point cessé de croire qu'il avait été vraiment envoyé de Dieu
et prophète nonobstant son excommunication, son procès et sa mort. Je ne
sais qu'en croire, et n'ai pas sur ce point d'opinion arrêtée en aucune fa-
çon, m'en rapportant, si je vis, au temps qui éclaircira tout; mais je con-
clus volontiers à ceci, que, s'il fut sincère, nous avons vu de nos jours
un grand prophète, et, si ce fut un fourbe, un très grand homme. En effet,
indépendamment des lumières de son esprit, s'il fut capable de dissimuler
si publiquement pendant tant d'années sans être une seule fois pris en
faute, on doit confesser qu'il eut une intelligence, une adresse et une ha-
bileté d'une profondeur extraordinaire. »
Tel est le récit de Y Histoire florentine. Ouvrons maintenant X His-
toire d Italie. Guichardin n'y est plus qu'un froid témoin. Prenant
acte du mauvais succès des tentatives de Savonarole, il recherche et
(1) Par une loi due à l'initiative de Savonarole, tout condamné politique avait acquis
le droit den appeler à la seigneurie, qui ne pouvait elle-môme rendre son arrôt définitif
qu'après un délai de quarante jours écoulés depuis le premier jugement, ("était donner
aux passions populaires le temps de se calmer et sauver finalement la plupart des
accusés.
P70 REVUE DES DEUX MONDES.
énumère les fautes qui doivent expliquer son échec. Il lui reproche
sérieusement d'avoir indisposé le pape dans un moment où il fallait
le ménager pour reprendre Pise par son aide. Négligeant enfin l'his-
toire intérieure de Florence, passant entièrement cette ibis sous^
silence l'influence exercée par Savonarole sur le gouvernement de la
cité et sa réforme passagère des mœurs, prenant une vue plus large,
Guichardin s'étend sur le rôle que Savonarole aurait voulu jouer
comme réformateur de l'église au moyen d'un concile général. Il
termine enfin son récit de la mort de l'illustre dominicain par ces
lignes équivoques et glacées : « 11 mourut avec constance, mais sans
rien dire qui piit faire juger s'il était innocent ou coupable, et sa
mort ne fixa point les jugemens passionnés des hommes. Beaucoup
demeurèrent persuadés que c'était un imposteur; d'autres restèrent
convaincus que l'interrogatoire rendu public était une pièce fabri-
quée, ou que la force des tourmens plutôt que celle de la vérité
avait vaincu sa complexion, qui était faible et délicate; même ils
excusaient cette faiblesse par celle du prince des apôtres, qui, sans
être emprisonné, ni torturé, ni violenté d'aucune manière, mais sur
de simples paroles de serviteurs et ds servantes, renia le maître
dont il avait entendu les divins préceptes et vu de ses yeux tant de
miracles. »
Peut-être faut-il du moins savoir gré à Guichardin de ces der-
nières lignes. Peut-être y a-t-il de sa part quelque l'este de sym-
pathie à se faire également l'écho de ceux qui ont condamné et de
ceux qui ont excusé Savonarole, et à rapporter même l'excuse dont
ses persévérans admirateurs couvraient ses derniers aveux. Peut-
être est-ce le souvenir de ce qu'il a vu et entendu pendant son en-
fance qui suspend encore son jugement en présence de cette ques-
tion : Savonarole fut-il fourbe ou sincère? Mais, chose remarquable,
la pensée de l'insuccès final semble maintenant non seulement l'em-
pêcher de reconnaître la grandeur du prophète, mais encoi-e lui faire
révoquer en doute cette habileté de l'homme pour laquelle tout à
l'heure il réservait dans tous les cas son admiration. Tout à l'heure
il pouvait, en suspendant sa réponse, ne pas dissimuler quelques
évidentes et sincères émotions; maintenant l'avenir avait parlé :
l'œuvre de Savonarole avait péri, son échec était incontestable;
adieu donc au sympathique et inutile souvenir d'une entreprise
éphémère! Ce n'était pas en effet de bonnes intentions, d'honnêtes
et vains efforts que l'Italie du xvi" siècle avait besoin, mais de so-
lides réalités, d'tînergiques et durables réformes, de force et de
succès. Dans le premier de ces deux ouvrages, on entendait parler
la conscience de Guichardin aux prises avec le froid calcul ; dans le
second, nous avons l'historien ou plutôt le politique, préoccupé non
U.\ l'OLITIOVE ]TAI.IEi\ DE LA RENAISSANCE. 971
du mérite, mais du r,ésultat des œuvres. Sans V Histoire florentine,
nous ne connaissions que ce dernier; par elle, nous apercevons Gui-
chardin sous un autre aspect, nous savons ce que lui coûte son scep-
ticisme, et jusqu'à quel i)oint il a subi le joug de son temps.
Nous n'avons signalé encore que des diflerences entre les deux
ouvrages de Guichardin: mais il règne aussi entre eux une ressem-
blance générale qui fait i)ien reconnaître dans l'un et dans l'auti-e
la même plume et la même intelligence, et qui confirme la conjec-
ture suivant laquelle Y Histoire florentine aurait servi de préparation
à Y Histoire d'Italie. Au fond déjà l'identité de caractère et d'esprit,
sauf les transformations qui résultent presque toujours de l'expé-
rience et du passage de la jeunesse à l'âge mûr, nous est apparue
à travers les différences mêmes. Nous avons vu dès le premier mor-
ceau sur Savonarole, à côté d'un témoin étonné et même involon-
tairement ému des grandes choses, un juge surtout épris de l'habi-
leté. Quant à la forme, V Histoire florentine n'offre pas de harangues,
il est vrai, mais on y rencontre çà et là des réflexions et des considé-
rations conformes à la situation des principaux personnages, et réu-
nies pour ainsi dire à l'état de sommaires qu'un développement en
discours directs mettait aisément en saillie. S'il est vrai enfin que,
moins travaillée, cette histoire ne contienne pas en général de mor-
ceaux particulièrement destinés à faire montre de style et d'imita-
tion de l'anti {ue, on y reconnaît pourtant l'élève à peine échappé
des écoles de la renaissance, et qui, même dans une esquisse, dans
une étude rapide destinée à ne pas sortir de l'atelier, ne saurait s'ab-
stenir de distribuer son dessin et de grouper ses masses suivant les
préceptes de l'école et l'exemple des maîtres. Le morceau qui suit
montre bien ces habitudes classiques d'esprit et de style, fort en
honneur dans l'Italie du xvi^ siècle, et auxquelles Guichardin res-^
tera fidèle dans son grand ouvrage. 11 contient d'ailleurs un curieux
portrait de Laurent de Médicis. Après le jugement de Guichardin sur
Savonarole, héros de la liberté florentine, nous aurons son appré-
ciation sur le plus illustre de ceux qui avaient supprimé cette même
liberté; il l'avait fait au prix de compensations que Guichardin n'é-
tait pas homme à dédaigner.
«La citc' était dans une paix profonde; son gouvernement était uni et
fort, et si puissant que nul n'osait hasarder le moindre signe d'opposition.
Chaque jour, le peuple, satisfait par l'abondance des choses nécessaires à la
vie et par la prospérité du commerce, se délectait dans les fêtes, les spec-
tacles et les nouveautés de tout genre. Les hommes de science et de mérite
applaudissaient en voyant les honneurs et les récompenses se répandre sur
les œuvres de l'intelligence, des lettres et des arts. Jouissant de ce complet
et heureux repos à l'intérieur, la cité atteignait au dehors le plus haut degr^
972 REVUE DES DEUX MONDES.
de réputation et de gloire pour la grande autorité de son gouvernement et
de son chef, pour raccroisseraent récent de son domaine, pour avoir pro-
curé enfin en grande partie d'abord le salut de Ferrare, et ensuite celui du
roi de Naples. Alliée de Naples et de Milan, disposant en entier du pape Inno-
cent, la république tenait pour ainsi dire la balance de toute l'Italie, quand
un accident renversa tout cet édifice de prospérité, et amena le trouble et
le désordre non-seulement dans Florence, mais dans l'Italie entière.
« Dès Tannée 1Z(91, Laurent avait souffert d'une assez longue maladie, que
les médecins avaient jugée de peu d'importance. Cependant, soit qu'il eût été
soigné trop tard, soit que le mal eût fait des progrès cachés, au mois d'avril
1Z|92 il mourut. L'importance de cet événement fut signalée par de nom-
breux présages : une comète avait paru peu de temps auparavant; on avait
entendu hurler des loups; dans l'église de Santa-Maria-Novella, une femme
prise de fureur s'était écriée qu'un bœuf avec des cornes de feu incendiait
toute la ville; les lions (1) s'étaient battus, et un des plus beaux avait été
tué par les autres; enfin, un jour ou deux avant la mort de Laurent, la
foudre était tombée de nuit sur la lanterne de la coupole de Santa-Maria-
Liperata, et en avait détaché quelques grosses pierres qui avaient roulé
du côté de la maison des Médicis. On regarda aussi comme extraordinaire
ce qui arriva à Piero Lione de Spolète, le plus célèbre médecin de 4oute
l'Italie, et qui soigna Laurent de Médicis. Laurent mort, il se jeta de déses-
poir au fond d'un puits et s'y noya; — il est vrai que quelques gens ont dit
qu'on l'y avait jeté.
M II y eut en Laurent beaucoup et d'éclatantes vertus. Il y eut aussi plu-
sieurs vices, en partie naturels, en partie devenus nécessaires. Il s'empara
d'une si grande autorité qu'on ne peut dire que de son temps la cité fût
libre. Elle jouit du moins de toute la gloire et de toute la félicité que peut
posséder un état libre de nom, asservi de fait par un seul de ses citoyens.
Les choses qu'il a faites, bien qu'à blâmer sur quelques points, furent néan-
moins pleines de grandeur. Il y manque, non par sa faute, mais par suite
de l'humeur de son temps, ce fracas des armes, cette science et ce régime
de la guerre qui donnaient la renommée chez les anciens. On ne racontera
point de lui la défense d'une ville, la prise d'une forteresse, un stratagème
habile, une victoire sur l'ennemi; mais, si l'histoire de sa vie ne resplendit
pas des éclairs de cette sorte de gloire, on y trouvera du moins tous les
signes des vertus qui peuvent briller dans la vie civile. Parmi ses adver-
saires mêmes, nul ne refuse une grande et singulière intelligence à celui
qui a gouverné pendant vingt-trois ans, avec une perpétuelle augmenta-
tion de puissance et de gloire, une ville comme Florence, remplie d'esprits
subtils et inquiets, où le parler est si libre, où les charges de l'état, peu
nombreuses, ne peuvent appartenir qu'à une petite partie des citoyens, au
risque de mécontenter la majorité; à celui qu'honorèrent de leur amitié
particulière tant de princes en Italie et hors d'Italie : le pape Innocent, le
roi Ferdinand, le duc Galéas, le roi Louis de France, jusqu'au Grand-Turc
et au Soudan, dont il reçut en présent dans les dernières années de sa vie
(1) De la ménagerie.
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 973
une girafe, un lion et des béliers,..; à celui dont les discours publics et pri-
vés étaient d'une pénétration et d'une habileté qui, en diverses occasions,
notamment à la diète de Crémone, lui valurent de grands avantages; à
celui enfin dont les lettres respirent le plus vif esprit, que rehaussaient
une grande éloquence et la parfaite élégance de l'expression (1)... Il aima
la prééminence et la gloire plus qu'homme au monde, et on peut lui re-
procher d'avoir porté cet appétit jusque dans les choses minimes, ne vou-
lant être surpassé ou imité par personne, ni dans les vers, ni dans les
jeux, ni dans les exercices du corps, sachant mauvais gré à qui le tentait,
et voulant de même égaler et surpasser dans les grandes choses les autres
princes de Tltalie, ce qui déplaisait fort au duc Louis Sforza. Néanmoins,
à tout prendre, m universam, cette passion de gloire fut digne d'éloges,
et son nom n'eût point été célébré en tous lieux, même hors de l'Italie,
s'il n'eût voulu que de son temps les arts et toutes les choses de l'intelligence
fussent cultivés plus excellemment à Florence qu'en aucune autre ville du
monde.
« Quant aux lettres, il établit à Pise une école pour la philosophie et pour
les arts libéraux, et, comme il lui était démontré par beaucoup de raisons
qu'elle ne pourrait rivaliser pour le nombre d'étudians avec les écoles de
Pavie et de Padoue, il dit qu'il lui suffisait que la réunion des professeurs y
fût la première par le mérite. On y vit professer en effet, généreusement
payés, les hommes les plus éminens et les plus fameux de toute l'Italie,
Laurent n'épargnant pour les avoir ni argent ni peine. C'est ainsi que l'étude
des humanités se développa sous messire Anse Politien, l'étude du grec sous
messire Démétrius, puis sous Lascaris, la philosophie et les sciences sous
Marsile Ficin, maître George Benigno, le comte de La Mirandole et d'autres
hommes excellens. Il accorda une même faveur à la poésie en langue vul-
gaire, à la musique, à l'architecture, à la peinture, à la sculpture, si bien
que la cité était remplie de toutes ces délicatesses (geiitilezze), lesquelles
surgissaient {eniergevano) d'autant plus innombrables que Laurent, d'un
esprit universel, en donnait son jugement et savait discerner les habiles,
qui, pour lui plaire, travaillaient alors à l'envi l'un de l'autre. Ajoutez sa
libéralité infinie, fournissant à tous les hommes de mérite les instrumens
et les moyens du travail, comme par exemple lorsque, pour composer une
bibliothèque grecque, il envoya Lascaris, savant homme qui enseignait le
grec à Florence, chercher jusqu'en Grèce même des livres anciens et pré-
cieux.
« Cette même libéralité maintenait sa réputation au dehors et ses bonnes
relations avec les princes italiens et étrangers, car il n'y avait sorte de ma-
gnificence qu'avec ses grandes richesses il ne se permît pour obliger les
hommes illustres de son temps. Aussi, ses dépenses augmentant sans cesse
à Lyon, à Milan, à Bruges et en d'autres villes où étaient ses comptoirs de
commerce, et ses gains diminuant par la mauvaise direction d'agens comme
Lionetto de' Rossi, Tommaso Portinari, etc., lui-même ne s'entendant pas
(1) M. Canestrini promet la publication de ces Lettres de Laurent le Magnifique rela-
tives à son gotivernement , encore inédites.
974 REVUE DES DEUX MONDES.
au négoce et ne s'en souciant que fort peu, ses affaires tombèrent en un tel
désordre qu'il fut tout près de faillir, et dut recourir à la bourse de ses
amis et même aux finances publiques...
« Ses dernières amours, qui durèrent plusieurs années, furent avec Bar-
tolomea de' Nasi, femme de Donato Benci, laquelle n'était point belle, mais
aimable et gracieuse. Il en était tellement épris que, pendant un été qu'elle
passait à sa villa, il partait en poste à cinq ou six heures du soir pour aller
la trouver, la quittant d'assez bonne heure chaque matin pour être de re-
tour à Florence avant le jour. Luigi dalla Stufa et il Butta de' Medici, qui
l'accompagnaient, ayant déplu à la dame, elle les mit si bien en disgrâce
auprès de Laurent qu'il envoya Luigi en ambassade près du Soudan et il
Butta près du Grand-Turc : chose folle en vérité qu'un homme si haut
placé, de tant de réputation et de tant de sagesse, à l'âge de quarante ans,
fût dominé par une femme ni Jeune ni belle au point de faire des choses
déshonorantes même pour un jeune homme !
« Il passait aux yeux de quelques-uns pour cruel et vindicatif à cause de
la dureté dont il usa dans l'afl'aire des Pazzi, lorsqu'après tant de supplices
il emprisonna des en fans innocens et défendit aux filles de se marier; mais
l'attaque avait été si violente qu'il n'était pas étonnant que le ressentiment
en eût été extraordinaire : il s'adoucit d'ailleurs avec le temps. Le plus fâcheux
de son caractère, c'est qu'il fut défiant et soupçonneux , non pas tant par
nature que parce qu'il régnait sur une cité qui avait connu l'indépendance et
où les a'-faires devaient se traiter encore par les mains des magistrats d'une
manière conforme à la coutume, avec l'apparence et selon les formes de la
liberté. C'est pourquoi dès le commencement de son autorité il s'appliqua
à abaisser tous les citoyens qui, par leur noblesse, leur fortune ou leur ré-
putation, étaient en estime auprès du public... Ceux qui n'étaient point
écartés absolument des affaires se trouvaient mêlés dans le conseil des
cent, dans les élections et dans l'administration des impôts à une quantité
d'hommes de rien, avec lesquels Laurent s'entendait, et qui étaient les maî-
tres du jeu.
« Par suite du même caractère soupçonneux, il empêchait les familles
puissantes de s'unir par des mariages, et s'ingéniait à leur trouver des al-
liances qui ne pussent lui donner ombrage, obligeant des jeunes gens de
qualité à prendre des femmes qu'ils n'auraient nullement choisies. Les choses
en étaient venues à ce point qu'il ne se faisait plus un mariage, même d'impor-
tance plus que médiocre, sans son ordre ou son consentement. C'est encore
ainsi qu'il voulut, les ambassadeurs n'étant pas choisis par lui-même, qu'ils
eussent auprès d'eux iin chancelier payé par le trésor public, qui fût chargé
de correspondre directement et secrètement avec lui. Je ne veux pas mettre
sur le compte de cette défiance habituelle cet entourage d'hommes armés
qui ne le quittaient pas et qu'il attachait à lui par toute sorte de faveurs,
jusqu'à leur donner les revenus dhôpitaux et de fondations pieuses. La
conjuration des Pazzi avait motivé cette façon d'agir; on peut dire toutefois
qu'elle è:ait d'un tyran et d'une ville asservie plutôt que d'une cité libre et
d'un citoyen. En résumé, si Florence ne connut point sous lui la liberté,
elle ne pouvait avoir un meilleur tvran... »
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 975
Suit un parallèle entre Laurent et Côme, un parallèle conforme
aux règles classiques et qui termine bien ce morceau, dans lequel
apparaissent clairement l'élève de la renaissance et le politique du
xvi'-' siècle. Spectateur attentif et curieux, mais en général insen-
sible, Guichardin semble adresser, il est vrai, quelques reproches à
Laurent de Médicis pour la légèreté de sa conduite privée en un si
haut rang, pour cet entourage d'hommes armés convenant mal dans
une démocratie, enfin pour l'élévation de gens de rien égalés aux
mieux nés de la république; mais on sent qu'il accueillera vite cer-
taines explications à titre d'excuses, et il lui paraît qu'en somme, si
Laurent de Médicis exerça la tyrannie, il fut le meilleur des tyrans.
Il est clair que, dans cette première période de sa vie et de ses tra-
vaux, Guichardin veut n'être qu'observateur et se défendre même
contre ses propres émotions. A peine l' avons-nous vu se trahir un
instant en présence de l'héroïsme de Savonarole; à peine le voyons-
nous ici désapprouver quelques allures qui dénotent la tyrannie. Il
contemple avec intérêt les passions humaines s' appliquant à la poli-
tique, il étudie ce jeu complexe et en attend les elîéts. Toutes les
combinaisons diverses qu'offre à ses yeux le gouvernement chan-
geant de Florence lui sont autant d'objets de calcul et de froide ré-
flexion. Quelle riche matière du reste que cette scène étroite, mais
animée, qu'il observe et décrit! Florence, comme jadis Sparte et
Athènes, nous a fait mesurer la gloire humaine, non pas à l'étendue
de la puissance matérielle, mais à la vitalité, à l'énergie, à la puis-
sance de l'esprit. Avec quelques lieues carrées de domination non
incontestée, elle est devenue un des plus mémorables états dans
l'histoire du monde. Ses agitations intérieures ont montré l'ardeur
incomparable et la fécondité du génie italien au temps de la renais-
sance. V Histoire florentine de Guichardin et ses Discours sur les
rJuingemens du gouvernement de Florence, compris dans le second
volume des OEuores inédites, reproduisent le tableau de certte vi-
vante diversité.
Mais Guichardin se bornait-W enfin à observer, quelque attachant
qu'il fût, un tel spectacle? Au milieu de ces conceptions politiques,
qui dans Florence entretenaient l'activité du citoyen et y servaient
de base, en dépit des disgrâces de la liberté, à tout un magnifique
développement intellectuel et moral, n'allait-il manifester aucune
préférence ni prendre aucun parti? Des problèmes inévitables nais-
saient de la vue même de tant d'agitations. Guichardin devait-il s'y
soustraire pour rester le jouet d'une perpétuelle incertitude? Une
incontestable hauteur d'intelligence, à défaut d'une grande éléva-
tion de cœur, devait le préserver, en partie seulement, de cette fai-
blesse et nous le montrer inclinant vers la vérité, mais sans qu'on
976 REVUE DES DEUX MONDES.
puisse lui en savoir beaucoup de gré, et grâce uniquement à l'at-
trait presque irrésistible de la vérité pour un esprit clairvoyant et
délié.
H.
La république florentine du xvi^ siècle n'offrait pas seulement le
vain tumulte d'un forum étroit envahi par de mesquines ambitions;
cela n'eût point suffi à la solidité du génie toscan, qui parut bien
plutôt épris de la science politique et préoccupé du grand problème
de savoir comment gouverner les hommes. On peut dire que presque
toutes les formes de gouvernement imaginables ont été mises en
pratique par les Florentins de la renaissance, et qu'ils ont fait toutes
les épreuves, celle de la monarchie despotique, celle de la division
des pouvoirs et de la représentation restreinte ou étendue, celle de
la république, celle même de l'extrême démagogie. Guichardin n'é-
tait point parmi eux l'esprit le moins curieux de cette mâle étude
des institutions et des lois; il se plaisait à rechercher les principes
sur lesquels reposent les sociétés, et nous trouvons précisément
dans ses œuvres inédites de pareilles méditations, les plus dignes à
son gré d'un homme vraiment libre.
Le Dialogue sur le gouvernement de Florence a été écrit après
Y Histoire florentine. Nous le savons d'abord par Guichardin lui-
même : il l'a composé, dit-il expressément aux premières pages,
sous le pontificat de Clément VII (1523-153/i), et au moment où ce
pontife lui montrait une entière confiance, c'est-à-dire sans aucun
doute lorsque, comme lieutenant-général du saint-siége, il comman-
dait les troupes du pape, ligué avec la France. Quand nous n'au-
rions pas ce témoignage non équivoque de l'auteur, la lecture du
Dialogue suffirait à nous démontrer que Guichardin l'a rédigé dans
son âge mûr (il avait en 1530 quarante-huit ans). Ce n'est plus ici,
•comme tout à l'heure, la simple narration des faits auxquels il a
assisté ou qu'il a entendu raconter par des témoins oculaires. S'éle-
vant à un point de vue plus général, il demande à l'expérience un
moyen de juger les théories politiques dont il a considéré les effets
et une lumière pour la conduite de son esprit. Montant même plus
haut encore et dans une région plus abstraite, il veut sonder les
principes avec le secours d'une discussion paisible, sans doute mar-
quée de bel esprit, mais inquiète et sincère :
« C'est, dit-il dans son proemio , une chose si belle, si honorable et si
magnifique de considérer le gouvernement de la chose publique, d'où dé-
pendent le bien-être, la sécurité et la vie même des hommes, et toutes les
grandes actions qui s'accomplissent dans ce monde inférieur, qu'on ne peut
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 977
refuser sa louange à celui qui applique son esprit à la contemplation d'un
si grand et si digne objet, encore qu'il n'en puisse pas toujours tirer des
enseignemens appropriés à la pratique de son temps, et qu'il n'ait aucune
espérance de voir jamais ses pensées et ses desseins réalisés. Quand Platon
méditait et écrivait sur la réj^ublique, assurément ce n'était pas dans l'at-
tente que son gouvernement idéal pût être adopté et suivi par les Athé-
niens, devenus dès lors si indisciplinés et si insolens, que, désespérant,
comme il l'écrit dans une de ses lettres, de les voir jamais se bien gouver-
ner, il ne voulut jamais se mêler de leurs affaires.
« Il ne sera donc en aucune manière répréhensible de penser et d'écrire
sur le gouvernement de notre cité, d'autant moins que si, par l'autorité des
Médicis à Florence et du souverain pontife à Rome, la liberté y semble per-
due, cependant, par un de ces accidens ordinaires aux choses humaines et qui
peuvent renaître à toute heure, comme en un instant Florence a passé du gou-
vernement populaire au gouvernement d'un seul, elle pourrait avec la même
facilité retourner du gouvernement d'un seul à sa première liberté. S'il en
devait arriver ainsi, il se pourrait que ces pensées et ce discours ne fussent
pas tout à fait inutiles. L'exemple encore récent du temps où Pierre Sode-
rini fut gonfalonier, et pendant lequel cette cité semblait avoir accepté la
forme d'un bon et louable gouvernement, permet de croire que ce peuple
n'est pas encore corrompu à ce point qu'il faille le regarder comme inca-
pable de la liberté. »
Ce n'est pas en son propre nom que Guichardin veut instituer la
discussion et adresser à ses concitoyens ses méditations et ses con-
seils; il ne s'attribue pas tout le crédit qu'il faudrait pour cette
grande tâche, mais il se souvient des entretiens graves et animés
au milieu desquels s'est formée son enfance. Dans ces temps si
troublés, son père et ses oncles ont pris part aux affaires, et ils ont
eu pour amis ou pour adversaires les hommes les plus distingués de
la république. Par la pensée, il ressuscite ces témoins respectés; il
leur rend la parole suivant leurs caractères, il écoute leurs ré-
flexions et les transcrit sous leur dictée. Le moment qu'il choisit
pour y placer ce dialogue est l'année ih9li, quelques mois après
l'invasion de Charles VIII et l'expulsion de Pierre de Médicis, et
quand l'inlluence de Savonarole commence à fonder le gouverne-
ment populaire. Les quatre interlocuteurs sont des personnages his-
toriques. — Piero Capponi est assez connu : éloquent, spirituel,
ambitieux, son crédit dans Florence l'avait fait déjà redouter de
Laurent ; il contribua pour beaucoup à la révolution qui renversa
Pierre et chassa les Médicis. Lorsque les Français furent enti'és dans
la ville, c'est lui, avec Francesco Valori et quelques autres, qui alla
présenter à Charles VIII les conditions que prétendait imposer Flo-
rence. Le jeune roi, à qui elles ne plaisaient point, avait fait rédiger
un autre projet de traité, mais qui contenait, dit Guichardin lui^
TOME XXXIT. 6S
978 REVUE DES DEUX MONDES.
même (1), des choses déshonorantes. « Capponi prit le papier des
mains du roi, le déchira avec colère, disant que, puisqu'on ne vou-
lait pas s'accorder, les choses se termineraient d'autre manière :
que le roi fît sonner ses trompettes, la république ferait sonner ses
cloches {('lie lui sonercbbe le Ironibe^ e noi le campagne). » A son re-
tour, Capponi fut plus puissant que jamais. S'étant montré ensuite
ennemi de Savonarole, il devint suspect à la multitude, et fut tué
d'un coup d'arquebuse dans une des petites batailles qui se livraient
aux environs de Florence.
Pagol- Antonio ou Paul- Antoine Soderini (qu'il ne faut pas confondre
avec Pierre Soderini , gonfalonier après la mort de Savonarole),
quoiqu' allié par le sang aux Médicis, avait blâmé les excès de Pierre
et tenté d'arrêter sa tyrannie. Lorsque Pierre, se voyant menacé,
avait cru devoir consentir à des concessions, Soderini avait été
nommé ambassadeur à Venise; il revenait, jeune encore, de ce poste
élevé au moment où se place le dialogue. — Le troisième interlocu-
teur, Pierre Guichardin, est l'ami des deux précédens : il a rempli
des fonctions élevées sous les Médicis ; mais son caractère est à peine
indiqué dans le dialogue, où il se borne le plus souvent à donner la
réplique. — En face de ces trois interlocuteurs jeunes, ardens, eni-
vrés de la récente révolution qui est en partie leur œuvre et qu'ils
vantent sans cesse, l'auteur a placé un vieillard, Bernardo del Nero,
qui ne partage pas leur triomphe ni leurs espérances. Bernardo re-
grette les Médicis, sous lesquels il a occupé dans l'état des charges
importantes. Il les regrette d'abord pour l'affection qu'il portait à
cette famille, et ensuite parce qu'il sait bien que les changemens
sont le plus souvent nuisibles. Soderini et Capponi ont beau lui dire
que cette révolution-ci est la dernière, et qu'en inaugurant enfin le
gouvernement modéré des ottimi, comme à Venise, à une égale dis-
tance de la tyrannie et du gouvernement purement populaire, elle
clôt la période d'instabilité politique dont il a été le témoin : il ré-
pond en invoquant la froide e^t triste expérience ; il leur montre qu'ils
sont déjà dépassés en dépit de leur bon vouloir et de leur patrio-
tisme, et que l'influence de Savonarole a constitué l'autorité popu-
laire. Pour lui, tenant pour chimérique leur modération impuissante
et ne voulant rien entendre à leurs tempéramens, il préfère, une
fois la domination des Médicis détruite, le gouvernement de tous
à ce qu'il traite de fiction; mais tout cela est dit avec une douce
franchise, pleine d'aménité, et reçu avec beaucoup de marques de
respect. Bernardo reconnaît lui-même que<les jeunes gens sont à
présent plus instruits qu'on ne l'était de son temps. Grâce aux tra-
ti) tlistoire florentine, page 118.
UN POLITIOrE ITALIEA ])t LA llE•^AISSA^GE. 979
vaux de Tosciinelli et d'autres, les sciences ont fait de grands pro-
grès : Marsile Ficin et maints philosophes ont tenu des écoles de
politique: Bernardo ne dédaigne pas chez des adversaires tous ces
avantages; il n'a reçu, lui, que les enseignemens des aOaires et de
l'expérience, il parle suivant les seules inspirations du bon sens
{posposfff ogni milorità de' /îloso//., parldiulo nalurnlmente) : aussi
écoute-t-il les objections attentivement et fait-il volontiers la part
de sa propre faiblesse. Habile contraste entre ces jeunes gens ai-
mables, tout épris de l'avenir, et ce prudent vieillard, content du
passé; contraste que rend plus touchant encore la confidence où est
le lecteur du sort qui attend les deux principaux interlocuteurs!
Comme Capponi, Bernardo paiera de sa vie le malheur des guerres
civiles; pour n'avoir pas révélé un complot en faveur de Pierre, il
sera décapité. Les souvenirs et les regrets que Guichardin met sur
ses lèvres pendant tout le cours du dialogue empruntent à la pensée
de cette vertu et de cette prochaine infortune un nouveau caractère
de noblesse et de loyauté.
A cette scène ingénieuse, l'auteur a su dessiner un cadre d'une
rare élégance, qui fait revivre à nos yeux toutes les grâces de la
renaissance florentine. On se rappelle l'admirable exposition du
Phîdre de Platon. Phèdre a conduit Socrate au-delà des portes
d'Athènes, jusque sur les bords de l'Ilissus, au pied d'arbres qui
semblent être là en fleur seulement pour embaumer l'air : « Par Ju-
piter! dit Socrate charmé, quel beau lieu de repos ! Gomme ce platane
est large et élevé ! Quoi de plus gracieux que cette source dont nos
pieds attestent la fraîcheur ! Ce lieu pourrait bien être consacré à
quelque nymphe et au fleuve Achéloûs, à en juger par ces figures
et ces statues. Goûte un peu l'air qu'on y respire : est-il rien de si
suave et de si délicieux? Le chant des cigales a quelque chose d'a-
nimé et qui sent l'été. J'aime surtout cette herbe touffue qui nous
permet de nous étendre et de reposer mollement notre tête sur ce
terrain légèrement incliné. Mon cher Phèdre, tu ne pouvais mieux
me conduire... » Telle est la peinture empruntée par le philosophe
grec au doux climat de l'Attique et qui s'accordera si justement avec
la sérénité de l'entretien. Il s'attache un peu du même charme à
l'exposition du dialogue sur le gouvernement de Florence. L'éléva-
tion du sujet annoncé est presque la même ; la politesse florentine
prendra la place de l'urbanité grecque; les bords de l'Arno rappel-
leront les bords de l'Ilissus, les hauteurs de Fiesole celles du Penté-
lique et de l'Hymette, le ciel de Florence celui d'Athènes. — Les trois
jeunes hommes, Capponi, Soderini et Guicciardini, revenant d un
pèlerinage à l'église de Santa-Maria-Impruneta, s'arrêtent chez
Bernardo del Nero, qui. dans la solitude et la paix de la campagne et
980 REVUE DES DEUX MONDES.
au milieu des soins de l'agriculture, se repose des honneurs qu'il a
perdus. Le vieillard, qui les accueille avec bonté, se défend d'abord
de reprendre avec eux les souvenirs et les discussions de la vie po-
litique : (( Allons plutôt, s'il vous plaît, leur dit-il, visiter l'habitation;
je vous montrerai beaucoup de belles cultures que je veux entre-
prendre, non plus pour moi, mais pour ceux qui viendront après
moi. Je vous montrerai le projet d'une belle construction qui se
pourrait faire, non par moi, car, après un si long temps employé
aux affaires de l'état, je ne suis pas assez riche pour me passer de
telles fantaisies; mais vous verrez quel plaisir je prends à l'agricul-
ture, et comme on peut honnêtement profiter du repos... » 11 dit,
mais les jeunes gens ne connaissent pas le repos; ils sont venus pour
s'entretenir avec un ami respecté des affaires de la république, ou
plutôt pour interroger sa prudence comme des fils qui consultent un
père {non dirb tra amioi, ma pin iosto ira padrc e pgliuoli). c( C'est
un si grand plaisir d'entendre parler de ces grandes choses un
homme qui les a apprises non dans les livres des philosophes, mais
avec le temps, par l'expérience et l'action... Laissons, s'il vous
plaît, laissons à un autre moment l'agriculture, les jardins et les
bâtimens, et dites-nous, nous vous en prions, votre avis sur notre
dernier changement. » Bernardo se laisse persuader; il prend bientôt
plaisir lui-même à sentir renaître ses anciennes pensées; il les livre
tout entières, écoute et réfute les objections; le soir venu, il fait
souper ses hôtes, les retient dans sa demeure, et consacre encore la
matinée du lendemain à l'entretien que tout à l'heure il redoutait. "
« Les nuits sont longues, dit-il en les abordant de nouveau, et d'or-
dinaire les vieillards dorment peu; j'ai donc eu plusieurs heures
pour réfléchir à notre conversation d'hier soir : plus j'y ai songé,
plus m'ont semblé vraies les choses que je vous ai dites. Toutefois,
comme je puis facilement me tromper, j'entendrai avec plaisir ce que
vous avez encore à me répondre, non pour disputer (ce ne serait
que gagner de l'ennui), mais pour nous instruire nuituellehient et
éclaircir cette matière. De toute façon , vous ne me quitterez point
sans avoir dîné ici : nous ne sommes donc pas pressés; ne soyez pas
plus avares de vos pensées que je ne l'ai été moi-même hier, car je
serai heureux de vous entendre. » Telle est l'urbanité, tel est le ton
d'exquise politesse qui règne dans tout le dialogue, et grâce au-
quel chaque opinion se produit à l'aise, avec le respect de l'opinion
contraire et la conscience de sa propre honnêteté.
Les deux journées forment deux livres : dans le premier, chacun
s'efforce de montrer l'excellence de la forme de gouvernement qu'il
soutient et les défauts de celle que vante son interlocuteur; dans le
second, l'état actuel de Florence étant accepté de part et d'autre,
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 981
on se réunit à chercher ensemble comment on pourra mener à bien
la dernière révolution et la conduire vers les meilleurs résultats.
A vrai dire, deux opinions seulement sont en présence, celle de Ber-
nardo et celle de ses trois visiteurs.
« Il n'y a, dit Bernardo, que trois formes imaginables de gouver-
nement : celui d'un seul, celui de quelques-uns, celui de tous. Le
premier peut seul être bon. » Pour le démontrer, Bernardo n'aura
pas recours à des théories qu'il croit vaines: c'est l'expérience qui
doit, à l'entendre, décider en pareille matière. «Voyons donc quels
ont été les résultats du gouvernement des Médicis, et nous cher-
cherons ensuite quelles seront les conséquences naturelles des deux
autres gouvernemens. Ne sera-ce pas la meilleure route? — Non,
disent les jeunes gens. Ce n'est pas par l'expérience, ou du moins
ce n'est pas par elle uniquement qu'il faut se déterminer en poli-
tique. Il y a ici, comme en morale, des principes dont il ne faut pas
se départir et qui dominent tout. Du reste, si ces principes sont
fondés sur la raison et la vérité, l'expérience les vérifiera nécessai-
rement. » Cela dit, on accepte la discussion sur le terrain où Ber-
nardo l'a placée, et elle s'engage d'abord à propos des mérites et
des vices du gouvernement des Médicis.
Capponi surtout les charge avec l'ardeur d'une conviction gé-
néreuse. Dans un état comme celui de Florence, il faut considérer,
pense-t-il, trois choses : l'administration de la justice, la distribu-
tion des honneurs et la politique du dehors. Pour ce dernier point,
qu'arrive-t-il sous le gouvernement d'un seul? Ce n'est plus l'inté-
rêt de la république, mais celui d'un individu ou d'une famille qui
devient la règle des alliances et des traités. Le peuple, qui s'aperçoit
bien qu'on ne traite pas ses propres affaires, ne supporte plus si vo-
lontiers les charges de la guerre. Enfin la gloire ou la honte de l'état
dépend des talens ou des fautes d'un seul homme qui peut tout com-
promettre, témoin la perte de Pise, qu'il faut reprocher éternelle-
ment à la mémoire de Pierre de Médicis. — Au dedans, comment
sont distribués les honneurs et les grâces auxquels tout citoyen par-
ticipant aux charges de la république doit avoir, s'il les mérite, un
facile accès? S'il s'agit des Médicis, qu'on se rappelle leur favori-
tisme exclusif, l'oubli de la naissance et de la vertu, les grâces pro-
diguées aux flatteurs, aux femmes et au plus bas domestique, toute
une partie des citoyens, par exemple les Strozzi et leurs partisans,
exclus à jamais, eux, leurs familles et leurs descendans, de tous les
emplois publics, les plus grands honneurs au contraire confiés à des
gens de la plèbe ou à des familles déshonorées. Quant à l'adminis-
tration de la justice, si les Médicis évitaient de peser eux-mêmes sur
les juges, leurs ministres et leurs favoris le faisaient sous leur nom
982 REVUE DES DEUX IMOKDES.
sans aucun scrupule, et l'iniquité se produisait finalement « par et
vice naturel attaché à l'autorité des tyrans, dont les désirs sont tenus
en telle adoration que ce qu'ils ne disent point, on cherche à le de-
viner autour d'eux [le voluntà de qunli sono avulc in ianto rispcft,
rfte eziandio tarcndo loro, gli uomini cercano di indoinnnrlc.) » Ne
les vit-on pas enfin, ces Médicis, refuser absolument d'établir des
lois fixes pour la perception des impôts, afin d'accabler à leur gré
les familles qui leur étaient hostiles et d'étendre aussi leur joug sur
les citoyens qui leur eussent échappé par leur éloignement des af-
faires publiques ou leur indifterence ?
Voilà ce que démontre l'expérience; mais encore une fois certaines
questions de principes la dominent : (i ceux qui ont l'âme grande
et l'esprit généreux ne peuvent ni ne doivent vivre contons sous la
servitude: » ils ne peuvent ni ne doivent préférer la soumission sous
le bon plaisir d'un maître à la responsabilité e/ivers la patrie et eux-
' mêmes. <( Au tyran déplaisent tous les esprits élevés, tous les mérites
éminens, surtout quand leur crédit vient de la vertu, qui se peut le
moins abattre... Je ne veux appliquer ces paroles à personne en
particulier, mais vous savez tous que je ne les dis pas au hasard. »
Si le premier objet de tous ceux qui ont gouverné avec justice, si le
premier soin des philosophes qui ont écrit de la politique a été de
favoriser la vertu et le perfectionnement des intelligences, combien
doit-on blâmer un gouvernement qui met tous ses soins à éteindre
la générosité dans les âmes! Quelle honte ce fut pour notre patrie
[che vituperio! che vergognal) le jour où la nouvelle se répandit dans
toute l'Italie et dans le monde entier que Florence, jusqu'alors une
si noble ville, si généreuse, si respectée, qui passait pour être la plus
ingénieuse des cités, était devenue esclave contre sa volonté, étouf-
fée par ses richesses mêmes et par le poignard des braci et des par-
tisans, devenue esclave, lâche et pusillanime jusqu'à être gardée
en cet état, non par des armées ni par quelques bataillons, mais par
vingt-cinq estafiers! .le ne sais pas de malheur plus grand pour une
république, à moins d'être mise à sac par le fer et le feu, que de
perdre son honneur et sa bonne renommée, de se laisser enlever ti-
midement cette dignité et cette splendeur qui lui avaient coûté tant
d'argent et tant de nobles vies! »
Tels sont les argumens des adversaires de Bernardo. L'un, Sode-
rini, a surtout invoqué les principes; l'autre, Capponi, s'est chargé
de condamner les Médicis par les témoignages de l'expérience. La
parole est maintenant à Bernardo; les jeunes gens se pressent autour
de lui et l'écoutent avec déférence. Suivons-le nous-mêmes, et n'al-
lons pas imaginer, à entendre ses maximes, qu'il puisse s'agir ici
d'une autre époque que le xvi« siècle'italien.
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 983
« Vous venez de parler, dit-il, en si bon ordre et avec de si fermes souve-
nirs sur les défauts du gouvernement des Médicis, qu'il est facile de voir
que vous y avez réfléchi bien souvent. Ces défauts, je ne veux pas les nier
ou les atténuer outre mesure, car nous raisonnons ici pour trouver la vérité
et non pour disputer; mais je crois bien qu'il me sera facile de vous mon-
trer que ce gouvernement nouveau dont vous attendez un âge d'or ne man-
quera pas d'offrir un bon nombre de ces mêmes défauts et quelques autres
encore, si bien qu'en balançant soigneusement l'un et l'autre, vous trou-
verez peut-être les choses fort différentes réellement de ce que vous ima-
ginez. Mais voilà Soderini qui me veut sans cesse barrer le chemin avec le
mot de lil)erté, disant que c'est un si grand bien qu'il faut l'acheter même
au prix de quelques malheurs... J'en parlerai donc d'abord, afin de ne pas
laisser entre nous d'équivoque.
« J'ai considéré souvent que ce nom de liberté sert plutôt à ceux qui veu-
lent en faire un prétexte et un voile pour leur ambitieuse passion qu'il n'ex-
prime un désir vraiment naturel aux hommes... Ce qui est naturel aux
hommes, si je ne me trompe, c'est le désir de la supériorité et de la domi-
nation sur leurs semblables, si bien qu'il en est fort peu qui, trouvant occa-
sion de se faire les maîtres, ne le fassent volontiers. Au fond de ces discordes
civiles suscitées au nom de la liberté dont on éblouit les simples, que trou-
verait-on le plus souvent, si ce n'est des ambitions personnelles? N'a-t-on
pas vu presque toujours celui qui renverse le tyran au nom de l'égalité et
de la liberté se mettre ensuite à sa place?... Et quels sont d'ordinaire les
ennemis du tyran? Ceux à qui il refuse des honneurs dont ils se croient di-
gnes, ceux qu'a irrités quelque injure personnelle, ceux enfin qui comptent
profiter du désordre qui suivra sa chute. Pour ceux qui ne détestent le
tyran que par amour de la liberté et de la patrie, certes je consens à ce
qu'on leur accorde une suprême louange, d'autant plus méritée qu'ils sont
plus rares : en vérité, il y en a si peu qu'on n'en peut pas tirer une consé-
quence générale; comme dit le proverbe, une hirondelle ne fait pas le prin-
temps {una rond'uie non fa primavera)... Notre temps est corrompu, cest
pourquoi je dis que la plupart de ceux qui prêchent la liberté, s'ils croyaient
rencontrer pour eux-mêmes sous un gouvernement despotique une meil-
leure condition, y courraient, et par la poste, — et ces grandes âmes, ces
esprits généreux dont Soderini a tant parlé, n'y arriveraient peut-être pas
des derniers...
« Laissons donc les théories (continue Bernardo), et revenons à l'expé-
rience : un gouvernement se juge à ses résultats. Quels qu'aient été les dé-
fauts de celui des Médicis, ceux du gouvernement du grand nombre doivent
être plus grands encore; l'élection populaire aura de pires effets que le
choix d'un maître. Le peuple n'a pas de discernement, il va à la grosse (t'a
alla grossa) . Si un homme lui plaît, il le croit propre à tout. Point de contrôle
pour l'administration de la justice sous le gouvernement populaire; bien
plus, le magistrat craignant de mécontenter le peuple, les corruptions sont
plus multipliées, principalement s'il s'agit déjuger des personnes apparte-
nant à d'importantes familles. Sous les Médicis au contraire, par exemple
sous Laurent, le magistrat se sentait soutenu, et cet appui lui permettait de
984 REVUE DES DEUX MONDES.
résister. — Vous accusez la répartition des impôts. Craignez que, sous le
gouvernement populaire, les pauvres, facilement envieux, ne frappent les
riches jusqu'à les réduire outre mesure, au grand détriment de la cité, car
leurs richesses font Thonneur de la patrie et tournent finalement à l'avan-
tage du pauvre. Comment d'ailleurs pourrez -vous établir l'assiette fixe de
l'impôt? L'impôt foncier est de peu d'importance dans un pays où la l'or-
tune territoriale fait défaut, et quant aux propriétés mobilières, il est en
partie impossible de les atteindre : l'argent se dissimule de mille manières.
Tiendrez-vous compte aisément de tous les contrats et de toutes les transac-
tions particulières? Irez-vous, quand ce serait possible, publier l'état réel
des affaires d'un négociant dont toute la fortune repose sur le crédit? Vous
accusez la mauvaise distribution des emplois, comme s'il était possible que
le maître ne sentît pas le besoin de s'appuj'er sur des hommes de mérite et
de talent, et comme si les mauvais choix n'étaient pas encore plus funestes
sous un gouvernement populaire, où le fonctionnaire supporte seul tout le
poids de sa charge, que dans l'état despotique, où il se sent dirigé et cor-
rigé. S'il s'agit enfin de la politique étrangère, combien plus d'unité, com-
bien plus de secret dans les vues, combien plus de rapidité dans les entre-
prises sous le gouvernement d'un seul!
« — Souhaitez-vous donc le retour de Pierre de Médicis?
« — Je parlerai librement et sans passion. Je voudrais que Pierre n'eût
pas été renversé, parce que je ne vois pas ce que nous aurons gagné à ce
changement;... mais, comme je l'ai dit aussi, je ne crois pas que les chan-
geraens fassent du bien à notre cité. Puisque Pierre est chassé, je ne désire
pas qu'il revienne. D'ailleurs il ne pourrait rentrer maintenant que ramené
par les armes étrangères, pour le malheur et la honte de notre patrie, ou
bien par suite des divisions qui pourraient naître parmi nous, rappelé par un
parti au milieu de nos déchiremens civils. Que rapporterait-il enfin, sinon
de toute nécessité certains désirs de vengeance et la volonté d'assurer dé-
sormais son pouvoir par la force et de réparer sa fortune détruite?... Non,
je ne désire pas une restauration, je ne demande pas le retour des Médicis;
je vous supplie au contraire de faire en sorte qu'il devienne impossible,
c'est-à-dire de maintenir l'union dans la république. Cette union dépend de
vous; il faut vous contenter de ce que les circonstances vous apporteront
de succès réels, sans prétendre à la satisfaction de vos derniers désirs. Il
faut aussi que les principaux citoyens oublient leur propre ambition, afin
d'éviter les divisions intestines qui préparent l'élévation d'un nouveau tyran
ou livrent carrière à la dissolution et à l'anarchie... Mais comment me
laissé-je entraîner à vous donner des conseils, à vous qui savez tout cela
mieux que moi? L'affection, non la présomption, m'a emporté; mais vous
m'excuserez. Voici l'heure du repas : s'il vous plaît ainsi, nous en resterons
là pour aujourd'hui; puisque de toute façon vous ne me quitterez pas de-
main matin sans avoir déjeuné, nous aurons le temps d'ajouter ce qui res-
terait à dire. Andiamn dunque a cena. — Andiamo. )>
Ainsi se termine le premier livre. Dans le second, nous l'avons
dit, le champ de la discussion se restreint: il ne s'agit plus du
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 985
passé; on examine quelles sont les conditions qu'a faites à Florence
la dernière révolution , et quels sont les moyens de faire réussir le
mieux possible le nouveau gouvernement. Malgré son loyal désir
d'y contribuer par ses conseils, Bernardo retrouve sans cesse des
objections. «Vous voulez imiter Venise, dit- il, et vous avez tort;
Venise et Florence ne sont pas faites pour le même gouvernement.
Venise a des institutions séculaires que la tradition consacre aujour-
d'hui à ses propres yeux et qu'elle respecte par une longue habitude;
Florence au contraire va de changement en changement. Venise a
une noblesse à la fois puissante et habile , qui laisse parvenir aux
honneurs et aux principaux emplois de la république tous ceux qui
s'en montrent dignes; Florence au contraire a perdu son aristocratie,
et elle est éprise d'un sentiment d'égalité qui n'exclut pas l'envie.
Venise a un vaste empire au dehors, qu'elle gouverne par sa marine
et par sa diplomatie; Florence a un territoire continental relativement
peu étendu, compacte, mais qui lui crée des relations constantes avec
beaucoup d'états voisins. Pour Venise, un immense commerce et une
incomparable richesse comptent parmi les secrets de sa grandeur,
tandis que, pour Florence, la prospérité matérielle est devenue, dès
avant le règne des Médicis, une source d'afiaiblissement moral... »
Joignons à ces lignes le souvenir de la curieuse page de \ Histoire
florentine où nous avons vu décrite en un style d'une admirable am-
pleur cette prospérité italienne que l'arrivée des Français grossiers
et barbares était venue subitement interrompre : quels magnifiques
témoignages n'avons-nous pas de ce que fut au commencement du
xvi'' siècle l'Italie de la renaissance, et quel précieux tableau d'en-
semble à côté des minutieuses descriptions ([u'on trouvera dans le
second livre du dialogue! Quant à la comparaison de Florence avec
Venise, qu'on mette à la place de ces deux noms de villes ceux des
deux nations les plus puissantes de notre temps : ne croirait-on pas
entendre les mêmes argumens qu'invoquent pour expliquer une ri-
valité et une diversité contemporaines les politiques d'aujourd'hui?
Que d'enseignemens dans ce dialogue du xvi'' siècle, qui agite les
mêmes problèmes si ardemment discutés au xixM Renvoyons au
plaidoyer de Capponi ceux qui traitent de paradoxes inventés par
quelques beaux-esprits de nos jours ces principes que la liberté et
l'égalité ne sont pas une même chose, que la liberté est bonne en
soi, qu'il faut s'obliger à l'aimer, mais qu'on en doit remplir les de-
voirs avant d'en réclamer les droits, qu'elle mérite enfin d'être ache-
tée même au prix de quelques maux, que le souverain bien d'un
peuple n'est pas la prospérité matérielle, mais la dignité et l'hon-
neur. Non, toutes ces croyances ne sont pas inventées d'hier; loin
de là, elles sont déjà vivantes dans les ouvrages de l'antiquité, dans
986 REVUE DES DEUX MONDES.
Cicéron, Tite-Live et Tacite. Héritière de ces grands esprits, la re-
naissance italienne a remis ces croyances en honneur, sinon en pra-
tique ; c'est du moins un mérite de Guichardin de s'en être fait çà
et là l'intelligent interprète.
L'interprète a-t-il été convaincu? Pour les avoir exprimées, ne
fût-ce qu'en passant, avec tant de fermeté, il faut bien qu'il les ait
embrassées avec quelque ferveur. Quand il fait parler Capponi et
vSoderini si chaleureusement en faveur de la liberté, c'est sans doute
qu'il laime au fond du cœur, qu'il la croit désirable et qu'il honore
ceux qui s'y dévouent; mais Bernardo vient ensuite avec ses désillu-
sions, avec Bernardo parle la triste expérience. Pour avoir mêlé à
son langage cette douce, mais profonde ironie, il faut bien que l'au-
teur l'ait ressentie lui-même. A tout prendre, Guichardin a déposé
dans le discours de Bernardo le dernier mot de sa pensée. Guichar-
din est de ceux qui inclinent leurs principes devant ce qu'ils appel-
lent la nécessité pratique, et qui prennent le succès pour règle de
leurs jugemens. Or le succès appartient également au mal comme
au bien sur la terre; mais il est vrai que Bernardo peut nous appa-
raître ici comme le vulgaire honnête homme des temps fort éclairés
et à la fois fort troublés, qui voit du bien et du mal dans toutes les
opinions, qui, après s'être indigné peut-être, prend en pitié son in-
dignation, se raffermit et redevient calme, non par la sérénité pure
d'une ardente conscience pleinement satisfaite, mais par une con-
templation désormais indifférente des affaires humaines et d'une
agitation regardée comme stérile.
Est-ce là cependant tout Guichardin, et le double jugement que
nous en avons déjà porté rend-il compte de tout son caractère? L'in-
différence ou au moins l'indécision prolongée en matière d'intérêts
publics, fort précieuse à qui place en première ligne le souci de son
repos, aurait-elle encore le privilège d'être saine pour le cœur et
l'esprit? Ce seraient, en écliange de peu de mérites, trop de récom-
penses à la fois. Poursuivons notre étude; grâce au volume de
Maximes ou RîcorcU que Guichardin a laissé, observons la troisième
phase de sa pensée et le dernier résultat de sa méditation. On l'a vu
observateur et historien ou s'exerçant à le devenir; on l'a vu théo-
ricien politique, demandant à une critique générale de l'histoire un
enseignement et une règle, et n'y trouvant, quant à lui, que l'in-
différence : il va s'élever à une vue plus abstraite encore des choses
humaines et de leurs vicissitudes, et c'est là que nous l'attendons.
Nous apprendrons une fois de plus quels liens intimes rapprochent
la politique et la morale, ce qu'on risque à les dédaigner, et quelle
distance sépare l'indifférent citoyen ou ce qu'on nomme quelquefois
l'homme pratique du véritable honnête homme.
i;n politique italien de la renaissance. 987
III.
Les Rîrordi de Guichardin ne sont pas un travail entièrement
inédit. En 1576, Jacques Corbinelli en traduisit cent cinquante en-
viron sous les auspices de la reine-mère Catherine de Médicis, ze-
latrice soletuiisswia di rosi spiriluale csercùio, et il intitula son
livre : Plusieurs amscils et avert/'sseDiens de M. Guichardin, gentil-
homme de Florence, en matière d'affaires publiques et prirées... Un
chevalier de Lescale en donna encore un certain nombre en 1634
dans un petit volume publié à Paris, et qu'il désigna ainsi : l'Art
de manier sagement les grandes affaires et de se rtiaintenir au-
près des prinres. En effet, l'ouvrage de Guichardin ne pouvait
manquer de plaire dans un temps où la littérature et les mœurs ita-
liennes étaient de mode parmi nous, quand sa grande Histoire,
publiée en 1561, était partout admirée, quand dominaient enfin
dans la société française à la fois le goût sentencieux des maximes
républicaines et l'esprit de cour; mais, bien qu'il y eût réellement
dans les écrits de Guichardin de quoi satisfaire ces différentes hu-
meurs, les éditeurs y faisaient leur choix et traduisaient suivant
leurs convenances, de telle sorte que l'original disparaissait presque
entièrement sous un travestissement étranger. M. Canestrini nous
donne, d'après les manuscrits autographes, plusieurs centaines de
ricordi, et il a eu sous les yeux , entre autres documens , un ma-
nuscrit de 1528 en tète duquel l'auteur a écrit qu'ayant pu profiter
pendant cette année même, après la nouvelle expulsion des Mé-
dicis, d'un repos profond, qui ne devait pas durer, il avait fait une
révision complète de tous les ricordi rédigés pendant les années
précédentes. M. Canestrini a trouvé encore d'autres /'«'ror^??' épars çà
et là dans les papiers de Guichardin, sur des feuilles séparées, en
marge de ses manuscrits ou même de ses livres; évidemment c'est
un genre de composition qu'il a continué pendant toute sa vie, sur-
tout depuis 1512, époque de son voyage en Espagne. Ce n'est pas
l'œuvre factice d'un bel esprit oisif: c'est le résultat des continuelles
réflexions d'un homme mêlé aux grandes affaires, d'un observateur
spirituel et fin , préoccupé de la signification des événemens politi-
ques, avide d'apprendre comment on peut attirer et fixer la for-
tune, comment on achète le succès ici-bas ou par quels chemins on
s'en éloigne à jamais. C'est un livre de méditation et de morale pra-
tique, où nous verrons aux prises l'action et la pensée, l'homme de
l'expérience et le moraliste.
Une preuve que ces ricordi ont été écrits pour la plupart au mi-
988 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu de l'action, c'est que les manuscrits joignent souvent à une
maxime le nom du personnage ou l'indication de la circonstance qui
l'a inspirée. C'est un nouveau lien qui unit les Hicordi au Dialogue
et à V Histoire florentine. Une autre preuve serait le grand nombre
de portraits évidemment tracés d'après nature qui se rencontrent
parmi ces fragmens détachés. On ne s'étonnera pas que Guichardin
ait étudié avec soin des caractères comme ceux du roi Ferdinand le
Catholique, des papes Jules II et Clément VII, de Ludovic Sforza et
de tant de princes italiens de son temps qu'il a vus à l'œuvre et avec
lesquels il a du traiter. Ferdinand surtout paraît l'avoir étonné par
l'habileté et par le succès :
« J'observais, quand j'étais ambassadeur en Espagne auprès du roi Ferdi-
nand d'Aragon, prince sage et glorieux, que, lorsqu'il méditait une entre-
prise nouvelle ou quelque affaire importante, loin de la publier d'abord
pour la justifier ensuite, tout au contraire il s'arrangeait habilement de
manière à ce qu'on entendît premièrement répéter dans le public : « Par
telles raisons, le roi devrait faire ceci ou cela, » et alors il publiait son des-
sein, disant qu'il voulait accomplir ce que chacun regardait déjà comme
nécessaire, et il est incroyable avec quelle faveur et quels éloges on rece-
vait après cela ses propositions.
« Une des plus heureuses fortunes est d'avoir occasion de montrer qu'on
a été déterminé par la pensée du bien public à des actions où l'on était en-
gagé par son intérêt particulier. C'est ce qui donnait tant d'éclat aux entre-
prises du roi catholique; toujours faites en vue de sa propre grandeur ou
de sa propre sûreté, elles paraissaient avoir pour but la défense de l'église
ou l'accroissement de la foi chrétienne.
« Nous avons eu en Jules II et Clément VII deux papes fort différens de
caractère : l'un d'un vaste et grand esprit, quoique impatient et emporté,
d'une humeur franche et libérale; l'autre d'une âme médiocre et timide,
mais très patient, modéré et dissimulé. Des hommes si différens ont accom-
pli l'un et l'autre de grandes actions. C'est que chez les maîtres {nei gran
maeslri) la patience et la fougue sont également propres à enfanter de
grandes choses : l'une opère en emportant les hommes et violentant les
choses, l'autre en lassant les uns et les autres, en les subjuguant à l'aide
du temps et de l'occasion. Les posséder ensemble et les employer chacune
en son temps serait un don divin; mais c'est à peu près impossible, et je
crois que, pour conduire à bonne fin les plus importantes affaires, mieux
valent, omnibus compiUalis, la patience et la modération que la précipita-
tion et l'impétuosité. »
Nous pourrions multiplier les citations qui montreraient l'autem-
ne se séparant pas de l'étude particulière de son temps et restant
historien ; mais ce serait donner une imparfaite idée des Ricordi,
qui doivent surtout révéler dans Guichardin le moraliste. Si quel-
r\ POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 989
quefois on le voit encore instituer à ce qu'il semble, comme dans
le Dialogue, une sorte de discussion sur les différentes formes de
gouvernement, ce sera, on peut le dire, par exceptions. Il n'en est
plus ici à chercher la solution d'un problème si ardu; il admet
toutes les formes, il n'en repousse aucune, il plane au-dessus de ces
diflicultés dont il s'est affranchi, et en homme pratique il donne
des conseils pour la conduite à tenir dans chacune des conditions
diverses. Certes le sentiment de la justice et du droit, celui du
désintéressement et de l'honneur et l'amour de la patrie n'ont pas
été choses inconnues de Guichardin; mais ils ne composent pas la
trame principale de son livre, ils n'apparaissent que comme de
rares et vagues souvenirs sur un fonds de scepticisme; on en jugera
par les maximes qui suivent :
« Une nature sincère et libérale est cliose généreuse et qui plaît d'ordi-
naire, mais nuit quelquefois; d'autre part la dissimulation est utile et même
souvent indispensable à cause de la méchanceté des hommes; il est vrai
qu'elle est détestée et a quelque chose de vil : cela fait qu'on ne sait com-
ment choisir. Je croirais volontiers qu'on peut user de la première généra-
lement sans pour cela renoncer à la seconde, c'est-à-dire qu'on peut, dans
l'habitude commune de la vie, s'en tenir à la première manière, de façon à
gagner le renom de personne sincère et libérale, et néanmoins, dans cer-
tains cas importans et rares, appeler à soi la dissimulation, laquelle devient
d'autant plus utile et plus assurée du succès qu'ayant le renom contraire
on trompe plus facilement. — Par ces motifs, je ne loue pas celui qui se
conduit toujours avec artifice et dissimulation, mais j'excuse celui qui en
use quelquefois.
« Ne combattez jamais contre la religion ni contre les choses qui sem-
blent dépendre de Dieu, parce que cet article-là a trop de prise sur l'esprit
des sots {qiieslo obielto ha Iroppa forza nella mente delli sciocchi).
« Ce que disent les personnes pieuses que celui qui a la foi fait de grandes
choses, ou que, selon la parole de l'Évangile, « celui qui a la foi commande
aux montagnes, » ne signifie rien autre chose, sinon que la foi engendre
l'obstination. Avoir la foi, c'est croire avec fermeté et presque avec certi-
tude des choses qui ne sont point selon la raison, ou, si elles sont selon la
raison, d'y croire avec une résolution plus grande que celle que donnerait
la raison seule. Celui donc qui a la foi devient obstiné dans ce qu'il croit,
et marche dans sa voie intrépide et résolu, surmontant les difficultés et le
péril et supportant toute extrémité, d'où il arrive que, les affaires humaines
étant soumises à mille traverses, un secours inespéré peut na"ître des in-
nombrables vicissitudes qu'enfante une longue période de temps pour celui
qui a persévéré dans l'obstination. Cette obstination venant de la foi, on dit
avec raison que la foi fait de grandes choses. Notre temps en a vu un grand
exemple dans cette obstination des Florentins, qui, malgré toutes les rai-
sons du monde, s'étant mis à soutenir la guerre contre le pape et l'empereur
sans espérance d'aucun secours, désunis et assaillis de mille difficultés, ont
990 REVUE DES DEUX MONDES.
défendu depuis sept mois leurs murs (1) quand on n'aurait pas cru qu'ils
pussent les défendre sept jours, et conduit les choses à ce point que s'ils
étaient désormais vainqueurs, nul ne s'en étonnerait. Leur obstination n'a
d'autre source que la foi qu'ils ont de ne pouvoir périr, suivant la prédic-
tion de Jérôme Savonarole.
« Ce n'est pas un bien suprême que d'avoir des amis. Cependant, quand
vous pouvez, ne perdez point l'occasion d'en acquérir, car les rapports sont
fréquens entre les hommes; les amis servent et les ennemis nuisent en des
temps et des circonstances qu'on n'a pas prévus.
« Priez Dieu de ne vous point trouver mêlé aux vaincus, — dove si perde,
— parce que, n'eussiez-vous aucune part réelle dans la défaite, il en rejaillira
quelque chose sur vous; pouvez-vous aller sur toutes les places et dans
toutes les assemblées pour vous justifier? Par contre, celui qui se trouve
mêlé aux vainqueurs, — dovesivince, — en remporte toujours quelque profit,
n'eût-il absolument rien fait pour cela.
« Nie obstinément ce que tu ne veux pas qui soit su, affirme obstinément
ce que tu veux qu'on croie, car, quand même l'effet contraire aurait toute
probabilité et presque toute certitude, nier ou affirmer gaillardement met
toujours quelque trouble dans la cervelle de celui qui t'écoute.
(( La vraie et ferme sécurité consiste en ceci, que celui qui voudrait te
nuire ne le puisse pas faire; celle qui se fonde sur la sagesse et la bonne
volonté d'autrui est trompeuse, tant il y a peu de foi et de justice parmi les
hommes. »
Ce n'est pas assez de mettre à profit la faiblesse et les fautes des
hommes; Guichardin veut encore (c'est de sa part une principale
étude) tourner en instrumens utiles leurs bonnes qualités et leurs
vertus : par là surtout, ces qualités et ces vertus vaudront à ses yeux.
11 n'oublie pas d'ailleurs qu'on pourrait bien ressentir un certain
plaisir à agir noblement, et cela serait un nouveau profit; bien plus,
il se pourrait que ce fût avantageux et bon par soi-même : en tout
cas, le plus sûr est peut-être de devenir vertueux réellement pour
paraître tel. Guichardin descend jtisque-là; il conduit jusqu'à ces
extrémités sa théorie de l'utile :
« Ni Alexandre le Grand, ni César, ni les autres capitaines qui ont eu
cette gloire n'usèrent jamais de la clémence lorsqu'elle eût pu affaiblir ou
mettre en péril leur victoire : c'eût été de la démence; mais ils ne man-
quèrent pas d'en user dans les cas où, sans diminuer leur sécurité, elle pou-
vait leur attirer l'admiration des hommes.
« Se venger n'est pas toujours l'effet de la haine ou d'une mauvaise na-
ture; c'est quelquefois nécessaire pour se faire craindre. Il se peut très bien
qu'on se venge sans avoir dans l'âme aucune sorte de rancune.
« Faites plus de fondement sur celui qui a besoin de vous ou dont les in-
térêts sont d'accord avec les vôtres que sur celui dont vous avez été le bien-
1) 11 s'agit du siège de l.'i29.
L\ POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 991
faiteur, car les hommes sont ingrats. Prenez cette vérité pour mesure, si
vous ne voulez pas vous tromper.
« J'ai posé la maxime qui précède parce que je connais la vie et sais c»?
que valent les choses, mais non pour vous dégoûter de répandre des bien-
faits; outre que c'est une chose généreuse et qui procède d'une belle âme,
on voit encore quelquefois qu'un bienfait est reconnu et d'une manière qui
compense beaucoup de déceptions. Il est d'ailleurs permis de penser que
cette puissance qui est au-dessus des hommes se plaît aux actions nobles,
et ne permet pas qu'elles restent toujours sans récompense.
« Fais tout pour paraître bon, cela sert à beaucoup de choses: mais
comme les opinions fausses ne durent pas, difficilement tu réussiras à le
paraître longtemps si tu ne l'es en effet. Mon père me le disait déjà. »
Restons-en sur ces dernières citations. Nous avons ici le vrai Gui-
chardin, l'homme qui, dans une époque féconde, mais troublée, a
pris en pitié ce combat de la vie qui, bien soutenu, porte en lui-
même sa récompense, parce qu'il élève et fortifie les âmes; l'homme
qui a oublié, pour le gain passager du succès matériel et extérieur,
l'inaliénable et viril triomphe de la grandeur morale; l'homme qui
s'est résigné à ce que la froide expérience devînt la règle finale de
sa vie, après avoir réduit l'expérience aux étroites limites d'un cal-
cul entre la somme des revers et la somme des succès que com-
porte la vie humaine, comme à l'égoïste satisfaction d'une moyenne
de bonheur à conquérir à tout prix et par tous les moyens. Celui-là
seul est sage, selon Guichardin, qui ne porte pas plus loin ses vœux:
celui-là seul est sage qui sait marcher invinciblement vers ce médiocre
but : s'il l'atteint sans qu'on ait pénétré ses intrigues, c'est un habile
homme; il est bien plus habile s'il a su n'employer que d'estimables
armes: s'il a échoué faisant bien, c'est im sot, d'autant plus sot
s'il méritait davantage. Du reste, il faut rendre cette justice à Gui-
chardin qu'après avoir parcouru laborieusement la route, il s'ef-
force d'instruire les autres hommes à sa manière, leur signalant les
instrumens et les obstacles ou ce qui est tel à son gré, leur dénon-
çant les pièges, les guidant de son mieux, cela sans leur dissimuler
pourtant le néant du succès tel qu'il se l'est proposé, tel qu'il l'a
lui-même atteint.
« J'ai désiré, comme font tous les hommes, la richesse et les honneurs,
et souvent j'en ai obtenu au-delà de mon désir et de mon espérance. Néan-
moins je n'ai jamais trouvé en eux cette satisfaction que j'avais imaginée.
Quelle raison, si l'on y pensait bien, pour rabattre la vaine cupidité des
hommes!
« La grandeur et les honneurs sont communément souhaités, parce que
tout ce qu'ils contiennent de beau et de bon apparaît au dehors, gravé sur
la surface, et que les soucis, les fatigues, les dégoûts, les périls intérieurs,
992 REVUE DES DEUX MONDES.
sont cachés. Si ceux-ci se montraient aussi bien que le reste, il n'y aurait
plus de raison à ces convoitises des hommes, si ce n'est que plus on est ho-
noré, respecté, adoré, plus il semble qu'on devienne presque semblable à
Dieu. Et qui ne voudrait ressembler à Dieu?
« Ne croyez pas à ceux qui font profession d'avoir laissé la grandeur et
les honneurs volontairement et par amour du repos; presque toujours il y
a quelque raison secrète : légèreté ou nécessité; ce qui se voit bien à l'é-
preuve, si on leur offre la moindre ouverture pour retourner à leur pre-
mière vie : abdiquant le repos si vanté, ils s'y rejettent avec la même ar-
deur que le feu met à s'emparer d'un bois sec et baigné d'huile.
« Je ne sais à qui plus que moi pourraient déplaire l'ambition, l'avarice
et la mollesse des prêtres, soit parce que chacun de ces vices est haïssable
en lui-même, soit parce qu'ils s'accordent si peu avec une vie consacrée à
Dieu, soit enfin parce que, réunis, ils me semblent dénoncer une corrup-
tion d'âme singulière. Néanmoins la place que j'ai occupée auprès de plu-
sieurs pontifes m'a forcé d'admirer leur grandeur. N'était ce sentiment per-
sonnel, j'aurais, quant à moi, aimé Martin Luther, non pour secouer les
règles prescrites par la religion clirétienne, telle qu'elle est interprétée et
comprise généralement, mais pour voir réduire ce troupeau de scélérats à
de justes termes : je veux dire à vivre sans vice ou sans autorité {arei
amalo Marlino Lulero... per vedere ridurre questa calerva di scelerali â ter-
mini debili, cioè a reslare o sanzavicii o sama aulorità). n
Voilà, de la part d'un ministre de plusieurs papes, une curieuse
confession qui jette soudainement une vive lumière sur les périls et
les abus de toute sorte où les diiïicidtés d'un temps aussi agité que
le xvi" siècle entraînaient le pouvoir temporel de la cour de Rome.
Nous verrons de tout près Guichardin aux prises avec ces abus et ces
dilTicultés dans le prochain volume que publiera M. Ganestrini, et
qui doit contenir les Legaziom; maintenant on sait à quel dépit
l'avait entraîné ce spectacle, et nous en pouvons conclure de quel
effet il devait être sur l'esprit des peuples. Il semble peu douteux
d'ailleurs que Guichardin ait accepté, dans le domaine des idées re-
ligieuses, un compromis entre une entière liberté de croyances et
un acquiescement traditionnel au dogme. Les lUcordi contiennent
plusieurs témoignages pareils à celui-ci, et il faut avouer que cette
explication s'accorderait avec ce qu'on sait de tout l'homme. Ils
donnent aussi de nouvelles lumières sur le philosophe politique, et
confirment les résultats auxquels nous avait conduit la lecture du
Dialogue. Guichardin déteste la tyrannie assurément, car il en aper-
çoit tous les maux; il déteste également la démagogie, et par sur-
croît il la méprise. Le gouvernement des plus instruits et des meil-
leurs, devenus les mandataires de leurs concitoyens, a sans doute
ses intimes préférences; mais au demeurant il ne conseille ni les
conspirations ni la révolte : il met son expérience au service de tous,
UN POLITIQUE ITALIEN DE LA RENAISSANCE. 993
des tyrans comme des victimes; gloire à qui réussira et malheur
aux vaincus !
« A qui vit sous le despotisme, dit-il, Tacite peut bien enseigner la ma-
nière de se gouverner librement; mais il n'enseigne pas moins bien aux
tyrans les moyens de fonder la tyrannie.
« Pour se préserver d'un tyran brutal et cruel , il n'y a précepte ni re-
mède qui vaille, si ce n'est celui qu'on donne contre la peste : fuir le plus
vite et le plus loin possible.
« Rien de plus contraire à la réussite d'une conjuration que d'y vouloir
trop de sécurité, et de prétendre presque à la certitude du succès. En ef-
fet, celui qui en agit de la sorte emploie nécessairement plus d'hommes,
plus de temps et plus de moyens : autant d'occasions de se faire découvrir.
Et voyez donc combien les conjurations sont choses dangereuses : ce qui
fait la sécurité en d'autres affaires devient péril dans celles-ci! — Serait-ce
que la fortune, qui a tant de force en pareilles occurrences, s'indigne contre
celui qui veut limiter sa puissance?
« C'est folie de s'irriter contre ceux qui, par leur élévation, sont au-des-
sus de notre vengeance. Si vous vous sentez offensé par quelqu'un de cent-
là, il faut pâtir et dissimuler.
« Qui dit un peuple dit vraiment un animal fou, plein d'erreurs, de con-
fusion, sans jugement, sans stabilité, sans intelligence.
« J'ai désiré voir trois choses avant ma mort; mais, quelque longue que
ma vie doive être, je désespère d'en voir une seule : un état de république
bien ordonnée dans notre cité, l'Italie délivrée des barbares, et le monde
délivré de la tyrannie de ces prêtres scélérats ! »
Telles sont les maximes de Guichardin, et au travers de ses
maximes nous pénétrons ses vœux, ses déceptions, sa fausse sa-
gesse; elle a le tort, sinon d'avoir pour but constant l'intérêt, au
moins de se tenir toujours d'accord avec lui et de le ménager sans
cesse : mauvaise manière de faire croire à du dévouement. Évidem-
ment Guichardin avait cru d'abord à la liberté; il n'en a pas moins
servi tous les pouvoirs, ne se dévouant en entier à aucune fortune,
ne sombrant aussi dans aucun naufrage. Jurisconsulte, ambassa-
deur, administrateur dans le gouvernement des Romagnes , lieute-
nant-général des armées pontificales contre Charles-Quint, il a par-
ticipé à toutes les grandeurs de son siècle et il a méprisé tous ses
maîtres. La dernière formule de cette vie a été le scepticisme et l'é-
goïsme. Les œuvres inédites publiées par M. Canestrini répandent
une vive lumière sur les replis de cette âme, à laquelle, par des
faiblesses communes, beaucoup d'âmes ressemblent. Pour mieux
calculer ses fautes, il fallait mieux connaître ses grandes qualités, l'é-
tendue de son intelligence, les ressources de son esprit, la libéra-
lité de son éducation. Voilà ce que les Œuvres inédites nous mon-
TOME XXXIV. 63
994 REVUE DES DEUX MONDES,
trent sans réserve; elles nous permettent de porter sur son caractère
et sa vie un jugement mieux informé et d'en retirer une plus grande
leçon. Le moderne annaliste des Italiens, M. Cantu, qui ne con-
naissait pas encore les volumes publiés par M. Canestrini, nous sem-
ble trop sévère, ne parlant guère que de sa « bassesse, » de son
habitude des iiianœuvres honteuses, de ses perpétuelles apostasies
et de son déshonneur. Par contre, M. Thiers nous paraît trop indul-
gent lorsqu'il croit reconnaître dans le ton chagrin et morose de son
Histoire, (( comme dans la sévérité sombre de Tacite, la tristesse de
l'honnête homme. » Les temps agités, qui rendent la ténacité dans
le bien difficile, éprouvent les grandes âmes; celle de Guichardin
ne s'est pas élevée au-dessus de l'épreuve, il faut le reconnaître.
Gela n'empêche pas d'admirer les efforts, la résistance, la lutte, et
après la défaite même les protestations de son énergique esprit. Le
spectacle n'en est que plus intéressant. Tâchons seulement qu'il soit
pour nous instructif, et qu'après en avoir imposé à ses contempo-
rains, celui qui a recommandé la fausse doctrine de l'utile n'en im-
pose pas à la postérité. — Un dernier mot. Il serait injuste de ne
pas faire valoir en faveur de Guichardin la seule vertu peut-être qu'il
ait pratiquée, le patriotisme. Si à l'exemple de Machiavel, son maî-
tre et son ami, il a invoqué la force et glorifié le succès, nous avons
dit en commençant que c'était peut-être au nom de l'Italie : l'Italie
avait inutilement essayé des autres moyens de salut; il n'était pas
de douleur qu'elle n'eût subie, de déchirement auquel elle n'eût été
en proie. La doctrine que soutinrent Machiavel et Guichardin s'in-
spira du désespoir; il faut se rappeler leurs angoisses et les cruelles
humiliations dont ils furent témoins pour porter aujourd'hui sur eux
un jugement équitable : on rencontrerait peut-être cette équité en
se plaçant à une égale distance du blâme énergique qu'on doit aux
doctrines sceptiques et de la pitié que réclame le découragement
d'une passion vive et généreuse dans son principe.
A. Geffroy.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 août 1861.
Si les idées de l'ancienne polifque, où l'on voyait son bien dans le mal
des autres, étaient encore de mise, la France pourrait en ce moment goû-
ter certaines satisfactions égoïstes. L'Ang'eterre exceptée, à laquelle pour-
tant nous avons le plaisir de donner de mauvais rêves, tous les états qui
pouvaient contre-balancer notre influence subissent des déchiremens inté-
rieurs, sont en proie à de graves angoisses. L'Autriche est moins près que
jamais de se réconcilier avec la Hongrie et les nationalités dissidentes-, les
agitations douloureuses de la Pologne affaiblissent la politique moscovite et
la teignent d'une vilaine couleur de barbarie; la Prusse est plus que jamais
empêtrée dans ses velléités et dans ses réserves; les sorcières ont beau lui
crier : « Tu seras roi' » les cauchemars de l'ambition ne font que tourmen-
ter et n'ont pas le pouvoir d'entraîner ce Macbeth qui veut rester honnête.
Nos amis eux-mêmes sont plongés dans de grands embarras, et comme un
de nos plus subtils moralistes a prétendu que dans le malheur de nos amis
il y a toujours quelque chose qui nous plaît, nous pourrions ajouter à nos
satisfactions l'agrément de voir le nouveau royaume d'Italie battu en brèche
par la cour de Rome, — une autre amie que nous protégeons en l'humiliant,
— et par l'anarchie des provinces napolitaines; nous pourrions nous féli-
citer môme de voir l'insolente démocratie américaine s'épuiser dans une
guerre fratricide et y perdre son prestige. Voilà les malignes joies dont se
repaissaient les politiques de l'ancien régime , celles par exemple que
Louis XIV devait goûter quand il châtiait la cour de Rome, quand il sou-
doyait les Stuarts, quand il mettait l'empereur d'Allemagne aux prises avec
le Turc et le Transylvain, quand il couvait de l'œil l'étisie de l'Espagne,
quand il voyait les provinces-unies immoler leur meilleur citoyen. C'est en
de pareils momens sans doute qu'il savourait l'orgueil du nec pluribus im-
par. Les Louis XIV de notre époque sont peut-être plus grossiers encore dans
996 REVUE DES DEUX MONDES.
leur égoïsme que ceux du xvii* siècle, car Louis XIV aujourd'hui, c'est le
mol), la vile multitude. Cependant les esprits éclairés et les cœurs élevés
répudient l'étroit et méchant sentiment qui fait que l'on contemple le mal-
heur d'autrui en se frottant les mains. On connaît mieux maintenant la so-
lidarité qui unit les peuples : on sait qu'il n'est pas possible que les souf-
frances des autres profitent à aucun d'eux; on sait au contraire que ceux
qui sont placés dans les conditions les plus heureuses ont besoin du bien-
être des autres pour consolider et accroître leur propre prospérité. Si donc
nous remarquons que pour le moment la France est préservée des maux
profonds dont d'autres nations sont atteintes, ce n'est point pour en tirer
vanité. La prospérité et la vraie grandeur de la France sont plutôt para-
lysées par les difficultés qui travaillent les autres états. Néanmoins c'est
quelque chose, c'est beaucoup de ne point éprouver soi-même ces difficul-
tés, de n'en avoir que le spectacle et de n'en ressentir qu'indirectement le
contre-coup. C'est dans ces limites que nous définissons l'avantage dont
jouit la France, comparée à la plupart des autres états. Cet avantage est
considérable, et à défaut d'autres on peut le constater avec une satisfac-
tion légitime.
Ce bonheur de n'être que spectateur des orages dont nous sommes en-
tourés sied assez à la vie végétative à laquelle la saison nous invite. Un re-
pos amusé de spectacles, que peut-on souhaiter de mieux en été? C'est la
saison où les chefs d'état voyagent, où, en bons princes qu'ils sont, ils font
de leurs excursions des amusemens publics; c'est la saison des belles re-
vues, des fêtes sur la place publique, la saison où en effet l'édilité devient
la magistrature la plus affairée et la plus populaire. Ce n'est pas à nous de
parler du côté pittoresque des voyages de souverains; nous n'avons le droit
et le goût d'intervenir dans les passe-temps de ces grands personnages que
lorsque des affaires politiques s'unissent à leurs plaisirs. Quelque intérêt
politique a-t-il réellement attiré à Paris et conduit-il maintenant à Londres
le petit-fils de Bernadette, le jeune roi Charles XV de Suède? On a paru le
craindre de l'autre côté du Rhin, où l'on s'offusque de la perspective d'un
mouvement Scandinave auquel viendraient se heurter les sempiternelles
chicanes que l'Allemagne cherche au Danemark. Le roi de Suède a été ac-
cueilli avec une sympathie marquée par les populations françaises, et pour
notre part il nous semble que l'appui de la France, appui du reste con-
forme à toutes nos traditions, est dû à toutes les tentatives qui pourront
fortifier et pousser en avant les races Scandinaves. Un autre voyage royal a
pendant quelques jours préoccupé l'opinion : c'est celui du roi de Prusse.
L'on a voulu un instant qu'il vînt au camp de Chùlons, et l'on a cru qu'il y
viendrait. Le Moniteur nous a informés que la visite du roi de Prusse à Napo-
léon III était ajournée au mois d'octobre. N'étant point initiés à la politique
ésotérique, nous ignorons les combinaisons qui pourraient se rattacher à
l'entrevue des deux souverains. Nous n'y voulons rien voir au-delà de l'ac-
REVUE. CIIROMQUE. 997
quittement d'une dette de courtoisie. Notons d'ailleurs que le projet de
voyage au camp de Chàlons avait éveillé les unanimes ombrages de l'Alle-
magne; il faut peu de chose pour agiter l'Allemagne.
Entre la visite du roi de Suède et les manœuvres du camp de Chàlons,
l'empereur a inauguré le Tboulevard Malesherbes. L'ouverture de cette ma-
gnifique voie ajoute un élément considérable aux embellissemens de Paris.
Il est fâcheux seulement qu'à l'extrémité du nouveau boulevard, dans le
beau parc de Monceaux, on se heurte à de pénibles souvenirs de confis-
cation. Faisons un effort pour oublier ces idées, évoquées naturellement
par les lieux mêmes; repoussons doucement d'importunes réminiscences.
Aussi bien les embellissemens de Paris sont devenus de nos jours une ques-
tion politique. Lorsque nous ne regardons qu'au résultat matériel de ces
travaux, qui assainissent nos villes, y ouvrent aux populations et au mou-
vement du commerce des voies spacieuses et commodes, en agrandissent
la surface habitable, nous sommes de l'avis qu'exprimait naguère ici M. de
Rémusat dans ses charmantes noies de voyage. Au point de vue du goût et
de l'art, on peut trouver parfois à redire à certaines parties de ces grands
travaux improvisés : il faut pourtant convenir qu'ils sont en somme une
expression grandiose et séduisante de l'activité commerciale et du génie in-
dustriel de notre époque. Ce mouvement de démolitions et de constructions
donne lieu dans Paris à des controverses de plusieurs sortes. Nous écartons,
quant à nous, la controverse personnelle; nous ne nous rangeons point
parmi les adversaires du préfet de la Seine. Pour tenter et mener à fin cet
immense remaniement de Paris, il fallait assurément un homme doué de
facultés peu ordinaires, et M. Haussmann peut avec un légitime orgueil
opposer son œuvre à ses détracteurs personnels. L'homme d'exécution dans
le préfet a été surtout remarquable; mais l'impulsion donnée aux travaux
de Paris soulève deux questions, l'une économique, l'autre politique, qui
à nos yeux dépassent la compétence et la responsabilité du préfet, et sur
lesquelles il nous est impossible de donner raison au gouvernement. La
question économique est celle-ci : en imprimant une impulsion extraor-
dinaire aux travaux du bâtiment dans les grandes villes, et surtout à Paris,
le gouvernement ne s'est-il pas exposé à donner un développement arti-
ficiel à une branche particulière de l'industrie? iN'est-il pas périlleux de
n'avoir point laissé cette industrie dans ses conditions normales, de ne
l'avoir pas laissée s'étendre sous l'influence naturelle de l'offre et de la de-
. mande, d'avoir ajouté une surexcitation extraordinaire à l'aiguillon des
besoins qu'elle était destinée à satisfaire? L'industrie des constructions est
régie par les mêmes lois économiques que les autres industries. Ses dé-
veloppemens, pour être sains, doivent être spontanés et proportionnés au
mouvement des autres branches du travail. A trop faire, à faire trop vite
dans une industrie spéciale, on s'expose à de funestes réactions. Quar-
rive-t-il en effet? La spéculation s'échauffe et dépasse la mesure, les capi-
998 REVUE DES DEUX MONDES.
taux se portent avec surabondance sur le point où la spéculation les appelle;
les prix s'élèvent avec exagération ; on paie la matière première et la main-
d'œuvre trop cher, au détriment des autres matières premières et des autres
bras. Il y a un moment d'exaltation où le spéculateur se croit dans une
période de prospérité sans limites. Tout à coup, au premier choc que reçoit
la spéculation, la débâcle éclate, et alors viennent Favilissement des prix
et le chômage des ouvriers. C'est cette perspective de la question écono-
mique que le gouvernement, nous le craignons, n'a pas eue assez présente
à l'esprit en voulant tout entreprendre et tout achever en si peu de temps.
Nous souhaitons que l'événement démente nos appréhensions; mais en tout
cas le public se servira lui-même et servira le gouvernement en modé-
rant par ses avertissemens, en refrénant par une opposition salutaire l'ar-
deur excessive que le gouvernement apporte dans le remaniement des
villes, et l'excitation artificielle qu'il donne ainsi à la spéculation et à l'in-
dustrie des constructions. Cette intervention de l'opinion, comment de-
vrait-elle s'exercer? Cette opposition, comment pourrait-elle être efficace?
Nous touchons ici à la question politique soulevée par les embellissemens
de Paris. Contre les erreurs possibles de l'initiative administrative, il ne
peut, en une telle matière, exister pour l'opinion qu'un seul frein, un
seul contrôle, le contrôle des administrés s'exerçant par leurs re.présen-
tans élus. Au lieu d'une commission municipale nommée par l'administra-
tion elle-même, il faudrait un conseil municipal élu par les habitans de
Paris.
Ce n'est que par ce moyen que l'opinion pourrait s'associer franchement
à l'oeuvre poursuivie par l'administration, ou résister à des entraînemens
dangereux. M. Haussmann, dans son discours à l'empereur, se plaint des
erreurs et des injustices que l'opinion commet à son égard. Les plaintes de
M. Haussmann, nous n'en voulons pas douter, sont fondées; mais c'est le
régime exceptionnel de la municipalité parisienne bien plus que les pré-
ventions de ses adversaires que M. le préfet de la Seine devrait accuser des
injustices commises à son endroit. Tant que le public parisien ne sera pas
associé aux actes de l'administration par une représentation librement élue,
tant qu'il demeurera passif devant l'initiative de cette administration, il est
naturel qu'il demeure envers elle frondeur et défiant. Quoi qu'en pense
M. Billault, il faut, comme disait M. Picard, rendre Paris aux Parisiens. On
se vante, et nous ne nous en plaignons pas, de nous doter d'un Wesi-End;
puisqu'on est en veine d'imitation, qu'on nous permette d'avoir nos aider-'
men, et nous promettons à notre lord-maire qu'il n'aura rien à perdre en
populai'ité. M. Haussmann s'est livré dans sa péroraison à des rapproche-
mens historiques qui nous autorisent à émettre ce vœu politique. H nous
est impossible de voir une flatterie adroite dans les réminiscences où l'on
assimile le régime de la France actuelle au funeste empire des césars. M. le
préfet a cru relever l'édilité moderne en la comparant à l'édilité romaine.
REVUE. CHROMQLE. 999
L'édilité était à Rome une magistrature curule ; la préfecture urbaine était
réservée aux personnages consulaires. Il est vrai qu'il nous reste des édiles
de la république peu de monumens de pierre : les Romains de cette époque
n'ont laissé que des monumens moraux qui vivent indestructibles dans la
mémoire et la conscience du genre humain. L'édilité menait au consulat
quand le consulat était la magistrature suprême ; le consulat menait à la
préfecture urbaine quand le consul n'était plus que la créature d'un césar.
Quel a été, à vrai dire, le beau temps de l'édilité romaine? Est-ce celui où
l'édile était l'élu de ses concitoyens? Est-ce celui où il devait ses fonctions
à la faveur d'un seul ?
Mais ces questions dorment encore chez nous. On dirait même que l'in-
différence qui paralyse les classes actives de la France à l'endroit de la po-
litique intérieure commence à les gagner aussi à l'égard des questions exté-
rieures, qui naguère excitaient parmi elles des préoccupations si vives. Les
symptômes de ce retour des classes commerçantes et financières à une
sorte de sécurité relative touchant la politique étrangère ne sont pas seule-
ment visibles chez nous; les or^-anes les plus importans de l'Angleterre les
remarquent aussi parmi leurs compatriotes. Que voulez-vous? il faut bien
s'accoutumer à vivre avec son mal. Le commerce anglais paraît donc entrer
dans une période de rassérénement. Il croit la paix assurée, au moins jus-
qu'au printemps prochain; il est beaucoup moins en peine de ses approvi-
sionnemens de coton depuis le rude échec que l'Union américaine a essuyé
au début de sa lutte avec les sécessionistes. Il voit que l'argent est abon-
dant, et qu'il subvient très facilement aux demandes immenses manifes-
tées par les emprunts de divers états. Enfin il constate que l'Angleterre,
qui, dans la crainte des perturbations américaines et à la suite de la mau-
vaise récolte de l'année dernière, avait fait d'énormes achats et s'était con-
stitué de grandes réserves de grains, aura cette année une récolte satisfai-
sante. Ces diverses circonstances réunies paraissent devoir être chez nos
voisins le point de départ d'une active campagne d'affaires. En sera-t-il de
même chez nous? Il serait difficile que la confiance se rétablît, que l'activité
se réveillât au sein du commerce anglais, sans que la France ne s'en res-
sentît dans une certaine mesure. Il est vrai que tout ne se ressemble point
dans la situation économique des deux pays. La France passe par l'épreuve
de l'application du traité de commerce, et Ton ann jnce que nous n'aurons
cette année qu'une très médiocre récolte. Pour ce qui concerne la transi-
tion du régime prohibitif au système libéral en matière douanière, nous
sommes de ceux qui ne doutent point que cette épreuve ne soit heureuse-
ment franchie. L'industrie française tiendra victorieusement tête à la con-
currence anglaise; plusieurs faits particuliers en sont des présages certains.
Rien de plus encourageant sous ce rapport que ce qui se passe dans l'in-
dustrie métallurgique. Nos usines ne peuvent pas fournir tous les rails que
nos chemins de fer leur demandent. Il faut faire avec elles des marchés à
plusieurs années d'échéance , et elles traitent à des prix inférieurs à ceux
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
que Ton pourrait obtenir de l'Angleterre. Nos industries cotonnières auront-
elles plus de peine que l'industrie métallurgique à lutter avec la concurrence
étrangère? Nous ne le pensons pas, car, même sous le régime du traité,
leurs produits jouissent d'une protection qui sera, dit-on, plus efficace que
celle qui couvre les fers. Dans son discours à l'empereur, M. Haussmann nous
a révélé un fait très intéressant, qui montre que, dans certaines branches
do notre industrie, le traité de commerce a communiqué une énergie singu-
lière à notre production. L'exportation des articles de Paris a doublé depuis
le traité de commerce; ce fait est d'autant plus significatif qu'il y avait lieu
de craindre que cette industrie ne ITit en souffrance, la crise politique tra-
versée par l'Amérique lui fermant un de ses débouchés les plus considéra-
bles. Quant à la question des récoltes, nous croyons qu'il ne faut pas la juger
cette année d'après les erremens fournis par l'expérience de notre ancien
régime économique. Il y a d'abord une circonstance favorable dont on doit
tenir compte. D'ordinaire les mauvaises récoltes en France coïncident avec
des récoltes encore plus mauvaises en Angleterre. Dans les cas d'insuffisance
commune aux deux pays, l'Angleterre avait à faire au dehors, en môme
temps que nous, d'énormes demandes de céréales. Nous rencontrions sa
concurrence sur les marchés étrangers, et nous avions à payer des prix
plus élevés. Ce n'était point le seul contre-coup fâcheux que nous eussions
à ressentir de la simultanéité de cet accident dans les deux pays. L'Angle-
terre était, comme nous, obligée de payer ses blés en métal : les caisses de
sa banque se vidaient en même temps que les nôtres. De là entre les marcl.és
monétaires des deux pays une concurrence qui poussait l'intérêt de l'argent
à des taux exorbitans, et souvent entraînait des crises commerciales. C'est
donc une circonstance très heureuse cette année, si la récolte en France
est insuffisante, que la récolte en Angleterre ne présente point d'insuffi-
sance extraordinaire et soit plutôt favorable. Nous n'aurons du moins à re-
douter ni un renchérissement excessif du prix du blé par l'effet d'une vive
concurrence étrangère sur les marchés où nous irons nous approvision-
ner, ni une trop grande cherté de l'argent accompagnée d'une crise com-
merciale. Une branche de notre commerce, le commerce des céréales, sera
très active : nos importations extraordinaires de grains exciteront la pro-
duction et l'exportation de nos marchandises d'échange; nos chemins de
fer, qui auront à répartir sur tous les points du territoire les blés impor-
tés, auront un trafic animé. Il ne serait donc pas impossible, si l'insuflfîsance
de la récolte, comme tout permet de l'espérer, ne prend pas des propor-
tions graves, que la fin de cette année fût marquée en France, comme elle
le sera en Angleterre, par une activité plus productive qu'on ne l'eût ima-
giné il y a quelques mois. Que nos espérances soient confirmées ou démen-
ties par les faits, c'est dans la perspective des conséquences de la récolte
et de la prochaine campagne industrielle qu'est la véritable question inté-
rieure du moment.
Les ténébreux amans du silence doivent être contens : le parlement an-
REVUE. CHRONIQUE. 1001
glais a terminé sa session. On ne parle plus publiquement de politique nulle
part en Europe. Nous n'avons pas trop à regretter que les débats soient clos
dans les chambres anglaises. Le ton à l'égard du gouvernement français y
avait pris une croissante aigreur. L'on ne sait où se serait arrêtée cette
âpreté de langage, si la session n'eût pris fin elle-même. Dans une des der-
nières séances des communes, lord Palraerston avait écarté avec affectation
la suggestion un peu sentimentale de M. Disraeli touchant le? arméniens
maritimes de la France et de l'An^^leterre. A l'exemple de M. Cobden,
M. Disraeli avait demandé si l'on ne pouvait arriver à une entente sur la
limite et la proportion qu'il convenait de donner aux arméniens maritimes
des deux pays. « A quoi sert la diplomatie, s'était-il écrié mélancolique-
ment, si elle ne peut réussir à prévenir à l'amiable ce gaspillage de capi-
taux et ces mutuelles menaces par lesquelles les deux peuples s'irritent à
l'envi l'un contre l'autre ? » Lord Palmerston a opposé son bon sens nar-
quois à cette aspiration humanitaire; son argument a été identique à celui
que nous avions présenté nous-mêmes. Des armemens limités par un arran-
gement réciproque obligeraient les deux contractans à se surveiller et à se
contrôler mutuellement; cette surveillance et ce contrôle seraient une cause
incessante de conflits entre les deux pays, et mieux vaut pour le maintien
de leur bonne intelligence qu'ils conservent leur entière liberté d'action.
On a remarqué le silence du discours de clôture sur la France, l'affecta-
tion que met le gouvernement anglais, comme pour établir une ligne de dé-
marcation entre lui et nous, à bien constater qu'il s'est abstenu de toute
intervention en Italie, la sécheresse presque dédaigneuse avec laquelle notre
expédition de Syrie est qualifiée, nos soldats n'étant désignés que sous le
nom de troupes européennes, leur action n'étant définie que comme une
coopération donnée aux troupes et aux autorités turques. Nous le répétons,
il était temps que cette session eût un terme : nous n'avions point à
nous féliciter de la tournure qu'elle prenait à notre égard. Le mouve-
ment qui s'y est accompli au sein des partis a été caractéristique. L'école
de Manchester, qui était à l'origine en liaison étroite avec le cabinet, a
été peu à peu repoussée par lord Palmerston, et a beaucoup perdu en in-
fluence et en importance aussi bien auprès du public qu'au sein du par-
lement. Les flatteries trop maladroites de M. Bright et de ses amis pour la
démocratie américaine, qui joue maintenant un si triste rôle, et pour la
démocratie militaire et centralisatrice qui règne en France, ont ruiné l'au-
torité du chef de l'école de Manchester auprès de ses compatriotes. La ses-
sion laisse deux ministres meurtris et chancelans, et ce sont justement les
amis de M. Bright : M. Milner Gibson et M. Gladstone. Les imprudences de
M. Bright ont surtout contribué à augmenter les forces du parti tory. Ce
parti serait à coup sûr arrivé au pouvoir dès cette année, si plusieurs de
ses membres, dociles en cela au sentiment public, ne préféraient au succès
personnel de leur parti le maintien de lord Palmerston à la tête du gouver-
1002 BEVUE DES DEUX MONDES.
nement, et ne conféraient pas, avec une abnégation rare dans les pays libres,
une sorte de dictature morale à Thomme extraordinaire qui a aujourd'hui
le privilège de personnifier en lui les qualités et les défauts, les préjugés et
la vigueur du patriotisme anglais.
Reconnaissons-le : c'est un bonheur singulier pour les peuples libres que
de rencontrer dans leur sein ces hommes dont la prééminence est reconnue,
et qui savent si bien s'identifier aux nécessités d'une situation et aux pen-
chans de l'opinion populaire, que du consentement de tous ils sont investis
d'une sorte de dictature. M. de Cavour était un homme d'état de cette
trempe, et il apportait cet immense avantage à la conduite de la révolution
italienne. Son habileté, ses antécédens, son prestige procuraient au gouver-
nement de l'Italie, dans la crise que ce pays traverse, une certaine fixité qui
donnait à ce gouvernement à la fois les avantages de la liberté et ceux de
la dictature, sans les inconvéniens de l'une et de l'autre. Il était l'homme
de la situation, et tous ses compatriotes reconnaissaient son ascendant. Aux
embarras qui naissent de l'agrégation en un seul royaume de populations
qui étaient, il y a trois ans, partagées entre neuf gouvernemens, de l'anar-
chie des provinces napolitaines, d'une grande force militaire à organiser,
de l'état de choses indéfini qui se perpétue à Rome sous la protection d'une
troupe française, etc., s'ajoute donc pour l'Italie la difficulté intime de la
composition même du ministère appelé à la gouverner. Il doit arriver en
Italie ce qui arrive chez tous les peuples libres lorsque les hommes de la
puissance de M. de Cavour font défaut, ou lorsque les partis n'y sont point
encore constitués et disciplinés dans des cadres solides. Le pouvoir tente les
ambitions, et elles ne reculent pas devant l'intrigue pour l'obtenir. M. Rica-
soli ne saurait posséder un ascendant égal à celui de M. de Cavour; cependant
son caractère, sa réputation, l'estime dont il jouit dans son pays et à l'étran-
ger, placent, pour le moment du moins, sa personnalité au-dessus des ambi-
tions qui peuvent convoiter le pouvoir, et qui voudraient, sans l'en exclure,
le partager avec lui. Que de telles ambitions existent à Turin, on est bien
forcé de se l'avouer, et c'est seulement par leur activité inquiète que l'on
p.eut s'expliquer les bruits de crise ministérielle qui ont été systématique-
ment répandus en ces derniers temps dans la presse européenne. Ces bruits
n'étaient pas fondés : le cabinet ne songeait point à se dissoudre; la majorité
qui l'a soutenu jusqu'à la fin de la session par des votes imposans n'avait
aucun désir de voir changer un ministère composé d'hommes qui seraient
considérés en tout pays comme très distingués, et dont plusieurs viennent
de se faire remarquer par une énergique application au travail et des suc-
cès singulièrement profitables à. l'Italie. Les propagateurs du bruit d'une
crise ministérielle qui n'a point existé ne pouvaient être par conséquent que
ceux qui rêvent dans un changement de cabinet leur accession au pouvoir.
En démentant les bruits de remaniement ministériel, nous n'entendons pas
dire assurément qu'il n'y ait point dans l'organisation du système adminis-
BEVUE. CHRONIQUE. 1003
tratif qu'il faudra donner au nouveau royaume des questions qui soient de
nature à faire éclater des divergence? au sein de la majorité parlementaire
et des dissidences parmi les ministres; mais ces questions ne sont point
posées actuellement, elles ne sont pas mûres; elles ne seront pas soumises
à la discussion décisive du parlement avant six mois : pourquoi donc irait-
on embarrasser le présent, où de si graves difficultés affluent, de contro-
verses réservées à l'avenir? Ceux qui s'adonnent à ce travail de dissolution
comprennent bien peu les intérêts de leur pays; ils semblent ignorer com-
bien il importe au crédit de l'Italie en Europe que l'unité du ministère ac-
tuel soit maintenue. Le ministère italien ne doit avoir aujourd'hui en vue
qu'une chose, le rétablissement de l'ordre dans les provinces napolitaines.
Qu'il seconde avec vigueur le général Cialdini en méprisant les fausses ru-
meurs qui annoncent sa dissolution, et que les ambitieux aient au moins
assez de patriotisme pour ajourner leur impatience jusqu'au moment où
Cialdini aura terminé son œuvre.
Les Italiens ne sont point le seul peuple dans le monde dont la France
ait activement favorisé la naissance politique. Seuls en Europe, nous avons
coopéré à la fondation de la république américaine : sans doute dans leur
lutte avec la métropole, les États-Unis auraient été vainqueurs à la longue
et auraient forcé l'Angleterre à reconnaître leur indépendance; mais l'in-
tervention généreuse de la France abrégea certainement la guerre de l'in-.
dépendance et avança l'heure où l'Angleterre dut se résigner à l'émancipa-
tion de ses colonies. 11 nous est impossible de nous soustraire au souvenir
de cette participation glorieuse de la France à la fondation de la grande ré-
publique américaine quand nous voyons cette république se démembrer, et
dans ce déchirement le parti qui représente l'union des états subir une san-
glante humiliation par la déroute de Manassas. Ne semble-t-il pas que le
coup qui déchire rUnion frappe la France dans une de ses œuvres vivantes?
Nous ne parlerons pas de la place que la république occupait dans l'équilibre
maritime et du concours que nous sommes exposés à perdre pour le main-
tien de cet équilibre, si la séparation devient irrévocable, si l'antagonisme
se perpétue entre les états du nord et ceux du sud. Notre regret est plus dés-
intéressé. Le gouvernement américain a été parmi les gouvernemens du
monde moderne celui qui a eu au plus haut degré ce caractère d'être une
création de la raison humaine. Sous cette constitution essentiellement ra-
tionnelle, l'égalité la plus entière devait se concilier et avait jusqu'à présent
coexisté avec la plus complète liberté. Il y avait là comme le type de la
justice sociale et politique que toutes les sociétés humaines doivent aspirer
à réaliser. Même pour les intelligences qui vivent au sein des nations aux-
quelles leur histoire et les accidens de leur situation ne permettent point
d'espérer le règne prochain de la justice politique, c'était une consolation
et un orgueil de pouvoir montrer par un exemple si éclatant que ce n'est
point une utopie que de croire en politique à la réalisation pratique d une
lOOÙ REVUE DES DEUX MONDES.
conception rationnelle. Ce qui nous afflige et nous humilie dans la triste
guerre civile où viennent sombrer les États-Unis, c'est Tavortement pos-
sible de ce plan d'une société construite par la raison humaine. Nous ne
comprenons pas qu'une résolution héroïque ne s'empare point, devant un
tel spectacle, de quelques intelligences européennes, de quelques cœurs
français. Pourquoi des hommes éminens de France, d'Angleterre, d'Italie,
d'Allemagne, n'iraient-ils pas, au nom de la raison et de Thumanité, offrir
leur médiation aux Américains divisés? Nous ne conseillerions point à des
gouvernemens de se charger d'un tel arbitrage, qui pourrait paraître in'^piré
par l'égoïsme, qui prendrait peut-être le caractère d'une ingérence offen-
sante, et serait exposé à provoquer des défiances et des ressentimens. De
simples particuliers, des particuliers illustres, des libéraux connus du monde,
devraient être tentés par ce rôle de médiateur qui n'aurait à imposer d'hu-
miliation à personne. Les volontaires français qui allèrent combattre sous
Washington n'avaient aucune mission de la cour de Versailles; ils s'étaient
au contraire embarqués contre le gré de leur gouvernement, qu'ils entraî-
nèrent à leur suite. L'Europe actuelle ne pourrait-elle envoyer aux États-
Unis des volontaires de pacification? N'a-t-elle pas assez de foi, d'autorité
morale, d'humanité, pour pousser quelques hommes d'élite vers une œuvre
semblable?
Hélas! l'Europe n'aurait elle-même que trop d'occupations à donner chez
elle à de tels missionnaires, en admettant que notre étiquette monarchique,
dont ces pauvres Américains se moquaient tant autrefois, permît à des par-
ticuliers d'intervenir entre les peuples et les rois. L'empereur d'Autriche et
les Hongrois n'auraient-ils pas grand besoin d'un de ces négociateurs spon-
tanés et bénévoles que nous rêvons? Il doit exister sans doute un terrain
commun où il serait possible à l'empereur d'Autriche et aux Hongrois de se
rencontrer. Il ne semble pas que ni l'empereur d'Autriche ni les Hongrois
veuillent aller d'eux-mêmes sur ce terrain. L'empereur a cru être très libé-
ral, et il l'est d'intention, on nous l'assure et nous en sommes convaincus,
en dotant ses états d'institutions représentatives; mais il n'a pas pris garde
qu'au lieu de reconnaître les libertés des Hongrois comme des di'oits pré-
existans, il les leur octroyait comme un don de sa grâce impériale. La
résolution inflexible des Hongrois est de revendi(iuer leurs droits comme
émanant de contrats antérieurs entre la royauté et la nation, et ils ne veu-
lent point échanger leurs vieux titres contre une concession du bon plaisir
que le bon plaisir pourrait retirer. L'Autriche a ergoté, et en fait de dis-
tinctions logiques et de dialectique politique elle a trouvé à qui parler. Son
dernier mot sera-t-il la raison du plus fort? Nous espérons que non. L'em-
pereur d'Autriche est loyal dans sa nouvelle politique. Pourquoi ne fait-il
pas lui-même le sacrifice d'un procédé qui conserve la forme de l'autocratie
jusque dans l'inauguration d'un système libéral? Pourquoi ne traite-t-il pas
avec les Hongrois sur le terrain où ceux-ci se placent? Pourquoi ne s'en-
REVUE. CHRONIQUE. 1005
gage-t-il pas par un lien contractuel, et n'en appelle-t-il pas au cœur des
Magyars en se mattant avec franchise et simplicité dans leurs mains? Ainsi
fit Marie-Tiiérèse, et Tliistoire ne dit point qu'elle s'en soit mal trouvée. Si
le pédantisnie de la cour de Vienne et l'obstination des Hongrois rendent
toute réconciliation impossible, une occasion unique aura été perdue pour
la diffusion de la liberté à Test de l'Europe et la régénération de l'empire
qui devrait réunir les races et les forces qui s'enchevêtrent et se paralysent
sur les bords du Danube.
Depuis quelque temps, le conflit allemand-danois nous avait laissés en re-
pos, et ce repos n'a point été perdu, car il paraît que nous allons être déli-
vrés une bonne fois de ce fastidieux procès. On sait que les négociations se
continuaient entre le Danemark d'une part, l'Autriche et la Prusse de l'au-
tre, et que pendant la durée de cette négociation les comités de la diète
germanique devaient se borner à préparer leur rapport concernant le mode
de l'exécution fédérale dans le cas où les négociations n'aboutiraient pas.
Le Danemark de son côté, poussé par l'Angleterre, faisait des efforts pour
éloigner ou du moin.s ajourner cette éventualité. Il paraît en effet qu'une
note identique vient d'être adressée par le cabinet danois aux cabinets de
Vienne et de Berlin, indiquant les concessions que le Danemark ferait à
l'Allemagne. Parmi ces concessions, on cite celle-ci : le Danemark renonce-
rait pour cette année à la quote-part imposée au Holstein dans les dépenses
générales du royaume. Ce serait là, comme on voit, une mesure purement
provisoire. Le Danemark s'engagerait en outre à ne plus faire rendre de loi
concernant les affaires générales du royaume sans l'avis et le consentement
des états du Holstein. Cette dernière concession serait beaucoup plus impor-
tante. H semble en somme que la diète de Francfort est satisfaite des propo-
sitions danoises, puisqu'elle a décidé, avant de prendre ses vacances, qu'il
ne serait pas donné suite à la résolution relative à l'exécution fédérale.
N'est-il pas étrange que les Allemands, qui ont soutenu avec tant d'opiniâ-
treté et de violence les droits historiques du Holstein contre le roi de Dane-
mark, aient tant de peine à comprendre pourquoi les Hongrois préfèrent
à une constitution octroyée leurs droits historiques, fondés sur des con-
trats?
L'assemblée générale du National Verein se tiendra le 26 août à Heidel-
berg. On fait de grands efforts pour donner à cette réunion tout l'éclat et
le retentissement possibles. Ces efforts sont secondés par le gouvernement
badois, qui, avec celui de Cobourg, se pose de plus en plus en patron avoué
du Nalionnl Verein, tandis que la Prusse, subissant les exigences complexes
de sa situation, louvoie dans sa conduite envers la grande société unitaire.
Les journaux de Prusse et du parti de Gotha avaient fait grand bruit au su-
jet des garnisons autrichiennes des forteresses fédérales de Mayence et de
Rastadt. Hs se récriaient sur ce que ces garnisons étaient en partie compo-
sées d'Italiens et de Hongrois, et sur le péril auquel était exposée par là la
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
sûreté de ces forteresses. On annonçait même une motion du gouvernement
badois à la diète concernant ce sujet. Le gouvernement autrichien vient
d'enlever ce prétexte à ses adversaires en retirant les troupes hongroises
et italiennes, et en les remplaçant par des régimens allemands; mais
les ennemis de la Prusse constatent avec malice que les journaux , en an-
nonçant ce fait, ont en même temps informé leurs lecteurs que la Prusse
va envoyer un régiment polonais tenir garnison dans la forteresse fédé-
rale de Luxembourg. Ce qui vaut mieux toutefois que ces chicanes poli-
tiques, ce sont les grands festivals où excelle le génie germanique. Telle
est cette grande fête musicale de Nuremberg, où assistaient cinq mille
chanteurs venus de toutes les parties de l'Allemagne ; telle est encore la
grande fête gymnastique de Berlin, donnée en Thonneur de l'anniversaire
de la naissance de Jahn, qui introduisit il y a cinquante ans et popularisa
la gymnastique en Allemagne. Cet anniversaire sera célébré dans l'Alle-
magne entière. La musique, la gymnastique, sont sans doute pour l'Alle-
magne des façons de satisfaire ses aspirations à l'unité; peut-être faut-
il désirer pour son repos qu'elle n'emploie pas de moyens moins innocens
pour réaliser son rêve.
Peut-être en ce moment, dans un coin de l'Europe qui depuis quelques
années a plusieurs fois attiré l'attention, au Monténégro, se prépare un
drame politique que les grandes puissances devraient s'efforcer de préve-
nir. On sait que le prince Danilo, qui pendant sa courte existence avait fait
une figure originale dans les événemens d'Orient, a eu pour successeur un
jeune homme, le prince Nikitsa, qui ne s'est montré guère capable jusqu'à
présent de continuer l'œuvre de l'homme énergique et intelligent qu'il a
remplacé. Le prince Nikitsa est pourtant le seul espoir du Monténégro. S'il
résignait son pouvoir, les Monténégrins ne pourraient mettre à leur tête
que des chefs de nahia, des capitaines de districts, et ces clans de monta-
gnards perdraient la cohésion qu'avaient su leur donner les descendans
de Pétrovitch. Il y a lieu de craindre que le général turc, Omer-Pacha,
ne cherche à obtenir l'abdication du prince Nikitsa en l'intimidant par
la grandeur des préparatifs qu'il fait contre les Monténégrins. L'humi-
liation et l'assujettissement du Monténégro seraient un succès qui exal-
terait l'orgueil turc, et donnerait dans cette partie de l'empire ottoman le
signal d'une réaction fanatique. Le plus grand service que l'on pût rendre
aux Turcs, ce serait de les préserver d'une telle victoire en étendant sur
le Monténégro la protection de l'Europe, car la fermentation que la défaite
des Monténégrins exciterait dans les régions avoisinantes mettrait en péril
la domination des Turcs dans leurs provinces situées entre le Danube et
l'Adriatique. e, forcade.
REVUE. CHRONIQUE. 1007
LE CABINET DE MADRID ET L IN S UR R ECTI 0 N DE LOJA.
Il devient quelquefois difficile, on ne peut le méconnaître, de démêler la
vérité dans ces mouvemens des peuples qui n'ont rien de commun en ap-
parence, et qui en réalité ne sont que les élémens indissolubles d'une situa-
tion générale. Qu'on tourne les yeux vers l'Italie, la Hongrie, la Pologne,
rAlIemagne, l'Orient, la Russie elle-même : une multitude de problèmes
s'élèvent à la fois et se déroulent confusément à travers des alternatives de
précipitation et de ralentissement. Ces questions, qui font leur chemin sous
nos yeux, on ne peut les séparer; elles se rejoignent en quelque sorte, réa-
gissent les unes sur les autres, et sont dans leur ensemble l'expression
émouvante et profonde de la crise qui agite l'Europe. L'Espagne, par sa
position, n'entre sans doute qu'assez indirectement et de loin dans ce mou-
vement-des choses : elle s'y rattache pourtant encore plus qu'on ne le croit
par une certaine solidarité générale, par le travail des esprits et des partis,
par le retentissement inévitable que les affaires européennes ont au-delà
des Pyrénées, et même de temps à autre par quelqu'un de ces incidens im-
prévus d'où jaillissent des lumières soudaines, comme cette insurrection
qui a éclaté récemment dans le midi de la Péninsule.
Pour le moment, la cour de Madrid et le monde politique sont en voyage;
la reine Isabelle visite "les côtes de l'Océan, et elle est reçue à Santander,
comme la royauté est toujours reçue en Espagne, par des acclamations et
des ovations populaires. Tout est donc calme à la surface; le fond de la si-
tuation cependant ne laisse point d'avoir ses troubles et ses obscurités. « Ne
montrez-vous pas, nous écrivait récemment un Espagnol de libre esprit, ne
montrez-vous pas une curiosité bien grande de prétendre savoir ce que nous
faisons, où nous allons? Dans tous les cas, c'est une curiosité qui dépasse la
nôtre. Pour nous, depuis quelque temps nous nous accoutumons à ne plus
savoir où nous en sommes et où nous allons. Nous sommes au lendemain de
l'insurrection de Loja, insurrection fort extraordinaire dont on n'a pas en-
core le secret, et en attendant les répressions suivent leur cours. On ne
fusille plus, on exécute par le garrole vil ceux qui sont réputés les chefs et
qu'on peut prendre, et le reste est envoyé aux présides. Pour notre poli-
tique extérieure, qu'en savons-nous? Resterons-nous en paix avec le Maroc,
qui ne solde pas l'indemnité promise? Recommencerons-nous la guerre?
L'an dernier, pour nous faire accepter la paix sans conquête territoriale,
on nous disait que Tetuan ne serait qu'un mauvais poste, un camp ruineux,
que mieux valait une grosse somme, qui accommoderait nos finances; au-
jourd'hui on recommence à nous dire que Tetuan serait une précieuse pos-
1008 BEVUE DES DEUX MONDES.
session à conserver à défaut d'argent. En Amérique, nous avons avec le
Mexique et le Venezuela des affaires désagréables, qui ne se terminent pas
à notre honneur, ou qui, à vrai dire, ne finissent pas du tout. En Europe,
nous écrivons des dépèches pour le pouvoir temporel du pape, et nous avons
auprès de François II un ambassadeur que l'ancien roi de Naples a fait
prince. Nous avons des vœux stériles pour tout ce qui s'en va et de la mau-
vaise humeur également stérile pour l'Italie. Notre cabinet, qui préside à
tout cela, fait dire, chose dangereuse, par ses amis et partisans, qu'il est la
providence de la monarchie, le dernier ministère possible, et malgré tout,
sans qu'il y ait aucun fait bien palpable, une vague inquiétude gagne de
proche en proche. On se fait tout bas cet aveu, que cela ne peut point du-
rer ainsi, que les iaffaires du pays sont assez tristement conduites, ou plutôt
ne sont pas conduites du tout, qu'on va à l'aventure, et que les aventures
conduisent aux catastrophes, dont Dieu nous garde!
« Vous avez bien votre part dans ce tumulte bourdonnant d'appréhen-
sions. Ce n'est pas qu'on craigne bien sérieusement que la France vienne un
de ces jours nous demander les provinces de l'Èbre. C'est une plaisanterie
qu'on tire du fourreau de temps à autre pour la circonstance. Ceux qui
connaissent les choses savent bien que la France n'y songe guère. D'ailleurs
notre ministère est le meilleur ami de l'empereur. Il n'est pourtant pas cer-
tain qu'il ne soit bien aise de voir quelquefois amis et ennemis agiter au-
tour de lui ces questions, quoique les uns et les autres soient mus par des
causes très différentes. Cela sert notre ministère, cela lui donne un air de
défenseur de l'indépendance nationale menacée, et quand au dehors on le
juge rigoureusement pour sa politique indécise et contradictoire, ces sé-
vérités sont évidemment le fait d'une conspiration étrangère! Combien de
temps cela durera-t-il? Cela durera, penserez-vous, jusqu'à ce qu'un par-
lement en juge autrement. Vous serez dans l'erreur, car il n'y a jamais eu
chez nous un parlement qui ait renversé un ministère ou qui lui ait dicté
une politique, et il n'y a jamais eu un ministère qui, faisant des élections,
n'ait trouvé dans le parlement une majorité docile. Seulement, à force d'ex-
périences, les ressorts s'usent, les mœurs politiques s'affaiblissent dans la
confusion au lieu de se fortifier, et le régime constitutionnel est à la merci
des incidens. Il y a de quoi réfléchir...
« Le ministère O'Donnell aurait pu exercer une grande et utile influence,
opérer beaucoup de bien; malheureusement il n'a réussi qu'à vivre, grâce
à nos divisions, car nous sommes tous divisés. D'ailleurs, soit dit entre nous,
notre cabinet ne vit que par son président, qui est moins une tête politique
qu'un chef militaire; les autres ministres tombent dans l'insignifiance, et
c'est peut-être pour cela que le duc de Tetuan les garde auprès de lui.
Notre ministre de l'intérieur, M. Posada Herrera, plie sous le poids des lois
de réforme qu'il devait faire, qu'il a présentées au parlement et qu'il n'a
pu soutenir jusqu'au bout. M. Calderon Collantes conduit notre diplomatie
REVUE. — CHRONIQUE. 1009
avec une ingénuité verbeuse qui dissimule à peine l'absence de toute idée,
qui se prend dans tous les lieux-communs ou dans tous les pièges. M. Ne-
grete, le ministre de la justice, traite gaiement les affaires de son départe-
ment. Le ministre des travaux publics, le marquis de Corvera, trouble à
chaque instant ses collègues par la naïveté de ses aveux dans les chambres,
et le ministère n'a pas mieux réussi depuis trois ans à se créer un parti qu'à
se donner une politique. Le parti ministériel est un assemblage d'hommes
de toutes les opinions, qui votent exactement au jour voulu, et qui sont
dans les emplois ou qui aspirent à y entrer. Passez-moi une petite histoire
irrévérencieuse. Il y a quelque temps, un de nos orateurs, voulant définir
le parti ministériel, racontait qu'un jour dans seè voyages, étanj; à Londres,
il avait vu ces mots sur un écriteau : l'heureuse famille! Il voulut savoir
ce que c'était que cette famille qui affichait une telle prétention, et il en-
tra. Le maitre lui montra une cage renfermant les ennemis les plus acharnés
dans l'ordre zoologique, qui, grâce à lui, vivaient pourtant dans la plus par-
faite intelligence. Tout le secret du maître consistait à ne laisser jamais
la faim atteindre un de ses élèves. C'était là l'heureuse famille... Telle est
aujourd'hui la situation de Yunioti, libérale vis-à-vis de son chef, ajoutait
l'orateur. Le mot est resté. Je ne vous dis pas de croire qu'il soit absolu-
ment juste, car enfin il faut aussi tenir compte du bien; mais il vous donne
une idée de nos polémiques... »
Les traits sont un peu vifs en effet, comme on nous le dit, et ne sont pas
d'un ami. Il reste toujours que tout ne va pas le mieux du monde au-delà
des Pyrénées, et que l'Espagne s'engage de plus en plus dans une de ces
situations qui conduisent à une crise, si elles ne sont pas renouvelées ou
redressées à propos par l'intelligence d'un chef habile. Un des faits les
plus curieux assurément dans la politique actuelle de la Péninsule, c'est
cette insurrection qui éclatait récemment à Loja, en Andalousie. Par elle-
même, elle n'avait rien de bien sérieux, on peut le dire : elle n'était ni or-
ganisée, ni suffisamment armée; elle n'avait ni mot d'ordre ni but bien pré-
cis. Les partis actifs de la Péninsule semblent être restés étrangers à ce
mouvement, dont le chef principal, Rafaël Perez Alamo, était un raaréchal-
ferrant de Loja. L'insurrection n'a même pas livré de combat, et on ne voit
pas trop pourquoi les troupes envoyées contre elle ne sont pas entrées im-
médiatement dans la ville, un moment occupée, puis bientôt désertée par
les insurgés. En lui-même, ce mouvement étouffé dans son germe n'était
donc pas sérieux; il a cependant une certaine gravité par le caractère
nouveau qu'il révèle. Jusqu'ici en effet, presque toutes les insurrections
étaient militaires. Les révolutions qui se sont succédé en Espagne n'avaient
point un autre caractère et une autre origine que le soulèvement d'une
partie de l'armée entraînée par un chef. Pour la première fois peut-être on a
vu une insurrection ayant en quelque sorte une couleur civile, un chef d'une
classe inférieure se mettant à la tête de paysans soulevés au nombre de six
TOME XXXIV. 64
JOIO REVUE DES DEUX MONDES.
OU huit mille hommes. Que se proposaient ces insurgés en prenant les
armes? qu'allaient-ils faire à Loja? Il serait difficile de le dire; le savaient-
ils eux-mêmes? Ici ont commencé les commentaires et les explications. On
a voulu y voir soit une intrigue du parti carliste, soit une inspiration du
protestantisme et de la Société biblique, qui se sont glissés en Andalousie,
soit enfin et mieux encore l'action du socialisme. Il se peut en effet qu'il y
ait une certaine couleur socialiste; seulement c'est un socialisme qui s'ex-
plique par l'état économique de ces contrées. Il faut bien se souvenir que
certaines parties de la Péninsule, et l'Andalousie notamment, sont divisées
en immenses propriétés appartenant à quelques familles anciennes qui pour
la plupart vivent en bonne harmonie avec les paysans attachés à la culture
des terres; mais l'immense étendue de ces domaines empêche que le maître
puisse avoir l'œil partout. Les abus s'introduisent, les régisseurs manquent
d'habileté. Il n'est pas rare de voir de magnifiques vegas en friche servant
à nourrir des troupeaux, lorsque l'homme trouve à peine de quoi élever
misérablement sa famille. Les vegas de Cordoue, du Bas-Guadalquivir, de
Grenade, de Malaga, sont dans cette situation; là où l'agriculture pourrait
être florissante paissent de nombreux troupeaux de taureaux de course.
Dans de pareilles conditions, il est souvent arrivé que des masses faméliques
s'ameutaient et se partageaient des terres dont le propriétaire connaissait
à peine l'existence. Ces mouvemens, qui se produisaient d'habitude à la
suite de troubles politiques ou sous l'influence d'une administration mau-
vaise, finissaient le plus souvent par s'arranger entre maîtres et paysans.
Le mouvement récent de Loja n'aurait donc sous ce rapport rien d'essen-
tiellement nouveau. Ce qui fait toutefois qu'il est, plus grave, c'est qu'en
procédant d'une situation économique déjà ancienne, il se complique bien
réellement de quelques idées politiques très peu définies, que les insurgés
n'ont pas même su énoncer, mais qu'un état vague de malaise a pu con-
tribuer à développer. Ce mouvement n'est donc rien, si on ne le considère
que dans ce qu'il a été : il peut être sérieux et menaçant comme symptôme,
comme signe de mécontentement. Quoi qu'il en soit, la répression a com-
mencé : quelques-uns des chefs ont péri par le garrotte; d'autres, en plus
grand nombre, sont envoyés aux présides. Le gouvernement a été pris un
peu à l'improviste; il ne s'attendait pas à cette explosion, et il met d'autant
plus de rigueur dans ses poursuites qu'il s'est laissé surprendre. Chose plus
grave, cédant un peu à l'effroi de ce fantôme de socialisme, le ministère se
laisse aller volontiers à ce courant de réaction que produit une crainte
exagérée. Depuis quelques jours, il traite la presse de Madrid comme les
insurgés de Loja. Tous les journaux d'opposition, modérés, progressistes ou
démocratiques, sont assaillis de poursuites et d'amendes. Quelques-uns sont
obligés de cesser de paraître. Le ministère peut se créer ainsi une sécu-
rité momentanée; il ne voit pas qu'il afl'ermirait bien plus efficacement son
existence et son pouvoir par une fermeté libérale et vigilante, par une
REVUE. CHRONIQUE. 1011
impulsion plus largement intelligente, en un mot par une politique nette
et claire qui tracerait un cours régulier à tous les intérêts libéraux de l'Es-
pagne. CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE.
On a beaucoup écrit de tout temps sur la musique religieuse. Si l'art mu-
sical est celui qui a suscité les plus grandes divagations depuis Platon jus-
qu'à l'abbé de Lamennais (1), la musique religieuse est la partie de l'art de
Palestrina et de Mozart sur laquelle on a débité les plus folles théories. Les
catholiques surtout ne se sont point épargné les systèmes sur un sujet aussi
important, et ils ont toujours été portés à croire que hors de leur église il
n'y avait de salut ni pour les âmes ni pour les œuvres de l'esprit. Le catho-
licisme a tracé autour de sa sphère d'action un cercle imaginaire où il a
cru enfermer le genre humain, et le fameux livre de Bossuet sur l'histoire
universelle n'est pas plus faux que les principes de certains pères de l'é-
glise et de grands théologiens sur les arts qui doivent exprimer le sentiment
religieux. Dès la naissance du christianisme, on voit éclater dans la lutte
de saint Pierre et de saint Paul l'antagonisme de deux familles d'esprits qui
se sont disputé la direction de l'église jusqu'à nos jours : les rigoureux et
le§ tempérés, les sectaires mystiques, les jansénistes, qui se sont forgé un
homme à leur image, sans entrailles et sans passions, et les politiques sen-
sés, qui ont tenu grand compte de la nature, des temps, des moeurs, et qui
se sont efiforcés de bien diriger les consciences, au lieu de les étouffer. Si
l'esprit qui a inspiré YlmUallon de Jésus-Chrisl et qui anima plus tard l'école
de Port-Royal l'avait emporté dans l'église, les admirables monumens de l'art
catholique n'existeraient pas. L'auteur d'une Histoire générale de la Musique
religieuse récemment publiée, M. Félix Clément, fait partie de ce groupe
d'ultra-catholiques modernes qui méconnaissent la grande loi du dévelop-
pement dans les choses humaines, et qui placent à une date arbitraire de
l'histoire le complet épanouissement des forces créatrices de l'esprit hu-
main. Comme M. de Montalembert et ceux qui partagent ses vues erronées,
M. Félix Clément croit sérieusement qu'il n'y a pas de musique vraiment
religieuse hors du plain-chant grégorien, qui aurait atteint au xiir siècle
sa forme définitive, et il pense que l'âge des Raphaël et des Palestrina est
une époque d'irrémédiable décadence. Ce plaidoyer curieux en faveur de
l'enfance de l'art, qui serait la manifestation la plus parfaite du sentiment
religieux, mérite que nous l'examinions de près.
Le chant est une partie nécessaire du culte religieux chez tous les peu-
(1) Voyez le troisième volume de son Esquisse d'une Philosophie.
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
pies du monde. 11 est naturel à Thomme de chanter ce qu'il adore. La prière
qui s'élève du cœur sous la forme d'un chant seml^le plus efficace et plus
éloquente que celle qu'on exprime par la simple parole. On pourrait dire
que la parole est plutôt l'or-ane de l'esprit et de ses vues particulières,
tandis que le chant est la manifestation du sentiment de tous. Dès le ber-
ceau de l'église chrétienne, on a chanté les louanges du divin fondateur,
la gloire des apôtres et celle des martyrs. Les catacombes retentissaient de
chants d'allégresse, d'hym es pieuses qui exaltaient la foi des néophytes et
leur donnaient la force de braver la persécution. 11 appartenait à la religion
de l'amour d'employer la langue par excellence du sentiment, et de faire
du chant public le fondement de son culte.
Aussitôt que l'église eut conquis le droit d'ouvrir des temples et de con-
fesser publiquement sa foi, elle se trouva en face de deux grandes difficul-
tés. Voulant que les fidèles prissent une part directe à la célébration de
l'office divin, il lui fallait trouver un moyen facile de répandre dans la foule
les paroles liturgiques et de les graver promptement dans la mémoire des
plus humbles chrétiens. L'église fut obligée alors d'adapter le texte sacré
sur des chants populaires qui servirent d'artifice mnémonique à la propa-
gation de sa doctrine. Tel est au fond le sens qu'il faut attacher à la créa-
tion du chant ecclésiastique opérée tour à tour par saint Ambroise et saint
Grégoire. Ces grands personnages, bien plus occupés de l'enseignement mo-
ral de l'église que de la constitution matérielle des mélodies, durent simpli-
fier tous les moyens de vulgarisation qu'ils employaient et choisir dans les
chants connus ceux qui pouvaient être le plus facilement retenus par l'o-
reille inexpérimentée de la foule. Cette opération très simple, qui a été sou-
vent renouvelée depuis, et qui fut moins une réforme doctrinale et scienti-
fique qu'un acte d'administration et de propagande morale, a /ait écarter
du chant ecclésiastique les modes trop compliqués du système musical des
Grecs, qui était le seul existant a'ors. En un mot, l'église, qui est née au dé-
clin d'une grande civilisation qu'elle venait remplacer, s'en est approprié
les élémens, qu'elle a fait servir à de nouveaux besoins. Elle a transformé
le monde antique sans rien créer d'absolument nouveau.
Les phénomènes de l'ouïe se divisent en deux grandes catégories : les
simples bruits, que l'oreille perçoit confusément sans pouvoir leur attribuer
d'autre caractère que celui d'une intensité plus ou moins grande, et les
sons proprement dits, qui produisent une impression distincte. Les sons
musicaux, dont on mesure l'acutesse par le nombre de vibrations, forment
une longue échelle sonore que se partagent la voix humaine et les divers
instrumens créés par l'industrie des hommes. L'échelle sonore se subdivise
en degrés ou intervalles plus ou moins distans les uns des autres, qui sont
contenus et comme résumés dans l'unité plus grande de l'octave. C'est de
la manière dont on parcourt l'espace limité par l'octave que résulte la sen-
sation générale qu'on appelle lonnlite. Ya-t-il plusieurs manières de diviser
l'octave? Quels sont les degrés ou intervalles qu'on y peut faire entrer?
L'oreille est-elle indifférente à toutes les combinaisons qu'on pourrait lui
oflVir? Quelle est l'induence de l'habitude et quelle est l'exigence de la na-
ture dans les jouissances de cet organe mystérieux? Jusqu'où va sa tolé-
REVUE. CHRONIQUE. 1013
rance? où s'arrête-t-elle en fait d'intervalles soit isolés, soit rattach(f^s à une
série mélodique? Répondre efficacement à ces différentes questions, ce se-
rait écrire une véritable philosophie de la musique, qui, à notre avis, fait
encore défaut. Deux historiens de la musique ont touché à ce problème,
Forkel en Allemagne et iVI. Fétis en France.
M, Fétis considère les différentes manières de constituer la série mélodi-
que enfermée dans l'octave, les différentes gammes ou tonalités qu'on trouve
chez les divers peuples du monde, comme le signe où se révélerait l'influence
des mneurs et de la race. Il va jusqu'à dire « qu'à l'audition de la musique
d'un peuple, il est facile déjuger de son état moral, de ses passions, de ses
dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, de la pureté de ses
mneurs ou de ses penchans à la mollesse. Quoi qu'on fasse, on ne donnera
jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité
austère et sans l'harmonie consonnante du plain-chant (1).» Ainsi donc
M. Fétis pense qu'il n'y a de musique religieuse qu'en Europe et chez les
catholiques; il pense que l'.lce verumde Mozart, écrit dans la tonalité mo-
derne, n'est pas un morceau divin de vraie musique religieuse, et il se fait
fort de nous prouver que le plain-chant grégorien chanté par les furieux
qui ont fait la guerre des Albigeois, les croisades, la Saint-Barthélémy,
exprime pourtant la piété calme et austère d'un peuple doux et soumis,
d'une époque de paix et de concorde! D'après cette belle doctrine, le moyen
âge serait la période la plus calme et la plus sereine de l'histoire, parce que
des voix barbares hurlaient dans les églises les mélodies vagues et tronquées
du plain-chant, dont on n'a jamais pu définir le caractère ni fixer la tonalité!
Les Grecs avaient trois manières de constituer la série de l'octave, qu'ils
divisaient en deux tétracordes; ils avaient trois modes : le dlaioniqae, le
cItro)iialiqae et VenhariHonique. Dans le mode diatonique, il n'entrait que
des intervalles d'un ton et de demi-ton; le chromatique procédait par demi-
tons, et l'enharmonique contenait des intervalles minimes de quart de ton.
Tl est fort douteux que ie genre enharmonique ait été autre chose qu'une
in':;éniosité des théoriciens. Aristide Quintilien dit formellement que le genre
enharmonique était trouvé trop difficile par un grand nombre de musiciens
qui pensaient qu'on devait écarter de la musique l'intervalle de quart de
ton. Il est possible qu'il ait existé chez les Grecs quelques rares mélodies
anciennes et typiques renfermant des intervalles de quart de ton; mais ce
ne pouvait être qu'une exception, une curiosité savante et archaïque propre
à intéresser l'oreille des philosophes. Le peuple d'Athènes, qui assistait à la
représentation d'une tragédie de Sophocle ou d'Euripide, n'aurait point
apprécié des chœurs et des mélopées chantés sur le mode enharmonique,
mode artificiel, qui était moins de la musique que de la prosodie, et qui de-
puis longtemps était tombé en désuétude. 11 en devait être de la musique
chez les Grecs et du mode enharmonique comme de la vieille langue latine,
qu'Auguste trouvait trop savante et trop artificielle pour être facilement
comprise et parlée par le peuple romain.
(1) Bésumé philosophique de l'histoire de la Musique, en tôtc de la Biographie ziniver-
selle des Musiciens.
1014 BEVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque l'église organisa peu à peu les divers élémens de son culte, ce
qui ne se fit pas en un jour, elle eut à choisir parmi les chants connus et
populaires ceux qui étaient bâtis sur les modes les plus simples du système
musical des Grecs. Aux quatre échelles ou tons authentiques choisis par
saint Ambroise à la fin du iv" siècle, le pape saint Grégoire le Grand en
ajouta quatre autres, et ainsi se forma le système musical de l'église, com-
posé de huit échelles diatoniques, c'est-à-dire de huit octaves différemment
combinées. Ce qui distingue matériellement chaque ton ou échelle du chant
ecclésiastique, c'est la mobilité du demi-ton, qui, dans nos deux modes,
majeur et mineur, occupe une place déterminée, c'est la variabilité de la
dominante et de la note finale. Quant au caractère esthétique qu'on a voulu
attribuer aux différens tons du chant de l'église, il est aussi arbitraire, aussi
subjectif, aussi personnel que ce qu'Aristote et Platon ont écrit sur l'ex-
pression inhérente aux divers modes de la musique grecque. Ce n'est pas
seulement de la constitution matérielle de l'échelle que résulte le caractère
moral d'un morceau de musique: il provient de la fusion de divers élémens
de la mélodie, du rhythme qui la vivifie, des paroles qu'on y adapte, du
lieu, des temps et des mœurs. Changez un de ces élémens, et l'effet ne sera
plus le même. De saint Ambroise au pape saint Grégoire, dans l'espace de
deux cents ans, il se fait dans le système de la musique ecclésiastique un
travail sourd d'altération et d'élimination analogue à celui que l'église avait
déjà opéré d'instinct sur les modes nombreux et artificiels de la musique
des Grecs. On sait d'une manière presque certaine que les chants choisis
par saint Ambroise, et qu'il avait empruntés à l'église grecque, renfermaient
des délicatesses vocales, des variétés d'accens et de rhythmes qui ne se trou-
vent plus dans le canlus planus de saint Grégoire. Les Barbares, qui sur-
viennelit, bouleversent tous les élémens de la civilisation romaine, et la
langue latine, dépouillée de sa prosodie savante, se change peu à peu en
un langage grossier, mais plus simple, d'où sortiront les langues modernes
de l'Europe méridionale.
Ainsi de cette variété d'échelles ou plutôt de formes mélodiques qui sem-
blent être le partage des peuples primitifs de l'Orient, les Grecs, héritiers de
ces peuples, dégagent quinze échelles différentes, qu'ils divisent en trois
modes, dont le plus simple, le dlatoniquej, est presque le seul qui subsiste
encore à l'avènement des Romains. L'église, dont le premier souci est le gou-
vernement des âmes, écarte du système musical des Grecs toutes les com-
binaisons mélodiques qui lui paraissent trop compliquées pour le but qu'elle
se propose, et elle constitue sa mélopée sur huit échelles diatoniques, qui se
distinguent les unes des autres par la place qu'occupe le demi-ton, par la
mobilité de la dominante et de la finale. Le chant de l'église, qui à l'origine
de sa formation, sous saint Ambroise, conserve encore le rhythme, les ac-
cens chromatiques et certaines délicatesses vocales de la musique grecque,
d'où il est sorti, ne sera plus, sous saint Grégoire et ses premiers succes-
seurs, qu'une mélopée lente et de courte haleine, enveloppant les mots
liturgiques note par note, et n'ayant d'autre rhythme que celui qui résulte
inévitablement de l'émission de la parole humaine.
Voilà donc le chant liturgique, dit chant grégorien ou plain-chant, formé,
REVUE. CHRONIQUE. 1015
non point par l'opération du Saint-Esprit, comme le pensent quelques bons
catholiques de la force de l'abbé Larabillotte, mais par cet instinct de sim-
plification qui est un besoin de l'esprit humain et qui se manifeste surtout
dans la formation des langues, avec lesquelles les tonalités musicales ou
séries mélodiques ont tant d'analogie. A peine les mélodies grégoriennes
sont-elles recueillies et répandues dans le monde catholique par le chef de
l'église romaine qu'elles s'altèrent, et qu'on en méconnaît le caractère es-
thétique ainsi que l'accent tonal. On ne s'entend plus ni sur le nombre des
tons, ni sur l'étendue de chacune des échelles, ni sur la manière de rendre
le sens de la parole liturgique. Personne n'ignore la discussion qui eut lieu
à Rome devant Charlemagne entre les chantres du pape et ceux de l'empe-
reur sur la manière d'interpréter le chant grégorien. La décision de Char-
lemagne fut un trait de bon sens en indiquant par une image que l'eau la
plus pure devait être celle qui approchait le plus de la source; mais cette
décision souveraine ne trancha pas la diHiculté, et l'on peut affirmer sans
exagération que le fond du débat a duré tout le moyen âge et qu'il subsiste
encore de nos jours. Les docteurs, les conciles, les papes, n'ont cessé de
protester contre l'altération incessante du chant grégorien, de poursuivre
l'idéal d'un chant vraiment religieux qui n'a jamais existé autre part qu'à
la chapelle Sixtine. C'est sur ce fond prétendu immuable du chant grégo-
rien, dont on n'a jamais pu se procurer le type sacré, c'est sur ces huit
échelles arbitrairemeut édifiées, qui ne communiquent à l'oreille que la
sensation d'une tonalité vague, c'est sur ces mélodies solennelles, courtes,
sans rhythme et sans accent, que la fantaisie humaine s'est donné libre
carrière et qu'elle a créé un art tout nouveau. L'harmonie et le dégagement
de la tonalité dite uioderne sont le résultat de cette longue élaboration de
l'esprit qui forme l'histoire de la musique pendant le moyen âge. Quelle est
la signification philosophique de cette évolution de l'art musical que Mon-
teverde acheva d'accomplir à la fin du xvi"= siècle, en faisant surgir par un
coup d'audace, et mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'alors, la tonalité de la
musique moderne? Il faut y voir un nouvel etfort du besoin de précision et
de simplification qui est inhérent à l'esprit humain, et qu'il manifeste dans
tous ses actes. La tonalité qui nous est familière, avec la régularité et l'ac-
cent qui la caractérisent, est un plain-chant grégorien mobile et flottant;
elle est ce que la langue précise et générale d'un peuple civilisé est aux
dialectes primitifs qui ont servi à la former. Personne n'a créé la série mé-
lodique d"où résulte le sentiment de la tonalité moderne; elle est dans la
nature, et, comme l'a très judicieusement remarqué M. Félix Clément, elle
se trouve comprise dans les modes du système musical des Grecs et dans
les tons du chant grégorien. « Nous allons même plus loin, ajoute l'auteur
du livre que nous examinons; plusieurs textes anciens et l'observation des
pièces de chant appartenant à ces deux modes nous font croire que le sen-
timent si impérieux de la tonalité et l'exigence de la tonique finale ne sont
nullement modernes; ils sont devenus exclusifs, voilà tout (1). »
A la bonne heure donc ! et M. Félix Clément n'avait pas besoin de s'appe-
(1) Histoire générale de la Musique religieuse, p. 17.
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
santir sur de vieux textes pour trouver une vérité si simple, d'où il ne tire
pas les conclusions logiques qu'elle renferme. Oui, la série mélodique qui
constitue les deux modes majeur et mineur de la musique moderne est
aussi ancienne que la musique et que l'homme, qui en perçoit les élémens.
Elle se dégage lentement de la multiplicité des tonalités primitives, des
prétendues gammes des peuples orientaux, qui ne sont que des types mélo-
diques consacrés par les moeurs , des caprices de la sensibilité immobilisés
dans la tradition par le respect des générations, par l'imperfection des
signes et l'absence de méthode. Comprise parmi les modes de la musique
grecque et dans les tons du chant grégorien, cette tonalité pénètre dans les
mélodies populaires, et, pressée par les tâtonnemens de l'harmonie, elle
surgit au xvi'' siècle, et devient la langue universelle du sentiment et de
la passion. Cette révolution, que l'église combat vainement, couronne la
grande époque de la renaissance et met un terme au règne de la scolas-
tique. Avec la prépondérance de la tonalité moderne concordent le dévelop-
pement de l'harmonie dissonante, la naissance de l'opéra et celle de la mu-
sique idéale. Le plain-chant s'altère de plus en plus et succombe dans cette
lutte de l'esprit de liberté contre les formes hiératiques de l'église.
M. Félix Clément, qui raconte à sa manière la formation , les vicissitudes
et la décadence du chant grégorien, confond perpétuellement dans son
livre le vague, l'impuissance d'accent de la tonalité de l'église avec l'idéal
de la musique religieuse. Selon ce beau système d'iuterprétation historique,
les statues raides et informes qui sont entassées autour des cathédrales go-
thiques, les figures niaises et béates des tableaux monochromes de l'époque
byzantine, seraient la reproduction la plus parfaite de la nature. Le Moïse
de Michel-Ange, la Transjiguralion, le Spasimo de Raphaël, l'Adoralioii des
Mages du Corrège, un motet de Palestrina, de Léo ou de Mozart, une prière
de Fénelon ou de Bossuet, seraient des manifestations moins complètes du
sentiment religieux que le patois latin du moyen âge, que les images gros-
sières de saints qu'on vend à la porte des églises, que le balbutiement des
enfans qui n'ont pas conscience de la valeur des mots qu'ils profèrent! Il
est curieux de voir jusqu'où peut aller cette théorie de l'art religieux des
ultra-catholiques modernes, qui osent soutenir que le monde expliqué par la
science d'un Kepler, d'un Newton et d'un Laplace est moins digne de la
pensée divine qui l'a créé que le récit légendaire de la Genèse! D'après
cette manière de voir, on pourrait dire sérieusement, avec un écrivain
distingué, que « plus un art serait chrétien et moins il serait art-, plus il se-
rait art et moins il serait chrétien (1). »
M. Félix Clément professe pour le moyen âge une admiration sans bornes,
qui tient moins de la critique historique que de la foi. Il y voit tout ce qu'il
lui plaît de voir, et il écarte de ses considérations les faits les mieux con-
nus qui pourraient attiédir son pieux enthousiasme. Il s'indigne contre cet
esprit d'innovation qui travaille l'humanité depuis qu'elle est sur la terre,
et il regrette cette grande période de l'église où la musique religieuse,
croit-il, avait atteint ce degré de simplicité majestueuse, de calme et de
(1) M. Edmond Scherer, parlant de la peinture religieuse d'Ary Sche/fer.
REVUE. CHRONIQUE. 1017
force que le catholicisme communique à tous les arts qui s'éclairent de sa
lumière. Il a des paroles sévères contre cette maudite renaissance, qui est
venue émanciper l'esprit humain, et qui a renoué la chaîne des temps, bri-
sée par l'ignorance et la barbarie scolastiques. Certes le moyen âge a sa
grandeur, que nous sommes loin de méconnaître. Il a laissé de beaux témoi-
gnages de sa foi, d'admirables monumens où le catholicisme a imprimé le
cachet de sa force, de sa poésie et de l'infinité de ses espérances. L'église
est l'une des plus puissantes institutions que présente l'histoire, et rien n'é-
gale la pompe, la magnificence, la variété et la profondeur des cérémonies
et des rites qui traduisent aux yeux les mystères de son dogme. A ne con-
sidérer l'office de l'église catholique qu'au point de vue de l'art, il présente
un magnifique spectacle, un grand drame plein de péripéties terribles et
touchantes, où sont exprimés dans une langue sublime les états les plus
changeans et les dispositions les plus diverses de l'âme. Aucune religion ne
possède un symbolisme plus riche et plus varié que le catholicisme, aucun
culte n'a fait à l'art et au sentiment du beau une plus large part que celui
de l'église romaine. L'église a poursuivi pendant seize cents ans un idéal
qu'elle n'a pu atteindre, mais qui est le plus grand que puisse se proposer
une institution humaine : elle a voulu enfermer la vie dans les profondeurs
de sa doctrine, et satisfaire à la fois et toujours aux besoins éternels de
l'âme et à ceux de la raison. Elle n'a pu réussir dans sa vaste ambition; mais
la lutte a été longue et glorieuse, et si l'église a été vaincue enfin par le
libre examen et la pensée humaine, elle a laissé dans l'histoire du monde,
qu'elle a gouverné pendant si longtemps, une trace indélébile de sa gran-
deur et de sa puissante vitalité.
De tous les arts qui ont concouru à l'œuvre de l'église, la musique est celui
que le christianisme a soumis le plus fortement à son influence. 11 en a fait
presque un art nouveau, car il a créé l'harmonie et la division mathéma-
tique du temps ou la mesure proportionnelle, qui en est la condition fonda-
mentale. Sur les mélodies simples du chant grégorien sans rhythme, sans
accent et sans unité tonale, la fantaisie et l'ignorance des interprètes ont
brodé un ensemble d'artifices vocaux qui ont altéré incessamment la forme
solennelle de la mélopée ecclésiastique. L'introduction de l'orgue dans les
églises, vers le ix^ siècle, donne naissance aux premières combinaisons
grossières des sons simultanés où l'instinct prépare les élémens de l'har-
monie. Après l'orgue viennent les autres instrumens qui pénètrent aussi
dans l'église avec les chansons populaires et les paroles profanes qui trans-
forment le chœur des cathédrales gothiques en un véritable théâtre de la
foire. Rien n'est plus connu et plus certain que le fait étrange de l'invasion
des paroles profanes et souvent obscènes dans les belles cérémonies de
l'église catholique. Ce scandale du mauvais goût, qui date du xiii" siècle,
se prolongea jusqu'au milieu du xvi'' et provoqua en 1320 la fameuse bulle
du pape Jean XXII, Docla sanclormn patrum^ qui ne fit pas cesser le mal.
Depuis le concile de Laodicée, celui de Trêves en 1227, jusqu'aux conciles
de Bùle et de Trente, l'autorité ecclésiastique ne cessa de proclamer et de
dire : A'e in ecclesiis cantilenœ secidares adinisceanlur ; mais sa protestation
ne fut pas plus efficace dans cet ordre de faits que dans une sphère supé-
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
rieure, et elle ne put arrêter ni le libre examen de la raison, ni l'expansion
de la fantaisie humaine. Lorsqu'en 1563 le pape Pie IV nomma une com-
mission, présidée par les cardinaux Vitelozzi et Borromée, à l'effet de
s'entendre sur l'exécution du décret du concile de Trente contre les in-
décences qui s'étaient introduites dans les chants de l'église, on sait que
ce furent trois messes composées expressément par Palestrina qui déci-
dèrent la commission et le pape à maintenir la musique dans les temples
catholiques. Il y a lieu de croire que si le chef de l'église eût sanctionné
la sentence du concile de Trente , cela n'eût rien changé aux destinées de
l'art. La réforme était née, qui devait imprimer à la musique religieuse
une impulsion profonde, dont M. Félix Clément ne paraît pas se douter.
L'œuvre de Palestrina et de toute l'école romaine, qui pendant un siècle vit
de sa tradition et propage sa manière, est la première forme de musique
religieuse que possède \e catholicisme. C'est l'esprit, la noble gravité, le
vague imposant du chant grégorien fécondé par l'art et le génie d'un grand
musicien. L'école de Palestrina, qui se répand dans toute l'Europe, marque
un point d'arrêt dans 1 histoire de l'art musical entre la tonalité indécise
de la mélopée ecclésiastique et celle de la musique moderne, qu'elle fait
déjà pressentir. Avec l'épanouissement de la tonalité nouvelle et celle de
l'harmonie dissertante qui l'accompagne,, le style de la musique religieuse
prend d'autres allures et suit les progrès et les transformations de l'art.
L'histoire de la musique religieuse du christianisme peut donc se diviser
en trois grandes époques : celle de la formation du chant ecclésiastique,
expression simple, vague et populaire de la parole liturgique que le prêtre
chante alternativement avec la foule des fidèles, époque de labeur et de
gestation où se préparent tous les élémens d'un art nouveau; l'époque de
Palestrina et de l'école romaine, dont la musique purement vocale et har-
monique est l'expression savante de Tidéal religieux des hautes classes de
la société. Forme admirable et pure, qui s'inspire du chant primitif de l'é-
glise dont elle garde la profonde sérénité, la musique de Palestrina et de son
école ne peut être bien interprétée que par des chanteurs exercés. C'est la
musique religieuse du chef de l'église, des hauts dignitaires, des chapelles
princières et des grands centres de la catholicité. Vient enfin l'époque de la
renaissance et de la tonalité moderne, qui ne commence qu'au milieu du
xvn" siècle, et qui produit d'admirables chefs-d'oeuvre de musique religieuse
où se distinguent surtout les maîtres de l'école napolitaine : Scarlatti, Léo,
Pergolèse, Jomelli.
Qu'est devenue la mélopée ecclésiastique? qu'est devenu le chant hiéra-
tique de l'église, comme dit M. Félix Clément, au milieu de ces révolutions
du goût, de l'art musical et de la fantaisie? Il a perdu son caractère tradi-
tionnel , et sa vague tonalité n'a pu résister à la pression de l'harmonie
naissante, au souffle des mélodies mondaines qui pénétraient dans le sanc-
tuaire, à l'ignorance des interprètes, à l'imperfection des signes graphiques
qui devaient le fixer et le propager. Forme flottante et sans accent qui
revêtait la parole liturgique d'une sonorité avare et monotone, expression
naïve, enfantine et populaire du sentiment religieux, dont il ne peut rendre
les nuances délicates, le plain-chant ou chant grégorien va toujours s'alté-
REVUE. — CHRONIQUE. 1019
rant, sans qu'on puisse désigner une époque où il aurait atteint sa complète
floraison. L'abbé Baini, qui n'est pas suspect, assure dans son bel ouvrage
sur la vie et les œuvres de Palestrina que le chant grégorien était déjà mé-
connaissable dès la seconde moitié du xiii* siècle. Glarean, un grand théo-
ricien de la première moitié du xvr siècle, qui a fait une réforme impor-
tante dans le système tonal du plain-chant, accuse Josquin Desprès, un des
plus illustres prédécesseurs de Palestrina, d'avoir méconnu dans ses com-
positions le caractère du chant ecclésiastique. Ces plaintes, qui sont inces-
santes pendant tout le moyen âge, deviennent plus vives à l'éclosion de la
tonalité moderne. Le»pieux et savant Mortimer, de la secte des frères mo-
raves, rapporte, dans l'excellent ouvrage qu'il a publié en 1821 sur le chant
choral, que le vieux Hiller se plaignait dans son temps, vers 1760, que la
tonalité du chant ecclésiastique était perdue et n'était plus enseignée dans
les écoles de l'Allemagne du nord. Sébastien Bach et toute son école ont
appliqué aux tons du plain-chant l'harmonie moderne, et Mortimer prétend
que la dissonance n'est pas contraire à la vieille tonalité de l'église. De nos
jours, particulièrement en France, de nombreuses recherches historiques
ont été faites pour retrouver, pour restaurer ce type idéal du chant grégo-
rien, que l'église n'a jamais possédé, même aux jours de sa puissance et de
sa grandeur.
Le livre qui nous a inspiré les considérations qu'on vient de lire est divisé
en trois parties. Dans la première partie, l'auteur raconte l'histoire de la
formation du chant grégorien au point de vue exclusivement catholique;
dans la seconde, il donne une longue analyse des drames liturgiques dans
les églises du moyen âge; dans la troisième, il fait l'historique de la mu-
sique religieuse moderne. L'ouvrage se termine par des considérations sur
les différentes réformes qui ont été essayées du chant grégorien, par la tra-
duction du traité du chant ecclésiastique du cardinal Bona, et par une vive
polémique d'un prêtre catholique anglais contre la musique moderne. Écrit
avec talent, mais avec plus de passion que de véritable savoir, le livre de
M. Félix Clément ne justifie pas entièrement le titre pompeux qu'il lui a
donné. L'auteur aurait mieux circonscrit l'idée qui le préoccupe en don-
nant à son ouvrage le titre de comldëralions historiques sur la formatio7i,
la convenance et la beauté d(c chant grégorien. Toutefois ce livre peut être
consulté avec fruit, car il renferme des documens intéressans sur un sujet
dont quelques réflexions finales vont faire apprécier l'importance.
L'expression de la pensée et du sentiment religieux est le plus grand effort
de l'art. Toutes les religions qui ont existé dans le monde ont accusé leur
esprit dans des formes plus ou moins riches et puissantes, qui en ont per-
pétué le souvenir. On peut affirmer que les premiers monumens qui annon-
cent l'avéneraent de Ihomrae sur la terre sont des monumens religieux.
Après l'architecture, après la statuaire et la poésie, la musique est la mani-
festation la plus intime et la plus profonde des besoins religieux de l'âme.
On ne peut concevoir la prière sans un accent musical qui l'accompagne et
qui en exprime l'essence comme une vibration du cœur. Aussi la musique
a-t-elle fait partie de tous les cultes et de toutes les grandes cérémonies
publiques.
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne sait rien de précis sur la musique religieuse des grands peuples de
rOrient, tels que les Éi^yptiens, les Indiens, les Mèdes, les Perses. Nous
savons un peu mieux que, chez les Hébreux, dont l'histoire est la source
des origines du christianisme, la musique occupait une place très impor-
tante dans le culte de Jéhovah. Sans prendre au pied de la lettre les récits
légendaires de la Bil^le, il est certain qu'un grand nombre de voix et d'in-
strumens, divisés en groupes que dirigeait un chorége, prenaient part aux
cérémonies religieuses dans le temple de Salomon. Que pouvait être la mu-
sique qu'on y exécutait et qui exprimait les sublimes élans des psaumes du
roi David? Sans doute une courte mélodie, une mélopée solennelle chantée
à l'unisson par toutes les voix réunies, et répétée ensuite par ciiacun des
groupes du chœur, quelque chose de semblable au chant grégorien des pre-
miers temps de l'église. Il est certain que ce n'est pas dans l'enfance d'un
art qu'il faut chercher la manifestation distincte et saisissable d'un senti-
ment particulier de l'àme, et tout nous autorise à croire qu'il n"a pas existé
de musique reli-çieuse proprement dite avant les Grecs. Ce peuple si mer-
veilleusement doué, qui a parlé la plus belle langue du monde, qui a laissé
des monumens désespérans de son goût, de sa finesse et de l'universalité
de ses connaissances, a possédé aussi un système musical dont les différens
modes pouvaient s'approprier aux nuances les plus délicates de la poésie.
Les Grecs ont dû avoir une musique religieuse qui différait de la musique
mondaine autant que les cérémonies et la poésie de leur culte se distin-
guaient de leurs fêtes dramatiques et nationales : de beaux chœurs à l'unis-
son, accompagnés par divers instrumens, tels que des flûtes et des lyres;
de courtes et larges mélopées, suivant les sinuosités des rhythmes d'une
poésie sonore et incomparable; de grands elfets d'ensemble où quelques in-
tervalles euphoniques de tierce et de sixte réunissaient les voix d'hommes
aux voix de femmes et d'enfans. Le christianisme a tiré les élémens de sa
musique du système musical des Grecs, dont il a simplifié les procédés. La
mélopée grégorienne, née du besoin de répandre promptement dans le
peuple païen la parole liturgique, est devenue le chant public de l'église.
Sur cette forme rudimentaire du plain-chant, qui manque de mouvement,
de précision et d'accent, qui ne peut guère exprimer qu'une disposition
calme et solennelle de l'âme, le temps, les besoins croissans de la fantaisie
et de la passion ont créé un art tout nouveau qui a envahi les temples ca-
tholiques, et dont l'église n'a pu arrêter les développemens. Tout le long du
moyen âge, qui est une grande époque de travail et d'enfantement, on n'en-
tend que des plaintes amères sur l'altération que subit incessamment le
chant grégorien, sur les profanations de la fantaisie mondaine et populaire
qui font irruption dans le drame liturgique. De ce désordre fécond, qui se
prolonge jusqu'au concile de Trente, se dégage la première musique reli-
gieuse qu'ait possédée l'église catholique, la musique de Palestrina et de son
école, qui forme la transition entre le moyen âge et la musique moderne,
qui apparaît au commencement du wnr siècle. De beaux monumens de
musique vraiment religieuse ont été créés par les successeurs de Palestrina
dans l'école romaine, par les maîtres de l'école napolitaine, Scarlatti, Léo,
Pergolèse, Jomelli, et une foule de compositeurs moins célèbres, par les
REVUE. CHROMOUE. 1021
deux Haydn, Mozart et les musiciens distingués de l'Allemagne catholique.
Ce n'est donc pas la musique religieuse qui manque à l'église, mais le goût,
les moyens d'exécution, les artistes capables d'en rendre les effets sublimes,
profonds et touchans.
L'église en général, mais surtout l'église de France, est dans une position
extrêmement difficile. Hostile depuis longtemps à la libre expansion de l'es-
prit humain qu'elle n'a pu contenir dans les limbes de la scolastique, elle
s'est concentrée dans un coin de la société morale et politique où elle es-
saie vainement de retenir le siècle qui marche ailleurs. Quoi qu'en disent ses
chefs et ses prétendus docteurs, l'église yoit lui échapper le gouvernement
des âmes et des esprits d'élite; elle n'a plus d'art et plus de poésie qui lui
soient propres. Son idéal s'est écroulé, et il ne peut plus satisfaire aux ar-
deurs généreuses, aux espérances infinies d'un peuple libre qui voit Dieu
face à face et qui l'adore dans les grandes lois qui régissent le monde qu'il
a créé. Jamais le sentiment religieux n'a été plus intense, plus profond et
plus universel que de nos jours; jamais la notion de Dieu n'est apparue
plus clairement à la raison humaine, et jamais l'art catholique n'a été
plus misérable et plus indigne de son objet. Cette décadence de l'art reli-
gieux est si visible qu'elle a frappé le clergé lui-même, puisqu'il cherche,
par des moyens artificiels, à en renouveler la sève. Réussira-t-il dans sa
louable entreprise? 11 ne serait peut-être pas plus difficile de trouver le
secret de la transfusion du sang. Une école de musique religieuse a 'été
fondée à Paris, il y a quelques années, par un homme de talent qui vient
de mourir, M. Niedermeyer; un congrès pour la restauration du même art
s'est formé également dans cette grande ville sous l'influence de plusieurs
esprits distingués, de nombreuses éditions du chant grégorien ont été pu-
bliées tant en France qu'en Belgique, des recherches curieuses et savantes
ont été faites pour retrouver ce type du chant de l'église dont saint Ber-
nard nous a laissé une si admirable définition. De tous ces efforts il n'est
encore sorti que cette grande vérité : que l'église n'a plus d art particu-
lier qui s'inspire de son esprit, que le chant grégorien est une forme usée
et insuffisante qui ne répond plus aux besoins religieux de notre époque, et
ne peut se maintenir à côté de l'art et de la tonalité modernes. Nous aurons
l'occasion de revenir sur cette question de la musique religieuse, qui touche
à des idées d'un ordre si élevé. p. scudo.
HIECISLAS KAMIENSEI tué à Magenta, Sotwentr. *
Les événemens où se joue la destinée des peuples font bien des blessures
individuelles; ils cachent bien des faits obscurs qui se perdent dans ces
crises gigantesques dont le dénoûment est quelquefois l'avènement victo-
rieux d'une nation, quelquefois aussi sa défaite. Parmi toutes ces têtes in-
(1) 1 vol. in-18. Libiairie-Noiivelle, boulevard des Italiens, 1861.
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
telligentes et fières qui partent pour la guerre, combien en est-il où la vie
s'éteindra à Tiraproviste dans le leu d'un combat! L'homme tombe et dis-
paraît, sa blessure va plonger dans le deuil une famille, et les événemens
suivent leur cours. Ce petit livre n'a point l'ambition de raconter encore
une fois la guerre d'Italie à propos d'un des humbles et obscurs acteurs de
cette lutte; il n'a la prétention ni d'être une œuvre littéraire hors ligne, ni
d'exagérer la figure à laquelle il sert pour ainsi dire de cadre : c'est tout
simplement un souvenir consacré à un jeune homme qui avait du feu, de
l'esprit, de l'imagination, de la bonne grâce, qui aurait pu se dispenser
d'aller au combat, et qui, au premier bruit de la guerre d'Italie, ne crai-
gnit pas de quitter les plaisirs de la jeunesse, les faciles attraits de la vie
de Paris, pour revêtir la casaque du soldat dans un régiment de la légion
étrangère. Miecislas Ramienski, son nom le dit assez, était de cette héroïque
race polonaise toujours prête à se jeter dans la mêlée, espérant retrouver
partout une patrie. Son père, le colonel Kamienski, soldat de 1831, émigré
depuis, commandait la légion polonaise en Italie pendant la guerre de l'in-
dépendance de I8/18, et il fut gravement blessé dans un combat contre les
Autrichiens. Le fils, Miecislas, ne faisait que suivre ces traces en s'enga-
geant comme volontaire au premier coup de trompette qui entraînait nos
bataillons en Italie. Ce n'était pas un jeune homme vulgaire; il avait l'es-
prit ouvert à tout , aux arts , à la poésie, à la littérature ; il écrivait et non
sans grâce. Il avait voyagé beaucoup et avait essayé de tout, même de la
vie de novice de la marine pour revenir à la vie mondaine de Paris; c'était
en un mot une nature ardente, enthousiaste, ayant le tourment de l'exil et
sentant vivement ce qu'il y a de pénible dans la condition de l'émigré. La
guerre de 1859 semblait lui ouvrir une nouvelle carrière où il se jetait avec
intrépidité, passant gaiement de la vie dispersée et inquiète à la vie active.
11 partait plein d'espoir, il fut arrêté tout à coup, au premier pas, à Ma-
genta, par une balle qui lui fracassa le bras. La blessure n'eût été rien
peut-être; elle s'aggrava par une série de contre-temps. Le jeune blessé
vécut assez cependant po-ur recevoir la croix de la Légion d'honneur comme
prix de sa bravoure ; il vécut assez surtout pour supporter d'horribles souf-
frances, se voyant mourir jour par jour en quelque sorte à l'âge où tout sou-
rit, même la guerre. C'est cette longue et cruelle agonie d'un fils que M. le
colonel Kamienski raconte lui-même avec une émotion communicative, de
façon à laisser voir combien de drames poignans et obscurs se mêlent aux
grands drames de la guerre, de manière aussi à montrer que, dans cette
veine polonaise qu'on a crue si souvent tarie, il y a toujours du sang prêt
à couler pour les causes généreuses. ch. de mazade.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES
TRENTE-QUATRIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXI« ANNÉE.
JUILLET — AOUT 1861
Livraison du le^ Juillet-
L'LVSDRRECTION CHDIOISE , SON ObIGINE ET SES PROGRÈS. — I. — LeS SOCIÉTÉS
SECRÈTES, LES PREMIÈRES CAMPAGNES DES INSURGÉS ET LES DEDX EMPEREURS DD
CÉLESTE Empire, par M. René de COURCY 5
Les Assemblées provinciales en France avant 1789. — I. — Les Réformes de
TuRGOT ET DE Necker, par M. L. DE LAVERGNE, de l'Institut 36
Elsie Venner, Épisode de la vie américaine, dernière partie, par M. E.-D.
FORGUES '. 67
Alexis de Tocqueville et la Science politique au xix" siècle , par M. Paul
JANET 101
Le Rarreau moderne, sa Constitution et ses Franchises, par M. Jules Le BER-
QUIER 1 34
Velasquez au Musée de Madrid, par M. BEULÉ, de l'Institut 165
Des Sociétés Foncières en France et de leur rôle dans les travaux publics ,
par M. RAILLEUX de MARISY 193
De quelques Erreurs du Goût contemporain en matière d'art, par M. Emile
MONTÉGUT 217
Chronique de la quinzaine, Histoire Politique et LiTTÉr.AiRE 235
Affaires d'Espagne , par M. Charles de MAZADE 246
Essais et Notices. — Progrès de la domination française au Sénégal 252
Livraison du 15 Juillet.
Trop menu le Fil casse, scènes de la vie russe, par M. Ivan TOURGUENEF.. 257
L'Italie, Notes de voyages, première partie, par M. Charles de RÉMUSAT,
de l'Académie Française 289
L'Insurrection chinoise, son Origine et ses Progrès. — II. — Triomphe des
insurgés, le nouveau roi céleste et sa doctrine religieuse, dernière partie,
par M. René de COURCY 312
10:>^ TABLE UES xMATlÈRES.
Roger Bacon, sa Vie et so\ OEuvre, d'après des doci'mens nodveaux, par
M. EMILE SAISSET 361
Les Assembi.éhs provinciales en France avant 1789. — II. — Le Berri et la
Haute-Ghenne, par M. L. de LAVERGNE, de l'Institut 392
Lord Aberdeen, Souvenirs et Papiers diplomatiqies, par M. le comte de
JAR.NAG 429
Une Princesse de Savoie a la cour de Louis XIV, par M. Ch. de MAZADE.... 472
Chronique de la quinzaine, Histoire politique et Littéraire 499
Les Sopranistes. — I. — Velluti , par M. P. SGUDO 500
Essais et JNotices. — Sylvie, de M. Feydeaii. — Un Commentaire de Corneille... 506
Livraison da 1er Aoat.
Trois Ministres de l'empire romain sous les fils de Thkodose. — II. — L'Eu-
nuque Eutrope, dernière partie, par M. Amkdke THIERRY, de l'Institut... 513
Les Hallucinations du professeur Florsal, par M. Maxime DU CAMP 555
La Méditerranée Caspienne et le Canal des steppes, par M. Elisée RECLUS.. 592
La Libre Pensée au moyen âge a propos des derniers travaux sur Abélard,
par M. Saint-Rkné TAILLANDIER .* 624
De la Méthode expérimentale dans l'étude des phénomènes de la vie, par
M. Charles MATTEU(;CI, professeur à l'université de Pise 642
Les Assemblées provinciales en France avant 1789. — III. — Les Provinces
nu NORD, par M. L. de LAVERGiNE, de l'Institut 602
Les Poètes et la Poésie française en 18G1, par M. Armand de PONTMARTIN. 697
Les Affaires de Syrie d'après les papiers anglais. — II. — La Commission
internationale de Beyrouth, par M. Saint-Marc GIRARDIN, de l'Académie
Française 719
Chronique de la quinzaine, Histoire Politiqup et Littéraire 738
Revue des Théâtres. — Piccolino, Un Mariage de Paris, etc., par M. Emile
MONTÉGUT 749
Essais et jNotices. — La Presse dans le Nord Scandinave, par M. A. GEF-
FROY 759
Livraison du 15 Août.
La Question romaine, première partie, par M. Eugène FORGADE 769
Le Pavé, nouvelle dialoguée, par M. George SAND 796
La Campagne de 1815. — Les Historiens de l'empire, première partie, par
M. Edgar QUl.VET 834
De l'Influence littéraire dans les Beaux-Arts. — M. John Ruskin et ses Idées
sur la Peinture, par M. J. MILSAND 870
Études d'Economie forestière. — La \ie animale dans les forêts de la France,
par M. J. CLAVÉ 916
Les R.gions septentrionales de l'or. — Vancouver et la Colombie anglaise.
— Les Villes naissvntes et l'Émigration, par M. Alfred JACOBS 940
Un Politique italien de la renaissance, — Guichardin et ses œuvres inédites,
par M. A. GEFt'ROY 961
Chronique de la quinzaine, Histoire Poutique et Littéraire 995
Le Ministère espagnol et l'Insurrection de Loja, par M. Charles de MAZADE. 1007
Essais et Notices. — La Musique religieuse a propos d'un livre récent, par
M. P. SGUDO 1011
Paris. — Impriiuerie de J. CLAYE, lue Sainl-Bcnolt, 7.
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