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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXX^  ANNEE.  —  SECONDE   PÉRIODE 


TOMK    XXXIV.    —    lef   JUILLET    1861. 


PARIS.    —    IMPRIMERIE    DE    J.    CLAYE 

RUB   6aint-bk:<oIt,    7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXXI*   ANNEE.    —  SECONDE    PERIODE 


TOME  TRENTE- QUiVTRIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOIT,    20 

1861 


TUPT8  COLLEGB 


L'INSURRECTION  CHINOISE 


SON   ORIGINE   ET   SES   PROGRES 


I. 

LES    SOCIÉTÉS    «ECRÈTES    ET    LES   PREMIÈRES   CAMPAGNES    DES    INSIRGÉS. 


La  Chine  est-elle  ouverte?  Touchons-nous  enfin  au  but  de  tant 
d'efforts  et  de  sacrifices?  L'œuvre  patiente  et  laborieuse  de  notre 
diplomatie,  les  succès  plus  brillans,  plus  faciles  peut-être,  de  nos 
deux  expéditions,  produiront-ils  les  résultats  que  la  France  se  croit 
en  droit  d'attendre?  Avons-nous  convaincu  le  cabinet  de  Pékin  de 
sa  propre  faiblesse?  Et  quels  seront  désormais  l'attitude,  le  langage 
d'un  agent  isolé  et  désarmé  vis-à-vis  d'un  gouvernement  qui,  à  une 
époque  récente  encore,  a  violé  audacieusement  sa  parole  en  face  de 
deux  armées  victorieuses?  Si  le  caractère  de  notre  représentant  était 
un  jour  méconnu,  où  trouverait-il  un  lieu  de  refuge  pour  abriter 
dignement  le  personnel  de  sa  mission  et  des  ressources  pour  punir 
promptement  l'injure?  Sans  qu'il  soit  besoin  d'insister  sur  ces  ques- 
tions, tout  porte  à  croire  que,  si  nous  avons  déjà  triomphé  en  Chine 
de  bien  des  obstacles  qui  paraissaient,  il  y  a  quelques  années  en- 
core, presque  insurmontables,  l'avenir  nous  y  garde  de  dangereuses 
épreuves.  Et  ces  épreuves  ne  viendront  pas  seulement  de  nos  rela- 
tions avec  un  gouvernement  humilié,  astucieux  et  mécontent,  avec 
des  autorités  insouciantes  et  apathiques,  téméraires  par  orgueil,  ou- 
blieuses par  légèreté  ou  par  calcul;  elles  naîtront  aussi  d'un  péril 
dont  on  n'a  pu  jusqu'ici  ni  sonder  la  profondeur,  ni  mesurer  exacte- 


REVUE    DES    DEUX    MOiSDES. 


ment  l'étendue,  mais  qui  grandit  et  se  rapproche,  et  qui  pourrait  un 
jour  tout  remettre  en  question  après  avoir  tout  détruit. 
■  Il  y  a  douze  ans  à  peine,  débutait  dans  le  Kouang-si,  l'une  des 
provinces  méridionales  de  l'empire  chinois,  le  mouvement  insurrec- 
tionnel qui  devait  bientôt  imprimer  de  si  violentes  secousses  aux 
bases  déjà  chancelantes  de  cet  antique  édifice ,  et  ses  humbles  com- 
mencemens  n'en  pouvaient  faire  soupçonner  la  grande  fortune.  Ce  fut 
d'abord  en  apparence  un  simple  mécontentement  local,  une  de  ces 
émeutes  de  village  que  de  temps  immémorial  les  autorités  chinoises 
avaient  à  prévoir  et  à  combattre.  Quelque  injustice  commise  contre 
le  chef  respecté  d'une  puissante  famille,  une  rivalité  de  corporations 
ou  de  clans,  la  réunion  fortuite  d'un  certain  nombre  de  gens  sans 
aveu  et  sans  ressources,  font  naître  parfois  de  semblables  agitations. 
Le  don  opportun  d'une  grosse  somme  d'argent  ou  d'un  bouton  of- 
ficiel leur  enlève  leurs  chefs,  achetés  et  satisfaits,  les  désorganise 
ainsi  et  les  apaise.  Cette  fois  le  gouvernement  se  trouvait  aux  prises 
avec  un  élément  de  désordre  qui  déroutait  sa  vieille  expérience.  Le 
mal  était  évidemment  nouveau,  et  ne  pouvait  être  vaincu  par  les 
moyens  ordinaires.  En  quelques  mois,  il  avait  fait  d'immenses  pro- 
grès et  s'était  attaché  au  sol  de  l'empire  par  de  si  nombreuses  raci- 
nes, qu'on  n'en  pouvait  découvrir  toutes  les  ramifications  et  qu'elles 
défiaient  déjà  le  tranchant  de  la  hache  ofTicielle.  Les  provinces  du 
Hou-nan,  du  Hou-pé,  du  Kiang-si,  du  Kiang-sou,  du  Ho-nan,  du 
Ghan-tong,  les  plus  industrielles,  les  plus  fertiles,  les  plus  riches  et 
les  plus  letti'ées  de  la  Chine,  étaient  envahies,  paj'courues,  dévastées. 
L'habileté  des  plus  vieux  diplomates  de  l'empire  était  mise  en  dé- 
faut, les  efforts  de  ses  plus  vaillans  généraux  étaient  déjoués;  la 
Gazette  de  Pékin  enregistrait  déceptions  sur  déceptions,  revers  sur 
revers.  Au  mois  de  mars  1853,  Nankin  était  pris  d'assaut,  et  la  résis- 
tance des  troupes  tartares  qui  défendaient  cette  ville  étouffée  dans  le 
sang.  Le  chef  de  l'insurrection  venait  ainsi  de  porter  une  main  sacri- 
lège sur  1"  un  des  plus  beaux  fleurons  de  la  couronne  impériale.  En  face 
de  la  domination  mandchoue  et  du  trône  de  Hienn-foung,  il  avait  jeté 
les  bases  d'une  restauration  chinoise  et  fondé  un  trône  rival. — Deux 
m(Ws  plus  tard,  ses  bandes  poussaient  jusqu'à  Tienn-tsin;  elles  cam- 
paient à  trente  lieues  de  Pékin.  L'insurrection  embrassait  la  Chine 
proprement  dite  presque  tout  entière;  elle  avait  atteint  le  centre 
de  la  province  du  Tchi-li,  sans  avoir  abandonné  le  Kouapg-si,  pro- 
menant pendant  trois  ans  ses  sanglans  triomphes  d'une  extrémité 
de  l'empire  à  l'autre. 

Ces  succès  inouïs  frappèrent  d'étonnement  les  étrangers  qui  rési- 
daient alors  en  Chine  et  que  leurs  affaires  ou  leurs  fonctions  avaient 
fixés  dans  les  cinq  ports  ouverts  par  les  traités;  mais  ce  qui  semblait 


L  I^SURRECTION    CHINOISE.  7 

plus  étrange  encore  que  tout  le  reste  dans  le  mouvement  insurrec- 
tionnel, c'était  le  caractère  de  régénération  qu'il  semblait  porter  en 
lui-même,  et  le  germe  civilisateur  qui  paraissait  l'animer.  Il  pui- 
sait, disait-on,  sa  sève  et  sa  force  à  la  source  même  d'où  sont  sor- 
ties toutes  les  merveilles  du  monde  moderne ,  à  cette  source  divine 
et  féconde  d'où  les  races  de  l'Occident  tirent  leur  grandeur  et  leur 
puissance.  Dans  les  livres  de  Taï-ping-ouang,  le  chef  de  la  révolu- 
tion chinoise  et  le  fondateur  de  la  dynastie  nouvelle,  dans  ces  livres 
qu'il  avait  lui-même  rédigés,  dont  il  avait  surveillé  l'impression 
et  qu'il  distribuait  par  milliers  à  ses  soldats,  dans  les  proclamations 
qu'il  avait  marquées  de  son  sceau  impérial  et  que  pouvait  lire  toute 
son  armée,  les  sinologues  avaient  découvert  des  formules  empruntées 
au  texte  des  Écritures,  lies  pensées  vraiment  chrétiennes,  des  idées 
vraiment  dignes  d'une  philosophie  élevée,  des  maximes  dont  le 
triomphe  serait  assurément  la  ruine  du  vieux  paganisme  de  l'empire 
chinois,  la  source  d'une  ère  nouvelle  et  bienfaisante  pour  ses  im- 
menses populations. 

Je  me  trouvais  alors  à  Shang-haï,  et  je  ressentis  moi-même  les 
ardeurs  de  cette  fièvre  d'espérance  qui  s'empara  tout  à  coup  des  ré- 
sidens  étrangers.  Ce  fut  d'abord  une  grande  confusion.  Chacun  vou- 
lut voir  clairement  dans  les  causes  et  les  tendances  de  l'insuriection 
chinoise  ce  que  lui  montraient  ses  convictions  ou  ses  intérêts.  Nos  mis- 
sionnaires y  retrouvaient  volontiers  le  fil  égaré  des  vieilles  traditions 
catholiques.  Selon  l'opinion  des  missionnaires  anglais  et  américains, 
la  révolution  chinoise  était  dirigée  par  des  doctrines  exclusivement 
protestantes.  Quant  aux  négocians  étrangers,  ils  applaudissaient 
résolument  aux  succès  de  Taï-ping-ouang  et  saluaient  avec  joie  la 
promesse  des  transformations  qu'ils  en  attendaient.  Ces  transfor- 
mations ne  devaient-elles  pas  leur  donner  gloire  et  profit?  Le 
triomphe  de  l'œuvre  protestante  qu'ils  soutiennent  de  leurs  vœux 
et  de  leurs  contributions  généreuses  ne  serait-il  pas  leur  propre 
triomphe?  Pour  eux  désormais,  il  n'y  aurait  plus  ni  contrebande  ni 
entraves.  Déjà  ils  se  sentaient  affranchis  du  pesant  souci  de  l'ave- 
nir, riches  à  la  fois  d'une  conscience  libre  et  d'une  grosse  fortune. 
Encore  un  peu  de  temps,  et  la  Chine  serait  ouverte,  protestante,  et 
qui  sait  ?  anglaise  ou  américaine  peut-être  ! 

Le  temps  et  l'expérience  devaient  faire  peu  à  peu  succéder  des 
vues  plus^aines  et  plus  larges  à  ces  illusions,  sans  les  dissiper  com- 
plètement. Nankin  ouvrit  ses  portes  aux  légations  étrangères;  nos 
diplomates  et  nos  missionnaires  visitèrent  les  ministres  de  Taï-ping- 
ouang;  ils  reçurent  leurs  sympathiques  assurances,  recueillirent  et 
étudièrent  leurs  proclamations  et  leurs  écrits.  Sous  ces  paroles  ami- 
cales, ils  devinèrent  l'artifice  et  le  mensonge;  dans  ces  écrits,  ils 
rencontrèrent  des  blasphèmes  qui  devaient  décourager  la  plus  aveu- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


gle  indulgence.  Il  fallut  bien  alors  répudier  en  partie  les  honneurs 
d'une  solidarité  qui  devenait  compromettante,  ou  tout  au  moins  gé- 
mir pieusement  sur  les  désordres  des  rebelles,  sur  les  abominables 
erreurs  de  ces  fils  égarés.  On  devint  moins  ardent  à  soutenir  leur 
cause  à  mesure  qu'elle  parut  moins  favorable  à  la  propagande  pro- 
testante, et  sous  l'impression  de  revers  qui  semblaient  présager  la 
ruine  de  l'insurrection.  En  18G0,  la  scène  change  de  nouveau.  Pres- 
sés à  la  fois  par  tous  les  périls,  les  impériaux  tentent  de  les  re- 
pousser tous  à  la  fois,  et  n'y  peuvent  réussir.  Au  moment  même  où 
les  troupes  alliées  vengent  brillamment  l'injure  du  Peï-ho,  l'armée 
impériale  qui  cerne  Nankin  laisse  rompre  ses  rangs  par  les  assiégés. 
La  capitale  de  l'insurrection  vomit  sur  les  riches  campagnes  qui  bor- 
dent le  Yang-tze-kiang  des  bandes  affamées  de  pillage.  Les  armées 
de  l'empereur  Hienn-foung  sont  mises  en  pleine  déroute,  des  villes 
importantes  surprises  et  saccagées.  Sou-tchéou,  la  capitale  de  la 
province,  la  ville  la  plus  opulente,  la  plus  aimable,  la  plus  volup- 
tueuse de  l'empire,  le  paradis  de  la  Chine,  ouvre  ses  portes  au  roi 
fidèle  (1).  Celui-ci  cherche  à  conquérir  la  neutralité  anglaise  par  des 
protestations  amicales  affichées  aux  environs  de  Shang-haï;  mais  il 
songe  en  même  temps  à  s'emparer  de  la  ville  chinoise,  et  y  envoie 
des  troupes  que  nos  agens  font  éloigner  par  mesure  de  prudence  :  on 
apprend  successivement  que  les  riches  districts  d'oii  nous  tirons  en 
partie  la  soie  et  le  thé  qui  alimentent  notre  commerce  vont  être  en- 
vahis, et  qu'un  corps  de  l'armée  insurrectionnelle  marche  à  grandes 
journées  sur  Hang-tcheou-fou,  la  capitale  du  Tché-kiang.  Alors  la 
communauté  étrangère  tremble  de  nouveau  pour  son  avenir;  les 
missions  protestantes  sentent  se  réchauffer  leur  tendresse  pour  leurs 
enfans  ingrats,  mais  vainqueurs;  on  fait  des  avances  et  des  poli- 
tesses à  ce  redoutable  voisinage,  et  on  s'empresse  d'ouvrir  à  Nan- 
kin, à  Sou-tcheou,  une  enquête  bienveillante. 

Le  résultat  de  cette  enquête  n'est  pas  encore  connu;  mais,  quel  qu'il 
puisse  être,  on  ne  peut  se  défendre  de  vives  anxiétés  en  songeant 
aux  embarras  diplomatiques  que  nous  ménage  la  rébellion  chinoise. 
Pendant  longtemps,  on  ne  lui  avait  accordé  qu'une  attention  cu- 
rieuse et  distraite  (!^);  on  se  renfermait  vis-à-vis  d'elle  dans  un 
rôle  de  neutralité  impartiale  etexpectante.  Après  avoir  puni  l'offense 
que  nous  avait  faite  le  pouvoir  régulier  et  rétabli  nos  relations  com- 
promises, il  serait  sage  d'envisager  les  questions  nouvelles  qui 
peuvent  surgir,  et  d'aviser,  de  concert  avec  nos  alliés,  aux  moyens 
de  les  résoudre.  Il  faut  savoir  si  la  puissance  avec  laquelle  nous  ve- 
nons de  faire  la  paix  est  bien  raffermie  sur  ses  bases,  si,  dépouillée 

(1)  Le  tchong-ouaiif) ,  un  des  licutenans  du  chef  de  l'insurrection,  Tai-ping-ouang. 

(2)  Rappelons  cependant  l'étude  si  remarquable  consacrée  à  la  question  chinoise,  et  in- 
cidemment à  l'insurrection,  dans  la  Revue  du  l'"'' juin  1857. 


L  INSURRECTION    CIIINOISE.  9 

par  nous  de  son  prestige,  ruinée  par  les  immenses  sacrifices  que  les 
derniers  événemens  ont  imposés  à  son  trésor,  amoindrie  déjà  par 
l'ambitieux  voisinage  de  la  Russie,  exposée  aux  coups  incessans  de 
l'insurrection  qui  occupe  maintenant  une  grande  partie  de  ses  plus 
belles  provinces,  pressée  par  nos  légitimes  exigences,  elle  a  con- 
servé assez  de  force  pour  ne  pas  succomber.  Nous  devons  nous  de- 
mander si,  dans  un  temps  qui  n'est  peut-être  pas  éloigné,  la  Chine 
n'échappera  pas  à  la  domination  des  Mandchoux  comme  elle  a  brisé, 
il  y  a  cinq  siècles,  le  joug  des  Tartares-Mongols,  si  elle  restera  unie, 
ce  qui  paraît  probable  à  cause  de  la  remarquable  uniformité  de  ses 
instincts  et  de  ses  mœurs,  et  quels  seront  ses  nouveaux  maîtres. 

Exposer  quelques-unes  de  ces  considérations,  c'est  expliquer  le 
motif  qui  m'engage  à  publier  le  résultat  de  mes  études  sur  l'insur- 
rection chinoise.  Je  me  suis  trouvé  plusieurs  fois  en  contact  avec 
quelques-uns  des  principaux  acteurs  de  ce  grand  drame  national , 
j'ai  patiemment  recueilli  sur  les  lieux  mêmes  les  documens  où  il 
faut  en  chercher  l'histoire,  et  j'entreprends  ici  de  les  contrôler  par 
mes  souvenirs,  mes  observations  et  mes  impressions  personnelles. 
Je  sais  par  expérience  qu'on  n'y  puise  pas  toujours  des  données  au- 
thentiques. La  Gazette  de  Pékin  agrandit  systématiquement  les  suc- 
cès des  armes  impériales,  et  en  attéilue  constamment  les  revers;  les 
proclamations  des  rebelles  s'adressent  aux  populations  qu'ils  veulent 
gagner,  ou  aux  étrangers  qu'ils  veulent  séduire.  Les  relations  des 
courageux  et  indulgens  visiteurs  que  Nankin  et  Sou-tchéou  ont 
accueillis  renferment  quelquefois  de  complaisantes  réticences  qui 
dissimulent  habilement  l'austère  réalité.  Dégager  le  vrai  des  exagé- 
rations officielles  ou  officieuses  qui  l'obscurcissent  ou  le  dénaturent, 
raconter  ce  que  j'ai  vu  moi-même,  dire  tout  ce  que  j'ai  pu  apprendre 
sur  des  événemens  dont  les  conséquences  touchent  d'aussi  près  à 
l'avenir  de  nos  relations  diplomatiques  et  commerciales  avec  la 
Chine,  telle  est  la  tâche  que  j'essaierai  de  remplir.  Les  causes  pro- 
bables de  l'insurrection,  ses  premiers  progrès  nous  occuperont  d'a- 
bord; nousl'étudierons  ensuite  dans  sa  période  récente,  et  à  Nankin 
même,  dont  elle  a  fait  sa  capitale.- 

r.  —  RE  l'origine  de  l'i\surrectio\. 

Dès  qu'on  aborde  l'examen  des  causes  premières  de  l'insui-rec- 
tion  chinoise,  on  se  trouve  en  présence  de  trois  versions  différentes, 
nées  successivement,  ainsi  qu'on  l'a  dit  plus  haut,  de  la  divergence 
des  théories  ou  des  intérêts.  La  plus  ancienne,  la  plus  généralement 
accréditée,  place  l'origine  de  l'insurrection  dans  les  sociétés  secrètes 
qui  depuis  plus  de  deux  siècles  conspirent  en  Chine  contre  la  dynas- 
tie mandchoue.  C'est  l'opinion  adoptée  par  un  certain  nombre  de 


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sinologues  qui  ont  fait  de  ces  associations  l'objet  de  leurs  conscien- 
cieuses recherches.  La  seconde  opinion  voit  dans  ces  événemens  une 
révolution  religieuse,  accidentellement  politique,  s' accomplissant  au 
nom  de  doctrines  puisées  dans  les  livres  et  les  enseignemens  des 
missionnaires  protestans.  Suivant  la  troisième  enfin,  l'insurrection 
aurait  été  originairement  un  soulèvement  des  Miao-tsé,  montagnards 
du  Kouang-si,  qui  ont  relevé  l'étendard  des  Ming  (1)  et  qui  combat- 
traient au  nom  d'idées  et  de  principes  émanant  d'une  source  catho- 
lique. Il  suffit  d'énoncer  ce*s  deux  derniei's  systèmes  pour  en  faire 
connaître  les  auteurs  :  ils  sont  absolus  et  exclusifs  comme  l'esprit  de 
propagande  qui  les  a  mis  au  jour. 

Les  sociétés  secrètes  ont  joué  dans  l'histoire  de  l'empire  chinois, 
pendant  les  deux  derniers  siècles,  un  rôle  dont  on  ne  saurait  nier 
l'importance.  Objets  de  la  jalouse  surveillance  du  gouvernement 
tartare,  qui  voyait  en  elles  un  danger  permanent  pour  son  auto- 
rité, elles  ont  eu  la  fortune  de  presque  tous  les  persécutés  :  elles 
ont  puisé  de  nouvelles  forces  dans  la  persécution.  Nées  de  l'éloi- 
gnement  même  où  les  fonctionnaires  de  la  nouvelle  dynastie  cher- 
chaient à  tenir  leurs  administrés  de  toute  préoccupation  politique, 
et  des  entraves  systématiques  qu'ils  apportaient  à  toute  réunion  po- 
pulaire où  les  actes  du  gouvernement  auraient  pu  être  discutés, 
elles  soiit  devenues  d'autant  plus  puissantes  que  l'on  a  sévi  contre 
elles  avec  plus  de  rigueur.  Ce  n'est  pas  cependant  que  ces  sociétés 
fussent  toutes  des  associations  politiques.  Les  unes  avaient  des  vues 
fort  innocentes;  d'autres  ne  se  proposaient  qu'un  but  :  assurer  l'im- 
punité des  forfaits  commis  par  leurs  membres  à  la  faveur  de  l'appui 
qu'ils  se  prêtaient  mutuellement.  Celles-là  d'ailleurs  n'ont  acquis 
aucune  célébrité;  l'indifférence  populaire  et  administrative  ou  la 
juste  sévérité  des  lois  en  a  fait  bientôt  justice.  11  n'en  a  pas  été  de 
même  des  sociétés  qui  ont  conspiré,  et  entre  autres  de  celles  du 
Nénuphar  blanc  et  de  la  Triade,  dont  l'une  a  failli  expulser  les 
Mandchoux,  et  dont  l'autre  placera  peut-être,  avant  peu  de  temps, 
un  empereur  chinois  sur  leur  trône. 

La  société  du  Nénuphar  blanc  (Pi-lin-kiaou)  a  probablement  pris 
naissance  peu  après  l'époque  de  la  conquête,  et  se  trouve  ainsi 
contemporaine  de  la  dynastie  mandchoue.  Nous  trouvons  en  effet 
dans  le  code  pénal  de  cette  dynastie,  à  la  section  des  «  magiciens, 
chefs  de  sectes  et  propagateurs  de  fausses  doctrines,  »  son  nom  cité 
à  côté  de  ceux  des  sectes  du  Nuage  blanc,  de  \  Intelligent  et  de 
V Honorable ,  etc.,  contre  lesquelles  sont  portées  des  peines  d'une 
extrême  rigueur  (2).  En  173Zi,   elle  attira  de  nouveau  l'attention 

(1)  C'est  le  nom  de  la  dynastie  chinoise  qui  a  précédé  sur  le  trône  les  empereurs 
mandchoux.  La  «  dynastie  ming  »,  c'est  la  «  dynastie  brillante.  » 

(2)  Les  ciiofs  sont  passibles  de  la  décapitation,  les  simples  membres  de  la  strangulation. 


l'insurrection  chinoise.  11 

du  gouvernement,  et  l'empereur  Young-tching  la  proscrivit  par 
im  édit  très  sévère.  A  partir  de  ce  moment,  le  nombre  de  ses 
adhérens  s'accrut  avec  une  rapidité  extrême;  ils  se  répandirent 
sur  tout  le  territoire  de  l'empire,  et  au  commencement  de  ce  siè- 
cle, pendant  les  premières  années  du  règne  de  Kia-king,  ils  allu- 
mèrent la  révolte  dans  cinq  provinces:  le  Se-tchouen,  le  Kan-sou,  le 
Chen-si,  le  Hou-pé  et  le  Hou-nan.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  le 
gouvernement  vint  à  bout  d'étouffer  ce  mouvement,  qui  avait  pris  très 
promptement  les  proportions  d'une  guerre  civile.  Il  dut,  avant  d'y 
réussir,  le  combattre  plusieurs  années.  A  la  suite  d'une  semblable 
lutte,  le  gouvernement  ne  négligea  aucun  moyen  de  détruire  les 
restes  de  cette  redoutable  association,  et  cependant  la  puissance  ou 
tout  au  moins  l'audace  des  membres  du  ISénuphar  blanc  ne  parut 
point  abattue  par  leur  défaite.  Elle  se  manifesta  de  nouveau,  en  1812, 
par  un  complot  qui  eût  rendu  tout  d'un  coup  à  la  Chine  son  indé- 
pendance, si  un  concours  de  circonstances  fort  heureuses  pour  les 
Tsing  (1)  ne  l'eût  fait  échouer.  Les  conjurés  avaient  médité  l'assas- 
sinat de  l'empereur  Kia-king;  une  embuscade  lui  avait  été  tendue 
sur  la  route  qu'il  devait  suivre  pour  revenir  du  Jéhol,  où  il  était  allé 
passer  la  saison  chaude.  Le  jour  même  où  il  serait  tombé  sous  les 
coups  vengeurs  de  quelques  membres  du  Nénuphar,  leurs  associés 
devaient  s'emparer  par  la  force  du  palais  impérial  à  Pékin  et  faire 
éclater  un  soulèvement  général  dans  le  Ho-nan  (2).  Des  pluies  inu- 
sitées à  cette  époque  de  l'année  retardèrent  le  retour  de  l'empereur; 
le  courage  personnel  et  la  présence  d'esprit  du  prince  Min-ning,  son 
second  fils  et  successeur,  sauvèrent  le  palais  impérial,  que  soixante- 
dix  conjurés  avaient  attaqué,  et  la  vigilance  du  gouverneur  du  Ho- 
nan  déjoua  les  projets  des  conspirateurs  de  cette  province.  Cette 
tentative  audacieuse  de  l'association  du  Nénuphar  blanc  fut  fatale 
aux  autres  sociétés  secrètes,  à  celles  même  qui  n'avaient  aucun  but 
politique.  La  haine  soupçonneuse  de  Kia-king  (3)  les  poursuivit 
toutes  impitoyablement,  elle  n'épargna  même  pas  les  catholiques, 
et  néanmoins  la  vengeance  impériale  ne  parvint  qu'au  prix  de  dix 
années  d'efforts  à  l'entière  destruction  du  Pi-Un-kiaou.  On  croit 
que,  vers  la  fin  du  règne  du  tyran,  les  restes  de  cette  société  se 
fondirent  dans  celle  de  la  Triade. 


(1)  C'est  le  nom  adopté  par  la  dynastie  actuelle;  le  caractère  qui  la  désigne  signifie 
pwr  en  chinois. 

(2)  Une  des  provinces  centrales  de  la  Chine  ;  elle  a  Kaï-foung-fou  pour  capitale,  et  un 
peu  plus  de  23  millions  d'habitans. 

(3)  Kia-king  fut  le  cinquième  empereur  de  la  dynastie  actuelle  (celle  des  Tsing).  Il 
régna  vingt-six  ans.  Ce  fut  un  prince  dissolu  et  superstitieux.  De  nombreux  troubles 
eurent  lieu  sous  son  règne.  Il  persécuta  les  chrétiens. 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'origine  de  la  Triade  remonte  à  une  époque  un  peu.  moins  éloi- 
gnée que  celle  du  Nénuphar  ;  elle  se  rattache  à  un  fait  historique  du 
règne  de  l'empereur  Kang-hi  (1).  La  légende  chinoise  qui  nous  en  a 
transmis  le  récit  fait  une  large  part  au  merveilleux.  Les  premiers 
chefs  de  l'association  auront  sans  doute  senti  la  nécessité  d'agir 
vivement  sur  l'imagination  populaire,  si  naturellement  portée  en 
Chine  vers  la  superstition.  — En  176/i,  les  prêtres  du  monastère  de 
Chaou-lin,  situé  sur  les  collines  de  Kiou-lien  dans  le  Fo-kien  (2), 
s'illustrèrent  par  leur  fidélité  à  leur  souverain;  les  armes  de  l'empe- 
reur Kang-hi,  jusqu'alors  accoutumées  à  la  victoire,  avaient  essuyé  un 
rude  échec  de  la  part  des  révoltés  du  pays  de  Si-lou.  Les  généraux  et 
les  troupes  étaient  démoralisés.  Les  prêtres  de  Chaou-lin  offrirent 
leurs  services,  qui  furent  acceptés.  Ils  se  rendirent  sur  le  théâtre  de 
la  guerre,  réorganisèrent  l'armée,  imaginèrent  un  nouveau  plan  de 
campagne,  et  firent  si  bien  qu'en  moins  de  trois  mois  tout  le  pays  de 
Si-lou  reconnut  la  domination  impériale.  Ils  retournèrent  ensuite  à 
leur  paisible  demeure.  Cependant  la  gloire  qu'avait  fait  rejaillir  sur 
leur  monastère  cette  suite  d'actions  d'éclat  avait  éveillé  l'inquiète  ja- 
lousie du  gouvernement.  Les  autorités  du  Fo-kien  essayèrent  de  les 
dépouiller  des  privilèges  qu'ils  possédaient  de  toute  antiquité,  et, 
comme,  en  défendant  leurs  prérogatives,  ces  moines  guerriers 
avaient  tué  un  des  officiers  du  vice-roi,  on  envoya  pendant  la  nuit 
une  troupe  de  soldats  mettre  le  feu  au  toit  qui  les  abritait.  Tous 
périrent  dans  les  flammes,  à  l'exception  de  dix-huit,  qui  se  firent 

(1)  Kang-hi  succéda  à  son  père  Choun-tchi,  le  fondateur  de  la  dynastie  mandchoue; 
il  régna  soixante  et  un  ans  (de  1G61  à  1722  ).  Ce  fut  l'homme  le  plus  remarquable  de  sa 
race.  Prince  conquérant,  administrateur  et  lettré,  il  recula  les  frontières  de  l'empire,  en 
simplifia  l'organisation,  régularisa  par  une  convention  diplomatique  ses  relations  avec 
les  Russes,  fit  rédiger  plusieurs  traités  scientifiques  et  un  vaste  dictionnaire  chinois- 
mandchou  qui  porte  son  nom.  Pendant  la  première  période  de  son  règne,  les  jésuites 
furent  en  grande  faveur  à  sa  cour.  King-hi  sut  mettre  habilement  à  profit  pour  la  gloire 
et  la  grandeur  de  son  règne  liiurs  talens  et  leurs  connaissances  variées.  Il  protégea  ou- 
vertement le  catholicisme  jusqu'au  fatal  dissentiment  qui  vint  diviser  les  missionnaires, 
et  qui  lui  montra  les  sujets  chrétiens  de  son  empire  obéissait  à  deux  puissances  qui  ne 
relevaient  plus  de  la  sienne,  leur  conscience  et  le  pape  de  Rome. 

(2)  L'une  des  provinces  mariâmes  de  la  Chine;  sol  montagneux,  mœurs  rudes  et 
guerrières;  environ  IG  millions  d'habitans;  capitale,  Fou-t:héou-fou,  l'une  des  grandes 
villes  de  la  Chine  et  l'un  des  ports  ouverts  par  les  traités.  Amoy  est  aussi  situé  dans  le 
Fo-kien.  —  Lorsque  les  Mandchoux  subjuguèrent  l'empire,  la  résistance  se  prolongea 
dans  le  Fo-kien  pendant  plus  de  quarante  ans.  Elle  fut  dirigée  quelque  temps  par  le 
célèbre  chef  de  pirates  Ko-ching-a,  qui  plus  tard  s'empara  de  Formose  et  en  chassa  les 
Hollandais.  On  sait  que  les  Mandchoux  ont  imposé  aux  populations  chinoises  une  mode 
(le  leur  propre  pays  :  la  tête  en  partie  rasée,  la  chevelure  nattée  et  i)end.mte  en  gage  de 
soumission  et  de  servitude.  Les  Fo-kiennois  ont  dû  subir  comme  les  autres  cette  humi- 
liation, mais  ils  ont  conservé  jus([u'ii  nos  jours  l'usage  de  la  dissimuler  en  roulant  au- 
tour de  leur  t  Jte  un  morceau  d'étofi"e  qui  imite  la  forme  du  turban. 


l'insurrection  chinoise.  13 

jour,  les  armes  à  la  main,  à  travers  les  soldats  et  parvinrent  à  se 
sauver  près  de  Tch an g-ch a-fou,  dans  le  Hou-kouang  (1).  Là  treize 
d'entre  eux  périrent  de  froid  et  de  faim.  Les  cinq  qui  restaient,  Tsaï, 
Fang,  Ma,  Hu  et  Li,  furent  recueillis  dans  une  barque  par  deux  pieux 
bateliers,  Sié  et  Vou.  Ils  restèrent  quelque  temps  avec  eux,  mais, 
traqués  de  tous  côtés  par  les  soldats,  ils  furent  obligés  de  se  réfugier 
au  monastère  de  Ling-ouang.  Quelques  jours  après ,  comme  ils  se 
promenaient  au  bord  d'une  petite  rivière  qui  arrose  le  jardin  du 
monastère,  ils  aperçurent  sur  le  sable,  à  demi  baigné  par  les  eaux, 
un  vase  d'argent  en  forme  de  tripode.  Sur  le  couvercle,  que  sur- 
montait une  large  pierre  précieuse,  étaient  gravés  ces  mots  :  «  Ren- 
versez les  Tsing,  relevez  les  Ming.  »  Ils  avaient  à  peine  fait  cette 
mystérieuse  découverte  que  l'apparition  d'une  troupe  de  cavaliers 
les  contraignit  de  s'enfuir  sur  une  montagne  voisine,  où  un  nouveau 
prodige  vint  frapper  leurs  yeux.  La  terre  qui  recouvrait  une  tombe 
fraîchement  comblée  s'agita  doucement  à  leur  approche;  bientôt  ils 
en  virent  surgir  lentement  une  épée  dont  la  poignée  offrit  à  leurs 
regards  surpris  les  mêmes  caractères  que  le  tripode  d'argent  : 
«  Renversez  les  Tsing,  relevez  les  Ming.  »  En  même  temps  deux 
femmes  parurent,  et,  se  saisissant  de  l'arme  merveilleuse,  elles  fon- 
dirent sur  les  cavaliers  qu'elles  mirent  en  fuite.  Ces  femmes  étaient 
les  parentes  d'un  Chinois  mis  à  mort  pour  avoir  embrassé  la  cause 
des  cinq  prêtres,  l'infortuné  Kiounta;  le  tombeau  d'où  l'épée  ven- 
geresse avait  surgi  était  son  tombeau. 

De  retour  à  Ling-ouang,  les  prêtres  y  trouvèrent  cinq  marchands 
chinois.  Ou,  Hong,  Li,  Taou  et  Lin,  qui  faisaient  le  commerce  des 
chevaux.  Ils  leur  firent  part  de  leurs  aventures  et  se  les  attachèrent. 
Un  nouveau  personnage  ne  tarda  pas  à  venir  grossir  leur  bande, 
Tchin-ki-nan,  ancien  membre  du  conseil  de  guerre  et  du  collège  de 
îlan-lin(2),  sorte  d'ermite  conspirateur  qui  vivait  ordinairement  re- 
tiré sur  la  montagne  de  la  Gigogne -Blanche,  et  qui  les  encouragea 
dans  leur  projet.  Quelques  jours  après,  réunis  sur  le  sommet  de  la 
colline  de  Loung-fou,  où  ils  s'étaient  réfugiés,  ces  hommes  hardis 
jetèrent  les  premiers  fondemens  de  leur  association.  Ils  s'engagèrent 
par  les  plus  redoutables  sermens  à  renverser  la  dynastie  des  Tsing, 
à  venger  la  mort  de  leurs  frères  de  Ghaou-lin,  et  consacrèrent  leur 
nouvelle  union  par  le  plus  terrible  des  rites  :  ils  trempèrent  succes- 
sivement leurs  lèvres  à  une  coupe  où  ils  avaient  mêlé  quelques 
gouttes  de  leur  sang.  Au  même  instant,  ajoute  la  légende,  un  vio- 

(1)  Le  Hou-kouang  (les  grands  lacs)  comprend  les  deux  provinces  centrales  appelées 
Hou-nan  (lacs  du  sud)  et  Hou-pé  (lacs  du  nord),  et  renferme  46  millions  d'iiabitans. 

(2)  Le  collège  de  Han-!in  ou  académie  impériale  est  chargé'  par  le  gouvernement  de 
la  rédaction  des  documcns  liistoriiiues.  Los  membres  do  cettu  institution  jiuis^ent  ^o 
privilèges  étendus. 


là  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lent  coup  de  tonnerre  retentit  dans  le  sud ,  et  on  vit  paraître  dans 
les  nuages ,  écrite  en  caractères  de  feu ,  la  maxime  suivante  :  ((  La 
cour  céleste  est  le  modèle  de  l'état.  »  Ils  l'adoptèrent  pour  leur  de- 
vise et  l'inscrivirent  sur  leur  drapeau. 

La  nouvelle  société  leva  ouvertement  alors  l'étendard  de  la  ré- 
volte. Les  conjurés  placèrent  à  leur  tête,  avec  le  titre  d'empereur, 
un  personnage  du  nom  de  Tchou-liong-tchou,  qui  se  donnait«pour 
le  petit-fils  de  l'empereur  Tsoung-tching,  le  dernier  des  Ming;  ils 
adoptèrent,  pour  tous  les  membres  de  la  société  indistinctement,  la 
désignation  de  hong  (puissant),  empruntée  probablement  au  nom 
de  Hong-vou,  le  fondateur  de  cette  dynastie,  et,  pour  leur  mot  de 
ralliement,  le  son  I,  qui  veut  dire  j^fitriotisme;  puis  ils  se  distri- 
buèrent les  premières  dignités  du  nouveau  gouvernement  qu'ils 
venaient  de  fonder.  Le  quatrième  jour  de  la  neuvième  lune  de  176/1, 
ils  se  séparèrent  après  être  convenus  de  signes  de  reconnaissance, 
et  se  rendirent  chacun  dans  la  province  qui  lui  était  assignée  pour 
y  faire  des  prosélytes  et  y  attendre  le  signal  définitif  de  la  révolte. 
Ils  créèrent  alors  dix  loges,  dont  chacune  prit  le  nom  d'une  pro- 
vince de  l'empire.  Les  cinq  prêtres,  Tsaï,  Fang,  Ma,  Hu  et  Li,  furent 
mis  à  la  tête  des  cinq  premières  loges.  Leurs  plus  anciens  compa- 
gnons, les  marchands  de  chevaux  Ou,  Hong,  Li,  Taou  et  Lin,  de- 
vinrent les  chefs  des  cinq  dernières.  Quant  à  Tchin-ki-nan ,  il  re- 
tourna sur  la  montagne  de  la  Cigogne-Blanche.  Tels  furent,  suivant 
la  croyance  populaire,  les  commencemens  de  la  société  de  la  Triade. 
Il  paraît  du  reste  que  le  prosélytisme  de  ses  fondateurs  n'obtint  d'a- 
bord que  de  faibles  succès,  et  qu'ils  surent  garder  fidèlement,  ainsi 
que  leurs  premiers  successeurs,  le  secret  de  leur  association,  car 
nous  ne  voyons  pas ,  avant  le  commencement  de  ce  siècle ,  le  gou- 
vernement se  préoccuper  de  leur  existence. 

En  1801  parut  une  nouvelle  édition  du  code  pénal,  renfermant 
une  clause  ainsi  conçue  :  «  Tous  ces  vagabonds  qui  s'assemblent, 
commettent  des  pillages  et  autres  violences,  sous  le  nom  de  Soeiâti' 
de  la  Terre  et  du  Ciel  (1),  seront  décapités,  et  tous  ceux  qui  leur 
prêteront  appui  seront  étranglés.  »  Dans  l'édition  de  1810,  une  nou- 
velle clause  porte  des  peines  très  sévères  contre  les  bandits  du  Fo- 
kien  et  du  Kouang-tong,  qui  ont  formé  une  vaste  conspiration  et  ont 
tenté  de  ressusciter  la  société  de  la  Triade.  En  1817,  Youen-youen, 
gouverneur  du  Kouang-tong,  dirige  contre  elle  d'activés  poursuites 
dans  son  gouvernement;  plus  de  deux  mille  de  ses  membres  sont 
livrés  à  la  justice.  Deux  ans  plus  tard,  Vou,  gouverneur  du  Hou-nan, 
signale  à  l'empereur  la  pernicieuse  influence  exercée  par  la  Triade 

(1)  La  société  de  la  Triade  (ou  tout  au  moins  certaines  subdivisions  de  cette  société) 
prenait  aussi  les  noms  de  Tin-té-houy  (société  de  la  terre  et  du  ciel),  Hong-kia  (la  fti- 
millehong),  Siaou-taon-houj^  (société  du  couteau). 


l'insurrection  chinoise.  15 

dans  sa  province.  Suivant  son  rapport,  cette  société  compte  de  nom- 
breux partisclns  dans  les  deux  Kouang.  Elle  prend  aussi  le  nom  de 
Tan-tsé-houy  (société  des  fils  du  travail)  et  de  Tsing-i-liouy  (so- 
ciété de  l'équité  et  des  sentimens).  En  1829,  un  des  censeurs  pré- 
sente à  l'empereur  un  mémoire  dans  lequel  il  expose  les  nombreux 
désordres  que  les  membres  de  l'association  de  la  Triade  ont  causés 
dans  le  Kiang-si.  «  Les  autorités  ne  sont  plus  libres  d'agir,  l'action 
des  lois  est  suspendue;  il  faut  une  armée  pour  maintenir  la  paix 
dans  la  province.  »  Le  Kouang-si  fut  pendant  l'année  1831  le  théâtre 
de  grands  troubles.  Exposés  depuis  longtemps  sans  protection  aux 
brigandages  des  associés  de  la  Triade,  qui  cherchaient  dans  le  vol 
des  moyens  de  subsistance,  les  Yaou,  habitans  des  montagnes  fron- 
tières du  You-nan,  tournèrent  contre  les  autorités  les  armes  qu'ils 
avaient  prises  d'abord  pour  se  défendre.  L'insurrection  coûta  la  vie 
à  plusieurs  milliers  de  soldats  impériaux.  Les  membres  de  la  Triade 
avaient  fait  la  paix  avec  les  Yaou,  et  les  avaient  aidés  dans  leur  ré- 
volte contre  le  gouvernement.  Cette  même  année,  l'empereur  Tao- 
k.ouang(l),  voyant  que  la  vigilance  de  ses  fonctionnaires  était  im- 
puissante à  purger  l'empire  des  associés  du  Tan-tsé-houy,  essaya  de 
les  réduire  par  la  douceur  et  le  pardon.  Il  promit  amnistie  complète 
à  tous  ceux  qui  feraient  l'aveu  de  leur  crime  et  manifesteraient  leur 
repentir.  Ce  nouveau  moyen,  que  la  politique  avait  dicté,  ne  réussit 
pas  mieux  que  la  rigueur.  On  voit  se  succéder,  à  trois  anaées  d'in- 
tervalle, en  1838  et  18Zil,  les  mémoires  de  deux  censeurs  qui  déplo- 
rent en  termes  amers  le  triste  état  où  les  ravages  de  la  Triade  ont 
plongé  les  campagnes  dans  plusieurs  districts.  «  Les  pillages,  les  in- 
cendies, les  viols,  se  succèdent  avec  une  effrayante  rapidité;  le  cul- 
tivateur épouvanté  paie  une  forte  rétribution  aux  bandits,  afin  qu'ils 
le  laissent  vaquer  paisiblement  à  ses  travaux,  et  lorsque  ses  moissons 
sont  mûres,  il  voit  ses  récoltes  disparaître.  »  Le  censeur  Foun-tsan- 
youn,  celui  dont  le  rapport  porte  la  date  de  18Zil,  transmet  à  l'em- 
pereur de  curieux  renseignemens  sur  l'organisation  de  la  société.  Il 
assure  que  des  soldats  et  des  officiers  administratifs  en  font  partie,  et 
qu'elle  domine  l'autorité  dans  six  provinces.  «  Si  ces  provinces  se 
soulevaient  à  la  fois,  ajoute-t-il,  ce  ne  serait  pas  un  médiocre  danger 
pour  l'empire.  »  Le  même  fonctionnaire  fait  parvenir  à  l'empereur  le 
sceau  de  la  Triade,  celui  que  portait  chacun  des  associés  comme 
marque  d'affiliation  et  signe  de  reconnaissance.  Quatre  ans  après,  en 
18Zi5,  les  sinistres  pressentimens  de  Foun-tsan-youn  faillirent  se  réa- 

(1)  Tao-kouang  fut  le  sixième  empereur  de  la  dynastie  actuelle;  il  succéda  en  1820  à 
Kia-king,  dont  il  était  le  second  fils.  C'est  à  lui  que  les  Anglais  ont  fait  la  guerre  en 
1840.  Les  conventions  diplomatiques  qui  ont  réglé  nos  relations  avec  la  Chine  jusqu'à 
la  date  des  derniers  événemens  portaient  toutes  le  sceau  de  Tao-kouang.  Son  successeur, 
Hienn-fouug,  qui  gouverne  actuellemeat,  est  monté  sur  le  trône  en  1850. 


iÔ  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

liser  dans  le  Kouang-tong;  peu  s'en  fallut  que  toute  la  partie  orien- 
tale delà  province  ne  se  soulevcât.  Des  membres  de  la  Triade éiaieni 
maîtres  de  la  plupart  des  villes  du  populeux  district  de  Tcliaou- 
tchaou-fou  (1),  et  les  troupes  envoyées  contre  eux  avaient  été  re- 
poussées avec  perte.  Dans  cette  extrémité  fâcheuse,  le  vice-roi  fut 
obligé  de  s'abaisser  jusqu'à  demander  secours  aux  barbares.  Il 
adressa  une  supplique  à  sir  John  Davis,  gouverneur  de  Hong- 
kong (2).  Ce  dernier  connaissait  d'ailleurs  par  sa  propre  expérience 
les  funestes  effets  de  l'influence  exercée  par  la  Triade;  il  savait  que 
cette  société  possédait  une  loge  à  Hong-kong,  et  il  l'avait  proscrite 
du  territoire  de  la  colonie  par  une  ordonnance  très  sévère.  Aux  ter- 
mes de  cette  ordonnance,  les  Chinois  originaires  de  Hong-kong  et 
convaincus  de  faire  partie  de  la  Triade  devaient  être  punis  de  trois 
ans  de  prison,  marqués  d'un  fer  rouge  à  la  joue  droite,  comme 
,les  déserteurs  militaires,  et  expulsés,  à  leur  sortie  de  prison,  du 
territoire  de  l'île.  Vers  le  milieu  de  1853,  la  Triade  fit  d'énergiques 
tentatives  dans  la  province  du  Fo-kien;  deux  des  cinq  ports  ou- 
verts au  commerce  étranger,  Amoy  et  Ghang-haï,  tombèrent  entre 
ses  mains;  il  fallut  le  concours  énergique  de  nos  marins  pour  l'ex- 
pulser de  cette  dernière  ville  (3). 

Ce  rapide  historique  des  progrès  de  la  Triade  serait  incomplet,  si 
l'on  ne  disait  un  mot  de  l'influence  terrible  et  secrète  qu'elle  exerce 
parmi  les  populations  des  colonies  chinoises  des  détroits,  à  Singa- 
pour, Siam  et  Malacca.  C'est  à  un  négociant  malais  de  Singapour, 
M.  Abdullah,  que  l'on  doit  les  rénseignemens  les  plus  complets  que 
Ion  possède  sur  les  redoutables  rites  accomplis  par  les  membres  de 
la  société.  Caché  par  un  de  ses  amis  chinois,  membre  influent  de 
l'association,  derrière  un  rideau  qui  le  séparait  de  la  salle  où  avaient 
lieu  ces  mystérieuses  cérémonies,  il  a  été  témoin  de  la  réception  de 
plusieurs  membres  et  de  la  condamnation  à  mort  d'un  malheureux, 
traîné  de  force  devant  l'impitoyable  assemblée;  il  a  entendu  les 
néophytes  prononcer  devant  le  dieu  de  la  Triade  (Koanti,  le  dieu 
de  la  guerre)  les  trente-six  formules  de  serment  qui  sont  détermi- 

(1)  Dans  la  partie  septentrionale  de  la  province;  pays  très  pittoresque,  mines  de  houille. 

(2)  Hong-kong  est,  on  le  sait,  une  petite  île  située  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Can- 
ton, à  vingt-cinq  lieues  environ  au  sud  de  cette  ville  et  à  quinze  lieues  de  Macao.  Elle  a 
été  cédée  aux  Anglais  par  le  gouvernement  chinois  à  la  suite  des  événemens  de  18  i2.  Elle 
renferme  aujourd'hui  plus  de  00,000  habitans,  dont  la  plupart  sont  Chinois.  Hong-kong 
possède  un  port  magnifique  ;  mais  sa  capitale  est  mal  exposée  et  subit  toutes  les  perni- 
cieuses influences  du  climat  de  la  Chine  méridionale.  Le  port  de  Kaou-long,  qui  vient 
d'être  cédé  aux  Anglais,  est  situé  sur  le  continent.  Ce  n'est,  à  proprement  parler,  qu'une 
des  anses  de  la  vaste  rade  de  Hong-kong. 

(3)  Les  insurgés  qui  s'étaient  emparés  de  Amoy  et  de  Chang-hai  appartenaient  à  la 
société  du  couteau  [Siauu-lauu-homj),  qui  n'est  elle-même,  suivant  les  informations 
qu'on  a  recueil  ics,  qu'une  des  branches  de  la  Triade. 


l"i.\.SLT.RECTION    CIIIXOISE.  17 

nées  par  le  rituel  de  rassociation,«et  dont  ciiaciine  est  accompagnée 
d'imprécations;  il  les  a  vus  boire  à  la  coupe  où  ils  venaient  de  mê- 
ler quelques  gouttes  de  leur  sang  et  aller  ensuite  s'asseoir  parmi 
leurs  nouveaux  frères.  Ces  hommes,  avant  le  milieu  de  la  nuit, 
étaient  tous  ivres  d'eau-de-vie  et  d'opium.  Ils  se  séparèrent  au  point 
du  jour;  deux  cents  d'entre  eux  allèrent  dévaliser,  au  milieu  de 
Singapour,  la  maison  d'un  missionnaire  catholique,  et,  pendant  le 
mois  qui  suivit,  ils  signalèrent  leur  audace  par  de  nombreux  méfaits. 
Une  jonque  siamoise  mouillée  dans  le  port  fut  dépouillée  de  tout  ce 
qu'elle  contenait;  un  canon  fut  enlevé,  ainsi  que  le  cipaye  qui  le 
gardait;  ils  déjouèrent  tous  les  efforts  et  toutes  les  ruses  de  la  po^ 
lice.  —  Le  récit  de  M.  Abdullah  portait  la  date  de  182Zi.  En  1831, 
le  révérend  docteur  Gutslaff,  qui  se  trouvait  alors  à  Siam,  y  put 
constater  de  ses  propres  yeux  la  présence  d'un  grand  nombre  d'as- 
sociés de  la  Triade.  Ils  étaient  un  sujet  d'effroi  pour  toute  la  colo- 
nie chinoise,  sur  laquelle  ils  frappaient  souvent  des  contributions, 
et  le  gouvernement  siamois  lui-même  n'osait  les  assujettir  aux  hu- 
miliations qu'il  imposait  à  leurs  compatriotes. 

Ainsi  non-seulement  la  Triade  signalait  sa  présence  sur  le  conti- 
nent et  dans  la  plupart  des  provinces,  mais  on  la  retrouvait  encore 
établie  et  puissante  aux  colonies.  L'existence  de  cette  secte  deve- 
nait un  fait  permanent  dans  la  société  chinoise  et  comme  un  mal 
inhérent  à  cette  société.  De  retoutables  élémens  de  révolte  contre 
le  pouvoir  des  princes  mandchoux  étaient  ainsi  répandus  dans  tout 
l'empire.  Si  l'on  songe  que  ces  élémens  tirent  toute  leur  force  de 
l'impatience  avec  laquelle  le  peuple  chinois  supporte  la  domination 
de  ses  conquérans,  et  que  les  injustices,  les  violences,  les  corrup- 
tions du  gouvernement  soulèvent  contre  la  dynastie  des  Tsing  une 
haine  croissante,  si  l'on  songe  que,  pour  remplir  ses  coffres,  vidés 
entre  les  mains  des  Anglais  après  la  guerre  ruineuse  de  18^2,  le 
gouvernement  chinois  a  mis  à  l'encan  la  plupart  des  dignités  de 
l'état;  si  l'on  réfléchit  à  ce  que  doit  être  l'immoralité  d'une  armée 
de  fonctionnaires  exerçant  un  pouvoir  absolu  que  leur  ont  acquis 
leurs  seules  richesses  et  aux  maux  de  toute  sorte  qu'engendre  pour 
le  peuple  cette  immoralité  sans  contrôle,  on  se  convaincra  qu'il  ne 
faut  voir  dans  l'insurrection  chinoise  que  l'œuvje  des  sociétés  se- 
crètes, et  particulièrement  de  la  Triade.  Toutefois  il  semble  que  le 
but  vers  lequel  tendaient  les  etforts  de  l'association  ait  changé  de 
nature  aussitôt  qu'elle  a  mis  les  armes  à  la  main.  Ce  but,  d'abord 
exclusivement  politique,  paraît  avoir  pris,  il  y  a  onze  ans  déjà,  un 
caractère  religieux  très  remarquable,  et  les  vues  originaires  de  la 
Triade  ont  été  ainsi  dépassées  au  profit  de  la  civilisation  et  du 
progrès. 

TOME  XXXIV.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comment  cette  modification  a*t-elle  eu  lieu  ?  Sous  quelle  puis- 
sante influence  l'insurrection  a-t-elle  revêtu  cette  nouvelle  forme, 
qui  a  frappé  d'étonnement  tous  ceux  qui  ont  vu  de  près  les  rebelles? 
C'est  là  une  question  très  importante,  qui  n'a  pas  encore  été  suffi- 
samment éclaircie,  et  qui  n'est  complètement  résolue  par  aucun  des 
deux  systèmes  dont  il  me  reste  à  parler. 

Yoici  d'abord  la  version  protestante.  Au  mois  de  septembre  1852, 
un  missionnaire  protestant  de  Hong-kong  reçut  d'un  Chinois  qui 
avait  pris  part  aux  premières  tentatives  d'insurrection  quelques  ren- 
seignemens  qui  lui  parurent  jeter  une  vive  lumière  sur  l'origine  du 
iTiouvement  du  Kouang-si.  Le  chef  et  le  promoteur  de  l'insurrec- 
tion, Hong-siou-tsiouen ,  avait  manifesté  dès  son  enfance  un  goût 
singulier  pour  l'étude.  Aussi  ses  parens  l' avaient-ils  envoyé  dès  l'âge 
de  seize  ans  à  Canton  pour  y  prendre  ses  premiers  degrés.  C'était 
l'époque  des  examens  triennaux.  La  ville  était  pleine  d'étrangers, 
qui  étaient  accourus  pour  juger  du  mérite  des  candidats.  Parmi  ces 
étrangers,  un  homme  aux  traits  fortement  accentués,  à  la  longue 
barbe,  à  la  démarche  grave  et  lente,  attira  l'attention  de  Hong-siou- 
tsiouen.  Au  moment  où  le  jeune  homme  contemplait  ce  vénérable 
personnage  avec  une  respectueuse  admiration,  l'inconnu  s'approcha 
de  lui,  et,  sans  mot  dire,  lui  remit  un  traité  intitulé  Paroles  salu- 
taires pour  l'exhortation  du  siècle.  De  retou:  dans  son  village,  le 
jeune  bachelier  parcourut  avidement  cet  ouvrage  et  se  pénétra  des 
maximes  qu'il  renfermait.  Elles  prescrivaient  d'adorer  Dieu  et  Jésus- 
Christ,  le  sauveur  du  monde,  d'obéir  aux  dix  commandemens  et  de 
rejeter  le  culte  des  démons.  C'était  une  doctrine  toute  nouvelle  pour 
Hong-siou-tsiouen,  et  qui  le  remplit  d'abord  d'étonnement.  Bientôt 
après,  étant  tombé  gravement  malade,  il  eut  une  vision  qui  ne  lui  laissa 
plus  de  doute  sur  la  vérité  des  salutaires  paroles.  Dieu  lui  était  ap- 
paru, lui  avait  ordonné  d'y  croire  et  de  les  enseigner.  A  peine  réta- 
bli, il  se  rendit  à  Canton,  n'ayant  plus  qu'une  seule  pensée,  celle 
d'acquérir  la  science  qui  lui  était  nécessaire  pour  l'accomplissement 
de  sa  mission.  Il  y  passa  trois  mois  dans  la  maison  d'un  mission- 
naire protestant,  apprenant  par  cœur  les  saintes  Écritures,  après 
quoi  il  retourna  dans  le  Kouang-si  pour  y  enseigner  et  y  prêcher  à 
son  tour.  Son  éloquence  et  son  zèle  lui  firent  bientôt  des  prosélytes, 
qui  ne  furent  pas  inquiétés  d'abord,  mais  qui,  devenant  plus  nom- 
breux chaque  jour,  finirent  par  appeler  l'attention  de  l'autorité.  La 
persécution  suivit  de  près  les  premiers  soupçons,  et  deux  des  élèves 
du  jeune  réformateur,  Ouang  et  Lou,  furent  mis  à  mort.  C'est  alors 
que  Hong-siou-tsiouen  et  ses  adhérens  tirèrent  l'épée  pour  se  dé- 
fendre. —  Tel  est  le  récit  qui  fut  communiqué  par  écrit  en  1852  au 
missionnaire  de  Hong-kong,  et  que  celui-ci  a  transmis  à  un  de  ses 
confrères  de  Canton,  M.  Roberts,  qui  le  fit  paraître  dans  un  recueil 


l'insurrection  chixoise.  19 

publié  à  Londres  sous  le  nom  de  The  Chinesc  and  général  Missio- 
nary  gleaner ^  en  l'accompagnant  d'assez  curieux  commentaires. 
Ainsi  le  personnage  mystérieux  à  longue  barbe  ne  serait  autre  qu'un 
certain  Liang-a-fa,  ancien  ouvrier  typographe  du  docteur  Morrisson, 
qui  avait  aidé  son  savant  maître  à  imprimer  la  Bible,  et  qui  avait 
lui-même  écrit  quelques  traités  religieux,  entre  autres  celui  des  Pa- 
roles salutaires.  Liang-a-fa  avait  été  arrêté  précisément  à  Canton, 
pour  avoir  distribué,  un  jour  d'examen  littéraire,  quelques-uns  de 
ses  écrits.  M.  Roberts  se  souvient  d'avoir  reçu  chez  lui  en  18Zj6  ou 
\.%hl  deux  jeunes  Chinois  de  Canton,  qui  lui  demandèrent  de  vou- 
loir bien  les  instruire  dans  la  religion  chrétienne.  L'un  d'eux  ne 
resta  que  peu  de  jours  dans  la  maison  du  missionnaire  ;  mais  l'autre 
y  passa  trois  ou  quatre  mois  et  se  fit  remarquer  par  son  caractère 
studieux  aussi  bien  que  par  ses  rapides  progrès  dans  la  science  des 
Écritures.  Il  allait  être  baptisé  au  moment  où  il  quitta  M.  Roberts 
pour  se  rendre  dans  le  Kouang-si.  Quelques  jours  avant  son  départ, 
il  lui  avait  remis  une  narration  écrite  qui  renfermait  de  longs  détails 
sur  diverses  circonstances  de  sa  vie  passée.  En  rapprochant  cette 
narration  du  récit  que  lui  avait  communiqué  son  confrère  de  Hong- 
kong, le  docteur  Roberts  ne  douta  plus  de  la  complète  identité  de 
son  jeune  élève  et  de  Hong-siou-tsiouen ,  le  chef  de  la  rébellion 
chinoise. 

Je  ne  suspecte  pas  un  instant  la  parfaite  sincérité  des  deux  mis- 
sionnaires protestans,  mais  je  n'en  puis  dire  autant  du  Chinois  de 
Canton  qui  leur  a  remis  la  relation  écrite  où  il  est  parlé  de  Hong- 
siou-tsiouen  et  de  l'origine  de  l'insurrection.  Je  ne  serais  pas  étonné 
que  cet  homme ,  obéissant  à  des  instincts  de  fourberie  qui  ne  sont 
que  trop  naturels  à  sa  race  et  profitant  de  la  connaissance  qu'il  avait 
acquise  de  l'arrestation  de  Liang-a-fa  à  Canton  ainsi  que  du  séjour 
des  deux  Chinois  chez  M.  Roberts,  ne  se  soit  amusé  à  bâtir  un  récit 
de  sa  façon  pour  exploiter  une  crédulité  que  l' amour-propre  satis- 
fait rendait  peut-être  trop  facile.  Je  demanderai  à  tous  ceux  qui  ont 
adopté  ce  récit  quelle  part  ils  font  dans  l'insurrection  aux  sociétés 
secrètes,  à  ce  vaste  réseau  de  conspirations  qui  a  déjà  failli  si  sou- 
vent embrasser  et  étouffer  les  Tsing.  Je  ne  puis  admettre  que  ces 
sociétés,  qui  ne  cherchaient  qu'une  occasion  d'agir,  aient  laissé 
prendre  leur  place  par  une  poignée  de  récens  convertis. 

Je  porterai  à  l'avance  le  même  jugement  sur  le  troisième  système, 
dont  il  me  reste  à  parler,  en  faisant  seulement  remarquer  qu'il  est 
moins  connu  que  le  précédent,  et  que  les  personnes  modestes  qui 
l'ont  conçu  l'ont  toujours  exposé  sous  toutes  réserves,  quoiqu'il  pa- 
raisse sous  certains  rapports  plijs  admissible  que  le  précédent. 

On  connaît  la  fin  tragique  du  dernier  empereur  de  la  race  des 
Ming.^  Tsoung-tching,  qui,  assiégé  à  Pékin  par  une  armée  rebelle, 


20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  pendit  dans  son  palais  après  avoir  poignardé  sa  fille.  Lorsqu'à  la 
suite  des  sanglans  événemens  dont  cette  catastrophe  fut  le  signal, 
Tien-tsong,  le  chef  de  la  dynastie  mandchoue  des  Tsing,  se  fut  assis 
sur  le  trône  impérial,  les  provinces  méridionales  se  soulevèrent  contre 
le  nouveau  pouvoir.  En  16Zi7,Thomas-tchéou,  vice-roi  du  Kouang-si, 
et  Luc-siu,  général  de  la  même  province,  tous  deux  chrétiens,  pro- 
clamèrent empereur  le  prince  Jun-lié,  fils  de  Tsoung-tching,  et  re- 
levèrent l'étendard  de  la  légitimité.  Le  Kiang-si,  le  Ho-nan,  le  Fo- 
kien,  se  joignirent  à  eux;  les  troupes  tartares  envoyées  pour  réduire 
l'insurrection  furent  repoussées;  il  y  eut  en  Chine  deux  trônes  et 
deux  empereurs.  Au  milieu  de  ces  guerres  civiles,  les  jésuites  n'a- 
vaient pris  parti  ni  pour  l'ancienne  ni  pour  la  nouvelle  dynastie; 
pendant  que  le  père  Shaal  était  comblé  d'honneurs  dans  le  palais 
de  Chun-tchi,  fils  et  successeur  du  conquérant  mandchou,  les  pères 
\ndré  Gofiler  et  Michel  Boym  étaient  en  grande  faveur  à  la  cour  de 
Jun-lié.  Le  grand  colao  ou  premier  ministre  de  ce  prince,  dont 
Goffler  avait  acquis  toute  la  confiance,  l'introduisait  auprès  de  l'im- 
pératrice, qui  recevait  bientôt  le  baptême  avec  le  nom  chrétien  d'Hé- 
lène. Elle  donna  peu  après  le  jour  à  un  fils  qui,  avec  l'assentiment  de 
l'empereur,  fut  baptisé  sous  le  nom  de  Constantin  (1).  Ces  événe- 
mens, qui  paraissaient  destinés  à  ouvrir  en  Chine  une  ère  de  pros- 
périté au  christianisme,  ne  devaient  cependant  pas  porter  leurs 
fruits.  Impatient  des  succès  d'un  rival  qui  retenait  en  son  pouvoir 
près  de  la  moitié  du  territoire  de  l'empire,  Chun-tchi  marcha  contre 
lui  avec  ses  Tartares.  La  fidélité  des  troupes  de  Jun-lié  ne  put  tenir 
contre  l'impétuosité  de  ces  hordes  sauvages,  qui  ne  s'étaient  point 
encore  amollies,  comme  elles  le  sont  aujourd'hui,  au  contact  de  la 
civilisation  chinoise.  L'héritier  des  Ming  vit,  malgré  ses  héroïques 
efforts,  son  armée  se  débander  et  fuir.  Il  fut  pris  les  armes  à  la 
main  et  massacré  avec  son  jeune  fds.  Hélène,  captive,  fut  conduite 
à  Pékin,  où  Chun-tchi  la  fit  traiter  en  impératrice. 

Cependant  le  parti  des  Ming  n'était  point  anéanti.  Poursuivis  par 
les  Mandchoux,  les  débris  de  l'armée  vaincue  se  réfugièrent  dans  les 
montagnes  du  Kouang-si,  mettant  ainsi  entre  eux  et  leurs  ennemis 
d'infranchissables  barrières.  Ce  furent  les  descendans  de  ces  guerriers 
malheureux  qui  formèrent  en  grande  partie  l'indomptable  race  des 
Miao-tsé,  l'objet  de  la  terreur  des  habitans  de  la  plaine  et  des  autori- 
tés impériales.  Ces  hommes  n'ont  jamais  porté  la  marque  de  déshon- 
neur ou  de  soumission  imposée  par  une  horde  barbare  à  leurs  com- 

(1)  L'impératrice  avait  fait  de  tels  progrès  dans  la  dévotion  qu'elle  voulut  adresser  elle- 
même  au  souverain  pontife  l'iionuiiage  de  sa  piété  filiale.  Elle  envoya  à  Home  le  père 
Michel  lioyin  chargé  de  deux  lettres,  l'une  pour  le  pape  Alexandre  VII,  l'autre  pour  le 
général  des  jésuites.  La  seconde  a  été  conservée;  elle  est  écrite  sur  une  longue  pièce  de 
ioic  jaune  garnie  de  franges  d'or. 


l'insurrection  chinoise.  21 

patriotes  (1);  jamais  ils  n'ont  reconnu  l'autorité  desMantlchoux.  lisse 
sont  donné  une  forme  de  gouvernement  et  des  institutions  particu- 
lières auxquels  ils  sont  restés  fidèles;  ils  ont  lassé  la  constance  des 
troupes  et  des  généraux  envoyés  pour  les  soumettre,  et  ont  fini  par 
être  considérés  comme  formant  une  race  tellement  étrangère,  par 
ses  mœurs,  au  reste  de  la  population  de  l'empire,  que  les  géographes 
chinois  ont  coutume  de  laisser  en  blanc  sur  leurs  cartes  les  districts 
montagneux  qu'ils  habitent. 

C'est  dans  la  fidélité  des  Miao-tsé  à  la  dynastie  détrônée,  dans  leur 
amour  de  l'indépendance  nationale,  dans  leur  haine  invétérée  contre 
les  dominateurs  de  leur  pays,  —  et  aussi  dans  les  souvenirs  que  les 
enseignemens  des  jésuites  et  les  exemples  chrétiens  de  la  cour  de 
Jun-lié  ont  laissés  parmi  eux,  — ■  que  quelques-uns  de  nos  mission- 
naires croient  trouver  l'explication  du  mouvement  politique  et  re- 
ligieux dont  nous  étudions  l'origine.  Aux  faits  historiques  que  je  me 
suis  borné  à  résumer  ici  seraient  venues  s'ajouter  d'ailleurs  des  in- 
formations récemment  recueillies.  Nos  missionnaires  auraient  appris 
de  divers  côtés  que  l'insurrection  avait  commencé  par  un  soulève- 
ment partiel  d'une  tribu  de  Miao-tsé  dont  le  roi  avait  une  injure  per- 
sonnelle à  venger.  Un  de  ses  amis,  chef  lui-même  d'une  riche  fa- 
mille de  la  plaine,  avait  été  jeté  dans  la  prison  de  la  ville  voisine, 
par  ordre  du  premier  magistrat,  sous  l'inculpation  d'un  crime  ima- 
ginaire. Une  nuit,  les  guerriers  de  la  tribu  descendirent  dans  la 
plaine;  ils  escaladèrent  les  murs  de  la  ville,  brisèrent  les  portes  de 
la  prison,  pillèrent  les  caisses  du  trésoj-  public,  et  mirent  à  mort  le 
juge  désigné  à  leurs  coups.  Ce  premier  succès  les  enhardit.  Les  au- 
torités des  villes  voisines  n'étaient  pas  sur  leurs  gardes.  Un  mois 
s'était  à  peine  écoulé,  que  huit  hienn  ou  sous-préfectures  (2)  étaient 
tombées  au  pouvoir  du  chef  miao-tsé.  Il  eut  alors  la  pensée  de  faire 
partager  aux  autres  rois  de  la  montagne  les  richesses  qu'il  avait  ac- 
quises. Il  les  appela  auprès  de  lui.  Une  fois  réunis,  ces  hommes  tin- 
rent conseil.  Le  moment  leur  parut  favorable  pour  relever  le  drapeau 
politique  et  national  des  Ming.  Ils  décidèrent  qu'ils  nommeraient  un 
empereur,  appelleraient  aux  armes  le  peuple  des  campagnes,  et  mar- 
cheraient sur  Pékin.  Il  fallait  cependant  à  cette  vaste  entreprise  un 
chef  capable  de  dominer  ces  tribus,  d'origine  difi'érente,  par  l'as- 
cendant de  l'éloquence  et  le  prestige  d'une  haute  mission.  Le  choix 
tom])a  sur  un^personnage  qui  avait  encouragé  les  Miao-tsé  à  la  révolte 

[\)  La  queue  tressée,  cette  mode  tartare  que  les  ManJchoux  ont  imposée  aux  Chinois 
on  signe  de  soumission. 

(2)  Les  provinces  de  la  Chine  sont  divisées  en  préfectures,  dépendant  immédiatement 
des  hautes  autorités  provinciales,  et  en  sous-préfectures.  Les  préfectures  portent  les 
noms  de  fou,  de  ting-tchili  ou  de  tchao-tchili  (les  ting-tchili  et  les  tchao-tchili  étant  de 
moindre  importance  que  les  fou).  Les  sous-préfectures  s'appellent  hienn,  ting  ou  tchao. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  leur  avait  promis  la  victoire  au  nom  de  Dieu.  Cet  homme  était  déjà 
depuis  longtemps  l'objet  de  l'attention  publique.  Il  se  disait  inspiré 
de  la  Divinité  et  chargé  par  elle  de  faire  revivre  la  doctrine  céleste. 
Dans  sa  jeunesse,  il  avait  été  atteint  d'une  grave  maladie  à  la- 
quelle il  avait  miraculeusement  échappé.  A  la  suite  d'un  long  éva- 
nouissement pendant  lequel  on  l'avait  cru  mort,  il  avait  donné  les 
signes  d'une  exaltation  singulière,  assurant  que  Dieu  lui  était  ap- 
paru, et  lui  avait  appris  qu'en  faisant  des  recherches  il  trouverait 
dans  les  environs  de  son  village  des  livres  contenant  la  doctrine  cé- 
leste. Aidé  de  son  ancien  maître  d'école,  qui  lui  avait  voué  une 
affection  à  toute  épreuve,  il  avait  fait  des  recherches  et  découvert 
dans  tine  maison  abandonnée  une  caisse  de  livres  dont  quelques-uns 
étaient  manuscrits;  ils  avaient  tout  au  moins  un  siècle  de  date  et 
renfermaient  la  précieuse  doctrine.  Le  chef  choisi  par  les  Miao-tsé 
n'était  autre  que  Hong-siou-tsiouen ,  qui  règne  aujourd'hui  à  Nan- 
kin sous  le  nom  de  Taï-ping-ouang,  et  le  maître  d'école  est  devenu 
Foung-youn-san,  roi  du  midi  et  troisième  personnage  du  nouvel  em- 
pire. Quant  aux  livres  qu'ils  avaient  trouvés,  c'étaient  en  grande  par- 
tie, assure-t-on,  des  relations  écrites  par  les  anciens  pères  jésuites. 
D'après  ce  système,  la  rébellion  n'aurait  donc  été  à  l'origine  qu'un 
soulèvement  des  Miao-tsé,  qui  auraient  relevé  l'étendard  des  Ming,  et 
combattraient  au  nom  d'idées  et  de  principes  émanant  d'une  source 
catholique. 

Cette  explication  des  causes  originelles  de  l'insurrection  chinoise 
est  sans  doute  beaucoup  plus  plausible  que  la  version  protestante. 
La  haine  naturelle  des  Aliao-tsé  contre  les  Tartares,  leur  attache- 
ment traditionnel  à  la  race  des  souverains  que  ces  derniers  avaient 
chassés,  la  confiance  et  la  hardiesse  qu'ils  avaient  sans  doute  pui- 
sées dans  leurs  nombreuses  victoires  sur  les  armées  impériales,  la 
terreur  que  le  souvenir  de  ces  victoires  inspirait  au  gouvernement, 
constituaient  assurément  des  élémens  de  révolte  et  de  succès  bien 
autrement  puissans,  bien  autrement  féconds,  que  le  sentiment  de 
défense  personnelle  qui  aurait  mis  les  armes  à  la  main  d'une  bande 
de  récens  convertis  peu  nombreux  et  certainement  peu  populaires. 
Néanmoins  il  me  paraît  difficile  de  ne  pas  tenir  compte  des  rensei- 
gnemens  positifs  qui  combattent  cette  dernière  version.  On  sait,' 
par  des  témoignages  dont  on  ne  peut  douter,  que  les  premiers 
symptômes  de  l'insurrection  ont  éclaté  dans  des  districts  du 
Kouang-si  éloignés  des  montagnes  occupées  par  les  Miao-tsé,  et  il  a 
été  prouvé  que  si  les  idées  chrétiennes  émises  par  Taï-ping-ouang 
peuvent  émaner  aussi  bien  des  catholiques  que  des  protestans,  la 
plupart  des  formes  dont  sont  revêtues  ces  idées  et  des  caractères 
qui  les  représentent  sont  tirés  des  livres  et  des  écrits  protestans. 

On  peut  l'affirmer  en  définitive,  c'est  dans  le  vaste  foyer  des  con- 


■■  l'ixsurrectiox  chinoise.  23 

spirations  entretenues  par  les  sociétés  secrètes,  c'est  dans  les  pro- 
jets séditieux  de  la  Triade  contre  la  dynastie  des  Ming,  c'est  dans 
l'appui  que  la  haine  nationale,  excitée  par  l'oppression  des  Mand- 
choux,  prêtait,  depuis  quelques  années  surtout,  à  ces  projets,  qu'il 
faut  chercher  l'origine  polilique  de  l'insurrection  chinoise.  Les 
preuves  historiques  ne  manquent  pas.  Des  faits  tout  récens,  et  dont 
nous  avons  été  le  témoin,  sont  venus  confirmer  cette  opinion.  Ne 
savons-nous  pas  que  les  bandes  d'insurgés  qui  ont  pris  Amoy  et 
Shang-haï  faisaient  partie  de  la  Triade,  et  n'avons-nous  pas  vu  les 
chefs  qui  commandaient  dans  cette  dernière  cité  réclamer  énergi- 
quement  leur  séditieuse  parenté  avec  les  rebelles  du  nord?  N'avons- 
nous  pas  vu  aussi  le  symbole  de  la  Triade,  l'étendard  aux  cinq 
couleurs,  flottant  aux  mâts  des  jonques  qui  portaient  sur  le  Yang- 
tze-kiang  des  renforts  aux  armées  de  Taï-ping?  Enfin  ne  lisons- 
nous  pas  dans  une  proclamation  de  ses  ministres  un  appel  véhé- 
ment adressé  aux  membres  de  la  Triade  comme  à  des  frères  et  à 
des  associés  (1)  ? 

Quant  au  caractère  religieux  de  l'insurrection,  on  ne  peut  jus- 
qu'à un  certain  point  se  refuser  à  le  croire  emprunté  aux  doctrines 
émises  dans  les  écrits  des  missionnaires  protestans,  puisque  dans 
les  livres  de  Taï-ping-ouang,  les  seules  preuves  que  nous  ayons  de 
ce  caractère,  on  retrouve  des  formes,  des  expressions  entières  em- 
pruntées aux  œuvres  protestantes  (2).  11  se  sera  sans  doute  trouvé 
parmi  les  membres  influens  de  la  Triade  un  homme  qui  avait  reçu 
quelques  leçons  des  disciples  de  Morrisson,  ou  qui,  avide  de  savoir, 
avait  étudié  les  traités  dont  la  propagande  protestante  a  inondé  le 
territoire  chinois.  Cet  homme  avait  peut-être  été  l'élève  du  docteur 
Roberts,  peut-être  était-il  le  chef  d'une  troupe  de  Miao-tsé  révoltés. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  se  sera  d'abord  servi  de  sa  demi-science  pour 
exploiter  la  crédulité  publique  au  profit  de  son  ambition  (3)  ;  mais 
ensuite,  soit  qu'enivré  de  ses  succès  et  se  faisant  illusion  à  lui-même 
il  ait  cru  vraiment  posséder  la  doctrine  céleste,  soit  plutôt  qu'il  ait 

(1)  Proclamations  publiées,  sur  l'ordre  de  l'empereur  Tai-piag,  par  Yang  et  Siaou, 
ministres  d'état  de  la  nouvelle  dynastie. 

(2)  C'est  là  une  preuve  péremptoire.  Les  protestans  ont  adopté,  pour  représenter  cer- 
taines idées  abstraites  que  l'on  retrouverait  également  dans  les  livres  catholiques,  des 
caractères  chinois  différens  de  ceux  qui  sont  employés  dans  ces  livres. 

(3)  Taï-ping-ouang  cherche  à  frapper  l'imagination  de  ses  soldats  et  à  exciter  leur 
enthousiasme  en  leur  persuadant  en  premier  lieu  qu'il  est  l'envoyé,  si  ce  n'est  même  le 
fils  du  grand  Dieu,  qui  lui  a  donné  la  mission  de  sauver  le  monde  des  griffes  du  démon, 
la  môme  mission  qu'il  adonnée  autrefois  au  frère  aîné  céleste,  à  Jésus-Christ  ;  secon- 
dement que  le  grand  Dieu  et  le  frère  aîné  céleste  (qui  est  Dieu  comme  lui)  ont  donné 
des  preuves  nombreuses  de  leur  intervention  directe  en  faveur  de  sa  cause.  Ce  double 
but  ressort  clairement  de  ses  écrits.  Il  va  sans  dire  qu'il  le  rattache  directement  à  ses 
vues  de  politique  ambitieuse,  et  que,  parmi  les  pires  espèces  de  démons,  il  place  au 
premier  rang  les  démons  tartares. 


24  REVUE    DES    DEUX    M(>NnES. 

senti  le  besoin  de  régénérer  ses  nombreux  partisans,  dans  riat;h"êt 
de  sa  cause,  par  de  nouvelles  croyances  et  surtout  par  une  vie  nou- 
velle, il  a  rédigé  pour  eux  un  code  de  préceptes  religieux  tirés  des 
livres  sacrés  et  appuyés  sur  des  idées  vraiment  chrétiennes.  Ce  sont 
ces  préceptes  et  ces  idées  qui  ont  éveillé  l'attention  du  monde  civi- 
lisé, et  qui,  triomphant  avec  Taï-ping-ouang,  deviendraient  peut- 
être  la  source  d'une  révolution  morale  pour  un  tiers  de  l'humanité. 


Jl.  —   PROGr>KS    DE    l.  [NSlT.nECTlOX. 

L'année  18A9  (la  vingt-huitième  du  règne  de  l'empereur  Tao- 
kouang)  vit  enfin  la  haine  séditieuse  qui  couvait  depuis  près  de  deux 
siècles  au  sein  des  sociétés  secrètes  se  traduire  en  lutte  ouverte 
contre  le  gouvernement  tartare.  Les  commencemens  de  cette  lutte 
présentent,  aussi  bien  que  les  causes  originelles  de  l'insurrection, 
certaines  obscurités.  Prises  à  l'improviste  ou  dépourvues,  comme 
elles  l'ont  toujours  été  depuis  lé  début  de  la  guerre,  de  moyens  suf- 
fisans  de  résistance,  les  autorités  impériales  ont  voulu,  pour  sauve- 
garder leurs  propres  intérêts,  dérober  à  la  connaissance  de  leur 
souverain  les  tristes  symptômes  d'un  mal  qu'elles  avaient  été  im- 
puissantes à  prévenir,  mais  dont  elles  espéraient  sans  doute  arrêter 
les  progrès.  Les  premières  nouvelles  que  reçut  le  vice-roi  de  Can- 
ton (1)  de  la  guerre  du  Kouang-si  ne  sortirent  pas  de  son  prétoire , 
et  pendant  dix-huit  mois  la  Gazette  offirîelle  ne  fit  aucune  mention 
des  troubles  sanglans  qui  agitaient  une  des  provinces  de  l'empire. 
Yers  la  fin  de  1850,  un  habitant  du  Kouang-si,  appelé  Hotah ,  fut 
envoyé  à  Pékin  par  les  notables  de  la  province  pour  informer  le  gou- 
vernement de  ce  qui  se  passait.  Admis  devant  le  tribunal  des  cen- 
seurs, il  exposa  qu'au  mois  d'avril  18/i9  une  insurrection  avait  éclaté 
dans  le  district  de  Na-ning-fou  (2),  que  la  capitale  était  tombée 
presque  sans  résistance  au  pouvoir  des  révoltés,  que  ceux-ci,  après 
avoir  pillé  plusieurs  villes  en  remontant  vers  le  nord ,  avaient  mis 
à  sac  l'importante  cité  de  Liou-tchao-fou,  et  qu'au  moment  où  il 
avait  quitté  le  Kouang-si,  ils  étaient  campés  non  loin  de  Koueï-linn, 
capitale  de  cette  province.  Il  ajouta  que  ces  révoltés  portaient  géné- 
ralement les  cheveux  longs  et  les  enveloppaient  dans  des  mouchoirs 
rouges  et  jaunes;  Sur  leurs  drapeaux,  on  lisait  cette  inscription  : 
«  iNous  rendons  la  justice  au  nom  du  ciel,  n  et  cette  autre  :  «  Roi 
dompteur  des  Tsing.  » 

Après  avoir  recueilli  les  déclarations  de  Hotah,  les  censeurs  rédi- 
gèrent un  rapport  qui  fut  présenté  au  gouvernement,  et  dont  nous 

(1)  Siu-kouang-tsing,  alors  vice-roi  des  deux  Kouang. 

(2)  Chef-lieu  de  préfecture,  situé  au  sud  de  la  province,  sur  la  rivière  Yuh. 


l' INSURRECTION    CHINOISE.  25 

venons  de  résumer  les  informations.  On  voit  que ,  si  elles  suffisent 
pour  apprendre  d'une  manière  générale  l'époque  à  laquelle  l'insur- 
rection a  éclaté,  le  lieu  où  les  rebelles  ont  pris  les  armes,  la  marche 
qu'ils  ont  d'abord  suivie,  elles  ne  font  malheureusement  connaître 
aucun  de  ces  détails  d'organisation  et  d'action  qui  eussent  pu  jeter 
tant  de  jour  sur  l'origine  de  la  révolte.  A  partir  du  moment  où  le 
rapport  des  censeurs  parut  dans  la  Gazette  de  Pékin ,  l'organe  du 
gouvernement  a  fréquemment  publié  de  longs  bulletins  de  succès 
et  de  revers,  exagérant  systématiquement  les  premiers,  dissimulant 
autant  que  possible  les  seconds,  mais  laissant  cependant  subsister 
les  principaux  faits  dont  il  ne  pouvait  nier  l'évidence.  Il  m'a  semblé 
utile  de  dégager  ces  faits  des  complications  et  des  réticences  qui 
embarrassent  le  récit  ofliciel,  et  d'en  tirer  pour  le  lecteur  un  en- 
semble propre  à  lui  faire  comprendre  la  marche  de  l'insurrection 
jusqu'à  la  période  où  elle  intéresse  plus  directement  l'Europe,  et  qui 
mérite  d'être  traitée  à  part.  Le  mouvement  insurrectionnel  dont  la 
déposition  de  Hotah  avait  révélé  les  premiers  symptômes  s'était  con- 
centré, vers  la  fin  de  1849,  aux  environs  de  la  capitale  du  Kouang-si. 
Kn  1850,  on  le  voit  s'étendre  dans  toute  la  partie  orientale  de  la 
province,  et  le  gouvernement  envoie  pour  le  combattre  Lin-tse-sin , 
vice-roi  du  You-nan  et  du  Koueï-tchéou,  après  l'avoir  revêtu  des 
fonctions  de  commissaire  impérial.  Lin  jouissait  de  l'entière  confiance 
de  liienn-foung  depuis  qu'il  avait  brûlé  l'opium  anglais  à  Canton  en 
1839;  mais  cette  fois  il  n'eut  pas  le  temps  de  montrer  sa  vigueur  et 
sa  fidélité  :  quelques  jours  après  son  arrivée  dans  le  Kouang-tong, 
une  mort  subite  l'emporta.  Lin  s'était  empressé  d'entamer  des  négo- 
ciations avec  les  chefs  rebelles.  Ces  derniers  lui  avaient  exposé  leurs 
griefs,  et  il  leur  avait  promis  de  les  porter  à  la  connaissance  de 
l'empereur.  Parmi  ces  griefs,  la  mauvaise  administration  des  au- 
torités du  Kouang-si  figurait  au  premier  rang.  On  assure  que  les 
collègues  de  Lin,  craignant  qu'il  ne  dévoilât  leurs  malversations, 
l'empoisonnèrent. 

Le  succès  de  l'insurrection  ne  s'était  pas  borné  au  Kouang-si. 
Lne  bande  de  rebelles  avait  franchi  les  frontières  du  Kouang-tong 
et  pénétré,  en  semant  sur  ses  pas  la  terreur  et  le  pillage,  jusqu'à 
la  ville  d'Ong-youen,  à  trente  lieues  de  Canton.  Elle  s'en  était  em- 
parée et  y  avait  établi  un  bureau  où  étaient  régulièrement  perçues 
les  contributions  forcées  qu'elle  levait  sur  le  commerce  des  envi- 
rons. Le  vice-roi  Siu  et  le  gouverneur  Yé  (1)  l'attaquèrent  avec  vi- 

1)  Yti-ming-tching  succéda  plus  tard  à  Siu  en  qualité  de  gouverneur-général  des 
deux  Kouang.  Il  s'est  acquis  une  sanglante  célébrité  en  faisant  tomber  soixante-dix  mille 
tèti's  sur  la  place  publique  de  Canton  pour  terrifier  la  rébellion  qui  avait  envahi  les  en- 
virons de  sa  résidence,  et  en  soutenant  contre  les  armes  alliées  la  lutte  opiniâtre  qui  a 
amené  l'incendie  des  factoreries,  le  bombardement  et  l'occupation  de  la  capitale  des 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gueur  et  l'expulsèrent  de  la  province,  pendant  que  Hiang-yong,  gé- 
néral de  l'armée  du  Hou-nan,  prenait  le  commandement  en  chef 
des  troupes  du  K.ouang-si  et  battait  les  insurgés  en  plusieurs  ren- 
contres. 

Ces  premières  victoires  des  impériaux  n'eurent  aucun  résultat  dé- 
cisif. Pendant  l'année  suivante,  la  guerre  n'étend  pas  encore  ses  ra- 
vages au-delà  des  frontières  du  Liang-kouang;  mais  l'audace  et  les 
forces  de  l'insurrection  semblent  s'accroître  en  même  temps  que 
diminuent  les  ressources  de  ses  adversaires  :  elle  tente  de  plus 
grandes  entreprises,  s'attaque  à  des  villes  plus  importantes,  et  ces 
nouveaux  succès  préparent  ses  soldats,  déjà  nombreux  et  aguerris, 
à  l'accomplissement  de  la  tâche  nationale  qui  est  le  but  de  leurs 
chefs. 

Au  commencement  de  1851 ,  le  commissaire  impérial  Li-sing- 
youen,  qui  avait  succédé  à  Lin,  écrivit  un  rapport  à  l'empereur 
pour  implorer  la  généreuse  assistance  du  trésor.  500,000  taëls 
avaient  été  dépensés  déjà,  et  la  rébellion  n'était  pas  vaincue.  Li- 
sing-youen  en  demandait  300,000  autres  (1).  Ce  n'était  pas  cepen- 
dant qu'il  négligeât  aucun  moyen  de  se  procurer  de  l'argent  :  il  avait 
établi  à  Koueï-linn  et  à  Canton  deux  bureaux  de  perception  dont 
toutes  les  recettes  étaient  destinées  aux  caisses  militaires.  Quelques 
jours  plus  tard,  il  sollicitait  encore  l'autorisation  d'employer  aux  be- 
soins de  l'armée  une  somme  de  120,000  taëls  en  lingots  d'argent,  qui 
devaient  être  envoyés  à  Pékin  en  passant  par  le  Kouang-si.  Ainsi, 
aux  débuts  mêmes  de  l'insurrection,  alors  que  le  gouvernement  tar- 
tare  n'avait  à  lutter  contre  ses  progrès  que  dans  une  seule  province 
de  l'empire,  près  de  7  millions  de  francs  avaient  été  dépensés  sans 
succès  décisifs  par  les  autorités  impériales,  et  les  ressources  ex- 
traordinaires créées  pour  seconder  leurs  efforts  ne  suffisaient  même 
pas  aux  frais  de  la  guerre. 

Li-sing-youen  ne  porta  pas  longtemps  le  poids  de  ses  fonctions. 
Attaqué  d'une  maladie  mortelle  et  sentant  sa  fin  approcher,  il  re- 
mit les  sceaux  de  sa  dignité  au  gouverneur  du  Kouang-si,  et  adressa 
son  dernier  rapport  à  l'empereur.  «  Moi,  le  serviteur  de  votre  ma- 
jesté, disait-il  en  terminant,  j'ai  commandé  l'armée  pendant  plusieurs 
mois  sans  avoir  pu  exterminer  les  rebelles,  et,  étant  arrivé  avec 
mes  soldats  dans  un  pays  malsain,  je  suis  tombé  mortellement  ma- 
lade. Je  n'ai  pu  vaincre  la  révolte,  j'ai  donc  manqué  à  mes  devoirs 
de  fidélité  envers  mon  souverain;  je  n'ai  pu  secourir  ma  vieille  mère 
dans  l'infortune,  je  n'ai  donc  pas  su  pratiquer  la  piété  filiale.  Aussi 

deux  Kouang.  Fait  prisonnier  dans  son  prétoire  au  moment  de  la  prise  de  Canton,  il  a 
été  emmené  aux  Indes  et  est  mort  à  Calcutta. 

(1)  Le  laël  ou  liang  vaut  en  moyenne  7  francs  de  notre  monnaie;  il  représente  un 
poids  d'argent  pur  d'environ  38  grammes. 


l'insurrection  chinoise.  27 

ai-je  interdit  à  mon  fils  de  m' ensevelir  dans  mes  vêtemens  de  céré- 
monie, lorsque  moi,  votre  esclave,  j'am-ai  rendu  le  dernier  soupir.  » 
Quelques  jours  après,  il  était  mort.  L'empereur  fut  ému  de  ces  tou- 
chans  aveux;  il  voulut  qu'on  honorât  sa  mémoire  et  fit  donner  une 
somme  de  500  taëls  à  sa  mère. 

Un  mémoire  adressé  à  l'empereur  au  mois  de  juin  1851  par 
Saï-chang-ha,  successeur  de  Li-sing-youen,  nous  apprend  que  la 
rébellion  avait,  à  cette  époque,  coûté  au  gouvernement  tartare 
2,600,000  taëls,  dont  1  million  sortait  du  trésor  impérial;  1  million 
avait  été  pris  sur  les  revenus  généraux  de  l'empire,  et  600,000  pro- 
venaient de  la  gabelle  du  Kiang-sou. 

En  confiant  à  Saï-chang-ha  la  direction  de  la  guerre,  l'empereur 
lui  avait  envoyé  «  une  épée  d'une  forme  particulière,  destinée  à  frap- 
per immédiatement  tous  les  traîtres,  »  et  lui  avait  donné  l'ordre  de 
poursuivre  avec  une  grande  activité  les  opérations  militaires.  Au 
mois  de  février  185/i,  le  nouveau  général  en  chef  annonçait  à  son 
souverain  en  termes  pompeux  qu'il  venait  de  remporter  une  écla- 
tante victoire.  Young-ngan,  que  les  insurgés  occupaient  depuis 
longtemps,  avait  été  repris  à  la  suite  d'une  attaque  très  chaude.  Il 
est  vrai  que  deux  généraux  tartares  et  dix  autres  officiers  supérieurs 
avaient  été  tués,  mais  trois  mille  rebelles  étaient  restés  morts  sur  la 
place;  l'un  de  leurs  principaux  chefs,  Hong-tai-tsiouen,  avait  été  fait 
prisonnier,  et  l'armée  de  l'insurrection  fuyait  en  désordre.  Les  évé- 
nemens  qui  suivirent  ce  prétendu  exploit  des  soldats  de  Hienn-foung 
semblèrent  prouver  que  Saï-chang-ha  s'était,  dans  son  rapport,  livré 
à  des  exagérations  singulières,  et  que  la  ville  de  Young-ngan  avait 
été  bien  plutôt  évacuée  à  dessein  par  les  insurgés  dans  des  vues  de 
conquête  et  de  progrès  que  reprise  d'assaut  après  une  vive  résistance. 
On  voit  en  eflet  qu'à  partir  de  ce  moment  la  rébellion  abandonne  le 
Kouang-si,  qu'elle  a  épuisé,  et  commence  sa  marche  rapide  et  vic- 
torieuse vers  le  nord. 

Pendant  que  les  armes  impériales  combattaient  l'insurrection  dans 
le  Kouang-si,  les  lois  de  l'empire  sévissaient  contre  un  de  ses  chefs 
avec  la  plus  grande  rigueur.  Ce  chef  nommé  Hong-tai-tsiouen,  fait 
prisonnier  à  Young-ngan,  avait  été  conduit  à  Pékin;  il  y  fut  con- 
damné à  être  coupé  lentement  en  petits  morceaux,  et  subit  bien- 
tôt après  cet  horrible  supplice.  La  relation  de  ses  aveux,  publiée  par 
le  journal  officiel,  a  mis  en  lumière  un  point  de  l'histoire  de  l'in- 
surrection qui  était  resté  obscur  jusque-là.  Elle  nous  a  fait  connaître 
que  les  compagnons  de  Hong-tai-tsiouen,  en  lui  déférant  le  comman- 
dement, lui  avaient  donné  le  titre  de  roi  {ouang),  ainsi  que  le  nom 
de  Tlen-té  (vertu  céleste),  qu'il  avait  conservé  l'un  et. l'autre  jus- 
qu'au moment  où  il  avait  été  fait  prisonnier,  et  qu'il  y  avait  parmi 
les  insurgés  un  autre  chef,  son  parent,  nommé  Hong-siou-tsiouen, 


28  REVUE    DES    DEUX    MOXDES. 

qui  avait  pris  le  nom  de  Taï-ping-ouang  (le  grand  roi  pacificateur). 
On  put  alors  s'expliquer  comment  ce  Tien-té,  que  des  étrangers  dé- 
pourvus d'informations  suffisantes  plaçaient  au  premier  rang  dans 
l'armée  rebelle,  avait  quitté  brusquement  la  scène,  et  comment  Taï- 
•  ping-ouang,  jusque-là  son  égal,  si  ce  n'est  son  supérieur  en  pouvoir, 
était  devenu  le  chef  unique  de  l'insurrection. 

Au  mois  d'août  185*2  parut  dans  la  Gazette  de  Pékin  un  décret  de 
l'empereur  qui  modifiait  le  plan  de  campagne  suivi  jusque-là  sans 
succès  contre  les  rebelles.  Le  vice-roi  des  deux  Kouang,  Siu,  était 
revêtu  des  fonctions  de  commissaire  impérial  chargé  de  combattre 
les  rebelles  dans  le  Hou-nan,  et  recevait  l'ordre  de  partir  immédiate- 
ment pour  sa  nouvelle  destination  ;  Yé  était  nommé  vice-roi  intéri- 
maire des  deux  Kouang.  L'insurrection  n'en  continuait  pas  moins  ses 
progrès  en  dépit  des  nouvelles  dispositions  qu'on  venait  de  prendre 
pour  les  arrêter.  Hong-siou-tsiouen  était  entré  dans  le  Hou-nan  au 
commencement  de  1852,  et,  sans  qu'aucun  obstacle  eût  pu  arrêter  sa 
marche  victorieuse,  il  avait  mis  le  siège  devant  Tchang-cha,  capitale 
de  la  province.  Ces  nouveaux  et  rapides  succès  portaient  en  eux- 
mêmes  la  condamnation  du  commissaire  impérial  Saï-chang-ha.  Il 
était  en  effet  resté  inactif,  concentrant  son  armée  sur  un  petit  es- 
pace de  terrain,  tandis  qu'il  aurait  dû  en  former  plusieurs  divisions 
qui  eussent  occupé  toutes  les  routes.  Aussi  ne  trouva-t-il  pas  grâce 
cette  fois  devant  l'empereur,  qui,  le  considérant  «  comme  un  servi- 
teur ingrat  et  inutile,  )>  le  manda  à  Pékin  pour  y  être  sévèrement 
jugé.  Le  commissaire  Siu  prit  son  commandement,  et  il  reçut  en 
même  temps  le  titre  de  vice-roi  intérimaire  du  Hou-kouang. 

Le  siège  de  Tchang-cha  dura  près  de  trois  mois.  Après  quatre- 
vingts  jours  de  combats  acharnés,  les  rebelles  furent  repoussés  et 
obligés  enfin  de  battre  en  retraite.  Toutefois,  par  une  marche  habile, 
ils  s'emparèrent  presque  sans  coup  férir  d'une  ville  de  premier  or- 
dre, Yo-tchao-fou,  qui,  par  sa  position  à  l'embranchement  du  lac 
Toung-ting  et  du  Yang-tze-kiang,  était  un  point  stratégique  impor- 
tant. Dans  son  indignation  contre  le  commissaire  impérial  Siu,  qui 
non-seulement  n'avait  pu  prévenir  un  événement  aussi  funeste,  mais 
qui  avait  même  négligé  d'en  rendre  compte,  l'empereur  le  priva  de 
ses  dignités  tout  en  lui  conservant  le  poids  de  ses  fonctions.  Un 
nouvel  échec  essuyé  par  les  armes  tartares  lui  ôta  bientôt  sa  charge 
de  vice-roi  des  deux  Kouang,  qui  fut  donnée  définitivement  à  Yé. 

Après  avoir  pillé  Vou-tchang-fou,  capitale  du  llou-pé,  où  ils  avaient 
trouvé  d'immenses  richesses  et  fait  couler  des  Ilots  de  sang,  les  in- 
surgés l'avaient  évacué  pour  marcher  à  une  conquête  plus  impor- 
tante. Nankin  n'était  plus  très  éloigné;  ils  avaient  maintenant  d'in- 
nombrables barques  à  leur  disposition,  et  le  cours  d'un  grand  fleuve 
les  y  portait.  La  terreur  les  précédait  partout  :  elle  leur  ouvrit  suc- 


l'insurrection  chinoise.  29 

cessivement  les  portes  de  plusieurs  villes  importantes,  et  le  10  mars 
1853  ils  parurent  devant  les  murs  de  l'ancienne  capitale  des  Ming. 

Par  une  étrange  coïncidence,  une  cérémonie  curieuse  et  touchante 
s'était  accomplie  ce  jour-là  même  à  Pékin.  L'empereur  s'était  pro- 
sterné devant  l'autel  du  Dieu  suprême  (Chang-ti),  auquel  il  avait 
adressé  d'humbles  supplications  pour  le  rétablissement  de  la  paix  et 
de  la  félicité  de  son  peuple.  Il  s'y  était  accusé  de  négligence  dans 
la  recherche  des  abus  de  toute  sorte  qui  avaient  causé  les  maux  de 
l'empire,  déclarant  à  haute  voix  que,  brisé  de  douleur,  il  avait  perdu 
le  sommeil,  et  que  ses  lèvres  se  refusaient  à  prendre  la  nourriture 
qu'il  leur  présentait.  Dix  jours  après  parut  dans  la  gazette  officielle 
une  longue  confession  que  Hienn-foung  adressait  à  tous  ses  su- 
jets. «  Depuis  trois  ans  que  j'exerce  le  pouvoir,  y  disait- il,  ma  vie 
n'a  été  remplie  que  de  chagrins  et  d'inquiétudes,  et  maintenant  que 
les  malheurs  de  mon  peuple  sont  à  leur  comble,  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  me  considérer  comme  le  plus  grand  coupable  de  tout  l'em- 
pire. »  —  Interpellant  ensuite  ses  ministres  et  ses  officiers,  il  leur 
dit  de  mettre  la  main  sur  leur  cœur  dans  le  silence  de  la  nuit,  et 
de  se  demander  alors  s'ils  pourraient  rester  témoins  insensibles  de 
tant  de  calamités.  «  Si  vous  ne  réformez  pas  vos  habitudes,  ajouta- 
t-il,  je  vous  punirai  sévèrement.  11  est  aisé  de  me  tromper  :  placé 
seul  à  la  tête  de  l'empire ,  comment  pourrais-je  connaître  la  vérité , 
si  vous  ne  m'en  rendez  un  compte  fidèle?  Mais  vous  ne  pouvez  en 
imposer  au  ciel,  qui  voit  tout  ce  qui  se  passe  jci-bas,  et  il  sévira 
contre  vous  avec  rigueur.  » 

Un  événement  qui  paraissait  décisif  pour  le  succès  de  l'insurrec- 
tion suivit  de  près  la  publication  des  doléances  impériales.  Nankin 
tomba  au  pouvoir  des  rebelles.  Le  19  mars  1853,  ils  y  pénétrèrent 
par  une  brèche  de  plus  de  soixante  pieds  de  long.  Tous  les  soldats 
de  la  garnison  tartare,  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  au  nombre  de 
plus  de  vingt  mille,  se  laissèrent  égorger  sans  résistance ,  comme 
s'ils  obéissaient  à  une  sorte  de  fatalité  vengeresse.  Après  ce  sanglant 
exploit,  Hong-siou-tsiouen  ne  laissa  pas  reposer  ses  troupes.  Ne  con- 
servant dans  Nankin  que  les  forces  nécessaires  pour  la  garder,  il  se 
hâta  d'envoyer  ses  généraux  à  de  nouveaux  combats.  Les  autorités 
de  Kiang-sou  fuyaient  éperdues  vers  le  sud  de  la  province,  entraî- 
nant avec  elles  pour  leur  propre  défense  les  garnisons  qui  proté- 
geaient les  rives  du  Yang-tze.  En  peu  de  jours  Tchin-kiang,  Koua- 
tchao  et  Y-tching  tombèrent  au  pouvoir  des  rebelles.  Maîtres  à  la 
fois  des  deux  bouches  qui  font  communiquer  le  fleuve  et  le  gi'and 
canal,  ils  purent  désormais  compter  sur  la  famine  comme  sur  une 
alliée  puissante. 

Cependant  le  gouvernement  tartare,    éclairé  par  ses  nombreux 


30'  REVUE    DES    DEUX    MO\DES. 

revers,  avait  mesuré  ses  ressources  à  la  fortune  toujours  croissante 
de  l'insurrection  ;  il  les  avait  jugées  insuffisantes  pour  couvrir  la  ca- 
pitale et  le  trône,  et,  dépouillant  en  partie  cette  présomption  qui 
dans  un  autre  temps  avait  fait  fondre  tant  de  calamités  sur  l'em- 
pire, d  s'était  décidé  à  réclamer  l'appui  des  barbares.  Obéissant  à 
l'ordre  qu'il  avait  reçu  du  vice-roi  Yang-ouan-ting  et  se  fondant 
sur  les  traités  d'amitié  qui  unissaient  l'empire  aux  plus  puissantes 
nations  étrangères,  l'intendant  en  résidence  à  Chang-hai,  le  tao-taë 
Ou,  avait  demandé  aux  agens  de  ces  nations  le  secours  de  leurs  bâ- 
timens  de  guerre.  Une  déclaration  de  neutralité  fut  la  réponse.  Forcé 
de  renoncer  à  l'espoir  d'un  secours  qui  aurait  sans  doute  assuré  son 
triomphe,  mais  qu'il  avait  imploré  trop  tard,  l'empereur  Hienn-foung 
tenta  un  puissant  effort  contre  l'ennemi.  Déjà  il  avait  donné  l'ordre 
aux  troupes  tartares  du  Ghi-rin  (1)  de  se  rendre  en  toute  hâte  sur  le 
théâtre  de  la  guerre,  et  un  corps  de  six  mille  hommes,  sous  la  con- 
duite de  son  oncle,  était  arrivé  à  la  jonction  du  Grand-Canal  et  du 
Fleuve-Jaune.  En  ce  moment, toutes  les  réserves  du  Chan-tong  et  du 
Hou-kouang  furent  mandées;  une  flotte  composée  de  quarante-huit 
lorchas  portugaises  et  de  deux  bricks  achetés  par  le  lao-laè  de  Ghang- 
haï  remonta  le  Yang-tze-kiang,  et  le  1/i  avril  ce  même  fonctionnaire 
annonça  par  une  proclamation  que  «  les  forces  impériales ,  au  nom- 
bre de  cent  mUle  hommes,  s'étaient  rassemblées,  comme  des  nuages 
menaçans,  autour  de  Nankin,  »  sous  la  conduite  de  Hiang-yong  et 
de  Ki-chen  (2). 

Le  30  avril ,  un  décret  impérial-  publié  dans  la  Gazelle  de  Pékin 
déclarait  que  depuis  le  commencement  de  l'insurrection  vingt-sept 
millions  de  taëls  avaient  été  dépensés  pour  les  nécessités  de  la 
guerre,  et  que,  ces  nécessités  croissant  tous  les  jours,  l'empereur 
était  obligé  de  faire  un  appel  à  la  généreuse  fidélité  de  ses  sujets. 
Toutefois,  afin  de  leur  ménager  une  sorte  de  compensation  pour  les 
sacrifices  qu'ils  allaient  s'imposer,  il  avait  décidé  qu'il  accorderait 
un  diplôme  de  mandarin  de  première  classe  à  chaque  province  qui 
contribuerait  aux  frais  des  opérations  militaires  pour  cent  mille 

(!)  Le  Ghi-rin  est  une  des  trois  provinces  de  la  Mandchourie.  —  Les  deux  autres  sont 
le  Shin-king,  qui  touche  à  la  frontière  nord-est  du  Tchi-li,  et  le  Tsi-tsi-har  ou  Ile* 
long-kiang,  qui  confine  à  l'ouest  et  au  nord  à  la  Sibérie.  —  Lo  Ghi-rin  est  bordé  à  l'est 
par  la  mer  du  Japon.  La  grande  île  de  Saghalien  en  dépend.  La  partie  de  cette  province 
et  du  He-long-kiang  qui  est  située  entre  le  fleuve  Amour  et  les  monts  Ya-blo-noi  a  été 
récemment  cédée  par  la  Chine  à  la  Russie. 

(2)  Ki-chen  est  un  personnage  historique.  C'est  lui  qui,  par  les  conventions  prélimi- 
naires du  20  janvier  iSil ,  a  cédé  Hong-kong  aux  Anglais.  Ces  conventions  n'ayant  pas 
été  d'abord  ratifiées  par  Tao-kouang,  Ki-chen  fut  disgracié  et  mandé  à  Pékin  pour  y 
rendre  compte  de  sa  contkiiie.  On  le  retrouve  plus  tard  remplissant  les  fonctions  d'en- 
voyé impérial  au  Thibet,  où  il  a  été  visité  par  MM.  Hue  et  Gabet. 


l'insurrection  chinoise.  31 

taëls,  et  un  diplôme  d'un  ordre  moins  élevé  à  chaque  district  qui  en 
offrirait  dix  mille.  Il  ajoutait  qu'il  maudissait  d'avance  au  fond  de 
son  cœur  les  fonctionnaires  qui  verraient  dans  cette  demande  de 
contributions  volontaires  un  prétexte  pour  vexer  le  peuple. 

Peu  de  jours  après,  l'insurrection  remportait  de  nouvelles  vic- 
toires. Au  moment  même  où  elle  triomphait  dans  le  Kiang-sou,  les 
sociétés  secrètes  soulevaient  une  partie  de  la  province  du  Fo-kien. 
Le  15  mai,  deux  ou  trois  mille  rebelles  affiliés  à. la  société  du  petit 
couteau  (1)  mettaient  le  siège  devant  Amoy  (2)  et  s'en  emparaient. 
Le  trésor  public  fut  pillé;  mais  les  propriétés  privées,  celles  des  ha- 
bitans  chinois  aussi  bien  que  celles  des  étrangers,  furent  respectées. 
Il  n'y  avait  pas  en  ce  moment  dans  les  villes  voisines  de  forces  suf- 
fisantes pour  reprendre  Amoy  :  l'amiral  commandant  la  flotta  impé- 
riale se  tenait  prudemment  à  distance,  n'osant  attaquer  la  flotte 
rebelle.  Informé  de  ces  circonstances  par  un  rapport  du  vice-roi 
Ouang-i-tih,  l'empereur  engagea  les  habitans  de  la  province  à  for- 
mer des  corps  de  volontaires  et  à  repousser  eux-mêmes  ces  pil- 
lards et  ces  bandits.  Les  événemens  ne  tardèrent  pas  à  justifier  la 
prévision  impériale.  Les  volontaires  firent  ce  que  n'avaient  pu  faire 
les  troupes  régulières  :  ils  combattirent  les  insurgés  avec  valeur  et 
les  délogèrent  de  la  plupart  des  positions  qu'ils  occupaient. 

En  mettant  le  siège  devant  Nankin ,  le  général  Hiang-yong  avait 
annoncé,  dans  une  proclamation  adressée  à  ses  troupes,  ((  qu'il  brû- 
lait de  racheter  ses  revers  par  des  victoires,  »  et  qu'il  ne  tarderait 
pas  à  exterminer  les  brigands  qui  s'étaient  emparés  de  la  seconde 
-ville  de  l'empire.  Ses  premiers  actes  parurent  répondre  à  ses  pro- 
messes. Vers  la  fin  d'avril,  il  avait  remporté  un  avantage  signalé 
sous  les  murs  de  îNankin  ;  quelques  jours  après,  il  attaquait  un  corps 
nombreux  d'insurgés  à  une  petite  distance  de  la  ville,  entrait  dans 
leurs  retranchemens,  leur  brûlait  deux  camps  et  leur  tuait  quatre 
mille  hommes.  C'est  à  partir  de  cette  époque  que  l'insurrection  prend 
un  nouveau  caractère.  On  a  vu  l'orage  qui  menace  aujourd'hui  la  do- 
mination tartare  se  former  d'abord  lentement  dans  le  Kouang-si, 
s'avancer  ensuite  rapidement  vers  le  nord  sans  dévier  de  sa  marche 
envahissante,  et  venir  enfin  éclater  à  Nankin.  Maintenant  Ilong- 
siou-tsiouen  n'est  plus  un  rebelle  :  il  a  conquis  ses  droits  de  sou- 
veraineté; il  a  établi  un  trône  chinois,  un  trône  populaire,  dans  la 
ville  qui  fut  la  première  capitale  des  Ming,  en  face  du  trône  tar- 
tare, du  trône  oppresseur  et  détesté  qui  est  encore  debout  cà  Pékin. 
Il  ne  se  reposera  pas  tant  qu'il  n'aura  point  renversé  ce  trône  rival, 


(1)  L'une  des  branches  de  la  Triade. 

(2)  L'un  des  ports  ouverts  aux  étrangers  par  les  conventions  diplomatiques 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tant  qu'il  n'aura  pas  pacifié  l'empire,  comme  il  le  dit  dans  ses  pro- 
clamations; mais  il  ne  commandera  plus  ses  armées  dans  les  ba- 
tailles :  il  enverra  des  généraux  se  battre  pour  sa  cause,  et  il  leur  ex- 
pédiera des  ordres  du  fond  de  son  palais.  Il  ne  les  fera  plus  marcher 
sans  leur  permettre  de  regarder  derrière  eux,  comme  il  l'a  fait  jus- 
qu'à ce  qu'ils  eussent  conquis  un  trône  pour  sa  puissance  impériale; 
mais  il  étendra  ses  bases  d'opérations,  il  cherchera  à  affermir  sa  do- 
mination sur  les  pays  qu'il  a  parcourus  en  vainqueur,  et,  pendant 
qu'une  de  ses  armées  s'avancera  vers  le  nord,  ses  soldats  combat- 
tront pour  lui  dans  les  provinces  du  centre  de  l'empire. 

Après  avoir  franchi  le  Yang-tze-kiang  sous  les  murs  mêmes  de 
Nankin,  déjoué  la  tactique  du  général  Si-ling-a,  qui  commandait  un 
camp  retranché  sur  la  rive  opposée  du  fleuve ,  et  battu  les  Tartares 
du  Ghi-rin,  qui  le  défendaient,  les  troupes  insurgées  prennent  ré- 
solument la  direction  de  Pékin.  Leur  marche  rapide  à  travers  le 
Kiang-sou  et  le  Ho-nan  n'est  qu'une  suite  de  faciles  victoires.  En 
moins  d'un  mois,  ils  ont  pillé  huit  villes  importantes.  Le  19  juin 
1853,  ils  mettent  le  siège  devant  Kaï-foung-fou  (1),  capitale  du  Ho- 
nan.  Kaï-foung-fou  était  défendu  par  une  brave  garnison  à  laquelle 
s'était  joint  un  corps  nombreux  de  volontaires.  Dès  le  lendemain  de 
l'arrivée  des  rebelles,  elle  fit  une  sortie  et  brûla  une  partie  de  leur 
camp.  Huit  jours  après,  le  général  tartare  Si-ling-a,  qui  ne  cessait 
de  harceler  les  insurgés  depuis  leur  départ  de  Nankin,  les  surprit 
et  les  dispersa  à  la  suite  d'une  lutte  acharnée  de  douze  heures. 
L'empereur  le  félicita  hautement  de  cet  important  succès  et  lui  or- 
donna de  le  mettre  à  profit  pour  empêcher  les  rebelles  de  traverser 
le  Fleuve-Jaune. 

L'avantage  qu'avait  remporté  Si-ling-a  était  venu  à  propos  pour 
le  remettre  en  grâce.  Quinze  jours  auparavant,  un  décret  avait  dé- 
gradé ce  général  pour  le  punir  d'un  échec  qu'il  avait  essuyé  sous  les 
murs  de  Pokkao.  «  Si-ling-a,  disait  l'empereur  dans  ce  décret,  devrait 
être  couvert  de  honte  et  chercher  avant  tout  à  recouvrer  sa  face^  qu'il 
a  perdue;  cependant  nous  le  retrouvons,  quelques  jours  après  sa  dé- 
faite, cherchant  à  l'excuser  et  divaguant  sur  le  mauvais  état  des  armes, 
des  chevaux  et  des  munitions.  11  semble  vraiment  que  les  officiers 
supérieurs  se  fassent  une  règle  de  se  retirer  quand  l'ennemi  avance, 
de  rester  en  place  quand  il  recule,  et  d'inventer  ensuite  des  pré- 
textes pour  jeter  le  blâme  sur  les  autres  et  nous  induire  en  erreur. 

'1)  Kaî-foung  est  une  vaste  et  ancienne  cité  éloignée  do  la  rive  sud  du  Fleuve- Jaune 
d'environ  une  lieue.  De  hautes  digues  la  séparent  du  fleuve,  dont  le  niveau  est  plus 
élevé  que  celui  du  sol  où  elle  est  bâtie.  Des  digues  furent  rompues,  au  temps  de  la  con- 
quête des  Mandchoux,  par  le  général  qui  commandait  à  Kaï-foung  pour  les  Ming.  Il  em- 
péclia  ainsi  l'ennemi  d'y  entrer,  mais  il  fit  périr  plus  de  trois  cent  mille  liabitaus. 


l'insurrection  chinoise.  33 

Nous  devons  faire  un  exemple.  Que  Si-ling-a  soit  sévèrement  exa- 
miné par  Ki-chen,  et,  s'il  essaie  de  déguiser  sa  faute,  qu'il  nous  en 
soit  rendu  compte.  »  Le  décret  qui  concernait  le  général  tartare 
était  accompagné  (1)  d'une  autre  manifestation  de  la  volonté  impé- 
périale  relative  à  Saï-cliang-ha  et  à  Siu-kouang-tsin.  Ils  avaient  été 
mandés  à  Pékin  pour  y  rendre  compte  de  leur  conduite  et  condam- 
nés à  la  décapitation.  Leur  supplice  devait  avoir  lieu  en  automne. 
En  attendant  que  le  moment  de  leur  exécution  fût  arrivé,  l'empe- 
reur ne  voulut  pas  priver  sa  cause  des  services  que  pourraient  en- 
core lui  rendre  leurs  talens.  11  envoya  Saï-chang-ha  servir  sous  les 
ordres  du  vice-roi  du  Tchi-li,  et  Siu-kouang-tsin  sous  ceux  du 
gouverneur  du  Ho-nan.  «  Qu'ils  aillent  porter  dans  ces  emplois  su- 
balternes, dit  le  décret,  les  marques  de  leur  disgrâce,  et  qu'ils  y 
cherchent  des  occasions  de  se  distinguer.  » 

La  confiance  que  Hienn-foung  semblait  ainsi  témoigner  à  des  fonc- 
tionnaires qu'il  avait  flétris  par  un  décret,  et  qu'un  arrêt  des  tribu- 
naux supérieurs  avait  condamnés  à  mort,  parut  dangereuse  à  deux 
illustres  personnages  dont  la  vie  était  encore  pure  de  pareils  anté- 
cédens.  L'un  était  membre  du  collège  de  Han-lin,  l'autre  parent  de 
l'empereur.  Ils  adressèrent  collectivement  à  leur  souverain  de  res- 
pectueuses remontrances  à  ce  sujet,  fie  dernier  leur  répondit  que, 
«  dans  la  fâcheuse  situation  où  se  trouvaient  les  affaires  de  l'état,  il 
était  avantageux  que  chacun  s'employât  pour  la  défense  du  trône 
menacé,  qu'il  avait  jugé  à  propos  de  conférer  des  fonctions  subal- 
ternes à  Saï  et  à  Siu  en  raison  de  l'expérience  qu'ils  avaient  sans 
doute  acquise,  mais  que,  s'ils  n'effaçaient  pas  leurs  fautes  passées 
par  leurs  belles  actions,  ils  subiraient  certainement  la  condamnation 
qu'ils  avaient  encourue  (2).  » 

Victorieuse  au  nord  du  Yang-tze-kiang  et  déjà  maîtresse  d'une 
partie  du  Ho-nan,  l'insurrection  ne  cessait  de  guerroyer  contre  les 
soldats  de  Hienn-foung  dans  le  centre  et  le  sud  de  l'empire.  Elle  se 
fortifiait  sur  les  bords  du  grand  fleuve  et  s'étendait  dans  le  Kiang-si 
sans  avoir  abandonné  ses  anciennes  conquêtes.  Pour  faire  face  à  de 
si  nombreux  et  de  si  pressans  périls,  il  eût  fallu  au  gouvernement 
chinois  des  finances  prospères  et  une  vaillante  armée.  Il  venait  d'ap- 
peler à  son  aide  une  partie  des  cohortes  du  Tsi-tsi-har,  hordes  tur- 
bulentes et  indisciplinées  dont  la  présence  sur  le  territoire  de  l'em- 
pire était  elle-même  un  danger;  mais  l'argent  commençait  à  devenir 
rare  et  déjà  les  coffres  de  l'état  étaient  presque  vides.  Le  trésorier  du 
Kiang-nan,  rendant  compte  à  l'empereur  des  dépenses  occasionnées 

(1)  Dans  la  Gazette  de  Pékin  du  18  juillet. 

(2)  Il  est  probable  que  l'empereur  avait  lui-même  provoqué  ces  remontrances,  afin  de 
pouvoir  donner  à  son  peuple  ces  explications. 

TOME  xxxrv.  3 


^4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  sa  province  par  les  opérations  militaires,  avait  mis  sous  ses 
yeux  le  chiffre  alarmant  de  5,/i01,000  taëls  (1).  Les  dix-huit  mille 
hommes  du  commissaire  impérial  Hiang-yong  avaient  absorbé  à  eux 
seuls  2,300,000  taëls  depuis  que  ce  général  était  arrivé  sous  les 
murs  de  iNankin  avec  son  armée.  Le  trésorier  demandait  l'autorisa- 
tion de  faire  un  emprunt  au  trésor  public  de  Chan-tong.  Dans  cette 
situation  critique,  les  conseillers  du  souverain  n'imaginèrent  que 
des  expédiens  désastreux,  futiles  ou  impraticables.  L'un  d'eux  vou- 
lait que  l'on  suivît  l'exemple  de  l'empereur  Kang-hi,  qui,  pour  payer 
ses  armées,  avait  fait  fondre  les  statues  de  Boudha.  L'altération  des 
monnaies  fut  proposée  par  le  gouverneur  du  Ho-nan  comme  une 
mesure  grave  à  la  vérité,  mais  que  devaient  justifier  suffisamment  les 
circonstances  exceptionnelles  où  l'empire  se  trouvait  placé.  «  Dans 
certaines  provinces,  disait-il,  le  fer  est  aussi  commun  que  la  pierre. 
Pourquoi  ne  l'emploierait-on  pas  au  lieu  du  cuivre  pour  la  fabri- 
cation de  la  monnaie  de  billon?  On  pourrait,  par  exemple,  en  faire 
de  très  petites  pièces  dont  deux  mille  vaudraient  un  taël.  »  L'empe- 
reur ne  se  hâta  point  de  mettre  ce  conseil  à  exécution,  mais  il  répon- 
dit au  fonctionnaire  en  quête  d' expédiens  qu'il  prenait  son  avis  en 
considération.  Hienn-foung  eût  trouvé  sans  doute  plus  d'avantages  à 
écouter  les  propositions  du  c^.iseur  Fou-hing-a,  si  le  périlleux  état 
de  ses  affaires  lui  avait  permis  de  sévir  contre  ceux  dont  il  attendait 
encore  son  salut.  Fou-hing-a  voulait  qu'on  fît  rendre  gorge  aux 
concussionnaires.  ((  A  présent,  disait-il  dans  son  rapport,  le  trésor 
public  est  vide,  comme  chacun  le  sait  bien;  cependant  il  y  a  des 
fonctionnaires  fort  riches  qui  ont  acheté  très  cher  de  hauts  emplois 
pour  eux  et  leurs  fils,  et  qui  ont  encore  d'immenses  ressources.  Ont- 
ils  agi  dans  leur  propre  intérêt  ou  dans  celui  de  l'état  en  payant, 
par  leurs  contributions  volontaires,  les  honneurs  dont  ils  jouissent 
maintenant,  eux  et  leurs  enfans?  Et  d'ailleurs  où  ont-ils  acquis  tant 
d'argent?  »  Ici  le  censeur  citait  des  exemples  et  des  noms;  il  signa- 
lait les  malversations  des  directeurs  des  douanes  de  Canton  et  de 
Kouei-tchéou  dans  le  Se-tcbouen,  et  affirmait  que,  tout  compte  fait, 
les  détournemens  des  concussionnaires  ne  montaient  pas  annuelle- 
ment à  moins  de  8  millions  de  taëls  (2).  ((  Il  faudrait,  disait-il  en 
terminant,  les  récompenser  s'ils  restituaient  à  l'état  ce  qu'ils  lui  ont 
pris,  mais  les  punir  sévèrement  s'ils  persistaient  dans  leur  gestion 
infidèle.  » 

Après  avoir  été  vaincue  et  dispersée  par  Si-ling-a  sur  les  bords 
du  Fleuve-Jaune,  l'armée  insurrectionnelle  avait  réussi  à  reformer 


(1)  Près  de  40  millions  1,2  de  notre  monnaie. 

(2)  Environ  00  millions  de  francs. 


l'insurrection  chinoise.  35 

ses  rangs,  et  Kaï-foung  se  vit  menacé  de  nouveau;  mais  cette  fois, 
suivant  le  rapport  du  gouverneur  du  Ho-nan,  les  divinités  de  la 
pluie,  des  nuages,  du  tonnerre  et  du  Fleuve  -  Jaune ,  aidées  de 
Kouan-ti,  le  dieu  de  la  guerre,  coiîlbattirent  pour  le  succès  des  armes 
impériales.  Le  niveau  du  fleuve  avait  crû  subitement  de  plus  de 
trente  pieds,  et  la  pluie  avait  mouillé  la  poudre  des  assiégeans,  qui 
se  trouvèrent  ainsi  frappés  d'impuissance.  Ils  cherchèrent  leur  sa- 
lut dans  une  prompte  retraite,  et  se  virent  forcés,  le  même  jour,  de 
lever  également  le  siège  de  You-tchao.  Profondément  reconnaissant 
de  ce  bienfait,  qui  avait  préservé  Kaï-foung,  «l'écran  de  la  capi- 
tale, »  l'empereur  ordonna  que  l'on  suspendît  de  nouvelles  tablettes 
dans  les  temples  dédiés  aux  divinités  protectrices  de  la  Chine,  et  le 
tribunal  des  rites,  après  avoir  longuement  délibéré,  émit  le  vœu  que 
le  dieu  Kouan-ti,  auquel  on  n'avait  offert  jusqu'alors  que  les  honneurs 
du  troisième  ordre,  eût  part  désormais  aux  sacrifices  du  second  de- 
gré (1). 

Renonçant  à  l'espoir  de  s'emparer  de  la  capitale  du  Ho-nan,  les 
troupes  rebelles  allèrent  se  jeter  sur  la  petite  ville  de  Sse-choui, 
située  près  des  bords  du  Fleuve-Jaune.  On  apprit  quelques  jours 
après  que,  déjouant  la  vigilance  des  généraux  de  l'empereur,  elles 
avaient  réussi  à  traverser  le  Hoang-ho,  et  qu'elles  s'avançaient  à 
marches  forcées  vers  les  frontières  du  Tchi-li.  La  seconde  étape  ve- 
nait d'être  franchie  et  la  retraite  n'était  plus  possible.  Séparées  de 
leurs  bases  d'opérations  par  deux  grands  fleuves  et  par  les  armées 
qu'elles  avaient  vaincues,  les  bandes  insurgées  n'avaient  plus  à 
compter  que  sur  elles-mêmes  et  sur  leur  fortune.  Elles  étaient  fata- 
lement perdues  si  elles  ne  réussissaient  à  s'emparer  de  Pékin,  et  si 
elles  n'atteignaient  ainsi  le  but  même  de  leur  séditieuse  entreprise. 
Leurs  rapides  victoires  devaient  être  suivies  d'une  longue  série  de 
succès  et  d'épreuves  :  c'est  cette  époque  critique  et  brillante  de  l'in- 
surrection qui  sera  l'objet  d'une  nouvelle  étude. 

René  de  Courcy. 


(I)  Les  empereurs  de  la  dynastie  actuelle  se  sont  mis  sous  la  protection  des  mânes  dn 
général  Kouan-you ,  qui  avait  acquis  une  grande  célébrité  du  temps  des  Han.  Ils  lui 
ont  donné  le  nom  de  Kouan-ti  et  en  ont  fait  le  dieu  de  la  guerre.  Avant  la  levée  du 
siège  de  Kaï-foung-fou,  Kouan-ti  recevait  seulement  les  sacrifices  du  troisième  degré, 
aussi  bien  que  l'étoile  du  nord  et  l'esprit  du  feu.  Ceux  du  second  étaient  réservés  au 
soleil,  à  la  lune  et  aux  ancêtres  des  précédentes  dynasties.  On  n'offre  les  sacrifices  du 
premier  degré  qu'à  Dieu. 


LES 


ASSEMBLÉES  PROViNClALES 


EN   FRANGE   AVANT   1789 


I. 

PLAXS  DE  RÉFORME  DE  TURGOT  ET  DE  NECKER. 


Les  historiens  du  règne  de  Louis  XYI  ne  parlent  que  très  incidem- 
ment d'une  tentative  faite  par  ce  prince  pour  établir  dans  toute  la 
France  des  administrations  provinciales  fondées  sur  l'élection.  11 
nous  a  paru  intéressant  d'étudier  dans  ses  détails  cette  œuvre  ina- 
chevée, dont  le  souvenir  s'est  effacé,  mais  qui  méritait  un  meilleur 
sort,  et  qui  a  devancé  et  préparé  notre  organisation  départementale. 
Cette  recherche  peut  avoir  d'autant  plus  d' à-propos  que  des  ques- 
tions analogues  se  posent  dans  différentes  parties  de  l'Europe,  et 
notamment  en  Autriche. 

Toutes  les  provinces  de  France  ont  eu  au  moyen  âge  des  états 
particuliers  pour  le  vote  et  la  répartition  des  impôts,  mais  la  plu- 
part de  ces  assemblées  locales  avaient  disparu  bien  avant  1789; 
presque  toutes  ont  succombé  sous  Richelieu,  dans  la  première  moi- 
tié du  XVII®  siècle.  La  monarchie  absolue  les  avait  remplacées  par 
un  mode  d'administration  complètement  arbitraire.  La  France  était 
divisée  en  trente  et  une  généralités,  administrées  par  des  officiers 
royaux  appelés  intendans  et  investis  d'un  pouvoir  sans  limites.  Quel- 
ques provinces  seulement,  la  Bretagne,  la  Bourgogne,  le  Langue- 
doc, la  Flandre,  l'Artois,  deux  ou  trois  petits  pays  au  pied  des  Pyré- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCrALES    EN    FRANCE.  37 

nées  et  à  quelques  égards  la  Provence,  formant  ensemble  le  quart  à 
peu  près  du  territoire,  avaient  conservé  un  reste  de  leurs  anciennes 
franchises;  on  les  appelait  les  pays  d'états.  Les  trois  autres  quarts 
formaient  ce  qu'on  appelait,  par  un  singulier  abus  de  mots,  les 
pays  d'élection.  Les  généialités  étaient  divisées  en  élections,  qui  cor- 
respondaient à  peu  près  à  nos  arrondissemens  d'aujourd'hui;  mais 
si  jamais  le  principe  électif  avait  eu  une  part  quelconque  à  leurs 
affaires,  il  n'en  restait  que  le  nom.  ïl  n'y  a  qu'un  cri  dans  tout  le 
XVIII*'  siècle  contre  l'administration  dévorante  des  intendans:  instru- 
mens  passifs  de  la  tyrannie  fiscale,  ce  fléau  habituel  des  gouverne- 
mens  absolus,  ils  épuisaient  d'hommes  et  d'argent  les  malheureuses 
provinces  qui  leur  étaient  livrées. 

L'horrible  état  où  ils  avaient  réduit  la  France  dans  les  dernières 
années  du  règne  de  Louis  XIV  avait  soulevé  d'indignation  tous  les 
nobles  cœurs.  Boisguillebert  et  Yauban,  dans  des  mémoires  admi- 
rables, signalèrent  énergiquement  les  vices  du  système  d'impôts  en 
vigueur;  Boulainvilliers  et  Saint-Simon  attaquèrent  les  mêmes  abus 
au  nom  de  la  noblesse,  non  moins  écrasée  que  le  reste  de  la  nation; 
mais  celui  qui  indiqua  le  plus  sûr  remède,  ce  fut  Fénelon.  Dans  les 
plans  de  réforme  qu'il  écrivit  secrètement  pour  le  duc  de  Bour- 
gogne, il  proposait  comme  une  des  premières  mesures  à  prendre 
pour  relever  la  patrie  le  rétablissement  d'états  particuliers  dans 
les  provinces.  Ce  grand  esprit  avait  senti  que  la  réforme  des  im- 
pôts ne  pouvait  se  faire  efficacement  que  par  des  corps  électifs.  11 
voulait  en  même  temps  réunir  les  états -généraux  du  royaume; 
mais  ces  grandes  assemblées  nationales  ne  devaient  avoir  à  ses  yeux 
toute  leur  force  qu'autant  qu'elles  s'appuieraient  sur  des  conseils 
provinciaux.  Il  proposait  de  diviser  la  France  en  vingt  provinces  au 
moins,  ayant  chacune  ses  états,  et,  la  composition  des  états  du  Lan- 
guedoc étant  alors  justement  célèbre,  il  voulait  constituer  les  autres 
sur  ce  modèle.  Fénelon  terminait  cet  aperçu  de  génie  par  ce  mot, 
qui  résumait  tous  les  griefs  :  Plus  d' intendans! 

On  sait  par  quel  malheur  les  projets  de  Vauban,  de  Saint-Simon, 
de  Fénelon,  des  ducs  de  Ghevreuse  et  de  Beauvilliers,  de  tous  les 
hommes  éclairés  de  ce  temps,  furent  étouffés.  En  se  fermant  pré- 
maturément sur  le  duc  de  Bourgogne,  la  tombe  engloutit  tout  espoir 
de  régénération  immédiate.  Pendant  le  long  règne  de  Louis  XV,  le 
régime  absolu  fondé  par  Bichelieu  et  par  Louis  XIV  se  maintint  à 
peu  près  sans  altération.  Néanmoins  les  idées  contraires  ne  périrent 
pas;  elles  firent  explosion  vers  le  milieu  du  siècle  dans  les  écrits  des 
économistes  :  l'idée  des  états  provinciaux  entre  autres  fut  développée 
dans  un  mémoire  spécial  du  marquis  de  Mirabeau,  publié  en  1750 
et  réimprimé  plusieurs  fois  à  la  suite  de  l'Ami  des  hommes.  L'au- 


38  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

leur  y  rappelait  hardiment  au  roi  régnant  que  son  père  voulait  ré- 
tablir des  états  particuliers  dans  les  provinces,  sommation  fort  claire 
qui  resta  sans  effet  sur  l'égoïste  et  lâche  Louis  XV. 

Dès  son  avènement  au  ministère,  en  177/i,  Turgot  prépara  un 
plan  hardi  et  complet  qui  n'était  rien  moins  que  tout  un  projet  de 
constitution  assis  sur  une  large  base  de  libertés  locales.  Ce  plan  est 
consigné  dans  un  mémoire  au  roi  sur  les  munieipalités,  rédigé  sous 
les  yeux  du  ministre  par  son  ami  Dupont  de  Nemours,  celui  à  qui 
Voltaire  écrivait  :  «  J'ose  féliciter  la  France  fc[ue  M.  Turgot  soit  mi- 
nistre et  qu'il  ait  un  homme  tel  que  vous  auprès  de  lui.  »  Dès  les 
premiers  mots  de  cet  écrit,  on  reconnaît  le  langage  présomptueux 
et  absolu,  mais  noble  et  sincère,  de  la  philosophie  politique  du 
temps.  ((  La  cause  du  mal,  sire,  dit  le  ministre  en  s' adressant  au 
roi,  vient  de  ce  que  votre  royaume  n'a  point  de  constitution.  C'est 
une  société  composée  de  différens  ordres  mal  unis  et  d'un  peuple 
dont  les  membres  n'ont  entre  eux  que  peu  de  liens  sociaux,  où  par 
conséquent  chacun  n'est  guère  occupé  que  de  son  intérêt  particulier 
exclusif,  de  sorte  que  dans  cette  guerre  perpétuelle  de  prétentions 
et  d'entreprises  votre  majesté  est  obligée  de  tout  décider  par  elle- 
même  ou  par  ses  mandataires.  Vous  êtes  forcé  de  statuer  sur  tout, 
et  le  plus  souvent  par  des  volontés  particulières,  tandis  que  vous 
pourriez  gouverner  comme  Dieu  par  des  lois  générales,  si  les  parties 
intég'.-antes  de  votre  empire  avaient  une  organisation  régulière  et 
des  rapports  connus.  » 

Il  ne  peut  jamais  être  tout  à  fait  vrai  qu'une  nation  qui  vit  et  qui 
marche  n'ait  pas  de  constitution.  Ce  mot  de  Turgot  ou  plutôt  de 
Dupont  de  Nemours  allait  donc  au-delà  de  la  vérité.  11  y  ajoutait 
quelques  autres  principes  d'un  radicalisme  contestable  comme  ce- 
lui-ci :  «  Les  droits  des  hommes  réunis  en  société  ne  sont  point  fon- 
dés sur  leur  histoire,  mais  sur  leur  nature,  »  ce  qui  est  vrai  sans 
doute  en  règle  générale,  mais  ce  qui  doit  subir  des  exceptions  au 
moins  temporaires  en  présence  de  faits  historiques  anciens  et  puis- 
sans.  Il  n'était  d'ailleurs  nullement  nécessaire  de  faire  le  procès  à 
l'histoire  quand  il  s'agissait  de  rétablir  des  franchises  locales  qui 
n'avaient  cessé  d'exister  que  depuis  cent  cinquante  ans.  Le  reste  du 
mémoire  est,  comme  le  début,  un  mélange  d'idées  justes  et  d'idées 
erronées  ou  au  moins  prématurées,  mais  où  domine  un  ardent 
amour  du  bien  public.  D'après  le  plan  de  Turgot,  chaque  paroisse 
devait  avoir  son  assemblée  élective,  chargée  de  répartir  les  contri- 
butions, d'exécuter  les  travaux  publics  et  de  veiller  au  soulagement 
des  pauvres.  Ces  assemblées  devaient  être  nommées  par  les  proprié- 
taires de  la  paroisse  sur  cette  base,  que  600  livres  de  revenu  donne- 
raient droit  à  une  voix,  300  livres  à  une  demi-voix,  1,200  livres  à 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  39 

deux  voix,  et  ainsi  de  suite,  ce  qui  avait  pour  but  de  supprimer  par 
le  fait  l'ancienne  distinction  des  trois  ordres,  clergé,  noblesse  et 
tiers-état,  en  la  remplaçant  par  une  mesure  commune.  A  côté  des 
municipalités  rurales,  le  projet  constituait  des  municipalités  urbaines 
sur  des  règles  analogues.  Les  unes  et  les  autres  devaient  nommer 
des  députés  à  des  assemblées  ou  municipalités  d'arrondissement, 
celles-ci  à  des  assemblées  ou  municipalités  provinciales,  et  celles-ci 
enfin  à  la  grande  municipalité  ou  assemblé.e  générale  du  royaume. 

Ce  plan  différait  de  celui  de  Fénelon  en  ce  qu'il  ne  rétablissait  pas 
les  états  proprement  dits,  qui  reposaient,  d'après  la  tradition,  sur  la 
distinction  des  trois  ordres,  clergé,  noblesse  et  tiers-état.  Le  rédac- 
teur du  mémoire  s'en  expliquait  formellement,  ((  Ces  assemblées, 
dit-il,  ne  sont  pas  des  états.  Ce  n'est  point  comme  membres  d'un 
ordre,  mais  comme  citoyens  propriétaires  de  revenus  terriens,  que 
les  gentilshommes  et  les  ecclésiastiques  feront  partie  des  munici- 
palités. »  Yoilà  probablement  ce  qui  empêcha  le  roi  d'y  donner 
suite,  quoique  ce  système  fut  beaucoup  plus  favorable  à  l'autorité 
royale  que  celui  des  états  et  des  ordres.  Il  n'est  même  pas  sûr  que 
Louis  XVI  en  ait  eu  connaissance  et  que  Turgot  ne  se  soit  pas  ré- 
servé d'y  réfléchir,  car  Dupont  dé  Nemours  dit  en  propres  termes 
que  le  mémoire  n'était  qu'une  esquisse,  et  que  le  ministre  devait  le 
revoir  de  sa  main. 

Là  était  en  effet  en  177/i  une  des  plus  grandes  difficultés.  Les 
inteTîdans  avaient  fondé  leur  autorité  sur  la  rivalité  des  trois  Oidres, 
et  même  dans  l'oppression  commune  cette  rivalité  durait  encore. 
Les  idées  nouvelles  qui  commençaient  à  se  faire  jour  repoussaient 
l'inégalité  traditionnelle;  mais  la  grande  majorité  de  la  noblesse  et 
du  clergé  ne  se  montrait  pas  disposée  à  renoncer  à  ses  privilèges, 
quelque  nominaux  qu'ils  fussent  devenus.  L'expédient  imaginé  par 
Turgot  pour  calculer  le  nombre  des  voix  sur  l'étendue  des  proprié- 
tés donnait  aux  deux  premiers  ordres  la  majorité  numérique,  mais 
ils  ne  s'en  seraient  pas  contentés.  L'organisation  nationale  reposait 
depuis  cinq  cents  ans  sur  la  distinction  des  ordres;  chaque  province 
avait  conservé  le  souvenir  de  ses  anciens  états,  qui  étaient  tous  con- 
stitués ainsi,  et  les  états  eocore  existans  en  offraient  de  vivans  exem- 
ples. Ces  derniers  états  embarrassaient  l'auteur  du  mémoire.  «Quel- 
ques-unes de  nos  provinces,  dit-il,  ont  une  espèce  de  constitution, 
des  assemblées,  une  sorte  de  vœu  public;  mais,  étant  composés 
d'ordres  dont  les  prétentions  sont  très  diverses  et  les  intérêts  très 
séparés,  ces  états  sont  loin  d'opérer  tout  le  bien  qui  serait  à  désirer. 
C'est  peut-être  un  mal  que  ces  demi-biens  locaux -,  les  provinces  qui 
en  jouissent  sentent  moins  la  nécessité  de  la  réforme.  » 

Turgot  sortit  du  ministère  au  mois  de  mai  1776,  sans  avoir  donné 


àO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aucune  suite  à  son  projet.  Il  y  fut  bientôt  remplacé  par  Necker,  qui 
reprit  avec  ardeur  la  même  pensée,  et  réussit  à  la  réaliser.  Le 
nouveau  ministre  n'aimait  pas  plus  que  son  prédécesseur  le  prin- 
cipe des  trois  ordres,  mais  il  comprenait  que  le  moment  n'était  pas 
venu  de  les  abolir,  et  il  chercha  un  moyen  de  tourner  la  difficulté. 
Dans  cette  mesure,  il  trouva  Louis  XVI  disposé  à  le  suivre.  En  con- 
séquence il  adressa  cà  son  tour  au  roi,  en  1778,  un  mémoire  sur 
ce  sujet.  «  Une  multitude  de  plaintes,  disait-il,  se  sont  élevées 
de  tout  temps  contre  le  genre  d'administration  employé  dans  les 
provinces;  ces  plaintes  se  renouvellent  plus  que  jamais,  et  l'on  ne 
pourrait  s'y  montrer  indifférent  sans  avoir  peut-être  des  reproches 
à  se  faire.  A  peine  en  effet  peut-on  donner  le  nom  d'administration 
à  cette  volonté  arbitraire  d'un  seul  homme,  qui,  tantôt  présent, 
tantôt  absent,  tantôt  instruit,  tantôt  incapable,  doit  régir  les  par- 
lies  les  plus  importantes  de  l'ordre  public,  et  qui  doit  s'y  trouver 
habile  après  ne  s'être  occupé  toute  sa  vie  que  de  requêtes  au  con- 
seil, qui  souvent,  ne  mesurant  pas  même  la  grandeur  de  la  com- 
mission qui  lui  est  confiée,  ne  considère  sa  place  que  comme  un 
échelon  pour  son  ambition.  Et  si,  comme  il  est  raisonnable,  on 
ne  lui  donne  à  gouverner  en  débutant  qu'une  généralité  d'une 
médiocre  étendue,  il  la  voit  comme  un  lieu  de  passage,  et  n'est 
point  excité  à  préparer  des  établissemens  dont  le  succès  ne  lui  est 
point  attribué.  Enfin,  présumant  toujours,  et  peut-être  avec  raison, 
qu'on  avance  encore  plus  par  l'effet  de  l'intrigue  et  des  affections 
que  par  le  travail  et  l'étude,  ces  commissaires  sont  impatiens  de 
venir  à  Paris,  et  laissent  à  leurs  secrétaires  ou  à  leurs  subdélégués 
le  soin  de  les  remplacer  dans  leurs  devoirs  publics.  » 

Ces  observations,  qui  ne  conviennent  pas  uniquement  aux  inten- 
dans  d'autrefois,  et  qui  trouveraient  de  nos  jours  plus  d'une  appli- 
cation, conduisaient  Necker  à  proposer  la  création  d'a.^semblées 
provinciales  dont  il  définissait  ainsi  les  attributions  :  «  Il  est  sans 
doute  des  parties  d'administration  qui,  tenant  uniquement  à  la  po- 
lice, à  l'ordre  public,  à  l'exécution  des  volontés  de  votre  majesté, 
ne  peuvent  jamais  être  partagées,  et  doivent  par  conséquent  reposer 
sur  l'intendant  seul;  mais  il  en  est  aussi,, telles  que  la  répartition  et 
la  levée  des  impositions,  l'entretien  et  la  construction  des  chemins, 
le  choix  des  encouragemens  favorables  au  commerce,  au  travail  en 
général  et  aux  débouchés  de  la  province  en  particulier,  qui,  sou- 
mises à  une  marche  plus  lente  et  plus  constante,  peuvent  être  con- 
fiées préférablement  à  une  commission  composée  de  propriétaires, 
en  réservant  à  l'intendant  l'importante  fonction  d'éclairer  le  gou- 
vernement sur  les  différens  règlemens  qui  seraient  proposés.  » 

Après  avoir  montré  combien  les  provinces  difieraient  entre  elles 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  M 

d'intérêts  et  de  besoins,  Necker  ajoutait  ces  mots,  qu'on  dirait  en- 
core écrits  d'hier  :  «  Gomme  la  force  morale  et  physi([ue  d'un  minis- 
tre ne  saurait  suffire  à  une  tâche  si  immense  et  à  de  si  vastes  sujets 
d'attention,  il  arrive  nécessairement  que  c'est  du  fond  des  bureaux 
que  la  France  est  gouvernée,  et  selon  qu'ils  sont  plus  ou  moins 
éclairés,  plus  ou  moins  purs,  plus  ou  moins  vigilans,  les  embarras 
du  ministre  et  les  plaintes  des  provinces  s'accroissent  ou  diminuent. 
En  rauienant  à  Paris  tous  les  fils  de  l'administration,  il  se  trouve  que 
c'est  dans  un  lieu  où  l'on  ne  sait  rien  que  par  des  rapports  éloignés, 
où  l'on  ne  croit  qu'à  ceux  d'un  seul  homme,  et  où  l'on  n'a  jamais 
le  temps  d'approfondir,  qu'on  est  obligé  de  diriger  et  de  discuter 
toutes  les  parties  d'exécution.  Les  ministres  auraient  dû  sentir 
qu'en  ramenant  à  eux  une  multitude  d'affaires  au-dessus  de  l'at- 
tention, des  forces  et  de  la  mesure  du  temps  d'un  seul  homme,  ce 
ne  sont  pas  eux  qui  gouvernent,  ce  sont  leurs  commis,  et  ces  mêmes 
commis,  ravis  de  leur  influence,  ne  manquent  jamais  de  persuader 
au  ministre  qu'il  ne  peut  se  détacher  de  commander  un  seul  détail, 
qu'il  ne  peut  laisser  une  seule  volonté  libre,  sans  renoncer  à  ses 
prérogatives  et  diminuer  sa  consistance.  » 

Il  faudrait  reproduire  en  entier  ce  mémoire  important.  En  voici 
un  dernier  extrait  :  «  Cet  ouvrage  imparfait  et  successif  de  l'admi- 
nistration française  présente  partout  des  obstacles.  Qui  peut  les 
vaincre  et  les  surmonter  le  plus  facilement?  Est-ce  un  seul  homme? 
Est-ce  un  corps  d'administration?  C'est  un  homme  seul  sans  doute, 
si  vous  réunissez  en  lui  les  qualités  nécessaires.  Rien  n'est  plus  ef- 
ficace que  l'action  du  pouvoir  dans  une  seule  main;  mais  en  même 
temps  que  je  crois  autant  qu'un  autre  à  la  puissance  active  d'un 
seul  homme  qui  réunit  au  génie  la  fermeté,  la  sagesse  et  la  vertu, 
je  sais  aussi  combien  de  tels  hommes  sont  épars  dans  le  monde, 
combien,  lorsqu'ils  existent,  il  est  accidentel  qu'on  les  rencontre,  et 
combien  il  est  rare  qu'ils  se  trouvent  dans  le  petit  circuit  où  l'on 
est  obligé  de  prendre  les  intendans  de  province.  L'expérience  et  la 
théorie  indiquent  également  que  ce  n'est  pas  avec  des  hommes  su- 
périeurs, mais  avec  le  plus  grand  nombre  de  ceux  qu'on  connaît  et 
qu'on  a  connus,  qu'il  est  juste  de  composer  une  administration  pro- 
vinciale, et  alors  toute  la  préférence  demeurera  à  cette  dernière. 
Dans  une  commission  permanente,  composée  des  principaux  pro- 
priétaires d'une  province,  la  réunion  des  connaissances,  la  succes- 
sion des  idées,  donnent  à  la  médiocrité  même  une  consistance;  la 
publicité  des  délibérations  force  à  l'honnêteté;  si  le  bien  arrive  avec 
lenteur,  il  arrive  du  moins,  et  une  fois  obtenu,  il  est  à  l'abri  du  ca- 
price, tandis  qu'un  intendant,  le  plus  rempli  de  zèle  et  de  connais- 
sances, est  bientôt  suivi  par  un  autre  qui  dérange  ou  abandonne  les 
projets  de  son  prédécesseur.  Dans  l'espace  de  dix  à  douze  ans,  on 


42  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  voit  aller  de  Limoges  en  Roussillon ,  du  Roussillon  en  Ilainaut, 
du  Hainaut  en  Lorraine,  et  à  chaque  variation  ils  perdent  le  fruit 
des  connaissances  locales  qu'ils  peuvent  avoir  acquises.  » 

On  voit  que  Necker,  dont  Tespiit  pratique  avait  tout  prévu,  ne 
demandait  pas  la  suppression  des  intendans;  cette  institution  tenait 
par  un  lien  étroit  à  une  autre  plus  puissante  eiicore,  celle  du  con- 
seil d'état  ou  conseil  du  roi,  dont  les  intendans  n'étaient  que  les  dé- 
légués, et  il  fallait  s'attendre  à  une  résistance  violente  de  la  part  du 
corps  tout  entier.  Les  intendans  avaient  d'ailleurs  une  utilité  réelle, 
comme  représentans  de  l'autorité  royale,  à  la  seule  condition  que 
leur  pouvoir  cessât  d'être  absolu;  plusieurs  d'entre  eux,  poussés  par 
le,  mouvement  général  des  esprits,  s'occupaient  sérieusement  d'inté- 
rêts publics,  à  l'exemple  de  Turgot,  qui  avait  commencé  par  là  sa 
carrière.  Le  ministre  n'avait  pas  cru  devoir  s'occuper  encore  des 
assemblées  secondaires  de  paroisse  et  d'arrondissement  dont  Tur- 
got avait  proposé  la  création;  il  s'était  borné,  pour  ne  pas  tout  faire 
à  la  fois,  aux  assemblées  de  province,  pensant  bien  que  le  reste 
viendrait  naturellement  plus  tard.  Quant  à  la  composition  de  ces 
assemblées,  il  acceptait  le  principe  des  trois  ordres,  mais  en  y  ap- 
portant un  changement  profond  qui  pouvait  aussi  s'appuyer  sur  une 
origine  historique.  Dans  les  états-généraux  du  royaume  et  dans  la 
plupart  des  états  provinciaux,  les  trois  ordres  délibéraient  cà  part. 
Dans  une  seule  province,  le  Languedoc,  les  états  ne  formaient 
qu'une  seule  assemblée,  où  l'on  votait  par  tête  et  non  par  ordre,  et 
les  députés  du  tiers- état  y  égalaient  en  nombre  ceux  du  clergé  et 
de  la  noblesse.  C'est  sur  ce  modèle  que  Fénelon  avait  proposé,  dans 
ses  plans  de  réforme,  de  constituer  tous  les  états  provinciaux;  c'est 
aussi  ce  modèle  que  Necker  adopta,  érigeant  en  piincipe,  dès  1778, 
ce  qui  devait  triompher  dix  ans  plus  tard  dans  la  formation  de  l'as- 
semblée nationale,  la  double  représentation  du  tiers,  la  réunion  des 
ordres  et  le  vote  par  tète. 

Ces  considérations  décidèrent  Louis  XVI,  et  le  12  juillet  1778  fut 
rendu  un  arrêt  du  conseil  portant  établissement  d'une  assemblée 
provinciale  dans  le  Berri.  Cette  province,  justement  regardée  comme 
une  des  plus  pauvres  et  des  plus  malheureuses,  avait  été  choisie 
exprès  pour  faire  l'essai  du  nouveau  système.  L'assemblée  provin- 
ciale devait  se  composer  de  l'archevêque  de  Bourges,  président,  et 
de  onze  autres  membres  du  clergé,  de  douze  gentilshommes  proprié- 
taires et  de  vingt-quatre  membres  du  tiers-état,  dont  douze  députés 
des  villes  et  douze  propriétaires  des  campagnes,  en  tout  quarante- 
huit.  Les  suffrages  devaient  se  compter  par  tête.  La  distinction  des 
ordres  se  trouvait  ainsi  atténuée  et  presque  détruite,  puisque  les 
voix  étaient  égales  et  que  le  tiers-état  avait  à  lui  seul  autant  de  suf- 
frages que  les  deux  autres  ordies  réunis.  Le  roi  devait  désigner  lui- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVLNCLVLES    EN    FRANCE.  43 

même  les  seize  premiers  membres,  qui  devaient  désigner  ensuite  les 
trente-deux  autres.  L'assemblée  devait  se  réunir  tous  les  deux  ans, 
et  la  session  ne  durait  pas  plus  d'un  mois;  dans  l'intervalle  des  ses- 
sions, un  bureau  d'administration,  composé  du  président  et  de  sept 
membres,  assistés  de  deiLX  procureurs-syndics  et  d'un  secrétaire, 
devait  veiller  à  l'exécution  des  délibérations.  Les  principaux  objets 
soumis  au  vote  étaient  la  levée  et  la  répartition  des  impôts,  la  con- 
struction des  chemins  et  les  établissemens  de  charité. 

Comme  toutes  les  mesures  de  progrès  pacifique  et  de  sage  conci- 
liation, cette  constitution  donna  lieu  à  deux  reproches  opposés.  Les 
partisans  exclusifs  de  l'ancien  régime  s'élevèrent  contre  le  mélange 
des  ordres  et  la  double  représentation  du  tiers;  les  novateurs  blâ- 
mèrent la  conservation  des  ordres  et  le  nombre  accordé  aux  repré- 
sentans  des  deux  ordres  privilégiés.  Ces  deux  opinions  se  réfutaient 
l'une  par  l'autre.  On  peut  se  faire  une  idée  assez  exacte  de  l'état  de 
la  propriété  avant  17S9  en  divisant  le  sol  national  en  cinq  portions 
à  peu  près  égales,  une  possédée  par  la  couronne  et  les  communes, 
une  par  le  clergé,  une  par  la  noblesse,  une  par  le  tiers-état  et  une 
par  le  peuple  des  campagnes.  Or,  les  assemblées  provinciales  de- 
vant représenter  avant  tout  la  propriété ,  il  était  assez  naturel  que 
les  différentes  classes  de  propriétaires  5^  parussent  dans  la  même 
proportion  que  sur  le  sol,  c'est-à-dire,  déduction  faite  des  domaines 
de  l'état  et  des  communes,  le  clergé  pour  un  quart,  la  noblesse  pour 
un  quart,  et  le  tiers-état,  qui  comprenait  à  la  fois  la  bourgeoisie  et 
le  peuple,  pour  la  moitié.  On  revenait  ainsi  par  une  autre  voie  à 
l'idée  de  Turgot.  Ce  n'était  pas  l'affaire  des  opinions  radicales,  qui 
opposaient  toujours  le  petit  nombre  des  deux  premiers  ordres  à  la 
masse  de  la  nation,  sans  tenir  compte  de  la  distribution  de  la  pro- 
priété, ou  plutôt  en  la  supportant  impatiemment  et  en  nourrissant 
l'espérance  de  la  changer.  Ce  n'est  pas  ainsi  non  plus  que  raison- 
naient le  parlement,  la  cour,  la  majorité  des  deux  premiers  ordres, 
en  rappelant  sans  cesse  l'histoire,  la  tradition,  et  ce  qu'on  appe- 
lait pompeusement,  avec  un  mélange  d'exagération  et  de  vérité,  la 
constitution  du  royaume. 

On  remarquera  sans  doute  la  place  que  Necker,  quoique  Genevois 
et  protestant,  avait  cru  devoir  donner  au  clergé.  Aux  états  de  Lan- 
guedoc, la  présidence  appartenait  à  l'archevêque  de  Narbonne,  et  le 
ministre  avait  voulu  rester  fidèle  jusqu'au  bout  au  modèle  qu'il  avait 
choisi.  Dans  les  projets  de  Fénelon,  c'était  aussi  l'évêque  qui  devait 
présider,  et  Louis  XVI,  profondément  imbu  des  souvenirs  du  duc  de 
Bourgogne,  avait  tenu  sans  doute  à  ne  pas  s'en  écarter.  11  ne  faut 
pas  oublier  que  le  clergé  était  alors  puissant  par  ses  richesses  et  la 
haute  naissance  de  la  plupart  de  ses  chefs,  qu'il  avait  de  tout 
temps  exercé  en  France  le  pouvoir  politique,  et  qu'on  rencontrait 


Uà  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

surtout  parmi  ses  membres  la  science  et  l'habitude  des  affaires. 
Comme  preuve  du  bon  accord  qui  régriait  entre  le  ministre  protes- 
tant et  le  haut  clergé,  on  peut  citer  le  trait  suivant,  rappelé  par  le 
petit-fils  de  Necker,  M.  le  baron  de  Staël  :  l'archevêque  de  Paris, 
ayant  gagné  contre  la  ville  de  Paris  un  grand  procès  qui  établissait 
son  droit  de  censive  sur  plusieurs  édifices,  abandonna  au  ministre 
les  arrérages  qui  lui  étaient  dus  pour  être  consacrés  à  quelque  objet 
d'utilité  publique,  et  Necker  employa  les  100,000  écus  qui  en  pro- 
vinrent à  l'amélioration  de  l'Hôtel-Dieu. 

En  même  temps  qu'il  admettait  la  distinction  des  ordres,  repous- 
sée par  le  mémoire  de  Turgot,  Necker  avait  écarté  l'élection.  On  lui 
en  fit  un  reproche  dans  le  camp  philosophique.  Il  fallait  faire  accep- 
ter l'institution  nouvelle  par  ceux  qui  se  croyaient  intéressés  au 
maintien  pur  et  simple  de  l'ancien  régime;  c'était  déjà  beaucoup, 
et  le  résultat  n'a  point  tardé  à  le  prouver,  que  la  réunion  des  ordres 
et  le  vote  par  tête  :  le  principe  républicain  de  l'élection  aurait  excité 
de  bien  autres  répugnances  qui  pouvaient  étouffer  dans  son  germe  la 
liberté  provinciale.  Former  une  seule  réunion  électorale  on  les  ordres 
auraient  voté  ensemble  était  absolument  impossible;  le  clergé  et  la 
noblesse  auraient  refusé  de  s'y  rendre.  Faire  voter  les  ordres  à  part 
dans  des  réunions  distinctes  ne  se  pouvait  pas  davantage;  le  clergé 
et  la  noblesse  n'auraient  pas  manqué  d'y  protester  contre  la  double 
représentation  du  tiers  et  le  vote  par  tête.  La  marche  suivie  valait 
donc  beaucoup  mieux;  les  premiers  membres  choisis  tenaient  direc- 
tement leur  mandat  du  roi,  et  les  autres  le  recevaient  indirectement 
de  la  même  source,  ce  qui  coupait  court  à  toute  rivalité.  Le  roi  dé- 
signa, pour  faire  partie  de  l'assemblée  du  Berri,  les  seize  membres 
les  plus  distingués  du  clergé,  de  la  noblesse  et  du  tiers-état  de  la 
province;  ceux-ci  firent  à  leur  tourd'excellens  choix  pour  les  trente- 
deux  autres.  Rien  n'avait  d'ailleurs  été  décidé  d'avance  pour  le  mode 
de  renouvellement  ultérieur,  et  l'assemblée  elle-même  devait  être  ap- 
pelée à  en  délibérer.  Elle  en  délibéra  en  effet,  et  se  prononça  pour 
le  principe  électif. 

Parmi  les  autres  règles  adoptées  par  Necker  pour  l'organisation 
de  ses  assemblées,  celle  qui  rencontra  chez  les  intendans  la  plus 
vive  résistance  fut  l'institution  du  bureau  permanent  ou  commis- 
sion inlennédiaire,  qui  devait  veiller,  dans  l'intervalle  des  sessions, 
à  l'exécution  des  délibérations.  Cette  institution  n'était  pas  sans  pré- 
cédens.  Necker  l'avait  encore  empruntée  aux  états  du  Languedoc,  et 
on  en  retrouvait  d'autres  exemples  dans  les  anciens  états  provin- 
ciaux. Ou  en  a  contesté  l'utilité  en  se  fondant  sur  le  principe  de  la 
division  des  pouvoirs,  et  elle  a  disparu  dans  l'organisation  départe- 
mentale actuelle.  Il  serait  cependant  injuste  de  la  condamner  abso- 
lument, et  surtout  de  la  confondre  avec  la  disposition  de  la  loi  de 


LE<î    ASSEMBLÉES    rROVINCIALES    EN    FRANCE.  45 

1790,  qui  a  confié  plus  tard  le  pouvoir  exécutif  dans  les  départemens 
à  une  commission  élective.  Le  bureau  fondé  par  Necker  ne  devait 
pas  remplacer  l'intendant,  mais  le  surveiller,  ce  qui  est  fort  diffé- 
rent, et  il  ne  faut  pas  aller  bien  loin  pour  trouver  une  institution 
analogue  qui  fonctionne  aujourd'hui  parfaitement;  c'est  ce  qu'on  ap- 
pelle en  Belgique  la  dêpuiation  provinciale,  chargée  de  représenter 
le  conseil  provincial,  dans  l'intervalle  des  sessions,  auprès  des  gou- 
verneurs de  province.  Si  l'on  entreprenait  de  comparer  les  députa- 
tions  provinciales  de  Belgique  avec  nos  conseils  de  préfecture,  on 
trouverait  peut-être  que  l'idée  de  Necker  n'était  pas  si  mauvaise. 
Elle  avait  pour  but  d'attacher  les  principaux  propriétaires  à  leur  pro- 
vince en  leur  donnant  un  rôle  actif  dans  les  affaires  locales,  ce  qui 
leur  manque  trop  aujourd'hui. 

Dès  l'année  suivante,  1779,  Necker,  voulant  faire  un  second 
essai,  établit  une  assemblée  provinciale  dans  le  Dauphiné;  cette 
fois  il  la  composa  un  peu  différemment.  Au  lieu  de  quarante-hull; 
membres  comme  dans  le  Berri,  elle  devait  en  avoir  soixante,  dont 
douze  appartenant  au  clergé,  dix-huit  aux  gentilshommes,  et  trent«:> 
au  tiers-état.  Les  deux  grands  principes  de  la  double  représenta- 
tion du  tiers  et  du  vote  par  tête  étaient  maintenus;  mais  la  part 
faite  au  clergé  devenait  un  peu  moindre,  un  cinquième  seulement 
au  lieu  d'un  quart,  et  la  présidence  n'appartenait  plus  de  droit  à 
un  membre  de  cet  ordre.  Cette  nouvelle  proportion  satisfit  davan- 
tage le  parti  philosophique.  Saint-Lambert  écrivit  cà  cette  occasion 
à  M'"®  Necker  :  «  Je  vois  avec  bien  de  la  satisfaction  que  M.  Necker 
a  pu  composer  les  nouveaux  états  provinciaux  d'un  moindre  nombre 
d'évêques  et  de  nobles  que  ceux  du  Berri,  et  qu'ils  ne  seront  pas 
présidés  par  un  prêtre.  Je  ne  désire  plus  qu'une  chose,  c'est  que  ce 
nouveau  genre  d'administration,  le  meillejir  possible  à  ce  qu'il  me 
parait,  soit  établi  d'une  manière  durable.  » 

Malheureusement  l'organisation  de  cette  nouvelle  assemblée  ren- 
contra plus  de  difficultés  que  la  première.  Le  Dauphiné  avait  eu  au- 
trefois des  états  particuliers,  que  lui  avait  enlevés  Richelieu;  il  ne 
cessait  de  les  réclamer  comme  un  droit,  et  ne  se  prêta  que  de  mau- 
vaise grâce  à  ce  qu'il  regardait  comme  une  nouvelle  violation  de  ses 
privilèges.  Des  discussions  s'élevèrent  sur  la  présidence,  sur  le  lieu 
de  l'assemblée,  sur  les  prétentions  des  anciens  barons  des  états, 
et  l'assemblée  provinciale  fut  ajournée  malgré  les  efforts  du  parle- 
ment de  Grenoble,  qui  se  montra  favorable  au  projet  ministériel. 
Nul  doute  que,  si  la  révolution  n'était  pas  survenue,  ces  difficultés 
n'eussent  fini  par  s'aplanir;  mais  la  résurrection  des  états  du  Dau- 
phiné était  destinée  à  marquer  le  début  d'un  mouvement  bien  autre- 
ment radical. 

Une  troisième  tentative  fut  plus  heureuse.  Un  arrêt  du  conseil 


il6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  11  juillet  1779  établit  une  assemblée  provinciale  dans  la  géné- 
ralité de  Montauban,  qui  devait  être  désoi-mais  désignée  sous  le  nom 
de  Haute-Guienne.  Celle-là  devait  se  composer  de  cinquante-deux 
membres,  dont  dix  de  l'ordre  du  clergé,  seize  gentilshommes  pro- 
priétaires, et  vingt-six  du  tiers-état,  tant  députés  des  villes  que 
propriétaires  des  campagnes.  Une  première  réunion  se  tint  à  Ville- 
franche  d'Aveyron  pour  régler  les  préliminaires;  l'évêque  de  Rhodez 
fut  nommé  président.  La  substitution  du  nom  de  Haute-Guienne  à 
généralilé  de  Montauban^  comme  du  nom  du  Berri  à  gcnéralilâ  de 
Bourges,  indique  chez  le  roi  et  son  ministre  l'inlention  de  supprimer 
peu  à  peu  les  généralités  qui  rappelaient  trop  le  souvenir  de  l'ad- 
ministration despotique,  et  de  les  remplacer  par  les  anciens  noms 
des  provinces. 

Enfin  une  quatrième  assemblée  fut  établie  à  Moulins,  pour  le 
Bourbonnais,  le  Nivernais  et  La  Marche,  le  19  mars  1780.  Elle  de- 
vait être  composée  comme  la  précédente,  mais  elle  ne  put  se  con- 
stituer, et  cet  échec  devint  la  cause  déterminante  de  la  retraite  de 
Necker.  La  réaction  contre  les  idées  de  ce  ministre  avait  pris  des 
forces;  l'intendant  de  la  généralité  de  Moulins,  M.  de  Reverseaux, 
jugea  le  moment  favorable  à  la  résistance  :  il  refusa  ouvertement 
d'obéir  aux  ordres  donnés  pour  la  convocation  de  l'assemblée,  et 
le  parlement  refusa  à  son  tour  d'enregistrer  l'édit  de  création.  Le 
mémoire   confidentiel  que  jSecker  avait  adressé  au  roi  en   1778 
sur  les  assemblées  provinciales  avait  été  confié  sous  le  sceau  du 
secret  à  un  personnage  de  la  cour;  il  fut  imprimé  clandestine- 
ment par  un  odieux  abus  de  confiance  et  distribué  avec  une  extrême 
promptitude  à  tous  les  membres  du  parlement  de  Paris.  Or  il  s'y 
trouvait  le  passage  suivant  :  «  Le  public,  par  la  tournure  des  es- 
prits, a  les  yeux  ouverts  sur  tous  les  inconvéniens  et  sur  tous  les 
abus.  Il  en  résulte  une  critique  inquiète  et  confuse  qui  donne  un 
aliment  continuel  au  désir  qu'ont  les  parlemens  de  se  mêler  de  l'ad- 
ministration. Ce  sentiment  de  leur  part  se  manifeste  de  plus  en 
plus,  et  ils  s'y  prennent  comme  tous  les  corps  qui  veulent  acquérir 
du  pouvoir,  en  parlant  au  nom  du  peuple,  en  se  disant  les  défen- 
seurs des  droits  de  la  nation,  et  l'on  ne  doit  pas  douter  que,  bien 
qu'ils  ne  soient  forts  ni  par  Tinstruction  ni  par  l'amour  pur  du  bien 
de  l'état,  ils  ne  se  montrent  dans  toutes  les  occasions,  aussi  long- 
temps qu'ils  se  croiront  soutenus  par  l'opinion  publique:  il  faut 
donc  ou  leur  ôter  cet  appui,  ou  se  préparer  à  des  combats  répétés 
qui  troubleront  la  tranquillité  du  règne  de  votre  majesté  etconduiront 
successivement  ou  à  une  dégradation  de  l'autorité,  ou  à  des  partis 
extrêmes  dont  on  ne  peut  mesurer  au  juste  les  conséquences.  L'u- 
nique moyen  de  prévenir  ces  secousses  est  d'attacher  essentielle- 
ment les  parlemens  aux  fonctions  honorables  et  tranquilles  de  la 


LES    ASSEMBLEES    PROVINCIALES    EN   FRANCE.  1\1 

magistrature,  et  de  soustraire  à  leurs  regards  continuels  les  grands 
objets  de  l'administration,  surtout  dès  qu'on  peut  y  parvenir  par 
une  institution  qui,  remplissant  le  vœu  national,  conviendrait  éga- 
lement au  gouvernement.  » 

La  publication  de  ces  paroles  prophétiques  souleva  une  véritable 
tempête  dans  les  cours  souveraines.  On  en  conclut  que  Necker  vou- 
lait enlever  aux  parlemens  le  droit  de  remontrance,  et,  l'opposition 
des  magistrats  venant  se  joindre  à  celle  des  courtisans,  le  ministre 
réformateur  ne  put  y  résister.  Il  demanda  au  roi  la  destitution  de 
l'intendant  du  Bourbonnais  et  des  lettres  de  jussion  pour  l'enregis- 
trement de  l'édit  siu-  l'assemblée  provinciale  de  Moulins;  ces  me- 
sures énergiques  répugnèrent  à  Louis  XVI,  et  Necker  donna  sa  dé- 
mission le  19  mai  1781. 

Le  plan  de  iNecker  succomba  avec  lui;  mais  des  quatre  assemblées 
provinciales  qu'il  avait  fondées,  deux  restèrent  debout,  celles  du 
Berri  et  de  la  Haute-Guienne,  et  n'ont  cessé  de  fonctionner,  malgré 
quelques  restrictions,  jusqu'en  1789.  On  peut  donc  les  juger  par  ce 
qu'elles  ont  fait  dans  ces  dix  ans.  L'intervention  des  membres  du 
clergé  y  fut  particulièrement  utile.  Dans  celle  du  Berri,  l'archevèqu-e 
de  Bourges,  M.  de  Plielypeaux,  fit  lusage  le  plus  éclairé  de  son 
ascendant;  un  autre  ecclésiastique,  l'abbé  de  Séguiran,  depuis  évê- 
que  de  Nevers,  déploya  de  vériiables  talens.  Dans  celle  de  la  Haute- 
Guienne,  l'évèque  de  Rhodez,  président,  se  distingua  plus  encore;  ce 
n'était  rien  moins  que  M.  Champion  de  Cicé,  un  disciple  de  Turgot, 
qui  devint  plus  tard  archevêque  de  Bordeaux,  et  qui,  membre  des 
états-généraux  en  1789,  devait  décider  la  réunion  de  la  majorité  du 
clergé  au  tiers-état  le  surlendemain  de  la  séance  du  Jeu  de  Paume. 
"Necker,  qui  avait  appris  à  l'apprécier  pendant  qu'il  présidait  l'as- 
semblée provinciale,  le  fit  appeler  au  ministère  en  qualité  de  garde 
des  sceaux  au  mois  d'août  1789. 

Parmi  les  questions  que  le  mémoire  de  Turgot  avait  laissées  en 
suspens  se  trouvait  l'étendue  à  donner  aux  cii'conscriptions  provin- 
ciales. Les  anciennes  provinces  n'avaient  plus  depuis  lo-ngtemps 
d'existence  légale,  à  l'exception  des  pays  d'états;  il  n'y  avait  de 
reconnu  que  les  généralités.  JSecker  avait  évidemment  l'intention 
de  conserver  k  peu  près  la  même  division.  Le  nombre  des  provinces, 
en  dehors  des  pays  d'étals,  aurait  été  alors  d'une  trentaine,  cha- 
cune composée  en  moyenne  de. deux  à  trois  de  nos  dêpartemens 
actuels.  Telle  était  en  eflet  l'étendue  des  quatre  premières;  elles 
comprenaient  environ  1.500,000  hectares  chacune,  tandis  que  l'é- 
tendue moyenne  des  dêpartemens  est  de  600,000. 

Quant  aux  pays  d'états,  on  ne  peut  douter  que,  dans  l'intention 
de  INecker,  un  régime  analogue  ne  dîit  s'étendre  un  jour  jusqu'à 
eux.  Cette  bizarrerie  qui  maintenait,  au  milieu  de  la  monarchie. 


48  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cinq  ou  six  petites  nationalités  distinctes,  ces  mots  de  privilèges,  àQ 
dons  gratuits,  qui  exprimaient  de  vieilles  prétentions  usées  par  le 
temps,  cette  diversité  extrême  d'institutions  entre  la  Bretagne  et  le 
Languedoc,  la  Bourgogne  et  la  Provence,  membres  désormais  insé- 
parables du  même  tout,  le  choquaient  autant  qu'un  autre.  Toutefois 
il  n'oubliait  pas  que  ces  différences  tenaient  à  d'anciens  engagemens 
contractés  parla  couronne,  et  que  les  provinces,  en  se  réunissant, 
avaient  fait  leurs  conditions;  il  savait  que  les  mœurs,  les  traditions, 
les  préjugés  locaux  attachaient  un  grand  prix  à  la  conservation  de 
ces  antiques  formes,  quand  même  elles  n'étaient  plus  que  des  appa- 
rences, et  il  se  gardait  bien  d'y  toucher  d'autorité.  Il  attendait  que 
la  persuasion  de  l'exemple  amenât  les  populations  elles-mêmes  à 
comparer  leurs  gothiques  privilèges  avec  la  nouvelle  organisation. 
Tant  que  les  pays  d'états  n'avaient  eu  devant  eux  que  l'arbitraire 
illimité  des  pays  d'élection,  on  comprenait  sans  peine  qu'ils  eussent 
préféré  leurs  propres  lois;  en  présence  des  nouvelles  administra- 
tions provinciales,  ils  devaient  finir  tôt  ou  tard  par  changer  d'avis. 
Turgot  avait  exprimé  la  môme  espérance  dans  son  mémoire.  Necker 
ne  partageait  pas  d'ailleurs,  tout  en  désirant  l'homogénéité  natio- 
nale, cette  passion  d'uniformité  à  tout  prix  qui  est  devenue  un  des 
caractères  les  plus  violens  de  la  révolution.  «  Il  y  a,  écrivait  Mon- 
tesquieu trente  ans  auparavant,  de  certaines  idées  d'uniformité  qui 
saisissent  quelquefois  les  grands  esprits,  mais  qui  frappent  infailli- 
blement les  petits  :  les  mêmes  lois  dans  l'état,  la  même  religion 
dans  toutes  ses  parties  ;  mais  lorsque  les  citoyens  suivent  les  lois, 
qu'importe  qu'ils  suivent  la  même?  » 

La  plus  tenace  de  ces  constitutions  provinciales  et  en  même  temps 
la  plus  différente  du  type  adopté  par  îSecker  était  celle  de  la  Bre- 
tagne. La  forme  péninsulaire  de  cette  province,  reléguée  à  l'une  des 
extrémités  du  territoire,  y  maintenait  un  esprit  particulier  d'indé- 
pendance. La  noblesse  du  pays,  obstinée  à  rester  chez  elle,  parta- 
geait la  manière  de  vivre  du  peuple  des  campagnes.  Il  n'y  avait  pas, 
à  proprement  parler,  de  tiers-état,  excepté  à  Rennes,  à  Nantes  et 
dans  quelques  autres  villes  moins  importantes.  Cette  constitution 
sociale  se  réfléchissait  dans  les  états  :  le  tiers  n'y  comptait  que  qua- 
rante-huit membres,  représentans  des  villes,  car  la  bourgeoisie  ru- 
rale n'existait  pas;  le  clergé  était  représenté  par  neuf  évêques  et 
quarante-deux  abbés,  et  ce  qui  donnait  à  la  province  son  caractère 
distinctif,  tous  les  gentilshommes  sans  exception,  au  nombre  de  treize 
cents,  avaient  droit  de  présence  et  de  vote.  Ainsi  constitués,  les 
états  de  Bretagne  étaient  sans  comparaison  ceux  qui  avaient  conservé 
l'autonomie  la  plus  effective.  Si  l'aspect  tumultueux  des  séances  rap- 
pelait quelquefois  les  fameuses  diètes  polonaises,  la  condition  géné- 
rale de  la  province,  une  des  plus  peuplées  et  des  plus  florissantes 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    Ei\    FRANCE.  49 

malgré  sa  rudesse  naturelle,  témoignait  en  faveur  de  l'administra- 
tion des  états.  Un  observateur  attentif  pouvait  cependant  constater 
dès  lors  les  symptômes  des  divisions  qui  ont  éclaté  plus  tard.  Nantes 
et  Rennes,  dont  la  richesse  et  la  popidation  avaient  grandi  avec  le 
temps,  ne  souffraient  plus  qu'impatiemment  l'autorité  de  la  no- 
blesse bas-bretonne;  un  jour  serait  venu  sans  aucun  doute  où  le 
tiers-état  de  ces  deux  villes  aurait  réclamé  une  modification  dans 
le  sens  des  réformes  de  Necker,  et  alors  ou  la  constitution  générale 
de  la  Bretagne  se  serait  modifiée,  ou  la  province  se  serait  coupée 
en  deux.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  aurait  fait  un  pas  vers  l'uni- 
formité. 

La  constitution  des  états  du  Languedoc  n'appelait  pas  une  sem- 
blable réforme,  puisqu'elle  avait  servi  de  modèle  pour  les  nouvelles 
assemblées;  mais  l'étendue  de  cette  province,  qui  comprenait  huit 
de  nos  départemens  actuels,  donnait  lieu  à  des  difficultés  intes- 
tines. Le  Yelay,  le  Yivarais,  le  Gévaudan,  placés  à  l'un  des  bouts, 
se  plaignaient  d'être  négligés  et  auraient  certainement  demandé  tôt 
ou  tard  leur  séparation.  Lne  rivalité  ancienne  subsistait  entre  les 
deux  capitales  de  la  province,  Toulouse  et  Montpellier.  Le  Langue- 
doc devait  donc  un  jour  ou  l'autre  se  partager  en  trois.  Les  autres 
pays  d'états  avaient  moins  d'étendue;  quelques-uns,  comme  le 
Béarn,  comprenaient  à  peine  un  de  nos  départemens.  La  constitu- 
tion de  la  Bourgogne  était  toute  féodale,  celle  de  la  Provence  toute 
démocratique.  Ces  différences  ne  pouvaient  manquer  de  s'atténuer 
avec  le  temps;  on  serait  ainsi  parvenu  peu  à  peu  à  diviser  la  France 
en  une  quarantaine  de  provinces  d'une  étendue  à  peu  près  égale  et 
d'une  organisation  de  plus  en  plus  homogène. 

JSon-seulement  les  assemblées  provinciales  devaient  avoir  plus 
d'importance  que  nos  conseils  actuels  .de  département  à  cause  de  la 
plus  grande  étendue  de  chaque  circonscription,  mais  elles  étaient  in- 
vesties d'attributions  plus  larges.  Dans  son  traité  de  V Administra- 
tion des  finances^  publié  peu  d'années  après  sa  sortie  du  ministère. 
Necker  dit  formellement  que  les  assemblées  provinciales  devaient 
jouer  le  premier  rôle  dans  la  réforme  générale  des  impôts.  On  s'exa- 
gère beaucoup  en  général  les  exemptions  d'impôts  dont  jouissaient 
les  ordres  privilégiés.  Les  nobles  n'étaient  point  sujets  personnelle- 
ment à  la  taille  ou  impôt  foncier,  mais  ils  la  payaient  par  l'inter- 
médiaire de  leurs  fermiers,  quand  ils  en  avaient;  c'est  ce  qu'on  ap- 
pelait la  tdille  d'exploitation.  Ils  n'en  étaient  affranchis  que  pour  les 
terres  qu'ils  faisaient  valoir  eux-mêmes,  et  ce  privilège  se  limitait 
dans  la  plupart  des  provinces  à  l'exploitation  de  trois  charrues.  Ils 
payaient  leur  part  de  tous  les  autres  impôts,  comme  les  vingtièmes, 
la  capitatlon,  les  contributions  indirectes,  et,  la  taille  ne  formant 

TOME  XXXIV.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  sixième  environ  des  revenus  publics,  l'immunité  se  réduisait 
en  définitive  à  peu  de  chose.  Le  clergé  se  divisait  en  deux;  ce  qu'on 
appelait  le  clergé  {'lrangei\  c'est-à-dire  celui  de  Flandre,  d'Artois,  de 
Franche-Cojnté,  d'Alsace,  de  Lorraine,  le  plus  riche  des  deux, .était 
soumis,  comme  la  noblesse,  aux  vingtièmes  et  à  la  capitation;  celui 
du  reste  du  royaume,  qu'on  appelait  le  clergé  de  France^  ne  con- 
naissait ni  la  capitation  ni  les  vingtièmes,  mais  il  payait  aussi  la 
taille  d'exploitation  par  l'intermédiaire  de  ses  fermiers,  et  de  plus 
il  avait  à  supporter  certaines  charges  spéciales,  comme  le  don  gra- 
tuit au  roi,  que  iNecker  évalue  en  tout  à  plus  de  10  millions  par  an. 
Les  antiques  immunités  allaient  tous  les  jours  en  se  réduisant  par 
la  force  des  choses,  et  le  ministre  espérait  avec  raison  les  supprimer 
tout  à  fait  en  confiant  la  réforme  des  impôts  à  des  assemblées  où 
les  trois  ordres  comparaissaient  dans  des  proportions  si  différentes. 
Il  avait  pour  lui  dans  cette  entreprise  le  concours  des  principaux 
membres  de  la  noblesse  et  du  clergé. 

Par  suite  de  la  défiance  générale  qu'un  'siècle  et  demi  de  gou- 
vernement absolu  répandait  dans  les  esprits,  les  provinces  pou- 
vaient craindre  que  le  nouveau  mode  d'administration  ne  fut  un 
moyen  détourné  de  leur  extorquer  de  nou\eaux  impôts.  Necker 
essaya  de  se  prémunir  contre  ce  danger  en  déclarant  solennelle- 
ment, dans  le  texte  même  des  arrêts  du  conseil  portant  établisse- 
ment des  assemblées  provinciales,  que  le  roi  entendait  recevoir  de 
la  province  la  même  somme  qu'auparavant,  l'assemblée  devant  être 
uniquement  occupée  d'écarter  l'inégalité  et  l'arbitraire  qui  régnaient 
dans  la  répartition.  Là  était  en  effet  le  plus  grand  inconvénient  de 
la  taille  qui,  perçue  dans  la  plupart  des  provinces,  non  sur  le  sol 
proprement  dit,  mais  sur  les  facultés  présumées  du  contribuable, 
devenait  entre  les  mains  des  officiers  du  fisc  l'occasion  d'injustices 
révoltantes.  Tous  les  documens  du  xviii''  siècle  sont  unanimes  pour 
condamner  le  mode  de  perception  connu  sous  le  nom  de  taille  per- 
sonnelle. Considéré  en  soi,  cet  impôt  n'avait  rien  d'excessif;  mais  ce 
qui  a  laissé  dans  nos  campagnes  un  si  odieux  souvenir,  c'est  le  sys- 
tème suivi  pour  la  répartition.  Dès  leur  réunion,  les  assemblées 
provinciales  s'occupèrent  de  porter  remède  à  ces  maux,  et  les  prin- 
cipes qu'elles  firent  prévaloir  se  sont  depuis  généralisés. 

11  ne  faut  pas  croire  cependant  que  l'intention  du  ministre  fût 
de  commencer  par  établir  partout  le  même  système  d'impôts.  Le 
mémoire  présenté  au  roi  en  1778  contenait  ce  passage  remarquable  : 
«  La  France,  composée  de  vingt- quatre  millions  d'habitans  ré- 
pandus sur  des  sols  différens  et  soumis  à  diverses  coutumes  ,  ne 
peut  pas  être  assujettie  au  même  genre  d'impositions.  Ici  la  ra- 
reté excessive  du  numéraire  peut  obliger  à  commander  la  corvée 


LES  asse:mbtJ':es  troviivciales  e^  frange.  51 

en  nature  ;  ailleurs  une  multitude  de  circonstances  invitent  à  la 
convertir  en  contribution  pécuniaire.  Ici  la  gabelle  est  supportable, 
là  les  troupeaux  qui  composent  la  fortune  des  habitans  l'ont  de  la 
cherté  du  sel  un  véritable  fléau.  Ici  tous  les  revenus  sont  en  fonds 
de  terre,  et  l'on  peut  confondre  la  capitation  avec  la  taille  ou  les 
vingtièmes;  ailleurs  de  grandes  richesses  mobilières  et  l'inégalité 
de  leur  distribution  invitent  cà  séparer  ces  divers  impôts.  Ici  l'impôt 
territorial  peut  êtro^fixe  et  immuable;  là  tout  est  vignobles  et  tel- 
lement soumis  à  des  révolutions  que,  si  l'impôt  n'est  pas  un  peu 
flexible,  il  sera  trop  rigoureux.  Ici  les  impôts  sur  les  consommations 
sont  préférables,  ailleurs  le  voisinage  de  l'étranger  les  rend  illu- 
soires et  difficiles  à  maintenir.  Enfin  partout,  en  même  temps  que 
la  raison  commande,  l'habitude  et  le  préjugé  font  résistance.  C'est 
l'impossibilité  de  pourvoir  à  toutes  ces  diversités  par  des  lois  géné- 
rales qui  oblige  d'y  suppléer  par  l'administration  la  plus  compli- 
quée. » 

Au  premier  rang  des  impôts  que  Necker  voulait  réformer  se  trou- 
vait la  corvée  pour  les  chemins.  L'origine  des  corvées  était  féodale, 
ce  qui  ne  contribuait  pas  peu  à  les  faire  détester.  On  appelait  ainsi 
à  l'origine  les  journées  de  travail  forcé  que  les  paysans  devaient  à 
leurs  seigneurs;  l'administration  royale  avait  adopté  ce  moyen  com- 
mode de  faire  exécuter  les  grands  travaux.  Réduit  à  des  limites 
raisonnables  et  déterminées  d'avance,  exclusivement  consacré  à  un 
intérêt  local,  comme  le  sont  aujourd'hui  les  prestations  en  nature, 
c'était  un  impôt  comme  un  autre,  et  môme  plus  facile  à  acquitter 
qu'un  autre;  mais  il  en  avait  été  fait  sous  Louis  XIV  le  plus  ef- 
froyable abus.  A  tout  instant,  les  paysans  corvéables  étaient  requis 
arbitrairement  pour  des  travaux  lointains  et  pénibles;  honmies  et 
bestiaux  périssaient  à  la  peine.  Ces  abus  avaient  diminué  pendant 
le  xviii^  siècle;  la  corvée  n'en  restait  pas  moins  en  usage  pour  les 
travaux  des  chemins,  et  les  économistes  se  montraient  unanimes 
pour  la  condamner.  Tant  que  M.  Trudaine  avait  été  directeur  des 
ponts  et  chaussées,  il  n'avait  cessé  d'en  demander  l'abolition.  Un  des 
premiers  actes  de  Turgot  avait  été  de  l'abolir  en  1775  et  de  la  rem- 
placer par  une  contribution  en  argent;  la  réaction  contre  ce  ministre 
avait  détruit  cette  partie  de  son  œuvre,  et  l'édit  qui  abolissait  les 
corvées  avait  été  abrogé  avant  de  recevoir  son  exécution. 

L'administration  provinciale  du  Berri  fit  bientôt  voir  qu'en  aban- 
donnant ces  sortes  de  réformes  aux  soins  d'une  assemblée  de  pro- 
priétaires, ce  qui  avait  paru  impraticable  par  une  loi  générale  pou- 
vait s'exécuter  partiellement  sans  réclamation.  Dès  les  premières 
réunions  de  l'assemblée,  on  examina  avec  soin  l'étendu^  des  sacri- 
fices qu'exigeait  la  corvée  pour  les  chemins,  telle  qu'elle  était  orga- 
nisée. On  trouva  qu'en  la  remplaçant  par  un  impôt  en  argent  on  ob- 


52  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiendrait  une  économie  de  près  des  deux  tiers.  L'assemblée  proposa 
donc  la  création  d'une  imposition  uniforme  et  proportionnelle  à  la 
taille;  c'est  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  des  centimes  addilionnels 
à  l'impàt  foncier.  Elle  prit  en  outre  plusieurs  précautions  de  détail 
qui  ne  contribuèrent  pas  peu  au  succès  de  l'opération.  Les  paroisses 
les  moins  peuplées  et  les  plus  pauvres  durent  payer  le  quart  seule- 
ment du  principal  de  leur  taille,  les  paroisses  les  plus  peuplées  plus 
du  quart;  on  convint  qu'on  assignerait  à  chaqug  paroisse  une  tâche 
proportionnée  à  l'étendue  de  sa  contribution  d'après  un  devis  esti- 
matif, et  que,  si  l'adjudication  ne  s'élevait  pas  au  niveau  du  devis, 
l'économie  serait  remise  à  la  paroisse.  Le  résultat  de  ces  délibéra- 
tions ayant  été  soumis  au  ministre  et  discuté  par  lui  article  par  ar- 
ticle, il  en  sortit  l'arrêt  du  conseil  du  13  avril  17S1,  dont  l'article  1" 
était  ainsi  conçu  :  «  Les  travaux  des  grandes  routes,  qui  s'exécu- 
taient ci-devant  par  corvées  dans  la  généralité  du  Berri,  le  seront 
à  l'avenir  à  prix  d'argent,  et  seront  adjugés  au  rabais  en  présence  de 
l'ingénieur  et  du  sous-ingénieur  de  chaque  département.  «  Suivait 
un  règlement  détaillé  en  vingt-six  articles,  destiné  à  servir  de  mo- 
dèle à  toutes  les  provinces  pour  la  confection  des  chemins.  Ce  rè- 
glement, exécuté  pendant  dix  ans  en  Berri,  de  1780  à  17^)0,  y 
améliora  sensiblement  la  viabilité. 

Dans  la  Haute-Guienne  comme  dans  tout  le  Languedoc,  les  che- 
mins n'étaient  pas  exécutés  par  corvées,  cet  usage  féodal  n'existant 
pas  dans  les  pays  de  droit  romain,  qui  formaient  le  tiers  méridional 
de  la  France.  L'assemblée  de  cette  province  n'eut  donc  pas  à  s'oc- 
cuper des  moyens  de  remplacer  la  corvée,  elle  dut  porter  remède 
à  d'autres  abus.  Ainsi  on  se  plaignait  de  la  distribution  inégale  des 
contributions  exigées  pour  la  confection  des  chemins;  l'assemblée 
décida  que  la  dépense  des  routes  de  poste  serait  h  la  charge  de  la  pro- 
vince entière,  qu'elle  ne  contribuerait  que  pour  les  trois  quarts  aux 
chemins  d'une  importance  secondaire,  et  pour  la  moitié  aux  che- 
mins d'intérêt  communal,  le  reste  de  la  dépense  devant  être  supporté 
par  les  localités  directement  intéressées.  En  même  temps  il  fut  pris 
de  justes  mesures  pour  dédommager  les  propriétaires  qu'on  pri- 
vait d' une  partie  de  leurs  terrains,  et  l'assemblée  de  la  Haute-Guienne 
ne  contribua  pas  moins  que  celle  du  Berri  à  créer  des  précédens  qui 
servent  encore  de  modèles. 

Il  est  à  remarquer  que  les  assemblées  provinciales  devaient  diri- 
ger, sous  la  surveillance  du  gouvernement,  toutes  les  routes  exécu- 
tées sur  leur  territoire,  qu'elles  fus'^ent  ou  non  d'intérêt  local.  Un 
autre  principe  a  prévalu  depuis,  et  la  direction  des  travaux  publics 
considérés  gDmme  d'intérêt  général  a  été  centralisée.  Est-ce  un  bien? 
est-ce  un  mal?  Ce  serait  un  bien,  si  la  considération  de  l'utilité 
commune  l'emportait  seule  dans  les  conseils  du  gouvernement;  mais 


LES    ASSEMBLEES    l'KOVINaALES    EN    FRANCE.  53 

i'expérience  n'a  que  trop  prouvé  que  d'autres  influences  peuvent 
agir  sur  la  décision  et  détourner  au  profit  d'intérêts  privilégiés  les 
ressources  fournies  par  la  généralité  des  contribuables.  C'est  ainsi 
que  les  trois  quarts  des  travaux  publics  ont  fini  par  se  concentrer 
dans  une  moitié  du  territoire,  et  ce  ne  sont  pas  toujours  les  plus  utiles 
qui  ont  passé  les  premiers.  Avec  le  régime  des  assemblées  provin- 
ciales, cette  inégalité  n'existerait  pas;  les  régions  les  mieux  parta- 
gées n'auraient  proJ)ablement  pas  moins  de  travaux  publics,  et  les 
autres  en  auraient  davantage,  comme  il  arrive  en  Angleterre,  où  l'é- 
tat n'intervient  pas.  Commencé  beaucoup  plus  tôt,  poursuivi  partout 
sans  interruption,  l'ensemble  de  nos  travaux  publics  serait  aujour- 
d'hui plus  avancé.  On  voit  déjà,  dès  la  création  des  assemblées  pro- 
vinciales, une  féconde  émulation  se  manifester  entre  les  provinces. 
En  Berri,  le  duc  de  Béthune-Charost,  de  la  maison  de  Sully,  avait 
fait  un  travail  considérable  pour  démontrer  la  possibilité  d'un  canal 
de  l'Allier  au  Cher  et  pour  développer  les  moyens  d'exécution  avec 
ua  modique  secours  de  la  part  du  gouvernement.  Dans  la  Haute- 
Guienne,  un  emprunt  de  1,500,000  francs  pour  l'amélioration  des 
routes  fut  voté  par  l'assemblée  provinciale  et  rempli  en  huit  jours 
sans  sortir  de  la  province. 

Les  procès-verbaux  de  ces  deux  premières  assemblées  avaient  été 
rendus  publics  sous  l'administration  de  Necker;  dès  qu'il  eut  quitté 
le  ministère,  cette  publicité  fut  supprimée.  Ami  de  la  lumière  en 
toute  chose,  comme  il  l'avait  prouvé  par  la  publication  du  compte- 
rendu,  Necker  s'éleva  avec  beaucoup  de  force  contre  cette  mesure. 
«  La  publicité,  dit-il,  assurait  aux  administrations  provinciales  cette 
confiance  si  nécessaire  à  ceux  qui  ont  besoin,  pour  faire  le  bien,  de 
contrarier  les  habitudes;  elle  leur  procurait  ce  tribut  d'opinion  si 
propre  à  encourager  ceux  qui  se  livrent  à  des  travaux  pénilDles  sans 
intérêt  et  sans  ambition.  L'approbation  du  roi  doit  leur  suffire,  di- 
sent les  ministres;  mais  le  roi  serait  mal  servi  par  ceux  qui  ne 
compteraient  pour  rien  l'opinion  publique.  Ces  considérations  se- 
ront présentées  peut-être  comme  l'effet  d'un  système  particulier; 
ce  système,  si  c'en  est  un,  je  ne  le  désavouerai  point,  et  je  crois 
que  le  relâchement  d'un  grand  nombre  d'administrations  est  dû  à 
l'obscurité  dont  elles  s'enveloppent.  Tout  se  fût  ranimé,  si  elles 
avaient  eu  à  comparaître  devant  le  tribunal  de  l'opinion;  les  regards 
publics  sont  les  seuls  qui  puissent  suffire  à  l'immensité  des  obser- 
vations dont  toutes  les  parties  de  l'administration  sont  susceptibles. 
Sans  doute  ces  regards  importunent  ceux  qui  gèrent  les  affaires  avec 
nonchalance,  mais  ceux  qu'un  autre  esprit  anime  voudraient  multi- 
plier de  toutes  parts  la  lumière.  »  Voilà  de  belles  paroles  pour  une 
époque  où  tout  n'était  encore,  dans  les  aff'aires  publiques,  qu'arbi- 
traire et  obscurité. 


54  r.EVur.  des  deux  _mom>es. 

Cependant  le  temps  marchait  ou  plutôt  courait,  les  esprits  s'agi- 
taient de  plus  en  plus,  et  si  INecker  lui-même  n'était  pas  encore 
rappelé,  ses  idées  et  ses  projets  grandissaient  dans  l'opinion.  En 
février  1787,  quand  le  roi  se  décida  à  convoquer  l'assemblée  des" 
notables,  le  premier  objet  soumis  aux  délibérations  par  M.  de  Ga- 
lonné fut  un  projet  d'édit  pour  la  création  d'assemblées  provinciales 
dans  tout  le  royaume.  «  Mais  c'est  du  INecker  tout  pur  que  vous  me 
donnez  là,  »  lui  dit  le  roi.  «  Sire,  répondit  le  ministre,  c'est  ce 
qu'on  peut  vous  offrir  de  mieux.  »  L'assemblée  des  notables,  com- 
posée des  sept  princes  du  sang,  des  principaux  personnages  du 
clergé,  de  la  noblesse  et  des  parlemens,  des  membres  les  plus  in- 
fluens  du  conseil  du  roi,  des  députés  des  pays  d'états  et  des  chefs 
municipaux  des  vingt-quafre  premières  villes  du  royaume,  sanc- 
tionna ce  projet  par  ses  votes.  Il  n'en  fut  pas  de  même  des  autres 
propositions  de  M.  de  Galonné,  et  ce  ministre  succomba  sous  l'ir- 
ritation générale.  Son  successeur,  M.  de  Brienne,  s'empressa  de 
promulguer  l'édit  sur  les  assemblées  provinciales,  tel  qu'il  était  sorti 
des  délibérations  des  notables.  «  Les  heureux  effets,  disait  le  roi 
dans  le  préambule,  qu'ont  produits  les  administrations  provinciales 
établies  par  forme  d'essai  dans  les  provinces  de  la  Haute-Guienne 
et  du  Berri  ayant  rempli  les  espérances  que  nous  en  avions  con- 
çues, nous  avons  cru  qu'il  était  temps  d'étendre  le  même  bienfait  à 
toutes  les  provinces  de  notre  royaume.  Nous  avons  été  confirmé 
dans  cette  résolution  par  les  délibérations  unanimes  des  notables 
qui  ont  été  appelés  près  de  nous,  et  qui,  en  nous  faisant  d'utiles 
observations  sur  la  forme  de  cet  établissement,  nous  ont  supplié 
avec  instance  de  ne  pas  différer  à  faire  jouir  tous  nos  sujets  des 
avantages  sans  nombre  qu'il  doit  produire.  INous  déférons  à  leur 
avis  avec  satisfaction,  et  tandis  que,  par  un  meilleur  ordre  dans  les 
finances  et  par  la  plus  grande  économie  dans  les  dépenses,  nous 
travaillerons  à  diminuer  la  masse  des  impôts,  nous  espérons  qu'une 
institution  bien  combinée  en  allégera  le  poids  par  une  exacte  répar- 
tition. » 

Ainsi  se  trouvait  enfin  réalisée,  après  un  siècle  d'attente,  la  pen- 
sée de  Fénelon,  recueillie  par  les  économistes  et  fécondée  par  i\ec- 
ker.  Turgot  lui-même  revivait  en  quelque  sorte  dans  cette  création, 
car  M.  de  Galonné  avait  auprès  de  lui  l'ami,  le  collaborateur  de 
Turgot,  Dupont  de  Nemours,  qui  ne  fut  pas  plus  étranger  cà  l'édit 
de  1787  qu'il  ne  l'avait  été  au  mémoire  de  177Z5.  Get  édit,  n'ayant 
précédé  que  de  deux  ans  1780,  a  disparu  dans  l'ébloulssement  de 
cette  grande  date;  mais  le  principe  a  survécu,  et  après  bien  des  vi- 
cissitudes il  en  est  sorti  l'organisation  actuelle  de  nos  conseils-gé- 
néraux de  département,  la  seule  institution  qui  ait  vraiment  réussi 
de  toutes  celles  qu'on  a  essayées  depuis  trois  quarts  de  siècle.  En 


LES    ASSEMBLEES    PllOVIiNCIALES    EN    FRAJNGE.  55 

même  temps  que  l'édit  sur  les  assemblées  provinciales  parut  son 
corollaire  naturel,  une  déclaration  du  roi  portant  abolition  défmitive 
de  la  corvée  pour  les  chemins. 

La  première  assemblée  instituée  en  vertu  du  nouvel  édit  fut  celle 
de  Champagne.  Le  mode  de  nomination  fut  exactement  le  même 
que  du  temps  de  Necker.  Le  roi  désigna  six  membres  du  clergé,  six 
membres  de  la  noblesse  et  douze  membres  du  tiers-état,  qui  de- 
vaient se  réunir  sous  la  présidence  de  l'archevêque  de  Reims,  et  en 
nommer  vingt-quatre  autres,  en  conservant  les  mêmes  proportions 
entre  les  ordres.  Quant  au  mode  de  renouvellement  ultérieur,  il  fut 
réglé  ainsi  qu'il  suit  :  à  l'expiration  de  la  troisième  année,  un  quart 
des  membres  devait  être  désigné  par  le  sort  pour  se  retirer,  et  ainsi 
de  suite  chaque  année,  et  il  devait  être  pourvu  aux  vacances  par  ce 
qu'on  appelait  les  assemblées  d'élection  ou  d'arrondissement.  Nec- 
ker n'avait  voulu  s'occuper  que  de  la  province,  renvoyant  à  l'avenir 
l'organisation  des  représentations  d'arrondissement  et  de  paroisse., 
M.  de  Galonné  avait  eu  la  prétention  d'aller  plus  loin;  reprenant  toute 
l'idée  de  Turgot,  il  organisait  un  système  complet  en  le  fondant 
sur  l'élection.  Les  assemblées  de  paroisse,  les  seules  véritablement 
électives,  devaient  nommer  les  membres  des  assemblées  d'élection, 
qui  devaient  elles-mêmes  nommer  les  membres  de  l'assemblée  pro- 
vinciale. Le  rédacteur  du  mémoire  de  177/i,  Dupont  de  Nemours, 
avait  probablement  fait  prévaloir  cette  partie  de  son  ancien  projet, 
en  y  ajoutant  pour  commencer  la  nomination  directe,  imaginée  par 
Necker. 

La  question  la  plus  délicate  était  celle  des  assemblées  de  paroisse, 
les  privilèges  des  seigneurs  et  des  curés  étant  difficiles  à  concilier 
avec  le  principe  électif.  Le  règlement  pour  la  province  de  Cham- 
pagne, qui  fut  reproduit  à  peu  près  textuellement  pour  toutes  les 
autres,  trancha  la  difficulté.  Il  portait  que  les  assemblées  de  pa- 
roisse seraient  composées  du  seigneur  et  du  curé,  membres  de  droit, 
et  de  trois,  six  ou  neuf  membres  élus,  suivant  le  nombre  des  feux, 
qu'il  y  aurait  en  outre  un  syndic  ou  maire  nommé  par  la  généralité 
des  hahitans,  que  le  droit  électoral  appartiendrait  à  tous  ceux  qui 
paieraient  dans  la  paroisse  dix  livres  d'imposition  foncière  ou  per- 
sonnelle, de  quelque  état  ou  condition  qu'ils  fussent,  ce  qui  consti- 
tuait, comme  on  voit,  une  sorte  de  suffrage  universel,  enfin  que  le 
seigneur  et  le  curé  n'assisteraient  pas  à  la  réunion  paroissiale  pour 
les  élections,  qui  devait  se  tenir  tous  les  ans  le  premier  dimanche 
d'octobre,  sous  la  présidence  du  syndic.  Ces  mesures,  qui  conte- 
naient à  elles  seules  toute  une  révolution,  détruisaient  de  fait  l'au- 
torité seigneuriale;  elles  établissaient  nettement  le  principe  électif, 
et  il  était  devenu  difficile  de  faire  autrement.  De  toutes  parts  on 
réclamait  en  faveur  de  l'élection,  et  les  membres  des  assemblées 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

provinciales  n'acceptaient  plus  qu'avec  peine  leur  mandat  du  roi. 

Des  assemblées  provinciales  furent  successivement  instituées  par 
arrêts  du  conseil  dans  les  provinces  suivantes  :  Trois-Lvêchés,  Sois- 
sonnais,  Picardie,  Auvergne,  Ile-de-France,  Lorraine  et  Bar,  Alsace, 
Gascogne,  Hainaut,  Limousin,  Poitou,  Haute,  Moyenne  et  Basse- 
Normandie,  Anjou,  Maine,  Orléanais,  Touraine,  Lyonnais,  Uauphiné, 
Saintonge  (1).  Avec  les  assemblées  déjà  existantes,  cette  organisa- 
tion embrassait  la  France  entière,  à  l'exception  des  pays  d'états  que 
l'on  respectait  encore,  et  les  chefs  les  plus  illustres  de  la  noblesse 
et  du  clergé  avaient  tenu  à  honneur  de  s'y  associer.  Les  assem- 
blées devaient  toutes  se  réunir  dans  les  chefs-lieux  des  généralités, 
excepté  celle  de  l'Ile-de-France,  qui  était  convoquée  à  Melun  et 
non  à  Paris. 

Le  parlement  de  Paris  enregistra  sans  difficulté  les  deux  édits 
sur  les  assemblées  provinciales  et  sur  les  corvées,  il  refusa  pour 
les  édits  financiers,  et  cette  résistance,  que  ne  put  vaincre  un  lit 
de  justice,  amena  .son  exil  à  Troyes.  Les  autres  cours  souveraines 
du  royaume  prirent  parti  pour  le  parlement  de  Paris.  Quand  sur- 
vinrent une  à  une  les  lettres  patentes  qui,  en  exécution  de  l'édit, 
établissaient  des  assemblées  dans  les  diverses  provinces,  la  plupart 
de  ces  cours  protestèrent.  De  même  que  le  parlement  de  Paris,  pour 
justifier  son  opposition  à  la  volonté  royale,  avait  réclamé  la  réunion 
des  états-généraux,  les  parlemens  de  province  lécîamèrent  le  réta- 
blissement des  anciens  états  provinciaux  abolis  par  Richelieu.  Il 
était  un  peu  tard  pour  se  souvenir  de  ces  antiques  libertés,  éteintes 
depuis  si  longtemps,  et  s'il  n'y  avait  eu  réellement  en  jeu  que  des 
intérêts  locaux,  il  eût  été  plus  sage  d'accepter  ce  que  le  roi  donnait 
en  échange  de  ce  qu'on  avait  perdu;  mais  au  fond  ce  que  les  par- 
lemens voulaient  éviter,  c'était  la  réunion  des  ordres  et  le  vote  par 
tête,  c'est-à-dire  la  suppression  implicite  des  privilèges.  Le  parle- 
ment de  Bordeaux  se  distingua  par  sa  violence;  il  alla  jusqu'à  dé- 
fendre à  l'assemblée  provinciale  du  Limousin   de  se  réunir,  et, 


(1)  Les  noms  des  présidens  nommés  par  le  roi  appartiennent  à  Phistoire;  les  voici  : 
Champagne,  l'archevêque  de  Reims  (M.  de  Talleyrand-Périgord);  Trois-Évêchés,  l'évêque 
de  Metz  (M.  de  Montmorency-Laval);  Soissonnais,  M.  le  comte  d'Kgmont;  Picardie,  M.  le 
duc  d'Havre;  Auvergne,  M.  le  vicomte  de  Beauiie;  Ile-de-France,  M.  le  duc  du  Châtelet; 
Lorraine  et  Bar,  l'évêque  de  Nancy  (M.  de  La  Fare^;  Alsace,  le  bailli  de  Flachslanden; 
Gascogne,  l'archevôque  d'Auch  (M.  de  La  Tour-du-Pin-Montauban ;;  Hainaut,  M.  le  duc 
de  Groï;  Limousin,  M.  le  duc  d'Ayen;  Poitou,  l'évêque  de  Poitiers  (M.  de  Saiiite-Aulaire); 
Haute-Normandie,  l'archevôque  de  Rouen  (cardinal  de  La  Rochefoucauld);  Moyenne- 
Normandie,  l'évêque  de  Lisieux  (M.  de  La  Ferronnays);  Basse-Normandie,  M.  le  duc  de 
Coigny;  Anjou,  M.  le  duc  de  Praslin;  Maine,  M.  le  marquis  de  Juigiié;  Orléanais,  M.  le 
duc  de  Luxembourg;  Touraine,  l'archevêque  de  Tours  (M.  de  Conzié),  et  plus  tard  le 
duc  de  Luynes;  Lyonnais,  l'archevêque  de  Lyon  (M.  de  Montazet);  Dauphiné,  l'arche- 
vêque de  Viennc(M.  de  Pompignan);  Saintonge,  M.  le  duc  de  L.i  Rochefoucauld. 


LES    ASSEMBLEES    PROVINCIALES    EN   FRANCE.  0/ 

exilé  à  Libourne  pour  ce  fait,  il  refusa  de  reconnaître  la  légalité  de 
son  exil.  Le  gouvernement  dut  provisoirement  s'abstenir  d'établir 
une  assemblée  provinciale  dans  la  généralité  de  Bordeaux. 

Le  roi  n'en  poursuivit  pas  moins  son  dessein  avec  fermeté  et  per- 
sévérance. Les  assemblées  provinciales  se  réunirent,  se  constituèrent 
et  commencèrent  leurs  travaux.  D'autres  incidens  assez  graves  écla- 
tèrent en  Dauphiné,  en  Provence,  en  Franche -Comté,  où  l'on 
s'obstinait  à  réclamer  les  anciens  états;  à  part  ces  exceptions  inévi- 
tables, l'ensemble  réussit  parfaitement.  Il  faut  raconter  en  détail 
ce  qui  se  passa  dans  chaque  province  pour  donner  une  idée  com- 
plète de  ce  beau  mouvement  national,  beaucoup  trop  oublié  aujour- 
d'hui; contentons-nous  de  dire  pour  le  moment  que  les  représen- 
tans  des  trois  ordres  se  montrèrent  animés  partout  de  sentimens  de 
fraternité,  et  que  l'exemple  déjà  donné  par  le  Berri  et  la  Haute- 
Guienne  se  renouvela  généralement.  Les  procès-verbaux  font  foi  de 
cette  heureuse  harmonie.  On  vit  douze  cents  propriétaires,  formant 
l'élite  de  la  nation,  se  rassembler  sur  tous  les  points  du  territoire,  et 
y  paraître,  dès  le  premier  jour,  prêts  à  traiter  toutes  les  questions 
d'intérêt  public.  La  plupart  d'entre  eux  devaient  être  appelés  l'année 
suivante  à  la  rédaction  des  cahiers  et  élus  ensuite  aux  états-géné- 
raux. Outre  la  réforme  des  impôts  et  les  travaux  publics,  ils  s'occu- 
pèrent avec  passion  de  l'agriculture  (1).  La  question  qui  passait  avec 
raison  pour  la  plus  importante  était  celle  des  bêtes  à  laine,  que  Dau- 
benton  avait  rendue  populaire.  Une  foule  de  mémoires,  presque  tous 
écrits  par  les  hommes  les  plus  considérables,  furent  présentés  à 
la  fois  sur  ce  sujet,  que  recommandait  aux  assemblées  provinciales 
une  instruction  émanée  du  gouvernement.  A  l'amélioration  des 
troupeaux  se  rattachait  la  propagation  des  prairies  artificielles,  qui 
commençaient  à  prendre  faveur.  Une  question  encore  aujourd'hui 
fort  controversée,  celle  des  haras,  occupa  également  l'attention  gé- 
nérale, et  donna  lieu  à  des  travaux  nombreux. 

Même  dans  les  assemblées  secondaires  d'élection  ou  d'arrondisse- 
ment, une  semblable  émulation  se  manifesta.  Dans  toutes  les  villes 
épiscopales,  ces  assemblées  furent  présidées  par  l'évêque;  ailleurs 
les  plus  grands  seigneurs  acceptèrent  la  présidence,  tels  que  le  duc 
de  Liancourt,  le  duc  de  Mortemart,  le  marquis  de  Montesquieu,  etc. 
En  comptant  cette  seconde  catégorie  de  réunions,  le  nombre  des 
citoyens  appelés  à  délibérer  sur  les  affaires  locales  atteignait  plu- 
sieurs milliers,  dont  la  moitié  appartenait  au  tiers-état. 

Parmi  les  écrits  qui  parurent  en  1788  sur  une  organisation  qui 
remplissait  d'espérances  tous  les  cœurs,  on  remarque  un  ouvrage  en 
deux  volumes,  intitulé  Essai  sur  la  constitution  et  les  fonctions  des 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  juin  1859,  la  Société  d'agriculture  de  Paris  avant  1789, 


58  REvru:  des  deux  mo.xdes. 

assemblées  provinciales.  Bien  qu'il  ne  porte  point  le  nom  de  l'écri- 
vain, il  est  de  Condorcet,  déjà  auteur  d'une  Vie  de  Turgot.  On  y 
trouve  malheureusement  les  principes  absolus  de  l'école  philoso- 
phique, que  ne  contente  pas  encore  l'édit  de  1787,  mais  on  y  re- 
connaît en  même  temps  l'accent  du  patriotisme  le  plus  généreux. 
Condorcet  y  développe  les  idées  radicales  qui  avaient  cours  parmi 
ses  amis,  la  fusion  des  ordres,  l'égalité  civile  et  politique,  l'élection 
à  tous  les  degrés,  la  transformation  des  impôts  indirects  en  impôts 
directs,  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  la  vente  successive  des 
biens  du  clergé  pour  payer  la  dette  publique ,  questions  hâtives 
que  le  temps  seul  pouvait  résoudre,  et  qu'il  aurait  mieux  résolues 
que  l'excès  de  précipitation.  Une  des  meilleures  parties  du  livre  est 
un  travail  sur  le  cadastre.  L'assemblée  provinciale  de  la  Haute- 
Guienne,  voulant  réformer  le  cadastre  défectueux  qui  servait  à  la 
perception  de  l'impôt  et  qui  remontait  à  16(39,  avait  soumis  à  l'Aca- 
démie des  Sciences  en  1782  un  projet  de  réforme  préparé  dans  la 
province,  et  un  rapport  avait  été  fait  à  l'Académie  par  une  commis- 
sion. C'est  ce  rapport  que  Condorcet  réimprimait.  Les  provinces 
qui  n'avaient  point  encore  de  cadastre,  les  plus  nombreuses  de 
beaucoup,  pouvaient  y  trouver  d'excellentes  indications. 

Dans  son  beau  livre  sur  l'ancien  Régime  et  la  liérolntion,  M.  de 
Tocqueville  consacre  un  chapitre  aux  assemblées  provinciales,  qu'il 
juge  avec  sévérité.  Il  est  certain  qu'en  désorganisant  l'ancienne 
administration  sans  avoir  eu  le  temps  de  lui  en  substituer  une  nou- 
velle, cette  tentative  a  contribué  à  livrer  la  société  sans  défense  à  la 
révolution;  mais  peut-on  bien  juger  sur  ce  seul  fait  une  pareille 
expérience?  La  monarchie  pouvait-elle  prévoir  l'inmiense  boulever- 
sement qui  allait  tourner  contre  elle  ses  propres  bienfaits,  et,  même 
le  prévoyant,  que  pouvait-elle  faire  pour  l'éviter?  Si  ISecker  l'avait 
emporté  dix  ans  auparavant,  l'institution  aurait  eu  plus  de  temps 
pour  s'asseoir;  elle  aurait  eu  moins  à  lutter  dès  son  début  contre 
cette  fermentation  universelle  que  rien  ne  pouvait  plus  satisfaire. 
Le  livre  entier  de  M.  de  Tocqueville  est  dirigé  contre  le  despotisme 
centralisateur  de  l'ancienne  monarchie;  comment  se  fait-il  que  l'ef- 
fort si  noble  et  si  sincère  de  Louis  XYI  pour  y  mettre  fin  ne  trouve 
pas  grâce  devant  lui?  Personne  n'a  fait  une  peinture  plus  cruelle  et 
plus  juste  de  l'administration  des  intendans,  et  quand  la  monarchie 
elle-même  les  abandonne,  il  se  met  tout  à  coup  à  les  défendre,  du 
moins  en  apparence.  11  blâme  surtout  dans  l'édit  de  1787  son  ca- 
ractère unitaire,  (c  Une  législation,  dit-il,  si  contraire  à  tout  ce  qui 
l'avait  précédée,  et  qui  changeait  si  complètement,  non-seulement 
l'ordre  des  affaires,  mais  la  position  relative  des  hommes,  dut  être 
appliquée  partout  à  la  fois,  et  partout  à  peu  près  de  la  même  ma- 
nière, sans  aucun  égard  aux  usages  antérieurs  ni  à  la  situation  par- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    E\    FRANCE.  59 

ticulière  des  provinces ,  tant  le  génie  unitaire  de  la  révolution  pos- 
sédait déjà  ce  vieux  gouvernement  que  la  révolution  allait  abattre. 
On  vit  bien  alors  la  part  que  prend  l'habitude  dans  le  jeu  des  insti- 
tutions politiques,  et  comment  les  hommes  se  tirent  plus  aisément 
d'alTaire  avec  des  lois  obscures  et  compliquées  dont  ils  ont  depuis 
longtemi)s  la  pratique  qu'avec  une  législation  plus  simple  qui  leur 
est  nouvelle.  » 

Ces  observations  sont  justes  en  elles-mêmes;  mais  fallait-il  donc 
ne  rien  changer  absolument  à  l'ancien  régime?  On  a  vu  de  quelles 
précautions  Necker  avait  accompagné  sa  réforme,  pour  lui  ôter  la 
plus  grande  partie  de  son  caractère  unitaire  et  réglementaire.  Que 
l'inexpérience,  la  passion,  l'impatience  publique,  aient  amené  dans 
les  premiers  momens  un  peu  de  confusion,  c'est  ce  qui  peut  arriver 
pour  les  meilleures  mesures.  M.  de  Tocque ville  s'en  prend  surtout 
aux  assemblées  municipales  de  village,  qui  présentèrent  en  ellét  des 
difficultés  spéciales  à  cause  de  la  position  faite  à  l'ancien  seigneur. 
Ces  assemblées  n'étaient  pas  dans  le  projet  de  jNecker,  et  on  aurait 
pu  les  ajourner  encore  ;  il  fallait  bien  cependant  finir  par  toucher 
aux  droits  seigneuriaux.  Si  les  uns  peuvent  reprocher  à  Tédit  de 
J  787  trop  de  précipitation,  les  autres  lui  reprocheront  sans  doute 
trop  de  ménagemens  pour  les  faits  existans.  L'exemple  des  révolu- 
tions ultérieures,  qui  n'ont  pas  eu  de  si  terribles  elï'ets,  parce  que 
la  constitution  administrative  du  pays  n'a  pas  changé  en  même 
temps  que  sa  constitution  politique,  n'est  point  applicable  ici,  car 
en  'J787  la  France  réclamait  encore  plus,  s'il  est  possible,  une  ré- 
volution administrative  qu'une  révolution  politique. 

iNecker  revint  au  ministère  au  mois  d'août  1788.  11  comprit  par- 
faitement que  l'institution  des  assemblées  provinciales  ne  suffisait 
plus,  et  il  appela  les  états-généraux.  Il  y  fit  prévaloir  le  principe  de 
la  double  repiésentation  du  tiers,  qu'il  avait  introduit  dans  les  as- 
semblées provinciales;  mais  il  n'y  joignit  pas  la  réunion  des  trois 
ordres  dans  une  seule  assemblée.  Outre  qu'il  ne  se  croyait  pas  assez 
fort  pour  imposer  tous  ces  changemens  à  la  fois  aux  ordres  privi- 
légiés, il  avait  d'autres  vues;  il  aspirait  à  diviser  les  états-géné- 
raux en  deux  chambres,  afin  de  constituer  en  France  l'équivalent 
du  gouvernement  anglais. 

M'""  de  Staël  a  remarqué  avec  raison,  dans  ses  Considénitions 
sur  ïa  Révolution  française,  que  l'ancienne  division  en  trois  ordres 
a  été  la  cause  principale  qui  a  empêché  la  liberté  politique  de  s'éta- 
blir en  France.  En  Angleterre,  les  deux  premiers  ordres  ne  formant 
qu'une  seule  assemblée,  la  chambre  des  communes  était  devenue 
naturellement  l'égale  de  la  chambre  des  lords.  En  France  au  con- 
traire, les  deux  ordres  privilégiés,  formant  deux  chambres  séparées, 
avaient  toujours  la  majorité  contre  le  tiers-état,  et  celui-ci  s'était 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvé  conduit  à  préférer  le  despotisme  royal  à  la  dépendance  lé- 
gale où  le  plaçait  cette  division.  La  composition  même  des  cham- 
bres différait  dans  les  deux  pays.  En  France,  l'assemblée  du  clergé 
et  celle  de  la  noblesse  étaient  électives  comme  celle  du  tiers-état, 
ce  qui  formait  un  corps  de  tous  les  membres  d'un  même  ordre, 
également  intéressés  à  défendre  leurs  privilèges.  En  Angleterre,  la 
chambre  des  lords  ne  se  composait  et  ne  se  compose  encore  que  de 
la  haute  noblesse  et  du  haut  clergé,  ce  qui  avait  obligé  la  noblesse 
et  le  clergé  de  second  rang,  les  plus  nombreux  de  beaucoup,  à  faire 
cause  commune  avec  le  tiers.  Il  n'y  avait  pas  en  France,  dit  encore 
M'"®  de  Staël,  plus  de  deux  cents  familles  vraiment  historiques.  La 
nation  se  serait  soumise  peut-être  à  la  prééminence  de  ces  familles 
illustres  dont  les  noms  rappelaient  les  plus  grands  souvenirs;  mais 
ce  qui  révoltait  à  bon  droit,  c'était  cette  multitude  de  gentilshommes 
obscurs,  la  plupart  anoblis  par  l'achat  de  charges  inutiles  et  sou- 
vent ridicules,  et  réclamant  avec  arrogance  des  immunités  que  rien 
ne  justifiait. 

Outre  le  ministre,  l'idée  des  deux  chambres  avait  en  1789  un  fort 
parti  dans  les  membres  les  plus  influens  des  trois  ordres.  M.  de  La 
Luzerne,  évêque  de  Langres,  un  des  chefs  les  plus  respectés  du 
clergé,  écrivit  pour  la  défendre  une  brochure  qui  fit  beaucoup  de 
bruit.  Dans  la  noblesse,  MM.  de  La  Rochefoucauld,  de  Lally-Tol- 
lendal,  de  Glermont-Tonnerre,  de  Montmorency,  de  JNoailles,  dans 
le  tiers-état,  MM.  Mounier,  Malouet,  tous  ceux  dont  l'influence 
était  alors  prépondérante,  appuyaient  cette  combinaison.  Ce  furent 
les  deux  partis  extrêmes,  la  cour  d'une  part  et  l'entraînement  ré- 
volutionnaire de  l'autre,  qui  la  firent  échouer.  La  première  attaque 
vint  de  la  cour.  Necker  a  raconté  lui-même  ce  qui  se  passa  pour  la 
fameuse  séance  royale  du  23  juin.  Dans  le  discours  préparé  par  le 
ministre  et  approuvé  par  le  conseil,  le  roi  devait  se  prononcer  pour 
le  principe  des  deux  chambres;  un  autre  discours  tout  dilférent,  qui 
maintenait  au  contraire  les  trois  ordres  et  menaçait  le  tiers-état,  y 
fut  brusquement  substitué  par  l'influence  de  la  reine.  On  sait  quelle 
en  fut  la  conséquence.  Necker  mécontent  refusa  d'assister  à  la 
séance,  ce  qui  amena  sa  destitution  et  son  exil.  En  même  temps  le 
tiers,  poussé  par  Mirabeau ,  se  constituait  en  assemblée  unique  et 
souveraine,  et  bientôt  éclatait  à  Paris  l'insurrection  du  Ih  juillet. 
Même  après  cette  violente  rupture,  la  majorité  de  l'assemblée  natio- 
nale manifesta  encore  sa  préférence  pour  les  deux  chambres  en  ap- 
pelant successivement  à  la  présidence,  pendant  les  mois  d'août  et 
de  septembre,  les  partisans  les  plus  connus  de  ce  système,  MM.  de 
Glermont-Tonnerre,  de  La  Luzerne  et  Mounier.  Ce. ne  fut  qu'après 
les  fatales  journées  des  5  et  6  octobre  que  la  physionomie  de  l'as- 
semblée changea  complètement. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    E\    FKANCE.  63 

Les  états-généraux  n'ayant  pas  été  assemblés  depuis  161^,  et  le 
long  despotisme  des  deux  derniers  rois  ayant  rompu  les  traditions 
nationales,  toutes  les  combinaisons  se  présentaient  à  la  fois.  Avec 
les  idées  radicales  qui  remplissaient  les  têtes  et  les  espérances  illi- 
mitées qui  s'y  rattachaient,  ce  qui  n'était  que  raisonnable  n'avait 
guère  de  chances.  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  si,  par  un  hasard 
heureux,  le  système  des  deux  chambres  avait  prévalu,  nous  au- 
rions pu  avoir  les  avantages  de  la  révolution  sans  en  traverser  les 
horreurs.  Toutes  les  constitutions  qui  se  sont  succédé  depuis  celles  de 
1791  et  de  1793,  à  la  seule  exception  de  celle  de  18/i8,  ont  admis  les 
deux  chambres  :  il  eût  été  plus  court  de  commencer  par  là.  Le  prin- 
cipe d'égalité  n'en  eût  souffert  qu'en  apparence,  car  l'expérience  a 
prouvé  qu'on  ne  pouvait  que  déplacer  l'inégalité  politique  sans  la  dé- 
truire. Même  en  admettant  que  la  première  chambre  eût  été  formée 
de  la  haute  noblesse  et  du  haut  clergé  comme  en  Angleterre,  la 
distinction  des  ordres  n'en  eût  pas  moins  péri,  en  ce  sens  que  les 
communes  auraient  embrassé  la  nation  entière  à  l'exception  de  trois 
ou  quatre  cents  personnes,  et  rien  ne  forçait  à  adopter  exactement 
les  mêmes  règles  qu'en  Angleterre.  La  composition  de  la  seconde 
chambre  aurait  pu  être  extrêmement  démocratique  sans  danger,  et 
les  soixante-dix  ans  qui  nous  séparent  de  ce  temps  auraient  pu  offiir 
un  développement  continu  des  principes  de  1789,  au  lieu  de  retours 
fréquens  vers  le  despotisme  et  l'oligarchie.  Qui  sait  où  nous  en  se- 
rions aujourd'hui? 

Quoi  qu'il  en  soit,  au  milieu  de  cette  agitation  universelle,  per- 
sonne ne  perdait  de  vue  les  assemblées  provinciales.  Dans  tous  les  do- 
cumens  de  1789,  on  voit  combien  cette  question  continuait  à  occu- 
per les  esprits.  Les  cahiers  lui  consacrent  une  place  importante,  et 
tous  à  peu  près,  ceux  du  tiers-état  surtout,  s'accordent  à  accepter  le 
mode  d'organisation  institué  par  l'édit  de  1787.  Beaucoup  concluent 
en  même  temps  à  la  suppression  des  intendans,  qu'on  appelle  des 
vizirs.  Chaque  province  enfin,  si  petite  qu'elle  soit,  s'attache  à  obte- 
nir une  administration  spéciale;  l'Angoumois,  longtemps  confondu 
avec  le  Limousin  pour  former  la  généralité  de  Limoges,  demande 
avec  instance  à  se  constituer  à  part;  le  Quercy  demande  à  se  séparer 
du  Rouergue,  et  ainsi  de  suite.  C'est  à  ce  dernier  besoin  qu'allait 
bientôt  répondre  l'institution  des  départemens,  plus  petits  et  plus 
nombreux  que  les  généralités,  par  conséquent  plus  propres  à  satis- 
faire les  prétentions  locales.  La  plupart  des  généralités  avaient  réel- 
lement trop  d'étendue;  même  sans  parler  des  pays  d'états,  celles  de 
Bordeaux,  de  Châlons,  de  Grenoble,  d'Orléans,  de  Paris,  de  Poitiers, 
de  Tours,  comprenaient  l'équivalent  de  quatre  de  nos  départemens; 
celles  de  Besançon,  de  Limoges,  de  Moulins,  de  Nancy,  en  compre- 
naient trois.  S'il  s'était  agi  de  constituer  des  indépendances  politi- 


62  r.EVUE    J)ES    DEUX    .MONDES. 

ques,  cette  dimension  eût  à  peine  suffi;  mais  ce  qu'on  demandait  de 
toutes  parts,  c'était  à  la  fois  la  fusion  politique  des  provinces  et  leur 
liberté  administrative.  Or  pour  une  bonne  administration  la  trop 
grande  étendue  a  des  incoiivéniens;  il  s'y  fait  toujours  plus  ou 
moins  une  centralisation  partielle  qui  sacrifie  les  extrémités  au 
centre. 

Dans  son  discours  d'ouverture  des  états-généraux,  Necker  insista 
fortement,  en  présence  de  la  nation  assemblée,  sur  l'utilité  des  ad- 
ministrations provinciales.  «  Celle  d'entre  vos  délibérations,  dit-il, 
qui  est  la  plus  pressante,  celle  qui  aura  le  plus  d'influence  sur  l'a- 
venir, concernera  l'établissement  des  états  provinciaux.  Ces  états 
bien  constitués  s'acquitteront  de  toute  la  partie  du  bien  public  qui 
ne  d  'it  pas  être  soumise  à  des  principes  uniformes,  et  il  serait  su- 
perflu de  fixer  votre  attention  sur  la  grande  diversité  de  choses 
bonnes  et  utiles  qui  peuvent  être  faites  dans  chaque  province  par  le 
seul  concours  du  zèle  et  des  lumières  de  leur  administration  parti- 
culière. Ce  n'est  pas  seulement  pour  former  et  constituer  sagement 
des  états  particuliers  dans  les  provinces  où  il  n'y  en  a  point  encore 
que  le  roi  aura  besoin  de  vos  conseils  et  de  vos  réflexions,  sa  ma- 
jesté attend  de  vous  que  vous  l'aidiez  à  régler  plusieurs  contesta- 
tions qui  se  sont  élevées  sur  les  constitutions  des  anciens  états  de 
quelques  provinces.  Sa  majesté  désire  que  sa  justice  soit  éclairée; 
elle  désire  faire  le  bonheur  de  ses  peuples  sans  exciter  aucune  ré- 
clamation légitime.  » 

Ces  derniers  mots  montrent  que  le  ministre  croyait  le  moment 
venu  de  toucher  aux  privilèges  des  pays  d'états;  ce  que  n'avait  pu 
faire  le  roi  seul,  la  nation  assemblée  pouvait  l'entreprendre.  En 
même  temps  qu'il  réclamait  l'appui  des  états- généraux  pour  ré- 
soudre les  difficultés  de  détail  soulevées  par  les  assemblées  pro- 
vinciales, Necker  laissait  échapper  une  arrière-pensée  qui  rappelait 
les  idées  de  Turgot.  «  Si,  ajoutait-il,  vos  réflexions  vous  amenaient 
à  penser  que,  librement  élus,  les  états  provinciaux  pourraient  four- 
nir un  jour  une  partie  des  députés  des  états  du  royaume  ou  une 
assemblée  générale  intermédiaire,  la  composition  de  ces  états  vous 
paraîtrait  alors  une  des  plus  grandes  choses  dont  vous  auriez  à  vous 
occuper.  Comme  on  doit  être  persuadé  que  bientôt  un  même  senti- 
ment vous  réunira,  comme  on  ne  peut  douter  que  mille  ou  douze 
cents  députés  de  la  nation  française  ne  se  sépareront  pas  sans  avoir 
fait  sortir  de  terre  les  fondemens  de  la  prospérité  pubUque,  je  me 
rep^résente  à  l'avance  le  jour  éclatant  et  magnifique  où  le  roi,  du 
haut  de  son  trône,  écouterait,  au  milieu  d'une  assemblée  auguste  et 
solennelle,  le  rapport  que  viendraient  faire  les  députés  des  états  de 
chaque  province  !  n 

Ce  passage  contient  en  germe  tout  un  système  qui  mérite  de 


LES    ASSEMBLÉES    PROVlXCIALES    EX    FRANCE.  6S 

fixer  l'attention.  Necker  y  fait  entendre  sa  pensée  plus  qu'il  ne 
l'exprime.  Librement  élus,  les  états  provinciaux  pourront  four- 
nir un  jour  une  partie  des  députés  des  états  du  royaume  ou  une 
assemblée  générale  intermédiaire.  Que  voulait -il  dire  en  parlant 
ainsi?  Annonçait-il  quelque  chose  d'analogue  à  ce  qui  existe  aux 
Etats-Unis  et  en  Suisse,  où  l'une  des  deux  chambres  forme  une  sorte 
d'assemblée  fédérative  à  côté  de  celle  qui  représente  plus  directe- 
ment l'unité?  Espérait-il  par  là  vaincre  sans  secousse  la  résistance 
des  dernières  nationalités  rebelles,  comme  la  nation  bretonne  ou  la 
nation  provençale,  ainsi  qu'elles  s'appelaient  encore  elles-mêmes? 
La  révolution  a  passé  violemment  le  niveau  sur  ces  diversités  comme 
sur  toutes  les  autres,  mais  à  quel  prix?  N'eût-il  pas  mieux  valu  gar- 
der plus  de  ménagemens  pour  les  droits  des  provinces?  L'unité  na- 
tionale ,  que  Necker  voulait  tout  comme  un  autre,  aurait-elle  perdu 
à  s'imposer  moins  rudement?  Au  lieu  d'aller  du  centre  aux  extré- 
mités, la  vie  unitaire  aurait  pu  remonter  des  extrémités  au  centre. 
Paris  n'auiait  peut-être  pas  aujourd'hui  deux  millions  d'habitans, 
mais  la  P'rance  entière  en  aurait  plusieurs  millions  de  plus,  et  le 
douloureux  contraste  qui  éclate  entre  les  provinces  les  plus  voisines 
de  la  capitale  et  les  plus  éloignées  nous  serait  épargné. 

Même  dans  la  déclaration  du  23  juin,  ce  dernier  effort  du  parti  de 
la  cour,  l'institution  des  assemblées  provinciales  se  trouvait  expres- 
sément confirmée,  tant  les  opinions  les  plus  divergentes  se  réunis- 
saient alors  sur  ce  point.  Les  articles  17  et  suivans  entrent  à  cet 
égard  dans  les  détails  les  plus  précis.  En  même  temps  que  le  roi  re- 
poussait la  réunion  des  ordres  dans  les  états-généraux,  il  l'admettait 
dans  les  états  de  province.  Il  acceptait  même  implicitement  la  sup- 
pression desintendans  en  accordant  (art.  20)  qu'une  commission  in- 
termédiaire choisie  par  les  états  administrerait  les.  affaires  de  la 
province  pendant  l'intervalle  des  sessions,  et  que  ces  commissions, 
devenant  seules  responsables  de  leur  gestion,  auraient  pour  délégués 
des  personnes  choisies  uniquement  par  elles  ou  par  les  étais.  Quand 
on  relit  aujourd'hui  avec  attention  cette  déclaration  du  23  juin,  on 
arrive  à  se  convaincre  que,  si  l'assemblée  avait  été  plus  sage  que  la 
cour,  rien  n'était  encore  désespéré.  Outre  la  concession  des  étals 
provinciaux,  le  roi  admettait  que  les  trois  ordres  des  états-généraux 
pourraient,  avec  son  approbation,  convenir  de  délibérer  en  commun  y 
il  supprimait  les  privilèges  pécuniaires  du  clergé  et  de  la  noblesse,  et 
posait  en  principe  la  liberté  de  la  presse,  l'abolition  des  lettres  de 
cachet,  la  publication  annuelle  des  recettes  et  des  dépenses  publiques, 
le  vote  de  l'impôt  par  les  représentans  de  la  nation.  Avec  un  ministre 
comme  Necker  et  un  roi  comme  Louis  XVI,  l' un  qui  désapprouvait  hau- 
tement la  partie  comminatoire  de  la  déclaration,  l'autre  qui  ne  s'y 
était  prêté  que  par  complaisance,  on  pouvait  tout  obtenir  sans  révolte; 


6Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

niais  les  partis  qui  se  sentent  les  plus  forts  ne  savent  pas  plus  que 
les  rois  s'arrêter  à  temps.  Ce  mot  des  révolutions,  il  est  trop  tard, 
mot  fatal  pour  les  princes  qui  l'entendent,  mais  non  moins  funeste 
aux  peuples  qui  le  prononcent  sans  nécessité,  allait  ajourner  de 
vingt-cinq  ans  la  liberté  de  la  France  et  du  monde. 

Il  ne  peut  entrer  dans  notre  pensée  de  retracer  pour  la  mil- 
lième fois  des  événemens  connus;  nous  voulons  seulement  suivre 
en  quelques  mots,  dans  les  travaux  de  l'assemblée  constituante,  la 
trace  des  administrations  provinciales.  Après  les  fameux  décrets 
d'août  1789,  qui  supprimèrent  les  privilèges  des  provinces  et  des 
villes,  aussi  bien  que  ceux  des  ordres,  la  tâche  devenait  facile. 
L'assemblée  n'avait  plus  à  se  heurter  contre  les  obstacles  qui 
avaient  arrêté  deux  grands  ministres.  La  discussion  se  prolongea 
pendant  les  derniers  mois  de  1789,  et  il  en  sortit  la  loi  de  janvier 
1790,  qui  dure  encore  avec  quelques  modifications.  Au  lieu  de 
quarante  provinces,  l'assemblée  créa  quatre-vingt-trois  départe- 
mens,  qu'elle  divisa,  à  peu  près  sur  les  mêmes  bases  que  le  mé- 
moire de  Turgot  et  l'édit  de  1787,  en  arrondissemens  ou  districts  et 
communes  ou  paroisses,  en  y  ajoutant  une  circonscription  intermé- 
diaire, le  canton.  Fort  vantée  par  les  uns  et  fort  décriée  par  les  autres, 
cette  division  de  la  France  n'a  pas  eu  le  caractère  révolutionnaire 
qu'on  lui  prête.  Préparée  de  longue  main  par  la  monarchie,  elle  n'a 
détruit  parmi  les  anciennes  provinces  que  celles  qui  existaient  en- 
core, c'est-à-dire  les  pays  d'états,  et  n'a  fait  à  cet  égard  que  réaliser 
un  ancien  projet  de  la  couronne.  Le  roi  et  son  ministre  ne  purent 
donc  voir  qu'avec  satisfaction  l'œuvre  qu'ils  avaient  commencée  me- 
née à  sa  fin  et  l'unité  du  royaume  accomplie. 

Cette  unité  devait  différer  profondément  de  celle  de  Richelieu  et 
de  Louis  XIV,  en  ce  qu'elle  reposait  sur  un  ensemble  de  libertés, 
tant  locales  que  générales,  tandis  que  l'ancienne  unité  monarchique 
ne  se  manifestait  que  par  la  communauté  d'oppression.  On  rendait 
ainsi  impuissante  la  résistance  des  pays  d'états,  car  on  n'a  pas  be- 
soin de  privilèges  contre  la  liberté.  Que  la  division  adoptée  par  l'as- 
semblée fût  la  meilleure  possible,  c'est  une  autre  question.  Peut- 
être  eût-il  mieux  valu  s'en  tenir  aux  quarante  provinces  préparées 
par  Necker,  comme  s' éloignant  un  peu  moins  des  faits  existans. 
Peut-être  au  contraire  eût-on  pu  adopter  la  division,  proposée  par 
Mirabeau,  en  cent  vingt  départemens,  avec  suppression  des  arron- 
dissemens. On  peut  discuter  aussi  sur  le  plus  ou  moins  de  convenance 
des  nouveaux  noms.  Cet  enfantillage  révolutionnaire,  qui  a  substi- 
tué aux  anciens  noms  des  provinces  des  appellations  tirées  d'une 
montagne  ou  d'une  rivière,  n'a  eu  en  lui-même  ni  avantages  ni  in- 
convéniens.  Ce  qui  a  fait  véritablement  le  succès  de  la  nouvelle  or- 
ganisation, c'est  qu'elle  réalisait  ou  que  du  moins  elle  promettait 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  65 

c€  qu'on  poursuivait  sous  toutes  les  formes,  l'égalité  dans  la  liberté. 
Les  provinces  ont  cru  s'assurer  par  là  une  représentation  locale, 
des  droits  effectifs,  et,  au  lieu  de  fortifier  l'ancienne  centralisation 
monarchique,  l'assemblée  constituante  a  cru  la  détruire;  elle  allait 
même  dans  cette  voie  plus  loin  qu'il  n'était  nécessaire,  puisqu'elle 
avait  supprimé  les  intendans. 

Quand  l'assemblée  eut  terminé  cette  organisation  laborieuse,  le 
roi  voulut  donner  à  son  approbation  une  solennité  particulière.  11 
se  rendit  à  l'assemblée  le  h  février  1790,  et  prononça  un  discours 
accueilli  par  des  acclamations  enthousiastes.  «  Je  crois,  dit -il, 
le  moment  arrivé  où  il  importe  à  l'état  que  je  m'associe  d'une  ma- 
nière encore  plus  expresse  et  plus  manifeste  à  l'exécution  et  à  la 
réussite  de  ce  que  vous  avez  concerté  pour  l'avantage  de  la  France. 
Je  ne  puis  saisir  une  plus  grande  occasion  que  celle  où  vous  pré- 
sentez à  mon  acceptation  les  décrets  destinés  à  établir  dans  le 
royaume  une  organisation  nouvelle  qui  doit  avoir  une  influence  si 
importante  et  si  propice  pour  le  bonheur  de  mes  sujets  et  pour  la 
prospérité  de  cet  empire.  Vous  savez  qu'il  y  a  plus  de  dix  ans,  et 
dans  un  temps  où  le  vœu  de  la  nation  ne  s'était  pas  encore  expliqué 
sur  les  assemblées  provinciales,  j'avais  commencé  à  substituer  ce 
genre  d'administration  à  celui  qu'une  ancienne  et  longue  habitude 
avait  consacré.  L'expérience  m' ayant  fait  connaître  que  je  ne  m'é- 
tais point  trompé  dans  l'opinion  que  j'avais  conçue  de  l'utilité  de 
ces  établissemens,  j'ai  cherché  à  faire  jouir  du  même  bienfait  toutes 
les  provinces  de  mon  royaume,  et  pour  assurer  aux  nouvelles  ad- 
ministrations la  confiance  générale,  j'ai  voulu  que  les  membres  dont 
elles  devaient  être  composées  fussent  nommés  librement  par  tous 
les  citoyens.  Vous  avez  amélioré  ces  vues  de  plusieurs  manières,  et 
la  plus  essentielle  sans  doute  est  cette  subdivision  égale  et  parfai- 
tement motivée,  qui,  en  affaiblissant  les  anciennes  séparations  de 
province  à  province,  réunit  davantage  à  un  même  esprit  et  à  un 
même  intérêt  toutes  les  parties  du  royaume.  Cette  grande  idée,  ce 
salutaire  dessein,  vous  sont  dus;  il  ne  fallait  pas  moins  qu'une  réu- 
nion des  volontés  de  la  part  des  représentans  de  la  nation.  » 

En  parlant  ainsi,  Louis  XVI  était  certainement  de  bonne  foi,  et 
l'assemblée  elle-même  n'était  pas  moins  sincère  dans  ses  témoi- 
gnages d'amour  et  de  reconnaissance.  On  put  croire  un  moment, 
dans  l'enivrement  de  cette  séance,  que  les  sinistres  présages  des  5 
et  6  octobre  étaient  conjurés,  que  l'union  du  roi  et  de  l'assemblée 
allait  fonder  en  France  la  liberté.  Les  passions  qui  fermentaient  à 
Paris  s'agitèrent  avec  plus  de  violence;  dix-huit  mois  après,  la  mo- 
narchie constitutionnelle  succombait  au  10  août.  Avec  elle  disparut 
tout  espoir  de  liberté  provinciale.  La  commune  révolutionnaire  de 

TOME  XXXIV.  5 


6Q  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris  s'empara  de  la  dictature  en  inventant,  pour  dissimuler  sa  con- 
quête, le  fameux  mot  de  république  une  et  indivisible.  Quiconque 
osa  lutter  un  moment  contre  cette  domination  d'une  seule  ville, 
dominée  elle-même  par  ce  qu'elle  contenait  de  plus  sanguinaire,  fut 
accusé  de  fédéralisme  et  mis  à  mort.  La  division  par  départemens, 
au  lieu  d'être,  comme  l'avaient  espéré  Necker,  le  roi,  l'assemblée, 
un  moyen  d'affranchissement,  devint  au  contraire  l'instrument  du 
plus  violent  despotisme  en  brisant  toute  résistance  organisée.  L'as- 
semblée constituante,  poussant  comme  toujours  les  choses  à  l'ex- 
trême, avait  confié  dans  chaque  localité  le  pouvoir  exécutif  à  des 
commissions  électives  :  il  en  résulta  naturellement  un  grand  dés- 
ordre, et  lorsque  Napoléon  entreprit  de  restaurer  presque  toutes  les 
institutions  de  l'ancien  régime,  il  profita  de  cette  faute  pour  réta- 
blir les  intendans  sous  le  nom  de  préfets,  et  pour  les  rendre  aussi 
absolus  que  jamais. 

Il  a  fallu  attendre  jusqu'à  la  loi  de  1833  pour  restituer  aux  con- 
seils-généraux de  département  le  principe  électif  admis  par  l'édit 
de  1787,  organisé  par  la  constituante  et  disparu  sous  l'empire.  La 
loi  de  1836  sur  les  chemins  vicinaux  leur  a  rendu  ensuite  une  partie 
de  leurs  anciennes  attributions,  et  certes  l'expérience  a  suffisam- 
ment témoigné  en  faveur  de  l'excellence  de  ces  deux  lois.  Faut-il 
maintenant  s'arrêter  là  et  ne  rien  reprendre  de  plus  dans  les  idées 
de  Fénelon,  de  Turgot  et  de  Necker?  Les  attributions  actuelles  des 
conseils- généraux  sont-elles  tout  ce  qu'elles  devraient  être?  Ne 
pourrait-on  pas  leur  donner,  comme  autrefois,  une  plus  large  part 
dans  la  direction  de  tous  les  travaux  publics  et  dans  l'administration 
de  toutes  les  recettes  locales?  Ne  serait-il  pas  à  propos  d'examiner 
si  la  commission  permanente  de  Necker,  heureusement  usitée  en 
Belgique,  n'aurait  point  aussi  chez  nous  des  avantages-,  sans  por- 
ter atteinte  à  l'action  légitime  de  l'autorité  centrale?  Les  conseils- 
généraux  ne  pourraient-ils  pas  exercer  une  influence  quelconque  sur 
le  choix  des  membres  de  l'une  au  moins  des  deux  chambres,  soit  en 
les  nommant  directement,  soit  en  présentant  des  candidats?  La  plu- 
part de  ceux  que  préoccupe  l'excès  de  notre  centralisation  remon- 
tent pour  la  combattre  aux  souvenirs  des  anciens  pays  d'états;  mieux 
vaudrait  faire  appel  à  d'autres  exemples.  Ce  n'est  pas  l'étendue  des 
circonscriptions,  c'est  l'étendue  des  attributions  qui  importe.  La  ré- 
surrection des  anciennes  provinces  n'est  ni  plus  possible,  ni  plus 
désirable  que  celle  des  anciens  ordres;  la  véritable  solution  est  dans 
les  projets  de  Louis  XVI  et  de  l'assemblée  constituante,  qui  voulaient 
fonder  à  la  fois  l'unité  politique  et  l'autonomie  administrative. 

L.  DE  Lavergne. 


ELSIE   VENNER 


ÉPISODE  DE  LA  VIE  AMÉRICAINE 


«ERNIERE     PARTIE. 


VI. 

Une  manquait  pas  de  gens  à  Rockland  pour  jeter  la  pierre  à  Dudley 
Venner,  quand  il  était  question  des  bizarreries  de  sa  fille.  «  Elle  a 
mis  la  main  sur  lui,  elle  est  devenue  indomptable...  Si  on  l'avait 
prise  à  temps...  »  Peut-être  en  effet,  bonnes  gens;  mais  de  quel  temps 
parlez-vous?  Cent  ou  deux  cents  ans  avant  la  naissance  de  l'enfant, 
il  eût  peut-être  été  à  propos  de  songer  à  son  éducation  future;  mais 
qui  prévoit  les  choses  de  si  loin  ? 

Dudley  Venner  ne  s'inquiétait  guère  de  tous  ces  vains  propos  dont 
il  était  l'objet.  11  avait  d'une  part  le  dédain  naturel  du  gentleman 
pour  les  opinions  vulgaires,  et  mettait  son  orgueil  patricien  à  bra- 
ver le  qu'en  dira-t-on.  De  plus,  ses  devoirs  difficiles,  ses  soucis  in- 
cessans  l'absorbaient  tout  entier.  Songez  donc  :  il  était  seul  à  porter 
sa  croix,  et  quelle  croix!  Son  heureuse  et  opulente  jeunesse  avait 
été  couronnée  par  un  de  ces  rares  mariages  où  deux  âmes  sœurs  se 
donnent  l'une  à  l'autre,  rêvent  légitimement  une  vie  enchantée,  une 
mort  à  même  date,  l'union  dans  la  tombe  et  par-delà.  A  peine  ce 
songe  radieux  avait-il  duré  un  an,  et  le  doux  lien  s'était  rompu  tout 
à  coup,  ne  laissant  d'autres  traces  qu'une  fidèle   enfant,  aux   yeux 

'\)  Voyez  la  livraison  du  15  juin. 


08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diamantés,  dans  le  giron  d'une  pauvre  négresse  dévouée.  Dudley 
Yenner  ne  songea  point  au  suicide.  Pareille  faiblesse  n'était  point 
dans  les  traditions  de  sa  race.  Et  puis  il  fallait  vivre  pour  cette  en- 
fant que  la  morte  lui  léguait;  mais  avec  quelles  pensées  amères  il  la 
contemplait  parfois!  Il  y  avait  des  momens  où,  voyant  un  sourire 
sur  ses  petites  lèvres  roses,  une  calme  sérénité  sur  ce  front  enfantin, 
il  se  sentait  ému  de  tendresse,  et,  les  bras  étendus,  voulait  la  pren- 
dre à  sa  nourrice.  Tout  à  coup  les  yeux  brillans  se  rétrécissaient,  la 
tête  se  rejetait  en  arrière,  et  alors,  frissonnant  de  la  tête  aux  pieds, 
le  pauvre  père  n'osait  plus,  disons  mieux,  ne  pouvait  plus,  penché 
vers  son  enfant,  poser  ses  lèvres  sur  les  joues  d'Elsie.  Quelquefois 
cette  vue  lui  suggérait  de  telles  pensées,  et  avec  une  telle  puissance 
de  persuasion,  qu'il  se  précipitait  hors  de  la  nnrsn^y,  de  peur  que 
ces  idées  dont  il  n'était  pas  le  maître,  aboutissant  à  une  folie  mo- 
mentanée, ne  lui  fissent  lever  une  main  criminelle  sur  l'enfant  qui 
lui  devait  le  jour. 

En  ces  misérables  journées,  il  s'éloignait  de  chez  lui;  il  allait 
chercher  sur  «  la  Montagne  »  la  solitude  et  la  fatigue  physique  dont 
il  avait  besoin  pour  apaiser  les  agitations  de  son  être  moral.  11  ne 
songeait  certes  pas  à  se  précipiter  du  haut  de  ces  rocs  sourcilleux, 
mais  il  les  gravissait  avec  une  hâte,  une  imprudence  désespérées. 
Quelquefois  il  montait  délibérément  jusqu'au  plateau  fatal,  jusqu'à 
cet  endroit  maudit,  sans  cesse  hanté  par  les  redoutables  reptiles.  Il 
pénétrait  dans  celles  de  leurs  retraites  qui  n'étaient  point  absolu- 
ment inaccessibles,  et  il  exterminait,  dans  des  accès  de  fureur  aveu- 
gle, étranges  chez  un  homme  de  mœurs  si  douces,  tous  ceux  qui  se 
montraient  à  la  portée  de  ses  mains. 

Peu  à  peu  le  temps  avait  adouci  cette  exaspération  première  ; 
il  s'accoutuma  par  degrés  à  la  physionomie,  aux  mouvemens  de  sa 
fille.  Il  se  contraignit  à  l'avoir  souvent  autour  de  lui  malgré  ce  sen- 
timent mixte  dont  il  ne  pouvait  se  défendre,  et  qui,  de  la  présence 
de  l'enfant,  lui  faisait  presque  toujours  une  épreuve,  quelquefois  une 
terreur.  11  remplissait  héroïquement  son  devoir,  et  fut  en  partie  ré- 
compensé de  l'avoir  rempli.  Elsie,  grandissant,  eut  pour  lui  toute 
l'affection  filiale  compatible  avec  le  naturel  dont  elle  était  douée. 
Jamais  cependant  elle  ne  fut  docile  à  ses  ordres;  ceci  ne  lui  était 
pas  possible.  Menaces,  punitions,  avec  elle  il  n'en  pouvait  être  ques- 
tion. Il  suffisait  d'entrer  en  lutte  avec  son  inflexible  volonté  pour 
produire  en  elle  de  tels  changemens  physiques  que  l'on  se  voyait 
contraint  de  céder.  Une  gouvernante,  qu'on  essaya  de  lui  donner, 
se  crut  de  force  à  dompter  la  jeune  rebelle,  alors  âgée  de  quinze 
ans.  La  lutte  s'engagea  et  dura  quelques  semaines,  au  bout  des- 
quelles cette  gouvernante  tomba  subitement  malade.  A  minuit,  en 


ELSIE    VENNER.  69 

grand  émoi,  on  vint  chercher  le  docteur.  La  vieille  Sophy  avait  pris 
son  maître  à  part  et  lui  avait  dit  à  l'oreille  quelques  mots  qui  l'avaient 
fait  pâlir.  Le  docteur,  sur  quelques  indications  fournies  par  Dudley 
Venner,  administra  certains  remèdes  qui  sauvèrent  la  malade;  à  peine 
remise,  elle  quitta  la  mansion-house,  généreusement  pourvue  d'une 
pension  viagère.  A  cette  occasion,  les  pièces  de  l'habitation  qui  ser- 
vaient le  plus  à  Elsie  furent  examinées  et  fouillées  avec  un  soin  tout 
particulier.  On  n'y  trouva  rien  de  ce  qu'on  cherchait,  rien  de  ce  qui 
avait  pu  occasionner  l'indisposition  subite  de  la  governcss;  mais,  à 
partir  de  ce  moment,  Dudley  Venner  n'eut  plus  un  jour  de  tranquillité 
complète.  Il  avait  consulté  le  docteur  sur  la  question  de  savoir  s'il 
fallait  enfermer  Elsie.  —  Elle  en  mourrait,  lui  répondit  mon  digne 
confrère,  et  d'ailleurs  vous  n'avez  que  des  présomptions,  aucune 
preuve  positive.  —  Et  lui  donner  des  surveillans,  la  garder  à  vue?  — 
Elle  serait  folle  en  nioins  d'un  mois.  Le  malheureux  père  entra  dans 
mille  détails  expliquant  les  possibilités,  les  probabilités,  ses  craintes, 
ses  espérances.  Quand  il  eut  fini,  le  docteur,  qui  le  regardait  par-des- 
sus ses  lunettes,  lui  demanda  simplement  :  —  Est-ce  là  tout?  Sur 
quoi  Dudley  Venner  baissa  les  yeux  sans  ajouter  un  seul  mot. 

C'est  qu'en  eflet  ce  n'était  pas  tout  :  il  gardait  au  fond  de  l'âme 
une  conviction  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à  étaler  au  grand  jour. 
N'avoir  qu'une  fille,  et  l'avoir  à  ce  prix!  Était-ce  possible?  La  Provi- 
dence pouvait-elle  se  montrer  si  cruelle?  Non,  non,  mille  fois  non. 
Ce  n'était  là  qu'une  maladie  passagère.  Elsie  guérirait  en  se  for- 
mant. Ses  yeux  perdraient  leur  insupportable  éclat,  ses  joues  le  froid 
glacé  de  leur  épidémie.  Et  cette  marque,  cette  marque  à  peine  per- 
ceptible, dont  la  vue  avait  fait  s'évanouir  sa  pauvre  mère,  cette 
marqué  s'elTacerait  à  la  longue...  N'était-elle  pas  déjà  moins  nette, 
moins  accusée?... 

Près  de  trois  ans  s'étaient  écoulés  depuis  lors  :  grande  question 
pour  Dudley  Venner,  qui,  dans  son  besoin  d'espérer,  s'était  fait  une 
théorie  basée  sur  cet  axiome  physiologique,  d'après  lequel,  tous  les 
sept  ans,  le  corps  d'une  créature  humaine  est  absolument  renouvelé 
dans  toutes  les  molécules  qui  le  constituaient  primitivement.  Cette 
métamorphose  graduelle,  mais  complète,  telle  était  la  planche  de 
salut  à  laquelle  se  cramponnait  encore,  dans  le  naufrage  de  ses  espé- 
rances, l'infortuné  père  d'Elsie.  Après  trois  lustres  accomplis,  — 
trois  septennalitcs,  comme  il  disait,  —  s'il  la  faisait  vivre  jusque- 
là,  —  sa  fille  serait  affranchie,  délivrée,  rendue  aux  instincts  de  son 
sexe.  La  question  réduite  à  ces  termes,  il  attendait. 

On  concevra  aisément  que,  préoccupé  de  ces  idées,  en  face  d'une 
question  de  vie  ou  de  mort,  Dudley  Venner  n'accordait  pas  beaucoup 
d'importance  à  la  présence  de  son  neveu,  à  l'intimité  dans  laquelle 


70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  jeune  homme  pouvait  se  trouver  avec  Elsie.  Dudley  vivait  trop  ex- 
clusivement renfermé  chez  lui,  au  milieu  des  livres,  pour  voir  les 
choses  du  même  œil  que  s'il  eût  été  mêlé  au  monde,  en  communi- 
cation quotidienne  avec  les  organes  de  cette  sagesse  spéciale  qu'il 
donne,  assure-t-on,  à  ses  adeptes.  Il  aurait  été  plus  soupçonneux, 
moins  indulgent,  il  se  serait  enquis  avec  un  soin  plus  grand  de  l'em- 
ploi que  Richard  avait  fait  des  huit  années  passées  hors  de  chez  son 
oncle;  mais  quoi!  ce  jeune  homme  épris  d'Elsie?  ce  jeune  homme 
songeant  à  l'épouser?  Eh!  qui  donc  oserait  préméditer  un  tel  ma- 
riage? Quant  à  des  motifs  de  vil  intérêt,  il  ne  les  supposait  jamais 
chez  les  autres,  ne  les  ayant  jamais  connus  pour  lui-même. 

Maître  Dick  n'en  était  pas  moins,  à  l'heure  présente,  torturé  par 
un  double  aiguillon,  son  soi-disant  «  amour,  »  —  il  pouvait  s'y 
méprendre,  —  et  son  ambition  bien  réelle  se  trouvant  surexcités  à 
la  fois  depuis  la  rencontre  qui  lui  avait  arraché. l'énergique  interjec- 
tion rapportée  au  docteur  par  Abel  Stebbins.  Traduit,  comme  on  dit, 
en  langue  vulgaire,  ce  juron  espagnol  signifiait  à  peu  près  ceci  :  «  Eh 
quoi!  ma  cousine,  une  Venner,  noble,  riche  et  belle  comme  elle  l'est, 
s'amouracher  d'un  petit  professeur  yankee?...  Et  cela  quand  je  suis 
près  d'elle,  épiant  un  de  ses  regards,  étudiant  ses  moindres  capri- 
ces?... Ah!  qu'elle  y  songe,  et  qu'il  y  songe  bien  aussi,  cet  impru- 
dent! Il  apprendrait  au  besoin  qu'il  ne  fait  pas  bon  se  trouver  en 
travers  de  mon  chemin... 

Plus  que  jamais  assidu  auprès  de  sa  cousine,  il  la  trouvait  plus 
que  jamais  variable  en  son  humeur,  capricieuse  en  son  accueil,  tan- 
tôt sombre  et  silencieuse,  tantôt  s'effarouchant  d'un  mot,  du  geste  le 
plus  simple,  et  le  regardant  avec  des  yeux  qui  lui  glaçaient  le  sang 
dans  les  veines.  En  somme,  elle  le  tolérait,  et  parfois  môme  semblait 
prendre  plaisir  à  exercer  sur  lui  sa  mystérieuse  influence.  Il  s'en  aper- 
çut bientôt,  et,  flattant  sa  manie,  jouait  parfois  la  fascination;  mais 
à  d'autres  momens,  comme  pris  à  son  propre  piège  :  «  Serais-je  donc 
réellement  fasciné?  »  se  demandait-il,  ne  comprenant  rien  à  l'action 
de  ce  regard  brillant  sur  ses  nerfs,  en  général  d'une  solidité  assez 
éprouvée.  Qu'Elsie  vît  clair  dans  ses  petits  manèges,  à  vrai  dire,  il 
ne  s'en  inquiétait  pas  démesurément.  L'essentiel  était  de  devenir 
pour  elle  une  habitude,  un  besoin;  le  reste  irait  tout  seul,  et  sans 
manifestation,  sans  éclat,  jusqu'au  moment  où  il  serait  sûr,  en  se 
déclarant,  de  ne  pas  renverser  tout  l'échafaudage  de  ses  espérances. 

Ainsi  raisonnait-il  de  sang-froid  ;  mais  un  gaucho  de  vingt  ans  ne 
raisonne  pas  toujours  ainsi.  Il  a,  lui  aussi,  ses  fantaisies  irrésistibles, 
ses  emportemens  presque  furieux,  et  comme  ils  lui  réussissent  quel- 
quefois, le  calcul  le  plus  intéressé  ne  les  exclut  pas  toujours.  Un 
soir,  poussé  par  ses  instincts  d'aventure,  Richard  Venner,  qui  était 


ELSIE   VENNEB,  71 

couché,  se  releva  et  ralluma  sa  lampe.  Il  était  à  sa  montre  minuit 
passé.  Il  fnit  une  robe  de  chambre,  et  chaussa  des  pantoufles  à  se- 
melles de  feutre;  puis  il  alla  ouvrir  une  de  ses  malles,  fermée  à  deux 
cadenas,  et,  soulevant  plusieurs  paquets  de  linge  ou  de  vêtemens,  il 
en  retira  une  bande  de  cuir,  très  solide  et  longue  de  plusieurs  mètres, 
laquelle  finissait  par  un  nœud  coulant.  C'était  un  lasso  qui  avait  de 
bons  états  de  service  et  ne  s'en  portait  pas  plus  mal  pour  cela.  Dick, 
en  déroulant  une  certaine  longueur,  la  fixa  très  solidement  par  une 
de  ses  extrémités  à  la  poignée  d'une  porte,  puis  il  prit  l'autre  bout 
et  le  lança  par  une  fenêtre  qu'il  avait  ouverte,  laquelle  donnait  sur 
le  parterre.  Au-dessous  de  cette  fenêtre  était  celle  de  la  chambre 
d'Elsie,  située  au  rez-de-chaussée.  Rien  n'eût  été  plus  simple,  pour 
notre  agile  Buénos-Ayrien ,  que  de  franchir  la  hauteur  d'un  étage, 
et  pour  cela  il  n'avait  pas  besoin  de  lasso j  mais  il  ne  voulait  pas 
laisser  sur  les  plates-bandes  la  moindre  trace  de  son  passage,  ce 
qui  expliquera  sa  manœuvre  aux  moins  experts  en  ces  matières. 

Suspendu  à  son  lasso,  le  Buénos-Ayrien  se  laissa  glisser  comme 
un  chat-tigre  jusqu'à  hauteur  de  la  fenêtre  inférieure,  et,  comme  il 
l'avait  prévu,  cette  fenêtre  était  ouverte,  la  nuit  étant  assez  chaude. 
Alors,  par  un  adroit  tour  de  reins,  il  se  donna  l'élan  nécessaire  pour 
se  laisser  tomber,  sans  faire  le  moindre  bruit,  à  l'intérieur  de  la 
chambre.  Je  ne  sais  si  Glodius  pénétrant  chez  les  vestales  était  beau- 
coup plus  ému  que  maître  Dick;  mais  j'affirme  que  ce  dernier,  tout 
belliqueux  qu'il  fût,  commençait  à  se  repentir  de  son  entreprise  té- 
méraire. Il  écouta  cependant,  et  n'entendit  pas  le  plus  léger  souffle. 
Il  avança  de  quelques  pas,  et  rien  ne  l'avei'tit  qu'on  eût  les  yeux  sur 
lui...  Il  souleva  la  mousseline  des  rideaux...  Dieu  merci,  Elsie  n'é- 
tait pas  là!.,.  Où  elle  était,  nul  ne  le  pourrait  dire.  Richard  Venner 
poussa  un  profond  soupir,  dans  lequel  le  regret  n'entrait  pour  rien, 
mais  absolument  pour  rien.  Il  était  tout  à  la  joie  de  se  voir  ainsi  hors 
d'affaire,  sans  avoir  aucun  reproche  à  s'adresser.  Le  ciel  bien  évi- 
demment prenait  ses  intérêts,  et  l'avait  empêché  de  les  compro- 
mettre par  une  soltise  dont  il  commençait  justement  à  bien  appré- 
cier la  gravité. 

A  ce  sentiment  de  joie  se  mêla  bientôt  une  curiosité  très  vive. 
Jamais,  cela  va  sans  le  dire,  il  n'avait  mis  le  pied  dans  ce  sanctuaire 
virginal,  et  il  y  promenait  de  tous  côtés  des  regards  avides.  La 
chambre  d'Elsie  était  bizarre  comme  ses  manières  et  son  ajustement. 
C'était  une  espèce  de  musée  forestier,  collection  d'objets  que,  dans 
l'épaisseur  des  bois,  l'œil  d'un  profane  ne  saurait  discerner,  et  que 
ceux  dont  le  regard  est  plus  exercé  seraient  parfois  bien  embarrassés 
d'atteindre  :  des  nids  de  corbeaux,  par  exemple,  toujours  perchés  à 
l'extrême  cime  des  arbres  les  plus  élevés;  des  œufs  d'oiseaux  rares 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  veillent,  pour  être  conquis,  un  œil  d'aigle  et  des  jambes  de  cha- 
mois; des  mousses,  des  fougères  peu  connues  parce  qu'elles  crois- 
sent aux  lieux  les  moins  abordables,  des  monstruosités  végétales  de 
tout  ordre  et  de  toute  forme,  caprices  grotesques  de  la  nature  pour 
lesquels  Elsie  avait  un  goût  de  naturaliste  et  de  poète.  Sophy,  pe- 
tite-fille d'un  chef  de  tribu  cannibale,  s'extasiait  parfois  devant  ces 
végétations  hybrides  qui  lui  rappelaient  })eut-être  les  fétiches  de  sa 
race.  Des  objets  d'art,  vases,  peintures,  bronzes  de  prix,  figuraient 
aussi  dans  cette  incohérente  mêlée,  où  se  retrouvaient  à  la  fois  les 
instincts  sauvages  et  les  penchans  civilisés  de  celle  qui  avait  peu  à 
peu  accumulé  les  trésors  composites  de  ce  bizarre  ameublement. 

Richard  Venner  cependant  n'accorda  pas  un  long  examen  à  ces 
détails  de  pure  curiosité.  Les  livres,  surtout  les  papiers,  parurent 
l'intéresser  tout  autrement.  Un  volume  de  Keats  était  entr' ouvert  sur 
la  table.  Il  s'en  saisit,  et  au  revers  de  la  garde  il  lut,  comme  il  s'y 
attendait  peut-être,  le  nom  de  Bernard  C,  Langdon,  tracé  d'une 
main  virile.  A  côté  du  livre  était  une  enveloppe  de  lettre  décache- 
tée; la  même  main  y  avait  écrit  le  nom  d' Elsie  Venner.  Dick  cher- 
cha aussitôt,  mais  vainement,  le  billet  que  cette  enveloppe  avait  dû 
renfermer.  Emporté  par  la  curiosité,  il  aurait  bien  voulu  forcer  le 
petit  secrétaire  où  très  probablement  il  aurait  trouvé  ce  qu'il  cher- 
chait; mais  s'il  était  facile  de  forcer  un  meuble  pareil,  le  refermer 
ensuite  et  rendre  invisibles  les  traces  de  l'opération  demandait  plus 
de  temps  et  de  soin  qu'il  n'en  pouvait  consacrer  à  cette  périlleuse 
tentative.  En  somme,  que  lui  fallait-il  de  plus?  Sa  cousine  et  le  pro- 
fesseur étaient  en  correspondance  réglée;  elle  recevait  ses  lettres, 
il  lui  envoyait  des  livres,  c'était  déjà  plus  que  Dick  n'en  pouvait 
tolérer.  —  Allons,  allons!  dit-il,  la  partie  est  engagée... —  Puis,  sans 
autre  discours,  et  ne  voulant  pas  prolonger  son  indiscrète  visite,  il 
se  hissa  dans  sa  chambre  le  long  du  lasso  mobile. 

A  partir  de  ce  moment,  quiconque  eût  pu  suivre  une  à  une  toutes 
les  conversations  auxquelles  Dick  Venner  se  mêlait  n'eût  pas  man- 
qué de  remarquer  qu'il  trouvait  moyen  d'y  glisser  toujours  une  ou 
deux  questions  (pas  davantage)  sur  le  compte  du  jeune  professeur. 
Quelques-uns  des  renseignemens  ainsi  obtenus  ne  lui  plaisaient 
guère,  entre  autres  la  régularité  avec  laquelle  Bernard  s'exerçait  au 
revolver,  et  les  progrès  étonnans  qu'il  avait  faits,  disait-on,  dans  le 
grand  art  de  casser  des  poupées.  A  dix  rods,  c'est-à-dire  à  plus  de 
cent  soixante  pieds  (anglais  il  est  vrai),  cet  excellent  tireur  mouchait 
une  chandelle  sans  l'éteindre,  ou  logeait  une  balle,  à  volonté,  dans 
l'œil  droit  ou  l'œil  gauche  du  mannequin  qui  servait  à  ses  expéri- 
mentations. Quand  miss  Lœtitia  Forrester  mentionna  devant  lui  ces 
preuves  d'adresse,  auxquelles  les  belles  élèves  de  Y ApoUincan  ac- 


ELSIE    VENNER.  73 

cordaient  une  admiration  toute  spéciale,  Dick  Venner  ne  put  retenir 
une  grimace  de  mécontentement;  puis,  saisi  d'une  noble  émulation, 
il  se  mit,  lui  aussi,  à  s'exercer.  Seulement  il  s'y  prenait  d'une  façon 
assez  singulière.   Ayant  trouvé  dans  un  grenier  les  châssis  vitrés 
d'une  ancienne  serre,  il  en  détachait  les  carreaux,  et  les  plaçait  à 
différens  angles  entre  lui  et  la  plaque  sur  laquelle  il  tirait.  Il  ac- 
quit ainsi  la  certitude  consolante  qu'une  balle  traverse,  dans  de  cer- 
taines conditions,  l'épaisseur  du  verre,  sans  dévier  et  sans  perdre 
aucunement  de  sa  force  :  intéressante  solution  d'un  problème  de  sta- 
tique et  de  balistique.  Ce  fait,  bien  avéré,  pouvait  servir.  Dick  ensuite 
(sans  faire  aucun  étalage  de  ces  études  préliminaires,  et  s'y  adon- 
nant au  contraire  dans  un  des  sites  les  plus  déserts  de  «  la  Montagne  »), 
Dick   s'assura  qu'à  trente  rods  environ  il  n'était  point  exposé  à 
manquer  un  carreau  de  fenêtre.  Encore  un  résultat  acquis  dont  s'en- 
richissait le  catalogue  de  ses  ressources  possibles.  Puis  un  beau  soir, 
craignant  que  l'oisiveté  ne  lui  eût  rouillé  la  main,  il  sella  Juan,  le  fa- 
meux mustang,  et,  n'ayant  pas  sous  la  main  de  buffles  sauvages  à 
poursuivre ,  il  essaya  de  prendre  au  lasso  une  vache  infortunée  qui 
paissait  tranquillement  dans  une  prairie,  sans  se  douter  du  rôle  inu- 
sité qu'on  lui  réservait.  Le  difficile  était  de  lui  faire  prendre  le  galop. 
Dick  y  parvint  cependant,  la  rejoignit  à  la  distance  voulue  (de  vingt  à 
vingt-cinq  pieds),  et  lança  le  lien  mortel.  Les  bolas  qui  tournoyaient 
le  moment  d'avant  autour  du  front  de  Dick  Venner  arrivèrent  de 
même  autour  du  front  de  l'animal  fugitif,  dont  les  cornes  furent  en- 
lacées en  une  seconde,  et  qui  était  désormais  à  la  merci  de  l'habile 
gaucho.  —  Allons,  allons,  ce  n'est  pas  trop  mal,  dit  celui-ci,  déga- 
geant la  pauvre  vache  avec  adresse  ;  Rosas  lui-même ,  dans  sa  jeu- 
nesse, n'aurait  pu  faire  beaucoup  mieux.  —  Cependant  il  n'était  pas 
satisfait,  et  renouvela  l'épreuve  sur  un  jeune  cheval  dont  les  allures 
beaucoup  plus  rapides  la  rendaient  bien  autrement  décisive.  Le  résul- 
tat fut  exactement  le  même,  à  cela  près  que  le  cheval,  en  se  débattant, 
faillit  rester  étranglé  dans  les  anneaux  qui  lui  étreignaient  le  cou. 
Dick,  ce  jour-là,  rentra  fort  satisfait  à  la  mansion-house.  Le  sang 
fougueux  de  cet  homme  du  sud  commençait  à  bouillonner  dans  ses 
veines,  et  l'esprit  calculateur  de  la  race  anglo-saxo :me  ne  lui  ser- 
vait plus  qu'à  peser  les  chances  les  plus  certaines  de  frapper  l'objet 
désigné  à  sa  sourde  rancune.  Peut-être  ses  idées  eussent-elles  pris 
une  autre  direction,  s'il  lui  avait  été  permis  d'assister  aux  classes 
de  Y  ApolUnean  inslitute;  mais  il  y  avait  là  une  limite  qu'il  ne  pouvait 
franchir,  et  il  ne  voyait  jamais  partir  Elsie  pour  cette  espèce  d'abri 
mystérieux  où  sa  jalousie  n'était  point  admise  à  la  suivre,  sans  se 
sentir  au  cœur  mille  aspirations  haineuses  contre  le  rival  qu'il  croyait 
avoir. 


74  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ce  rival,  où  le  rencontrer  dans  des  conditions  favorables?  M.  Si- 
las  Peckham  n'accordait  pas  de  tels  loisirs  à  ses  professeurs,  qu'ils 
eussent  le  temps  d'aller  fréquemment  à  la  promenade.  Bernard  sor- 
tait pourtant  quelquefois,  mais  ce  n'était  alors  ni  à  jour  ni  à  heure 
fixe,  et  jamais  on  ne  pouvait  s'assurer  d'avance  qu'il  prendrait  telle 
ou  telle  direction.  En  revanche,  il  travaillait  à  des  heures  certaines 
dans  un  cabinet  donnant  du  côté  de  «  la  Montagne.  »  Dick  était  sou- 
vent venu  l'y  guetter,  caché  dans  un  massif  d'arbres,  à  une  hauteur 
qui  lui  permettait  de  plonger  son  regard  dans  l'appartement.  11  y 
était  venu,  poussé  par  d'ignobles  soupçons  qui  le  rendaient  indigne 
d'aspirer  à  la  main  de  sa  cousine,  et,  de  l'endroit  où  il  était  tapi  au 
bureau  où  travaillait  le  jeune  professeur,  il  avait  fort  bien  calculé 
qu'il  n'y  avait  pas  beaucoup  plus  de  trente  rods. 

Quant  à  Elsie,  elle  demeurait  vis-à-vis  de  son  cousin  dans  une 
attitude  hautaine,  réservée,  méfiante.  Il  ne  pouvait  donc  que  la  de- 
viner, et  il  comprenait,  habitué  à  ses  façons  d'agir,  qu'elle  couvait, 
dans  un  profond  silence,  des  idées  sinistres;  mais  lesquelles?  par 
quel  motif?  contre  qui?  Autant  d'énigmes.  Un  paroxysme  de  colère 
pouvait  seul,  un  jour  ou  l'autre,  lui  faire  trahir  son  secret.  Pauvre 
Elsie!  aucun  dérivatif  n'existait  pour  ses  désespoirs  cachés,  pour  ses 
muettes  fureurs.  Elle  n'avait  pas  la  ressource  ou  de  se  tuer  en  vers, 
comme  miss  Charlotte  Anna  Wood,  ou  d'exhaler  sa  rage  sur  les  tou- 
ches d'un  piano  d'Erard,  ou  d'en  imprégner  les  notes  d'un  air  de 
bravoure.  Elsie  n'écrivait  jamais,  ne  faisait  jamais  de  musique,  et, 
par  surcroît  de  malheur,  n'avait  pas  au  monde  un  confident  de  ses 
pensées  intimes...  Son  seul  langage  était  l'action.  Bonne  vieille  So- 
phy,  veillez  sur  elle!  Veillez  sur  l'honneur  des  Dudley  ! 

Averti  par  Abel  de  certaines  manœuvres  suspectes  auxquelles, 
nous  l'avons  vu,  se  livrait  parfois  Dick  Venner,  le  bon  docteur  vou- 
lut éclairer  quelques  doutes  qui  tourmentaient  son  esprit.  En  long 
entretien  qu'il  sut  se  ménager  avec  Sophy  lui  montra  les  choses  à 
peu  près  comme  elles  étaient.  Sophy,  que  Dick  Venner  accablait  de 
présens,  ne  l'en  aimait  guère  mieux  pour  cela.  Elle  avait  à  peu  près 
deviné  ses  calculs.  Curieuse  d'ailleurs  et  médiocrement  retenue  par 
ses  scrupules  dévots  ou  autres,  cette  petite-fille  de  cannibale  s'était 
permis  de  fouiller,  en  l'absence  du  jeune  Buénos-Ayrien,  ses  malles, 
qu'il  n'ouvrait  pas  volontiers,  mais  dont  il  lui  était  arrivé  une  ou 
deux  fois  d'oublier  les  clés.  Elle  y  avait  trouvé  des  outils  de  toute 
sorte,  des  engins  meurtriers,  bj-ef  un  matériel  suspect  et  qui  lui 
avait  donné  à  penser.  Découvertes  et  soupçons,  elle  livra  tout  au 
docteur,  qui  lui  inspirait  une  confiance  entière.  Celui-ci  ne  voulut 
pas  en  tirer  des  conclusions  absolument  défavorables  au  neveu  de 
Dudley  Venner;  mais  il  lui  fut  impossible  de  se  refuser  à  l'idée  qu'il 


ELSIE    VENNER.  75 

y  avait  sous  jeu,  sinon  des  projets  arrêtés  et  définis,  au  moins  des 
arrière-pensées  menaçantes. 

Il  alla  donc  trouver  Bernard,  et  le  soir  même,  de  par  quelque  or- 
donnance restée  inédite,  le  jeune  professeur  changea  de  place  le 
bureau  sur  lequel  il  travaillait.  Ce  bureau  était  trop  près  de  la  croi- 
sée. Rien  n'est  dangereux  comme  les  courans  d'air. 

Le  même  soir,  M.  Dick  Venner,  rentrant  un  peu  tard  dans  sa 
chambre,  prit  un  tire -bourre  et  enleva  la  charge  de  son  rifle  à 
longue  portée,  qu'il  replaça  ensuite  parmi  ses  fusils  de  chasse.  — Il 
y  a  mieux,  se  disait-il,  que  tous  ces  bavardsAk. 


YII. 


Il  restait  encore,  après  tout,  quelques  chances  pour  que  maître 
Dick  ne  donnât  pas  suite  aux  vagues  desseins  qui  le  hantaient  de- 
puis quelque  temps.  Ces  desseins,  en  revanche,  constituaient  comme 
une  mine  toute  chargée,  laquelle,  d'un  moment  à  l'autre,  pouvait 
faire  explosion. 

—  Elsie,  dit-il  un  jour  à  sa  cousine,  qu'il  voyait  assez  mélanco- 
lique,... essayons  d'un  boléro l...  Voulez- vous?...  Où  sont  vos  cas- 
tagnettes? 

Cette  proposition,  par  hasard  opportune,  fut  acceptée  à  l'instant 
même.  La  danse  n'était  pas  pour  Elsie  un  simple  amusement,  une 
distraction  comme  une  autre,  mais  bien  cet  enivrement,  cette  ex- 
tase, ce  tourbillon  vertigineux  où  les  derviches  d'Orient  trouvent 
des  excitations  pareilles  à  celles  que  procure  le  haschich.  Elle  se  mit 
donc  à  danser  avec  une  sorte  d'emportement  fiévreux,  et  Dick,  quand 
il  ne  dansait  pas  lui-même,  la  suivait  d'un  regard  ébahi,  presque 
effrayé.  Ce  regard  prit  tout  à  coup  une  autre  expression.  Il  devint 
curieux,  chercheur  et  méchant.  Elsie  n'était  pas  tellement  étourdie 
par  la  danse  qu'elle  ne  saisît  bientôt  la  direction  dans  laquelle  ces 
yeux  ardens  restaient  fixés.  La  chaîne  de  mosaïque  qu'elle  portait 
au  cou  avait  été  peu  à  peu  déplacée  par  les  mouvemens  saccadés 
du  boléro,  et  Dick  cherchait  bien  évidemment  à  surprendre  le  se- 
cret de  la  fatale  empreinte  qu'on  disait  cachée  sous  l'étincelante 
parure... 

La  jeune  fille  s'arrêta  court,  remit  en  ordre  les  mosaïques  du  col- 
lier, jeta  ses  castagnettes  loin  d'elle,  et,  penchant  sa  tête  un  peu  de 
côté,  se  mit  à  regarder  son  cousin,  qui  bientôt  perdit  contenance 
sous  la  fixe  et  terrible  lumière  de  ces  yeux  étroits.  Ils  exprimaient 
un  immense  mépris,  et  Dick,  bientôt  irrité,  donna  imprudemment 
carrière  à  la  jalousie  qui  depuis  quelque  temps  déjà  torturait  son 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

âme  :  —  Si  vous  dansiez  avec  M.  Langdon,  s'écria-t-il,  est-ce  que 
vous  auriez  de  pareils  caprices  ? 

Ces  mots  lancés,  il  lui  fallut  un  certain  effort  pour  chercher  à  sa- 
voir, en  regardant  sa  cousine,  si  le  sarcasme  avait  porté  juste.  — 
Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  vit  se  colorer,  —  bien  légère- 
ment, il  est  vrai,  —  son  pâle  visage,  et  put  deviner  à  cet  indice 
certain  quelle  forte  émotion  il  avait  produite.  Un  cri  de  colère,  un 
éclat  de  pleurs  l'eût  moins  terrifié  que  cette  rougeur  significative. 
Elsie  du  reste  ne  répondit  que  ces  mots  :  —  M.  Langdon  est  un 
fjcntlc7nnn^  lui!...  —  Puis,  sans  écouter  les  excuses  que  commençait 
à  lui  débiter  son  cousin,  elle  se  glissa  hors  du  salon.  Il  l'entendit, 
rentrée  chez  elle,  qui  fermait  sa  porte  au  verrou.  Il  s'assura,  des- 
cendu au  jardin,  qu'elle  avait  fermé  strictement  ses  rideaux.  Il  re- 
vint sur  la  pointe  des  pieds  écouter  à  travers  la  porte,  et  n'entendit 
pas  le  moindre  bruit. 

Elsie  en  effet,  étendue  à  terre,  s'abîmait  silencieusement  dans  une 
indicible  souffrance.  A  peine  aurait-on  pu  dire  qu'elle  pensait.  Cette 
douloureuse  torpeur  dura  près  d'une  demi-heure,  après  quoi  elle 
se  releva  tout  à  coup,  jeta  un  regard  autour  d'elle,  et  se  rapprocha 
de  sa  cheminée,  dont  le  foyer  était  décoré,  à  la  façon  hollandaise, 
de  briques  à  reliefs  représentant  des  sujets  de  l'Écriture  sainte.  Sur 
l'une  d'elles  se  voyait  Y  exaltation  du  serpent  de  bronze.  Elsie  tirade 
ses  cheveux  une  longue  et  forte  épingle,  la  glissa  sous  un  des  côtés 
de  cette  brique,  et  la  souleva  ainsi,  mettant  à  découvert,  dans  une 
cavité  parfaitement  masquée,  une  petite  boîte  de  plomb.  Elle  ouvrit 
cette  boîte,  qui  renfermait  quelques  pincées  d'une  poudre  blanche, 
et  en  versa  le  contenu  dans  un  papier  qu'elle  plia  soigneusement. 

Dick,  qui  ne  se  contentait  pas  d'écouter,  avait  tout  vu.  —  Dia- 
blol...  pensait-il,  nous  commençons  à  jouer  serré...  Une  partie  de 
vie  ou  de  mort...  Eh  bien!  soit...  Puisqu'elle  l'aime  tant  que  cela,  il 
faut  s'en  défaire,  rien  de  plus  clair. 

Le  soir,  au  dîner,  il  mangea  fort  peu,  et  se  plaignit  d'un  grand 
mal  de  tête.  Quand  sa  cousine  vint  charitablement  lui  apporter  une 
tasse  de  café,  il  la  refusa  le  plus  galamment  du  monde.  Ce  remède, 
assurait-il,  si  salutaire  pour  d'autres,  ne  servait  qu'à  exaspérer  ses 
migraines.  En  ce  moment-là  même,  il  rédigeait  in  petto  la  sentence 
portée  par  lui  contre  Bernard  Langdon.  Comment  périrait  le  con- 
damné? Par  un  suicide.  Quel  genre  de  mort?  La  pendaison.  Quand 
l'arrêt  serait-il  exécuté?  Ce  soir  même...  La  justice  de  M.  Richard 
Venner  était,  on  le  voit,  expéditive. 

Ce  magistrat  modèle  se  retira  de  bonne  heure,  toujours  à  cause 
de  son  maudit  mal  de  tête.  On  l'entendit  refermer  bruyamment  la 
porte  de  sa  chambre;  mais  cette  porte,  quelques  instans  après,  se 


ELSIE    VENNER.  77 

rouvrit  sans  le  moindre  cri,  roulant  sur  des  gonds  très  soigneuse- 
ment huilés.  Dick  sortit  de  chez  lui,  ses  bottes  à  la  main,  dans  un 
costume  parfaitement  sombre  de  la  tête  aux  pieds.  Il  alla  chercher 
au  fond  du  corridor  un  escalier  dérobé  où  il  ne  risquait  guère  de 
rencontrer  un  indiscret,  descendit  aux  écuries,  sella  le  mustang^  se 
munit  d'un  licou  solide,  et  partit  monté  sur  Juan... 

A  peu  près  à  la  même  heure,  fidèle  à  une  habitude  récente  au 
moyen  de  laquelle  il  espérait  améliorer  l'état  de  ses  nerfs,  Bernard 
Langdon  préparait  sa  promenade  du  soir.  En  montant  chez  lui  pour 
prendre  ses  gants  et  son  chapeau,  il  vit  ouverte  la  porte  du  salon. 
Helen  Darley  s'y  était  attardée  à  travailler.  Elle  tressaillit  quand 
Bernard  entra  pour  lui  serrer  la  main  et  lui  dire  bonsoir  en  passant. 

—  Est-ce  que  vous  sortez?  lui  demanda-t-elle. 

—  Vous  savez  bien  que  depuis  peu  je  sors  tous  les  soirs  à  cette 
heure-ci... 

—  Oui,  c'est  vrai...  Mais  pourquoi  sortir  aujourd'hui? 

—  Et  pourquoi  non,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  ne  sais...  J'ai  des  idées  noires;...  il  me  semble  qu'un  mal- 
heur me  menace. 

—  Vos  pressentimens  ne  vous  ont-ils  jamais  trompée? 

—  Très  souvent  au  contraire;  l'automne  dernier,  je  croyais  que 
je  ne  reverrais  pas  le  printemps. 

—  Et  les  asphodèles  et  les  chrysanthèmes  ont  refleuri  pour  vous. 
Vous  voyez  bien  que  je  peux  m'aller  promener. 

—  Allez  donc,  et  Dieu  vous  garde  !  dit  sans  insister  davantage  la 
douce  et  pieuse  maîtresse  d'étude ,  qui  maintenant  se  croyait  pres- 
que la  sœur  de  Bernard,  tant  elle  se  sentait  son  amie. 

Bernard,  tout  en  gardant  des  dehors  parfaitement  tranquilles  et 
même  un  peu  railleurs,  avait  reçu  le  contre-coup  des  émotions 
d' Helen.  Il  s'étonnait  de  songer  à  ce  passage  de  l'Écriture  où  il  est 
parlé  de  ces  gens  que  l'ange  de  la  mort,  arrivant  à  l'improviste, 
trouve  parfois  endormis.  Il  s'étonna  bien  davantage  et  rougit  presque 
de  lui-même  quand,  cette  idée  lui  rappelant  les  conseils  du  docteur, 
il  se  surprit  glissant  dans  la  poche  de  son  surtout  le  revolver  qui  lui 
avait  été  donné  par  mon  digne  confrère. 

Une  fois  hors  de  la  petite  cité,  déjà  parfaitement  endormie,  il  se 
trouva  au  milieu  d'une  solitude  complète.  Bien  que  son  attention  fût 
tout  spécialement  en  alerte,  il  ne  voyait  rien  bouger  et  n'entendait  que 
les  coassemens  plaintifs  des  grenouilles  dans  les  marécages  lointains, 
ou  çà  et  là  le  vol  clapotant  de  quelque  chauve-souris.  Après  quelques 
minutes,  il  lui  sembla  néanmoins  discerner  dans  l'éloignement  le  pas 
d'un  cheval  résonnant  sur  la  route  caillouteuse;  il  regarda  devant  lui, 
et  vit  effectivement  un  cavalier  qui  arrivait  sans  nulle  hâte  à  sa  ren- 


78  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

contre.  La  lune  se  trouvant  voilée  en  ce  moment  par  un  léger  nuage, 
l'homme  et  sa  monture  ne  formaient  qu'une  espèce  de  groupe  vague, 
une  tache  noire  sur  la  blancheur  du  chemin.  Bernard  cependant,  par 
un  mouvement  instinctif,  avait  déjà  la  main  sur  la  crosse  de  son  pis- 
tolet; mais  il  se  gourmandait  lui-même  de  cet  excès  de  précaution, 
lorsqu'à  cent  cinquante  mètres  environ,  la  lune  venant  à  se  dégager, 
le*  deux  jeunes  gens  furent  soudainement  révélés  l'un  à  l'autre.  Le 
cavalier  serra  aussitôt  la  bride,  et  après  une  halte  d'une  ou  deux 
secondes  consacrée  à  se  bien  assurer  qu'il  ne  se  trompait  point,  il 
lança  tout  à  coup  «on  cheval  au  triple  galop  sur  l'homme  à  pied;  il 
se  levait  en  même  temps  sur  ses  étriers  et  brandissait  autour  de  sa 
tête  quelque  objet  qu'on  distinguait  malaisément  à  la  distance  où 
était  Bernard.  Cette  manœuvre  étrange,  inattendue,  menaçante,  au 
lieu  d'agir  comme  un  dissolvant  sur  les  nerfs  ébranlés  du  jeune  pro- 
fesseur, les  raffermit  au  contraire,  et  après  avoir  rapidement  armé 
son  revolver^  il  attendit,  croyant  encore  à  quelque  mauvaise  plaisan- 
terie. 11  n'eut  pas  du  reste  à  réfléchir  longtemps.  Le  cavalier,  arrivé 
à  une  vingtaine  de  pas,  fit  un  mouvement  brusque,  quelque  chose 
traversa  l'air  en  sifflant,  et  Bernard  sentit  sur  ses  épaules  fouettées 
tomber  un  souple  anneau  de  corde  ou  de  cuir.  Sans  en  demander 
davantage  et  comprenant  qu'il  n'y  avait  plus  à  réfléchir,  il  leva  son 
arme  et  lâcha  la  détente,  tirant  non  le  cavalier,  mais  le  cheval. 
L'émotion  ne  l'avait  pas  empêché  de  bien  viser  :  le  mustang  ne  fit 
qu'un  bond,  et,  la  tête  traversée  d'une  balle,  roula  sans  vie  sur  le 
sol;  mais  le  lasso  était  comme  d'ordinaire  fixé  à  la  selle,  et  ce  der- 
nier bond  avait  précipité  à  terre  le  pauvre  Bernard,  qui  demeura 
sur  le  coup  immobile  et  sans  connaissance. 

Dick  Venner,  entraîné  dans  la  chute  de  Juan,  avait  la  jambe  en- 
gagée sous  le  cadavre  du  noble  animal.  De  plus,  un  de  ses  longs 
éperons  s'était  accroché  dans  le  drap  de  la  housse,  et  il  se  débattait 
en  vain  pour  se  dégager.  Il  en  serait  pourtant  venu  à  bout,  s'il  eût 
pu  s'étayer  et  s'aider  de  son  bras  droit;  mais  ce  bras  avait  porté  vio- 
lemment, et  à  chaque  mouvement  lui  faisait  éprouver  une  vive  dou- 
leur. L'intrépide  gaucho  n'en  luttait  pas  moins  pour  se  remettre  sur 
ses  pieds,  électrisé  par  la  vue  de  son  ennemi  gisant  à  quelques  pas 
et  complètement  livré  à  sa  discrétion.  —  Je  le  tiens  pourtant,  di- 
sait-il entre  ses  dents  serrées...  Que  j'arrive  seulement  à  lui...  J'ai 
mon  cuchillo... 

Mais  juste  au  moment  où  il  venait  de  mettre  en  lambeaux  la 
housse  qui  l'avait  d'abord  retenu,  et  comme  il  allait  dégager  sa 
jambe,  une  main  vigoureuse  le  saisit  à  la  gorge,  et  deux  pointes 
de  fer  grossièrement  barbelées  vinrent  s'installer  à  un  pouce  de  sa 
poitrine.  —  Tiens!  tiens!  dit  en  même  temps  une  voix  nasillarde, 


ELSIE    VENNER.  79 

c'est  le  Partagée  (1)!...  Portagee,  qu'on  ne  remue  point,  ou  gare  la 
fourche  ! 

Telle  était  en  effet  l'arme  unique  de  l'honnête  Abel,  qui,  n'étant 
point  un  héros  de  profession,  ne  se  sentait  pas  tout  à  fait  en  sûreté. 
Il  ignorait  que  le  «  Portagee  »  fût  à  peu  près  hors  de  combat,  et  jetait 
des  regards  inquiets  du  côté  où  Bernard  était  encore  immobile.  Ce 
lui  fut  un  grand  soulagement  que  de  le  voir  enfin,  après  une  ou  deux 
longues  minutes,  tourner  un  peu  sur  lui-même.  Chez  Dick  Venner, 
les  instincts  de  l' Anglo-Américain  commençaient  à  reprendre  le  des- 
sus. —  Cent  dollars  en  or,  ici  même ,  sur-le-champ ,  si  vous  me 
laissez  aller!  disait-il  à  son  rude  gardien  d'une  voix  enrouée...  Vous 
voyez  que  cet  homme  n'a  aucun  mal...  Il  sera  debout  d'ici  à  cinq 
minutes...  Cent  cinquante  dollars,  mon  brave!...  deux  cents  dollars, 
et  ma  montre,...  elle  est  en  or,...  voyez  plutôt...  Prenez-la  vous- 
même  ! . . . 

Mais  Abel  n'avait  d'oreilles  ni  d'yeux  que  pour  le  protégé  de  son 
maître.  Sans  répondre  autrement  que  par  un  haussement  d'épaules 
aux  séduisantes  propositions  du  Portugais;  —  allons!  là-bas,... 
aidons-nous  un  peu!...  cria-t-il  à  Bernard,  qui  venait  de  se  remettre 
sur  son  séant.  Vain  appel.  Le  jeune  professeur,  encore  étourdi  de 
sa  chute,  n'avait  pas  les  idées  bien  nettes.  —  Qu'y  a-t-il?  quelqu'un 
de  blessé?  demandait-il  vaguement,  et  comme  il  sentait  son  cou  pris 
dans  quelque  chose,  il  y  portait  les  mains,  et  par  des  mouvemens  à 
peine  réfléchis,  cherchait  à  se  débarrasser  du  lasso.  Il  parvint  pour- 
tant à  en  élargir  le  nœud,  mais  ne  songea  seulement  pas  à  en  retirer 
sa  tête.  C'était  une  vraie  merveille  qu'il  n'eût  pas  été  étranglé  du 
coup.  Cependant  il  entrevit  à  terre,  auprès  de  lui,  son  pistolet,  dont 
il  se  saisit  et  que  machinalement  il  arma,  répétant  toujours  son  ab- 
surde question  :  Qu'y  a-t-il  donc?  Personne  n'est  blessé? 

—  Venez,  et  un  peu  vite!  lui  cria  l'intrépide  Abel,  dès  qu'il  eut 
entendu  (Dieu  sait  avec  quelle  satisfaction)  le  déclic  du  revolver. 
Donnez-moi  ce  joujou!...  Prenez  ce  bout  de  corde,  attachez  les 
mains  de  ce  cadet-là!... 

Bernard  obéissait  comme  un  enfant  à  ces  ordres  laconiques.  Quant 
à  Dick,  il  sentait  que  toute  résistance  était  superflue,  et  plutôt  que 
de  laisser  rudement  malmener  son  bras  démis,  il  tendit  lui-même 
les  mains  avec  une  merveilleuse  docilité.  En  même  temps,  à  la  vé- 
rité, il  guettait  la  première  occasion  de  s'échapper.  Abel,  lui,  mar- 
chait de  surprise  en  surprise  :  —  Oh  !  s'écria-t-il  quand,  une  fois  Dick 
bien  et  dûment  garrotté,  il  constata  que  le  lasso,  à  l'une  desextrémi- 


(1)  Corruption  du  mot  Portuguese,  terme  de  mépris  que  les  gens  du  peupl 
l'Amérique  du  Nord,  appliquent  parfois  aux  natifs  de  l'Amérique  du  Sud. 


le,   dans 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tés  duquel  était  encore  attaché  Bernard,  aboutissait  de  l'autre  à  la  selle 
du  mustang.  Oh!  oh!...  répéta-t-il,  plus  étonné  que  jamais  lorsque, 
sous  le  pantalon  déchiré  de  Richard  Venner,  et  fixé  par  deux  an- 
neaux de  cuir  le  long  de  sa  botte,  il  trouva  un  long  couteau  cata- 
lan. —  Et,  sans  rien  ajouter  à  ces  éloquentes  interjections,  il  con- 
templait son  prisonnier  des  pieds  à  la  tète,  comme  un  animal  dont 
il  n'avait  aucune  idée. 

—  En  route!  s'écria-t-il,  quand  il  jugea  que  tout  était  prêt.  El 
nos  trois  hommes  marchèrent  vers  l'habitation  du  docteur,  Abel  te- 
nant à  la  main  le  pistolet  de  Bernard  et  le  couteau  de  Dick ,  celui-ci 
les  mains  liées  derrière  le  dos,  et  à  l'arrière -garde  le  jeune  pro- 
fesseur encore  tout  étourdi,  n'ayant  conscience  de  rien,  si  ce  n'est 
que,  chargé  par  un  cavalier,  il  avait  tiré  sur  lui,  et  portant  la 
fourche  sur  son  épaule  droite,  ni  plus  ni  moins  qu'un  fusil  à  baïon- 
nette. —  11  y  a  donc  quelqu'un  de  blessé?  répétait- il  de  temps  en 
temps.  Abel,  à  qui  cette  question  s'adressait,  ne  se  donnait  plus  la 
peine  d'y  répondre. 

Au  premier  appel,  le  docteur  fut  sur  pied.  Il  était  habitué  à  ces 
réveils  nocturnes.  Peu  de  mots  suffirent  pour  le  mettre  au  courant 
de  ce  qui  venait  d'arriver.  —  Voyons  le  bras,  dit-il  en  vrai  praticien. 

—  Mais,...  repartit  Abel,...  vous  voulez  détacher  le  Portagee?... 

—  N'est-il  pas  désarmé?...  D'ailleurs  la  guérison  avant  tout...  Dis- 
location simple,  ajouta- t-il...  Une  serviette,  Abel!...  Aidez-moi,  je 
vous  prie...  Serrez!...  serrez  encore! 

Le  bras  remis  en  place  :  —  Que  comptez-vous  faire  maintenant? 
dit  le  docteur  à  son  malade. 

—  Et  vous-même?  répliqua  Richard. 

—  C'est  selon  que  vous  déciderez. 

—  Eh  bien!  je  ne  demande  qu'à  m'en  aller. 

—  Pour  ne  plus  revenir? 

—  Ah!  jamais,...  je  vous  en  réponds. 

—  Et  je  vous  crois...  Quoi  que  puisse  être  un  Dudley,  au  moins 
a-t-il  l'orgueil  de  sa  race...  Faut-il  demander  son  avis  à  M.  Lang- 
don?...  D'abord  il  n'en  aura  un  que  d'ici  à  une  heure  ou  deux,...  et 
je  sais  d'avance  qu'il  m'approuvera...  Abel,  vous  pourriez  mettre 
Gassia  au  cabriolet  neuf... 

\J auxiliaire  regarda  son  maître  d'un  air  étonné;  mais  il  était  ac- 
coutumé à  la  confiance.  Il  voulut  donc  bien  déférer  à  l'ordre  qui  lui 
était  donné.  Cassia,  cette  nuit-là,  fit  des  merveilles;  elle  franchit  tout 
d'une  traite  les  quarante  milles  qu'il  y  avait  de  chez  le  docteur  aux 
frontières  de  l'état.  Les  deux  voyageurs  n'avaient  pas  échangé  une 
parole.  Sur  le  point  de  se  séparer  : 

—  Avez-vous  besoin  d'argent?  demanda  le  docteur. 


ELSIE    VEKNER.  81 

—  jNon,  répliqua  Dick,...  j'ai  ma  ceinture. 

—  Et  vos  malles,  où  vous  les  aclressera-t-on  ? 

Dick  lui  nomma  le  port  de  mer  où  il  comptait  s'embarquer  pour 
l'Amérique  du  Sud.  Puis,  comme  le  docteur  allait,  sans  un  mot  de 
plus,  remonter  dans  son  cabriolet,  obéissant  à  une  de  ces  soudaines 
impulsions  qui  sont  dans  le  tempérament  méridional,  Richard  se  pré- 
cipita sur  lui,  l'étreignit  fortement  contre  sa  poitrine,  et  l'embrassa 
sur  les  deux  joues  en  pleurant  à  chaudes  larmes. 

—  Allons,  allons,  dit  le  docteur  se  dégageant  de  cette  rude  acco- 
lade... Je  crois  que  la  leçon  n'aura  pas  été  perdue... 

En  rentiant  chez  lui,  et  lorsque  la  fidèle  Cassia  eut  reçu  les  soins 
auxquels  elle  avait  droit  après  une  promenade  de  quatre-vingts  milles 
sans  débrider,  le  docteur  manda  près  de  lui  le  fidèle  Stebbins  : 

—  M.  Langdon  doit  être  remis?  lui  demanda-t-il. 

—  A  peu  près,  repartit  Abel. 

—  Sait-il  le  nom  de  son  agresseur? 

—  Oui. 

—  Et  ce  que  j'ai  fait? 

—  Oui. 

-;-  Pense-t-il  que  j'aie  eu  tort? 

—  Non. 

—  Que  s'est-il  passé  en  mon  absence? 

—  jNous  sommes  allés  chercher  le  cheval. 
■ —  Pourquoi? 

—  Pour  l'enterrer  comme  un  chrétien...  Une  drôle  d'idée  tout  de 
même. 

—  Qui  l'a  eue? 

—  Pas  moi;...  mais  j'ai  eu  la  selle,...  une  selle  toute  garnie  d'ar- 
gent massif. . . 

Dudley  Yenner,  à  qui  Abel  fut  chargé  d'aller  raconter  les  inci- 
dens  étranges  de  cette  nuit  d'été,  fut  au  premier  abord  terriblement 
surpris  et  humilié.  Après  cette  première  émotion,  il  songea  au  cha- 
grin que  ces  nouvelles  pouvaient  causer  à  Elsie.  Malgré  tout,  ell-s  de- 
vait avoir  quelque  amitié  pour  son  cousin,  pour  le  compagnon  de  son 
enfance.  En  conséquence  il  se  réserva  de  lui  apprendre  lui-même  ce 
qui  s'était  passé.  Les  domestiques  eurent  ordre  de  garder  le  silence. 
Enfin  la  jeune  fille  descendit  dans  le  cabinet  de  son  père.  Elle  était 
un  peu  plus  pâle  que  de  coutume.  Lorsqu'ils  eurent  échangé  quel- 
ques paroles  banales  :  —  Chère  Elsie,  lui  dit  son  père  d'une  voix  très 
calme,  votre  cousin  Richard  nous  a  quittés... 

La  pâleur  d' Elsie  augmenta.  —  Est-il  mort?  demanda-t-elle. 

Dudley  ne  put  s'empêcher  de  tressaillir  à  l'étrange  accent  de  cette 
question.  —  Mort  pour  nous,  quoique  vivant  encore,  répondit -il. 

TOMC   XXXIV.  G 


82  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Et  sa  fille  n'en  demandait  pas  davantage.  Il  entra  néanmoins  dans 
quelques  détails.  Quand  il  arriva  au  récit  de  la  lutte,  aux  dangers 
qu'avait  courus  Bernard  Langdon,  Elsie,  détournant  la  tête,  alla 
s'accouder  à  cette  fenêtre  d'où  on  voyait,  au  milieu  du  gazon,  la 
petite  tombe  de  marbre  blanc.  Dudley,  qui  la  suivait  des  yeux  avec 
anxiété,  comprit  qu'elle  se  débattait  contre  une  de  ces  obsessions 
haineuses  qui  la  rendaient  parfois  si  terrible.  Au  moment  où  il  ra- 
contait le  salut  inespéré  de  Bernard  et  la  capture  de  Dick,  elle  se 
retourna,  le  front  rayonnant  de  colère  satisfaite  et  de  joie  mépri- 
sante; puis  elle  s'accouda  de  nouveau  à  la  fenêtre  et  sembla  s'ab- 
sorber dans  la  contemplation  de  trois  ou  quatre  pigeons  à  queue  d'é- 
ventail, ses  élèves  favoris,  qui  s'ébattaient  sur  le  gazon  funéraire. 
L'un  d'eux,  qui  becquetait  çà  et  là  quelques  menus  débris  du  thé  de 
la  veille,  épars  autour  de  lui,  tout  à  coup  battit  des  ailes,  vacilla  sur 
ses  pattes  raidies,  et  tomba  sur  le  dos  au  milieu  de  ses  compagnons 
accourus  pour  assister  à  son  agonie.  Elsie,  poussant  un  cri  déchi- 
rant, s'élança  hors  du  cabinet  et  alla  ramasser  le  pauvre  animal, 
qu'elle  couvrit  de  baisers  en  cherchant  à  le  réchauffer  contre  sa  poi- 
trine. Il  était  trop  tard.  L'oiseau,  les  yeux  grands  ouverts,  demeura 
immobile  :  il  était  mort. 

Ce  futile  incident,  —  futile  en  apparence  du  moins,  —  avait  suffi 
pour  changer  le  cours  des  pensées  d' Elsie.  Un  grand  tumulte  se  fai- 
sait dans  son  âme.  De  sombres  remords,  des  aspirations  désespé- 
rées s'y  livraient  un  combat  acharné.  A  qui  recourir  dans  cette  an- 
goisse vague,  dans  ce  conflit  de  tourmens  inexpliqués?  A  celui-là 
seulement  qui  connaît  les  chagrins  des  êtres  créés  par  lui  et  prête 
l'oreille  aux  plus  faibles  gémissemens  sortis  d'une  poitrine  humaine. 
Elsie  s'agenouilla  donc  et  voulut  prier,  mais  elle  se  releva  bientôt 
désappointée;  elle  était  comme  un  voyageur  dupe  du  mirage,  qui 
s'agenouille  au  bord  de  ce  qu'il  croit  une  source,  et  dont  les  lèvres 
ne  rencontrent  que  le  sable  aride  et  brûlant. 

VIII. 

«  Depuis  que  je  ne  vous  ai  vue,  Helen,  je  suis  mort,...  et  me  voilà 
ressuscité!...  »  Bernard  Langdon  exprimait  ainsi  très  sincèrement  ce 
qui  était  son  sentiment  intime.  Jusqu'à  quel  point  il  se  trompait,  ce 
n'est  pas  nous  qui  le  dirons.  Pour  Helen,  fille  de  ministre,  elle  au- 
rait eu  longtemps  à  discuter  ce  propos  malsonnant;  pourtant  elle 
demeura  muette,  contemplant  avec  une  stupéfaction  douloureuse 
ce  visage  qui  portait  encore  les  traces  de  la  lutte  récente.  —  Que 
n'est-il  mon  frère?  comme  je  l'embrasserais  volontiers!  se  disait- 
elle.  Bernard,  comprenant  son  regard  humide  et  devinant  les  pa- 


ELSIE    YENNER.  83 

rôles  que  sa  bouche  frémissante  se  refusait  à  prononcer,  estima 
qu'elle  lui  pardonnerait  sans  trop  de  peine,  s'il  se  permettait,  en 
guise  de  remercîment,  une  caresse  fraternelle.  Il  la  serra  donc  sur 
son  cœur,  et  leurs  lèvres  s'unirent  un  instant...  Jamais  plus  chaste 
baiser  n'interpréta  des  sentimens  plus  vrais  et  ne  scella  une  amitié 
plus  sincère. 

Les  cours  s'ouvrirent  comme  à  l'ordinaire,  et,  comme  à  l'ordi- 
naire, Elsie  Venner  y  vint  prendre  sa  place.  Son  entrée  fut  saluée  par 
une  sorte  de  murmure  contenu,  et  ses  compagnes  la  regardaient 
toutes  d'un  air  effaré,  sans  qu'elle  parût  prêter  la  moindre  attention 
ni  à  leurs  regards  ni  à  leurs  chuchotemens;  seulement,  quand  elle 
faisait  effort  sur  elle-même  pour  suivre  une  explication  sur  son  livre, 
ses  noirs  sourcils  se  rapprochaient  plus  qu'à  l'ordinaire  et  sem- 
blaient projeter  sur  ses  traits  un  nuage  plus  sombre.  En  revanche, 
elle  levait  les  yeux  de  temps  en  temps  sur  le  jeune  professeur,  sans 
s'inquiéter  si  on  l'observait  ou  non  (et  Dieu  sait  qu'on  ne  la  perdait 
pas  de  vue!).  Alors  ils  perdaient  quelque  chose  de  leur  éclat  glacé, 
ils  semblaient  respirer  une  tendresse  rêveuse.  Contre  l'influence 
étrangère  qui  les  tenait  asservis,  ses  instincts  de  femme  si  profon- 
dément enracinés  se  révoltaient  maintenant,  cherchant  à  se  faire 
jour.  Cette  jeune  fille,  si  dissimulée,  si  habile  à  s'envelopper  de 
mystère  quand  elle  cédait  aux  impulsions  dangereuses  de  sa  double 
nature,  ne  savait  plus  rien  déguiser  du  sentiment  involontaire  au- 
quel elle  s'abandonnait,  délicieusement  émue,  devant  le  seul  être 
qui  jamais  eût  éveillé  en  elle  un  vif  besoin  de  dévouement  et  de  sym- 
pathie. 

Par  hasard  ou  par  malheur,  comme  on  le  voudra,  Bernard  Lang- 
don  ne  prenait  pas  garde  à  Elsie.  11  était  occupé  à  donner  je  ne  sais 
quelles  explications  à  miss  Forrester,  et  ces  explications  se  prolon- 
geaient peut-être  au-delà  du  strict  nécessaire.  Tout  à  coup  il  vit  sa 
jeune  élève  cesser  de  le  regarder  et  de  lui  sourire.  Elle  pâlissait, 
son  front  devenait  humide,  elle  soupirait,  et  la  voix  semblait  lui 
manquer.  Etonné  un  moment,  il  regarda  tout  à  coup  du  côté  d' Elsie. 
Les  yeux  de  diamant  étaient  fixement  arrêtés  sur  la  pauvre  Laetitia. 
—  Un  instant!  se  dit-il...  et  tâchons  de  mettre  ordre  à  ceci!...  Aus- 
sitôt, sous  un  prétexte  ou  un  autre,  il  contraignit  Elsie  de  se  tourner 
vers  lui,  et  à  son  tour  essaya  ce  que  pourrait  sur  elle  un  regard  fixe, 
calme,  invariable,  arrêté  sur  ses  yeux  brillans.  L'effort  qu'il  dut  faire 
au  début  de  cette  espèce  de  duel  lui  sembla  d'abord  excéder  la 
puissance  qu'il  s'était  supposée.  Pour  quelque  raison  inexplicable,  il 
se  sentait  hors  d'état  de  tenir  en  place  :  tantôt  il  voulait  aller  vers 
Elsie  et  lui  parler,  tantôt,  trouvant  intolérable  l'éblouissante  clarté 
de  ces  froides  prunelles,  il  se  sentait  pour  ainsi  dire  contraint  à  fer- 


84  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mer  les  paupières;  mais  il  s'était  promis  de  vaincre,  et  il  vainquit  à 
la  longue,  c'est-à-dire  au  bout  de  deux  ou  trois  minutes.  Un  léger 
changement  de  couleur  fut  le  prélude  de  son  triomphe;  Elsie  releva 
la  tête,  qu'elle  tenait  un  peu  penchée  de  côté.  Elle  ferma  et  rouvrit 
les  yeux  à  plusieurs  reprises,  comme  si  l'éclat  du  jour  les  eût  bles- 
sés; puis,  décontenancée  et  confuse,  elle  les  baissa  tout  à  fait.  On 
eût  dit  une  vaillante  amazone,  jetant  son  arc  et  ses  llèches  aux  pieds 
du  héros  antique,  Bellérophon,  Hercule,  Achille  ou  Thésée. 

Parmi  les  jeunes  filles  dont  la  curiosité  n'avait  pas  manqué  de 
suivre  les  péripéties  de  ce  drame  muet  se  trouvait  une  pauvre  en- 
fant, pâle  et  délicate,  que  ses  grands  yeux  ouverts,  particulièrement 
aptes  à  percer  l'obscurité,  faisaient  surnommer  la  dairvoyante. 
Dans  un  de  ces  courts  répits  qu'on  accorde,  entre  deux  leçons,  à 
l'attention  fatiguée  des  élèves,  la  clairvoyante  ?>&  leva  et  vint,  un 
album  d'autographes  à  la  main,  prier  Elsie  d'y  écrire  quelque  chose. 
Lorsque  le  cahier,  après  un  instant,  lui  fut  rendu,  il  ne  portait  que 
ces  mots,  tracés  d'une  écriture  italienne,  allongée,  aux  caractères 
aigus,  qui  ne  ressemblait  à  aucune  autre  :  Elsie  Venner,  infelixl 
—  Encore  une  réminiscence  du  quatrième  livre  de  V Enéide! 


Le  samedi  suivant,  le  révérend  Chauncy  Fairweather  reçut  d'une 
personne  inconnue,  à  la  nuit  tombante,  au  moment  où  il  rentrait 
chez  lui,  une  enveloppe  cachetée.  Le  messager  s'éloigna  aussitôt, 
sans  un  mot  d'explication.  Le  digne  ministre,  quand  il  eut  pris  le 
temps  de  mettre  ses  pantoufles  et  de  se  faire  apporter  une  lampe, 
rompit  l'enveloppe.  Il  y  trouva  un  papier  sur  lequel  ces  mots  étaient 
inscrits  :  —  Quelqu'un,  dans  une  grande  détresse  d'âme,  sollicite 
les  prières  de  la  congrégation  pour  qu'il  plaise  à  Dieu  prendre  en 
pitié  une  afiliction  imméritée... 

Véritable  énigme  pour  le  pieux  ecclésiastique,  qui  ne  connaissait 
aucune  de  ses  ouailles  dans  un  état  moral  si  désespéré.  Était-ce  un 
homme?  était-ce  une  femme?  La  requête  ne  s'expliquait  pas  là- 
dessus.  Après  avoir  tourné  quelque  temps  et  retourné  dans  ses 
doigts  ce  papier  qui  l'intriguait  quelque  peu,  le  révérend  retomba 
dans  le  courant  de  ses  préoccupations  habituelles  :  depuis  quelque 
temps,  elles  étaient  fort  graves;  il  se  sentait  envahi  par  des  velléités 
d'opinions  nouvelles  qui  pouvaient  bien  être  les  suggestions  de  l'es- 
prit d'hérésie.  Il  craignait  de  n'être  plus  en  communion  de  croyances 
avec  la  véritable  église  du  Christ;  il  doutait  par  conséquent  de  son 
salut  à  venir.  Or  un  vrai  croyant  qui  voit  son  éternité  en  péril  ne 
saurait  guère,  —  soyons  de  bon  compte,  —  penser  beaucoup  à  autre 
chose.  Être  protestant,  avoir  cliarge  d'âmes,  et  glisser,  pour  ainsi 


ELSIE    VENNER.  85 

dire  malgré  soi,  vers  les  doctrines  du  catholicisme,...  quel  sujet  de 
perplexités  ! 

—  Que  leur  prècherai-je  demain?...  Grand  Dieu!  que  leur  prè- 
cherai-je  ?  se  demandait  innocemment  le  pieux  ministre. 

Et  pour  être  plus  sûr  de  ne  pas  s'abandonner  aux  chances  péril- 
leuses de  l'improvisation ,  il  tira  d'une  vieille  liasse  de  papiers 
jaunis  deux  sermons  qu'il  savait  être  de  la  plus  irréprochable  or- 
thodoxie (à  son  point  de  vue  ancien),  et  tandis  qu'il  les  lisait  atten- 
tivement pour  choisir  le  meilleur,  il  perdait  peu  à  peu  le  souvenir 
de  la  requête  anonyme  tout  à  l'heure  déposée  en  ses  mains.  Elle 
était  déjà  au  fond  d'une  de  ses  poches,  parmi  beaucoup  d'autres 
papiers  d'un  intérêt  infiniment  moins  pathétique.  11  l'y  oublia  le 

lendemain  au  moment  de  partir  pour  le  service  dominical Et 

l'âme  en  détresse  n'entendit  pas  une  seule  voix  s'élever  dans  le 
temple  pour  recommander  sa  misère  à  la  clémence  d'en  haut. 

Les  prières  finies  sans  qu'il  eût  été  fait  mention  de  la  «  personne  » 
qui  se  recommandait  aux  fraternelles  sympathies  de  la  communauté, 
les  fidèles  se  rassirent  pour  écouter  le  sermon  ;  mais  Elsie  Venner 
restait  debout,  l'œil  étonné,  les  lèvres  entr' ouvertes.  Son  père  fut 
obligé  de  lui  toucher  le  bras  pour  l'avertir  qu'elle  se  donnait  ainsi 
en  spectacle.  Elle  s'assit  alors,  elle  aussi,  et  demeura  dans  la  même 
immobilité  rigide  qu'aurait  eue  sur  quelque  cime  glacée  le  cadavre 
d'un  voyageur  tué  par  le  froid. 

Une  simple  question  trouve  ici  sa  place.  Ne  se  pourrait-il  pas 
qu'un  homme  en  vienne  à  trop  aimer  son  âme ,  à  trop  faire  pour  la 
sauver  ? 

La  vieille  Sophy,  le  même  soir,  dénouait  les  cheveux  de  sa  maî- 
tresse. Ils  étaient  trempés  de  rosée.  Elsie  avait  passé  plusieurs  heures 
à  courir  «  la  Montagne.  »  L'humble  négresse  ne  se  permettait  pas  la 
moindre  question,  mais  Elsie  voyait  dans  la  glace  devant  laquelle 
toutes  deux  se  trouvaient  la  physionomie  inquiète  de  cette  fidèle 
créature. 

—  Tu  veux,  n'est-ce  pas,  savoir  ce  qui  m'agite?  lui  dit-elle  enfin. 
Eh  bien!  c'est  que  personne  ne  m'aime,...  c'est  que  je  ne  puis  aimer 
personne...  Sophy,  dis-le-moi  donc,  qu'est-ce  que  l'amour? 

La  pauvre  négresse  avait  là-dessus  des  notions  fort  incomplètes, 
et  cependant  elle  gardait  précieusement,  —  et  depuis  plus  de  qua- 
rante ans,  —  attachée  à  un  cordon  autour  de  son  cou,  la  moitié  d'un 
dollar  espagnol  qui  lui  avait  été  donnée  par  un  jeune  marin  partant 
pour  un  long  voyage.  L'autre  moitié  reposait  au  fond  de  l'Océan-Pa- 
cifique  pai-mi  les  débris  submergés  d'un  pauvre  navire  brisé  contre 
un  récif.  Elle  l'avait  plus  d'une  fois  montrée  à  Elsie  en  lui  racon- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  l'histoire  de  ce  qu'elle  appelait  «  son  mariage  manqué.  »  Pour 
toute  réponse,  elle  tira  de  son  sein  cette  vieille  relique  et  la  posa 
pieusement  sur  ses  grosses  lèvres.  Entre  les  yeux  diamantés  d'Elsie 
et  les  yeux  ronds  et  noirs  de  la  vieille  négresse,  il  s'échangea  un 
regard  qui  équivalait  à  bien  des  discours. 

L'automne  tirait  à  sa  fm ,  l'hiver  allait  venir,  qui  interdirait  à 
Elsie  ses  courses  favorites.  La  vieille  Sophy  ne  s'étonna  donc  point 
de  ce  que  trois  jours  de  suite  Elsie  alla  promener  sur  u  la  Montagne  » 
ses  rêves  inquiets.  Sans  se  bien  expliquer  le  combat  intérieur  qui 
sévissait  en  elle,  Sophy  se  disait  :  «  Elle  veut  l'aimer;...  elle  ne 
peut  pas  encore;...  mais  elle  l'aimera  peut-être  après  tout.  »  Pour- 
tant elle  ne  savait  s'il  fallait  s'en  réjouir  ou  pour  Elsie  elle-même, 
ou  pour  le  «  beau  gentleman  de  l'école.  »  C'est  ainsi  qu'elle  désignait 
Bernard  Langdon.  Qu'espérer  de  cet  amour  presque  impossible?  Si 
même  il  l'épousait,  qu'augurer  de  l'avenir? 

Le  quatrième  jour,  Elsie  tressa  avec  un  soin  minutieux  son  épaisse 
et  brillante  chevelure,  parmi  laquelle  une  flèche  d'or  fut  fixée,  et 
descendit  au  déjeuner  dans  une  toilette  qui  faisait  ressortir  merveil- 
leusement l'orageuse  beauté  dont  le  ciel  l'avait  douée.  C'en  était  fait 
du  paroxysme  fatal,  ou  du  moins  la  passion  venait  d'entrer  dans  une 
phase  nouvelle.  Son  père,  qui  avait  passé  les  trois  jours  précédens 
sous  le  coup  des  plus  vives  anxiétés,  se  sentit  soulagé  en  la  revoyant 
si  parée,  si  évidemment  ranimée  par  quelque  nouvel  espoir. 

A  l'heure  accoutumée,  elle  partit  pour  VApollinean,  où  sa  réap- 
parition produisit  une  sensation  marquée.  Avec  la  perspicacité  parti- 
culière aux  jeunes  misses^  les  compagnes  d'Elsie  devinèrent  le  sens 
caché  de  cette  brillante  toilette.  Leur  rivale  aux  yeux  de  diamant  ve- 
nait enlever  de  haute  lutte  le  cœur  et  la  main  du  beau  prof^esseur; 
mais  était-elle  bien  ce  qu'il  lui  fallait?  Serait-il  heureux  avec  elle? 
Voilà  ce  que  les  plus  âgées,  autant  dire  les  plus  jalouses,  se  deman- 
daient à  l'oreille,  tout  en  ayant  l'air  d'échanger  leurs  cahiers  et  leurs 
livres. 

Elsie  cependant  n'offrait  pas  à  leurs  regards  cette  physionomie 
fière  et  perverse  qui  lui  avait  fait  tant  d'ennemies.  Elle  avait  l'air 
calme,  mais  rêveur.  D'une  main  distraite  elle  feuilletait  ses  livres, 
sans  prêter  grande  attention  à  ce  qui  se  passait  autour  d'elle.  Ceci 
n'avait  rien  d'extraordinaire,  attendu  que,  sous  un  prétexte  ou  sous 
un  autre,  on  la  laissait  invariablement  libre  d'étudier  à  sa  guise,  ou 
même  de  ne  pas  étudier  du  tout. 

Les  cours  s'achevèrent  enfin.  Les  jeunes  filles  sortirent  de  la  salle 
les  unes  après  les  autres.  Elsie,  restée  la  dernière,  s'avança,  un 
livre  à  la  main,  vers  Bernard  Langdon,  comme  si  elle  avait  une  ques- 
tion à  lui  poser,  une  difficulté  à  éclaircir. 


ELSIE    VENNER.  87 

—  Voudriez -VOUS  m' accompagner  chez  moi  aujom*d'hui?  lui  de- 
manda-t-elle  d'une  voix  si  basse  qu'il  pouvait  à  peine  distinguer  les 
paroles  ainsi  murmurées. 

Légèrement  efiarouché  par  cette  requête  inattendue  et  prévoyant 
déjà  quelque  scène  pénible,  Bernard  cependant  n'avait  qu'une  ré- 
ponse à  faire  :  il  se  déclara  «  on  ne  peut  plus  heureux  de  servir  d'es- 
corte à  miss  Venner.  » 

Ils  marchèrent  donc  ensemble  vers  la  mansion-hoiise  des  Dudley. 

—  Je  n'ai  pas  un  ami,  dit  Elsie,  rompant  tout  à  coup  le  silence 
qu'ils  avaient  jusque-là  gardé  tous  deux.  Personne  ne  m'aime,  à 
l'exception  d'une  bonne  vieille  qui  ne  m'a  jamais  quittée  depuis 
mon  enfance...  Et  moi,  je  ne  puis  aimer  personne...  On  prétend,  le 
savez-vous?  que  mon  regard  possède  la  singulière  puissance  de  for- 
cer les  gens  à  venir  à  moi,...  et  toutefois  il  leur  fait  perdre  connais- 
sance... Voulez-vous,  je  vous  prie,  regarder  mes  yeux? 

Parlant  ainsi,  elle  s'était  retournée  vers  lui.  Son  visage,  qu'elle  le 
forçait  ainsi  de  contempler,  était  d'une  pâleur  mortelle,  et  sur  les 
yeux  de  diamant  flottait  une  sorte  de  vapeur  qui,  sous  d'autres  pau- 
pières que  celles  d' Elsie,  se  fût  sans  doute  condensée,  arrondie  en 
deux  grosses  larmes. 

—  Vos  yeux  sont  fort  beaux,  Elsie,  lui  dit  Bernard;  parfois  d'un 
éclat  dinicile  à  supporter,...  mais  très  adoucis  pour  le  moment,  ils 
laissent  deviner  qu'il  y  a  chez  vous  bien  des  qualités  précieuses, 
dont  une  amitié  vraie  pourrait  tirer  grand  parti...  Or,  Elsie,  je  suis 
votre  ami,  que  vous  le  sachiez  ou  non...  Dites-moi  ce 'que  je 
pourrais  faire  pour  rendre  votre  existence  plus  heureuse  qu'elle  ne 
semble  l'être?... 

—  Aimez-moi l  dit  simplement  Elsie  Venner. 

En  face  d'une  requête  pareille  et  de  l'aveu  qu'elle  implique,  pla- 
cez l'homme  le  moins  embarrassé  de  sa  personne,  que  fera-t-il? 
Quant  à  Bernard,  ce  fut  pour  lui  l'émotion  la  plus  vive,  la  plus  pé- 
nible, la  plus  humiliante,  me  disait-il,  que  jamais  il  eût  éprouvée. 
Il  devint  à  son  tour  très  pâle,  et  se  sentit  sur  le  point  de  trembler 
comme  tremble  une  femme  devant  qui  s'ouvrent,  à  la  voix  d'un 
amant,  les  perspectives  encore  inconnues  de  quelque  orageuse, pas- 
sion. 

—  Elsie,  lui  dit-il  pourtant  sans  trop  hésiter,  je  désire  tellement 
vous  être  un  secours,  un  utile  appui,  acquérir  votre  sympathie  et 
votre  confiance,  que  je  ne  dois  vous  rien  laisser  dire,  vous  rien 
laisser  faire  qui  nous  place,  l'un  vis-à-vis  de  l'autre,  dans  une  po- 
sition fausse...  L'attachement  que  j'ai  pour  vous,  Elsie,  est  celui 
que  m'inspirerait  une  sœur  en  proie  à  des  chagrins  cachés,...  au  salut 
de  laquelle  je  voudrais  me  consacrer,  dussé-je,  pour  cela,  mettre 


88  P.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  péril  mon  bonheur  et  ma  vie.  Plus  qu'aucune  autre  jeune  fille  à 
moi  connue  vous  avez  besoin  d'un  ami  loyal...  Voilà  ce  que  vous 
pouvez  trouver  en  moi,  et  certes  vous  n'avez  jamais  souhaité  autre 
chose...  Seulement  l'excitation,  le  trouble  récent  que  vous  avez  su- 
bis vous  ont  fait  ressentir  plus  vivement  la  soif  bien  naturelle  d'une 
affection  vraie...  Votre  main,  chère  Elsie,  et  fiez-vous  à  moi;  fiez- 
vous  à  moi,  comme  si  ma  mère  eût  été  la  vôtre  ! 

Machinalement  elle  lui  tendit  la  main.  Il  lui  sembla,  quand  il  la 
prit,  qu'un  souflle  glacé,  courant  le  long  de  son  bras,  pénétrait  jus- 
qu'à son  cœur.  Pourtant  il  la  serra  très  affectueusement,  arrêta  sur 
la  jeune  fille  un  regard  empreint  d'une  bonté  grave,  d'un  intérêt 
mélancolique,  et  ensuite  laissa  doucement  retomber  la  main  de 
marbre. 

Pour  la  pauvre  Elsie,  tout  était  dit.  A  la  porte  de  la  mnnsion- 
hoiise,  Bernard  la  quitta,  sans  que  ni  l'un  ni  l'autre  eussent  repris 
la  parole.  Il  la  quitta,  non  sans  emporter  d'assez  funestes  pressen- 
timens. 

IX. 

Sophy  le  soir,  ne  voyant  plus  reparaître  sa  jeune  maîtresse,  qui, 
en  rentrant,  s'était  retirée  chez  elle,  ne  put  s'empêcher  de  prendre 
peur.  Elle  vint  à  la  porte  de  la  chambre  d'Elsie;  cette  porte  n'était 
point  fermée  en  dedans.  La  bonne  négresse  entra  sur  la  pointe  des 
pieds,  e*t  à  la  vue  de  la  jeune  fille  étendue  sur  son  lit,  les  sourcils 
contractés,  le  regard  mort,  tout  en  elle  exprimant  une  souffrance 
atroce,  elle  crut  tout  d'abord  à  quelque  acte  de  désespoir.  Elsie  de- 
vina sans  doute  sa  pensée  secrète.  —  Non,  lui  dit-elle,...  rassurez- 
vous,...  je  n'en  suis  pas  là...  Envoyez  chercher  le  docteur...  Si  seu- 
lement il  pouvait  m'ôter  cet  insupportable  mal  de  tête! 

Le  docteur  arriva  au  premier  appel.  II  avait  ces  grandes  qualités 
du  médecin,  l'air  calme,  le  sang- froid  naturel,  l'abord  amical  et 
familier.  Cachant  les  craintes  qu'il  apportait  au  chevet  d'Elsie,  il  lui 
parla  sur  le  ton  presque  enjoué  de  la  sollicitude  paternelle;  mais  il 
ne  put  obtenir  de  la  jeune  malade  qu'elle  articulât  une  seule  pa- 
role. Quand  il  lui  demanda  :  Où  soufirez-vous,  mon  enfant?  elle  lui 
montra  sa  tête,  et  ce  fut  tout.  Il  adressa  tout  bas  quelques  questions 
à  Sophy,  et,  un  peu  calmé  pai-  ses  réponses,  il  prescrivit  quelques 
remèdes  de  l'ordre  le  plus  élémentaire.  —  Je  reviendrai  demain, 
dit-il  en  s'en  allant;  j'espère  vous  trouver  rétablie.  —  Mais  ni  le 
lendemain,  ni  le  surlendemain,  ni  les  jours  suivans,  les  souffrances 
ne  cédèrent'.  Elsie  restait  dans  son  lit,  agitée,  fiévreuse,  sans  sommeil 
et  toujours  muette.  La  nuit,  quelque  trouble  se  manifestait  dans  les 


ELSIE    VENNER.  89 

idées.  C'était  bien  là  toute  l'apparence  d'une  maladie  réglée,  assez 
semblable  dans  ses  symptômes  à  ce  qu'on  appelait  autrefois  fièvre 
nerveuse. 

Le  quatrième  jour,  plus  agitée  que  de  coutume,  elle  manifesta 
une  vive  répugnance  pour  les  soins  d'une  des  femmes  de  la  maison. 
—  Qu'on  aille  me  chercher  Helen  Darley  !  dit-elle  enfin. 

M.  Silas  Peckham,  à  qui  le  message  fut  porté,  l'accueillit  avec 
une  solennité  toute  particulière.  Il  parla  de  l'importance  des  fonc- 
tions de  miss  Darley,  du  salaire  considérable  qu'il  lui  donnait,  des 
frais  extraordinaires  qu'entraînerait  son  absence...  Et  pourtant, 
comme  il  s'agissait  des  riches  Dudley,  bien  connus. pour  la  libéralité 
avec  laquelle  ils  traitaient  les  questions  d'argent,  l'honorable  direc- 
teur de  VApoIlinean  finit  par  accorder  son  consentement  indispen- 
sable, après  l'avoir  fait  valoir  aussi  haut  que  possible.  A  partir  de 
ce  moment,  le  chifi're  de  l'indemnité  probable  devint  une  de  ses  plus 
constantes  préoccupations. 

Pour  Helen,  ce  fut  avec  un  grand  en"ort  intérieur  qu'elle  accepta 
la  charitable  mission  à  laquelle  on  la  conviait  ainsi.  Elsie  continuait 
à  l'elTrayer,  et  à  l'idée  de  se  retrouver  sous  la  terrible  clarté  de  ces 
yeux  de  diamant,  —  à  supposer  que  la  fièvre  et  l'épuisement  ne  les 
eussent  pas  quelque  peu  éteints,  —  elle  sentait  le  cœur  lui  manquer. 
Reculer  pourtant  n'était  pas  possible.  Elle  se  rendit  donc  à  son  de- 
voir, et  l'accueil  de  Dudley  Venner  fut  de  nature  à  diminuer  beau- 
coup la  répugnance  instinctive  que  lui  inspirait  de  loin  la  mausion- 
hoitse,  où  jamais  elle  n'avait  supposé  qu'elle  pût  être  admise  sur  un 
pareil  pied  de  familiarité.  —  En  l'absence  du  docteur,  lui  dit  le 
maître  de  cette  imposante  demeure,  notre  malade  est  absolument 
sous  votre  direction...  Elle  vous  a  tant  désirée,  tant  appelée,  que 
votre  présence  auprès  d'elle  me  semble  déjà  un  commencement  de 
guérison. 

Ce  fut  alors  pour  Helen,  constamment  avec  Elsie,  — attentive,  tout 
le  jour  et  souvent  toute  la  nuit,  à  suivre  les  moindres  modifications, 
les  plus  légers  caprices  de  cet  organisme  étrange,  —  une  occasion 
tout  à  fait  imprévue  d'en  surprendre,  d'en  pénétrer  les  secrets.  Mieux 
que  la  plus  subtile  analyse,  une  faculté  plus  noble,  mise  en  jeu  par 
le  désir  de  porter  remède  à  des  souffrances  inconnues,  les  lui  livra 
l'un  après  l'autre.  Au  fond  de  cette  nature  impénétrable  jusque-là, 
derrière  ce  voile  mystérieux  qu'une  invisible  main  semblait  étendre 
entre  Elsie  et  tous  ceux  avec  qui  le  sort  la  mettait  en  relations, 
Helen  finit  par  discerner,  à  la  place  du  monstre  qu'elle  s'était  fait, 
une  femme  comme  elle  et  comme  bien  d'autres.  Même  par  inter- 
valles, et  quand  un  rayon  passager  venait  à  percer  l'épais  nuage, 
elle  retrouvait  chez  Elsie  des  traits  de  caractère  qui  la  montraient  la 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

digne  fille  de  sa  mère,  de  sa  mère  si  aimable  et  si  douce,  au  dire  de 
quiconque  l'avait  connue,  par  exemple  son  affection  pour  la  vieille 
Sophy,  affection  réelle,  profonde,  —  sympathie  si  vraie  qu'elle  n'avait 
plus  besoin  de  paroles  pour  s'exprimer,  et  que  ces  deux  êtres,  si  dif- 
férens  l'un  de  l'autre,  communiquaient  à  volonté  par  de  simples  re- 
gards, de  même  le  sentiment  de  bien-être  qu'elle  semblait  éprouver 
à  savoir  Helen  auprès  d'elle,  —  non  qu'elle  lui  accordât  beaucoup  de 
confiance,  non  que  parfois  même  elle  ne  se  reprît  à  fixer  sur  elle 
un  de  ces  noirs  regards  qui  la  faisaient  soupirer  et  changer  de  place, 
en  vertu  d'un  malaise  dont  la  cause  lui  échappait. 

Cette  cause,  elle  la  cherchait  assidûment,  et  un  jour  qu'Elsie 
dormait  épuisée,  miss  Darley,  encouragée  par  la  confiance  toujom'S 
croissante  que  lui  témoignait  Dudley  Venner,  crut  pouvoir  interro- 
ger Sophy  sur  le  passé  de  la  jeune  malade.  La  vieille  négresse, 
d'abord  un  peu  jalouse ,  avait  fini  par  se  résigner  à  subir  le  doux 
ascendant  de  la  charmante  Helen,  et  lui  répondait  maintenant  sans 
trop  de  réserve. 

—  Quel  âge  a  Elsie?  avait  demandé  miss  Darley. 

—  Dix-huit  ans  depuis  septembre  dernier. 

—  Combien  y  a-t-il  de  temps  que  sa  mère  n'est  plus?  continua 
Helen,  dont  la  voix  tremblait  un  peu. 

—  Dix-huit  ans  depuis  octobre,  répondit  la  vieille  Sophy. 
Helen  demeura  un  moment  silencieuse.  Ensuite,  murmurant  à 

peine  la  question  qu'elle  hésitait  depuis  longtemps  à  formuler  : 

—  De  quoi,  dit-elle,  est  morte  la  mère  d'Elsie? 

Les  petits  yeux  de  la  négresse  s'ouvrirent  à  ces  mots,  si  bien 
que  leurs  noires  prunelles  parurent  entourées  d'un  large  anneau 
blanc.  Elle  saisit  la  main  d' Helen  par  un  mouvement  de  frayeur  su- 
bite, et  détourna  brusquement  la  tête  du  côté  d'Elsie,  comme  si  elle 
s'attendait  à  la  voir  réveillée  en  sursaut  par  cette  imprudente  allu- 
sion. 

—  Chut  ! . . .  chut  ! . . .  dit-elle  après  avoir  emmené  miss  Darley  jus- 
que dans  le  couloir,  où,  avant  de  parler,  elle  jeta  un  coup  d'œil 
alarmé...  On  ne  parle  jamais  de  cela  ici...  Dieu  sait  sans  doute 
pourquoi  il  a  donné  le  pouvoir  de  tuer  à  ces  terribles  animaux,... 
pourquoi  il  a  permis  que  ma  pauvre  Elsie,  avant  même  d'être  née, 
fût  frappée  d'une  telle  malédiction!...  Enfin,  miss  Darley,  ce  fut  en 
juillet  que  mistress  Venner  reçut  le  coup  de  la  mort,  mais  elle  sur- 
vécut de  trois  semaines  à  la  naissance  de  sa  malheureuse  enfant!... 

Les  sanglots  déjà  lui  coupaient  la  parole;  mais  elle  en  avait  assez 
dit,  et,  rapprochant  ce  qu'elle  venait  d'entendre  des  traditions  bi- 
zarres qui  circulaient  à  Rockland  sur  le  compte  d'Elsie,  miss 
Darley  avait  à  peu  près  tout  deviné.  Elle  se  rendait  compte  de  cet 


ELSIE    VENNER.  91 

éloignement  que  parfois  encore  elle  éprouvait  pour  la  jeune  ma- 
lade; elle  s'expliquait  la  lutte  incessante  de  deux  principes  ennemis 
se  disputant  une  des  plus  belles  organisations,  une  des  âmes  les 
plus  fières  qui  se  soient  jamais  trouvées  sous  le  ciel.  De  là  ce  be- 
soin d'effusion,  comprimé  par  un  instinct  d'isolement  et  en  quel- 
que sorte  par  la  soif  des  ténèbres.  De  là  "ces  yeux  sans  larmes  et  ces 
lèvres  sans  paroles  ;  de  là  ces  colères  froides  et  patientes,  guettant 
l'occasion  avec  la  muette  préméditation  du  reptile  roulé  sur  lui- 
même.  Une  pareille  découverte  devait  lui  montrer  Elsie  sous  un 
nouveau  jour.  Et  avant  de  revenir  auprès  de  cette  victime  d'une 
fatalité  inouie,  elle  voulut  se  pénétrer  du  sens  providentiel  que  lui 
offrait  à  démêler  une  pareille  existence.  —  Eh  quoi?  se  demandait- 
elle  descendue  dans  le  jardin,  faut-il  sans  cesse  se  retrouver  dans 
cette  vie  en  présence  de  nouveaux  mystères?  Est-il  possible  que 
la  volonté ,  cette  source  unique  du  libre  arbitre ,  puisse  être  ainsi 
empoisonnée  avant  même  d'avoir  pris  naissance?  Et  si  cela  est, 
comment  nous  arroger  le  droit  de  juger  ceux  que  nous  appelons  à 
tort  nos  semblables?...  Puis  venaient  d'autres  questions  bien  au- 
trement terribles  sur  la  part  d'influence  que  les  élémens  de  la  con- 
stitution physique  apportent  dans  la  formation  de  l'être  moral.  La 
jeune  maîtresse,  à  qui  était  familier,  nous  l'avons  dit,  l'examen  de 
ces  problèmes  écrasans.  s'y  laissait  absorber  peu  à  peu,  quand  elle 
entendit  quelqu'un  marcher  dans  la  même  allée  qu'elle.  C'était 
Dudley  Venner,  qui  venait  l'y  rejoindre  pour  causer,  disait-il,  de  la 
jeune  malade  et  des  espérances  qu'on  pouvait  avoir  encore;  mais  il 
eut  bientôt  épuisé  ce  sujet,  qu'il  n'abordait  jamais  sans  une  sorte 
de  répugnance.  On  voyait  que  d'intolérables  arrière-pensées  venaient 
l'assaillir,  et  qu'une  impérieuse  contrainte  lui  fermait  la  bouche  quand 
il  avait  à  traiter  ce  sujet  exécré.  Sa  fille  avait  été  pour  lui  constam- 
ment un  sujet  d'anxiétés  et  de  pressentimens  tragiques.  Son  affec- 
tion paternelle  s'en  trouvait  modifiée  malgré  lui,  Helen  le  voyait 
clairement  ce  jour-là,  et  de  même  qu'elle  s'expliquait  tout  à  l'heure 
les  déviations,  les  ambiguïtés  du  caractère  d'Elsie,  elle  comprenait 
l'immense  tristesse,  le  découragement  profond  de  cet  homme,  jeune 
encore  après  tout,  et  sur  qui  devait  peser  longtemps  encore  un  sup- 
plice quotidien  auquel  dix-huit  ans  de  souffrances  ne  l'avaient  pas 
endurci.  Aussi,  pénétrée  de  pitié,  s'appliquait-elle,  dans  sa  bonté,  à 
jeter  quelque  baume  sur  ces  profondes,  ces  inguérissables  blessures. 
De  la  fenêtre  d'Elsie,  Sophy  les  guetta  tout  le  temps  que  dura 
leur  long  tête-à-tête.  La  petite-fille  du  cannibale  s'entendait  à  ce 
métier  de  sentinelle  attentive.  — x\llons,  allons,  dit-elle,  la  vieille 
maison  pourra  bien  revoir  des  noces;...  mais  ce  ne  seront  pas  celles 
d'Elsie. 


92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  docteur,  à  mesure  que  passaient  les  jours,  devenait  de  plus  en 
plus  grave.  Elsie  ne  prenait  presque  plus  de  nourriture,  et  la  fièvre 
semblait  seule  lui  conserver,  tout  en  l'épuisant,  quelques  forces. 
Pourtant  elle  ne  changeait  guère ,  et  on  pouvait  espérer  une  de  ces 
crises  favorables  dont  la  médecine  dite  «  expectante  »  sait  si  bien  se 
ménager  les  bénéfices. 

Un  jour  cependant  on  vint  appeler  ce  digne  confrère.  Elsie  se  dé- 
battait contre  un  paroxysme  violent,  compliqué  de  transport  cérébral 
et  de  délire.  Ses  discours  étaient  bizarres  :  elle  y  parlait  sans  cesse 
de  «  la  Montagne  »  et  en  particulier  d'une  grotte  dont  elle  décrivait 
l'aspect  dans  le  plus  minutieux  détail,  —  sans  doute  (ainsi  du  moins 
le  pensa  Helen)  une  retraite  qu'elle  s'était  choisie  autrefois,  et  où 
elle  se  réfugiait  à  l'abri  de  tout  regard  humain. 

La  crise  un  peu  calmée,  le  docteur  voulut  savoir  ce  qui  avait  pu 
la  provoquer.  11  apprit  alors  que  les  jeunes  élèves  de  VApollùiean, 
les  anciennes  compagnes  d' Elsie,  revenues,  depuis  qu'elle  semblait 
en  danger,  à  des  sentimens  plus  charitables,  avaient  voulu  lui  en- 
voyer une  corbeille  de  fleurs  à  la  composition  de  laquelle  chacune 
avait  consacré  sa  petite  offrande.  Bernard  Langdon,  pour  sa  part, 
leur  avait  fourni  quelques  branches  d'un  magnifique  feuillage,  teint 
par  l'automne  du  pourpre  le  plus  splendide.  Elsie  avait  reçu  avec 
une  certaine  émotion  cette  marque  imprévue  de  bon  souvenir,  et 
désiré  qu'on  plaçât  un  moment  sur  son  lit  les  fleurs  qu'on  lui  en- 
voyait avec  tant  de  cordialité;  mais  à  peine  avait-on  satisfait  à  ce 
vœu  que  ses  yeux  s'étaient  fixés  sur  la  corbeille,  exprimant  une 
secrète  angoisse.  Puis  elle  avait  cherché  du  regard,  autour  d'elle, 
la  cause  de  cette  subite  anxiété;  sa  respiration  s'était  troublée,  un 
tremblement  l'avait  saisie  ;  elle  avait  rapidement  vidé  la  corbeille 
sur  son  lit,  et  à  la  vue  des  feuilles  pourprées  qui  en  garnissaient  le 
fond,  se  rejetant  en  arrière  avec  un  cri,  elle  était  tombée  dans  des 
spasmes  effrayans... 

—  Apportez-moi  ces  feuilles!  dit  le  docteur  à  Sophy,  qui  lui  don- 
nait tous  ces  détails  hors  la  chambre  de  la  malade.  Et  quand  il  les 
eut  vues  :  — Ah  !  s'écria-t-il,  je  m'en  doutais  !...  Ne  voyez-vous  pas 
que  c'est  du  frêne  blanc  ? 

—  Eh  bien!  docteur? 

—  Eh  bien!  n'avez-vous  jamais  entendu  parler  de  cet  arbre? 

—  Attendez,  docteur...  On  dit  qii  ils  ne  viennent  jamais  là  où  il 
pousse...  Est-ce  que  c'est  vrai,  cela? 

Le  docteur  ne  répondit  à  cette  question  que  par  un  triste  sourire, 
et  revint  auprès  d'Elsie.  Elle  dormait.  Helen  et  Dudley  Venner  la 
contemplaient  en  silence.  Ce  dernier  fit  signe  au  docteur  d'appro- 
cher, et,  lui  montrant  le  visage  de  sa  fille  :  —  Tenez,  jugez-en 


ELSIE    VENNER.  93 

Yous-même,  lui  dit-il  à  voix  très  basse;  jamais  elle  n'a  tant  res- 
semblé à  sa  pauvre  mère. 

—  C'est  vrai,  répondit  le  docteur  en  frémissant  malgré  lui  de 
cette  soudaine  ressemblance. 

—  Eh  bien!  reprit  Dudley,  qu'en  dites-vous?  Miss  Darley  et  moi, 
nous  nous  émerveillions,  ces  jours-ci,  de  cette  métamorphose  qui 
s'opère  chez  notre  enfant.  Ses  traits,  l'accent  de  sa  voix,  son  hu- 
meur plus  égale  et  plus  douce,  tout  s'en  ressent  à  la  fois...  Que 
faut-il  espérer?...  Dites!...  ma  fille,  ma  vraie  fille,  va-t-elle  m'ètre 
rendue? 

—  Venez,  répliqua  le  docteur,  venez  dans  le  jardin,  et  je  vous  dirai 
ce  que  j'en  pense...  Je  pense,  continua-t-il  quand  ils  furent  loin  de 
toute  oreille  indiscrète,  que  cette  enfant  a  vécu  d'une  double  exis- 
tence; sans  l'affreux  malheur  qui  est  venu  l'atteindre  et  la  flétrir 
avant  même  son  éclosion,  vous  pouvez  voir  maintenant  ce  qu'elle 
eût  été.  Vous  savez  sous  quelle  horrible  influence  elle  a  vécu  depuis 
dix-huit  ans;  vous  n'ignorez  pas  davantage  que  bien  peu  des  formes 
inférieures  de  la  vie  durent,  chez  l'être  humain,  autant  que  la  vie 
elle-même.  On  pouvait  donc  espérer,  —  et  vous  l'avez  espéré,  mon 
ami,  —  que,  dans  ce  combat  de  deux  natures  opposées,  dont  l'une 
était  héréditaire,  l'autre  en  quelque  sorte  greffée  sur  cette  pauvre 
chère  enfant,  la  moins  élevée  succomberait  à  la  longue.  C'est  ce  qui 
arrive  en  efl'et;  mais  je  crains,  —  et  comment  vous  le  cacher,  à 
vous?  —  je  crains  que,  dans  sa  décadence  rapide,  elle  n'entraîne 
les  facultés  essentielles  à  la  durée  de  l'être.  Le  pouls  d'Elsie  ne  se 
sent  presque  plus.  Aucun  stimulant  ne  l'arrache  à  sa  torpeur.  On  di- 
rait que  la  vie  se  retire  lentement  vers  ses  sources  centrales ,  et  on 
peut  prévoir  que  votre  enfant  tombera  peu  à  peu  dans  ce  sommeil 
glacé  dont  on  ne  s'éveille  plus... 

Quelque  subtil  écho,  quelque  imperceptible  vibration  de  l'air 
porta-t-elle  ce  formidable  arrêt  jusqu'au  chevet  de  la  jeune  ma- 
lade? On  aurait  pu  le  croire,  car,  peu  d'instans  après  s'être  réveil- 
lée, elle  déclara  qu'elle  verrait  avec  plaisir  son  excellent  professeur, 
M.  Langdon.  Ses  moindres  souhaits,  on  le  sait,  équivalaient  à  des 
ordres.  Bernard  fut  mandé  :  il  vint  s'asseoir  sur  le  fauteuil  où  d'or- 
dinaire veillait  Helen.  Elsie  l'accueillit  avec  un  sourire;  elle  sem- 
blait avoir  totalement  oublié  leur  dernier  entretien.  Peut-être  avait- 
elle  mis  un  certain  orgueil  à  se  montrer  à  lui  libre  de  cette  faiblesse 
momentanée  dont  elle  lui  avait  laissé  pénétrer  le  secret;  peut-être 
aussi  ce  changement  inexplicable  que  tous  remarquaient  en  elle 
s'étendait-il  à  la  velléité  passionnée  qu'elle  avait  eue  de  lui  plaire; 
peut-être  enfin,  tout  intérêt  terrestre  s'effaçant  cà  ses  yeux,  tenait- 
elle  néanmoins  à  sauvegarder  sa  mémoire  de  la  méprise  fâcheuse  à 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laquelle  avait  pu  l'exposer  un  capricieux  élan  de  son  imagination 
sans  frein.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  reçut  Bernard,  calme  et  souriante, 
tandis  que,  troublé,  rougissant,  il  baissait  les  yeux  devant  elle.  Elle 
ne  lui  fit  part  d'aucune  appréhension,  et  pourtant  il  vit  bien  qu'elle 
se  regardait  comme  déjà  condamnée.  Peu  à  peu,  se  rassurant  et 
l'examinant  avec  une  sorte  de  curiosité  scientifique,  il  chercha  dans 
les  «  yeux  de  diamant  »  cet  éclat  spécial,  cette  lumière  sinistre  dont 
ils  brillaient  naguère.  11  ne  l'y  trouva  plus.  Il  avait  sous  les  yeux 
une  autre  Elsie,  ferme,  grave,  avec  une  sorte  d'attendrissement  af- 
fectueux qu'elle  prenait  soin  de  modérer.  Les  anciens  Dudley,  si  par 
hasard  du  haut  du  ciel  ils  regardaient  s'éteindre  ce  dernier  rejeton 
de  leur  race  altière,  avaient  lieu  d'être  fiers  de  lui,  car  Elsie  mou- 
rait également  forte  contre  l'angoisse  présente  et  contre  les  craintes 
de  l'avenir.  Bernard  se  demandait  avec  une  espèce  de  stupéfaction 
ce  qu'était  devenue  la  sauvage  et  bizarre  enfant  dont  le  premier 
aspect  l'avait  frappé  d'un  vague  effroi.  D'elle  il  ne  retrouvait  plus 
rien....  Non.  Si  cependant,  un  détail  de  costume  la  lui  rappelait. 
Ses  souffrances,  son  épuisement  ne  l'avaient  pas  encore  décidée  à 
quitter  ce  lourd  collier  d'or  qui  devait  être  pour  elle  à  tout  le  moins 
une  grande  gène,  un  continuel  assujettissement.  En  revanche,  elle 
avait  ôté  ses  bracelets.  L'un  d'eux  était  cà  côté  d'elle  sur  son  oreiller, 
et  au  moment  où  Bernard  allait  prendre  congé  :  —  Je  ne  dois  plus 
vous  revoir,  lui  dit-elle.  Peut-être  quelque  jour  me  nommerez-vous 
à  celle  que  vous  aimerez;  donnez-lui  ce  bijou  de  la  part  de  votre 
élève,  de  votre,  amie  Elsie... 

Bernard  voulut  remercier,  et  ne  put  articuler  une  parole.  Il  était 
en  ce  moment,  et  de  beaucoup,  le  plus  faible  des  deux.  Elle  le  sui- 
vit des  yeux  jusqu'au  seuil  de  la  porte,  et,  quand  il  l'eût  franchi, 
un  ou  deux  sanglots  arrêtés  au  passage  trahirent  en  elle  une  der- 
nière émotion. 

X. 

Le  révérend  Chauncy  Fairweather,  apprenant  que  la  fille  de  son 
plus  notable  paroissien  était  fort  malade,  voulut  la  venir  encourager 
et  consoler.  Cette  visite  n'était  pas  dans  les  idées  du  docteur.  Il 
n'osa  cependant  y  mettre  obstacle.  Le  ministre  vint,  pérora  longue- 
ment, cita  beaucoup  de  textes,  compara  beaucoup  de  dogmes,  — 
toujours  préoccupé  de  savoir  si,  au  fond,  il  était,  lui,  dans  la  bonne 
voie.  Quand  il  fut  parti,  Elsie,  d'un  signe,  appela  la  vieille  Sophy  : 
—  Qu'on  ne  laisse  plus  entrer  ici,  lui  dit-elle,  cet  homme  au  cœur 
de  glace!  Pour  m'assister  à  ces  derniers  instans,  pour  prier  sur  moi 
quand  on  me  déposera  au  sein  de  la  terre,  je  veux  des  paroles 


ELSIE    VENNER.  95 

amies,  des  mains  amies...  Catholiques  ou  protestantes,  ce  m'est 
tout  un...  Dites-le  bien  à  mon  père. 

Puis  elle  continua  de  vivre  comme  auparavant,  changeant  très 
peu,  à  cela  près  que  chaque  jour  les  battemens  de  son  cœur  étaient 
plus  faibles.  Le  docteur,  avec  toute  sa  pratique,  ne  pouvait  se  ren- 
dre compte  de  ce  lent  et  graduel  affaissement  des  facultés  vitales,  ni 
par  aucun  moyen  en  retarder  le  progrès  continu.  —  Ayez  soin, 
avait-il  dit,  qu'elle  ne  fasse  aucun  effort  musculaire.  Le  moindre 
mouvement  excessif,  chez  une  personne  aussi  affaiblie,  peut  sus- 
pendre à  l'instant  même  les  battemens  du  cœur;  si  le  sien  s'arrête 
une  fois,  il  ne  battra  plus  jamais. 

Helen  veillait  avec  un  soin  religieux  à  l'observation  stricte  de 
cette  consigne.  Tout  au  plus  permettait-elle  à  Elsie  de  soulever  le 
bras,  de  murmurer  quelques  paroles.  La  question  maintenant  se  ré- 
duisait à  savoir  si  ce  frêle  jet  de  flamme  vitale  s'éteindrait  brus- 
quement au  plus  léger  souflle  d'air,  ou  bien  au  contraire  si  les 
mains  qui  l'abritaient  le  feraient  durer  jusqu'à  une  heure  propice 
appelée  à  lui  rendre  inopinément  son  ardeur  première. 

Un  moment  découragé  par  les  menaçantes  prédictions  du  docteur, 
Dudley  Venner  s'était  pourtant  repris  à  espérer,  peut-être  moins 
qu'il  ne  l'affectait  après  tout.  Il  vint  un  soir  veiller  auprès  de  sa 
fille.  Jamais  il  n'avait  mis  un  si  tendre  abandon  à  lui  parler  des 
choses  passées,  surtout  de  cette  mère  qu'elle  n'avait  point  con- 
nue, et  il  l'entretenait  aussi  de  l'avenir  avec  une  confiance  appa- 
rente, une  ardeur  de  projets  et  d'espérances  qui  parfois  arrachaient 
une  espèce  de  faible  sourire  à  la  jeune  malade;  mais  elle  ne  répon- 
dait directement  à  aucune  des  suggestions  par  lesquelles  il  s'effor- 
çait de  ranimer  sa  foi  dans  l'avenir.  Enfin  l'heure  vint  de  se  quitter. 

—  Bonne  nuit,  chère  enfant,  dit-il,  se  penchant  vers  elle  pour 
toucher  de  ses  lèvres  les  joues  pâlies  de  sa  fille. 

Elsie  se  releva  par  un  effort  soudain,  lui  jeta  les  bras  autour  du 
cou,  et,  l'embrassant  elle-même  :  —  Adieu,  père!  lui  dit-elle. 

Ce  mouvement  inattendu  avait  été  trop  prompt  pour  qu'il  pût 
l'empêcher.  Maintenant  il  était  trop  tard.  Les  bras  d'Elsie,  cessant 
de  l'étreindre,  retombèrent  comme  deux  masses  inertes;  sa  tête  se 
rejeta  en  arrière  sur  l'oreiller;  un  long  souffle  s'exhala  de  ses  lèvres. 

—  Elle  s'évanouit!  dit  Helen. 

Mais  Sophy  était  déjà  près  du  lit.  —  Elle  est  morte!...  Elsie  est 
morte!  cria-t-elle  avec  un  éclat  désespéré. 

Ce  soir-là,  une  cloche  qui  sonnait  le  glas  mortuaire  éveilla  l'at- 
tention des  habitans  de  Rocldand.  Auprès  de  maint  foyer,  la  cau- 
serie de  famille  demeura  suspendue.  —  Lne,...  deux,...  trois,... 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quatre...  Ce  pouvait  encore  être  un  enfant  qu'on  savait  à  l'agonie... 
Cinq,...  six,...  sept...  Non,  ce  n'était  pas  lui;  à  peine  achevait-il  sa 
sixième  année...  Huit,...  neuf,...  dix,...  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce 
que  dix-huit  coups  eussent  tinté. — Elsie  est  morte!  répétèrent  alors 
cent  et  cent  voix  dans  la  petite  cité,  douloureusement  émue. 

Dudley  Venner  priait,  demandant  à  Dieu  de  lui  pardonner  s'il 
avait  failli,  en  quoi  que  ce  fût,  à  ses  devoirs  envers  cette  enfant  in- 
fortunée, pour  qui  l'heure  de  la  délivrance  était  enfin  venue.  Il  le 
remerciait  en  même  temps  de  leur  avoir  ménagé,  à  elle  et  à  lui, 
dans  ces  derniers  jours  d'une  existence  vouée  au  malheur,  quelques 
épanchemens ,  quelques  effusions  de  cœur  jusque-là  refusés  à  leur 
affection  mutuelle. 

Helen  le  regardait  prier,  saisie  d'une  pitié  profonde  pour  cette 
existence  désormais  condamnée  à  la  tristesse,  à  l'isolement. 

Sophy  restait,  de  jour  et  de  nuit,  assise  auprès  de  la  morte  qu'elle 
seule  avait  bien  aimée.  Sa  douleur  s'exprimait  de  temps  à  autre  par 
un  gémissement  prolongé,  qui  devenait  une  sorte  de  chant  funèbre 
pareil  à  ceux  des  montagnards  africains,  lorsque  vaincus,  du  haut 
de  leurs  retraites  inaccessibles,  ils  assistent  à  l'incendie  de  leurs  vil- 
lages et  voient  emmener  leurs  femmes,  leurs  enfans,  désormais  es- 
claves. Cette  plainte  sauvage,  Sophy  l'avait  sans  doute  apprise  de  sa 
mère,  la  fille  du  grand  chef  cannibale. 

Tant  de  personnes  demandèrent  à  voir  Elsie  une  fois  encore ,  que 
son  père  ne  crut  pas  pouvoir  se  refuser  à  cette  marque  apparente 
de  sympathie,  mélangée  sans  nul  doute  de  quelque  curiosité.  La 
jeune  morte,  grâce  aux  soins  d'Helen,  sembla  belle  encore  à  ceux 
qui  l'avaient  pourtant  connue  dans  tout  son  éclat.  On  n'avait  eu  à 
déguiser  par  aucun  artifice  pieux  aucun  de  ces  douloureux  vestiges 
que  la  crise  suprême  laisse  parfois  après  elle.  Pour  lui  mieux  don- 
ner l'aspect  d'une  personne  endormie,  on  avait  laissé  à  découvert 
le  cou  rond  et  mince  de  la  jeune  fille;  mais  la  torque  d'or  ne  lui  était 
pas  encore  enlevée,  et  quelques  regards  curieux  cherchèrent  en  vain 
la  trace  de  cette  marque  de  naissance  qui,  murmurait-on,  l'avait 
obligée  toute  sa  vie  à  porter  un  collier. 

Ce  fut  seulement  au  dernier  instant  de  la  dernière  heure  que  la 
vieille  Sophy,  penchée  sur  «  son  enfant,  »  détacha  d'une  main  trem- 
blante l'étincelant  cordon.  Son  regard  attentif  demeura  fixé  quelques 
secondes  sur  la  place  qu'il  avait  occupée.  Aucune  trace,  aucune 
marque,  rien  qui  rappelât  le  signe  fatal.  —  Dieu  soit  loué!...  s'écria 
la  bonne  négresse,...  il  l'a  rendue  digne  d'aller  rejoindre  ses  anges. 

Et  doucement  elle  plaça  la  torque  gauloise  dans  la  cassette  où 
devait  être  enfermé  à  jamais  ce  que  Dudley  appelait  «  les  reliques  » 
de  sa  fille. 


ELSIE    VENNER.  97 

Elsie,  bien  peu  de  minutes  après  que  ces  derniers  soins  eurent 
été  pris,  reposa  sous  la  blanche  tombe  élevée  au  centre  de  la  verte 
pelouse.  Elle  y  avait  été  conduite  par  ses  anciennes  compagnes,  toutes 
vêtues  de  blanc,  et  dont  les  voix  s'élevaient  en  chœur  pour  chanter 
les  hymnes  funéraires.  Bernard  Langdon  assistait  à  la  triste  cérémo- 
nie. Sur  la  pierre  du  tombeau,  il  lut  l'inscription  que  voici  : 

CATALINA 
MARIÉE  A  DUDLEY  VENNER 
'  MORTE  A  VINGT  ANS 

LE  13  OCTOBRE  18  40. 


Helen  Darley,  dès  que  sa  mission  fut  remplie,  voulut,  malgré  les 
reconnaissantes  instances  du  père  d' Elsie,  retourner  à  ses  pénibles 
devoirs.  Dans  les  entretiens  qu'ils  avaient  eus  pendant  ces  journées 
de  deuil,  peut-être  s'était-il  glissé  quelques  allusions  détournées  à 
un  avenir  possible,  quelqu'une  de  ces  paroles  qu'un  auditeur  indif- 
férent ne  songerait  même  pas  à  relever,  et  qui  n'en  sont  pas  moins, 
d'un  cœur  à  un  autre  cœur,  l'engagement  le  plus  irrévocable  et  le 
plus  sacré;  peut-être,  disons-nous,  car  nous  en  sommes,  sur  ce 
point,  réduit  à  de  simples  conjectures. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  M.  Silas  Peckham  vit  revenir  son 
assistant  teacher  avec  une  satisfaction  incontestable,  surtout  quand 
il  se  fut  bien  assuré  qu'en  soignant  Elsie  elle  n'avait  «  pris  aucun 
mal.  »  Il  ajouta,  le  brave  homme  :  — Ah  çà,  miss  Darley!...  j'es- 
père que  le  squire,  là-bas,  s'est  bien  conduit?...  Vous  n'aurez  sans 
doute  rien  perdu  à  vous  être  déran  ;ée  pour  lui?...  »  Cette  allusion 
un  peu  brutale  fit  rougir  Helen,  qui,  dans  sa  cmdeur,  n'en  comprit 
pas  le  véritable  sens,  et  pensa  qu'on  lui  parLiit  de  toute  autre  chose 
que  de  «  compensations  pécuniaires;  »  mais  M.  Silas  Peckham,  — 
rendons-lui  cette  justice,  —  n'avait,  en  vue  que  de  savoir  au  juste 
combien  il  pouvait  déduire  des  appointemens  de  sa  maîtresse  d'é- 
tude pour  le  temps  qu'elle  avait  passé  hors  de  chez  lui  et  les  bons 
services  dont  elle  l'avait  frustré. 

L'échéance  trimestrielle  étant  arrivée,  le  digne  principal  se  pré- 
senta, tout  souriant,  chez  Helen,  »  pour  régler  leur  petit  compte,  » 
comme  il  disait.  Ce  règlement  consistait  à  rogner  sur  les  soixante- 
quinze  dollars  qui  étaient  dus  à  miss  Darley  :  1°  dix  dollars  pour 
autant  de  jours  d'absence;  2°  vingt-cinq  dollars  à  titre  d'indem- 
nité pour  les  leçons  dont  l'absence  de  \ assistant  teacher  avait  privé 
V ApoUincan  Institute-  3"  sept  dollars  et  cinquante  cents  représen- 
tant, à  soixante-quinze  cents  par  jour,  certains  frais  de  logement, 
de  nourriture,  etc..  Bref,  avec  quelques  autres  réductions  insigni- 

TOME   XXXIV,  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

fiantes,  les  soixante-quinze  dollars  diminuaient  de  soixante  pour 
cent  environ. 

—  Si  je  suis  bien  informé,  ajouta  Silas  Peckham,  vous  venez  en 
aide,  sur  votre  salaire,  à  quelques  parens  besoigneux:  Ceti  n'est  pas 
régulier.  Ce  que  gagne  une  femme  ne  doit  représenter  que  sa  nour- 
riture et  son  vêtement,  plus  une  petite  épargne  en  cas  de  maladie,  ou 
pour  subvenir,  en  cas  de  décès,  aux  frais  funéfaifés.  Ce  qui  m'auto- 
rise à  penser  que  vous  gagnez  un  peu  trop  chez  moi,  c'est  qu'une 
autre  jeune  personne,  n'ayant,  elle,  aucun  parent  pauvre  à  aider, 
me  propose  de  prendre  votre  emploi  moyennant  une  compensation 
péciniiaire  considérablement  inférieure  à  celle  que  je  vous  accordais 
jusqu'ici...  Je  vous  conserverai  cependant,  vu  nos  bons  rapports, 
moyennant  une  réduction  d'appointemens  qui  reste  à  fixer,  —  pourvu 
que  cette  réduction  soit  telle  que  je  ne^^puisse  obtenir  de  personne  les 
mêmes  services  à  meilleur  marché.  ' 

Helen  écoutait  sans  trop  comprendre,  et  restait  les  yeux  fixés  sur 
cette  étrange  note  que  son  patron  lui  présentait.  —  Monsieur  Peck- 
ham, finit-elle  par  lui  dire,  ces  frais  de  logement  et  de  nourriture 
que  je  vois  portés  pour  les  dix  jours  de  mon  absence,  àqni,  s'il  vous 
plaît,  peuvent-ils  s'appliquer?  m.. 

Avant  que  le  majestueux  principal  eût  répondu  à  cette  eïhbarras- 
sante  question,  Bernard  Langdon  entra,  précédant  et  annonçant 
M.  Dudley  Venner.  Ce  nom  fit  légèrement  tressaillir  miss  Darley, 
qui  passa  tout  aussitôt  à  Bernard  le  curieux  document  dont  elle  ve- 
nait de  prendre  connaissance.  Il  y  jeta  un  rapide  coup  d'œil,  puis  un 
autre  à  M.  Peckham,  qui  crut  avoir  commis  quelque  erreur  de  chif- 
fres en  voyant  s'altérer  singulièrement  la  physionomie  du  jeune  pro- 
fesseur. —  Permettez,  dit-il,  j'ai  pu  me  tromper  ;.'..  mais  nous  allons 
refaire  l'addition.  "      '    '" 

Dieu  sait  quelle  leçon  d'arithmétique  il  eût  i"eçue  sàhS  l'heureuse 
arrivée  de  Dudley,  qui  était,  ])ar  parenthèse,  un  des  tnisfccs  de  l'é- 
tablissement. C'était  bien  le  cas,  pensa  aussitôt  l'honnête  Silas,  de 
mettre  dans  tout  son  jour  la  rigide  économie  qu'il  savait  apporter 
aux  moindres  détails  de  son  administration.  C'était  aussi  le  cas  d'in- 
spirer une  salutaire  terreur  à  ses  subordonnés  en  leur  montrant  par 
quels  liens  fragiles  ils  tenaient  kT ApolUnean  Female  Institut e,  et  il 
entamait  un  pompeux  exorde  sur  les  changêmens  que  les  circon- 
stances lui  permettaient  de  faire  subir  à  son  <(  personnel ,  »  quand 
Dudley  Venner  l'arrêta  court.  "  ^'^'*' 

—  Vous  aurez,  lui  dit-il,  à  vous  pourvoir  d*uiie^'£(utre  asaistant 
teacher...  Miss  Darley,  que  voici,  ne  conservera  point  ces  fonctions. 

—  Je  n'ai  pourtant  rien  à  reprocher  à  miss  Darley,  dit  Silas  avec 
sa  perspicacité  ordinaire. 


ELSIE    VENNER.  99 

—  Je  le  crois  sans  peine,  reprit  Dudley;  mais  miss  Helen  Darley 
va  devenir  ma  femme...  J'ai  cru  convenable  de  vous  prévenir  à 
temps  que  vous  ne  deviez  plus  compter  sur  elle. 

—  Alors  double  démission!...  s'écria  Bernard  Langdon,  car  je  n« 
resterai  pas  cinq  minutes  de  plus  sous  les  ordres  d'un  homme  ca- 
pable de  rédiger  un  petit  compte  pareil  à  celui-ci. 

—  Donnez,  je  vous  prie,  donnez-moi  cette  note,  disait  cependant 
M.  Silas  Peckliaiîi,  qui  commençaitàregrettex  sa. bévue...  Un  simple 
niémoranduiii...  à  revoir,  à  rectifier. t,^,,;,^'^^    qrtoo 

—  Les  trustées  en  jugeront  à  la  prochaine  séance  du  comité,  ré- 
pondit Dudley  Venner,  qui  fort  tranquillement  glissa  le  papier  dans 
sa  poche,  après  qu'une  rapide  lecture  l'eut  mis  au  courant  du  con- 
tenu  

Quinze  jours  plus  tard,  Bernard  Langdon  vint  reprendre  sa  place 
parmi  mes  élèves.  Il  était  beaucoup  plus  sérieux  que  je  ne  l'avais 
jamais  connu.  Et  comme  je  m'avisai  de  le  questionner  sur  l'emploi 
de  son  temps  depuis  son  départ,  il  me  raconta  l'histoire  qu'on  vient 
de  lire.  S' appliquant  à  ses  études  avec  une  énergie  peu  commune,  il 
trouva  ensuite  le  temps,  tout  en  préparant  ses  examens,  de  concourir 
pour  les.  prix  annuels  qu'on  accorde  aux  meilleures  dissertations 
écrites.  Par  deux  fois  un  vote  unanime  les  lui  décerna,  et  de  ceux  qui 
ont  lu  sa  thèse  sur  les  Nébuleuses  de  la  Biologie,  pas  un  ne  dira  qu'il 
ne  les  avait  pas  légitimement  gagnés. 

Ses  degrés  pris,  le  nouveau  docteur  vint  me  consulter  sur  ses  pre- 
miers pas  dans  la  carrière,  qui  souvent  décident  de  tout  un  avenu-. 
Ne  calculant  que  ses  ressources  actuelles  et  d'ailleurs  animé  des 
sentimens  les  plus  généreux,  Bernard  voulait  aller  s'établir  dans  un 
des  faubourgs  de  la  ville  où  venaient  de  s'achever  ses  études.  L'idée 
de  se  consacrer  aux  pauvres  souriait  à  sa  témérité  philanthropique. 
Je  lui  parlai  un  langage  plus  positif. 

—  Soignez,  lui  dis-je,  et  soignez  pour  rien  les  pauvres  qui  vien- 
dront à  vous,...  ceci  est'tout  simple;  mais  ne  limitez  pas  de  gaieté 
de  cœur  vos  vues  et  vos  espérances  à  une  ambition  de  second  ordre. 
Vous  n'êtes  pas  fait,  vous,  pour  la  clientèle  de  faubourg.  Plantez 
votre  tente  au  milieu  du  quartier  riche.  Dans  ces  magnifiques  hôtels 
habitent  des  gens  qui  valent  au  fond  tout  autant  que  d'autres,  et 
avec  lesquels  il  est  infiniment  plus  agréable  d'avoir  des  relations. 
Il  leur  faut  bien  un  médecin,  et  justement  ils  préfèrent  un  médecin 
gentleman.  Regardez -vous  au  miroir  :  vous  verrez  que  vous  faites 
admirablement  leur  affaire...  Ne  méprisez  donc  pas  vos  chances  de 
succès,  ne  vous  évaluez  pas  à  trop  bon  marché!...  Songez  d'ailleurs 
à  l'avantage  d'avoir  des  cliens  qu'on  peut  sans  le  moindre  scrupule 


100  F.EVLE    DES    DEUX    MONDES. 

envoyer  promener  quand  ils  voi^s  ennuient  au-delà  du  nécessaire... 
Puis  enfin,  tout  en  se  proposant  d'être  utile,  il  faut  aussi  tâcher 
d'être  heureux...  Vous  ne  le  seriez  jamais  en  vous  déclassant... 

Il  paraît  que  je  prêchais  avec  quelque  éloquence,  et  Bernard  se 
laissa  persuader.  Bien  lui  en  a  pris,  ce  me  semble,  car  je  l'ai  rencon- 
tré, l'autre  jour,  marchant*  à  côté  d'une  jeune  et  charmante  per- 
sonne, fille  d'un  opulent  banquier  de  Bockland,  et  dont  le  nom  a 
déjà  figuré,  dans  le  cours  de  ce  récit.  Bernard  m' ayant  salué  de  loin, 
miss  Laetitia  Forrester  m'envoya  le  plus  gracieux  sourire.  Je  n'étais 
plus  un  inconnu  pour  elle  du  moment  que  Bernard  Langdon  faisait 
attention  à  moi.  Ils  se  marieront  soiis  peu,  m'a-t-on  dit,  et  mon 
ancien  élève  pourra  s'en  donner  à  cœur  joie  de  soigner  les  pau- 
vres, car  il  sera  riche. 

Sa  future,  à  propos,  avait  ce  jour-là  un  magnifique  bracelet.  Se- 
rait-ce par  hasard  celui  d'Elsie? 

«  Pauvre  Elsie!  m'écrivait  ces  jours  derniers  mon  vieil  ami  Kit- 
tredje,  maintenant  que  Sophy  n'est  plus,  en  quel  cœur  survit  sa  mé- 
moire? Et  de  ceux  qui  parfois  songent  encore  à  elle,  combien  peu 
comprennent  l'énigme  solennelle  de  sa  vie  et  de  sa  mort!  Pour  moi, 
cette  mort  a  sa  grandeur  tragique  et  ses  terribles  enseignemens. 
Il  a  été  donné  à  cette  jeune  fille  de  voir  se  développer  en  elle,  par 
suite  d'un  accident  antérieur  à  sa  naissance,  deux  principes  ennemis, 
deux  natures  contraires.  La  lutte  a  été  longue  et  cruelle.  Le  serpent 
prédominait  d'abord,  vainqueur  d'Elsie  comme  il  le  fut  d'Eve.  Plus 
tard  les  élémens  supérieurs  prirent  leur  revanche,  et  la  femme  se 
dégageait  de  la  mortelle  étreinte  où  elle  s'était  longtemps  débattue, 
enlacée  comme  les  fils  de  Laocoon;  mais  alors,  épuisée  par  le  com- 
bat intérieur,  l'enfant  de  Gatalina  Yenner  était  à  bout  de  forces.  Un 
désappointement  de  cœur  était  venu  lui  ravir  l'énergie  qui  lui  res- 
tait encore,  et  qui  peut-être  eût  suffi  aux  besoins  de  cette  méta- 
morphose trop  tardive  et  trop  lente.  Qui  sait  si  elle  n'est  pas  morte, 
tuée  par  Bernard  Langdon?  Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  qu'au  mo- 
ment suprême  et  décisif,  sur  les  deux  natures  aux  prises,  comme  sur 
deux  athlètes  obstinés  et  puissans,  le  théâtre  même  de  la  lutte  s'est 
écroiilé...  Voilà  du  moins  ce  que  j'ai  cru  voir  et  à  quelle  tragédie 
j'ai  assisté,  le  cœur  saignant  et  plein  de  larmes.  Pauvre  Mélusine 
d'Amérique!  mon  amitié  compatissante  a  parfois  semé  de  fleurs  le 
gazon  sous  lequel  tu  dors.  Paix  à  tes  cendres  !  respect  à  tes  mânes  î 
Ceux  qui  ne  t'ont  pas  aimée  ne  t'ont  pas  connue!  » 

E.-D.    FoRGUES. 


ALEXIS  DE  TOCQUEVILLE 

')iv\v  rîfjIn^Tl  i;  /(■  /n  » 

LA  SCIENCE  POLITIQUE  AU  XIX«  SIÈCLE 


OEuvreset  Correspondance  inédites,  publiées  et  précédées  d'une  notice  par  M.  G.  de  Beaumont. 

iltiidriIOO  ,'Ji'i.J  ii  UiOJU:j  Ji;j^;i.Jr,   r.;: 
(ijo'l  '.  Vicnu  /id'ab  )9  917  iîr:  ub  Ml!  •• 
idÎTioJ  ?^f^)a  J9  9Ji: 

A  toutes  les  grandes  épo  {ues  de  liberté  intellectuelle,  on  a  vu  la 
philosophie  s'unir  à  la  politique,  lui  prêter  ou  en  recevoir  des  lu- 
mières. Il  en  a  toujours  été  ainsi  chez  les  anciens,  au  moins  dans 
les  beaux  jours  et  jusqu'au  moment  où  les  études  politiques  furent 
rendues  tout  à  fait  vaines  et  inutiles,  en  Grèce  par  la  conquête  ro- 
maine, à  Rome  par  la  perte  de  la  liberté.  Dans  les  temps  modernes, 
cette  alliance  commence  à  se  renouer  vers  le  xvi'^  siècle  ;  elle  se  res- 
serre eti  Angleterre  au  xvii^  La  politique  des  Stuarts  et  la  politique 
de  1688  y  ont  chacune  son  théoricien,  l'une  dans  l'auteur  du  Lé- 
viathan,  l'autre  dans  l'auteur  de  V Essai  sur  le  gouvernement  civil; 
mais  c'est  surtout  en  France,  au  xviii*  siècle,  que  l'union  de  la  po- 
litique et  de  la  philosophie  a  été  brillante  et  féconde  :  Montesquieu, 
Rousseau,  Turgot,  Condorcet,  en  sont  les  témoignages  les  plus  écla- 
tans,  mais  non  pas  les  seuls.  Après  la  révolution,  le  même  mouve- 
ment continue  :  Destutt  de  Tracy,  Ronald,  de  Maistre,  Royer-Gollard, 
Lamennais,  M.  Guizot,  M.  Cousin,  M.  de  Rémusat,  M.  Rossi,  sont 
tous,  à  des  degrés  divers,  philosophes  et  publicistes,  et  leur  philo- 
sophie contient  les  principes  de  leur  politique.  Enfin,  parmi  ces 
nobles  esprits,  il  faut  placer  au  premier  rang  l'illustre  publiciste 
enlevé  à  la  France  il  y  a  deux  ans,  et  dont  les  œuvres  et  la  corres- 
pondance inédites  viennent  d'être  données  au  public  par  les  soins 
d'une  amitié  fidèle  et  religieuse.  M.  de  Tocqueville,  à  la  vérité, 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'était  pas  un  philosophe,  et  il  avoue  lui-même  qu'il  avait  peu  de 
goût  pour  la  métaphysique;  mais  il  possédait  au  plus  haut  degré  et 
pratiquait  merveilleusement  la  méthode  philosophique  :  il  avait  cet 
esprit  de  réflexion  et  de  généralisation  qui,  partout  dans  les  faits 
particuliers,  cherche  et  découvre  les  lois  générales.  D'ailleurs,  s'il 
goûtait  peu  la  philosophie  savante,  il  portait  en  lui-même  une  phi- 
losophie naturelle,  non  systématique,  mais  toute  vivante,  et  partout 
présente  dans  ses  écrits,  la  philosophie  de  l'âme,  de  la  dignité  hu- 
maine, de  la  liberté.  Ce  n'est  pas  faire  violence  à  ses  opinions  et  à 
ses  sentimens  que  de  le  réclamer  comme  un  politique  spiritualiste 
et  comme  un  politique  philosophe. 

Les  deux  volumes  d'écrits  posthumes  que  vient  de  publier  M.  de 
Beaumont,  en  y  joignant  une  belle  et  touchante  notice,  sont  du  plus 
vif  intérêt;  ils  complètent  l'idée  que  l'on  se  faisait  déjà  de  cet  ingé- 
nieux et  noble  esprit,  et  ils  y  ajoutent.  L'éditeur  a  fait  le  choix  le 
.plus  sévère  parmi  les  papiers  de  l'auteur,  et  n'a  publié  que  ce  qu'il 
eût  publié  lui-même.  Dans  la  correspondance,  il  s'est  contenté,  avec 
une  disci'étion  peut-être  excessive,  de  nous  donner  les  appréciations 
politiques  qui  pouvaient  avoir  un  caractère  général ,  et  il  a  réservé 
pour  un  autre  temps  les  lettres  qui  touchent  de  trop  près  aux  évé- 
nemens  contemporains.  Grâce  à  ce  choix  scrupuleux,  la  correspon- 
dance plane  au-dessus  des  hommes  et  des  choses  dans  la  pure  et 
libre  atmosphère  de  la  philosophie  politique  :  elle  semble  presque 
avoir  le  désintéressement  de  la  science  avec  la  chaleur  et  le  mouve- 
ment de  la  vie.  Cette  correspondance  d'ailleurs,  dans  ce  qu'elle  a 
d'intime  et  de  personnel,  est  une  des  lectures  les  plus  attachantes  : 
elle  nous  procure  un  plaisir  doux,  noble,  tempéré,  non  sans  mélange 
de  tristesse.  En  quelques  instans,  vous  y  embrassez  toute  une  vie  : 
adolescence,  jeunesse,  maturité,  passent  et  disparaissent  devant 
vous  avec  la  rapidité  de  l'éclair;  puis  tout  à  coup  cette  vie,  qui  eût 
pu  être  pleine  de  jours,  est  interrompue,  sans  qu'on  puisse  dire 
pourquoi  elle  a  cessé  à  tel  moment  plutôt  qu'à  tel  autre.  Cette  page 
est  encore  imprégnée  du  parfum  de  la  première  jeunesse  ;  elle  est 
fraîche  et  riante  comme  une  journée  de  printemps;  la  page  suivante 
est  déjà  plus  réfléchie,  mais  une  certaine  ardeur  curieuse  et  intré- 
pide, la  recherche  du  nouveau  et  de  l'inconnu,  l'espoir  de  la  re- 
nommée, témoignent  que  le  foyer  intérieur  est  plein  de  flamme  et 
de  lumière.  Viennent  ensuite  les  désirs  plus  tempérés,  l'amour  de 
l'intérieur,  de  la  douce  vie  domestique,  puis  la  passion  d'agir,  de 
conquérir,  de  se  faire  sa  place  dans  la  vie  réelle,  la  grande  et  noble 
ambition,  puis  les  déceptions,  les  combats,  les  tristesses,  les  chutes, 
les  désespoirs  des  croyances  trompées;  enfin  les  fruits  d'arrière- 
saison,  les  retours  de  bonheur,  quelques  sourires  de  la  gloire,  et, 
pour  couronner  tout  cela  et  comme  dernier  mot  de  l'énigme,  la 


ALEXIS    DE    TOCQUEVILLE.  103 

mort,  la  mort  au  sein  de  l'amitié,  cà  côté  de  l'épouse  chérie,  sous  un 
beau  ciel,  mais  enfin  la  mort  prématurée,  étouffant  mille  pensées 
dans  leurs  germes,  coupant  court  à  tous  les  problèmes  et  à  toutes 
les  questions ,  et  enlevant  au  mouvement  du  monde  une  âme  qui 
l'embellissait  et  qui  l'honorait.  Voilà  ce  qu'un  regard,  même  dis- 
trait, peut  embrasser  en  quelques  heures  en  parcourant  cette  cor- 
respondance. Cette  vie,  si  pleine  qu'elle  fût,  n'est  qu'un  atome  dans 
notre  propre  vie,  qui  elle-même  n'est  qu'un  atome. 

D'autres  ont  dit  ou  pourront  dire  encore  ce  qu'a  été  cet  homme 
rare,  dont  la  vie  a  prouvé  si  éloquemment  cette  vérité  consolante, 
que  l'on  peut  avoir  de  l'âme  sans  manquer  d'esprit.  Il  appartient  à 
ceux  qui  l'ont  intimement  connu  de  peindre  avec  fidélité  cette  na- 
ture fine  et  noble,  fière  et  timide,  affectueuse  et  concentrée,  qui 
unissait  l'énergie  à  la  tendresse,  et  n'avait  qu'une  seule  passion 
exagérée,  la  passion  de  la  perfection  et  de  la  grandeur.  Une  tâche 
moins  riante,  mais  non  moins  utile,  nous  est  réservée  :  c'est  d'étu- 
dier la  doctrine  politique  de  M.  de  Tocqueville,  de  recueillir  ses 
principales  pensées,  d'en  montrer  le  lien,  et,  s'il  est  possible,  d'en 
fixer  la  valeur.  C'est  ce  que  nous  ferons  en  nous  servant  des  élémens 
nouveaux  réunis  par  M.  de  Beaumont,  non  «ans  recourir  aux  livres 
depuis  longtemps  connus.  >  'j'Jâ'i'''  •  n -oci; '.  jroo  c.ivjiu^n 

JLU'iiOd 

h      '"^ 

Lorsque  M.  de  Tocqueville  aborda  la  science  politique,  un  très 
grand  nombre  d'écoles  ou  plutôt  de  partis  contraires  et  hostiles  se 
partageaient  l'empire  des  esprits.  Le  jeune  publiciste  se  fit  remar- 
quer tout  d'abord  par  son  désintéressement  et  sa  neutralité  entre 
toutes  ces  écoles  opposées.  Nulle  part  il  n'engage  de  polémique 
contre  aucune  d'entre  elles,  et  il  semble  presque  les  ignorer  toutes. 
C'était  l'homme  qui  oubliait  le  plus  les  pensées  des  autres  pour  se 
concentrer  dans  les  siennes.  <(  Il  faut  rester  soi,  »  disait-il.  Cette 
méthode  est  sans  doute  très  favorable  à  l'originalité.  On  pourrait 
croire  seulement  qu'elle  est  funeste  à  la  largeur  des  vues,  et  doit 
conduire  à  une  doctrine  étroite.  C'est  là  un  écueil  que  M.  de  Toc- 
queville a  su  éviter.  Peu  d'esprits  ont  su  concilier  avec  une  sem- 
blable impartialité  les  idées  les  plus  diverses  et  en  apparence  même 
les  plus  opposées. 

La  méthode  qu'il  appliqua  est  la  méthode  d'observation.  M.  de  Toc- 
queville n'appartient  pas  à  la  classe  des  publicistes  logiciens,  tels  que 
Hobbes,  Spinoza  ou  Rousseau,  mais  à  celle  des  publicistes  observa- 
teurs, Aristote,  Machiavel,  Bodin  et  Montesquieu.  Il  y  a  deux  ma- 
nières d'observer  en  politique,  —  l'observation  directe  des  choses 
présentes  et  l'étude  du  passé,  c'est-à-dire  l'histoire.  Presque  tous 


104  REVUE    DES    DEUX    MOjNDE^. 

les  grands  publicistes  observateurs  ont  été  historiens.  C'est  là  ce  qui 
a  manqué  à  Tocqueville,  au  moins  dans  son  livre  de  la  Dcmorralie. 
Il  n'emploie  que  la  première  méthode,  l'observation  directe,  et  le 
manque  absolu  de  comparaisons  historiques  est  l'une  des  lacunes 
de  son  ouvraj^e.  Plus  tard,  il  a  essayé  de  corriger  ce  défaut  de  son 
éducation  première,  et  il  était  arrivé  sur  l'ancien  régime  à  une  éru- 
dition assez  fine  et  assez  rare ,  mais  trop  récente ,  et  par  conséquent 
toujours  un  peu  incertaine.  Au  reste,  ce  défaut  a  ses  compensa- 
tions. La  vue  de  l'auteur,  moins  distraite  par  les  souvenirs  histo- 
riques, est  plus  nette  et  plus  décidée.  Je  me  garde  bien  de  com- 
parer la  Démocratie  en  Amérique  à  VEsprit  des  Lois.  Cependant 
il  faut  avouer  que,  dans  le  livre  de  Montesquieu,  le  nombre  des 
faits  et  la  masse  des  matériaux  nuisent  un  peu  à  l'unité  et  à  la  clarté 
de  l'ensemble.  C'est  une  admirable  analyse,  qui  n'a  pas  eu  le  temps 
de  trouver  sa  synthèse.  L'ouvrage  de  la  Démocratie,  dans  des  pro- 
portions moindres,  a  plus  d'unité.  L'auteur  n'a  pas  vu  autant  de 
choses  que  son  illustre  maître,  mais  il  a  généralisé  celles  qu'il  a 
vues.  Dans  VEsprit  des  Lois,  il  y  a  en  quelque  sorte  plusieurs  ou- 
vrages, dont  chacun,  pris  à  part,  est  un  chef-d'œuvre,  mais  qui, 
réunis,  forment  un  tout  assez  discordant»  dont  on  discerne  difficile- 
ment  le  centre  et  les  Imiites.  .,  ,,\f,,  •  -' 

M.  de  Tocqueville  est  un  observateur,  mais  ce  n'est  pas  un  sta- 
tisticien :  il  n'aime  pas  le  fait  pour  le  fait,  il  n'y  voit  que  le  signe 
des  idées.  Pour  lui,  rien  n'était  isolé,  tout  fait  particulier  s'animait, 
parlait,  prenait  une  physionomie  et  un  sens.  Il  aimait  passionné- 
ment les  idées  générales,  mais  il  les  dissimulait  si  bien  qu'un  An- 
glais, auteur  d'un  livre  intéressant  sur  les  Etats-Unis,  lui  disait: 
«  Ce  que  j'admire  particulièrement,  c'est  qu'en  traitant  un  si  grand 
sujet,  vous  ayez  si  complètement  évité  les  idées  générales.  '>  Il  ne 
les  évitait  pas,  loin  de  là;  mais  il  cherchait  autant  que  possible  à 
les  incorporer  dans  les  faits.  D'ailleurs  ses  vues  n'avaient  jamais 
qu'un  certain  degré  de  généralité,  et  restaient  toujours  suspendues 
à  peu  de  distance  des  faits  et  de  l'expérience.  Elles  étaient  ce  que 
Bacon  appelle  des  axiomes  moyens,  et  non  des  axiomes  généralis- 
simes. C'est  en  cela  surtout  qu'il  était  original  et  se  distinguait  des 
autres  esprits  de  son  temps.  A  cette  époque  en  effet,  on  avait  le 
goût  de  la  plus  haute  généralité  possible  dans  l'interprétation  des 
faits  humains.  C'était  le  temps  de  la  philosophie  de  l'histoire,  de  la 
palingénésie  sociale;  on  expliquait  les  lois  de  l'humanité  par  les 
rapports  du  fini  et  de  l'infini;  on  traduisait  Vico  et  Herder;  on  se 
demandait  si  le  monde  marchait  en  ligne  droite,  en  ligne  courbe  ou 
en  spirale.  C'est  une  chose  remarquable  de  voir  Tocqueville,  si 
jeune  alors,  échapper  à  cette  tentation,  et  retenir  sur  cette  pente 
son  esprit  si  généralisateur.  Lui-même  signale  quelque  part  avec 


ALEXIS    DE    TOCQIE VILLE.  105 

esprit  cette  maladie  de  ses  contemporains.  «  J'apprends  chaque  ma- 
tin, en  me  réveillant,  dit-il,  qu'on  vient  de  découvrir  une  certaine 
loi  générale  et  éternelle  dont  je  n'avais  jamais  ouï  parler  jusque-là. 
Il  n'est  pas  de  si  médiocre  écrivain  auquel  il  suffise,  pour  son  coup 
d'essai,  de  découvrir  des  vérités  applicables  à  un  grand  royaume, 
et  qui  ne  reste  mécontent  de  lui-même,  s'il  n'a  pu  renfermer  le 
genre  humain  dans  le  sujet  de  son  discours.  » 

Le  point  de  départ  des  études  de  M.  de  Tocqueville  semble  avoir 
été  ce  mot  célèbre  de  M.  de  Serres  :  «  La  démocratie  coule  à  pleins 
bords.  »  11  a  cru  que  la  révolution  démocratique  était  inévitable,  ou 
plutôt  qu'elle  était  faite,  et  au  lieu  de  raisonner  à  priori  sur  la  jus- 
tice ou  l'injustice  de  ce  grand  fait,  il  a  pensé  qu'il  valait  mieux  l'ob- 
server, et,  laissant  à  d'autres  le  soin  de  l'exalter  et  de  la  flétrir,  il 
s'est  réservé  de  la  connaître  et  de  la  comprendre.  Ce  fut  cette  im- 
partialité d'observation  qui  étonna  et  séduisit  à  la  fois  dans  le  livre 
de  la  Démocratie  en  Amérique.  On  admirait  sans  comprendre.  Toc- 
queville se  plaignait  agréablement  à  M.  Mill  de  ce  nouveau  genre  de 
succès.  «  Je  ne  rencontre,  disait-il,  que  des  gens  qui  veulent  me  ra- 
mener à  des  opinions  que  je  professe,  ou  qui  prétendent  partager 
avec  moi  des  opinions  que  je  n'ai  pas.  »...<(  Je  plais,  a-t-il  dit  encore, 
à  beaucoup  de  gens  d'opinions  opposées,  non  parce  qu'ils  m'enten- 
dent mais  parce  qu'ils  trouvent  dans  mon  ouvrage,  en  ne  le  consi- 
dérant que  d'un  seul  côté,  des  argumens  favorables  à  leur  passion 
du  moment.  )> 

L'entreprise  originale  de  M.  de  Tocqueville  a  donc  été  de  consi- 
dérer la  démocratie  comme  un  objet,  non  de  démonstration,  mais 
d'observation,  et  si  l'on  veut  repasser  dans  son  souvenir  les  noms 
des  plus  grands  publicistes  modernes,  on  verra  qu'il  n'y  en  a  pas  un 
qui  ait  eu  cette  idée  et  qui  ait  accompli  ce  dessein.  La  plupart  sont 
des  systéma'iques  et  des  logiciens  qui  font  ou  des  constructions  à 
priori  ou  des  plaidoyers  :  ils  défendent  ou  condamnent  la  démocra- 
tie d'après  certains  principes  généraux;  mais  pas  un  n'a  étudié  la 
démocra'ie  comme  un  fait,  et  cela  d'ailleurs  par  une  raison  très  ma- 
nifeste, c'est  que  ce  fait  n'existait  pas  encore,  au  moins  sur  une 
grande  échelle.  Quant  à  Montesquieu,  le  plus  grand  observateur  po- 
litique des  temps  modernes,  il  n'a  vraiment  étudié  de  près  que  deux 
grandes  formes  politiques,  la  monarchie  et  le  gouvernement  mixte. 
Pour  la  démocratie,  il  ne  l'a  vue  qu'en  historien  et  dans  l'antiquité. 
On  n'a  pas  assez  remarqué  que  sur  les  républiques  anciennes  ce  sage 
politique  a  exactement  les  mêmes  idées  que  Mably  et  que  Rousseau  : 
ce  qu'il  appelle  la  république  n'est  pour  lui  qu'un  rêve  des  temps  an- 
tiques; il  n'a  eu  aucun  pressentiment  de  la  démocratie  moderne. 
C'est  comme  observateur  pénétrant  et  attentif  de  cette  démocratie 
que  nous  apparaît  surtout  M.  de  Tocqueville. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  principale  erreur  des  partisans  passionnés  de  la  démocratie 
est  de  considérer  cette  forme  de  société  comme  un  type  absolu  et 
idéal  qui,  une  fois  réalisé  ici-bas,  donnerait  aux  hommes  le  parfait 
bonheur.  Il  n'en  est  pas  ainsi  :  la  démocratie  est  un  fait  humain,  et, 
comme  tous  les  faits  humains,  mélangé  de  bien  et  de  mal.  Il  faut 
voir  à  la  fois  l'un  et  l'autre,  afin  d'être  en  mesure  d'accroître  l'un 
et  de  diminuer  l'autre.  En  outre,  les  choses  ne  se  développent  ja- 
mais dans  la  réalité  telles  que  la  spéculation  pure  les  a  conçues  à 
priori.  Les  apôtres  de  la  démocratie  en  93  voulaient  faire  une  ré- 
publique Spartiate  fondée  sur  la  pauvreté,  la  frugalité  et  la  vertu, 
et  au  contraire  la  société  sortie  des  ruines  qu'ils  ont  faites  est  une 
société  d'industrie,  de  bien-être  et  de  luxe.  On  pourrait  trouver 
d'aufres  exemples  non  moins  remarquables  des  démentis  donnés 
par  les  faits  à  la  théorie.  Il  y  a  donc  une  grande  différence  entre 
une  société  rêvée  et  une  société  réalisée;  il  ne  suffit  pas  de  se  de- 
mander comment  les  choses  doivent  être,  il  faut  voir  encore  com- 
ment elles  sont.  Les  démocrates  modernes  parlent  sans  cesse  de  la 
foi  démocratique,  de  la  religion  démocratique.  La  foi  est  sans  doute 
une  chose  excellente  dans  l'ordre  surnaturel,  mais  ici-bas  elle  n'est 
pas  trop  à  sa  place.  11  ne  suffit  pas  de  croire,  il  faut  comprendre. 
L'action  peut  avoir  besoin  d'aveuglement  et  d'illusion;  mais  la 
science  ne  se  nourrit  que  de  vérité.  Tocqueville  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  croire  à  la  démocratie,  il  a  voulu  la  comprendre,  et  par  là 
il  s'est  assuré  un  nom  durable  dans  la  philosophie  politique. 

Que  faut-il  entendre  par  démocratie?  Il  y  a  deux  faits  prin- 
cipaux auxquels  on  peut  ramener  la  démocratie  :  l'égalité  des  con- 
ditions et  la  souveraineté  du  peuple.  Le  premier  de  ces  faits  con- 
stitue la  démocratie  civile,  le  second  la  démocratie  politique.  Ils 
peuvent  ne  pas  se  rencontrer  ensemble,  ou  se  rencontrer  dans  des 
proportions  inégales.  On  conçoit  une  certaine  égalité  de  conditions, 
sans  aucun  mélange  de  souveraineté  populaire  :  c'est  ce  qui  a  lieu 
dans  les  monarchies  asiatiques,  où  tous  sont  égaux,  excepté  un  seul. 
Il  y  a  même  eu  d'autres  états  où  le  peuple  était  considéré  comme 
souverain,  mais  où  il  n'est  intervenu  qu'une  fois  pour  décerner  k 
un  seul  le  pouvoir  absolu,  ne  se  réservant  plus  rien  pour  lui-même. 
Dans  certaines  sociétés  démocratiques,  l'égalité  des  conditions  s'unit 
à  l'inégalité  politique.  Dans  d'autres  sociétés,  il  peut  y  avoir  plus  d'é- 
galité politique  que  d'égalité  civile.  Ainsi  la  séparation  ou  la  réunion 
de  ces  deux  faits  élémentaires  peut  donner  lieu  aux  combinaisons 
les  plus  différentes;  mais  en  général  ils  tendent  à  se  rapprocher  l'un 
de  l'autre  :  l'égalité  civile  amène  l'égalité  politique,  et  réciproque- 
ment. Or  ce  progrès  a  atteint  son  terme  en  Amérique  :  c'est  là  que 
vous  voyez  à  la  fois  une  extrême  égalité  civile  (esclavage  à  part)  et 
une  extrême  égalité  politique.  C'est  là  que  la  démocratie  a  atteint 


ALEXIS    DE    TOCQUEVlLLi;.  107 

son  extrême  limite,  et  jusqu'ici  ses  dernières  conséquences  :  c'est 
donc  là,  toutes  réserves  faites,  qu'on  la  peut  le  mieux  étudier. 

La  démocratie  ainsi  définie,  quels  en  sont  les  effets?  Quels  sont  les 
biens  et  les  maux  qu'elle  est  capable  de  procurer  aux  hommes? 

Le  plus  grand  bien  de  la  démocratie,  suivant  M.  de  Tocqueville, 
celui  qu'elle  produit  certainement,  c'est  le  développement  du  bien- 
être.  Certains  économistes,  même  libéraux,  Sismondi  par  exemple, 
ont  pu  le  contester,  au  moins  pour  la  France,  et  soutenir  que  la  ré- 
volution a  plutôt  nui  qu'aidé  au  bien-être  des  populations  ouvrières. 
Les  économistes  anglais  de  leur  côté  sont  presque  tous  d'accord 
pour  prétendre  que  les  institutions  aristocratiques  sont  plus  favo- 
rables au  bien-être  des  masses.  C'était  en  particulier  l'opinion  de 
M.  Senior,  l'un  des  amis  et  l'un  des  correspondans  de  Tocqueville  : 
mais  celui-ci  s'opposait  de  toutes  ses  forces  à  cette  prétention,  et 
affirmait  que,  dans  la  constitution  anglaise,  le  bien  du  pauvre  est  sa- 
crifié à  celui  du  riche.  Il  reconnaissait  que,  dans  les  sociétés  dé- 
mocratiques, les  lois  ne  sont  pas  toujours  les  meilleures  possible. 
L'art  de  faire  les  lois  est  un  art  difficile  que  les  sociétés  démocrati- 
ques ne  possèdent  que  rarement.  De  plus,  les  lois  y  sont  instables  : 
on  les  change  sans  cesse,  sans  attendre  même  qu'elles  aient  produit 
leur  effet;  les  gouvernans  n'y  sont  pas  toujours  les  plus  éclairés,  ni 
même  parfaitement  honnêtes,  parce  qu'ils  sont  souvent  besoigneux. 
Toutes  ces  causes  diverses  exercent  une  action  fâcheuse  sur  le  gou- 
vernement de  la  démocratie.  Et  cependant  la  tendance  générale  et 
constante  de  ce  gouvernement  est  le  bien-être  du  plus  grand  nombre. 
Les  lois  sont  faites  par  ceux-là  mêmes  qui  doivent  en  profiter;  les  fonc- 
tionnaires n'ont  qu'accidentellement  des  intérêts  contraires  à  ceux  du 
public;  au  fond,  leurs  passions  et  leurs  besoins  sont  identiques.  Il  y 
a  donc,  malgré  les  déviations,  les  temps  perdus,  les  erreurs  passa- 
gères, les  dépenses  inutiles,  une  résultante  favorable  au  bien  pu- 
blic. Au  nombre  de  ces  biens  chaque  jour  répandus  sur  un  plus 
grand  nombre  d'individus,  il  faut  mettre  au  premier  rang  le  déve- 
loppement de  l'intelligence,  la  diffusion  des  lumières.  Les  démocra- 
ties peuvent  être  inférieures  aux  aristocraties  pour  les  grands  ta- 
lens  et  les  œuvres  supérieures;  mais  tout  le  monde  y  est  plus  ou 
moins  instruit,  plus  ou  moins  éclairé. 

Un  des  plus  grands  bienfaits  de  la  démocratie ,  c'est  la  douceur 
des  mœurs  et  les  progrès  de  la  sociabilité  parmi  les  hommes.  Dans 
les  sociétés  aristocratiques,  toutes  les  classes  sont  séparées  les  unes 
des  autres  non-seulement  par  l'orgueil,  mais  surtout  par  l'igno- 
rance où  elles  sont  les  unes  des  autres.  On  ne  sympathise  vraiment, 
les  philosophes  l'ont  fait  remarquer,  qu'avec  les  sentimens  qu'on  a 
plus  ou  moins  éprouvés  soi-même.  Plus  les  conditions  sont  iné- 
gales, plus  il  y  a  de  manières  différentes  de  sentir  parmi  les  hommes. 


108  BEVUE    DES    DEUX    MOINDES, 

plus  aussi  par  conséquent  il  leur  est  difficile  de  sympathiser  entre 
eux  :  celui  qui  n'est  pas  votre  égal  n'est  pas  votre  semblable.  De  là 
plusieurs  couches  superposées  les  unes  aux  autres  dans  une  môme 
société,  de  là  l'indifférence  et  le  dédain  des  classes  supérieures  pour 
les  classes  inférieures/ Avec  l'égalité,  les  manières  perdent,  il  est 
vrai,  de  leur  politesse;  la  délicatesse,  la  distinction  s'efface  :  en  re- 
vanche les  hommes  se  connaissent  mieux,  puisqu'ils  sont  sans  cesse 
mêlés  les  uns  aux  autres.  Si  les  classes  les  plus  élevées  perdent 
quelque  chose  de  leur  élégance,  les  plus  basses  perdent  de  leur 
grossièreté;  un  esprit  de  cordialité  et  de  familiarité,  plus  vulgaire, 
mais  plus  humain,  remplace  la  politesse  des  anciens  temps;  les 
mœurs  deviennent  plus  douces  et  plus  fraternelles.  La  sympathie 
pour  les  misères  humaines  et  pour  tout  ce  qui  touche  l'humanité, 
la  curiosité  et  la  compassion  pour  les  races  lointaines,  opprimées, 
persécutées,  l'horreur  pour  tout  ce  qui  fait  souffrir  inutilement 
les  hommes,  le  scrupule  dans  le  choix  et  la  mesure  des  peines,  tels 
sont  les  traits  les  plus  nobles  et  les  plus  relevés  des  sociétés  démo- 
cratiques. Dans  l'intérieur  de  la  famille,  la  douceur  et  la  confiance 
de  l'affection  remplacent  la  froide  et  respectueuse  obéissance  :  moins 
d'autorité  et  plus  d'amitié.  «  La  douceur  des  mœurs  démocratiques 
est  si  grande  que  les  partisans  de  l'aristocratie  eux-mêmes  s'y  lais- 
sent prendre,  et  que,  après  l'avoir  goûtée  quelque  temps,  ils  ne  sont 
point  tentés  de  retourner  aux  formes  respectueuses  et  froides^  de  la 
famille  aristocratique.  Ils  conserveraient  volontiers  les  mœurs  do- 
mestiques de  la  démocratie,  pourvu  qu'ils  pussent  rejeter  son  état 
social  et  ses  lois;  mais  ces  choses  se  tiennent,  et  l'on  ne  peut  jouii- 
des  unes  sans  souffrir  les  autres.  » 

Un  autre  effet  de  la  démocratie,  c'est  de  répandre  dans  le  corps 
social  une  grande  activité,  un  mouvement  extrême.  C'est  là  un  des 
caractères  les  plus  frappans  des  mœurs  américaines.  Peut-être  ce 
caractère  tient-il  au  génie  de  la  race  plus  encore  qu'aux  institutions; 
cependant  on  ne  peut  nier  qu'en  Europe  les  révolutions  démocra- 
tiques (car  elles  l'ont  été  toutes  plus  ou  moins)  n'aient  provoqué 
également  un  grand  esprit  d'entreprise  et  une  extrême  activité  en 
tout  genre.  Si  l'on  demande  à  quoi  cette  activité  est  bonne,  on  peut 
répondre  d'abord  qu'elle  est  bonne  à  répandre  dans  la  société  plus 
de  bien-être,  plus  d'instruction,  plus  de  jouissances  de  toute  espèce; 
mais  on  peut  dire  surtout  que  l'activité  est  bonne  par  elle-même, 
parce  qu'agir,  c'est  vivre.  Or  l'activité  politique,  quand  elle  ne  se 
change  pas  en  fièvre  désoi^donnée,  détermine  et  développé  tous  lés 
autres  modes  d'activité,  le  commerce,  l'industrie,  l'agriculture,  la' 
science,  au  moins  dans  ses  a})plications.  A  la  vérité,  cet  effet  est  dû 
surtout  à  la  liberté  politique,  qui  peut  se  rencontrer  dans  des  socié- 
tés non  démocratiques;  mais  si  l'on  y  regarde  de  près,  on  verra  que 


ALEXIS    DE    TOCQUE VILLE.  109 

c'est  la  part  que  les  classes  laborieuses  ont  au  gouvernement  de 
l'état  qui  leur  donne  cet  esprit  d'initiative  et  d'entreprise  que  nous 
admirons. 

Tels  sont  les  principaux  avantages  des  institutions  démocratiques, 
(iuant  aux  inconvéniens  et  aux  vices  de  ces  institutions,  Tocqueville 
en  signale  un  grand  nombre,  tels  que  l'instabilité  des  lois,  l'infério- 
rité de  mérite  dans  les  gouvernans,  l'abus  de  l'uniformité,  l'excès 
de  la  passion  du  bien-être;  mais  le  mal  décisif  et  générateur,  celui  qui 
produit  ou  envenime  tous  les  autres,  et  contre  lequel  les  états  démo- 
cratiques doivent  sans  cesse  lutter,  c'est  la  tendance  à  la  tyrannie. 

Dans  une  société  où  toute  distinction  a  disparu,  où  tous  les 
hommes  ne  sont  plus  que  des  individus  égaux,  la  seule  force  déci- 
sive est  celle  du  nombre.  La  majorité  y  est  donc  toute-puissante, ^et 
par  conséquent  tyrannique.  La  tyrannie  du  souverain  conduit  à  l'ar- 
bitraire des  magistrats.  Ceux-ci  en  effet,  n'étant  rien  par  eux- 
mêmes,  sont  les  agens  passifs  de  la  majorité;  ils  peuvent  donc  tout 
faire,  pourvu  qu'ils  épousent  ses  passions  :  «  garantis  par  l'opinion 
du  plus  grand  nombre  et  forts  de  son  concours,  ils  osent  alors  des 
choses  dont  un  Européen  habitué  au  spectacle  de  l'arbitraire  s'é- 
tonne encore.  »  Lue  conséquence  plus  grave,  et  la  plus  grave  de 
toutes,  c'est  l'asservissement  de  la  pensée.  «  Je  ne  connais  pas  de 
pays,  dit  Tocqueville,  où  il  règne  moins  d'indépendance  d'esprit  et 
moins  de  véritable  liberté  de  discussion  qu'en  Amérique.  La  majo- 
rité trace  un  cercle  formidable  autour  de  la  pensée.  Au  dedans  de 
ces  limites,  l'écrivain  est  libre;  mais  malheur  à  lui  s'il  ose  en  sortir  ! 
Ce  n'est  pas  qu'il  ait  à  craindre  un  auto-da-fé;  mais  il  est  en  butte 
à  des  dégoûts  de  tout  genre  et  à  des  persécutions  de  tous  les  jours. 
La  conséquence  de  cette  tyrannie  obscure  exercée  sur  la  pensée  est 
une  sorte  de  servilisme  nouveau  et  de  courtisanerie  démocratique 
digne  d'être  étudiée.  »  Cette  servitude  d'un  nouveau  genre  peut  se 
comprendre  aisément.  Lorsque  tous  les  pouvoirs  intermédiaires  ont 
été  détruits,  il  ne  reste  plus  que  des  individus  dispersés  et  un  corps 
immense.  Quelle  existence  propre  peuvent  garder  ces  molécules  in- 
discernables dans  cet  océan  infini?  Quelle  défense  peuvent -elles 
avoir  contre  un  pouvoir  social  qui  a  hérité  de  tous  les  pouvoirs  di- 
visés d'autrefois,  et  qui  semble  le  mandataire  de  la  société  même? 
Les  intlividus,  à  la  fois  indépendans  et  faibles,  n'ont  aucun  secours 
à  attendre  les  uns  des  autres.  «  Dans  cette  extrémité,  ils  lèvent  na- 
turellement les  yeux  vers  cet  être  immense  qui  seul  s'élève  au  mi- 
lieu de  l'abaissement  universel.  »  Dans  les  âges  aristocratiques,  les 
individus  sont  inégaux,  mais  chacun  pris  à  part  est  quelque  chose; 
dans  les  âges  démocratiques,  les  hommes  sont  tous  égaux,  mais 
chaque  individu  n'est  rien.  L'extrême  petitesse  de  chacun  comparé 
au  tout  décourage  et  désarme  la  force  morale  :  il  semble  même  que 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  disproportion  d'une  âme  forte  et  d'une  situation  faible  a  quelque 
chose  d'inconvenant;  on  craint  déjouer  au  héros,  et,  chacun  se  di- 
minuant ainsi  par  faiblesse  et  par  scrupule,  il  en  résulte  une  dimi- 
nution générale ,  qui ,  en  se  perpétuant  et  en  s'aggravant  de  géné- 
ration en  génération,  pourrait  avoir  de  tristes  effets.  Ajoutez  que 
l'absence  de  grandes  fortunes  constituées  par  la  loi  et  l'extrême  mo- 
bilité des  biens  sont  cause  que  chacun  est  obligé  d'employer  toute 
son  énergie  à  vivre  et  à  se  procurer  un  certain  bien-être  :  or  cette 
perpétuelle  occupation  n'est  pas  toujours  très  favorable  à  l'élévation 
des  idées  et  à  la  noblesse  du  caractère.  Enfin,  dans  la  démocratie, 
c'est  la  majorité  qui  fait  la  loi  et  qui  fait  l'opinion.  Malheureuse- 
ment la  majorité  est  toujours  la  médiocrité.  Un  niveau  général  de 
médiocrité  s'impose  ainsi  aux  choses  de  l'esprit.  Le  bien-être,  l'utile 
et  le  frivole  deviennent  la  règle  du  bien  et  du  beau.  Les  sciences 
tournent  péniblement  à  l'utilité;  les  arts  ne  recherchent  que  le  petit 
et  le  joh,  quand  ils  ne  poursuivent  pas  le  grossier.  Telles  étaient  les 
tendances  démocratiques  contre  lesquelles  se  révoltaient  les  instincts 
fiers,  nobles  et  délicats  de  M.  de  Tocque ville. 

Avant  lui,  beaucoup  d'autres  avaient  dit  déjà  que  nul  pouvoir  hu- 
jnain  ne  doit  être  absolu,  que  la  toute-puissance  est  en  soi  une 
chose  mauvaise  et  dangereuse,  au-dessus  des  forces  de  l'homme, 
que  la  démocratie  a  une  tendance  naturelle  à  devenir  despotique, 
et  qu'il  faut  par  conséquent  la  tempérer,  la  limiter,  la  contenir  par 
les  lois.  En  reprenant  ces  propositions,  M.  de  Tocqueville  les  en- 
tend différemment.  Ce  que  l'école  libérale  appelait  le  despotisme 
de  la  démocratie,  c'était  la  violence  démagogique,  le  gouvernement 
brutal  et  sauvage  des  masses;  mais  Tocqueville  avait  en  vue  une 
autre  espèce  de  despotisme,  non  pas  celui  de  la  démocratie  mili- 
tante, entraînée  par  la  lutte  à  d'abominables  violences  et  manifes- 
tant à  la  fois  une  sauvage  grandeur  :  non ,  il  croyait  voir  la  dé- 
mocratie au  repos,  nivelant  et  abaissant  successivement  tous  les 
individus ,  s'immisçant  dans  tous  les  intérêts ,  imposant  à  tous  des 
règles  uniformes  et  minutieuses,  traitant  les  hommes  comme  des 
abstractions,  assujettissant  la  société  à  un  mouvement  mécanique, 
et  venant  à  la  fin  se  reposer  dans  le  pouvoir  illimité  d'un  seul. 
C'était  là  l'espèce  de  despotisme  qu'il  craignait  pour  les  sociétés 
démocratiques.  Il  pensait  que  les  démocrates  et  les  conservateurs 
se  trompaient  également  en  prêtant  à  la  démocratie  organisée  et 
victorieuse,  les  uns  la  grandeui-,  les  autres  la  férocité  des  crises  ré- 
volutionnaires. Il  la  voyait  plutôt  amortissant  les  âmes  que  les  exal- 
tant, répandant  la  ])assion  du  bien-être  plutôt  que  celle  de  la  patrie. 
Il  craignait  la  servitude  plus  que  la  licence,  la  médiocrité  plus  que 
le  fanatisme.  En  un  mot,  ce  qu'il  appelait  tempérer  la  démocratie, 
c'était  y  répandre  l'esprit  de  liberté. 


ALEXIS    DE    TOCQUEVILLE.  iif 

A  la  vérité,  on  pouvait  lui  opposer  la  fragilité  du  pouvoir  dans 
€ertains  états  démocratiques;  mais  il  répondait  que  le  pouvoir  était 
fragile,  précisément  parce  qu'il  était  trop  fort  et  trop  concentré.  Il 
ne  faut  pas  confondre  la  stabilité  avec  la  force..  Lorsqu'un  pouvoir 
est  très  concentré,  il  n'est  qu'un  point  où  l'on  puisse  l'attaquer,  et  si 
l'on  triomphe,  tout  1^  reste  s'écroule.  On  comprend  l'extrême  facilité 
dcis  réyplutions  d^ns  dès  sortes  de  sociétés.  En  second  lieu,  plus  un 
pouvoir  est  fort  et  étendu,  plus  il  a  de  besoins  à  satisfaire,  par  consé- 
quent plus  il  provoque  d'inimitiés.  Toutes  les  fois  qu'on  se  mêle  des 
intérêts  des,  hommes,  on  est, sûr  de  ne  paSj  leur  plaire.  Pour  une  place 
vacante,  a-t-.on  dit,  un  gouvernement  fait  neuf  mécontens  et  un  in- 
grat :  de  même  pour  une  faveur  à  acporder,  pour  un  intérêt  à  ré- 
gler j  pour  un  dvoit.  à  protégef.  En  outre,  plus  le  pouvoir  s'étend, 
plus  il  encourt  de  responsabilité.  On  s'habitue  à  lui  attribuer  tout 
ce  qui  arrive.  Si  le  pain  est  cher,  c'est  la  faute  du  pouvoir;  c'est  sa 
faute  si-  les  fleuves  débordent,  si  la  grêle  détruit  les  moissons,  si 
l'ouvrier  n'a  pas  de  travail,  si  la  terre  enfin  n'est  pas  un  paradis. 
\utrefois  on  s'en  prenait  à  la  Providence,  on  laissait  les  gouverne- 
mens  tranquilles;  aujourd'hui  on  n'importune  plus  la  Providence, 
mais  on  s'en  prend  aux  gouvernemens.  Ainsi  .c'est  jDrécisément.  la 
force  des  pouvoirs  qui  ikiiièrie  les  révolutions, , et  les  révolutions  à 
leur  tour  augmentent  par  mille  raisons  la  force  du  pouvoir;  de  là  un 
cercle  d'où  il  est  difficile  4e  sortir.  Sans  doute  il  est  étrange  de  dire 
qu' un  gouvernement  périt  parce  qu'il  est  trop  fort,  car  il  est  évident 
qu'au  moment  où  il  a  succombé  il  était  le  plus  faible;  mais  c'est 
l'extrême  concentration  qui  a  permis  de  l'attaquer  avec  avantage 
sur  un  point  unique ,j, comme  ^n  s'empare  d'un  pays  en  prenant' sa, 
capitale. 

Au  reste ,  pour  bien  comprendre  la  pensée  de  Tocqueville  et  ne 
pas  confondre  des  chpses  très  distinctes,  il  faut  remarquer  qu'il  peut 
y  avoir  deux  sortes  de  despotisme  dans  les  sociétés  démocratiques  : 
le  despotisme  politique,  qui  naît  de  l'omnipotence  des  majorités,  et 
le  despotisme  administratif,  qui  vient  de  la  centralisation.  Quand  il 
parle  de  l'Amérique,  c'est  le  premier  de, ces  despotisnies  qu'il  craint 
pour  elle  et  non  le  second;  quand  il  parle  du  second,  c'est  à  l'Eu- 
rope qu'il  pense  et  non  à  l'Amérique.  Nul  écrivain  n'a  été  aussi  sé- 
vère que  Tocqueville  pour  la  centralisation.  Sans  doute  la  centralisa- 
tion n'avait  pas  manqué  d'adversaires,  mais  elle  les  avait  jusque-là 
rencontrés  dans  l'école  aristocratique.  Au  contraire,  l'école  démo- 
cratique et  libérale  lui  était  très  favora,ble.;  c'est  ce  qu'il  est  facile 
d'expliquer.  Comme  le  combat  entre  les  deux  écoles  portait  sur  la 
révolution  et  ses  conquêtes ,  ceux  qui  avaient  été  dépouillés  cher- 
chaient à  restreindre  l'idée  de  l'état,  instrument  de  leur  ruine;  ceux 
qui  avaient  vaincu  voyaient  dans  l'état  l'ipstrument  de  leur  déli- 


H2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrance  et  de  leur  victoire.  De  là  vient  que  les  uns  réclamaient  la 
liberté  de  la  commune,  la  liberté  de  l'enseignement,  la  liberté  de 
l'association,  espérant  ressaisir  ainsi  leur  influence  perdue;  les  au- 
tres, au  contraire,  que  leurs  principes  auraient  dû  conduire  à  dé- 
fendre toutes  les  libertés^  ne  voyaient  dans  certaines  d'entre  elles 
qu'un  piège  de  la  féodalité,  du  clergé  et  de  l'aristocratie.  C'est  à 
cause  de  ce  malentendu  que  le  parti  de  la  révolution  s'est  toujours 
attaché  si  énergiquement  à  la  centralisation  et  à  l'omnipotence  de 
l'état.  M.  de  Tocqueville,  l'un  des  premiers,  sinon  le  premier,  a 
soutenu  à  la  fois  ces  deux  principes  :  que  la  démocratie  est  la  forme 
nécessaire  de  la  société  moderne ,  et  que  la  démocratie  doit  avoir 
pour  base  et  en  même  temps  pour  limite  toutes  les  libertés.  Tandis 
que  toutes  les  écoles  politiques  de  son  époque  combattaient  pour 
ou  contre  le  suffrage  universel,  il  pénétrait  plus  avant,  et,  montrant 
dans  la  commune  le  noyau  de  l'état,  il  voyait  dans  la  liberté  com- 
munale la  garantie  la  plus  solide  et  de  la  liberté  politique  et  de  l'or- 
dre public.  «  Les  institutions  communales,  disait-il,  sont  à  la  li- 
berté ce  que  les  écoles  primaires  sont  à  la  science  :  elles  la- mettent 
à  la  portée  du  peuple,  elles  lui  en  font  goûter  l'usage  paisible  et 
l'habituent  à  s'en  servir.  »  11  conseillait  donc  de  reprendre  les  choses 
par  la  base  et  d'assurer  le  sous-sol,  au  lieu  de  construire  des  édi- 
fices magnifiques  qui  tombent  par  terre  l'un  après  l'autre  avec  fra- 
cas après  les  plus  belles  promesses.  C'était  là,  comme  il  le  dit  lui- 
même  dans  une  lettre  à  M.  de  Kergorlay,  «  la  plus  vitale  de  ses> 
pensées...  Indiquer,  s'il  se  peut,  aux  hommes  ce  qu'il  faut  faire  pour 
échapper  à  la  tyrannie  et  à  l'abâtardissement  en  devenant  démocra- 
tiques, telle  est  l'idée  générale  dans  laquelle  peut  se  résumer  mon 
livre...  Travailler  en  ce  sens,  c'est  à  mes  yeux  une  occupation 
sainte.  » 

Ce  n'est  pas  seulement  la  liberté  de  l'individu,  la  liberté  de  la 
pensée,  la  liberté  de  la  commune,  que  Tocqueville  croyait  mena- 
cées dans  les  sociétés  démocratiques,  c'est  encore  la  liberté  poli- 
tique. Tandis  que  les  écoles  démocratiques  et  humanitaires  s'eni- 
vraient elles-mêmes  de  leurs  rêves  et  de  leurs  formules,  croyant  que 
les  mots  d'avenir,  de  progrès,  de  peuple,  répondent  à  tout,  tandis 
(ju' elles  confondaient  l'égalité  avec  la  liberté  et  s'imaginaient  que 
l'une  est  toujours  le  plus  sûr  garant  de  l'autre,  Tocqueville  démêlait 
avec  précision  ces  deux  objets.  11  montrait  qu'ils  ne  sont  pas  toujours 
en  raison  directe  l'un  de  l'autre,  que  l'esprit  d'égalité  n'a  rien  à 
craindre,  qu'il  est  irrésistible,  qu'il  trouve  toujours  à  gagner,  même 
dans  ses  défaites,  que  les  gouvernemens  ont  intérêt  à  l'encourager 
et  à  le  satisfaire,  que,  soutenue  par  la  passion  des  peuples  et  l'intérêt 
des  souverains,  l'égalité  fera  son  chemin  quand  même  et  par  la  force 
des  choses,  qu'enfin  le  vrai  problème  ne  consiste  pas  à  che;\'her  si 


ALEXIS    DE    ÏOCQUEVIÏ.LE.  113 

l'on  aura  l'égalité,  mais  quelle  sorte  d'égalité  on  aura.  Or  il  y  a  deux 
sortes  d'égalité,  —  l'égalité  de  servitude  et  l'égalité  de  liberté,  l'éga- 
lité d'abaissement  et  l'égalité  de  grandeur.  Peut-être  Tocqueville  a- 
t-il  exagéré  les  chances  que  la  société  avait  de  tomber  dans  une  de 
ces  égalités  au  lieu  de  s'élever  à  l'autre;  mais  que  de  pareilles  chances 
existent  dans  une  société  démocratique,  c'est  ce  qu'il  est  impossible 
de  nier.  Il  a  donc  conseillé  à  la  démocratie  de  chercher  son  point 
d'appui  dans  la  liberté,  et  de  ne  s'avancer  dans  l'égalité  qu'en  raison 
des  progrès  accomplis  dans  la  conquête  des  libertés  publiques.  Il  a 
montré  combien  ces  libertés  sont  fragiles  et  peu  garanties  par  l'éga- 
lité même,  lorsqu'elles  ne  reposent  pas  sur  des  habitudes  de  liberté, 
c'est-à-dire  sur  les  mœurs.  Toutes  ces  vérités  avaient  été  dites  à  la 
démocratie,  mais  par  les  aristocrates.  Tocqueville  est  le  premier 
qui,  regardant  la  démocratie  comme  bonne  en  elle-même  et  inévi- 
table, ait  su  voir  qu'elle  pouvait  conduire  au  despotisme  aussi  bien 
qu'à  la  liberté  :  observation  vulgaire  chez  tous  les  publicistes  de 
l'antiquité,  et  cent  fois  vérifiée  dans  les  petites  républiques  de  la 
Grèce,  mais  qui,  appliquée  à  toute  la  surface  du  monde  civilisé,  in- 
spire à  l'entendement  et  à  l'imagination  une  singulière  impression 
de  religieux  effroi. 

En  signalant  avec  tant  de  force,  et  peut-être  avec  un  excès  d'in- 
quiétude, les  maux  et  les  périls  que  la  démocratie  recèle  dans  son 
sein,  M.  de  Tocqueville  a-t-il  voulu  décourager  les  sociétés  démo- 
cratiques, les  ramener  aux  institutions  du  passé ,  et  leur  proposer 
comme  remède  une  restauration  plus  ou  moins  profonde  de  l'ancien 
régime?  Non.  ((  Il  ne  s'agit  plus,  dit-il,  de  retenir  les  avantages  par- 
ticuliers que  l'inégalité  des  conditions  procure  aux  hommes,  mais 
de  s'assurer  les  biens  nouveaux  que  l'égalité  peut  nous  offrir.  Nous 
ne  devons  pas  tendre  à  nous  rendre  semblables  à  nos  pères,  mais 
nous  eflbrcer  d'atteindre  l'espèce  de  grandeur  qui  nous  est  propre.  )> 

Un  de  ses  amis  les  plus  intimes,  M.  de  Corcelles,  avait  paru  com- 
prendre son  livre  dans  un  sens  trop  défavorable  à  la  démocratie. 
Tocqueville  rétablit  sa  pensée  dans  la  lettre  suivante,  qui  est  l'une 
des  plus  belles,  des  plus  nobles  et  des  plus  instructives  de  sa  cor- 
respondance :  «  Vous  me  faites  voir  trop  en  noir,  lui  dit-il,  l'avenir 
de  ma  démocratie.  Si  mes  impressions  étaient  aussi  tristes  que  vous 
le  pensez,  vous  auriez  raison  de  croire  qu'il  y  a  une  sorte  de  con- 
tradiction dans  mes  conclusions,  qui  tendent,  en  définitive,  à  l'or- 
ganisation progressive  de  la  démocratie.  J'ai  cherché,  il  est  vrai,  à 
établir  quelles  étaient  les  tendances  naturelles  que  donnait  à  l'es- 
prit et  aux  institutions  de  l'homme  un  état  démocratique.  J'ai  si- 
gnalé les  dangers  qui  attendaient  une  société  sur  cette  voie;  mais  je 
n'ai  pas  prétendu  qu'on  ne  pût  lutter  contre  ces  tendances,  décou- 

ÏOME   XXXIV.  8^' 


IIA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vertes  et  combattues  à  temps,  qu'on  ne  pût  conjurer  ces  dangers 
prévus  à  l'avance.  Il  m'a  semblé  que  les  démocrates  (et  je  prends 
ce  mot  dans  son  bon  sens)  ne  voyaient  clairement  ni  les  avantages, 
ni  les  périls  de  l'état  vers  lequel  ils  cherchaient  à  diriger  la  société, 
et  qu'ils  étaient  ainsi  exposés  à  se  méprendi'e  sur  les  moyens  à  em- 
ployer pour  rendre  les  premiers  les  plus  grands  possible  et  les  se- 
conds les  plus  petits  qu'on  puisse  les  faire.  J'ai  donc  entrepris  de 
faire  ressortir  clairement,  et  avec  toute  la  fermeté  dont  je  suis  ca- 
pable, les  uns  et  les  autres,  afin  qu'on  voie  ses  ennemis  en  face,  et 
qu'on  sache  contre  quoi  on  a  à  lutter.  Voilà  ce  qui  me  classe  dans 
une  autre  catégorie  que  M.  JoulTroy.  Ce  dernier  signale  les  périls  de 
la  démocratie  et  les  regarde  conjme  inévitables.  Il  ne  s'agit,  selon 
lui,  que  de  les  conjurer  le  plus  longtemps  possible,  et  lorsqu' enfin 
ils  se  présentent,  il  n'y  a  plus  qu'à  se  couvrir  la  tète  de  son  man- 
teau et  à  se  soumettre  à  sa  destinée.  Moi,  je  voudrais  que  la  société 
vît  ces  périls  comme  un  homme  ferme  qui  sait  que  ces  périls  exis- 
tent, qu'il  faut  s'y  soumettre  pour  obtenir  le  but  qu'il  se  propose, 
qui  s'y  expose  sans  peine  et  sans  regret,  comme  à  une  condition  de 
son  entreprise,  et  ne  les  craint  que  quand  il  ne  les  aperçoit  pas 
dans  tout  leur  jour.  »  Dans  une  lettre  de  la  même  époque  à  un  autre 
de  ses  amis,  trop  longue  pour  être  citée,  il  exprime  encore  avec  plus 
de  précision  la  vraie  pensée  du  livre  de  la  Démocratie.  «  Il  ne  restait 
plus  qu'à  choisir,  disait-il,  entre  des  maux  inévitables;  la  question 
n'était  pas  de  savoir  z\  l'on  pouvait  obtenir  l'aristocratie  ou  la  démo- 
cratie, mais  si  l'on  aurait  une  société  démocratique  sans  poésie  et 
sans  gi'andeur,  mais  avec  ordre  et  moralité,  ou  une  société  démo- 
cratique désordonnée  et  dépravée ,  livrée  à  des  fureurs  frénétiques 
ou  courbée  sous  un  joug  plus  lourd  que  tous  ceux  qui  ont  pesé  sur 
les  hommes  depuis  la  chute  de  l'empire  romain.  » 

Au  reste,  M.  de  Tocqueville,  quand  il  propose  et  indique  les  re- 
mèdes qui  lui  paraissent  nécessaires,  se  contente  des  indications  les 
plus  générales  et  n'entre  pas  dans  les  détails  particuliers.  Je  suis 
disposé,  pour  ma  part,  à  lui  faire  un  mérite  de  cette  discrétion 
même.  Je  dispense  volontiers  un  publiciste  de  me  présenter  des  pro- 
jets de  constitution  et  des  projets  de  loi;  il  est  bien  rare  que  ces 
constructions  artificielles,  combinées  //  priori  dans  le  cabinet,  soient 
d'une  application  utile.  Et  ce  qui  doit  rendre  plus  indifférent  à  ces 
sortes  de  projets,  c'est  que  les  esprits  vulgaires  s'y  abandonnent 
avec  complaisance  et  qu'ils  en  ont  toujours  le  cerveau  plein.  Com- 
bien d'abbés  de  Saint-Pierre  pour  un  Montesquieu!  Les  grands  pu- 
blicistes  se  bornent  à  donner  des  directions  générales,  c'est  au  légis- 
lateur de  faire  le  reste.  Il  faut  donc  louer  Tocqueville  précisément  à 
cause  de  la  généralité  de  ses  vues,  qui  ne  nous  enchaînent  pas  à 
telle  application  plutôt  qu'à  telle  autre,  et  qui,  mettant  à  notre  dis- 


ALEXIS    i)î:    TOCQlEVILLi:.  115 

position  des  principes  excellens,  nous  laissent  libres  déjuger  de  la 
mesure  et  des  moyens  de  l'exécution.  Rien  n'est  moins  instructif 
que  ces  politiques  qui  ont  des  expédions  particuliers  pour  toutes  les 
affaires,  ne  vous  permettant  pas  d'en  imaginer  d'autres  que  ceux 
qu'ils  ont  conçus.  Sans  doute,  lorsqu'une  question  particulière  est 
soulevée,  le  publiciste  doit  lui  donner  une  solution  pratique  et  pro- 
poser des  moyens  proportionnés  aux  conjonctures;  mais  dans  la 
science  il  doit  se  borner  aux  principes  :  c'est  à  cette  condition  qu'il 
peut  espérer  de  vivre  au-delà  d'un  temps  et  d'un  pays  particulier. 
Pour  s'assurer  d'ailleurs  qu'un  auteur  a  quelque  originalité  et 
quelque  puissance ,  il  faut  examiner  si  ses  idées  se  sont  répandues 
et  ont  conquis  une  certaine  faveur.  Or  c'est  ce  que  l'on  ne  peut  nier 
de  M.  de  Tocqueville.  Quand  le  livre  de  la  Démocratie  a  paru  il  } 
a  près  de  trente  ans,  il  semblait  être  l'œuvre  isolée  d'un  penseur. 
Aujourd'hui  il  a  presque  formé  une  école.  Parmi  les  écrivains  qui 
depuis  une  dizaine  d'années  ont  conquis  l'attention  publique,  la  plu- 
part et  les  plus  hardis  ont  pris  parti  pour  l'individu  contre  la  toute- 
puissance  de  l'état  et  même  contre  la  toute-puissance  des  masses, 
si  chère  à  l'école  humanitaire.  L'avertissement  du  socialisme  a  été 
décisif  et  a  pu  servir  de  démonstration  pratique  à  la  thèse  de  M.  de 
Tocqueville.  Un  écrivain  démocrate  d'un  rare  talent,  M.  Dupont- 
White,  a  senti  fléchir  la  thèse  favorite  de  son  parti.  Il  a  écrit  en  fa- 
veur de  l'état  et  contre  l'individu  deux  livres  remarquables,  dont 
M.  de  Rémusat  a  fait  ici  même  l'examen  (1).  Ce  cri  d'alarme  indique 
bien  que  l'école  démocratique  elle-même  est  aujourd'hui  ébranlée 
dans  sa  foi  sans  bornes  à  la  souveraineté  absolue  de  l'état,  et  qu'elle 
est  envahie  par  l'individuahsme.  Le  panthéisme  politique  cède  du 
terrain  en  attendant  qu'il  en  soit  de  même  du  panthéisme  philoso- 
phique. Je  n'hésite  pas  à  attribuer  à  M.  de  Tocqueville  la  première 
origine  de  cette  direction  nouvelle  de  la  pensée  en  France,  non  pas 
que  lés  événemens  n'y  aient  été  pour  beaucoup;  mais  c'est  préci- 
sément la  supériorité  de  ce  grand  esprit  d'avoir  pensé  le  premier  et 
avant  les  événemens  ce  que  tajit  d'autres  ne  devaient  penser  qu'a- 
près. 

IL 

Après  avoir  exposé  les  doctrines  de  M.  de  Tocqueville  et  en  avoir 
fait,  je  l'espère,  ressortir  la  véritable  portée,  qu'il  me  soit  permis 
de  présenter  quelques  observations  qui  ne  changent  pas  essentiel- 
lement le  fond  de  sa  pensée,  mais  qui  la  complètent.  Quoique  Toc- 
queville soit,  à  mon  avis,  un  des  publicistes  qui  se  sont  le  moins 

(1)  Voyez  la  Revue  du  It»  octobre  1860. 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trompés,  je  pense  cependant  que  sa  doctrine  pourrait  gagner  en 
étendue  et  en  solidité.  i    .)(,| 

Un  premier  défaut  déjà  reproché  au  livre  de  l'a  Dcniocratie,  c'est 
que  la  vue  de  l'auteur  y  est  constamment  partagée  enti'e  deux  objets 
différens  qui,  malgré  quelques  ressemblances  essentielles,  se  refusent 
à  entrer  dans  un  même  système  :  à  savoir  la  démocratie  en  Europe  et  la 
démocratie  en  Amérique.  Il  est  certain,  il  est  évident  que  le  problème 
qui  agite  M.  de  Tocqueville  et  qui  l'a  conduit  aux  États-Unis,  c'est  le 
problème  de  la  démocratie  européenne  :  c'est  là  même  ce  qui  donne 
à  ce  livre  sa  grandeur,  je  dirai  presque  son  pathétique,  mais  ce  qui 
y  répand  en  môme  temps  une  certaine  obscurité.  Tocqueville  décrit 
l'Amérique,  et  il  pense  à  l'Europe  :  de  là  des  traits  discordans  qui  ne 
peuvent  s'appliquer  à  la  fois  à  l'une  et  à  l'autre.  Par  exemple,  dans 
un  des  premiers  chapitres,  il  montre  que  le  trait  fondamental  de  la 
démocratie  américaine  est  l'absence  totale  de  centralisation  adminis- 
trative, et  dans  le  dernier  livre  de  son  ouvrage  il  soutient  que  cette 
sorte  de  centralisation  est  le  plus  grand  mal  des  démocraties.  Il  n'y 
a  pas  là  sans  doute  de  contradiction,  car  il  n'est  pas  question  du 
même  objet  ni  de  la  même  société;  mais  il  est  pénible  d'être  sans 
cesse  transporté  d'un  hémisphère  à  l'autre  et  d'une  société  à  une 
autre  société  radicalement  diflerente.  Il  eût  été,  je  crois,  plus  simple 
d'entrer  hardiment  dans  cette  difficulté  et  de  décomposer  le  pro- 
blème. En  traitant  d'une  part  de  l'Amérique  et  de  l'autre  de  l'Eu- 
rope, on  fût  arrivé  peut-être  plus  aisément  à  l'unité  cherchée.  Les 
lois  communes  se  seraient  mieux  fait  sentir,  lorsque  les  différences 
auraient  été  bien  accusées.  Au  reste,  cette  critique  n'est  que  secon- 
daire et  ne  tombe  pas  précisément  sur  le  fond  des  choses,  car  M.  de 
Tocqueville  ne  méconnaît  et  n'ignore  aucune  des  différences  qui  dis- 
tinguent l'Europe  de  l'Amérique,  et  il  est  toujours  possible,  quoique 
avec  un  peu  d'effort,  de  faire,  en  le  lisant,  le  partage  qu'il  n<a  pas 
fait;  mais  voici  une  observation  d'un  ordre  bien  plus  important. 

En  considérant  la  démocratie  comme  un  fait,  résultat  d'une  ré- 
volution inévitable,  M.  de  Tocqueville  s'est  affranchi  d'une  grande 
difficulté.  Il  ne  s'est  pas  demandé  si  ce  fait  était  juste;  il  s'est  con- 
tenté d'affn'mer  qu'il  était  inévitable.  Sans  doute  c'est  une  grande 
présomption  en  faveur  de  la  justice  d'une  révolution  de  la  voir 
grandir  et  se  développer  à  travers  les  temps  et  les  lieux,  sans  ren- 
contrer jamais  d'obstacles  invincibles,  et  tournant  au  contraiie  les 
'Obstacles  en  moyens.  Cependant  cette  i-aison  n'est  pas  décisive. 
L'histoire  du  monde  se  compose  de  grandeur  et  de  décadence,  de 
justice  et  d'injustice  :  il  y  a  lutte  entre  les  bons  et  les  mauvais  prin- 
cipes. De  bons  principes  peuvent  s'éteindre  ])assagèrement  et  laisse)" 
la  place  aux  mauvais,  sans  qu'on  ait  le  droit  de  rien  affn'mer  en 
faveur  de  ceux-ci.  Les  révolutions,  même  irrésistibles,  ne  sont  pas 


ALEXIS    DE    TOCQUEVILLE.  117 

toujours  dignes  d'être  approuvées.  Quel  fait  plu^  considérable  et 
plus  irrésistible  que  la  recrudescence  de  l'esclavage  après  la  décou- 
verte de  l'Amérique?  Voilà  un  fait  qui  dure  depuis  trois  ou  quatre 
siècles,  et  qui  peut  durer  longtemps  encore.  Gonclura-t-on  qu'il  est 
juste?  De  même  la  tendance  démocratique  des  temps  modernes  est 
un  fait  manifeste:  mais  est-elle  légitime?  C'est  une  autre  question. 

Un  fait  n'est  pas  légitime  parce  qu'il  est  ancien;  que  sera-ce  s'il 
est  récent?  Sans  doute  M.  de  Tocqueville  a  raison  de  dire,  après 
beaucoup  d'autres,  que  les  souverains  eux-mêmes,  dans  leur  lutte 
contre  la  féodalité,  ont  travaillé  à  répandre  l'égalité  parmi  les  su- 
jets, et  k  ce  point  de  vue  on  peut  dire  que  la  révolution  démocra- 
tique a  commencé  en  France  avec  Philippe-Auguste;  mais  n'est-ce 
pas  changer  singulièrement  le  sens  des  termes  que  d'appeler  dé- 
mocratie le  règne  et  le  progrès  de  la  monarchie  absolue?  Sans  mé- 
connaître ce  que  Henri  JV,  Richelieu  et  Louis  XIV  ont  fait  pour  la 
nation  et  même  pour  l'égalité,  il  est  très  permis  de  ne  pas  considé- 
rer leur  gouvernement  comme  un  gouvernement  démocratique. 
Quelle  étrange  démocratie  que  celle  de  la  cour  de  Louis  XIV!  Après 
tout,  la  royauté  n'a  jamais  eu  d'autre  but  que  de  détruire  le  pouvoir 
politique  des  nobles,  mais  non  pas  leurs  privilèges,  leurs  faveurs, 
leurs  immunités.  Elle  a  ruiné  dans  l'aristocratie  tout  ce  qui  lui  nui- 
sait à  elle-même,  non  pas  tout  ce  qui  nuisait  au  peuple.  Elle  ne  vou- 
lait pas  d'aristocratie ,  mais  elle  voulait  une  noblesse  et  une  cour. 
D'ailleurs  l'idée  fondamentale  de  la  démocratie,  c'est  la  souverai- 
neté populaire.  Or  quoi  de  plus  opposé  à  un  tel  principe  que  la  mo- 
narchie de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV?  A  dire  la  vérité,  la  démocra- 
tie n'est  dans  le  monde  moderne  que  depuis  1789.  C'est  donc  un  fait 
tout  récent,  et  qui  n'est  pas  assez  couvert  par  l'antiquité  pour 
n'avoir  pas  besoin  de  se  démontrer. 

Il  me  semble  donc  que  M.  de  Tocqueville  s'est  privé  d'une  grande 
force  en  laissant  de  côté  la  question  de  droit,  pour  ne  s'occuper 
que  du  fait.  Il  a  examiné  quelles  sont  historiquement  les  consé- 
quences bonnes  ou  mauvaises,  heureuses  ou  malheureuses,  de  la 
démocratie.  Il  n'a  ])as  recherché  si  la  démocratie  prise  en  soi  est 
une  cause  juste.  Or  c'est  là,  en  cette  cpiestion,  un  poids  considérable 
à  apporter  dans  la  balance.  Quel  œil  serait  assez  perçant  pour  pré- 
voir et  deviner  toutes  les  conséquences  qu'un  état  social  aussi  nou- 
veau peut  produire  dans  le  monde?  L'immensité  et  l'obscurité  du 
tableau  défieront  toujours  l'observation  la  plus  pénétrante.  Si  l'on 
soulève  un  coin  du  voile,  comme  a  fait  Tocqueville,  c'est  assez  pour 
la  gloire  d'un  publiciste,  ce  n'est  pas  assez  pour  la  sécurité  des  peu- 
ples. Si  la  démocratie  est  une  cause  de  hasard,  destinée  à  paraître 
et  à  disparaître  dans  le  monde,  les  peuples  s'y  précipiteront  en  aveu- 
gles pour  jouir  dès  l'heure  présente  des  prétendus  biens  qu'elle  pro- 


118  REVl'E    I)i:S    DLl.X    MONDES, 

met.  Si  elle  est  au  contraire  une  cause  solide  et  juste,  elle  a  du 
temps  devant  elle ,  elle  peut  se  donner  le  mérite  de  la  réflexion  et 
du  choix  ;  elle  est  tenue  de  se  gouverner  avec  sagesse ,  et  elle  doit 
peser  avec  équité  et  discernement  les  biens  et  les  maux  qu'elle  porte 
en  elle.  Or  c'est  là,  je  crois,  qu'est  la  vérité.  La  démocratie  prise  en 
soi  est  une  cause  juste.  La  souveraineté  populaire  et  l'égalité  des 
conditions  sont  des  principes  dont  on  peut  abuser,  que  l'on  peut 
corrompre,  mal  entendre,  mal  appliquer,  mais  enfin  des  principes 
légitimes,  bons  par  eux-mêmes,  et  une  société  qui  repose  sur  ces 
principes  est  supérieure,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  à  celles 
qui  s'appuient  sur  des  principes  opposés.  ,  vr-.  \'h 

On  a  eu  raison  de  soutenir,  et  c'est  l'honneur  de  l'école  doctri- 
naire, que  le  seul  souverain  légitime,  le  seul  souverain  absolu,  ce 
n'est  pas  le  prince,  ce  n'est  pas  le  sénat,  ce  n'est  pas  la  nmltitude, 
mais  la  justice  et  la  raison,  non  pas  la  raison  de  tel  ou  tel  homme, 
mais  la  raison  en  elle-même,  telle  qu'elle  prononcerait  si  elle  par- 
lait et  se  manifestait  tout  à  coup  parmi  les  hommes.  Le  pouvoir 
arbitraire  n'est  pas  plus  légitime  dans  le  peuple  que  dans  le  prince, 
et  au-dessus  de  la  volonté  du  maître ,  quel  qu'il  soit ,  principe 
de  la  tyrannie,  il  faut  placer  la  raison  et  le  droit,  principes  de  la 
liberté.  Jamais  les  publicistes  n'avaient  fait  cette  distinction.  Le 
qindqiiid  prhin'pi  jjldcuit  était  leur  règle,  que  le  prince  d'ailleurs 
fût  le  monarque  ou  le  peuple  :  despotisme  de  part  et  d'autre.  C'est 
donc  un  grand  progrès  dans  la  science  d'avoir  établi  que  nulle  sou- 
veraineté n'est  absolue,  pas  même  celle  du  peuple;  mais  ce  point 
une  fois  gagné,  ne  reste-t-il  pas  encore  à  savoir  à  qui  appartient 
cette  souveraineté  limitée,  la  seule  qui  soit  possible  à  l'homme?  Est- 
ce  à  tous,  est-ce  à  quelques-uns,  est-ce  à  un  seul?  C'est  ici  que 
l'école  doctrinaire  paraît  prêter  le  flanc  à  de  nombreuses  objections. 

Elle  enseigne  que ,  puisque  la  souveraineté  de  droit  appartient  à 
la  raison ,  la  souveraineté  de  fait  appartient  aux  plus  raisonnables, 
c'est-à-dire  aux  plus  capables.  Or  il  va,  si  je  ne  me  trompe,  un 
abîme  entre  la  souveraineté  de  la  raison  et  la  souveraineté  des  plus 
raisonnables.  Sans  doute  il  est  convenable  que  les  plus  sages  gou- 
vernent ,  mais  cela  ne  constitue  pas  pour  eux  un  droit  absolu  :  je 
dois  de  la  déférence  à  celui  qui  est  plus  sage  que  moi,  je  ne  lui  dois 
pas  obéissance.  On  me  dit  que  j'obéis  à  mon  médecin  :  oui,  mais  je 
le  choisis  et  j'en  puis  prendre  un  autre;  il  n'est  pas  mon  maître, 
je  ne  suis  pas  son  sujet.  Dans  l'ordre  naturel,  nul  homme  n'est  le 
maître  d'un  autre  homme,  quelque  supériorité  qu'il  ait  sur  lui. 
D'ailleurs  où  est  la  limite  des  capables  et  des  incapables?  Où  com- 
mencent, où  finissent  le  sujet  et  le  souverain?  On  peut,  dans  la 
pratique,  fixer  conventionnellement  une  limite,  on  ne  le  peut  <) 
priori.  En  supposant  qu'il  y  en  ait  une,  qui  la  déterminera?  Est-ce 


ALEXIS    DE    TOCQLEVILLE.  119 

tous?  Voilà  la  souveraineté  populaire.  Est-ce  quelques-uns?  sont-ce 
les  capables  ou  les  incapables?  A  quel  titre  ceux-ci  choisiront-ils, 
et  dans  l'autre  cas  les  capables  ne  se  décerneront-ils  pas  à  eux-mê- 
mes la  souveraineté?  D'ailleurs  de  quelle  capacité  s'agit-il?  De  la 
science?  Mais  de  ce  que  je  sais  le  sanscrit. ou  l'algèbre,  s'ensuit-il 
que  je  sache  gouverner  l'état?  De  la  capacité  politique?  Mais  en  quoi 
consiste-t-elle ?  à  quel  signe  se  reconnaît-elle?  Si  l'on  écarte  la 
science,  il  ne  reste  que  deux  capacités,  la  naissance  et  la  fortune,  et 
ainsi  la  souveraineté  des  capables  deviendrait  la  souveraineté  des 
nobles  et  des  riches.  On  rencontre  du  reste  ici  une  difficulté  nouvelle  : 
quel  sera  le  degré  de  cens  qui  représentera  la  capacité  politique? 
Dans  la  pratique,  on  peut  mépriser  cette  objection,  car  on  fait  comme 
on  peut;  mais  en  droit  il  faut  autre  chose  qu'un  signe  changeant 
et  mobile  comme  la  fortune  pour  élever  ou  abaisser  un  homme  au 
rang  de  souverain  ou  de  sujet.  Je  finis  par  une  dernière  objection  : 
c'est  que  la  capacité  n'est  nullement  une  garantie  de  justice  et  de 
bienveillance  dans  le  souverain.  La  sagesse  politique  n'exclut  pas 
la  tyrannie.  Quel  corps  politique  a  jamais  été  plus  capable  de  gou- 
verner l'état  que  l'oligarchie  vénitienne?  S'en  est-il  jamais  trouvé 
un  plus  oppresseur? 

Je  conclus  que  la  souveraineté  de  la  raison  n'est  pas  un  principe 
contraire  à  celui  de  la  souveraineté  du  peuple,  que  ces  deux  doc- 
trines s'expliquent  l'une  par  l'autre.  En  droit,  la  société  est  maîtresse 
d'elle-même;  nul  n'est  exclu  du  droit  social,  par  conséquent  de  la 
souveraineté,  et  quelque  distance  que  la  sagesse  conseille  d'établir 
entre  la  théorie  et  la  pratique,  c'est  une  loi  des  sociétés  qui  s'éclai- 
rent de  faire  une  part  de  plus  en  plus  grande,  suivant  les  circon- 
stances, à  la  souveraineté  populaire.  Les  sociétés  qui  sont  sur  cette 
pente  ne  sont  donc  pas  dans  le  faux  :  elles  peuvent  dépasser  le  but, 
aller  trop  vite,  s'égarer  même.  Elles  peuvent,  comme  les  aristocra- 
ties et  les  monarchies  de  tradition,  être  passionnées,  violentes,  ssr- 
viles,  oppressives.  Ces  égaremens  n'altèrent  pas  le  droit  fondamental 
qu'elles  représentent  et  qui  est  la  vérité. 

J'en  dirai  autant  de  l'égalité  des  conditions.  M.  de  Tocqueville, 
né  dans  les  rangs  de  l'aristocratie,  a  compris  la  démocratie  :  cela  est 
admirable.  Il  l'a  même  aimée  jusqu'à  un  certain  point  :  cela  est  plus 
beau  encore.  Cependant  il  ne  l'a  ni  tout  à  fait  aimée,  ni  tout  à  fait 
comprise  comme  celui  qui,  sorti  des  classes  autrefois  déshéritées,  a 
pu  juger  par  lui-même  quels  biens  il  a  conquis.  11  semble  n'avoir 
aperçu  dans  l'égalité  qu'une  augmentation  de  bien-être  parmi  les 
hommes,  et  presque  toujours  il  réduit  la  démocratie  au  dévelop- 
pement du  bien-être.  Sans  doute  c'est  là  un  des  effets  et  une  des 
tendances  de  la  démocratie,  c'est  surtout  un  de  ses  écueils;  mais  la 
démocratie  a  une  racine  plus  noble  et  plus  pure,  elle  ne  vient  pas 


120  REVUE    DES    E>EUX    MONDES. 

seulement  du  désir  de  partager  les  biens  de  la  terre  :  elle  vient  du 
désir  plus  élevé  défaire  respecter  sa  personne  et  ses  droits;  l'amour 
de,  l'égalité  dans  ce  qu'il  a  de  meilleur  n'est  autre  chose  que  le 
respect  de  soi-même  et  la  défense  de  sa  dignité. 

Nous  sommes  bien  loin  de  soutenir  que  cet  amour  n'ait  pas  d'autres 
principes  que  celui  qu'on  vient  d'indiquer  :  il  en  a  d'autres,  les  uns  lé- 
gitimes, mais  inférieurs,  comme  l'amour  du  bien-être,  d'autres  plus 
bas  encore  et  tout  à  fait  illégitimes,  comme  l'envie  et  les  appétits 
brutaux;  mais  si  l'on  prend  les  aristocraties  par  leurs  grands  côtés, 
il  faut  prendre  aussi  les  démocraties  par  ce  qu'elles  ont  de  grand. 
Or  le  bien  des  démocraties,  quand  elles  sont  sages  et  honnêtes, 
c'est  qu'il  y  a  un  plus  grand  nombre  d'hommes  qui  éprouvent  le 
besoin  de  se  faire  respecter. 

Je  suis  porté  à  croire  que  la  révolte  des  peuples  contre  les  aris- 
tocraties est  venue  beaucoup  moins  du  partage  inégal  des  avantages 
sociaux  que  de  l'irritation  causée  dans  les  classes  inférieures  par  le 
mépris  et  souvent  l'indignité  des  classes  supérieures.  Une  âme  fière 
peut  souffrir  la  pauvreté,  mais  non  l'humiliation.  Lorsque  la  no- 
blesse, dans  les  états-généraux ,  forçait  le  tiers-état  à  parler  à  ge- 
noux, ne  préparait-elle  pas  elle-même  contre  elle-même  de  tristes 
représailles?  Lorsque  Fra  Paolo,  le  publiciste  du  conseil  des  dix, 
écrivait  :  «  Que  le  peuple  soit  pourvu  des  choses  nécessaires  à  la  vie  ! 
qui  voudra  le  faire  taire  doit  lui  remplir  la  bouehe{l);  »  lorsque 
Richelieu,  ennemi  des  grands,  mais  né  parmi  eux,  écrivait  de  son 
côté  :  «  Si  les  peuples  étaient  trop  à  leur  aise,  il  serait  impossible 
de  les  contenir  dans  les  règles  de  leur  devoir;...  il  faut  les  comparer 
aux  mulets,  qui,  étant  accoutumas  à  la  charge,  se  gâtent  par  un  long 
repos  p'us  que  par  le  travail,  »  lorsque  ces  écrivains  laissaient 
échapper  ces  outrageantes  paroles,  ne  trahissaient-ils  pas  par  là  les 
sentimens  secrets  de  leur  caste?  On  n'écrit  de  pareilles  paroles  que 
lorsque  les  mœurs  peuvent  les  autoriser.  Ainsi  les  grands  méprisaient 
le  peuple  et  lui  faisaient  sentir  le  poids  de  leur  mépris.  Le  peuple  a 
cessé  de  supporter  le  mépris,  et  il  a  demandé  à  être  respecté  à  l'é- 
gal des  grands  :  tel  est  le  véritable  bienfait  de  la  démocratie.  Ce 
n'est  pas  seulement  un  accroissement  de  bien-être,  c'est  un  accrois- 
sement de  l'être  moral;  c'est  un  gain  pour  la  nature  humaine. 

Si  de  la  ques'ion  de  principe  nous  passons  à  la  question  de  fait, 
nous  trouverons  que  Tocqueville  n'a  peut-ê  re  pas  aperçu  complète- 
ment ni  tous  les  périls  ni  tous  les  avantages  de  la  démocratie.  On 
peut  avoir  à  la  fois  plus  d'inquiétudes  et  plus  d'espérances  qu'il  n'en 
a  lui-même,  suivant  que  l'on  considère  certains  faits  sur  lesquels  il 
n'a  je':é  qu'un  regard  inattentif. 

,1)  «  Chi  vuol  farla  tacere,  bisogna  otturarli  la  boccha.  i>  Lo  Prince  de  Fra  Paolo, 
irad.  de  l'abbi^  de  Marty;  Berlin  1751,  p.  't1. 


ALEXIS    DE    TOCOUEVILLE.  121 

Quand  M.  de  Tocqueville  parle  de  l'égalité  des  conditions,  il  en 
parle  comme  d'mi  fait  accompli,  définitif,  arrêté,  dont  il  faut  cher- 
cher les  conséquences,  mais  qui  en  lui-même  n'est  plus  un  pro- 
blème, et  laisse  l'imagination  humaine  en  repos.  Sans  doute  il  re- 
connaîtrait facilement  que  cette  égalité  n'est  pas  immobile,  qu'elle 
est  au  contraire  en  progrès,  et  c'est  ce  progrès  continu  et  insen- 
sible, ce  nivellement  lent  des  classes  sociales,  cette  diffusion  du 
bien-être  et  des  lumières,  c'est  cet  ensemble  de  faits  qu'il  appelle 
d'un  seul  mot  l'égalité  des  conditions.  Cependant  il  ne  paraît  pas 
croire  que  l'on  puisse  accuser  un  tel  état  social  d'être  fondé  sur  le  pri- 
vilège et  l'inégalité.  Il  aperçoit  bien  quelques  écoles  utopiques  qui 
rêvent  l'égalité  des  biens;  mais  il  ne  voit  là  que  le  rêve  de  quelques 
individus,  et  non  un  fait  social  de  quelque  importance.  En  un  mot, 
M.  de  Tocqueville,  qui  a  prévu  beaucoup  de  choses  avec  une  saga- 
cilé  vraiment  surprenante,  n'a  pas  prévu  le  socialisme,  au  moins 
dans  ses  écrits,  car  il  a  été  un  des  premiers  à  s'en  émouvoir  comme 
homme  politique.  A  la  vérité,  M.  de  Tocqueville,  ayant  été  plus 
qu'aucun  autre  frappé  des  excès  et  des  périls  de  la  centralisation,  a 
bien  entrevu  cette  sorte  de  communisme  où  pourrait  conduire  l'abus 
de  l'intervention  de  l'état  en  toutes  choses,  et  c'est  là  une  des 
formes  du  socialisme;  mais  ce  n'est  pas  la  plus  redoutable,  quelque 
grave  qu'elle  soit.  Avec  du  temps,  des  lumières,  de  l'expérience,  on 
peut  réussir  à  combattre,  peut-être  même  à  guérir  ce  grand  mal  et 
cette  déplorable  tendance.  Il  y  a  dans  les  démocraties  un  goût  si  vif 
d'indépendance  individuelle,  qu'on  peut  toujours  persuader  à  l'indi- 
vidu que  ce  ne  serait  pas  le  souverain  bien  poiu-  lui  d'être  nourri  par 
l'état  et  réduit  à  la  condition  de  pensionnaire  de  l'administration;  sous 
ce  rapport,  le  peuple  serait  peut-être  plus  facile  encore  à  persuader 
que  les  classes  éclairées,  n'ayant  pas  été  gâté,  comme  celles-ci,  par 
la  douceur  des  fonctions  publiques.  Il  est  si  habitué  à  gagner  son  pain 
à  la  sueur  de  son  front,  que  son  bon  sens  comprendra  sans  peine, 
malgré  le  cri  de  ses  passions,  que  chacun  doit  se  suffire,  et  que  la  for- 
tune publique  n'est  faite  que  pour  le  bien  public,  et  non  pour  les  be- 
soins et  les  appétits  des  particuliers.  Ce  qui  est  bien  autrement  redou- 
table, c'est  le  mal  que  voici.  —  Supposez  une  société  démocratique 
née  d'une  révolution  qui  a  aboli  tous  les  privilèges  de  l'aristocratie, 
supposez  que  dans  cette  société  il  y  ait  encore,  comme  dans  toutes  les 
sociétés  du  monde,  des  heureux  et  des  misérables,  des  riches  et  des 
pauvres  :  croit-on  qu'il  serait  diflicile  de  persuader  à  ceux-ci  que  la 
pauvreté  des  uns  et  la  richesse  des  autres  sont  le  résultat  de  certains 
privilèges  des  classes  supérieures,  et  viennent  de  l'oppression  des 
pauv4-es  par  les  riches?  Au  lieu  de  rapporter  ces  faits  à  leurs  vraies 
causes,  qui  peuvent  sans  doute  être  combattues  et  jusqu'à  un  certain 
point  vaincues,  mais  très  lentement,  très  difficilement,  grâce  aux 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

efforts  persévérans  de  chaque  classe,  à  la  concorde  de  toutes,  à  un 
régime  de  paix  et  de  liberté,  combien  n'est-il  pas  plus  aisé  de  faire 
croire  à  l'ignorance  que  le  mal  vient  des  privilèges  du  capital  et  de 
la  propriété!  Et  comme  on  a  vu  une  révolution  réussir  par  l'abolition 
immédiate  des  privilèges  aristocratiques,  les  imitateurs  sans  génie  ne 
trouveront-ils  pas  tout  simple  de  proposer  le  même  moyen,  et  d'ap- 
peler le  prolétariat  à  la  nuit  du  â  août  de  la  propriété?  Lorsqu'une 
société  en  est  arrivée  à  se  partager  ainsi  en  deux  sociétés  hostiles  qui 
combattent  non  pour  le  pouvoir,  non  pour  la  liberté,  mais  pour  l'exis- 
tence, et  qui  se  disputent  le  tien  et  le  mien,  quel  espoir  et  quel  re- 
mède peut-il  subsister,  sinon  la  paix  dans  l'obéissance? 

Tel  est  l'ordre  de  faits  qu'on  aurait  voulu  voir  décrit  et  jugé  par 
M.  de  Tocqaeville.  Gomme  il  n'a  jamais  rien  vu  d'une  manière  com- 
mune, il  nous  eût  laissé  sur  ce  point  des  observations  intéressantes 
et  instructives.  Sans  doute  il  a  vu  ces  faits  en  18/18,  mais  il  les  a  vus 
du  milieu  même  de  l'action,  et  non  avec  le  désintéressement  et  l'im- 
partialité d'un  juge.  On  aurait  voulu  qu'il  nous  apprît  si,  suivant  lui, 
le  mal  dont  les  symptômes  viennent  d'être  esquissés  n'est  qu'à  la 
surface  de  notre  société,  ou  s'il  a  déjà  pénétré  au  fond,  si  ce  malen- 
tendu redoutable  n'est  que  le  résultat  de  certaines  prédications  vio- 
lentes, ou  s'il  tient  à  l'essence  des  choses.  On  aurait  aimé  qu'il  s'ex- 
pliquât sur  les  plaintes  des  réformateurs,  qu'il  appréciât  le  mérite 
de  leurs  plans,  qu'il  expliquât  enfin  comment,  dans  sa  pensée,  ce 
débat  pouvait  se  résoudre.  C'est  ce  qu'il  n'a  pas  fait.  En  1835,»  il 
n'a  pas  vu  le  problème;  en  18Zi8,  il  l'a  vu,  mais  de  trop  près  :  il 
était  alors  trop  assiégé  par  les  faits  et  trop  découragé  par  ce  qu'il 
voyait  pour  arriver  à  une  solution.  fjir  )o 

Ce  problème  n'est  pas  un  petit  problème.  Rien  de  plus  difficile  à 
définir,  à  préciser,  à  limiter,  que  la  notion  d'égalité.  Le  christia- 
nisme avait  résolu  la  difiîculté  en  transportant  cette  idée  dans  l'ordre 
religieux.  Tous  sont  frères  et  égaux  en  Jésus-Christ,  ce  qui  laisse 
ici-bas  la  porte  ouverte  à  toutes  les  différences  de  condition  ;  mais 
lorsqu'on  a  transporté  cette  idée  de  l'ordre  moral  et  religieux  dans 
l'ordre  social  et  politique,  on  a  été  bien  embarrassé.  La  raison  et 
l'expérience  nous  disent  que  les  hommes  sont  à  la  fois  égaux  et  iné- 
gaux. En  quoi  sont-ils  égaux,  en  quoi  inégaux?  C'est  ce  qu'il  n'est 
pas  facile  de  savoir.  Dès  qu'on  a  laissé  entrevoir  aux  hommes  que  la 
plupart  des  inégalités  qui  les  séparaient  étaient  artificielles,  ils  sont 
aussitôt  tentés  de  croire  qu'elles  le  sont  toutes.  Et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grave,  c'est  que  les  inégalités  nous  pèsent  d'autant  plus  qu'elles 
sont  moindres,  et  que  ceux  qu'on  envie  avec  le  plus  d'amertume  sont 
ceux  qui  ne  nous  surpassent  que  de  très  peu.  Posant  en  principe 
l'égalité  des  hommes  sans  pouvoir  fixer  de  limites  certaines,  la  dé- 
mocratie éveille  chez  tous  des  ambitions  jalouses  que  rien  ne  peut 


ALEXIS    DE    TUCQUEVILLE.  123 

satisfaire.  L'esprit,  qui  n'est  plus  arrêté  comme  dans  le  temps  des 
castes  par  des  faits  sacrés,  traditionnels,  et  par  les  obstacles  de  toute 
nature  que  le  hasard  et  la  coutume  avaient  mis  entre  les  hommes, 
l'esprit,  qui  a  contracté  l'habitude  de  pousser  chaque  principe  à  ses 
dernières  conséquences,  s'indigne  d'autant  plus  de  tout  ce  qui  sem- 
ble faire  résistance  à  ses  théories.  Aussi  voyons-nous  que  jamais  cris 
plus  redoutables  n'ont  été  poussés  en  fïtveur  de  l'égalité  que  dans 
ce  siècle,  qui  est  celui  où  les  hommes  ont  été  le  plus  égaiLx.  Et  l'on 
ne  peut  guère  espérer  faire  taire  ces  cris  en  leur  donnant  satisfac- 
tion sur  quelques  points,  puisque  la  plus  grande  satisfaction  qui  ait 
jamais  été  donnée  en  ce  monde  à  l'esprit  d'égalité,  je  veux  dire  la 
révolution  française,  a  eu  précisément  pour  effet  de  produire  cette 
race  de  niveleurs  insatiables  et  eftrénés.  Je  le  répète,  est-ce  là  un 
fait  accidentel  et  passager,  un  résidu  de  l'e'sprit  révolutionnaire  qui 
doit  disparaître  peu  à  peu  et  céder  la  place  à  un  sage  esprit  de  pro- 
grès? Est-ce  au  contraire  un  mal  incurable  de  la  démocratie?  J'in- 
cline à  la  première  de  ces  deux  solutions,  qui  est  la  moins  décou- 
rageante; mais  je  n'oserais  absolument  nier  la  seconde.  Il  faudrait 
plus  de  faits  que  nous  n'en  avons  à  notre  disposition  pour  trancher 
la  question.  Au  reste,  si  l'on  résolvait  cette  terrible  difficulté  dans 
le  sens  le  moins  favorable,  on  ne  s'éloignerait  cependant  pas  des 
vues  générales  de  M.  de  Tocqueville,  car  cet  esprit  de  nivellement  à 
outrance  appelle  le  pouvoir  absolu,  soit  qu'il  triomphe,  soit  qu'il 
succombe.  11  en  a  besoin  pour  réussir,  et  la  société  en  a  besoin  pour 
se  défendre  contre  lui.  C'est  donc  un  des  phénomènes  par  lesquels 
se  manifeste  la  tendance  des  sociétés  démocratiques  vers  le  pouvoir 
concentré. 

Quant  aux  avantages  de  la  démocratie ,  Tocqueville  leur  a-t-il 
rendu  tout  à  fait  justice?  Il  est  très  vrai  sans  doute  que  la  démocra- 
tie, en  détruisant  les  pouvoirs  moyens,  les  privilèges  locaux,  les 
corporations,  les  titres  personnels,  a  laissé  l'individu  seul  et  dés- 
armé en  face  de  l'état;  mais  en  même  temps  qu'elle  le  prive  des 
points  d'appui,  des  forces  artificielles  de  l'ancien  régime,  elle  le  pro 
tége  à  son  tour  par  des  libertés  générales,  qui  à  la  vérité  ne  s'ap- 
pliquent pas  à  tel  individu  en  particulier,  mais  à  tous.  Je  ne  suis  plus 
protégé  contre  le  pou\oir  public  à  titre  de  prince  du  sang,  de  sei- 
gneur, de  parlementaire,  de  bourgeois,  comme  possédant  tel  nom, 
ayant  acheté  telle  charge,  jouissant  de  telle  immunité,  ayant  été  gra- 
tifié de  telle  charte.  Non;  mais  je  suis  protégé  à  la  fois  contre  le 
pouvoir  public  et  contre  l'oppression  particulière  comme  membre 
de  la  société  humaine.  Ce  sont  ces  libertés  générales  qui,  loin  d'être 
en  contradiction  avec  la  démocratie,  sont  de  son  essence  même  ;  ce 
sont  elles  qu'elle  doit  conquérir,  compléter,  organiser,  bien  com- 
prendre. Quelques-unes  d'entre  elles  sont  assurées,  d'autres  ne 


124  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demandent  qu'à  l'être,  d'autres  le  seront  un  jour.  J'en  citerai  prin- 
cipalement trois  :  la  liberté  de  penser,  la  liberté  de  conscience,  la 
liberté  de  l'industrie, 

La  liberté  de  penser  a  grandi  avec  la  société  moderne  et  avec  l'es- 
prit d'égalité  ;  elle  est  aujourd'hui  un  de  nos  besoins  les  plus  impé- 
rieux. Sans  doute  cette  liberté  peut  soiiîïrir  des  accidens  de  la  poli- 
tique, et  je  ne  doute  pas  ?|ue  si  une  société,  même  démocratique, 
était  privée  longtemps  de  toute  liberté  publique,  elle  ne  vît  à  la 
longue  s'altérer  et  s'éteindre  la  liberté  de  la  pensée  spéculative.  Sans 
doute  il  y  a  certaines  institutions  qui  peuvent  être  mises  à  l'abri  de 
la  discussion  par  l'inquiétude  jalouse  de  la  société  et  par  l'intérêt  de 
la  sécurité  publique;  mais,  à  prendre  les  choses  d'une  manière  gé- 
nérale et  dans  leur  ensemble,  on  ne  peut  nier  qu'au  xvii*  siècle  il 
n'y  eût  plus  de  liberté  de  pensée  en  Hollande  qu'en  France ,  qu'il 
n'y  en  ait  plus  aujourd'hui  en  Amérique  qu'en  Russie,  et  dans  la 
France  de  nos  jours  que  dans  celle  du  moyen  âge.  Il  -est  permis  de 
soutenir  le  mouvement  de  la  terre  sans  aller  en  prison  comme  Gali- 
lée, l'infinité  du  monde  sans  être  brûlé  comme  Bruno;  on  peut  être 
panthéiste  et  même  athée  sans  craindre  le  supplice  de  Michel  Servet 
et  de  Vanini.  M.  de  Tocqueville,  dans  une  letti'e  à  M.  de  Gorcelles, 
se  plaint  «  de  ce  que  certains  esprits  voient  dans  la  liberté  illimitée  de 
philosopher  contre  le  catholicisme  une  compensation  suffisante  à  la 
perte  des  autres  libertés.  »  J'avoue  que  c'est  là  un  vilain  sentiment  : 
mais,  sans  soutenir  que  cette  liberté  puisse  tenir  lieu  de  toutes  les 
autres,  au  moins  faut-il  reconnaître  que  c'est  une  liberté,  par  con- 
séquent une  limite  à  la  toute-puissance  de  l'état.  Sans  doute  une 
majorité  toute-puissante,  comme  en  Amérique,  peut  empêcher  l'in- 
dividu de  penser  ce  qui  ne  lui  convient  pas;  mais  il  restera  toujours 
un  champ  très  étendu  de  pensée  libre,  et  de  ce  retranchement  la 
liberté  pourra  toujours  faire  peu  a  peu  des  sorties  et  prendre  pied 
sur  le  terrain  qui  lui  est  interdit.  La  liberté  de  penser,  au  moins  dans 
l'ordre  spéculatif  et  scientifique,  est  donc  une  première  limite  à  l'es- 
pi"it  de  tyrannie  des  démocraties. 

Il  y  aune  autre  liberté,  liée  à  la  précédente,  et  qui  sert  également 
de  frein  à  l'omnipotence  démocratique  :  c'est  la  liberté  religieuse.  Or 
il  est  juste  de  remarquer  que  c'est  dans  des  sociétés  démocratiques, 
en  Hollande,  en  Amérique,  que  l'on  a  vu  les  premiers  exemples  de 
la  liberté  religieuse.  La  France,  qui,  depuis  le  xviii*  siècle  et  sur- 
tout de  nos  jours,  a  les  principaux  caractères  d'une  société  démocra- 
tique, a  établi  chez  elle  la  liberté  religieuse,  et  c'est  une  des  con- 
quêtes de  89  auxquelles  elle  eist  le  1  plus  attachée.  On  peut  discuter 
sur  le  plus  ou  le  moins,  trouver  que  la  liberté  de  prosélytisme  n'est 
pas  assez  facilitée,  on  peut  enfin  s'inquiéter  d'avance  pour  les  cultes 
futurs;  mais  quant  aux  points  les  plus  essentiels  de  la  liberté  reli- 


ALEXIS    DE    TltCOliEVILLE.  125 

gieiise,  on  ne  peut  nier  qu'ils  ne  soient  solidement  garantis.  Enfin, 
s'il  y  a  eu  lieu  à  de  graves  discussions  sur  les  rapports  de  l'église  et 
de  l'état,  il  n'y  en  a  pas  sur  l'indépendance  de  la  conscience.  C'est 
là,  il  faut  le  dire,  la  plus  grande  victoire  des  temps  modernes  : 
((  iNous  sommes  ici,  vous  et  moi,  disait  naguère  M.  Guizot  au  père 
Lacordaire,  les  preu\es  vivantes  et  les  heureux  témoins  du  sublime 
progrès  qui  s'est  accompli  parmi  nous  dans  l'intelligence  et  le  res- 
pect de  la  justice,  de  la  conscience,  des  droits,  des  lois  divines,  si 
longtemps  méconnues,  qui  règlent  les  devoirs  mutuels  des  hommes, 
quand  il  s'agit  de  Dieu  et  de  la  foi  en  Dieu.  Personne  aujourd'hui 
ne  frappe  plus  et  n'est  plus  frappé  au  nom  de  Dieu;  personne  ne 
prétend  plus  k  usurper  les  droits  et  à  devancer  les  arrêts  du  souve- 
rain juge.  )) 

Il  est  enfin  une  troisième  liberté  qui  tend  à  grandir  de  plus  eh 
plus  :  c'est  la  liberté  industrielle.  Ici,  k  la  vérité,  je  me  rencontre 
précisément  sur  le  terrain  où  M.  de  Tocqueville  croit  sentir  le  plus 
clairement  la  main  toute-puissante  de  l'état.  — Le  progrès  de  l'indus- 
trie, dit-il,  amène  le  développement  de  la  puissance  publique  de 
trois  manières  :  d'abord  l'industrie,  en  réunissant  un  grand  nombre 
d'hommes  dans  des  cités  populeuses,  appelle  des  lois  de  police,  une 
surveillance  compliquée  et  coûteuse,  la  crainte  des  révolutions  et 
par  conséquent  l'augmentation  de  la  force  publique  ;  en  second  lieu, 
un  pays  où  l'industrie  prospère  a  besoin  de  routes,  de  ponts,  de 
ports,  de  canaux  :  de  là  un  immense  déploiement  des  travaux  pu- 
blics, et  par  suite  de  la  puissance  de  l'état.  En  outre,  dans  un  pays 
industriel,  l'état  lui-même  se  fait  industriel  et  tend  à  devenir  le  chef 
de  toutes  les  industries.  Les  industries  ne  vivent  que  d'associations, 
et  l'état  surveille  et  contrôle  toutes  les  associations.  —  Tout  cela 
est  vrai,  parfaitement  observé ,  et  les  conséquences  de  cet  état  de 
choses  ont  été  cent  fois  signalées  par  les  économistes.  Et  cependant 
on  peut  affirmer  que ,  toute  proportion  gardée,  il  y  a  aujourd'hui 
infiniment  plus  de  liberté  industrielle  qu'il  n'y  en  avait  avant  1789. 
C'est  ce  qu'attestent  les  plus  fervens  défenseurs  de  la  liberté  du 
travail,  les  plus  énergiques  adversaires  de  l'intervention  de  l'état 
dans  l'industrie  (1).  Que  l'on  compare  le  régime  actuel  au  régime 
de  Colbert,  qui  a  duré,  à  peu  près  sans  changement,  jusqu'à  la  ré- 
volution, et  l'on  verra  à  quel  point  l'industrie  était  asservie,  non- 
seulement  par  les  corporations,  mais  par  les  règlemens  de  l'ad- 
ministration centrale  ("2).  Ces  règlemens  déterminaient  la  longueur 
et  la  largeur  des  étoffes,  les  dimensions  des  lisières,  le  nombre  des 
fils  de  la  chaîne,  la  qualité  des  matières  premières  et  le  mode  dç 

(1)  Voyez  Cil.  Dunoyer,  Liberté  (hi  Travail,  1.  iv,  cli.  7  et  8. 

(2)  Voyez  l'intéressant  livre  de  M.  Levasseur  sur  VHistoire  des  classes  ouvrières,  ou- 
vrage couronné  par  l'Institut. 


126  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fabrication.  Des  inspecteurs  des  manufactures,  officiers  dépendans 
des  intendans,  marquaient  les  étoiles,  visitaient  les  foires,  coupaient 
les  marchandises  défectueuses,  appointaient  les  procès  de  commu- 
nauté. Au  XVIII*'  siècle,  des  j-èglemens  nouveaux  soumettaient  les 
comptes  des  corporations  à  l'examen  du  procureur  du  roi.  On  mul- 
tipliait les  ordonnances  sur  les  prohibitions,  sur  le  plomb  et  la 
marque,  on  paralysait  les  fabricans  par  la  crainte  des  châtimens,  on 
étoulfait  l'industrie  sous  le  poids  des  formalités,  sans  pouvoir  dé- 
truire la  fraude,  contre  laquelle  on  luttait.  On  voit  par  ces  faits  et  par 
beaucoup  d'autres  que  la  société  démocratique  de  89  est  bien  plus 
favorable  à  la  liberté  de  l'industrie  que  la  société  aristocratique  de 
l'ancien  régime. 

Il  y  a  donc  des  libertés  générales  qui  sont  nées  ou  qui  ont  grandi 
avec  la  démocratie,  et  qui  ne  sont  point  par  conséquent  incompa- 
tibles avec  elle.  On  peut  en  réclamer  d'autres,  on  peut  étendre  en- 
core le  domaine  de  celles-là  :  c'est  là  l'objet  de  la  politique  appli- 
quée. Il  suffit  à  la  science  que  la  liberté  et  l'égalité  n'aient  rien  de 
contradictoire.  A  la  liberté  de  privilège,  la  démocratie  cherche  à 
substituer  la  liberté  de  droit  commun.  L'individu  est-il  donc  vrai- 
ment diminué  parce  que  son  droit,  au  lieu  d'être  fondé  sur  une 
situation  extérieure,  l'est  sur  sa  qualité  d'homme?  Là  est  la  ques- 
tion. N'étant  plus  soutenu  par  le  dehors,  il  n'a  de  grandeur  que 
celle  qu'il  trouve  en  lui-même.  Aura-t-il  la  force  de  la  défendre 
contre  tout  ce  qui  l'envahit  et  la  menace?  Je  n'oserais  le  soutenir, 
et  c'est  ici  que  M.  de  Tocqueville  me  paraît  nouveau,  pénétrant  et 
profond.  Cependant  il  est  vrai  de  dire  que  la  vraie  destinée  de 
l'homme  est  de  valoir  par  soi-même  et  non  par  sa  condition.  La 
démocratie  met  donc  l'homme  dans  l'état  où  il  doit  être;  mais  c'est 
à  lui  d'être  ce  qu'il  doit  être.  Je  crois  volontiers  que  l'égalité,  dans 
les  premiers  momens  de  la  jouissance,  et  lorsque  la  grandeur  de  la 
lutte  a  cessé,  tend  à  répandre  un  certain  esprit  de  médiocrité  parmi 
les  hommes;  mais  je  ne  désespère  pas  qu'avec  le  temps,  et  si  elles 
échappent  à  l'anarchie  et  au  despotisme,  les  sociétés  démocratiques 
ne  finissent  par  découvrir  pour  l'individu  un  nouveau  genre  de  gran- 
deur, égale  ou  supérieure  même  à  celle  de  l'aristocratie.  Pour  y 
arriver,  il  ne  faut  point  laisser  di)ninuer  l'idée  de  l'homme  et  du 
citoyen,  et  c'est  en  quoi  j'applaudis  à  la  pensée  générale  qui  a  in- 
spiré M.  de  Tocqueville,  tout  en  me  permettant  de  corriger  quelques- 
unes  de  ses  pensées  particulières. 

III. 

Il  nous  reste,  pour  compléter  cette  étude,  à  interroger  M.  de 
Tocqueville  sur  ses  doctrines  philosophiques  et  religieuses.  Chose 


ALEXIS    DE    TOCQUEVILLE.  127 

remarquable,  Tôcquéville,  Cfiii  avait  un  esprit  si  philosoj^hique,  si 
porté  à  rechercher  le  comment  et  le  pourquoi  des  choses  historiques 
et  politiques,  n'avait  aucun  goût  pour  la  philosophie  elle-même.  Son 
esprit  n'était  nullement  tourné  de  ce  côté.  Cependant  la  philosophie 
le  touchait  par  deux  endroits  :  d'abord  comme  un  grand  et  noble 
exercice  de  l'esprit,  et  en  second  lieu  par  son  influence  sur  les  in- 
stitutions politiques.  Ces  deux  M.ies  lui  inspiraient  pour  la  métapliy- 
sique,  qu'il  n'aimait  pas,  une  sorte  d'estime  respectueuse.  Il  en 
parle  avec  un  sens  très  juste  et  très  fm  dans  cette  belle  lettre  à 
M.  de  Corcelles  :  «  Gomme  vous,  mon  cher  ami,  je  n'ai  jamais  eu 
beaucoup  de  goût  pour  la  métaphysique,  peut-être  parce  que  je  ne 
m'y  suis  jamais  livré  sérieusement,  et  parce  qu'il  m'a  toujours  paru 
que  le  bon  ^ns  amenait  aussi  bien  qu'elle  au  but  qu'elle  se  propose; 
mais  néanmoins  je  ne  puis  m' empêcher  de  reconnaître  qu'elle  a  eu 
un  attrait  singulier  pour  plusieurs  des  plus  grands  et  même  des  plus 
religieux  génies  qui  aient  paru  dans  le  monde,  en  dépit  de  ce  que 
dit  Voltaire,  que  la  métaphysique  est  un  roman  sur  l'âme.  Les  siècles 
où  on  l'a  le  plus  cultivée  sont  en  général  ceux  où  les  hommes  ont 
été  le  plus  attirés  hors  et  au-dessus  d'eux-mêmes.  Enfin,  quelque 
peu  métaphysicien  que  je  sois,  j'ai  toujours' été  frappé  de  l'influence 
que  les  opinions  métaphysiques  avaient  sur  les  choses  qui  en  parais- 
saient le  plus  éloignées  et  sur  la  condition  même  des  sociétés.  Il  n'y 
a  pas,  je  crois,  d'homme  d'état  qui  dût  voir  avec  indifférence  que  la 
métaphysique  dominante  dans  le  monde  savant  prît  son  point  de 
départ  dans  la  sensation  ou  en  dehors  de  celle-là,  car  les  idées  abs- 
traites qui  se  rapportent  à  l'homme  finissent  toujours  par  s'infiltrer, 
je  ne  sais  comment,  jusque  dans  les  mœurs  de  la  foule.  » 

Quelque  peu  métaphysicien  qu'il  fût,  il  avait  bien  pénétré  le  sens 
de  certaines  doctrines,  et  en  particulier  du  panthéisme,  et  il  expli- 
quait parfaitement  le  secret  de  son  empire  dans  le  siècle  où  nous 
vivons.  Un  des  premiers,  il  a  montré  le  lien  étroit  qui  unit  le  pan- 
théisme et  l'esprit  de  démocratie  exagéré.  «  On  ne  peut  nier,  disait-il 
dans  la  deuxième  partie  de  la  Démocratie  en  Amérique,  publiée  en 
18Z|0,  que  le  panthéisme  n'ait  fait  de -grands  progrès  de  nos  jours.  » 
A  peu  près  vers  le  même  temps,  un  philosophe  de  profession,  Théo- 
dore Joufi'roy,  disait  au  contraire  que  le  panthéisme  avait  peu  de 
chances  de  succès  dans  les  nations  occidentales.  Ici  le  pubficiste 
voyait  plus  clair  que  le  philosophe.  Il  était  contre  le  panthéisme  po- 
litiquement. «  Le  grand  péril  des  âges  démocratiques,  soyez-en  sûr, 
écrit  Tocqueville,  c'est  la  destruction  ou  l'afiaiblissement  excessif  des 
parties  du  corps  social  en  présence  du  tout.  Tout  ce  qui  relève  de 
nos  jours  Vidée  de  l'individu  est  sain;  tout  ce  qui  donne  une  exis- 
tence à  part  à  l'espèce  et  grandit  la  notion  du  genre  est  dangereux. 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'esprit  de  nos  contemporains  court  de  lui-même  de  ce  côté.  La 
doctrine*  des  réalistes,  introduite  dans  le  monde  politique,  pousse  à 
tous  les  excès  de  la  démocratie  :  c'est  elle  qui  facilite  le  despotisme, 
la  centi'alisation,  le  mépris  des  droits  particuliers,  la  doctrine  de  la 
nécessité,  toutes  les  institutions  qui  permettent  de  fouler  aux  pieds 
les  hommes,  et  qui  font  de  la  nation  tout,  et  des  citoyens  rien.  »  La 
même  pensée  est  fortement  développée  dans  la  seconde  partie  de  la 
Bémocratie  en  Amérique.  C'est  en  se  plaçant  au  même  point  de  vue 
qu'il  attaque  la  doctrine  du  fatalisme  historique,  trop  répandue  à 
cette  époque,  et  défend  contre  elle  l'idée  de  la  responsabilité  des  na- 
tions. «Une  pareille  doctrine,  dit-il,  est  particulièrement  dangereuse 
à  l'époque  où  nous  sommes  :  nos  contemporains  ne  sont  que  trop 
enclins  à  douter  du  libre  arbitre,  parce  que  chacun  d'eux  se  sent 
borné  de  tous  côtés  par  sa  faiblesse;  mais  ils  accordent  encore  vo- 
lontiers de  la  force  et  de  l'indépendance  aux  hommes  réunis  en  corps 
social.  Il  faut  se  garder  d'obscurcir  cette  idée,  car  il  s'agit  de  relever 
les  âmes,  et  non  d'achever  de  les  abattre.  » 

Sur  un  autre  point,  j'admire  également  la  finesse  de  l'auteur, 
mais  je  n'approuve  pas  autant  sa  conclusion.  Il  montre  comment  la 
doctrine  de  l'intérêt  bien  entendu  est  conforme  à  l'esprit  démocra- 
tique. ((  11  n'y  a  pas  de  pouvoir  sur  la  terre,  dit-il,  qui  puisse  em- 
pêcher que  l'égalité  croissante  des  conditions  ne  porte  l'esprit  hu- 
main vers  la  recherche  de  l'utile,  et  ne  dispose  chaque  citoyen  à  se 
resserrer  en  lui-même.  »  11  y  a  en  effet  bien  des  raisons,  et  trop 
longues  à  énumérer,  pour  qu'il  en  soit  ainsi;  je  ne  sais  cependant 
s'il  faut  dire  :  «  La  doctrine  de  l'intérêt  bien  entendu  me  semble  la 
mieux  appropriée  aux  besoins  des  hommes  de  notre  temps.  C'est 
principalement  vers  elle  que  l'esprit  des  moralistes  de  nos  jours 
doit  se  tourner.  »  Sans  doute  il  est  bon  d'éclairer  l'intérêt  et  de 
montrer  que  le  bien  de  tous  peut  se  concilier  avec  le  bien  de  cha- 
cun; mais  faut-il  s'en  tenir  là  et  laisser  aux  siècles  aristocratiques 
l'honneur  de  parler  des  beautés  de  la  vertu,  tandis  que  nous  ne  par- 
lerons que  de  ses  avantages?  Faut-il  renoncer  à  dire  que  le  mu- 
tuel dévouement  des  hommes  est  noble  et  généreux,  et  se  conten- 
ter d'affirmer  qu'il  rapporte  autant  qu'il  coûte?  11  semble  qu'ici 
l'auteur  laisse  un  peu  trop  paraître  son  dédain  pour  les  sociétés 
démocratiques,  puisqu'il  les  juge  complètement  incapables  d'en- 
tendre parler  de  la  vertu  d'une  manière  désintéressée.  11  semble 
même  qu'il  n'est  pas  ici  entièrement  fidèle  à  sa  doctrine,  qui  consiste 
en  toutes  choses  et  partout  à  revendiquer  la  grandeur  humaine. 
Il  dit  avec  raison  :  «  Eclairez  les  hommes  à  tout  prix,  car  je  vois 
approcher  le  temps  où  la  liberté,  la  paix  publique  et  l'ordre  social 
lui-même  ne  pourront  se  passer  de  lumières.»  Est-il  donc  con- 


ALEXIS    DE    TOCQLEVILLE.  129 

traire  aux  lumières  de  cultiver  la  vertu  pour  elle-même,  et  d'obéir 
au  devoir,  parce  qu'il  est  le  devoir?  Ce  serait  une  triste  chute  pour 
l'humanité,  et  sans  compensation,  si,  en  passant  des  siècles  aristo- 
cratiques aux  siècles  démocratiques,  il  fallait  renoncer  à  voir  dans  la 
vertu  autre  chose  qu'un  égoïsme  éclairé. 

Il  n'entre  pas  dans  mon  sujet  d'examiner  quelles  étaient  les  pen- 
sées intimes  de  Tocqueville  sur  la  religion.  Si  nous  en  croyons  un 
juge  éclairé  en  matière  si  délicate,  «  sa  foi  tenait  peut-être  de  la 
raison  plus  que  du  cœur.  Il  n'avait  pas  atteint  cette  sphère  où  la 
religion  ne  nous  laisse  plus  rien  qui  ne  prenne  sa  forme  et  son  ar- 
deur. Ce  fut  la  mort  qui  lui  fit  le  don  de  l'amour.  »  On  peut  accepter 
ce  jugement  du  père  Lacordaire.  Dans  sa  jeunesse,  Tocqueville  avait 
douté;  mais  il  s'était  arrêté  dans  le  doute,  et  son  esprit,  curieux  sur- 
tout des  choses  politiques ,  semble  avoir  mis  en  réserve  les  vérités 
révélées  pour  s'exercer  en  toute  liberté  sur  le  reste.  C'était  donc 
principalement  dans  ses  rapports  avec  la  politique  qu'il  considérait 
la  religion  :  non  qu'il  fût  de  ces  publicistes,  comme  Machiavel  et 
Hobbes,  pour  qui  la  religion  n'est  qu'un  instrument  de  gouverne- 
ment. Au  contraire  il  y  voyait  un  instrument  et  une  garantie  de  li- 
berté, le  contre-poids  le  plus  salutaire  et  le  plus  nécessaire  aux 
maux  et  aux  périls  de  la  démocratie.  C'était  là  une  de  ses  pensées 
les  plus  persistantes  et  les  plus  invétérées.  Il  lui  semblait  que  plus 
l'homme  s'accorde  de  liberté  sur  la  terre,  plus  il  doit  s'enchaîner  du 
côté  du  ciel,  qu'il  est  incapable  de  supporter  à  la  fois  une  complète 
indépendance  religieuse  et  une  entière  liberté  politique,  enfin  «  que 
s'il  n'a  pas  de  foi,  il  faut  qu'il  serve,  et  s'il  est  libre,  qu'il  croie.  » 

Quelque  pénétré  qu'il  fût  de  la  nécessité  de  cette  alliance  entre  la 
liberté  et  la  religion,  il  ne  se  faisait  aucune  illusion  sur  les  difficul- 
tés qu'elle  rencontrait  de  notre  temps.  Il  voyait  bien  qu'en  fait  la 
religion  est  souvent  d'un  côté,  et  la  liberté  d'un  autre.  C'était  une 
de  ses  grandes  tristesses,  et  plus  d'une  fois,  dans  sa  correspondance 
avec  M.  de  Corcelles,  il  se  plaint  de  cette  étrange  contradiction. 
C'est  aussi  sous  l'empire  de  cette  inquiète  préoccupation  qu'il  adres- 
sait à  M.  Albert  de  Broglie  la  question  suivante,  qui,  de  la  part  d'un 
écrivain  un  peu  suspect  de  libre  pensée ,  ne  laisserait  pas  de 
passer  pour  indiscrète  :  «  Pourquoi  la  religion  chrétienne,  qui,  sous 
tant  de  rapports,  a  amélioré  l'individu  et  perfectionné  l'espèce  hu- 
maine, a-t-elle  exercé,  surtout  à  sa  naissance,  si  peu  d'influence  sur 
la  marche  de  la  société?  Pourquoi,  à  mesure  que  les  hommes  deve- 
naient individuellement  plus  humains,  plus  justes,  plus  tempérans, 
plus  chastes,  paraissaient- ils  devenir  chaque  jour  plus  étrangers  à 
toutes  les  vertus  publiques  ?  De  telle  sorte  que  la  grande  société  na- 
tionale semble  plus  corrompue,  plus  lâche,  plus  infirme  dans  le 

TOME  XXXIV.  9 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  teiiips  où  la  petite  société  de  la  famille  est  mieux  réglée! 
Yous  touchez  à  ce  sujet  en  plus  d'un  endroit,  jamais  à  fond,  ce  me 
semble.  Il  mériterait,  suivant  moi,  d'être  traité  à  part,  car  enfin 
nous  ne  prenons  ni  l'un  ni  l'autre  au  pied  de  la  lettre,  et  comme 
règle  de  morale  publique,  de  rendre  à  César  ce  que  nous  lui  de- 
vons, sans  examiner  quel  est  César,  et  quel  est  le  droit  et  la  limite 
de  sa  créance  sur  nous.  Ce  contraste,  qui  frappe  dès  les  premiers 
temps  du  christianisme,  entre  les  vertus  chrétiennes  et  ce  que  j'ai  ap- 
pelé les  vertus  publiques  s'est  souvent  reproduit  depuis.  Il  n'y  en  a 
pas  dans  ce  monde  qui  me  paraisse  plus  difficile  à  expliquer.  Dieu,  et 
après  lui  la  religion  qu'il  nous  a  donnée,  devant  être  comme  le  centre 
auquel  les  vertus  de  toute  espèce  doivent  aboutir,  ou  plutôt  d'où  elles 
sortent  aussi  naturellement  les  unes  que  les  autres,  suivant  les  occa- 
sions et  les  différentes  conditions  des  hommes.  Cette  grande  question 
me  semble  digne  de  votre  esprit,  et  celui-ci  capable  de  la  saisir  et  d'y 
pénétrer.  »  C'est  là  un  grand  problème,  trop  grave  peut-être,  traité 
ici  en  quelques  mots,  mais  qui  montre  avec  quelle  pénétration  hardie 
Tocqueville  abordait  les  questions  les  plus  délicates  ;  peut-être  la 
demi-liberté  qu'il  s'accordait  sur  ces  matières  ne  lui  permettait-elle 
pas  de  le  sonder  dans  toute  sa  profondeur. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous  semble  que  M.  de  Tocqueville  pose 
la  question  en  termes  bien  absolus,  lorsqu'il  n'admet  aucun  milieu 
entre  la  foi  avec  la  liberté  et  l'incrédulité  avec  la  servitude.  Une 
société  peut  exister  sans  être  toute  croyante,  ni  toute  incrédule. 
Il  peut  se  faire  entre  la  raison  et  la  foi  une  lutte  généreuse  à 
l'avantage  de  l'un  et  de  l'autre.  On  se  dispute  les  âmes,  non  plus 
par  la  menace  du  bûcher,  mais  par  la  discussion,  par  la  persuasion. 
On  se  fait  des  conquêtes  réciproques.  Lorsque  cela  arrive,  on  crie 
de  part  et  d'autre  à  l'apostasie,  à  la  défection;  mais  la  plupart  du 
temps  ces  sortes  de  conversions  naissent  des  vrais  besoins  de  l'âme, 
partagée  entre  le  doute  et  la  foi.  Or  cette  situation,  que  l'on  peut 
déplorer  au  point  de  vue  du  salut  des  âmes,  n'a  rien  qui  rende  im- 
possible la  liberté  civile  et  politique.  Si  Tocqueville  a  exagéré  une 
pensée  qui  lui  était  chère,  il  faut  reconnaître  en  même  temps  qu'il 
avait  le  sentiment  le  plus  juste,  lorsqu'il  demandait  à  la  religion  et 
à  l'église  de  s'unir  à  la  liberté  au  lieu  de  la  combattre,  et  à  la 
liberté  de  respecter  la  religion  et  l'église  au  nom  de  ses  principes 
mêmes;  mais  il  est  plus  facile  de  réconcilier  les  idées  que  les  inté- 
rêts et  les  passions. 

Si  nous  essayons  de  résumer  cette  analyse  de  l'œuvre  accomplie 
par  M.  de  Tocqueville  comme  publiciste  et  comme  pliilosophe,  nous 
reconnaissons  qu'il  a  rendu  à  la  politique  un  incontestable  service  en 
lui  restituant  son  caractère  de  science,  qu'elle  avait  perdu  presque 


ALEXIS    DE    TOCQUEVILLE.  131 

entièrement  dans  notre  siècle.  Depuis  la  révolution,  les  passions  se 
mêlaient  sans  cesse  aux  doctrines,  et  il  était  presque  impossible  de 
séparer  les  écoles  des  partis.  Tocqueville,  au  contraire,  se  plaçait  à 
une  hauteur  et  dans  un  lointain  où  il  n'était  plus  guère  accessible 
aux  passions  et  aux  préjugés.  De  là  ce  caractère  de  placidité  noble 
et  de  haut  désintéressement  qui  a  été  si  justement  admiré  dans  son 
grand  ouvrage.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  indifférent  aux  choses  de  son 
temps,  car  on  sent  dans  tous  ses  écrits  une  émotion  contenue  qui 
témoigne  d'une  âme  vivement  préoccupée;  mais  cette  émotion,  qui 
lui  donnait  l'ardeur  de  la  recherche,  n'était  pas  assez  violente  pour 
le  dominer  et  l'aveugler.  Il  y  a  beaucoup  d'analogie  entre  lui  et 
M.  Jouffroy.  L'inquiétude  que  celui-ci  éprouvait  sur  la  destinée  hu- 
maine, Tocqueville  la  ressentait  pour  la  destinée  des  sociétés.  L'un 
et  l'autre  étaient  intérieurement  atteints  d'une  secrète  mélancolie 
devant  les  obscurités  et  les  redoutables  mystères  de  ce  double  pro- 
blème; l'un  et  l'autre  contenaient  leur  âme  dans  leurs  écrits,  et  ne 
laissaient  paraître  que  la  curiosité  du  vrai  et  la  lente  et  patiente  re- 
cherche des  faits  humains.  L'un  aimait  à  se  replier  sur  lui-même  et 
à  surprendre  dans  l'intimité  de  la  conscience  les  différences  les  plus 
subtiles  des  faits  intérieurs;  l'autre  portait  un  regard  non  moins  at- 
tentif sur  les  faits  du  dehors  :  il  les  démêlait  avec  le  même  plaisir, 
avec  la  même  finesse,  avec  la  même  sincérité.  Dans  le  plaisir  de  la 
recherche,  ils  oubliaient  la  passion  qui  les  avait  inspirés.  De  là,  chez 
l'un  et  chez  l'autre,  ce  contraste  d'un  esprit  si  calme  et  si  éclairé 
et  d'une  âme  si  mélancolique,  si  inquiète  et  si  émue. 

Tocqueville  a  eu  le  goût  des  faits  politiques  dans  un  temps  où  la 
plupart  des  esprits  n'aimaient  que  les  systèmes  politiques  :  il  appor- 
tait à  la  recherche  et  à  l'analyse  de  l'histoire  positive  la  même  ar- 
deur et  la  même  passion  qu'Augustin  Thierry  et  M.  Guizot  appli- 
quaient à  l'étude  des  origines  du  moyen  âge,  et  Cuvier  à  l'histoire 
des  révolutions  du  globe.  Les  sociétés  humaines,  comme  tous  les  ob- 
jets de  la  nature,  sont  des  phénomènes  très  complexes,  qui  ne  peuvent 
être  la  plupart  du  temps  devinés  à  priori.  Sans  doute  on  peut  bien 
fonder  une  sorte  de  politique  absolue  en  partant  de  l'idée  de  la  na- 
ture humaine  et  de  la  notion  abstraite  de  l'état,  et  c'est  par  là  seu- 
lement qu'on  arrive  à  la  notion  du  droit  et  du  devoir  dans  les  so- 
ciétés. Il  ne  faut  pas  dédaigner  cette  politique  spéculative,  et  j'ai 
fait  remarquer  qu'elle  manque  un  peu  trop  dans  les  écrits  de  M.  de 
Tocqueville.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  ne  suffit  pas  de  savoir 
ce  qui  doit  être ,  il  faut  encore  observer  ce  qui  est.  Or  c'est  ici  que 
la  richesse  et  la  fécondité  des  faits  humains  dépassent  toute  prévi- 
sion, et  que  les  lois  générales  ne  peuvent  être  découvertes  que  parles 
mêmes  procédés  qu'on  emploie  dans  les  sciences  naturelles,  l'obser;^ 


132  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vation  et  l'expérience,  avec  cette  différence  que  dans  les  sciences  de 
la  nature  c'est  le  savant  qui  expérimente,  tandis  que  dans  les  sciences 
politiques  c'est  la  société  elle-même  qui  très  souvent  accomplit  des 
expériences  pour  l'instruction  des  savans.  C'est  ce  qui  a  lieu  surtout 
dans  les  temps  modernes.  Lorsque  les  esprits  aventureux  ont  jeté 
en  avant  quelques  hypothèses,  les  sociétés  se  mettent  à  les  vérifier 
sur  elles-mêmes.  Fidèles  aux  règles  prescrites  par  Bacon,  elles  va- 
rient l'expérience,  la  transportent,  la  renversent,  la  prolongent  ou 
la  suspendent;  procédant  par  exclusion  et  élimination,  elles  re- 
jettent tantôt  un  élément,  tantôt  un  autre,  souvent  même  elles  s'a- 
bandonnent à  ce  que  Bacon  appelle  les  hasards  de  l'expérience, 
sortes  e.rjJerimenli ,  comme  pour  voir  ce  qui  en  arrivera.  Les  publi- 
cistes  recueillent  les  résultats  de  ces  expériences  si  bien  préparées; 
ils  constatent  et  comparent  les  faits  :  ils  en  forment  des  lois.  Voilà 
la  politique  expérimentale  telle  que  Tocqueville  l'a  comprise  et  l'a 
conçue. 

Cette  manière  d'entendre  la  politique  pourrait  avoir  des  inconvé- 
niens  entre  les  mains  d'un  esprit  corrompu,  comme  Machiavel,  ou 
un  peu  trop  indifïerent,  comme  Aristote  et  quelquefois  Montesquieu, 
car,  en  se  contentant  d'observer  comment  les  hommes  agissent,  on 
peut  oublier  comment  ils  devraient  agir,  et  prendre  leur  conduite 
habituelle  pour  règle  et  pour  mesure  du  juste  et  du  droit.  Que  faut- 
il  pourtant  conclure  de  Là?  C'est  que  la  politique  ne  se  suffit  pas  à  elle- 
même,  et  qu'elle  doit  reposer  sur  le  droit  naturel  et  sur  la  morale; 
c'est  ce  que  pensait  M.  de  Tocqueville.  «  Sa  visée,  dit-il  en  parlant 
de  Platon,  qui  consiste  à  introduire  le  plus  possible  la  morale  dans 
la  politique,  est  admirable.  »  Pénétré  de  ce  principe,  quoiqu'il  ne 
fût  lui-même  qu'un  publiciste  observateur,  il  n'est  jamais  indiffé- 
rent entre  le  bien  et  le  mal,  et  il  apportait  dans  la  politique  un  es- 
prit de  haute  moralité  qu'il  n'aurait  jamais  trouvé  par  la  politique 
seule.  Toutefois,  s'il  ne  faut  pas  conclure  de  ce  que  font  les  hommes 
à  ce  qu'ils  doivent  faire,  il  ne  faut  pas  conclure  davantage  de  ce  qu'ils 
doivent  faire  à  ce  qu'ils  feront  en  réalité.  Il  reste  donc  toujours  à 
examiner  comment  les  choses  se  passent ,  et  ce  qui  advient  des 
principes  abstraits,  lorsqu'ils  sont  réalisés  par  les  hommes  et  parmi 
les  hommes.  C'est  ici  que  la  politique  spéculative  est  en  défaut  et 
qu'elle  doit  appeler  à  son  secours  la  politique  expérimentale. 

Si  l'on  cherche  maintenant  à  quelle  conclusion  la  méthode  pré- 
cédente a  conduit  M.  de  Tocqueville,  on  verra  qu'en  dehors  des 
vues  particulières,  qui  sont  très  nombreuses  dans  ses  écrits,  il  a 
mis  en  pleine  lumière  cette  loi  aperçue  par  quelques  auteurs,  mais 
que  nul  n'avait  encore  développée  comme  lui.  «  Le  plus  grand  péril 
des  démocraties,  c'est  l'affaiblissement  et  la  ruine  de  l'individualité 


ALEXIS    DE    TOCQUE VILLE.  133 

humaine:  »  d'où  il  tire  cette  règle  pratique  :  «  tout  ce  qui  relève  l'in- 
dividu est  sain.  »  Sa  morale  était  conforme  à  sa  politique.  C'était  la 
morale  stoïcienne,  la  morale  de  l'eflbrt  et  de  la  volonté.  Elle  a  inspiré 
ces  belles  maximes  éparses  dans  sa  correspondance  :  «  en  toutes 
choses,  il  faut  viser  à  la  perfection;  —  ce  monde  appartient  à  l'éner- 
gie; —  la  grande  maladie  de  l'âme,  c'est  le  froid.  »  Sa  vie  même 
était  une  confirmation  de  ses  doctrines  :  c'était  une  nature  noble  et 
haute,  admirablement  sincère,  ayant  toujours  devant  les  yeux  la 
grandeur  morale  :  c'était  une  personne,  une  âme,  un  caractère. 

Comme  les  écoles  et  les  partis  n'aiment  guère  plus  que  les  gou- 
vernemens  qu'on  leur  dise  leurs  vérités,  les  démocrates  ont  tou- 
jours tenu  M.  de  Tocqueville  en  défiance  et  ne  l'ont  jamais  considéré 
comme  un  des  leurs.  Homme  des  anciennes  races,  il  se  mêlait  de 
trouver  à  redire  à  l'idole  du  siècle;  il  ne  pensait  pas  que  le  peuple 
fût  nécessairement  parfait,  irréprochable,  infaillible;  il  pensait  que, 
tout  en  développant  la  démocratie  d'un  certain  côté,  il  était  urgent 
en  même  temps  de  la  tempérer,  de  la  surveiller  et  de  la  retenir;  il 
accusait  enfin  la  démocratie  de  répandre  partout  un  esprit  d'unifor- 
mité, de  médiocrité  et  de  servitude.  Toutes  ces  hérésies  devaient 
souverainement  déplaire  à  une  école  très  intolérante  et  très  passion- 
née. Et  cependant  M.  de, Tocqueville  est  certainement  un  des  amis 
les  plus  sérieux,  les  plus  éclairés,  les  plus  sincères  que  la  démocratie 
ait  eus  de  notre  temps.  Sans  doute  il  était  cruel  à  une  cause  qui  s'é- 
tait toujours  confondue  avec  celle  de  la  liberté  de  s'entendre  dire, 
et  cela  sans  passion  et  même  avec  bienveillance,  qu'elle  portait  la 
servitude  dans  son  sein,  qu'il  lui  fallait  lutter  contre  ses  plus  vio- 
lens  instincts  pour  rester  libre.  Cet  avertissement  cependant  est  le 
salut  de  la  démocratie  :  c'est  pour  favoir  méconnu  dans  la  bouche 
de  tous  les  sages  qu'elle  a  toujours  succombé  sous  les  périls  du  de- 
hors ou  les  périls  du  dedans.  Il  est  digne  de  la  démocratie  mo- 
derne, qui  se  croit  la  loi  future  de  l'humanité,  d'éviter  les  écueils  où 
ont  échoué  Athènes  et  Florence.  Ce  n'est  pas  parce  qu'elle  s'étendra 
sur  un  plus  grand  espace  et  s'apphquera,  non  plus  à  de  petites  cités, 
mais  à  de  grands  peuples,  que  la  démocratie  verra  ses  périls  dimi- 
nuer :  ils  ne  peuvent  que  croître  avec  son  empire.  Si  elle  parvient 
à  se  persuader  de  ces  vérités  et  à  se  corriger  de  ses  principaux  vices, 
elle  devra  de  la  reconnaissance  à  M.  de  Tocqueville  comme  à  l'un  de 
ces  maîtres  sévères  que  l'on  maudit  dans  l'enfance  et  qu'on  honore 
avec  gratitude  à  l'âge  de  l'expérience  et  de  la  maturité. 

Paul  Janet. 


LE 


BARREAU  MODERNE 


SA  CONSTITUTION  ET  SES  FRANCHISES 


Le  Ministère  publie  et  le  Barreau,  leurs  Droits  et  leurs  Rapports,  avec  une  introduction  de 
M.  Berryer;  Paris  1860.  —  De  la  Justice  et  des  Avocats  en  Bavière  et  en  Allemagne,  traduit  de 
l'allemand  par  MM,  Becker  et  Bonneville  de  Marsangy  ;  Paris  1861.  —  Travaux  récens  sur 
l'histoire  du  barreau,  de  MM.  Egger,  Grellet-Dumazeau,  etc. 


11  y  a  une  année  à  peine,  à  l'occasion  d'un  incident  d'audience, 
s'élevait  une  question  de  prérogative  qui  agita  vivement  le  monde 
judiciaire.  Cette  question  se  posait  entre  la  magistrature  et  le  bar- 
reau, ou  plutôt  entre  l'accusation  et  la  défense.  Il  ne  s'agissait  ni 
de  hiérarchie  ni  d'étiquette  :  dans  un  tel  ordre  d'idées,  que  la 
magistrature  occupe  un  rang  plus  élevé  que  le  barreau,  cela  im- 
porte peu;  mais  dans  une  société  réglée  il  importera  toujours  de 
connaître  avec  certitude  les  droits  de  l'accusateur  et  ceux  de  l'ac- 
cusé, de  savoir  si  l'organe  du  ministère  public  est  placé  vis-à-vis 
du  barreau  dans  une  condition  marquée  de  supériorité  devant  la 
justice  ou  si  l'un  et  l'autre  doivent  s'y  mesurer  à  armes  égales.  Or 
telle  était  la  question  soulevée,  et  l'on  peut  dire  qu'elle  était  d'un 
intérêt  considérable,  car  elle  touche  à  la  liberté  de  la  défense  et  en 
même  temps  à  l'une  de  nos  plus  belles  institutions,  l'organisation 
judiciaire,  si  étroitement  liée  à  celle  du  barreau.  Que  demandait  la 
magistrature  ou  tout  au  moins  une  partie  de  la  magistrature  dans 
ce  conflit?  Que  l'on  donnât  à  l'organe  de  l'accusation  comme  un 


LE    BARREAU    MODERNE.  135 

cachet  d'inviolabilité  :  chargé,  disait-on,  de  porter  la  parole  au  nom 
de  la  société,  il  lui  faut  plus  d'autorité  qu'à  la  défense  dans  l'œuvre 
de  la  justice,  où  il  représente  des  intérêts  d'un  ordre  supérieur. 
Cette  prétention  était  de  nature  à  émouvoir  le  barreau;  il  la  com- 
battit aussitôt  qu'elle  se  manifesta  ouvertement,  et  opposa  ses  droits 
à  ceux  de  l'accusation  avec  une  certaine  vigueur. 

Aujourd'hui  l'incident  judiciaire  est  vidé,  mais  l'opinion  publique 
est  restée  saisie  de  la  question.  Dans  la  période  de  calme  qui  a 
suivi  l'orage,  il  était  bon  qu'une  voix  autorisée  se  fît  entendre;  un 
des  membres  les  plus  éminens  du  barreau  français,  M.  Berryer,  a 
pris  la  parole  et  donné  son  opinion.  Il  a  vu  un  danger,  et  un  dan- 
ger des  plus  graves ,  dans  la  manière  dont  on  entendait  envisager 
les  rapports  du  ministère  public  et  du  barreau  :  il  a  voulu  relever 
le  barreau,  nous  ne  dirons  pas  à  ses  propres  yeux,  cela  était  inu- 
tile, mais  aux  yeux  de  la  magistrature  et  du  public,  et  il  l'a  fait  avec 
un  grand  éclat  de  langage,  une  grande  richesse  d'aperçus.  La  pu- 
blication de  ce  rapide  écrit  de  M.  Berryer,  qui  sert  d'introduction 
à  la  savante  monographie  sur  le  même  sujet  d'un  auteur  qui  a  mo- 
destement gardé  l'anonyme,  a  fait  sensation  en  France  et  ailleurs; 
on  a  compris  que  mesurer  les  droits  de  l'accusation  et  ceux  de  la 
défense,  c'était  en  définitive  mettre  en  présence  l'individu  et  la  so- 
ciété, la  liberté  de  chacun  et  la  sécurité  de  tous.  Or  les  problèmes 
de  ce  genre  ne  connaissent  point  de  frontières;  ils  intéressent  au 
même  degré  tous  les  citoyens,  tous  les  états  et  tous  les  peuples,  ils 
auront  toujours  le  privilège  de  frapper  vivement  les  esprits  par  la 
vertu  de  cette  rapide  intuition  qui  voit  le  péril  pour  tous  là  où  le 
droit  d'un  seul  est  contestable  ou  contesté. 

Mous  avons  pensé  qu'il  n'était  point  inutile  de  ramener  un  mo- 
ment l'attention  sur  un  débat  qui  veut  une  solution,  et  que,  même 
après  ce  qui  a  été  dit  et  si  bien  dit,  il  nous  serait  encore  permis 
d'insister  sur  un  point  d'une  importance  particulière,  et  qui  peut- 
être  n'a  pas  été  mis  suffisamment  en  relief.  —  Le  droit  de  la  dé- 
fense, a-t-on  dit,  doit  être  égal  à  celui  de  l'accusation;  devant  les 
tribunaux  de  répression,  le  ministère  public  et  l'avocat  doivent  être 
placés  au  même  niveau,  sur  le  même  terrain.  —  Soit;  mais  ce  droit 
de  la  défense,  où  le  prenez- vous?  ce  noble  ministère  de  l'avocat, 
quelle  en  est  la  source  ?  Descend-il  des  faveurs  de  la  loi  ?  Alors,  pour 
le  définir,  il  suffît  de  consulter  les  textes;  c'est  l'œuvre  du  juriscon- 
sulte. —  Au  contraire,  faut-il,  pour  le  connaître,  remonter  à  ces 
grands  principes  qui  nous  régissent  parfois  sans  être  inscrits  dans 
nos  codes?  C'est  là  plutôt  l'œuvre  du  publiciste,  et  si  elle  est  plus 
difficile,  en  revanche  elle  ouvre  à  la  question  des  aspects  infiniment 
plus  larges,  elle  peut  conduire  à  une  solution  beaucoup  plus  radicale, 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puisqu'elle  placerait  le  droit  de  la  défense  au-dessus  des  lois,  au- 
dessus  des  constitutions  politiques  et  judiciaires  de  tout  pays.  Cela 
vaut  donc  la  peine  d'être  examiné.  La  question,  au  surplus,  vient  à 
son  heure  et  peut  trouver  plus  d'un  éclaircissement  dans  de  récentes 
publications.  En  même  temps  qu'un  studieux  magistrat,  M.  Grellet- 
Dumazeau,  essayait  de  faire  revivre  les  mœurs  et  les  institutions  du 
barreau  romain,  un  savant  helléniste,  M.  Egger,  recherchait  si  la 
société  athénienne  a  connu  de  véritables  avocats.  Il  convient  d'au- 
tant mieux  de  s'arrêter  sur  cet  important  sujet  qu'un  mouvement 
très  sensible  s'est  manifesté  du  côté  du  barreau  dans  les  pays  où, 
moins  heureux  qu'en  France,  il  n'a  point  encore  sa  constitution 
et  son  autonomie.  Les  divers  états  de  l'Allemagne  réclament  in- 
stamment une  meilleure  organisation  judiciaire,  et  les  mêmes  be- 
soins appellent  les  mêmes  vœux  en  Autriche  et  en  Russie.  Là  aussi 
se  pose  la  question  de  savoir  ce  qu'est  au  juste  le  droit  de  la  défense, 
et  le  barreau  commence  à  se  demander  s'il  doit  relever  de  lui-même 
ou  du  gouvernement. 

Le  but  de  cette  étude  serait  de  caractériser  le  droit  de  la  défense 
judiciaire  et,  avant  tout,  d'en  rechercher  l'origine  :  cela  est  néces- 
saire en  présence  des  erreurs  qui  à  cet  égard  se  sont  accréditées  et 
tendent  à  prévaloir.  Il  faudrait  examiner  d'abord  à  quelles  condi- 
tions ce  droit  peut  s'exercer  au  milieu  des  institutions  d'un  grand 
pays,  comment  il  s'est  exercé,  comment  il  s'exerce  dans  différens 
états;  on  verrait  ensuite  quelles  vicissitudes  a  subies  le  barreau  fran- 
çais avant  d'arriver  à  sa  constitution  actuelle,  une  des  meilleures  qui 
existent  malgré  ses  imperfections.  C'est  alors  seulement  que  vien- 
dra la  question  de  prérogative  récemment  soulevée,  et  peut-être  au- 
rons-nous réussi  à  démontrer  que  le  chemin  le  plus  long  est  encore 
le  plus  court  pour  arriver  à  résoudre  cette  grave  question  d'une  ma- 
nière pleinement  satisfaisante. 

I. 

La  première  page  de  l'histoire  du  barreau  est  encore  à  écrire. 
D'où  vient  cette  institution?  quelle  en  fut  l'origine?  La  doit-on  à  la 
Grèce  ou  à  Rome  ?  Les  écrivains  ont  généralement  pris  pour  point 
de  départ  de  leurs  recherches  le  barreau  romain,  et  ce  barreau,  ils 
l'ont  fait  descendre  du  patronat  comme  de  sa  source  naturelle. 
C'était  méconnaître  le  caractère  de  deux  institutions  à  la  fois.  Qu'é- 
tait-ce donc  que  le  patronat,  si  ce  n'est  un  des  attributs  de  la  féoda- 
lité dans  la  formation  de  la  société  romaine?  Après  Niebuhr  et  Mi- 
chelet,  on  ne  saurait  douter  qu'il  n'y  eût  quelque  chose  de  féodal, 
dans  une  société  où  le  peuple  avait  été  divisé  en  patriciens  et  en  plé- 


LE    BARREAU    MODERNE.  137 

béiens,  et  où  le  plébéien  s'était  fait  le  colon,  le  client  du  patricien 
devenu  son  patron.  Or  jusqu'à  ce  jour  la  féodalité  n'a  guère  enfanté 
d'institutions  libérales  dans  aucun  pays.  Ce  qu'on  a  pris  pour  la  dé- 
fense naturelle  et  spontanée  des  colons  ou  cliens  n'était  que  l'exé- 
cution d'un  contrat  qui  livrait  les  cliens  aux  patrons,  et  mettait 
ceux-ci  dans  la  nécessité  de  défendre  leurs  cliens  quand  ils  étaient 
poursuivis  ou  attaqués,  à  peu  près  comme  on  défend  sa  propriété. 
Nous  avons  eu  en  France  un  barreau  de  ce  genre  :  le  serf  de  la 
glèbe  et  le  vilain  avaient  également  un  défenseur  naturel  dans  le 
seigneur  terrien  ou  haut  justicier;  mais  nous  ne  sachons  pas  que  ce 
barreau  seigneurial  ait  laissé  les  populations  très  reconnaissantes. 
M.  Grellet-Dumazeau  a  donc  bien  fait  de  répudier  pour  le  barreau 
romain  cette  fausse  origine,  de  nous  montrer  le  patronat  sous  son 
véritable  aspect,  c'est-à-dire  comme  une  institution  féodale  à  peu 
près  semblable  à  celle  qui  a  pesé  sur  la  société  française  jusqu'à  l'af- 
franchissement des  communes. 

Mais  où  trouver  les  commencemens  du  barreau,  et  à  quelles  con- 
clusions M.  Grellet-Dumazeau  est-il  arrivé  lui-même  dans  ses  re- 
cherches? Selon  lui,  a  l'origine  du  ministère  de  l'avocat  est  proba- 
blement contemporaine  du  premier  procès  et  du  premier  tribunal.  )> 
Si  cette  manière  de  voir  est  juste,  on  doit  retrouver  le  ministère  de 
l'avocat  partout  où  il  existe  des  procès  et  des  tribunaux,  ce  qui  re- 
vient à  dire  que  ce  ministère  a  du  s'exercer  de  tout  temps  et  doit 
exister  chez  tous  les  peuples.  Est-il  en  effet  une  contrée  au  monde 
où  les  hommes  soient  en  paix  avec  la  société  ou  avec  eux-mêmes, 
et  où  personnes  et  biens  ne  soient  à  défendre  devant  les  tribunaux  ? 
Cette  heureuse  contrée  a-t-elle  jamais  existé?  Non  sans  doute,  et 
pourtant,  si  tous  les  pays  ont  eu  des  procès,  tous  n'ont  pas  eu  d'a- 
vocats. Il  existait,  dit-on,  des  avocats  dans  les  forêts  de  la  Ger- 
manie; mais  de  nos  jours  on  en  chercherait  vainement  en  Turquie, 
et  l'empire  ottoman  a  des  tribunaux.  L'opinion  de  M.  Grellet-Duma- 
zeau serait  mise  en  défaut  par  bien  d'autres  exemples,  et,  malgré 
la  faveur  dont  elle  jouit  auprès  des  écrivains  juristes,  nous  ne  sau- 
rions l'admettre.  Il  nous  semble  qu'on  n'a  pas  assez  remarqué  jus- 
qu'à présent  ce  qu'est  en  soi  le  droit  de  la  défense  et  à  quelles  con- 
ditions il  lui  est  donné  de  se  produire  au  milieu  des  institutions  d'un 
pays.  Là  était,  selon  nous,  le  point  de  départ  de  toute  investigation 
et  de  tout  examen  en  cette  matière.  Il  convient  de  s'y  arrêter  un 
instant. 

L'attention  s'est  portée  sur  le  droit  de  la  défense  dans  deux  cir- 
constances notables,  —  au  moment  où  l'on  rétablissait  en  France 
la  procédure  secrète,  —  puis  à  l'époque  où  l'on  venait  de  la  suppri- 
mer pour  toujours.  En  1670  et  en  1790,  deux  hommes  différem- 


138  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  célèbres ,  un  grand  magistrat  et  un  fougueux  tribun ,  firent 
entendre  la  même  protestation,  et  c'est  à  eux  qu'on  doit  la  véritable 
définition  de  ce  droit.  L'ordonnance  de  Villers-Gotterets  de  1539, 
œuvre  du  chancelier  Poyet,  privait  les  accusés  du  droit  de  se  faire 
défendre  par  un  avocat,  et  avait  introduit  la  procédure  secrète  dans 
nos  lois  criminelles;  mais  le  principe  de  la  défense  avait  été  plus 
fort  que  les  textes,  et  les  juges,  plus  humains  que  la  loi,  avaient 
permis  à  l'accusé  de  communiquer  avec  un  avocat.  Lorsqu'on  1670 
fut  révisée  en  France  la  procédure  criminelle,  le  président  de  La- 
moignon  s'éleva  contre  le  huis  clos  de  la  procédure  et  plaida  cha- 
leureusement la  cause  des  accusés.  «  Ce  conseil,  dit-il,   qu'on  a 
accoutumé  de  donner  aux  accusés  n'est  point  un  privilège  accordé 
par  les  ordonnances  ni  par  les  lois,  c'est  une  liberté  acquise  par  le 
droit  naturel,  qui  est  plus  ancien  que  toutes  les  lois  humaines.  » 
La  protestation,  hélas!  fut  impuissante,  et  l'ordonnance  de  1670, 
complétant  l'œuvre  inique  du  chancelier  Poyet,  priva  l'accusé  du 
secours  de  la  défense,  même  dans  les  causes  capitales.  De  ce  dé- 
bat n'était  pas  moins   sorti  un  mot  puissant,  une  grande  vérité 
qu'en  1790  l'assemblée  constituante  devait  relever  dans   ce  ma- 
gnifique langage  :  <(  A  qui  appartient  le  droit  de  défendre  les  ci- 
toyens? Aux  citoyens  eux-mêmes,  ou  à  ceux  en  qui  ils  ont  mis 
leur  confiance.  Ce  droit  est  fondé  sur  les  premiers  principes  de  la 
raison  et  de  la  justice;  il  n'est  autre  chose  que  le  droit  essentiel 
et  imprescriptible  de  la  défense  naturelle.  S'il  ne  m'est  pas  per- 
mis de  défendre  mon  honneur,  ma  vie,  ma  liberté,  ma  fortune  par 
moi-même  quand  je  le  veux  et  quand  je  le  puis,  et,  dans  le  cas  où 
je  n'en  ai  pas  les  moyens,  par  l'organe  de  celui  que  je  regarde 
comme  le  plus  éclairé,  le  plus  vertueux,  le  plus  humain,  le  plus  at- 
taché à  mes  intérêts,  alors  vous  violez  à  la  fois  et  cette  loi  sacrée  de 
la  nature  et  de  la  justice  et  toutes  les  notions  de  l'ordre  social.  »  Qui 
donc  parlait  ainsi?  qui  donc  démontrait  si  bien  la  nature  et  l'im- 
prescriptibilité  du  droit  de  la  défense?  L'orateur  qui  s'exprimait  en 
ces  termes  était  Maximilien  Robespierre.  Tant  pis  pour  Merlin,  tant 
pis  pour  Tronchet,  Demeuniers,  Thouret,  et  tant  d'autres  qui  étaient 
là  et  qui,  pouvant  dire  ces  choses,  proclamer  ces  vérités  avec  plus 
d'autorité  sans  doute,  ne  l'ont  point  fait  ;  tant  pis  même  pour  d' Agues- 
seau,  qui,  dans  sa  splendide  apologie  du  barreau,  n'a  point  eu  ce 
trait  de  lumière  et  n'a  pas  aperçu  la  solide  base  qu'on  devait  donner 
à  cette  institution. 

Le  droit  de  la  défense  est  donc  un  droit  naturel  et  dès  lors  im- 
prescriptible, et  ce  droit,  c'est  le  barreau  qui  en  est  le  dépositaire 
et  le  gardien.  Voilà  ce  qu'il  importait  de  constater.  Et  qu'on  ne  dise 
pas  que  cela  n'est  écrit  dans  aucune  loi,  dans  aucune  constitution  ; 


LE    BARREAU    MODERNE.  139 

autant  vaudrait  dire  que  ce  qui  n'est  point  écrit  dans  les  lois  et 
les  constitutions  est  sans  valeur.  Les  droits  naturels  ont  traversé 
les  siècles  sans  codes  et  sans  chartes  :  en  sont-ils  moins  certains? 
Placé  à  cette  hauteur  et  envisagé  à  ce  point  de  vue,  le  barreau  n'est 
point  une  institution  précaire  émanant  des  volontés  de  la  loi,  mais 
une  institution  nécessaire  dérivant  du  droit  naturel,  et  qui  a  pour 
condition  souveraine  l'indépendance.  Sans  indépendance,  pas  de 
barreau  :  dès  qu'il  peut  être  asservi,  le  barreau  n'existe  plus;  inti- 
mement lié  au  droit  sacré  de  la  défense,  avec  lui  meurt  ce  droit 
quand  il  n'est  plus  libre.  Voulez -vous  savoir  s'il  existe  un  bar- 
reau, des  avocats  dans  un  pays  :  ne  recherchez  pas  si  ce  pays  pos- 
sède ou  non  des  tribunaux;  voyez  seulement  à  quel  régime  il  est 
soumis.  Là  où  règne  le  despotisme,  c'est-à-dire  la  raison  du  plus 
fort,  le  droit  naturel  de  la  défense  est  méconnu  et  le  ministère  de 
l'avocat  devient  impossible;  il  est  dans  l'ordre  des  choses  qu'il  soit 
rabaissé,  molesté,  proscrit  enfin.  A  cet  égard,  qu'importe  l'âge  des 
peuples?  11  est  des  nations  qui  ont  eu  des  avocats  à  leur  formation 
même,  parce  qu'elles  jouissaient  d'institutions  libérales;  il  en  est 
qui  comptent  presque  autant  d'années  que  les  pyramides,  et  n'en 
ont  pas.  On  peut  affirmer  par  exemple  sans  trop  de  hardiesse  qu'à 
Thèbes  et  à  Lacédémone  le  barreau  devait  être  à  peu  près  inconnu. 
Dans  son  livre  sur  les  orateurs,  Cicéron  a  lui-même  fait  cette  re- 
marque. «  Le  goût  de  l'éloquence,  dit-il,  n'était  point  commun  à  la 
Grèce  entière;  c'était  un  heureux  attribut  du  peuple  athénien.  Qui 
peut  dire  en  effet  qu'il  ait  existé  dans  ce  temps-là  un  orateur  d'Ar- 
gos,  de  Gorinthe  ou  de  Thèbes,  si  ce  n'est  Épaminondas,  homme  as- 
sez éclairé  pour  qu'on  lui  suppose  quelque  talent  en  ce  genre?  Quant 
à  Lacédémone,  je  n'ai  pas  entendu  dire  que  jusqu'à  ce  jour  elle  en 
ait  produit  un  seul.  »  Cicéron  ne  remonte  point  à  la  cause  du  fait 
qu'il  signale;  mais  observez  qu'il  ne  trouve  d'orateurs  que  là  où  le 
peuple  jouissait  véritablement  d'institutions  libérales,  c'est-à-dire  à 
Athènes,  cette  terre  classique  du  gouvernement  libre.  Argos,  Thèbes, 
Gorinthe  et  Lacédémone  vivaient  plus  ou  moins  sous  le  despotisme; 
la  liberté  n'y  fut  jamais  que  de  passage. 

L'auteur  d'un  mémoire  dont  nous  avons  déjà  indiqué  l'objet, 
M.  Egger,  a  pensé  néanmoins  qu'Athènes  n'avait  pas  eu  de  véri- 
tables avocats.  Qu'il  lui  ait  manqué  un  barreau  organisé  et  perfec- 
tionné comme  le  nôtre,  cela  peut  être.  La  république  athénienne  eut 
ses  rêves,  et  l'un  de  ces  rêves  avait  été  que  le  peuple  possédât  tous 
les  talens,  toutes  les  vertus,  qu'il  fût  tout  à  la  fois  guerrier,  magis- 
trat, orateur  et  homme  d'état.  Le  droit  de  la  libre  défense  était  le 
premier  des  droits,  mais  chacun,  dit  M.  Egger,  devait  l'exercer  soi- 
même  ;  nous  verrons  renaître  cette  idée  en  1789.  La  force  des  choses 


liO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amena  bientôt  à  Athènes  des  sophistes  et  des  rhéteurs,  espèce  de 
barreau  muet  qui  composa  des  plaidoyers  pour  le  peuple.  Ce  bar- 
reau cachait  son  intervention,  et  empruntait  autant  que  possible  le 
langage  du  plaideur.  Vaine  supercherie  :  le  plaideur  ne  sut  même 
pas  débiter  ce  qu'on  avait  écrit  pour  lui,  et  du  temps  d'Aristophane 
cette  coutume  était  déjà  en  plein  discrédit.  Le  satirique  des  Guêpes 
put  s'en  moquer  et  traduire  sur  la  scène  ce  pauvre  artisan  qui  jour 
et  nuit  répète  le  plaidoyer  du  rhéteur  qu'il  doit  improviser  devant 
ses  juges.  Les  rhéteurs  devinrent  donc  des  avocats,  et  comment  re- 
fuser ce  titre  à  Eschine  et  à  Démosthènes  ?  Ils  ont  certainement  plaidé 
pour  autrui,  on  le  voit  par  quelques-uns  de  leurs  discours;  mais 
nous  sommes  loin  d'avoir  tous  les  plaidoyers  qu'ils  ont  pu  faire. 
D'ailleurs  à  Rome,  qui  a  si  souvent  copié  Athènes,  on  aperçoit  de 
bonne  heure  un  véritable  barreau,  et  il  est  permis  de  supposer  que 
c'est  à  la  Grèce  qu'avait  été  empruntée  l'institution  telle  que  la  tra- 
dition, à  défaut  de  lois,  l'avait  transmise. 

Dans  les  états  modernes,  que  voyons-nous?  Un  barreau  là  seule- 
ment où  la  liberté  existe.  Et  que  de  nuances  se  révèlent  ici  d'un 
état  à  l'autre!  Les  Turcs,  avons-nous  dit,  n'ont  point  d'avocats;  en 
eurent-ils  jamais?  Non,  car  le  mot  n'est  même  pas  dans  leur  langue. 
Lorsque,  vers  la  fin  du  xvii'^  siècle,  le  chevalier  Chardin  fit  un  voyage 
en  Perse,  il  fut  assez  surpris  de  la  manière  dont  s'y  rendait  la  jus- 
tice civile.' La  procédure,  il  est  vrai,  était  des  plus  simples  :  celui 
qui  voulait  intenter  un  procès  présentait  requête  au  juge  ;  un  des 
valets  de  celui-ci,  muni  de  son  autorisation,  faisait  office  de  ser- 
gent et  allait  chercher  la  partie  adverse.  S'agissait-il  de  gens  de 
condition,  le  juge  les  faisait  asseoir  près  de  lui;  les  gens  du  peuple 
restaient  debout.  Chacun  plaidait  sa  cause  sans  conseil  et  sans  avo- 
cat, ce  qui  se  faisait  d'ordinaire  avec  un  tel  bruit  que  le  juge, 
étourdi,  prenait  sa  tête  dans  ses  mains  et  criait  de  toutes  ses  forces 
aux  plaideurs  :  gaugnumicoiiri  (vous  mâchez  de  l'ordure).  «  Quand 
ce  sont  des  gens  tout  à  fait  de  néant  qu'on  ne  saurait  faire  taire, 
ajoute  le  chevalier  Chardin,  le  juge  ordonne  qu'on  les  frappe,  ce  que 
fait  sur-le-champ  le  valet  qui  a  assigné  les  parties,  lequel  leur  donne 
à  chacun  un  coup  de  poing  sur  le  chignon  du  cou  et  sur  le  dos.  » 
Cet  état  de  choses  n'a  pas  changé;  il  n'existe  point  encore  d'avocats 
en  Perse;  les  derniers  historiens  de  ce  pays  assurent  que  la  police 
des  audiences  y  est  toujours  maintenue  par  la  force  du  bâton ,  et 
que  si  les  frais  de  procès  sont  peu  considérables,  en  revanche  les 
plaideurs  dépensent  beaucoup  d'argent  pour  acheter  les  juges. 

En  Autriche,  le  formalisme  a  placé  l'œuvre  de  la  justice  dans  les 
conditions  d'un  véritable  mouvement  de  peloton:  la  théorie  des 
preuves  devant  les  tribunaux  a  quelque  chose  d'algébrique.  Pour 


i 


LE    BARREAU    MODERNE.  liil 

constituer  une  preuve  complète ,  on  énumère  vingt  conditions  dif- 
férentes; au-dessous  de  ce  point  culminant  de  la  vérité  judiciaire 
se  trouve  placée  une  série  de  demi-preuves,  de  deuxièmes  demi- 
preuves,  dont  le  mécanisme  paraît  assez  compliqué.  «  Cinq  combi- 
naisons de  moyens  de  preuves,  dit  le  professeur  Beidtel,  constituent 
une  première  demi-preuve;  pour  faire  une  deuxième  demi-preuve, 
il  n'y  a  que  le  serment  supplétif,  un  témoin  douteux  ou  un  témoin 
reprochable.  Au-dessous  d'une  demi-preuve,  il  y  a  les  présomp- 
tions, qui  ne  sont  pas  fondées  dans  la  loi.  »  C'est  là  un  grand  ob- 
stacle pour  la  libre  défense,  et,  il  faut  le  dire,  pour  la  recherche  de 
la  vérité  ;  le  formalisme  enserre  la  justice  et  ne  lui  permet  aucun 
mouvement  spontané.  En  outre  la  procédure  est  secrète  dans  les 
affaires  civiles  ;  au  criminel ,  la  publicité  des  débats  est  admise  de- 
puis quelques  années,  mais  d'une  manière  fort  restreinte,  et  seu- 
lement, comme  on  dit,  pour  les  gens  comme  il  faut,  ce  qui  signifie 
qu'elle  est  abandonnée  au  pouvoir  discrétionnaire  du  juge.  Quant 
aux  avocats,  ce  sont  de  véritables  fonctionnaires,  en  nombre  limité, 
commissionnés  et  patentés  par  le  gouvernement. 

La  même  situation  est  faite  au  barreau  dans  la  Bavière  et  dans  toute 
l'Allemagne.  La  profession  d'avocat  est  ici  plus  ou  moins  doublée 
de  celle  de  l'avoué,  du  notaire,  de  l'huissier  ou  de  l'agent  d'affaires, 
suivant  les  localités.  En  Bavière  et  dans  le  Wurtemberg,  l'avocat 
postule  et  plaide;  il  s'occupe  des  affiches  de  ventes  forcées,  dresse 
des  protêts  de  lettres  de  change,  etc.  En  Saxe,  il  a,  comme  le  no- 
taire, le  privilège  de  certains  protocoles,  et  pour  ses  émolumens  il 
est  soumis  à  la  taxe.  Dans  tous  ces  pays,  l'institution  du  barreau  est 
détournée  de^a  mission.  Et  que  peut-on  attendre  d'une  institution 
ainsi  dénaturée?  Il  faut  le  demander  à  un  respectable  magistrat, 
M.  Zink,  président  de  chambre  à  la  cour  suprême  du  royaume  de 
Bavière.  Dans  l'ouvrage  qu'il  vient  de  publier  sur  la  justice  et  les 
avocats  en  Bavicre  et  en  Allemagne,  il  nous  fait  cette  triste  révé- 
lation :  «  A  peine  descendus  (les  avocats)  dans  l'arène  judiciaire, 
tous  les  bons  sentimens,  dit-il,  s'évanouissent  ;  l'amour  de  la  vérité, 
la  conscience,  la  raison,  la  franchise,  la  bonne  foi,  tout  disparaît. 
Ils  se  tiennent  absolument  pour  dégagés,  en  exerçant  leur  profes- 
sion d'avocat,  de  toute  honnêteté  dans  la  procédure,  et  c'est  sans  la 
plus  légère  émotion,  sans  le  moindre  scrupule,  qu'ils  mentent,  trou- 
vant pour  excuse  les  vieux  us  et  coutumes.  »  Faut-il  s'en  prendre  aux 
hommes?  Oui  sans  doute,  mais  beaucoup  moins  aux  hommes  encore 
qu'aux  institutions  du  pays,  qui  ont  dégradé  à  ce  point  le  barreau 
après  l'avoir  asservi. 

La  Prusse  est-elle  dans  de  meilleures  conditions?  En  18^7,  des 
lois  ont  amélioré  l'organisation  judiciaire,  et  le  barreau,  rayé  du 


lll'l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

code  en  1781  par  Frédéric  le  Grand,  a  reconquis  une  certaine  in- 
fluence devant  les  tribunaux;  mais  l'avocat  prussien  relève  encore 
du  gouvernement,  dont  il  tient  sa  nomination,  et  n'a  vraiment  pas 
r indépendance  nécessaire  à  sa  profession.  Dans  la  majeure  partie 
du  territoire  prussien,  il  est  considéré  plutôt  comme  une  espèce  de 
procureur  que  comme  un  véritable  avocat.  —  Qu'on  passe  de  l'Alle- 
magne à  la  Russie,  on  y  trouvera  l'exemple  'le  plus  complet  de  l'a- 
néantissement du  barreau;  les  avocats  russes  sont  désignés,  et  en 
petit  nombre,  auprès  des  tribunaux  par  le  gouvernement;  ils  n'ont 
d'ailleurs  jamais  à  parler  en  public  :  au  civil  et  au  criminel,  la  pro- 
cédure est  secrète,  et  questions  de  fortune,  questions  de  vie  ou  de 
liberté,  tout  se  décide  dans  le  plus  strict  huis  clos.  Ce  trait  particu- 
lier des  institutions  russes  paraît  avoir  échappé  à  M.  de  Custine.  II 
rapporte  toutefois  qu'à  l'époque  de  son  voyage  en  Russie  on  y  ra- 
contait avec  admiration  qu'un  obscur  particulier  avait  gagné  un  pro- 
cès contre  de  grands  seigneurs;  il  en  concluait  que  l'équité  devait 
être  une  assez  rare  exception  dans  ce  pays.  Si  la  nation  russe  a  des 
tribunaux,  «  elle  n'a  pas  encore  de  justice,  »  disait-il.  On  peut  ajou- 
ter aujourd'hui  qu'elle  n'a  pas  encore  de  véritables  avocats,  et  l'on 
ne  saurait  s'en  étonner;  les  avocats  peuvent-ils  être  autre  chose  que 
des  scribes  là  où  le  droit  de  propriété  et  la  liberté  civile  n'existent 
que  sous  le  bon  plaisir  de  l'état? 

Si  maintenant  on  observe  la  Belgique  et  l'Angleterre,  le  tableau 
change,  et  alors  commence  la  contre-épreuve  de  notre  observation. 
Dans  ces  pays  de  liberté ,  non-seulement  on  trouve  des  avocats  à 
tous  les  degrés  de  juridiction ,  mais  le  barreau  y  est  en  possession 
de  toutes  ses  franchises.  Les  institutions  anglaises  sont  assez  con- 
nues; là,  aucune  crainte  pour  l'accusé  :  tout  ce  qui  le  concerne  se 
fait  au  grand  jour;  depuis  le  premier  moment  de  son  arrestation  jus- 
qu'au jugement,  le  public  est  admis  à  tous  ses  interrogatoires,  à 
tous  les  actes  de  la  procédure.  Si  un  oflicier  de  police  s'écartait  de 
la  loi,  si  un  juge  cachait  quelque  prévention  particulière,  en  tout 
état  de  cause  le  prévenu  ou  l'accusé  peut  réclamer  la  protection  des 
lois;  il  peut  appeler  des  conseils,  des  avocats,  il  peut  même  appeler 
à  son  secours  ceux  qui  sont  présens  à  son  interrogatoire,  invoquer 
leur  témoignage  et  implorer  leur  assistance.  Sur  l'œuvre  de  la  jus- 
tice se  répand  le  bienfaisant  éclat  de  la  publicité,  et  aucun  abus 
d'autorité  n'échapperait  à  la  presse  anglaise.  Avec  de  pareilles  insti- 
tutions, on  sent  combien  est  favorisé  le  rôle  de  l'avocat.  Le  barreau 
est  donc  librement  constitué  en  Angleterre;  il  est  ouvert  à  tous  les 
talens,  à  toutes  les  classes  de  la  société,  et  ne  relève  que  de  lui- 
même;  il  a  son  tableau,  sa  police  intérieure,  et  comme  dans  tous  les 
pays  où  le  droit  de  la  défense  est  en  honneur,  il  fournit  des  orateurs 


LE    BARREAU    MODERNE.  143 

aux  chambres  législatives,  des  magistrats  et  des  hommes  d'état  au 
gouvernement.  —  Le  barreau  anglais  a  été,  nous  le  savons,  l'objet 
d'assez  vives  critiques.  On  a  prétendu  que  les  jeunes  gens  n'y  étaient 
point  préparés  par  des  études  suffisantes,  et  que  le  stage  forcé  de 
trois  années  était  plutôt  marqué  par  les  dîners  périodiques  de  Temple- 
Bar  que  par  une  application  sérieuse  aux  affaires.  On  a  fait  remar- 
quer en  outre  que  les  abords  de  la  carrière,  libres  en  principe,  étaient 
rendus  difficiles  comme  à  plaisir  par  les  nécessités  de  luxe  et  de  dé- 
pense qui  sont  imposées  même  à  l'avocat  stagiaire.  Quant  à  l'avocat 
qui,  ayant  franchi  le  stage,  est  admis  par  le  comité  au  nombre  des 
barristers^  c'est-à-dire  des  avocats  inscrits,  il  semble  que  ses  efforts 
tendent  moins  à  devenir  un  orateur  disert,  un  savant  légiste,  qu'à 
passer  pour  un  gentleman  accompli.  —  Ce  portrait  est-il  bien  celui  de 
l'avocat  anglais,  et  le  juger  ainsi,  n'est-ce  pas  le  voir  avec  nos  pré- 
jugés et  nos  habitudes?  S'il  est  vrai  que  l'avocat  français  recherche 
plus  volontiers  le  silence  du  cabinet,  l'avocat  anglais  semble  tenir 
de  l'avocat  romain,  qui  savait  être  à  la  fois  sénateur,  augure  et  sol- 
dat, et  pouvait  suffire  à  tous  ces  emplois,  répondre  à  toutes  les  né- 
cessités de  cette  vie  agitée  et  remplie.  Les  dîners  de  Temple-Bar 
ne  sont  en  Angleterre  que  le  souvenir  ou  le  reste  d'un  ancien  usage  : 
le  stage  se  comptait  par  les  dîners  qui  avaient  eu  lieu  dans  les  salles 
du  collège,  parce  que  l'assiduité  aux  audiences  exigeait  que  les  repas 
fussent  pris  dans  l'enceinte  même  où  se  tenaient  les  assises,  pen- 
dant le  terme  de  la  session,  tandis  qu'en  France  l'assiduité  est  con- 
statée par  la  signature  des  stagiaires  déposée  sur  un  registre,  ou  par 
tout  autre  moyen  de  contrôle  laissé  à  l'appréciation  du  conseil  de 
l'ordre.  Par  sa  tenue  et  ses  habitudes,  l'avocat  français  est  presque 
un  magistrat  :  les  barristers  sont  des  hommes  du  monde  ;  mais  qu'im- 
porte si  l'étude  des  affaires  y  trouve  son  compte  et  si  le  plaideur  est 
satisfait?  L'organisation  judiciaire  dans  la  Grande-Bretagne  paraît 
d'ailleurs  beaucoup  moins  exiger  de  l'homme  de  cabinet;  les  affaires 
s'instruisent  en  grande  partie  à  l'audience,  et  les  débats  publics,  la 
composition  du  tribunal,  formé  de  jurés  et  de  magistrats,  l'immense 
retentissement  de  la  presse,  offrent  à  l'œuvre  de  la  justice  de  sé- 
rieuses garanties.  Ce  qu'il  importe  surtout  de  constater  en  Angle- 
terre, c'est  l'alliance  du  barreau  et  de  la  liberté.  Guidé  par  le  prin- 
cipe que  nous  avons  posé  tout  d'abord,  nous  avons  interrogé  le  pays 
des  libertés  par  excellence,  et  la, réponse  est  bien  ce  qu'elle  devait 
être,  ce  que  nous  désirions  qu'elle  fût.  Le  barreau  anglais  nous  mon- 
tre Erskine,  et  cela  suffit  :  là  où  l'on  a  le  droit  de  tout  dire,  la  liberté 
publique  ne  court  aucun  péril.  A  ce  barrister  qui  vous  paraît  un  peu 
trop  mêlé  au  brillant  et  superficiel  mouvement  de  la  vie ,  allez  dire 
qu'un  citoyen  est  arrêté  préventivement,  qu'arraché  à  sa  famille,  il 


Ihh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  été  jeté  dans  un  cachot,  et  que  peut-être,  par  mesure  adminis- 
trative, il  sera  transporté  dans  une  colonie  sans  procédure  et  sans 
jugement...  Aussitôt  vous  verrez  à  l'œuvre  cet  homme  du  monde: 
vous  l'entendrez  à  la  barre  des  tribunaux,  dans  la  presse,  à  la  tri- 
bune, dans  les  salons  même,  cette-autre  puissance  dans  un  pays  libre, 
et  vous  saurez  alors  ce  qu'il  y  aurait  de  force  et  de  vitalité  dans  le 
barreau  anglais,  si  la  main  du  pouvoir  venait  à  frapper  quelqu'un 
dans  l'ombre. 

Ainsi  ramené  à  son  principe ,  le  barreau  doit  être  étudié  mainte- 
nant dans  sa  constitution  particulière.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
connaître  les  conditions  nécessaires  de  son  existence ,  et  de  savoir 
par  quels  efforts,  après  quelles  vicissitudes ,  il  est  parvenu  à  sauve- 
garder ses  franchises  et  à  se  constituer  en  France  tel  qu'il  est  au- 
jourd'hui. 

II. 

On  a  dit,  après  un  grand  magistrat,  que  l'avocat  est  trop  obscur 
pour  avoir  des  protégés,  trop  fier  pour  avoir  des  protecteui^s.  Dans 
cette  réflexion,  dont  on  a  fait  une  espèce  de  maxime,  la  fierté  est  de 
trop  :  si  l'avocat  n'a  point  de  protecteurs,  c'est  que  nul  ne  saurait 
le  protéger.  Quel  est  son  devoir?  Défendre.  De  quelle  protection 
a-t-il  besoin  pour  cela?  Une  seule  chose  lui  est  nécessaire,  l'indé- 
pendance; mais  cette  indépendance,  où  peut-il  la  trouver?  Dans  la 
constitution  de  cet  ordre  que  d'Aguesseau  disait  être  aussi  ancien 
que  la  magistrature,  ce  qui  n'est  point  absolument  exact,  ainsi  qu'on 
vient  de  le  voir,  et  aussi  nécessaire  que  la  justice,  ce  qui  est  incon- 
testable. Nous  disons  ordre,  et  non  corporation  :  c'est  qu'en  effet  les 
corporations,  nous  l'avons  démontré  ici  même  (1),  sont  des  ci'éations 
de  la  loi,  qui  leur  donne  la  vie,  mais  peut  aussi  la  leur  ôter.  C'est 
la  loi  qui  fait  les  congrégations,  les  collèges,  les  établissemens  pu- 
blics, tels  que  les  hospices,  les  fabriques  d'église,  et  les  autorise  à 
subsister  dans  l'état.  Le  barreau,  ayant  sa  source  dans  le  droit  na- 
turel, supérieur  à  la  loi  elle-même,  ne  saurait  s'accommoder  de 
cette  existence  précaire,  subordonnée,  révocable.  Gela  ne  veut  pas 
dire  que  le  barreau  ne  peut  pas  être  comprimé,  anéanti  par  une  loi  : 
une  loi,  juste  ou  injuste,  veut  être  obéie;  Napoléon  comprima  l'ordre 
des  avocats;  le  grand  Frédéric  avait  trouvé  bon  de  le  supprimer. 
Gela  veut  dire  que  la  blessure  faite  au  droit  naturel  dans  l'institu- 
tion du  barreau  n'est  jamais  mortelle  :  la  loi  passe  un  jour,  et  le 
barreau  renaît  par  la  force  des  choses.  Tel  est  le  secret  de  sa  lon- 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier  et  du  ib  avril  1859. 


LE    BzVRREAU    MODERNE.  1^5 

gévité.  Quant  à  celui  de  son  indépendance,  il  est  dans  la  constitution 
de  cet  ordre ,  qui  veut  ses  franchises  et  les  a  placées  dans  sa  disci- 
pline intérieure,  dans  la  possession  de  son  tableau.  Avec  la  discipline 
intérieure,  le  barreau  devient  le  gardien  de  sa  propre  dignité;  avec 
la  possession  de  son  tableau,  il  admet  ou  rejette  qui  bon  lui  semble, 
et  apprend  à  se  connaître.  Montrons  un  exemple  de  cette  discipline 
intérieure.  Un  débat  judiciaire  n'est  point,  Dieu  merci,  une  guerre  de 
buissons  et  de  surprises  ;  c'est  un  combat  à  armes  loyales.  Au  civil, 
les  avocats  échangent  leurs  dossiers  sans  reçu,  quel  que  soit  le  nom- 
bre, quelle  que  soit  l'importance  des  pièces.  Au  criminel,  ils  ont 
communication  de  tous  les  élémens  de  l'instruction.  Une  seule  pièce 
peut  parfois  décider  de  la  fortune  d'un  plaideur,  de  l'honneur  ou  de 
la  vie  d'un  accusé.  Eh  bien!  il  est  sans  exemple  au  barreau  que  ja- 
mais une  pièce  ait  disparu  d'un  dossier  dans  ces  continuelles  com- 
munications. Voilà  ce  qu'on  doit  k  cette  surveillance  du  barreau  sur 
lui-même  et  à  la  libre  constitution  de  cet  ordre,  représenté  par  un 
conseil  composé  de  quelques  membres  et  d'un  chef  ou  bâtonnier, 
tous  librement  choisis  par  les  avocats  eux-mêmes.  D'Aguesseau  avait 
raison  de  dire  que  l'ordre  des  avocats  (c  se  distingue  par  un  caractère 
qui  lui  est  propre;  »  mais  lorsqu'il  ajoute  que,  «seul  entre  tous  les 
états,  il  se  maintient  toujours  dans  l'heureuse  et  paisible  posses- 
sion de  son  indépendance,  »  l'illustre  chancelier  se  transportait  dans 
un  monde  imaginaire.  Gela  n'était  point  l'histoire  du  passé,  et  ne 
devait  point  être  non  plus  celle  de  l'avenir;  il  n'a  pas  été  donné 
au  barreau  de  vivre  dans  une  pareille  béatitude.  De  récentes  pu- 
blications permettent  de  rétablir  les  faits  et  de  restituer  au  barreau 
sa  douloureuse  odyssée  à  travers  les  états  et  les  siècles. 

On  ne  peut  plus  douter  aujourd'hui  que  le  barreau  romain  n'ait 
eu  aussi  sa  constitution  propre,  et  pendant  longtemps  cette  con- 
stitution n'a  été  réglée  par  aucune  loi.  Bien  avant  le  vu*'  siècle  de 
l'ère  romaine,  le  barreau  était  collectivement  placé  sous  l'empire 
de  règles  communes  et  de  statuts  dont  parle  Gicéron  ;  mais  ces  rè- 
gles communes  et  ces  statuts  ne  découlaient  d'aucun  acte  du  pou- 
voir. «  Ges  règles  étaient-elles  écrites?  dit  M.  Grellet-Dumazeau. 
L'agrégation  avait-elle  le  caractère  d'une  institution  organisée, 
comme  le  collège  des  augures  par  exemple?  Nous  ne  le  pensons 
pas.  Il  est  probable  que  la  tradition  fut  longtemps  la  seule  loi  invo- 
quée et  acceptée,  et  que  l'unité  fut  plutôt  le  résultat  de  l'esprit  de 
corps  que  du  fait  de  l'existence  légale  du  corps  lui-même.  Des  de- 
voirs s'établirent  par  le  sentiment  des  convenances  et  se  maintin- 
rent par  l'usage,  autorité  si  puissante  chez  les  Romains.  »  Gette 
discipline  intérieure,  qui  échappe  à  la  loi,  aux  règlemens  de  l'auto- 
rité publique,  et  qui  cependant  gouverne  le  collège  des  avocats,  est 

TOME   XXXIV.  10 


lZl6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  meilleure  preuve  de  l'indépendance  du  barreau  romain.  L'ab- 
sence de  toute  loi  qui  autorise  l'existence  de  ce  collège,  tandis  que 
les  corporations  proprement  dites  étaient  constituées  en  vertu  de 
lois  formelles,  démontre  en  même  temps  la  puissance  de  l'institu- 
tion et  ses  affinités  avec  le  droit  naturel,  qui  n'attend  pour  se  ma- 
nifester aucun  acte  législatif. 

  aucune  époque  même,  le  barreau  romain  ne  fut  soumis  à  une 
réglementation  générale  et  complète.  Des  dispositions  éparses  vin- 
rent seulement  en  gêner  successivement  la  marche.  D'abord  ces  dis- 
positions n'atteignent  en  rien  les  prérogatives  de  la  défense.  Il  sem- 
ble, au  contraire,  qu'elles  n'aient  pour  objet  que  de  la  placer  sous 
la  bienveillante  protection  de  la  loi.  Telle  est  celle  qui  règle  la  dé- 
fense d'oiïice.  Puis  peu  à  peu,  et  à  mesure  que  grandit  le  pouvoir 
absolu,  le  droit  de  la  défense  est  aifaibli  par  diverses  mesures  :  on 
ne  peut  plus  plaider  sans  y  être  autorisé  par  un  édit  du  magistrat; 
les  avocats  sont  inscrits  sur  un  tableau  par  l'ang  d'ancienneté,  mais 
leur  nombre  est  limité.  Il  y  a  des  avocats  en  titre  et  des  avocats 
surnuméraires  ou  postulajis,  comme  cela  se  voit  aujourd'hui  en  Au- 
triche ,  destinés  à  remplacer  les  premiers  au  fur  et  à  mesure  des 
vacances.  Le  nombre  des  avocats  titulaires  était  de  cent  cinquante 
à  la  préfecture  de  Rome  et  de  Gonstantinople  ;  il  fut  ensuite  réduit 
à  quatre-vingts  par  Justin.  Il  était  de  cinquante  au  barreau  d'Alexan- 
drie, de  trente  au  barreau  de  Syrie,  de  seize  dans  les  barreaux  de 
province.  L'exercice  de  la  défense  fut  ainsi  ramené  à  une  véritable 
fonction;  cela  est  si  vrai  que  l'admission  à  la  plaidoirie  fut  enfin 
subordonnée, —  et  cela  était  logique,  —  à  la  permission  spéciale  du 
prince.  Ainsi  va  l'autorité  réglementaire  :  un  empiétement  succède 
à  un  autre,  et  l'engrenage  dévore  tout.  Au  bas-empire,  que  res- 
tait-il de  ce  barreau  qui  avait  compté  Ilortensius  et  Cicéron  ?  A  peu 
près  rien  ;  le  collège  des  avocats  lui-même  est  presque  assimilé  aux 
corporations  organisées  et  réglementées  par  l'état.  En  parlant  des 
privilèges  dont  jouissait  le  barreau  l'omain,  M.  Grellet-Dumazeau 
fait  cette  judicieuse  remarque  :  «  Les  plus  beaux  privil:^ges  des  avo- 
cats ne  furent  jamais  écrits,  et  ils  existaient  surtout  à  l'époque  où 
la  profession  n'était  point  encore  réglementée,  ou  ne  l'était  que 
d'une  manière  très  incomplète.  Pendant  une  longue  période,  toutes 
les  magistratures  de  Rome  et  de  son  empire  se  recrutèrent  dans  le 
barreau.  Les  privilèges  proprement  dits,  qui  ne  sont  ordinairement 
que  le  salaire  de  la  servitude,  ne  se  produisirent  que  lorsque  le  bar- 
reau, cessant  d'être  accessible  à  tous,  devint  une  sorte  de  fonction 
concédée  nominativement  par  le  prince,  et  limitée  dans  le  personnel 
appelé  à  la  remplir.  »  C'est  la  loi  fatale  du  barreau  de  s'abaisser 
dès  qu'il  perd  son  indépendance.  Aussi  faut-il  honorer  les  efforts 


LE    CARREAU    MODERNE.  147 

qu'il  a  toujours  faits  pour  échapper  à  l'action  des  gouvernemens  et 
se  soustraire  à  leurs  séductions  comme  à  leurs  violences. 

En  France,  les  destinées  du  barreau  ont  été  fort  diverses.  Si  la 
Gaule,  au  dire  de  Juvénal,  était  la  pépinière  des  avocats,  si  elle 
forma  à  l'éloquence  le  peuple  naissant  de  l'Angleterre, 

Gallia  causidicos  docuit  facunda  Britannos, 

sa  faconde,  rectifiée  par  l'influence  romaine,  dut  singulièrement  se 
calmer  après  l'invasion  des  peuples  du  Nord  et  sous  la  compression 
féodale.  Depuis  quelques  années,  on  a  cherché  à  pénétrer  les  ténè- 
bres qui  couvrent  les  premiers  siècles  de  notre  histoire.  Nous  ne 
sachons  pas  que  l'on  ait  encore  rien  découvert  d'intéressant  sur  le 
barreau  français.  Le  barreau  pouvait-il  être  quelque  chose  quand  la 
justice  n'était  rien?  Que'le  aurait  été  la  source  de  ses  lumières,  quel 
eût  été  le  secret  de  sa  puissance  dans  un  temps  où,  comme  on  l'a  si 
bien  dit,  le  droit  de  la  force  avait  remplacé  la  force  du  droit?  11  exis- 
tait cependant  des  avocats  sous  la  féodalité.  Plusieurs  documens  en 
parlent,  mais  sans  donner  aucune  idée  du  rôle  qui  leur  était  ré- 
servé dans  ce  qui  pouvait  ressembler  alors  à  des  tribunaux.  Lors- 
que saint  Louis  se  fit  le  grand  justicier  de  son  petit  royaume,  avec 
lui  se  réveilla  le  droit  de  la  défense.  Au  xv^  siècle,  avec  les  parle- 
mens,  le  barreau  a  reconquis  son  prestige,  et  déjà  son  influence  est 
manifeste  dans  les  choses  qui  touchent  aux  libertés  publiques.  Aux 
états  de  iliSk,  on  voit  figurer  un  certain  nombre  d'avocats;  ce  sont 
eux  en  grande  partie  qui  posèrent  les  premiers  jalons  des  réformes 
que  sollicitait  déjà  le  pays,  et  qu'il  était  réservé  aux  cahiers  de  1789 
de  reproduire  presque  littéralement.  —  On  pourrait  croire  que  la 
monarchie  absolue  ne  fut  pas  moins  funeste  au  barreau  qu'aux  au- 
tres institutions  libérales  du  pays  :  cela  ne  serait  pas  exact.  Certes 
les  beaux  jours  de  la  défense  ne  furent  point  de  cette  époque.  On 
frémit  encore  à  l'idée  qu'il  suffisait,  pour  être  condamné,  d'être 
véhémentement  soupçonné,  et  que  ces  terribles  soupçons  résul- 
taient uniquement  pour  le  juge  de  la  procédure  secrète  et  des  in- 
terrogatoires de  la  torture.  Néanmoins  il  y  aurait  injustice  à  dire 
que  le  barreau  n'eût  pas  alors  une  certaine  indépendance.  Dans  la 
sphère  où  il  lui  était  donné  d'agir,  c'est-à-dire  dans  la  discussion 
des  affaires  civiles,  il  avait  une  grande  latitude.  Il  en  profita  pour 
reconstituer  sa  discipline. 

Dès  le  xvii°  siècle,  le  barreau  français  jouissait  de  ses  franchises 
et  ne  relevait  que  de  lui-même.  Comment  donc  s'opéra  ce  miracle, 
et,  lorsque  tout  fléchissait  sous  la  main  du  pouvoir,  à  quelles  circon- 
stances heureuses  le  barreau  dut-il  de  conserver  sa  liberté?  Il  le 


lllS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dut  évidemment  à  la  lutte  engagée  entre  la  royauté  et  les  parle- 
mens.  Le  barreau  formait  autant  de  compagnies  dans  les  princi- 
paux sièges  de  justice;  c'était  un  appoint  que,  des  deux  côtés,  cha- 
cun avait  intérêt  à  ménager.  Le  barreau  s'associa  cependant  fort 
peu  à  ces  luttes,  et,  chose  assez  bizarre,  il  eut  plutôt  à  se  défendre 
contre  l'autorité  dominatrice  des  parlemens  que  contre  la  toute-puis- 
sance de  la  royauté.  Lorsque  la  querelle  va  trop  loin,  c'est  le  gou- 
vernement qui  intervient  pour  apaiser  les  esprits,  et  il  est  rare  qu'il 
ne  saisisse  pas  cette  occasion  pour  parler  assez  haut  aux  compagnies 
judiciaires.  En  1704,  le  barreau  du  parlement  d'Aix,  blessé  dans  sa 
dignité,  refusait  de  se  rendre  aux  audiences.  M.  le  chancelier  de 
Pontchartrain  engage  le  parlement  à  mettre  fin  à  cette  brouille  et  à 
ramener  le  barreau  «  par  quelques  marques  de  bienveillance  envers 
un  ordre  qui  mérite  de  la  considération  par  lui-même.  »  Le  barreau 
revient  en  effet  aux  audiences,  mais  le  président  du  parlement  s'a- 
vise de  dire  que  les  choses  n'en  allaient  pas  plus  mal  sans  les  avo- 
cats; il  reçoit  alors  du  chancelier  cette  verte  réponse  :  ((  Je  vous  fé- 
licite sur  l'heureux  succès  des  vues  que  vous  avez  eues  concernant 
les  avocats;  mais,  si  j'ai  de  la  joie  qu'ils  aient  repris  l'exercice  de 
leurs  fonctions,  c'est  beaucoup  plus  pour  le  bien  de  la  justice  que 
pour  toute  autre  raison,  car,  quelque  chose  que  vous  disiez,  je  ne 
puis  être  de  votre  avis  sur  l'inutilité  des  avocats,  dont  le  ministère 
a  toujours  été  considéré  comme  nécessaire  et  indispensable  pour 
l'administration  de  la  justice,  et  a  été  déclaré  tel  par  les  ordon- 
nances. Je  vous  avoue  que  je  suis  surpris  que  vous  pensiez  et  que 
vous  parliez  autrement,  surtout  dans  la  place  que  vous  occupez,  et 
que  vous  vouliez  me  persuader  que,  pendant  qu'ils  ont  cessé  de 
faire  leurs  fonctions,  la  justice  n'a  pas  été  administrée  dans  votre 
compagnie  avec  moins  de  décence  et  de  dignité.  »  Grâce  à  cet  anta- 
gonisme, le  barreau  put  échapper  à  l'oppression  générale;  il  resta 
libre,  mais  avec  une  influence  restreinte  par  l'organisation  de  la 
justice  criminelle  et  la  constitution  politique  de  l'état.  Il  plaida  les 
causes  civiles,  et  rien  de  plus;  Antoine  Lemaistre,  Cochin  et  Gerbier, 
qui  personnifient  le  barreau  des  xvii'"  et  xviii^  siècles,  n'en  plaidè- 
rent pas  d'autres.  Les  causes  criminelles  et  politiques  étaient  réser- 
vées au  barreau  moderne. 

Placée  en  face  des  anciennes  institutions,  l'erreur  de  l'assemblée 
constituante  fut  de  confondre  l'ordre  des  avocats  avec  les  compa- 
gnies judiciaires  et  les  corporations,  dont  la  suppression  était  né- 
cessaire. En  abolissant  les  corporations  d'arts  et  métiers,  elle  avait 
indubitablement  affranchi  le  commerce  et  l'industrie;  en  abolis- 
sant l'ordre  des  avocats,  elle  raya  de  son  code  le  droit  de  la  dé- 
fense. Était-ce  là  ce  que  voulait  l'assemblée  constituante?  En  au- 


LE    BARREAU    MODERNE.  lZi9 

Cime  façon  :  elle  se  proposait  au  contraire  de  rendre  plus  libre  le 
ministère  de  l'avocat.  L'erreur  apparaît  avec  évidence  dans  le  projet 
du  comité  de  constitution  sur  l'organisation  judiciaire  présenté  par 
Bergasse.  ((  Toute  partie,  disait  ce  projet,  aura  le  droit  de  plaider  sa 
cause  elle-même,  si  elle  le  juge  convenable,  et,  afin  que  le  minis- 
tère des  avocats  soit  aussi  libre  qu'il  doit  l'être,  les  avocats  cesse- 
ront de  former  une  corporation  ou  un  ordre,  et  tout  citoyen  ayant 
fait  les  études  et  subi  les  examens  nécessaires  pour  exercer  cette 
profession  ne  sera  plus  tenu  de  répondre  de  sa  conduite  qu'à  la  loi.» 
On  a  peu  consulté  ce  projet,  qui  révèle  la  pensée  primitive  et  réelle 
de  l'assemblée  constituante;  on  s'est  plutôt  arrêté  aux  brèves  dis- 
positions du  décret  du  2  septembre  1790,  qui  enlève  aux  avocats 
leur  costume,  parce  qu'ils  ne  doivent,  dit-il,  former  ni  ordre  ni 
corporation,  et  de  là  on  a  conclu  que  l'assemblée  avait  résolument 
sacrifié  le  droit  de  la  défense.  Gela  n'est  pas  :  la  liberté  individuelle 
est  une  des  choses  dont  elle  était  le  plus  préoccupée  et  qu'elle  voulait 
garantir  par  tous  les  moyens  possibles;  seulement  l'assemblée  con- 
stituante ne  vit  pas  très  clairement  ce  que  nous  voyons  si  bien  au- 
jourd'hui :  au  milieu  des  ruines  qu'elle  avait  faites  et  où  elle  cher- 
chait à  trouver  les  élémens  du  nouvel  édifice,  le  barreau  ne  lui 
apparut  sans  doute  que  comme  une  institution  secondaire  ayant  eu 
les  torts  et  devant  porter  les  fautes  des  parlemens.  Restreint  aux 
affaires  civiles  sous  l'ancienne  société,  le  barreau  n'avait  pas  eu  un 
très  grand  retentissement;  on  ne  l'avait  pas  vu  à  l'œuvre  dans  les 
affaires  criminelles,  et,  tout  en  constituant  le  jury,  l'assemblée  ne 
comprit  pas  l'importance  du  nouveau  rôle  qu'il  devait  remplir  avec 
cette  institution.  Peut-être  aussi  se  fit-elle  une  trop  bonne  opinion 
de  cette  émancipation  du  peuple  qui  était  écrite  dans  ses  lois,  mais 
qui  n'était  pas  encore  passée  dans  la  pratique.  Un  coup  de  baguette 
n'avait  pas  suffi  pour  transformer  la  vieille  société  en  citoyens  clair- 
voyans  et  instruits,  capables  de  se  défendre,  de  parler  savamment 
de  leurs  intérêts  et  des  affaires  publiques  :  or  c'est  surtout  au  ci- 
toyen lui-même,  nouvel  Athénien  de  cette  nouvelle  Athènes,  que  la 
constituante  remettait  le  soin  de  se  défendre.  On  peut  voir  que  les 
souvenirs  de  la  Grèce  étaient  à  chaque  instant  invoqués  dans  la  dis- 
cussion, mais  on  oubliait  le  plaideur  d'Aristophane.  Il  arriva  donc 
que  le  simple  citoyen  fut  armé  et  cuirassé  pour  se  défendre  sans 
connaître  l'usage  des  armes  qu'on  lui  mettait  aux  mains.  Le  minis- 
tère de  l'avocat  n'était  point  interdit;  mais,  en  voulant  le  rendre 
plus  libre,  l'assemblée  lui  enlevait  une  grande  partie  de  sa  force. 

Une  chose  est  restée  incompréhensible  dans  les  débats  de  l'assem- 
blée constituante  :  c'est  le  silence  de  Thouret,  de  Merlin,  Tronchet, 
Duport  et  Treilhard,  tous  avocats  ou  juristes,  sur  la  constitution  du 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barreau.  Ne  voyaient-ils  pas  que  le  barreau  allait  manquer  à  la  jus- 
tice, ou  craignaient-ils  qu'on  ne  les  accusât,  s'ils  en  parlaient,  de 
plaider  leur  propre  cause?  Chose  non  moins  surprenante,  un  seul 
orateur  paraît  pénétré  de  l'importance  du  ministère  de  l'avocat,  et 
cet  orateur,  c'est  Robespierre,  qui  devait  bientôt  faire  si  bon  mar- 
ché et  de  la  liberté  individuelle  et  du  droit  de  la  défense  ;  il  en  parle 
avec  un  feu,  avec  un  enthousiasme  qui  vont  jusqu'à  l'éloquence. 
S'agit-il  de  confier  la  défense  à  des  individus  commissionnés  par  les 
tribunaux  et  en  nombre  limité,  il  s'écrie  aussitôt  :  «  Cette  fonction 
seule  échappe  à  la  fiscalité  et  au  pouvoir  absolu  du  monarque.  La 
loi  tint  toujours  cette  carrière  libre  à  tous  les  citoyens;  du  moins 
n'exigea-t-elle  d'eux  que  la  condition  de  parcourir  un  cours  d'é- 
tudes faciles,  ouvert  à  tout  le  monde,  tant  le  droit  de  la  défense 
naturelle  paraissait  sacré  dans  ce  temps-là!  Aussi,  en  déclarant  sans 
aucune  peine  que  cette  profession  même  n'était  pas  exempte  des 
abus  qui  désoleront  toujours  les  peuples  qui  ne  vivront  point  sous  le 
régime  de  la  liberté,  suis-je  du  moins  forcé  de  convenir  que  le  bar- 
reau semblait  montrer  encore  les  dernières  traces  de  la  liberté  exilée 
du  reste  de  la  société;  c'était  là  que  se  trouvait  encore  le  courage  de 
la  vérité,  qui  osait  proclamer  les  droits  du  faible  opprimé  contre  les 
crimes  de  l'oppresseur  puissant.  Le  pouvoir  exclusif  de  défendre 
les  citoyens  sera  conféré  par  trois  juges  et  par  deux  hommes  de  loi! 
Alors  vous  ne  verrez  plus  dans  le  sanctuaire  de  la  justice  de  ces 
hommes  sensibles,  capables  de  se  passionner  pour  la  cause  des  mal- 
heureux, et  par  conséquent  dignes  de  la  défendre;  ces  hommes 
intrépides  et  éloquens,  appuis  de  l'innocence  et  fléaux  du  crime,  la 
faiblesse,  la  médiocrité,  l'injustice  et  la  prévarication  les  redoute- 
ront. Ils  seront  repoussés,  mais  vous  verrez  accueillir  des  gens  de 
loi  sans  délicatesse,  sans  enthousiasme  pour  leurs  devoirs,  et  pous- 
sés seulement  dans  une  noble  carrière  par  un  vil  intérêt.  Vous  dé- 
naturez, vous  dégradez  des  fonctions  précieuses  à  l'humanité,  es- 
sentielles au  progrès  de  l'esprit  public;  vous  fermez  cette  école  de 
vertus  civiques  où  les  talens  et  le  mérite  apprendraient,  en  plaidant 
la  cause  du  citoyen  devant  le  juge,  à  défendre  un  jour  celle  du 
peuple  parmi  les  législateurs.  »  Ces  paroles  étaient  prophétiques. 
Des  procureurs  furent  autorisés  à  plaider  devant  les  tribunaux,  et  si 
les  parties  restèrent  libres  de  choisir  des  défenseurs  officieux,  c'est 
le  nom  que  prirent  les  avocats,  le  ministère  de  la  défense  perdit 
bientôt  tout  prestige  et  toute  autorité  dans  un  concours  où  il  ne  pou- 
vait s'exercer  avec  convenance.  Vainement  les  avocats  ont  spontané- 
ment reconstitué  leur  discipline  par  des  statuts  pleins  de  fermeté, 
vainement  ils  forment  sous  le  titre  de  sociêlé  d'iiommes  de  loi  une 
association  vouée  à  la  défense  et  offrant  toutes  les  garanties  de  mo- 


LE    BARREAU    MODERNE.  151 

ralité  et  de  savoir  à  la  justice  ;  ils  sont  confondus  à  la  barre  des 
tribunaux  avec  les  intrus  qui  s'y  présentent,  et  peuvent,  avec  un 
simple  mandat,  parler  au  nom  des  parties.  On  s'éloigna  d'une  car- 
rière ainsi  dénaturée,  comme  l'avait-  dit  Robespierre,  et  dès  1792 
furent  fermés  les  registres  de  l'ancienne  faculté  de  droit  de  Paris. 
Voilà  où  devait  conduire  Terreur  de  l'assemblée  constituante,  et 
lorsque  la  convention,  faisant  un  pas  de  plus,  mais  un  de  ces  pas 
comme  elle  savait  en  faire,  eut  proclamé  que,  «si  la  loi  donnait 
pour  défenseurs  aux  patriotes  calomniés  des  jurés  patriotes,  elle 
n'en  accordait  point  aux  conspirateurs,  »  il  ne  resta  plus  au  tribu- 
nal révolutionnaire  qu'à  fonctionner  librement,  et  aux  citoyens  dé- 
clarés suspects  qu'à  porter  silencieusement  leur  tête  sur  l'échafaud. 
La  faute  de  l'assemblée  constituante  avait  été  trop  cruellement 
évidente  pour  qu'il  ne  vînt  pas  à  la  pensée  de  ceux  qui  l'avaient 
commise  de  chercher  à  restituer  au  barreau  sa  constitution  et  ses 
anciennes  prérogatives.  Malheureusement  au  despotisme  de  la  con- 
vention avait  succédé  le  pouvoir  absolu  de  l'empire  ;  l'heure  était 
peu  favorable  pour  donner  au  barreau  de  l'éclat  et  de  la  force,  bien 
que  ce  fut  le  vœu  le  plus  ardent  d'hommes  éminens  du  conseil 
d'état.  On  venait  d'organiser  la  magistrature,  les  tribunaux,  la  pro- 
cédure civile  et  criminelle  ;  on  n'avait  encore  rien  fait  pour  le  bar- 
reau. Un  projet  de  règlement  fut  enfin  préparé.  La  rédaction  en  fut 
confiée  à  Treilhard,  ancien  membre  de  l'assemblée  constituante,  qui 
saisit  l'occasion  de  réparer  le  mal  qu'il  avait  laissé  faire  à  une  autre 
époque,  et  dont  il  avait  pu  mesurer  les  conséquences.  Le  préambule 
du  projet  était  conçu  en  termes  élevés  et  fermes;  il  rendait  hommage 
«  à  la  liberté,  à  l'indépendance  et  à  la  noblesse  de  la  profession 
d'avocat  »  et  déclarait  «  qu'en  retraçant  les  règles  de   cette  disci- 
pline salutaire  dont  les  avocats  s'étaient  montrés  si  jaloux  dans  les 
beaux  jours  du  barreau,  »   l'auteur  de  la  loi  entendait  en  même 
temps  poser  les  bornes  qui  devaient  séparer  cette  profession  «  de 
la  licence,  de  l'insubordination  et  de  la  corruption.  »  Bien  que  ces 
derniers  traits   fussent   lancés   contre  les  praticiens   qui  s'étaient 
emparés  de  la  barre  des  tribunaux  depuis  la  révolution,  ils  paru- 
rent trop  forts,  et  à  une  nouvelle  rédaction  le  mot  de  «  corruption  » 
disparut.  Ce  projet  ouvrait  la  porte  aux  plus  essentielles  préroga- 
tives du  barreau  :  il  laissait  le  conseil  de  discipline  et  le  bâtonnier 
à  la  nomination  de  l'ordre  entier  des  avocats,  donnait  au  bâtonnier 
le  droit  de  convoquer  le  conseil,  et  enfin  restituait  à  l'ordre  son  ta- 
bleau. Ce  projet  fut  envoyé  à  l'empereur,  qui  le  trouva  fort  mau- 
vais; il  ne  comprenait  pas  qu'on  laissât  au  barreau  le  soin  exclusif 
de  sa  discipline,  et  qu'il  lui  fut  permis  de  choisir  ses  pairs  alors 
que  l'élection  avait  cessé  de  fonctionner  sur  tous  les  points  de  la 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

France;  pour  lui,  il  y  avait  là  comme  un  foyer  permanent  de  sédi- 
tion. Il  en  écrivit  à  Gambacérès.  A  la  mort  de  l'archi-chancelier,  on 
a  retrouvé  dans  ses  papiers  la  lettre  impériale,  dont  M.  Dupin  a 
extrait  un  passage  assez  significatif  :  ((  Le  décret  est  absurde,  disait 
l'empereur.  Il  ne  laisse  aucune  prise,  aucune  action  contre  eux.  Ce 
sont  des  factieux,  des  artisans  de  crimes  et  de  trahisons;  tant  que 
j'aurai  une  épée  au  côté,  jamais  je  ne  signerai  un  pareil  décret; 
je  veux  qu'on  puisse  couper  la  langue  à  un  avocat  qui  s'en  servi- 
rait contre  le  gouvernement.  »  Voilà  du  moins  qui  était  clair.  Le 
décret  fut  remanié  plusieurs  fois;  nous  en  avons  eu  les  difierentes 
épreuves  sous  les  yeux  ;  on  peut  voir  que  Treilhard  défendait  pied 
à  pied  son  œuvre,  et  ne  laissait  passer  chaque  mutilation  qu'à  son 
corps  défendant;  on  suit  jusqu'à  la  dernière  épreuve  la  destruction 
du  premier  projet,  dont  il  ne  resta  presque  rien.  On  en  avait  extirpé 
le  principe  de  l'élection;  la  nomination  du  bâtonnier  et  du  conseil 
de  l'ordre  était  confiée  au  procureur-général,  à  l'agrément  duquel 
fut  également  réservé  le  droit  de  convocation,  et  le  grand-juge  mi- 
nistre de  la  justice  pouvait  «  de  son  autorité  et  selon  les  cas  »  infliger 
à  un  avocat  des  peines  disciplinaires,  et  même  le  rayer  du  tableau. 
Telle  fut  en  définitive  l'économie  du  décret  du  ili  décembre  1810, 
qui  conserva  le  préambule  de  Treilhard ,  après  en  avoir  néan- 
moins écarté  le  mot  «  indépendance,  »  qui  dit  tout.  Malgré  cette  abla- 
tion, le  préambule  du  décret  a  gardé  une  couleur  de  libéralisme  qui 
en  fait  une  véritable  énigme  pour  ceux  qui  cherchent  à  concilier 
cette  pompeuse  apologie  de  la  liberté  de  l'avocat  et  de  la  noblesse 
de  sa  profession  avec  les  dispositions  qui  suivent  et  lui  imposent  tant 
de  chaînes.  Etait-ce  pourtant  que  l'empereur  détestât  beaucoup  les 
avocats?  Ce  serait  peut-être  trop  dire;  ce  qu'il  détestait  surtout, 
c'était  leur  indépendance,  et  c'est  là  ce  qu'il  avait  voulu  leur  enle- 
ver. Quels  adversaires  plus  gênans  en  effet  que  ces  hommes  habi- 
tués à  tout  ramener  aux  principes  de  la  justice  et  du  droit?  C'est  la 
réflexion  de  M.  Dupin,  qui  ajoute,  il  est  vrai,  que  l'aversion  de  l'em- 
pereur n'existait  que  pour  ceux  qui  voulaient  rester  avocats  au  ser- 
vice du  public;  ceux  qui  consentaient  à  entrer  au  sien  étaient  sûrs 
d'être  bien  accueillis.  L'étude  du  droit  et  de  l'histoire  n'était  pas 
toujours  un  refuge  assuré  contre  les  recherches  du  pouvoir.  M.  Dupin 
raconte  encore  qu'en  1809,  étant  alors  jeune  avocat,  il  lui  arriva, 
dans  un  précis  historique  du  droit  romain,  de  critiquer  les  usurpa- 
tions législatives  d'Auguste.  La  police  vit  là  une  allusion  aux  enva- 
hissemens  progressifs  des  décrets  impériaux  sur  le  domaine  des  lois, 
et  saisit  l'ouvrage.  En  définitive,  si  l'on  voulait  savoir  en  quoi  con- 
siste l'indépendance  du  barreau  et  où  véritablement  elle  réside,  il 
suffirait  d'examiner  par  quels  côtés  l'empereur  se  hâta  de  l'atteindre 


LE    BARREAU    MODERNE.  153 

dès  qu'il  fut  question  de  l'organiser,  et  l'atteignit  en  réalité  assez 
profondément  pour  lui  ôter  toute  espèce  d'importance  sous  son 
règne. 

Le  barreau  n'a  retrouvé  son  tableau,  ses  élections  et  ses  franchises 
qu'avec  le  gouvernement  du  roi  Louis- Philippe.  L'ordonnance  du 
27  août  1830  a  marqué  la  plus  haute  expression  de  sa  liberté  et  de 
son  indépendance.  Elle  est  encore  en  grande  partie  la  charte  du 
barreau  français;  nous  disons  en  grande  partie,  car  deux  mesures 
ont  touché  le  barreau  depuis  cette  époque  :  la  révolution  de  ISZjS 
lui  a  imposé  la  patente,  contribution  qui  jusque-là  n'avait  atteint 
que  le  commerce  et  l'industrie,  et  dont  le  principe  est  peu  conci- 
liable  avec  ce  que  nous  savons  de  cette  institution  libérale.  D'un 
autre  côté,  le  décret  du  22  mars  1852  a  restreint  l'élection  du  bâ- 
tonnier, et  l'a  confiée  aux  seuls  membres  du  conseil  de  l'ordre  ;  elle 
appartenait  auparavant  à  l'ordre  tout  entier.  Il  faut  ajouter  que,  de- 
puis 1851,  la  connaissance  des  délits  de  presse  a  été  enlevée  au  jury 
et  transportée  aux  tribunaux  correctionnels,  devant  lesquels  la  pu- 
blicité des  débats  est  limitée  à  celle  de  l'audience  même;  dans  les 
causes  de  ce  genre,  le  compte-rendu  des  plaidoiries  est  sévèrement 
interdit.  C'est  une  de  ces  causes  qui  a  donné  lieu  à  l'incident  dont 
nous  avons  parlé  au  commencement  de  cette  étude,  et  fait  naître  la 
question  de  prérogative  à  laquelle  nous  n'avons  voulu  arriver  qu'a- 
près avoir  exposé  dans  son  principe  même  l'organisation  du  barreau. 
Voyons  maintenant  quelle  latitude  est  laissée  à  la  défense  pour  l'ac- 
complissement de  son  œuvre  auprès  de  la  justice. 


III. 


L'avocat  doit  être  libre,  non  pour  devenir  à  son  tour  un  instru- 
ment d'oppression,  mais  au  contraire  afin  de  porter  secours  à  l'op- 
primé ;  il  doit  être  libre  parce  que  la  défense  et  la  liberté  ne  font 
qu'un.  Or  qui  dit  liberté  de  la  défense  dit  nécessairement  liberté  de 
la  parole.  Jusqu'où  peut  aller  cette  liberté  ?  La  limite  n'a  jamais  été 
fixée.  Pourrait-elle  l'être?  Longtemps  deux  écoles  ou  deux  opinions 
ont  été  en  présence,  l'une  qui  réclame  la  liberté  absolue,  l'autre 
qui  veut  réglementer  la  plaidoirie  et  lui  tracer  une  voie  plus  ou  moins 
restreinte.  Cette  dernière  école  était  celle  de  Filangieri.  C'est  la 
même  qui  avait  placé  la  clepsydre  devant  l'avocat  dans  l'antiquité, 
et  aspirait  à  mesurer  la  longueur  du  raisonnement,  la  durée  des 
mouvemens  oratoires.  Nous  nous  trompons  :  pour  cette  école,  il  n'y 
a  pas  de  mouvemens  oratoires;  elle  punit  l'éloquence  comme  un 
délit.  <(  Je  ne  sais  pourquoi,  dit  Filangieri,  on  punit  le  défenseur 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  accusé  qui  tente  de  corrompre  les  juges  avec  de  l'argent,  lors- 
qu'on lui  permet  de  les  séduii'e  par  les  artifices  d'une  éloquence 
pathétique,  »  et  il  demande  des  punitions  sévères  contre  ce  genre 
de  corruption.  Le  rôle  de  l'avocat  sera  bien  simple;  on  n'exigera 
de  lui  d'autre  talent  que  de  savoir  «  développer  ses  idées  avec  mé- 
thode. »  Suffit-il  donc  d'exposer  le  fait  et  le  droit  devant  le  juge? 
La  vérité  n'est-elle  pas  souvent  enveloppée  d'artificieuses  obscurités, 
et,  pour  la  faire  jaillir  d'un  débat,  ne  faut-il  pas  des  efforts  inouis? 
Dans  ces  efforts ,  dans  cette  lutte  ardente ,  passionnée ,  dans  cette 
laborieuse  investigation,  où  toute  l'énergie  de  l'avocat  s'épuise, 
comment  arrêter  ces  élans  qui  jettent  tout  à  coup  la  lumière  et  vont 
droit  à  la  conscience  du  juge  par  des  voies  mystérieuses  et  divines? 
Comment  étouffer,  selon  la  belle  expression  d'un  ancien,  le  merveil- 
leux son  que  rendent  naturellement  les  grandes  âmes? 

Nous  sommes  peu  touché,  pour  notre  compte,  des  exemples  em- 
pruntés par  Filangieri  à  l'Egypte,  à  la  Chine,  même  à  l'antiquité 
grecque  et  à  Platon.  Platon  ne  voulait  pas  que  le  plaideur  descendît 
à  de  basses  supplications,  tiirpiter  suppUcare ,  qu'il  provoquât  la 
pitié  par  des  sanglots  efféminés,  commiseratione  7nuliebritei-  iiti.  Et 
à  cela  quel  remède  proposait-il?  Que  le  juge  rappelât  tout  simple- 
ment le  plaideur  au  fait,  ad  rem  a  magistratu  reducalur.  A  la  bonne 
heure!  Sur  ce  point,  tout  le  monde  sera  d'accord;  des  intempérances 
de  langage  n'ont  jamais  été  l'éloquence,  et  de  tout  temps  la  satire 
en  a  fait  son  affaire.  Les  Guêpes  d'Aristophane  et  les  Plaideurs  de 
Racine  ont  marqué  la  limite  à  laquelle  commence  le  ridicule  dans  les 
plaidoiries.  Il  faut  remarquer  que  Platon  écrivait  pour  son  temps,  qu'il 
avait  sous  les  yeux  le  tribunal  d'Athènes,  composé  de  juges  pris 
dans  le  peuple,  et  devant  lequel  chacun  pouvait  plaider  sa  propre 
cause.  ((  Un  plaideur  sorti  des  rangs  de  la  foule,  observe  très  bien 
M.  Egger,  pour  défendre  sa  cause  devant  un  juge  qui  sort  de  ces 
rangs  comme  lui  et  qui  demain  y  rentrera,  ne  peut  parler  comme 
l'avocat  moderne,  espèce  de  magistrat  lui-même,  devant  une  ma- 
gistrature encore  plus  haute.  Sans  cesse  l'intérêt  et  la  passion  offus- 
quent en  lui  le  sentiment  de  la  justice;  l'ignorance  du  juge  le  réduit 
aussi  à  plus  d'une  ruse  dont  l'emploi  aujourd'hui  serait  honteux  ou 
inutile.  »  Jusque-là  tout  serait  au  mieux,  et  l'on  pourrait  s'entendre, 
même  avec  Platon;  mais  nous  ne  dirons  rien  qu'on  ne  sache  en 
ajoutant  que  le  philosophe  allait  plus  loin,  qu'en  voulant  tout  ra- 
mener à  la  vérité  absolue,  il  s'était  cru  obligé  par  son  système  à 
proscrire  l'éloquence  comme  une  dupeuse  d'oreilles  et  la  poésie 
comme  une  rêveuse.  On  sait  également  que,  pour  avoir  médit  de  ces 
arts  sublimes  qui  rapprochent  l'homme  de  Dieu,  jamais  Platon  ne  fut 
plus  éloquent  qu'en  parlant  contre  l'éloquence,  ni  plus  poète  qu'en 


LE   BARREAU    MODERNE.  155 

s' élevant  contre  la  poésie.  Ce  fut  sa  punition.  —  Ne  doit-on  pas  s'é- 
tonner que  de  pareilles  théories  aient  pu  trouver  de  l'écho  à  la  fin 
du  XVIII®  siècle,  et  que,  sur  la  foi  du  philosophe  athénien,  Filangieri 
ait  proposé  de  faire  de  l'avocat  une  espèce  de  juge  rapporteur  de- 
vant les  tribunaux?  Cette  doctrine  frappait  au  cœur  le  droit  de  la 
défense,  elle  a  fait  son  temps  et  n'a  plus  d'adeptes.  C'est  tout  au 
plus  si  on  la  retrouve  dans  les  appréciations  superficielles  du  monde 
ou  sur  les  théâtres,  d'où  elle  a  longtemps  envoyé  d'innocens  traits 
au  barreau,  qui  en  a  ri  et  ne  s'est  point  senti  blessé. 

Reste  à  la  défense  une  voie  plus  large,  où  il  lui  est  donné  de  se 
mouvoir  avec  une  liberté  absolue  et  d'user  de  toutes  ses  armes,  de 
toutes  ses  ressources,  pour  la  recherche  de  la  vérité  judiciaire  :  nous 
disons  de  la  vérité  judiciaire,  et  non  de  la  vérité  absolue,  qui  est  du 
domaine  de  la  philosophie.  On  n'a  point  imposé  au  juge  une  œuvre 
impossible  ;  pour  faciliter  sa  tâche  et  soulager  sa  conscience,  sou- 
vent la  loi  a  pris  soin  d'attacher  la  vérité  à  tel  fait  ou  à  tel  genre 
de  preuves,  et  elle  a  tracé  le  cercle  dans  lequel  est  renfermée  pour 
elle  la  vérité  judiciaire.  Ce  cercle,  si  étroit  en  Autriche  et  en  Alle- 
magne, est  fort  large  devant  les  tribunaux  français,  assez  large  pour 
que  l'avocat  et  le  juge  n'aient  point  à  le  franchir,  etlorsqu'en  s'y 
renfermant  ils  ont  l'un  et  l'autre  accompli  leurs  explorations,  la 
justice  est  satisfaite,  car  ils  ont  fait,  disait  Duport,  tout  ce  qui  dé- 
pend des  hommes  pour  que  la  vérité  soit  connue.  Dans  ces  explo- 
rations, dans  cette  recherche,  jusqu'où  peut  aller  la  parole  de 
l'avocat?  La  règle  n'a  jamais  été  posée,  parce  qu'en  effet  elle  ne 
saurait  l'être  :  ce  qui  est  ici  la  liberté,  là  ne  serait  peut-être  plus 
la  liberté;  il  faut  tenir  compte  des  temps  et  des  lieux:  il  faut  aussi 
envisager  le  mécanisme  des  institutions  judiciaires  et  se  pénétrer 
des  nécessités  qu'il  impose  à  l'avocat.. Avec  nos  habitudes,  lorsque 
nous  relisons  aujourd'hui  les  plaidoiries  des  avocats  grecs  et  ro- 
mains, nous  sommes  surpris,  choqués  même  des  hardiesses  et  des 
violences  que  l'on  y  rencontre.  Dans  ses  discours  sur  V ambassade 
et  sur  la  couronne,  Démosthènes  se  laisse  aller  aux  personnalités, 
aux  apostrophes  les  plus  sanglantes.  Cicéron  prend  à  partie  les 
plaideurs,  les  témoins,  les  juges.  L'ironie  et  le  sarcasme,  la  raillerie 
et  l'invective,  vous  trouvez  tout  cela  dans  ses  plaidoiries.  «Il  n'y  a 
plus  rien  de  sacré,  dit-il  par  exemple,  et  la  vertu  du  juge  ne  vient 
plus  en  aide  à  la  faiblesse  de  la  partie.  »  —  Voilà  pour  les  magis- 
trats. —  ((  Ne  sois  pas  étonné,  Vatinius,  si  je  te  fais  l'honneur  de 
t'interroger,  toi  dont  nul  ne  voudrait  dans  sa  société,  et  qui  es  aussi 
indigne  du  droit  de  cité  que  de  la  lumière  du  jour  !  Rien  au  monde 
ne  m'aurait  poussé  à  cette  extrémité,  si  je  n'avais  voulu  châtier  ta 
sotte  arrogance,  abaisser  ton  audace,  et  arrêter  ton  bavardage  par 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  petit  nombre  de  questions.  »  —  Voilà  pour  les  témoins,  auxquels 
l'avocat  lance  parfois  des  pointes  comme  celle-ci.  Un  prétendu  ju- 
risconsulte vient  déposer  et  déclare  qu'il  ne  sait  rien  :  uVous  croyez 
peut-être,  dit  Cicéron,  que  je  vous  interroge  sur  le  droit?  »  — 
-Enfin,  dans  la  défense  de  Gélius,  avec  quelle  cruelle  finesse  parle- 
t-il  de  Glodia,  la  sœur  de  son  adversaire!  «  Je  m'exprimerais  au- 
trement, dit-il,  sur  son  compte,  si  je  n'avais  égard  à  mes  démêlés 
avec  son  mari,  je  veux  dire  avec  son  frère,  car  je  m'y  trompe  tou- 
jours. Je  n'ai  jamais  encouru  les  ressentimens  d'une  femme.  Com- 
ment ne  tiendrais-je  pas  à  conserver  les  bonnes  grâces  de  celle  que 
l'on  s'accorde  à  proclamer  l'amie  de  tous  les  hommes!  »  —  Et  ce- 
pendant Cicéron  est  resté  le  grand  avocat,  l'éloquent  orateur  ro- 
main, et  tous  les  avocats,  tous  les  orateurs  usaient  de  la  même  liberté 
de  langage.  C'est  qu'il  importait  à  la  défense  qu'il  en  fût  ainsi.  Dans 
quel  milieu  se  trouvait  Cicéron?  La  dépravation  était  en  haut  et  en 
bas;  juges  et  témoins  se  laissent  corrompre;  la  délation  est  partout, 
elle  s'exerce  à  la  façon  d'une  industrie  et  soutient  le  faste  de  plus 
d'une  maison;  le  barreau  lui-même  s'est,  dit-on,  laissé  atteindre,  et 
c'est  parfois  un  adversaire  qui  a  pactisé  avec  les  délateurs  qu'il  faut 
combattre.  Juvénal  n'a  point  encore  parlé  du  luxe  des  femmes,  de 
leur  goût  effréné  pour  les  plaisirs,  de  leur  débauche  :  il  n'a  point 
encore  dit  comment,  par  leurs  exigences  ruineuses,  elles  avilissent 
les  consciences  et  poussent  la  société  aux  gémonies;  mais  le  sujet  de 
ses  satires  existe  et  n'attend  plus  que  sa  verve  mordante.  Dans  ce 
temps  de  sourde  agitation  où  le  vieux  monde  se  décompose,  où  le 
besoin  du  luxe  et  des  plaisirs  a  surexcité  toutes  les  passions,  engen- 
dré tous  les  crimes,  chercher  des  débats  réglés,  des  plaidoiries 
modérées,  polies  et  respectueuses,  ce  serait  commettre  un  étrange 
anachronisme. 

Parcourez  maintenant  les  plaidoiries  des  avocats  des  xvii'^  et 
xviii'^  siècles,  tout  change  alors;  la  parole  de  l'avocat  est  dogma- 
tique, châtiée,  presque  toujours  froide  et  sans  mouvement  ;  les  traits 
les  plus  hardis  sont  contenus  par  une  prudente  réserve  et  comme 
emmaillottés  dans  une  formule  académique.  C'est  le  temps  de  la  re- 
naissance des  lettres;  ce  n'est  pas  encore  celui  de  la  réorganisa- 
tion judiciaire.  Il  n'y  a  guère  de  débats  qu'entre  parties,  le  plus 
souvent  sur  des  questions  de  fortune  ou  de  propriété.  Au  crimi- 
nel, l'avocat  n'a  rien  à  faire;  la  procédure  est  secrète,  et  la  plaidoi- 
rie, toujours  si  ardente  quand  il  s'agit  de  la  liberté  ou  de  la  vie  des 
citoyens,  est  inconnue  devant  les  tribunaux  de  répression.  11  n'existe 
pas  non  plus  de  procès  politiques;  une  lettre  de  cachet  aplanit  en 
cette  matière  toutes  les  difficultés.  On  ne  trouvera  donc  pas  dans  les 
plaidoiries  de  cette   époque  les  prises  énergiques  de  l'éloquence 


LE    BARREAU    MODERNE.  157 

parlée  et  les  hardiesses  du  barreau  romain  ;  on  ne  les  trouvera  pas 
parce  que,  dans  le  petit  cercle  où  se  renfermait  la  défense,  elles 
étaient  inutiles;  les  plus  belles  plaidoiries  ont  quelque  chose  du  mé- 
moire et  de  l'amplification,  parce  que  l'on  vit  sur  de  longues  pro- 
cédures; l'avocat  a  eu  le  loisir  de  méditer  sa  plaidoirie,  de  l'écrire 
même.  Gerbier,  dont  la  parole  se  ressentait  le  moins  du  travail  de 
la  plume,  a  laissé  des  manuscrits  où  l'on  voit  des  exordes  recom- 
mencés à  trois  fois  ou  préparés  sous  trois  formes  différentes.  Il  n'y 
avait  rien  pour  ainsi  dire  d'imprévu  dans  des  luttes  dont  toutes  les 
péripéties  s'étaient  lentement  accusées  à  l'avance  dans  la  procédure 
écrite;  l'avocat  agissait  avec  une  préméditation  qui  eût  donné  une 
gravité  particulière  à  des  mouvemens  oratoires  trop  vifs,  ce  qui  est 
souvent  inévitable  dans  la  plaidoirie,  alors  qu'une  partie  de  la  pro- 
cédure se  fait  oralement  et  à  l'audience  publique,  comme  de  nos 
jours  en  matière  criminelle. 

Il  appartenait  à  la  nouvelle  organisation  judiciaire  d'ouvrir  à  la 
défense  d'autres  horizons.  Si  nous  prenons  cette  organisation  à  sa 
plus  belle  période,  nous  la  voyons  avec  un  jury  au  grand  criminel 
et  dans  les  affaires  de  presse ,  avec  la  publicité  des  audiences , 
avec  un  barreau  pour  tous  les  degrés  et  pour  tous  les  ordres  de  ju- 
ridiction; nous  la  voyons  avec  un  organe  de  l'accusation  apparte- 
nant à  la  magistrature,  chargé  de  la  poursuite  des  délits  et  des 
crimes,  et  c'est  là  précisément  que  vient  se  placer  l'importante 
question  traitée  par  M.  Berryer.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  le 
barreau  jouit-il  d'une  liberté  absolue  dans  l'exercice  de  la  défense, 
même  en  face  du  ministère  public?  ou  bien  est-il  placé,  relative- 
ment à  ce  magistrat,  dans  une  condition  inférieure  aux  yeux  de  la 
justice?  En  un  mot,  peut-il  combattre  un  réquisitoire  comme  il  com- 
battrait une  plaidoirie  adverse  ? 

Une  question  bien  posée  est,  dit-on,  à  moitié  résolue;  celle  qui 
nous  occupe  se  réduit  à  des  termes  bien  simples.  Que  résulte-t-il 
des  développemens  qui  précèdent?  Nous  aurions  bien  peu  fait,  s'il 
n'était  pas  maintenant  démontré  que  le  droit  de  la  défense  est  un 
droit  naturel ,  que  le  barreau  est  le  dépositaire  et  le  gardien  vigi- 
lant de  ce  droit  au  sein  de  la  société.  Il  s'agit  donc  uniquement  de 
savoir  si  une  loi  quelconque  a  limité  l'exercice  de  ce  droit  en  pré- 
sence de  l'accusation,  car,  du  moment  où  un  droit  de  ce  genre  est 
constaté,  il  doit  s'exercer  sans  obstacle.  Une  loi  seule  peut  en  com- 
primer l'essor,  sinon  aux  yeux  de  la  morale  et  du  droit  absolu,  du 
moins  aux  yeux  des  pouvoirs  publics.  Une  pareille  loi  aurait-elle 
restreint  le  droit  de  la  défense  ou  l'aurait-elle  placé,  dans  notre  or- 
ganisation judiciaire,  au-dessous  du  droit  de  l'accusation? 

La  création  du  ministère  public  est  une  des  choses  qui  ont  le  plus 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préoccupé  l'assemblée  constituante.  Quelle  était  sa  crainte  ?  C'est  que 
l'action  du  ministère  public  ne  devînt  oppressive  pour  les  citoyens. 
Il  lui  semblait  que  la  liberté  individuelle  devait  passer  avant  tout  et 
ne  pouvait  être  environnée  de  trop  de  garanties.  Aussi  rechercha- t-on 
longtemps  quelle  était  la  source  de  cette  fonction  du  ministère  pu- 
blic et  par  qui  serait  nommé  le  magistrat  chargé  de  la  remplir.  Pour 
les  uns,  la  source  de  cette  fonction  était  dans  le  mandat  populaire, 
le  droit  d'accusation  étant  un  droit  naturel  pour  tout  citoyen  me- 
nacé, et  ce  droit  ne  pouvant  être  transmis  que  par  délégation.  Le 
ministère  public  devait  donc  être  désigné  par  les  citoyens  eux- 
mêmes.  D'autres  pensaient  que  le  ministère  public  était,  avant  tout, 
chargé  de  faire  exécuter  la  loi  pénale  et  que  ses  fonctions  décou- 
laient du  pouvoir  exécutif,  que  c'était  donc  au  chef  de  l'état  que 
revenait  sa  nomination.  Ce  fut  la  première  opinion  qui  l'emporta  : 
les  officiers  du  ministère  public  ou  accusateurs  publics,  comme  tous 
les  autres  magistrats,  furent  soumis  à  l'élection.  Aujourd'hui  et  de- 
puis la  constitution  de  l'an  viii,  tous  les  magistrats  sans  e"xception 
sont  à  la  nomination  du  souverain.  Cette  investiture  a-t-elle  changé 
les  conditions  dans  lesquelles  doivent  s'exercer  les  fonctions  du  mi- 
nistère public?  Nullement;  peu  importe  l'origine  de  la  fonction  :  le 
but  qu'elle  se  propose  au  point  de  vue  pénal,  c'est  la  répression 
des  délits  et  des  crimes.  Ce  but  est  poursuivi  dans  l'intérêt  de  tous 
les  citoyens,  cela  n'est  pas  douteux;  mais  lorsque  dans  l'accomplis- 
sement de  sa  mission  le  ministère  public  rencontre  les  membres 
isolés  de  la  société,  le  droit  de  chacun  s'affirme  hautement,  et  ce 
droit,  c'est  de  n'être  pas  arrêté  ou  poursuivi  injustement,  c'est  de  se 
défendre  contre  l'accusation  par  tous  les  moyens  que  Dieu  a  donnés 
à  l'homme  :  ce  droit  naturel  est  imprescriptible  et  sacré.  11  n'est 
point  entré  dans  la  pensée  de  l'assemblée  constituante  d'accorder  la 
prédominance  à  l'accusation  sur  la  défense.  «  Comment,  disait  Ber- 
gasse  au  nom  du  comité  de  constitution,  comment,  par  l'institution 
même  des  formes  destinées  à  procurer  la  conviction  des  coupables, 
parviendrez-vous  à  faire  naître  la  confiance  dans  le  cœur  de  l'homme 
injustement  accusé?  La  confiance  naîtra  lorsque  la  loi  permettra 
que  l'accusé  fasse  autant  de  pas  pour  se  disculper  qu'on  en  fera 
contre  lui  pour  prouver  qu'il  est  coupable;  la  confiance  naîtra,  si  le 
magistrat  qui  applique  la  loi  est  distingué  du  magistrat  qui  met  sous 
la  puissance  de  la  loi,  c'est-à-dire  du  magistrat  qui  décrète  l'accusé. 
Tant  que  le  magistrat  qui  décrète  sera  le  même  que  celui  qui  juge, 
vous  aurez  toujours  à  craindre  que,  s'il  a  décrété  sur  de  faux  soup- 
çons, son  amour-propre  ou  sa  prévention  ne  le  porte  à  justifier  par 
une  condamnation  inique  un  décret  injustement  lancé.  » 

Telle  était  la  pensée  du  comité  de  constitution,  telle  fut  aussi 


LE    BARREAU    MODERNE.  159 

celle  de  l'assemblée  constituante,  et  alors  fut  posé  dans  l'organisa- 
tion judiciaire  ce  principe,  que  l'accusation  doit  être  séparée  du  ju- 
gement, et  qu'à  des  magistrats  spéciaux  doit  être  confié  le  soin  de 
prononcer  sur  les  poursuites.  L'assemblée  constituante,  on  le  voit, 
ne  supposait  pas  que  l'organe  du  ministère  public  fût  infaillible  et 
dût  toujours  conserver  le  calme  et  l'impassibilité;  dans  ces  fonc- 
tions pénibles,  dans  cette  vie  militante  et  tourmentée,  elle  sentit 
que  l'homme  pourrait  parfois  apparaître  avec  ses  entraînemens  ou 
ses  faiblesses.  Ce  qu'elle  redoutait  encore  dans  le  magistrat,  c'était 
ce  qu'on  appelait  alors  l'endurcissement  professionnel.  Un  autre 
membre  du  comité  de  constitution,  Thouret,  dépeignait  les  an- 
goisses du  magistrat  qui  entre  dans  la  carrière,  et  toute  l'attention 
qu'il  met  à  peser  la  moindre  accusation,  épouvanté  du  ministère  qu'il 
va  remplir;  il  a  déjà  vu  la  preuve,  et  il  cherche  encore  à  s'assurer 
de  nouveau  qu'elle  existe.  «  Voyez-le  dix  ans  après,  s'écrie  Thouret, 
surtout  s'il  a  acquis  la  réputation  de  ce  qu'on  appelle  au  palais  un 
grand  criminaliste  ;  il  est  devenu  insouciant  et  dur,  se  décidant  sur 
les  premières  impressions,  tranchant  sans  examen  sur  les  difficultés 
les  plus  graves,  croyant  à  peine  qu'il  y  ait  une  distinction  à  faire 
entre  un  accusé  et  un  coupable.  Ce  dernier  excès  de  l'abus  est  l'effet 
presque  inévitable  de  la  permanence  des  fonctions  en  matière  crimi- 
nelle :  on  ne  tarde  pas  à  faire  par  routine  ce  qu'on  ne  fait  que  par 
métier;  la  routine  éteint  le  zèle,  et  l'habitude  d'être  sévère  conduit  à 
quelque  chose  de  pire  que  l'insensibilité.  »  Pour  donner  plus  de  relief 
à  la  pensée  du  comité,  Thouret  l'exagérait  sans  doute;  du  moins 
est-il  vrai  de  dire  que  l'assemblée  constituante  fut  loin  de  placer  la 
défense  au-dessous  de  l'accusation.  Aujourd'hui  nous  marchons  avec 
le  code  criminel  de  1808.  Ce  code  a-t-il  conservé  l'empreinte  de  la 
pensée  des  législateurs  de  1789?  Lorsqu'il  fut  discuté,  on  voulut 
précisément  effacer  la  distinction  posée  par  l'assemblée  constituante, 
et  confondre  l'organe  du  ministère  public  avec  les  autres  juges;  on 
voulut  non-seulement  lui  laisser  le  droit  de  requérir,  mais  le  droit 
de  préparer  lui-même  l'instruction.  Yoici  comment  ce  projet  fut  re- 
poussé par  l'archi-chancelier,  dont  les  paroles  sont  à  retenir  :  ((  On 
ne  comprend  pas,  dit-il,  comment  la  partie  adverse  du  prévenu  peut 
devenir  l'instructeur  de  l'affaire.  Autrefois  le  ministère  public  était 
borné  à  requérir,  et  les  juges  prononçaient  entre  lui  et  le  particu- 
lier inculpé.  Maintenant  on  veut  le  rendre  maître  des  poursuites; 
mais  on  se  rassure,  parce  que,  dit-on,  les  magistrats  chargés  du 
ministère  public  méritent  confiance.  En  méritaient-ils  moins  autre- 
fois? Cependant  on  ne  leur  donnait  pas  un  pouvoir  aussi  étendu.  Le 
ministère  du  procureur  impérial  consiste  essentiellement  à  pour- 
suivre; il  faut  donc  que  celui  de  juge  lui  soit  indéfiniment  interdit. 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

Que  la  partie  publique  comparaisse  devant  le  tribunal  comme  toute 
autre  partie;  autrement,  dans  des  temps  moins  heureux,  sous  un 
gouvernement  moins  ferme,  le  procureur  impérial  serait  un  petit 
tyran  qui  ferait  trembler  toute  la  cité.  »  Et  le  compte-rendu  de  la 
séance  du  conseil  d'état  ajoute  :  «  Son  altesse  sérénissime  voit  avec 
plaisir  que  son  opinion  sera  consignée  au  procès-verbal.  Du  moins 
on  se  souviendra  qu'elle  a  combattu  un  système  qu'elle  croit  désas- 
treux. »  Ce  système  ne  fut  point  admis  en  effet,  et  le  procureur 
impérial  est  resté,  sous  le  code  d'instruction  criminelle ,  partie 
poursuivante,  adversaire  du  prévenu.  Devant  le  tribunal,  il  doit 
comparaître  comme  toute  autre  partie,  selon  l'expression  de  Gam- 
bacérès,  faire  ses  preuves  et  justifier  sa  demande. 

C'est  dans  ces  conditions  seulement  que  la  lutte  peut  s'engager 
à  armes  égales  avec  le  défenseur  de  l'inculpé.  A  côté  de  l'instruc- 
tion, à  laquelle  l'avocat  n'assiste  pas,  a  été  placé  le  débat  public; 
c'est  au  grand  jour  de  l'audience  que  les  faits  sont  examinés,  con- 
statés, débattus.  Est-il  arrivé  à  l'instruction  d'aller  trop  loin, 
d'exercer  une  trop  grande  pression  sur  un  esprit  faible,  et  d'obte- 
nir des  déclarations  qui  n'aient  pas  été  librement  faites  :  tout  cela, 
l'avocat  aura  le  droit  de  le  dire  devant  le  juge;  il  pourra  blâmer  ce 
qui  lui  paraîtra  abusif.  Pourquoi  n'aurait- il  pas  la  même  latitude 
vis-à-vis  de  son  adversaire  naturel,  le  ministère  public,  chargé  de 
soutenir  l'accusation  sortie  du  travail  de  l'instruction  même?  C'est 
ce  que  demande  M.  Berryer.  Pour  lui,  la  lutte  cesserait  d'être  égale 
si  l'avocat  avait  à  se  préoccuper  à  chaque  parole  des  susceptibilités, 
parfois  très  délicates,  qu'elle  pourrait  éveiller  dans  l'organe  de  l'ac- 
cusation. «  Et  ce  que  la  magistrature  gagnerait,  selon  lui,  par  une 
déférence  excessive  envers  l'organe  du  ministère  public  serait  loin 
de  compenser  ce  que  la  justice  perdrait  à  l'absence  d'une  défense 
libre.  »  —  Dans  un  procès  célèbre  dont  le  souvenir  est  resté  au  bar- 
reau, et  qui  fit  naître  dans  l'opinion  publique  des  impressions  très 
diverses,  on  a  pu  voir  comment  la  défense  entendait  user  de  ses 
droits  vis-à-vis  de  l'instruction  et  du  ministère  public,  et  ses  pa- 
roles n'ont  été  l'objet  d'aucun  blâme,  d'aucune  observation  même, 
de  la  part  de  la  magistrature.  Un  jeune  homme  appartenant  à  une 
bonne  famille,  fils  d'un  banquier,  était  accusé  de  complicité  dans 
l'assassinat  de  son  père.  A  l'audience ,  on  lui  opposait  des  aveux 
consignés  par  l'instruction.  11  déniait  ces  aveux  et  soutenait  qu'ils 
lui  avaient  été  arrachés  par  les  souffrances  de  la  prison,  par  la  du- 
rée du  secret,  par  les  obsessions  de  la  police.  Le  jury  était  là;  il 
s'agissait  de  la  peine  capitale.  Il  fallait  que  la  vérité  éclatât;  il  fal- 
lait qu'on  sût  ce  qui  s'était  passé  dans  la  prison.  La  défense  voulait 
tout  dire;  mais  pour  tout  dire  il  lui  fallait  sa  liberté  complète,  et 


LE    BARREAU    MODERNE.  16I 

cette  liberté,  elle  sut  la  revendiquer  avec  une  noble  énergie.  «  La 
police!  dit  le  défenseur;  oh!  messieurs,  permettez-moi  de  vous  dé- 
voiler ses  mystères.  La  police  !  Elle  peut  avoir  ses  privilèges  aux 
yeux  de  la  justice,  mais  elle  ne  saurait  être  inviolable  aux  yeux  de 
la  vérité.  La  police!  Encore  une  fois  qu'il  me  soit  permis  de  vous 
dire  ce  qu'elle  est!  Quand  la  torture  morale  a  un  moment  remplacé  la 
torture  légale,  quand  la  police  descend  dans  un  cachot  et  arrache 
violemment  un  aveu,  la  défense  a  le  droit  de  vous  le  dire.  Si  elle 
n'avait  pas  le  droit  de  le  dire,  je  déposerais  immédiatement  ma 
toge,  je  ne  voudrais  pas  me  prêter  à  un  simulacre  de  défense,  et 
laisser  croire  qu'il  y  a  eu  un  défenseur  là  où  la  défense  n'existait 
pas.  »  Puis  l'avocat,  c'était  M.  Ghaix-d' Est-Ange,  retraça  les  scènes 
de  la  prison  et  du  cachot;  selon  le  défenseur,  la  police  s'était  oubliée 
et  avait  usé  envers  l'accusé  des  moyens  d'information  d'un  autre  âge. 
Il  n'y  avait  pas  eu  d'aveux,  ajoutait-il,  en  présence  d'une  sorte  de 
torture  exercée  sur  un  enfant  abattu,  démoralisé  par  les  rigueurs 
prolongées  du  secret  et  le  cruel  séjour  de  la  prison.  —  La  plaidoirie 
était  entraînante,  incisive,  éloquente.  L'accusé  fut  acquitté.  A  cette 
allure  de  la  défense  substituez  une  parole  moins  ferme,  moins  har- 
die, ménageant  l'instruction,  l'accusation  et  la  police  :  au  lieu  d'en- 
trer résolument  dans  ce  cachot  dont  il  fallait  livrer  les  secrets  à  la 
justice,  que  l'avocat  en  eût  seulement  entr' ouvert  la  porte,  qu'il 
eût  craint  en  un  mot  de  tout  dire,  et  le  jury,  qui  n'eût  point  tout 
entendu,  aurait  peut-être  laissé  tomber  la  tête  de  l'accusé. 

Ainsi  s'est  toujours  pratiqué  le  droit  de  la  défense  sous  l'organi- 
sation judiciaire  actuelle.  On  en  convient  dans  une  certaine  mesure, 
mais  on  ajoute  que  le  droit  de  défendre  n'entraîne  pas  celui  d'atta- 
quer, et  surtout  d'attaquer  l'organe  de  l'accusation,  «  parce  que, 
dit-on,  il  est  investi  par  la  loi  du  droit  de  porter  la  parole  au  nom 
de  la  société.  »  Incontestablement  c'est  k  l'accusation  qu'il  faut  s'en 
prendre  et  non  à  la  personne  du  ministère  jublic;  c'est,  avant  tout, 
l'accusation  que  l'on  combat  et  non  le  magistrat  qui  la  porte.  La 
pratique  habituelle  de  la  justice  peut  accepter  cette  règle;  mais  la 
question  n'est  pas  là.  Il  faut  supposer,  ce  qui  doit  être  rare  sans 
aucun  doute,  que  le  ministère  public  s'est  mis  personnellement  en 
avant,  et  qu'agissant  avec  un  zèle  excessif,  avec  une  ardeur  trop  pas- 
sionnée, il  a  dépassé  le  but  légitime  de  l'accusation.  Que  fera  le  dé- 
fenseur? Ne  pourra-t-il  arrêter  l'accusation  dans  cette  voie  funeste  et 
blâmer  ce  qui  lui  paraîtra  blâmable?  Supposition  impossible,  dit- 
on  :  «  chargé  par  la  loi  de  poursuivre  la  répression  des  délits  et  des 
crimes,  le  ministère  public  le  fait  avec  fermeté,  avec  vigueur  quel- 
quefois, avec  passion  jamais.  »  Ce  n'est  pas  là  répondre;  c'est  con- 
tester le  fait  supposé,  et  rien  de  plus.  Eh  bien!  le  législateur  est  allé 

TOME   XXXIV.  -.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  loin  et  a  pensé,  lui,  que  le  ministère  public  pouvait  agir  avec 
j)révention,  avec  passion  même  :  c'est  pour  cela  qu'il  n'en  a  point 
voulu  pour  juge  et  lui  a  interdit  de  se  mêler  aux  délibérations;  en 
face  d'une  accusation  prévenue  ou  passionnée,  en  face  d'une  injuste 
attaque,  comment  aurait-il  voulu  que  la  défense  restât  muette  et 
désarmée  ? 

Nous  n'insisterons  pas  davantage.  Le  droit  du  ministère  public,  ce 
droit  de  prédominance  et  de  supériorité  qu'on  lui  a  supposé  ne  pou- 
vait résulter  que  d'un  texte,  et  non-seulement  ce  texte  n'est  pas  en- 
core trouvé,  mais  l'examen  de  notre  organisation  judiciaire  conduit 
à  reconnaître  que  l'accusation  et  la  défense  ont  été  placées  par  la  loi 
sur  un  pied  de  complète  égalité.  C'est  là  un  principe  acquis,  certain, 
et  qu'il  importe  au  barreau  de  maintenir  comme  un  de  ces  privilèges 
de  la  libre  parole,  assez  peu  nombreux  de  notre  temps  pour  qu'on 
mette  quelque  zèle  à  les  défendre.  On  ne  doit  pas  oublier  que  la  tri- 
bune française  n'a  point  encore  reconquis  toutes  ses  franchises,  que 
la  législation  sur  la  presse  est  vivement  critiquée  et  n'offre  pas  toutes 
les  garanties  qu'on  doit  en  attendre,  qu'en  l'absence  de  toQte  res- 
ponsabilité ministérielle  il  y  a  bien  quelques  dangers  pour  celui  qui 
veut  se  livrer  à  l'appréciation  et  à  l'examen  des  actes  du  pouvoir, 
la  critique  sincère  et  vive  pouvant  être  confondue  avec  l'hostilité  et 
les  attaques  contre  le  chef  de  l'état,  —  que  le  droit  de  pétition,  cet 
autre  droit  naturel  selon  l'assemblée  constituante,  admis  seulement 
auprès  du  sénat,  n'a  pas  encore  repris  la  place  qu'il  occupait  na- 
guère dans  nos  institutions.  En  s' élevant  à  ces  divers  points  de  vue, 
chacun  peut  comprendre  à  quoi  sert  l'indépendance  du  barreau, 
et  se  demandera  si,  dans  certains  cas,  il  ne  serait  pas  un  rempart 
contre  les  attaques  et  les  colères  du  pouvoir  lui-même ,  contre  la 
violation  des  droits  et  d'injustes  persécutions.  M.  Berryer  n'en  doute 
pas,  et  c'est  avec  une  conviction  sincère  qu'après  avoir  démontré  la 
nécessité  de  cette  indépendance,  il  s'écrie  :  «  Tout  est  à  craindre  si 
elle  est  mutilée;  rien  n'est  désespéré  si  elle  se  maintient  et  se  fait 
respecter.  » 

Dans  sa  tâche  difficile,  souvent  courageuse,  c'est  principalement 
sur  le  bon  vouloir,  sur  l'appui,  disons  mieux,  sur  l'indépendance 
même  de  la  magistrature  que  le  barreau  doit  compter.  Un  lien 
étroit  les  unit  dans  l'accomplissement  d'une  œuvre  commune,  la 
justice;  ce  lien,  nous  voudrions  qu'il  fût  plus  étroit  encore,  nous 
voudrions  qu'il  fût  bien  compris  qu'on  a  trop  souvent  cherché  à 
désunir  ces  deux  forces,  et  que  l'une  et  l'autre  n'ont  trouvé  qu'af- 
faiblissement dans  la  désunion.  Sous  ce  rapport,  le  passé  est  plein 
de  leçons  et  d'exemples.  Oui  donc,  sous  le  pouvoir  despotique  de 
Louis  XIV,  exaltait  le  barreau  et  lui  tendait  la  main  ?  Les  plus  grands 


LE    BARREAU    MODERNE.  163- 

magistrats  de  l'époque.  Ce  sont  des  mapistrats  et  non  des  avocats 
qui  ont  écrit  tous  ces  panégyriques  du  barreau  au  dernier  siècle. 
Sous  le  premier  empire,  qui  donc  élevait  le  barreau  à  la  hauteur 
d'une  espèce  de  divinité?  Le  président  Henrion  de  Pansey.  Avec  la 
magistrature  et  le  barreau,  c'est-à-dire  avec  des  hommes  honnêtes, 
éclairés,  résolus  à  défendre  le  droit,  que  peut-on  craindre  dans  les 
plus  mauvais  jours?  Dans  les  conflits  de  la  vie  publique  et  privée, 
est-ce  que  tout  en  définitive  n'aboutit  pas  à  l'audience  des  tribu- 
naux? On  a  dit  depuis  1789  :  «  l'église  et  l'état,  »  et  l'expérience  a 
plusieurs  fois  démontré  que  la  séparation  des  deux  pouvoirs  était 
tout  à  la  fois  un  grand  principe  de  morale  et  une  sage  mesure  d'ap- 
plication. On  doit  dire  avec  non  moins  de  raison  :  «  la  justice  et  l'é- 
tat; »  si  les*  gouvernemens  passent,  la  justice  reste  et  parfois  elle 
reste  seule.  Une  des  conditions  de  sa  force  est  dans  la  popularité 
dont  elle  jouit,  et  pour  demeurer  populaire,  la  justice  doit  planer 
au-dessus  des  passions  qui  s'agitent  autour  d'elle  sans  les  partager. 
L'assemblée  constituante  l'avait  si  bien  compris  qu'elle  avait  laissé 
au  jury,  c'est-à-dire  au  jugement  du  pays  lui-même,  tout  ce  qui  de 
près  ou  de  loin  touchait  au  brûlant  domaine  de  la  politique;  aussi 
la  magistrature  française  a-t-elle  vu  plus  d'une  fois  le  flot  de  l'é- 
meute s'arrêter  devant  elle.  En  pleine  révolution,  au  bruit  de  la  fu- 
sillade, les  magistrats  sont  restés  sur  leur  siège,  rendant  paisible- 
ment leurs  arrêts  :  la  liberté  survivait  dans  la  justice  alors  qu'elle 
agonisait  partout  ailleurs.  La  justice  était  debout  pour  comprimer 
l'émeute  avec  tous  ses  désordres,  pour  défendre  la  propriété  mena- 
cée, et  elle  l'a  défendue  parfois,  il  faut  le  dire,  avec  un  certain  cou- 
rage. Qui  n'a  présente  encore  à  l'esprit  cette  audience  émouvante 
des  premiers  jours  de  1852,  où  le  droit  et  la  force  étaient  en  lutte 
dans  une  question  de  propriété?  Deux  de  nos  plus  grands  maîtres, 
Paillet  et  Berryer,  venaient  d'affirmer  hautement  le  droit  méconnu, 
attaqué.  A  cette  audience  étaient  réunis  des  jurisconsultes  blanchis 
■sous  les  ans  et  l'étude,  étonnés,  effrayés  de  cet  audacieux  défi  porté 
à  la  loi,  des  avocats,  d'anciens  magistrats;  chacun  est  muet,  attentif. 
L'éloquence  des  défenseurs  a  fait  brèche  et  mis  l'attaque  en  déroute. 
L'auditoire  est  brûlant,  transporté;  seuls,  les  magistrats  ont  su  garder 
r impassibilité  de  la  loi.  Leur  jugement  est  attendu  avec  une  émotion 
cruelle.  Ce  jugement  est  bref  comme  un  oracle,  mais  il  rend  un 
éclatant  hommage  au  droit  menacé.  Un  même  cri  sort  de  toutes  les 
poitrines  :  Il  y  a  encore  des  juges  à  Paris!  Ce  jour-là,  la  magistra- 
ture française  venait  de  montrer  ce  qu'elle  peut  faire  dans  les  temps 
les  plus  difficiles;  mais  elle  dut  comprendre  aussi  ce  qu'était  dans 
ces  temps-là  pour  elle  la  puissante  solidarité  du  barreau. 

On  le  voit  donc,  lorsque  le  barreau  parle  de  ses  franchises,  il  ne 


164  BEVUE  DES  DEIX  MONDES. 

réclame  ni  passe-droit  ni  faveurs;  institution  nécessaire,  il  demande 
à  vivre  de  la  vie  qui  lui  est  propre.  Voilà  ce  que  nous  tenions  à  faire 
ressortir  et  ce  qui  n'est  pas  suffisamment  dégagé  dans  les  écrits 
publiés  jusqu'à  ce  jour;  cette  nécessité  de  la  libre  défense  est  la 
base  de  la  constitution  du  barreau,  le  premier  mot,  le  point  de  dé- 
part de  son  histoire.  Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire,  comme  on  l'a 
toujours  fait,  que  le  barreau  a  pris  naissance  avec  les  premiers  ma- 
gistrats, car  il  existe  partout  des  tribunaux,  et  le  barreau  est  encore 
inconnu  ou  méconnu  dans  beaucoup  d'états.  Ainsi  que  le  droit  natu- 
rel, la  défense  ou  le  barreau  ne  subsiste  point  sur  le  sol  ingrat  et 
desséché  du  despotisme;  il  n'a  jamais  vécu  que  dans  la  terre  franche 
de  la  liberté,  et  les  exemples  que  nous  avons  cités  autorisent  à  dire, 
aussi  bien  pour  les  temps  anciens  que  pour  les  temps  modernes  : 
«  tel  état,  tel  barreau.  »  Il  importait  surtout  de  préciser  le  carac- 
tère de  cette  institution  au  moment  où  des  efforts  sont  tentés  dans 
divers  pays  pour  obtenir  une  meilleure  organisation  judiciaire.  Dans 
les  états  même  où  la  parole  n'était  comptée  pour  rien,  des  vœux  ar- 
dens  s'élèvent  en  faveur  de  la  libre  discussion  des  affaires  publiques 
et  des  intérêts  privés.  La  défense  revendique  ses  droits.  Ce  mouve- 
ment est  sensible  en  Russie,  en  Autriche,  en  Allemagne  et  en  Prusse. 
Les  avocats  autrichiens  et  allemands  viennent  de  réclamer  le  droit 
d'exercer  leur  profession  librement,  sans  investiture  gouvernemen- 
tale. Ces  symptômes  sont  d'un  heureux  augure  et  signalent  le  réveil 
de  l'esprit  public  dans  des  contrées  où  la  raison  d'état,  à  des  degrés 
divers,  dominait  tout,  hommes  et  choses.  C'est  aux  pays  qui  comme 
le  nôtre  ont,  malgré  de  fréquentes  secousses  politiques,  conservé 
quelques  franchises,  de  montrer  la  source  à  laquelle  le  barreau  a 
conservé  le  droit  de  puiser  les  siennes  :  or  s'il  est  vrai  que  ce  soit 
à  la  source  toujours  vive  du  droit  naturel,  cette  vérité  était  bonne  à 
proclamer,  car  le  droit  naturel  ne  dépend  pas  des  conventions  des 
hommes;  il  ne  connaît  ni  frontières  ni  limites,  il  est  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays,  s'il  n'est  point  de  tous  les  états  ni  de  tous^ 
les  régimes. 

Jules  Le  Berquier. 


VELASQUEZ 

AU  MUSÉE   DE   MADRID 


Si  vous  allez  en  Espagne  pour  étudier  les  écoles  de  peinture,  at- 
tendez-vous à  de  singulières  déceptions,  car  vous  n'aurez  pas  man- 
qué de  lire  attentivement  les  écrits  de  Palomino  de  Velasco,  les  bio- 
graphies de  Gean  Bermudez  et  d'autres  traités  sur  l'art  espagnol. 
Vous  aurez  remarqué  que  le  nombre  des  artistes  est  considérable, 
que  leurs  tableaux  sont  décrits  avec  des  éloges  qui  ne  tarissent 
point,  que  les  mots  de  talent  et  de  génie  sont  prodigués  volontiers, 
que  les  comparaisons  avec  Raphaël,  Michel-Ange  et  le  Corrège  sont 
hardiment  soutenues.  Vous  aurez  été  frappé  de  la  puissance  que  l'on 
prête  à  certaines  écoles,  de  leur  enchaînement  méthodique,  de  leurs 
subdivisions,  qui  attestent  l'excès  de  fécondité,  en  Andalousie,  par 
exemple,  où  l'on  vous  montre  les  écoles  de  Grenade,  de  Murcie,  de 
Cordoue,  se  rattachant  à  l'école  de  Séville  comme  les  jets  vigoureux 
d'une  même  souche,  de  sorte  que  les  semaines  et  les  mois  sem- 
blent ne  point  devoir  vous  suffire  pour  savourer  avec  ordre  tant  de 
merveilles. 

J'avoue  humblement  que  j'étais  du  nombre  de  ces  voyageurs 
naïfs,  et  que  j'ai  été  dupe.  Certes  l'orgueil  national  est  respectable, 
mais  il  a  ses  limites.  Nous  accordons  de  grandes  licences  aux  peu- 
ples situés  au-delà  de  la  Garonne;  par  conséquent  plus  les  races  de 
cette  partie  de  l'Europe  descendent  vers  le  sud,  plus  il  est  logique 
qu'elles  abusent  de  l'hyperbole.  Cependant  l'hyperbole  mérite  un 
autre  nom,  lorsqu'elle  s'applique  à  l'histoire.  C'est  même  compro- 
mettre les  titres  de  gloire  d'une  nation  que  de  les  enfler  outre  me- 
sure, car  si  ses  historiens  prétendent  pour  elle  plus  qu'il  n'est  vrai, 
les  nations  voisines  lui  ôteront  peut-être  plus  qu'il  n'est  juste.  Jus- 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ici  l'Espagne  n'est  pas  très  connue,  et  l'on  n'a  guère  réclamé 
contre  la  hardiesse  des  auteurs  espagnols  qui  ont  écrit  sur  l'art. 
Nous  disons  avec  raison  de  certaines  affirmations  qu'elles  en  impo- 
sent, car  des  écrivains  étrangers,  gagnés  par  l'exemple,  n'ont  su 
([ue  pousser  l'emphase  plus  loin  encore.  Le  Dictionnaire  des  Pein- 
tres espagnols,  que  Quilliet  dédiait  au  duc  de  Berri  en  1816,  nous 
montre  combien  les  hommes  subissent  les  jugemens  tout  faits  et 
trouvent  la  déclamation  plus  aisée  que  la  critique. 

Si  l'on  considère  l'école  espagnole  dans  son  ensemble,  il  faut  re- 
connaître qu'elle  ne  peut  être  comparée  ni  aux  écoles  de  l'Italie,  ni 
à  l'école  française,  ni  aux  écoles  flamande  et  hollandaise.  Elle  sou- 
tiendrait la  lutte  avec  l'Angleterre,  qui  n'a  eu  que  des  peintres  ha- 
biles, ou  peut-être  avec  l'Allemagne,  qui,  malgré  plusieurs  maîtres 
illustres,  n'offre  après  eux  que  des  traditions  affaiblies.  Un  seul 
peintre  en  Espagne  fera  dire  de  lui  qu'il  a  du  génie  :  ce  peintre, 
c'est  Velasquez.  Pour  Murillo,  sa  facilité  charmante  et  la  pieuse 
mollesse  de  son  pinceau  permettent  d'affirmer  qu'il  a  du  talent, 
mais  rien  de  plus  :  il  n'a  aucune  des  grandes  qualités  qui  font  les 
maîtres.  Je  ne  parle  pas  de  Ribera,  qui  s'enfuit  de  Valence  tout 
jeune  pour  se  faire  italien,  qui  fut  l'adepte  fervent  du  Caravage,  ne 
retourna  jamais  dans  sa  patrie  et  mourut  à  Naples.  S'il  honore  l'Es- 
pagne, il  ne  lui  appartient  plus.  Après  Velasquez  et  Murillo,  à  un 
degré  bien  inférieur,  on  citera  plusieurs  artistes  qui  ont  du  mérite  : 
Alonzo  Cano,  qui  fut  moins  bon  peintre  que  bon  sculpteur;  Zurba- 
ran,  dont  la  fermeté  ascétique  touche  à  la  rudesse,  et  rappelle  trop 
le  laboureur  de  l'Estramadure;  Juanès,  qui  apprit  des  derniers  dis- 
ciples de  Raphaël  les  lignes  suaves  et  les  contours  harmonieux: 
Sanchez  Coello,  qui  fut  pour  Philippe  II  ce  que  Velasquez  fut  pour 
Philippe  IV,  mais  dont  les  portraits  les  plus  vantés  périrent  dans  les 
incendies  du  Pardo  et  de  l'Alcazar;  Luis  de  Vargas  et  Juan  de  Las 
Roelas,  tous  les  deux  nourris  dans  les  écoles  de  l'Italie,  et  demeu- 
rant de  louables  imitateurs,  dont  la  vigueur  est  incontestable,  mais 
dont  le  style  inculte,  désordonné,  est  plutôt  digne  des  Hurons  que 
d'un  peuple  civilisé.  Il  faut  rapprocher  les  œuvres  de  ces  artistes 
de  celles  des  peintres  italiens,  je  ne  dis  pas  du  premier,  mais  du 
deuxième  et  troisième  ordre,  pour  juger  sainement  quelle  est  leur 
place  dans  l'histoire  de  l'art;  mais  si  l'on  descend  plus  bas,  si  l'on 
jette  un  regard  sur  les  toiles  du  commun  des  martyrs,  on  est  sur- 
pris de  l'ignorance  profonde  de  la  plupart  de  ces  Espagnols  dont 
les  biographies  sont  si  pompeuses.  Que  de  fois  ils  m'ont  fait  songer 
aux  tableaux  suspendus  dans  les  corridors  ou  entassés  dans  les  gre- 
niers de  nos  vieux  châteaux ,  et  dont  les  auteurs  se  sont  sagement 
voués  à  l'oubli! 


VELASOUEZ    AU    MUSEE    DE    MADKID.  167 

Il  y  a  des  peuples,  aussi  bien  que  des  individus,  chez  lesquels  on 
voit  une  opposition  étrange  entre  ce  qu'ils  aiment  et  ce  qu'ils  attei- 
gnent, ce  qu'ils  veulent  et  ce  qu'ils  font.  Les  Français  professent 
l'amour  de  la  liberté  et  la  haine  des  révolutions  :  c'est  chez  eux  que 
les  révolutions  sont  le  plus  fréquentes,  la  liberté  le  plus  vite  sacri- 
fiée. Les  Espagnols  ont  cultivé  la  peinture  avec  passion  sans  con- 
tribuer à  ses  progrès  :  ils  ont  eu  des  artistes  nombreux,  mais  la  plu- 
part médiocres;  ils  ont  appelé  sans  cesse  des  maîtres  étrangers,  sans 
profiter  de  leurs  leçons;  ils  ont  fondé  des  écoles,  mais  ces  écoles,  au 
lieu  de  grandir,  s'affaiblissaient  aussitôt,  tandis  que  ceux  qui  les 
dédaignaient  pour  ne  relever  que  d'eux-mêmes  sont  quelquefois 
devenus  célèbres.  Il  faut  chercher  l'explication  de  semblables  con- 
tradictions non  pas  dans  les  faits,  mais  dans  le  caractère  d'une  na- 
tion. L'homme  trop  souvent  accuse  la  destinée,  quand  il  ne  devrait 
accuser  que  lui-même.  On  a  prétendu  que  la  domination  des  Arabes, 
qui  sont  iconoclastes,  c'est-à-dire  qui  proscrivent  les  images,  était 
la  cause  de  l'infériorité  des  Espagnols  dans  les  arts  d'imitation. 
D'abord  la  domination  des  Arabes  était  détruite  longtemps  avant  la 
renaissance,  car  le  royaume  de  Grenade,  loin  d'exercer  sur  la  Pé- 
ninsule aucune  influence  fâcheuse,  ne  fut  que  le  dernier  et  le  plus 
aimable  asile  des  Maures  vaincus.  Ensuite  il  y  a  une  ingratitude 
rare  à  présenter  comme  les  oppresseurs  des  arts  ceux  qui  ont  revêtu 
l'Espagne  de  sa  plus  belle  parure.  Il  faut  avoir  visité  l'Afrique  et  l'Es- 
pagne coup  sur  coup  pour  saisir  tous  les  liens  qui  unissent  l'une  à 
l'autre  les  civilisations  de  ces  deux  pays.  Ce  que  l'Espagne  possède 
de  plus  précieux  ou  de  plus  caractéristique,  elle  le  doit  aux  Arabes. 
Ses  monumens  les  plus  exquis,  ses  demeures  les  plus  élégantes,  ses 
villes  les  plus  poétiques,  sont  arabes:  ce  qu'il  y  a  de  pittoresque 
dans  ses  mœurs,  dans  ses  costumes,  dans  ses  meubles,  dans  les 
détails  familiers  de  la  vie,  est  emprunté  aux  Arabes;  si,  dans  la 
bouche  des  Espagnols,  vous  surprenez  un  mot  plus  sonore,  il  est 
arabe;  si  une  pensée  vous  paraît  plus  fleurie,  un  tour  de  politesse 
plus  délicat,  ils  viennent  des  Arabes.  Il  est  beau  à  un  peuple  de 
s'affranchir  et  de  se  constituer,  mais  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il 
oublie  pour  cela  ce  qu'il  doit  aux  conquérans,  ni  qu'il  les  calomnie. 
Pour  certaines  parties  de  l'Espagne,  le  départ  des  Arabes  fut  une 
ruine,  et  si  la  plaine  de  Valence  est  restée  un  jardin  enchanté,  c'est 
qu'on  y  a  gardé  la  culture  des  Arabes  et  jusqu'aux  lois  qui  régis- 
saient la  distribution  des  eaux. 

La  religion  musulmane,  il  est  vrai,  écartait  les  arts  d'imitation: 
mais  le  Koran ,  en  passant  en  Europe ,  avait  perdu  beaucoup  de  sa 
rigueur.  Les  maîtres  de  l'Andalousie  ont  même  donné  aux  Espagnols 
des  exemples  de  tolérance  en  tout  genre  qu'ils  n'ont  guère  suivis. 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  peintures  qui  décorent  une  des  salles  de  l'Alhambra  attestent 
que  l'aversion  des  Maures  pour  les  représentations  figurées  n'était 
point  si  violente.  D'ailleurs,  à  la  suite  de  l'art  arabe,  s'introduisait 
l'art  byzantin,  qui  l'avait  inspiré  jadis  et  le  soutenait  encore.  Il  reste 
en  Espagne  des  œuvres  byzantines  assez  nombreuses  et  assez  belles 
pour  avoir  pu  former  un  Gimabué  et  un  Giotto.  Ce  ne  sont  donc  pas 
les  modèles  qui  ont  manqué,  ce  sont  les  hommes. 

On  a  dit  aussi  que  l'Espagne,  occupée  pendant  plusieurs  siècles 
à  chasser  ses  dominateurs,  a  vu  se  prolonger  plus  longtemps  cette 
crise  d'enfantement  qui  s'appelle  le  moyen  âge.  Née  plus  tard  à  la 
civilisation,  elle  n'a  pu  pousser  aussi  loin  la  science  de  l'art  et  des 
traditions,  qui  ne  se  forment  qu'avec  l'aide  du  temps;  mais  la  crise 
a  été  beaucoup  plus  simple  en  Espagne  que  dans  les  autres  pays, 
et  dès  la  fin  du  xiii*  siècle  la  croisade  contre  les  Maures  était  assu- 
rée de  triompher.  D'ailleurs  la  découverte  de  l'Amérique  et  la  re- 
naissance sont  deux  faits  contemporains  ;  les  trésors  ne  manquaient 
pas  aux  Espagnols  pour  payer  les  chefs-d'œuvre.  On  sait  au  con- 
traire quel  usage  ils  en  firent,  surtout  sous  Philippe  II.  Peut-être  le 
caractère  même  de  ce  peuple  expliquerait-il  mieux  la  stérilité  de  ses 
écoles  de  peinture  et  l'impuissance  relative  de  ses  aspirations.  Fier 
et  indomptable,  il  n'a  ni  la  souplesse  d'esprit  ni  la  docilité  qui  font 
des  disciples  après  avoir  fait  des  maîtres.  Le  sentiment  personnel 
que  les  romantiques  de  notre  temps  ont  divinisé  et  l'allure  indépen- 
dante qu'ils  ont  affectée  sont  chez  les  Espagnols  un  don  inné.  Leur 
littérature  est  par  excellence  romantique,  c'est-à-dire  que  les  tradi- 
tions et  les  règles  y  sont  inconnues,  tandis  que  le  bon  plaisir  de 
l'auteur  règne  tout-puissant.  Il  en  est  de  même  dans  l'art.  En  vain 
les  peintres  s'attachent  à  copier  des  modèles  ou  à  s'imposer  un  pro- 
fesseur, leur  tempérament  les  entraîne,  et  bientôt  ils  cessent  d'ap- 
prendre, parce  qu'ils  sont  peu  capables  d'imiter.  Il  ne  convient  pas 
de  blâmer  dans  une  race  un  tel  instinct,  qui  est  une  des  conditions 
de  l'originalité.  L'école  qui  saurait  y  joindre  le  labeur,  la  passion  du 
beau,  l'application  infatigable,  atteindrait  un  singulier  degré  d'ex- 
pression et  d'énergie.  Malheureusement  le  peuple  espagnol  n'est 
point  ennemi  d'une  certaine  paresse  que  le  climat  excuse,  mais  qui 
contribue  à  retenir  ses  efforts,  quand  il  serait  l'heure  de  les  redou- 
bler. En  étudiant  avec  soin  les  œuvres  des  divers  artistes,  on  voit  le 
point  où  ils  se  sont  arrêtés,  se  contentant  de  répéter  les  sujets  reli- 
gieux, cherchant  les  compositions  faciles,  satisfaits  d'une  exécution 
rapide  et  molle  qui  pour  d'autres  n'eût  été  que  le  début. 

Cette  indolence  naturelle,  s' alliant  à  un  goût  assez  sensible  pour 
ce  qui  est  trivial,  paralysa  les  intentions  les  plus  sincères;  car  on 
ne  saurait  s'imaginer  avec  quelle  bonne  foi  les  artistes  de  la  Pénin- 


VELASQLEZ    AL    MUSÉE    DE    MADRID.  169 

suie  briguaient  les  leçons  des  maîtres  italiens  et  flamands,  ou  pré- 
tendaient se  nourrir  de  leurs  œuvres.  Les  étrangers  étaient  appelés 
sans  relâche,  et,  quoique  ce  ne  fussent  en  général  que  des  peintres 
de  troisième  ordre,  ils  ne  laissaient  pas  d'apporter  des  germes  qui,  en 
tout  autre  pays,  eussent  été  féconds.  Dès  l'an  lZil5,  nous  voyons  en 
Castille  le  Florentin  Gherardo  Starnina.  Sous  le  règne  de  Jean  II,  on 
appelle  de  Florence  le  peintre  Dello  et  de  Flandre  Rogel.  Les  Français 
arrivent  à  leur  tour  :  Jean  de  Bourgogne,  qui  décore  les  monumens 
de  Tolède:  Pierre  de  Champagne,  qui  peint  à  Séville,  où  les  frères 
italiens  Giulio  et  Alessandrb  enseignent  leur  art.  A  Tolède,  Isaac  de 
Helle  et  Dominique  Theotocopoulos,  appelé  justement  il  Grero  par  les 
Italiens,  fondent  l'école:  Lupicini  professe  en  Aragon.  A  Madrid,  on 
compte  toute  une  série  de  peintres  étrangers  :  Antoine  Moor,  Caxesi, 
Rizi,  Tibaldi,  Castello  et  ses  fils,  les  deux  Carducci,  Rubens  enfin,  qui 
réside  à  Madrid  en  1628.  Plus  tard,  Charles  II  appellera  Luca  Gior- 
dano;  Philippe  Y,  Yan  Loo,  Procaccini,  Ranc  Yanvitelli;  Charles  III, 
Raphaël  Mengs,  sans  pouvoir  régénérer  l'art,  et  les  académies  de 
Madrid,  de  Sarragosse,  de  Yalence,  de  Séville  même,  ne  sont  qu'une 
solennelle  protestation  d'impuissance.  Du  reste,  les  peintres  n'a- 
vaient rien  à  envier  aux  sculpteurs ,  car  il  est  aisé  de  voir  comment 
ces  derniers  ont  profité  des  leçons  de  Philippe  de  Bourgogne  et  de 
Torrigiano,  le  rival  de  Michel-Ange. 

Qu'on  ne  croie  pas  que  les  maîtres  étrangers  fussent  mal  accueil- 
lis. Ils  étaient  entourés  d'honneurs,  écoutés  avec  zèle,  recherchés 
sans  jalousie.  Les  Espagnols  donnaient  des  preuves  plus  vives  en- 
core de  leur  ardeur,  lorsqu'ils  partaient  pour  l'Italie  ou  la  Flandre, 
afin  de  s'inspirer  aux  sources.  Yincente  Juanes  et  Ribalta  ont  vécu 
en  Italie,  de  même  que  Luis  de  Yargas,  Marmolejo,  Berruguete, 
Becerra,  Fernandez  Navarrete,  et  bien  d'autres  qui  n'acquirent  pas 
même  la  facilité  d'exécution  de  ceux  que  je  viens  de  citer.  Pierre  de 
Moya  poursuivit  Yan  Dyck  jusqu'à  Londres,  afin  de  devenir  son  dis- 
ciple. Yelasquez  fit  en  Italie  des  voyages  prolongés,  au  risque  de 
mécontenter  Philippe  IV,  son  protecteur.  Le  rêve  de  Murillo  était 
de  visiter  l'Italie,  il  partit  même  pour  Rome;  mais  il  rencontra  sur 
sa  route  le  musée  de  Madrid  et  s'y  enferma  pendant  deux  ans.  Mal- 
gré tant  d'efforts  et  des  intentions  si  belles,  les  peintres  espagnols 
ont  gai'dé  leur  physionomie  propre  et  une  bonne  part  d'inexpé- 
rience. Les  écoles,  à  peine  constituées,  ou  tombaient  ou  méritaient 
l'oubli.  Il  ne  reste,  aux  yeux  de  la  postérité ,  que  des  individualités 
brillantes  et  des  talens  dont  le  principal  trait  (ce  qui  n'étonnera 
personne)  est  l'originalité.  Parmi  ces  figures  originales,  les  plus  re- 
marquables sont  celles  de  Yelasquez  et  de  Murillo,  l'un  qui  respire 
toute  la  fierté  castillane  et  peint  les  splendeurs  de  la  cour,  l'autre 
qui  représente  le  charme  de  la  race  andalouse  et  résume  les  inspi- 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rations  religieuses  qui  sont  l'âme  de  l'art  espagnol;  le  premier  qui 
excite  l'admiration,  le  second  qui  exerce  un  vif  attrait,  tous  deux 
l'honneur  de  l'Espagne,  et  les  seuls  qui  supportent  une  étude  ap- 
profondie. Il  est  naturel  de  commencer  par  Velasquez,  qui  est  le 
plus  grand. 

Velasquez  est  peu  connu  en  Europe  :  on  le  range  parmi  les  maî- 
tres sans  contestation  comme  sans  enthousiasme,  parce  que  sa  place 
est  faite  et  parce  que  les  artistes  qui  ont  visité  Madrid  se  portent 
garans  de  sa  gloire  ;  mais  cette  gloire,  le  public  ne  peut  ni  la  discu- 
ter ni  la  confirmer,  car  les  pièces  du  pîocès  ne  sont  pas  sous  ses 
yeux.  Rome,  Gênes,  Paris,  Dresde  et  surtout  l'Angleterre  possèdent 
quelques  tableaux  de  Velasquez,  mais  des  tableaux  isolés,  d'une  im- 
portance secondaire,  qui  ne  donnent  point  sa  mesure  et  ne  frappent 
que  les  vrais  connaisseurs.  On  peut  dire  que  Velasquez  est  tout  en- 
tier au  musée  de  Madrid,  puisque  ce  musée  compte  plus  de  soixante 
toiles  du  peintre  de  Philippe  IV.  L'Espagne  a  eu  la  fortune  de  rete- 
nir ses  chefs-d'œuvre  dans  tous  les  genres  où  il  s'est  essayé,  pein- 
ture religieuse,  peinture  d'histoire,  mythologie,  paysages,  scènes 
d'ultérieur,  portraits  en  pied,  portraits  équestres.  Pour  expliquer 
cette  fortune,  il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  la  vie  de  l'artiste. 

Velasquez  naquit  à  Séville  en  1599.  Son  père  s'appelait  Juan- 
Rodriguez  de  Silva,  sa  mère  Geronima  Velasquez.  Il  réunit  les  deux 
noms,  d'après  l'usage  espagnol,  plus  fréquent  encore  en  Andalousie. 
La  postérité,  qui  tend  toujours  à  simplifier,  n'a  retenu  que  le  nom 
de  sa  mère.  Ses  parens,  frappés  de  la  passion  qui  le  portait  vers  le 
dessin,  lui  firent  cesser  ses  études  classiques  et  l'envoyèrent  dans 
l'atelier  d'Herrera  le  Vieux,  qu'on  aurait  surnommé  plutôt  Herrera 
le  Diable,  si  la  peur  de  l'inquisition  l'avait  permis.  Cet  Herrera  était 
un  brutal  avec  qui  personne  ne  pouvait  vivre.  iNon- seulement  ses 
élèves,  mais  ses  enfans  eux-mêmes  prenaient  la  fuite,  et  il  finit  par 
rester  seul.  Sa  peinture  se  ressentait  de  son  caractère,  elle  était 
d'un  furieux.  Il  se  servait"  de  brosses  et  de  joncs  pour  couvrir  ses 
toiles  avec  plus  de  rapidité,  je  veux  dire  avec  plus  de  rage.  Aussi 
ses  saints  et  ses  docteurs,  qu'il  aimait  à  représenter  la  plume  à  la 
main,  ressemblent-ils  à  des  possédés  qu'on  exorcise  ou  à  des  bandits 
que  l'on  va  pendre.  Les  Espagnols,  il  est  vrai,  comparent  modeste- 
ment Herrera  à  Michel- Ange,  comparaison  qui  réjouit  singulière- 
ment ceux  qui  voient  ensuite  les  peintures  d'Herrera  à  Séville.  Velas- 
quez se  hâta  de  quitter  un  tel  maître,  et  il  fit  bien.  Tout  ce  qu'il  put 
apprendre  de  lui,  ce  fut  la  négligence  et  l'audace,  le  mépris  de  la 
beauté  et  le  goût  d'un  coloris  énergique,  enfin  une  liberté  de  com- 
position qui  ne  dépasse  pas  les  mérites  de  l'ébauche. 

Il  entra  chez  Francesco  Pachcco,  qui  fondait  avec  Herrera  un  con- 
traste parfait,  caractère  aimable,  esprit  cultivé,  poète  élégant,  peintre 


Vi'LASOUEZ    AU    MUSÉE    DE    MÂDRI!).  17J 

froid  et  médiocre,  comme  beaucoup  de  peintres  de  l'école  de  Se  ville 
cpe  l'emphase  espagnole  proclame  en  vain  des  hommes  de  génie. 
Si  Pacheco  avait  peu  de  talent,  il  avait  de  l'instruction:  son  traité  sur 
la  peinture  prouve  qu'il  put  donner  à  Yelasquez  de  bons  conseils. 
Il  fut  surtout  assez  avisé  pour  lui  donner  une  famille  :  ce  choix  d'un 
jeune  homme  pauvre  et  obscur  est  honorable  pour  lui  de  toute  fa- 
çon, surtout  s'il  pressentit  que  son  gendre  serait  un  grand  artiste. 

Mais  Velasquez  ne  se  contentait  point,  cela  se  conçoit,  des  leçons 
de  Pacheco.  Il  cherchait  des  modèles  plus  élevés,  une  nourriture 
plus  forte  que  Séville  ne  pouvait  alors  lui  fournir.  C'est  ainsi  qu'à 
un  moment  donné  il  s'éprend  des  tableaux  de  Louis  Tristan,  peintre 
de  Tolède,  que  les  biographes  comptent,  pour  ce  motif,  parmi  ses 
maîtres.  Il  fut  forcé  de  se  rejeter  sur  la  nature,  comme  Lysippe;  il  co- 
piait avec  acharnement  les  objets  qui  lui  tombaient  sous  la  main,  les 
plantes,  les  poissons,  les  oiseaux,  les  animaux;  il  dessinait  dans  mille 
postures  et  avec  mille  expressions  diverses  un  jeune  paysan  qu'il 
avait  pris  à  son  service;  il  peignait  tous  ceux  qui  s'y  prêtaient,  dé- 
veloppant par  ces  études  répétées  son  goût  et  son  talent  pour  le  por- 
trait, de  sorte  qu'à  proprement  parler,  Yelasquez  fut  élève  de  la 
nature  et  de  lui-même.  L'art  fut  pour  lui  un  véritable  don  :  il  l'aima 
par  instinct,  le  cultiva  par  passion,  le  conquit  par  la  force  du  senti- 
ment personnel.  Son  originalité  traversa  victorieuse  les  ateliers  où 
elle  aurait  du  s'éteindre;  elle  résista  même  à  l'infiuence  de  maîtres 
ou  de  modèles  illustres  qu'il  rencontra  plus  tard.  A  l'âge  de  vingt- 
neuf  ans,  il  connut  Rubens  à  Madrid  ;  il  passa  neuf  mois  dans  un 
commerce  intime  avec  ce  séduisant  esprit.  A  trente  ans,  il  était  à 
Yenise,  où  il  copiait  les  tableaux  vénitiens,  notamment  le  Calvaire 
et  la  Communion  du  Tintoret.  De  Yenise,  il  se  rendait  à  Rome,  où  il 
étudiait  Raphaël  et  Michel-Ange,  copiant  même  le  Jugement  dernier, 
lvp<  Sibylles  de  la  Chapelle  Si.rtine,  l'Eeole  d'Athène;:,  le  Parnasse. 
Mais  ni  Rubens,  ni  les  Yénitiens,  ni  Michel-Ange,  ni  Raphaël  n'ont 
marqué  leur  empreinte  sur  les  œuvres  de  Yelasquez.  Ce  qu'il  déroba 
à  d'aussi  excellens  modèles,  il  se  l'assimila  avec  une  énergie  qui 
effaçait  les  traces  et  sauvait  son  indépendance. 

Rien  n'était  plus  propre  d'ailleurs  à  inspirer  à  Yelasquez  la  fer- 
meté et  la  fol  en  lui-même  que  la  faveur  précoce  qui  l'éleva  au- 
dessus  de  ses  contemporains  et  l'y  maintint  jusqu'à  sa  dernière 
heure.  Dès  l'an  1623,  Philippe  lY  le  nommait  son  peintre,  l'atta- 
chait à  son  palais,  l'admettait  dans  sa  familiarité.  Garducho,  Gaxes, 
Nardi,  ses  rivaux  à  la  cour,  s'inclinant  devant  la  volonté  souveraine, 
avouaient  que  jamais  ils  n'avaient  représenté  le  roi  avec  autant  de 
])onheur,  aveu  plus  véridique  que  sincère;  ils  souffraient  que  leurs 
])ortraits  fussent  relégués  dans  une  salle  obscure,  tandis  que  Velas- 
(;uez,  à  l'égal  d'Apelle,  gardait  seul  le  privilège  de  peindre  le  nou- 


17'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vel  Alexandre.  Dès  lors  la  vie  de  Velasquez  peut  se  raconter  d'un 
seul  mot,  car  ce  fut  celle  des  courtisans.  Pendant  trente-sept  années 
il  fut  l'ami  du  roi;  il  travailla  pour  lui,  sous  sa  direction,  sous  ses 
yeux,  sous  sa  clé.  D'abord  huissier  de  la  chambre,  puis  maréchal- 
des-logis  du  palais,  enfin  chevalier  de  Saint-.lacques ,  il  connut  la 
servitude  dorée,  les  plaisirs  bruyans,  les  dignités  pompeuses  et  les 
graves  soucis  de  l'étiquette.  La  chaîne  était  d'autant  plus  étroite 
que  Philippe  IV  ne  pouvait  se  passer  de  lui.  Les  deux  voyages  qu'il 
fit  en  Italie,  d'abord  pour  ses  propres  études,  puis  pour  acheter  des 
tableaux  et  des  statues  de  maîtres  italiens,  furent  abrégés  par  les 
instances  les  plus  affectueuses  et  par  un  ordre  de  rappel.  Du  reste, 
qu'on  ne  suppose  pas  Velasquez  triste  ou  digne  de  plainte.  La  vie 
de  cour  était  sa  joie  :  noble  de  naissance,  magnifique  dans  ses  goûts, 
comblé  de  richesses  par  le  roi,  il  était  beau  cavalier  et  se  mettait 
avec  élégance;  ses  diamans  excitaient  l'envie;  il  tenait  table  ouverte, 
et  les  plus  hauts  personnages  regardaient  comme  un  honneur  d'être 
admis  chez  lui.  Il  prenait  au  sérieux  ses  fonctions  de  premier  maré- 
chal-des-logis,  son  zèle  abrégea  même  sa  vie,  car  ce  fut  dans  l'île 
des  Faisans,  en  préparant  la  ma,ison  où  devaient  se  rencontrer  Phi- 
lippe IV  et  Louis  XIV,  qu'il  contracta,  par  excès  de  fatigue,  le  mal 
dont  il  mourut. 

Qui  peut  dire  ce  qu'auraient  produit  les  éminentes  facultés  dont 
Velasquez  était  doué  s'il  fût  resté  libre,  si  la  retraite  lui  eût  permis 
de  consacrer  au  travail  le  temps  qu'il  perdait  en  occupations  fri- 
voles? Je  sais  que  le  bonheur  donne  des  ailes  à  l'âme  d'un  artiste  et 
que  l'éclat  a  des  enivremens  féconds;  mais  il  faut  que  cet  éclat  s'ap- 
pelle la  gloire  et  que  ce  bonheur  ne  soit  pas  la  dissipation.  De  même 
que  la  faveur  de  Louis  XIV  a  été  pour  le  génie  de  Racine  plus  fu- 
neste que  salutaire,  de  même  l'amitié  de  Philippe  IV  a  arrêté  l'essor 
de  Velasquez,  en  l'enfermant  dans  un  cercle  où  il  lui  était  trop  fa- 
cile de  tourner  toujours.  Les  portraits  de  la  famille  royale,  répétés 
dans  toutes  les  dimensions  et  sous  toutes  les  formes,  étaient  un  su- 
jet qui  ne  pouyait  exciter  longtemps  l'enthousiasme  d'un  artiste,  et 
qui  parfois,  cela  est  manifeste,  n'a  été  traité  par  lui  ni  sans  froideur 
ni  sans  ennui.  Les  nains  et  les  bouffons  qu'il  était  de  mode  de  faire 
peindre  à  cette  époque  n'étaient  pas  non  plus  une  matière  digne 
d'un  talent  élevé.  Velasquez  n'était  pas  né  seulement  pour  exceller 
dans  le  portrait,  mais  surtout  dans  la  peinture  d'histoire.  Je  ne  puis 
donc  reconnaître  sans  un  profond  regret  à  quel  métier  le  roi  l'a  ra- 
baissé, puisqu'il  ne  lui  a  commandé,  pendant  les  trente-sept  années 
de  loisir  qu'il  lui  créait,  qu'une  seule  grande  page,  la  Reddition  de 
Brcdu.  Quelques  vues  des  châteaux  royaux,  l'intérieur  d'une  ma- 
nufacture de  tapis,  une  Vierge  pour  décorer  un  oratoire,  sont  une 
faible  compensation  pour  tant  de  chefs-d'œuvre  étouffés  dans  leur 


VELASQUEZ    AU    MU^^ÉE    DE    MADRID.  173 

germe.  Combien  la  solitude  et  la  pauvreté  n'eussent-elles  pas  of- 
fert à  Velasquez  des  conseils  plus  mâles,  une  protection  plus  utile  à 
sa  gloire  ! 

Philippe  IV  du  moins  témoigna  à  Yelasquez  qu'il  admirait  son  gé- 
nie mieux  qu'il  ne  le  comprenait.  Il  achetait  tout  ce  qui  sortait  de 
son  atelier  :  les  palais  d'Aranjuez,  de  l'Escurial,  de  Buen-Retiro,  du 
Pardo,  se  remplirent  ainsi  d'œuvres  qui  n'éprouvèrent  ni  les  injures 
du  temps  ni  les  dangers  des  voyages.  Quand  le  musée  de  Madrid  fut 
formé,  les  souverains  de  l'Espagne  y  réunirent  tous  ces  tableaux, 
dispersés  dans  leurs  demeures.  C'est  pourquoi  l'on  y  compte  plus 
de  soixante  toiles  de  Velasquez,  richesse  rare  et  merveilleuse  d'un 
musée  qui  est  déjà  le  plus  riche  du  monde. 

Je  n'entreprendrai  point  de  décrire  minutieusement  tous  ces  ta- 
bleaux. Je  choisirai  les  principaux  dans  chaque  genre  pour  en  don- 
ner une  esquisse  et  une  appréciation  :  il  sera  plus  facile  de  saisir 
ensuite  le  véritable  caractère  du  talent  de  Velasquez. 

Il  est  naturel  de  commencer  par  la  peinture  religieuse  ,qui  tient 
dans  l'école  espagnole  une  place  si  grande  qu'elle  semble  avoir 
proscrit  presque  toutes  les  autres  branches.  Aussi  Velasquez  est-il 
une  exception  unique  dans  un  pays  où  l'inquisition  nommait  des  in- 
specteurs pour  surveiller  les  ateliers  des  artistes  et  les  boutiques 
des  marchands.  11  fit  peu  de  peinture  religieuse  et  n'en  avait  point 
le  goût,  danger  sérieux  si  l'amitié  du  roi  ne  l'eût  couvert.  Les  su- 
jets inspirés  par  la  religion  demandent  à  la  fois  une  profondeur  et 
une  naïveté,  une  passion  et  un  idéal  dont  le  peintre  de  Séville  n'é- 
tait point  capable.  Sec,  spirituel,  observateur,  il  ne  se  plaisait  qu'à 
imiter  la  nature;  la  vie  de  courtisan  ne  lui  laissait  point  d'ailleurs  le 
temps  de  chercher  la  beauté  dans  le  monde  des  rêves,  ni  d'échauffer 
son  propre  cœur.  Au  début  de  sa  carrière,  il  fit  une  Adoration  des 
Mages  qui  est  vigoureusement  peinte,  mais  d'un  style  horrible.  Sa 
madone  est  une  cuisinière  hollandaise,  et  son  enfant  avec  une  vaste 
bavette  est  certainement  le  fils  d'un  marchand  de  harengs  d'Amster- 
dam. Malgré  sa  trivialité,  ce  tableau  a  du  mérite;  l'exécution  en 
est  serrée,  et  l'accent  va  jusqu'à  la  dureté.  Plus  tard  l'artiste  adou- 
cira ses  teintes,  il  évitera  les  fonds  noirs  pour  répandre  autour  de 
ses  personnages  de  l'air  et  de  la  clarté.  Son  Christ  sur  la  croix,  de 
grandeur  naturelle,  est  une  bonne  étude,  non  pas  du  nu,  mais  de 
l'ivoire,  car  il  est  évident  qu'il  a  pris  pour  modèle  un  Christ  sculpté 
pour  quelque  prie-Dieu,  afin  d'en  reproduire  les  tons  fermes  et  le 
poli.  Le  bois  de  la  croix  est  d'une  exactitude  effrayante;  les  veines, 
les  suintemens  résineux,  la  couleur  rougeâtre  du  pin  verni,  se  dé- 
tachent sur  le.5  ténèbres.  Le  sang  ruisselle  sur  les  pieds  et  sur  les 
mains  du  Christ,  ses  cheveux  pendent  sur  le  côté  et  se  mêlent  au 
sang  qui  dégoutte  de  son  front.  Tout  cet  appareil  lugubre  paraîtra 


174  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

repoussant  aux  âmes  délicates,  théâtral  aux  âmes  pieuses.  Le  Cou- 
ronnement de  la  Vierge  est  en  face  et  repose  les  yeux.  Il  ne  faut 
chercher  ni  dans  les  traits  de  la  Vierge  une  beauté  d'un  ordre  supé- 
rieur, ni  dans  les  traits  du  Père  et  du  Fils  qui  la  couronnent  un  sen- 
timent très  religieux.  Destiné  à  être  placé  dans  l'oratoire  de  la  reine 
et  sans  doute  assez  mal  éclairé,  ce  tableau  est  peu  fait  :  quoique  la 
touche  en  soit  rapide,  l'arrangement  du  groupe,  la  tournure  des  per- 
sonnages, le  grand  jet  des  draperies,  frappent  le  spectateur.  Le  coloris 
est  délicieux.  C'est  un  véritable  tour  de  force,  car  l'artiste  n'a  em- 
ployé que  deux  couleurs,  le  rouge  et  le  bleu;  mais  il  combine  ces  deux 
couleurs  avec  tant  d'habileté,  il  les  fond  et  les  dégrade  avec  tant  de 
richesse,  il  obtient  des  violets  alternativement  pâles  ou  foncés  d'un 
effet  si  harmonieux,  il  établit  la  relation  de  ses  tons  et  de  leurs  va- 
leurs avec  une  finesse  si  exquise,  qu'on  reconnaît  un  grand  coloriste. 
Les  sujets  d'imagination  n'ont  point  été  traités  a\ec  plus  de  suc- 
cès que  les  sujets  religieux,  car  la  mythologie,  qui  exige  la  tradi- 
tion et  le  style,  attirait  Velasquez  aussi  peu  que  la  Bible.  Il  est  même 
à  remarquer  que  son  principal  tableau  mythologique,  les  Forges  de 
Vnlcaîn,  a  été  fait  à  Rome,  quand  l'artiste  subissait  l'influence  des 
lieux  où  il  se  trouvait,  des  hommes  qui  l'entouraient.  Guido  Reni, 
le  Dominiquin,  notre  Poussin  lui-même,  à  qui  Velasquez  comman- 
dait des  tableaux  pour  le  roi  d'Espagne,  l'exhortaient  peut-être  à 
lutter  avec  eux  dans  le  genre  académique ,  que  les  Espagnols  ont  si 
peu  cultivé.  Velasquez  représenta  les  forges  de  Vulcain  au  moment 
où  Apollon  annonce  au  malheureux  mari  qu'il  a  surpris  les  amours 
de  Mars  et  de  Vénus.  Rien  n'est  plus  froid,  et  cependant  il  y  a  des 
détails  admirables.  La  composition  est  faible,  sans  intérêt,  l'effet 
ridicule.  Apollon  ressemble  à  un  contemporain  de  Louis  XIV  qui  va 
danser  un  ballet  mythologique  ;  Vulcain  paraît  trop  mériter  son  in- 
fortune malgré  ses  yeux  perçans,  interrogateurs,  furibonds;  ses  com- 
pagnons de  travail  expriment  moins  un  étonnement  trivial  qu'une 
parfaite  sottise.  En  revanche,  le  torse  d'Apollon  est  d'une  grande 
beauté,  son  geste  plein  d'éloquence;  le  corps  des  forgerons  est 
d'une  vérité  incroyable.  Les  détails  de  la  forge,  éclairés  à  la  fois 
par  les  rayons  du  soleil  qui  pénètrent  dans  l'intérieur  et  par  le  bra- 
sier que  le  souiïlet  active,  sont  rendus  avec  une  précision  qui 
montre  bien  que  le  génie  de  l'artiste  ne  se  sentait  à  l'aise  qu'en  face 
de  la  réalité.  Le  Mercure  tuant  Argus  me  dicte  les  mêmes  ré- 
flexions. Argus,  avec  sa  chemise  de  bure  grise,  est  un  brigand  en- 
dormi au  bord  du  grand  chemin,  et  Mercure,  qui  s'avance  en  ra;ii- 
pant  sur  les  mains,  est  un  gendarme  qui  veut  le  surprendre;  mais 
le  sommeil  d'Argus,  sa  tête  tombant  sur  la  poitrine,  l'abandon  des 
bras  et  des  jambes,  sont  représentés  avec  un  naturel  si  saisissant, 
qu'on  oublie  la  mythologie  et  la  traduction  vulgaire  qu'en  donne  le 


VELASQUEZ    AU    MUSEE    DE    MADRID.  175 

peintre  pour  n'admirer  que  l'énergie  de  l'empreinte  et  ce  que  j'ap- 
pelle la  griffe  du  lion.  De  même  le  Mars  au  repos  est  copié  sur 
quelque  soldat  des  gardes  wallonnes,  mais  avec  un  ton  de  fresque 
que  ne  répudieraient  point  les  maîtres  italiens,  et  surtout  avec  une 
singulière  grandeur. 

J'ai  hâte  d'arriver  aux  quatre  chefs-d'œuvre  de  Velasquez,  si  dif- 
férens  entre  eux  par  les  défauts  comme  par  les  mérites,  d'une  origi- 
nalité éclatante,  et  qui  prouvent  ce  qu'il  eût  pu  faire  avec  un  pro- 
tecteur qui  ne  l'eût  pas  condamné  à  rester  un  peintre  de  portraits. 

Ses  Buveurs  sont  les  premiers  par  la  date,  lin  jeune  homme  nu, 
(fu'il  faut  bien  accepter  pour  un  Bacchus,  puisque  deux  satyres  se 
jouent  derrière  lui,  est  assis  sur  un  tonneau;  il  couronne  un  buveur 
qui  s'est  agenouillé.  Cinq  ivrognes,  choisis  parmi  la  fleur  de  la  ca- 
naille espagnole,  entourent  le  vainqueur,  et,  le  verre  en  main,  se 
livrent  à  la  joie  la  plus  bruyante.  Quelles  figures  avinées  et  igno- 
bles I  quelle  expression!  quelles  poses!  quels  haillons!  quelle  im- 
pudence! Mais  les  têtes  sont  rendues  avec  une  hardiesse  et  une 
véhémence  de  couleur  qui  les  font  sortir  du  cadre.  J'ai  encore  de- 
vant les  yeux  le  grand  coquin  qui  se  présente  de  face ,  coiffé  d'un 
chapeau  que  je  renonce  à  décrire,  et  rit  au  visage  des  passans  avec 
une  gaieté  si  étourdissante  que  l'on  en  croit  entendre  les  éclats. 
Et  le  même  artiste,  après  avoir  copié  ces  effroyables  truands,  allait 
peindre  les  figures  pâles  et  aristocratiques  de  Philippe  IV  ou  de  l'in- 
fant don  Carlos  !  Ce  qui  fait  supporter  un  tel  sujet  et  de  tels  types, 
ce  n'est  pas  seulement  la  vérité,  c'est  une  certaine  vérité,  idéale  à 
sa  manière,  à  force  de  volonté,  d'exécution,  de  couleur  et  d'harmo- 
nie. On  sent  je  ne  sais  quelle  chaleur  qui  prouve  que  l'artiste  s'est 
pris  corps  à  corps  avec  la  nature,  et  en  même  temps  une  fierté  de 
pinceau  qui  annonce  le  gentilhomme  et  rehausse  tout  ce  qu'il 
touche.  Il  y  a  des  tableaux  de  Velasquez  que  je  préfère,  il  n'y  en  a 
point  qui  soit  plus  fortement  peint.  Son  Bacchus,  devant  lequel 
Praxitèle  et  Scopas  se  voileraient  le  visage,  est  un  type  vulgaire, 
mais  bien  choisi  et  merveilleusement  relevé.  C'est  à  la  fois  l'athlète 
et  le  viveur,  jeune,  trapu,  d'une  élégance  roturière,  d'une  beauté 
qui  se  palpe,  trempé  pour  la  lutte  aussi  bien  que  pour  la  débauche. 
Les  formes  et  les  chairs  sont  rendues  avec  un  sensualisme  mâle  et 
splendide  qui  bientôt  vous  attache,  et,  l'impression  première  s'effa- 
çant,  on  finit,  tant  l'artiste  vous  impose  son  type  et  vous  parle  en 
maître,  on  finit  par  trouver  que  ce  type  est  beau.  N'oubhez  pas 
qu'un  ciel  gris  et  assombri  à  dessein  se  marie  avec  les  tons  bruns 
des  vètemens.  Sur  cette  teinte  de  plomb  ressortent  sans  dureté  les 
têtes  des  buveurs  :  comme  elles  rellètent  d'abondantes  libations, 
elles  eussent  tranché  trop  crûment  sur  un  ciel  bleu. 

J'ai  déjà  dit  que  le  roi  d'Espagne  ne  commanda  qu'un  seul  tableau 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'histoire  à  son  peintre;  ce  fut  après  la  prise  de  Bréda,  car  les  vic- 
toires étaient  rares  sous  son  règne.  La  Reddition  de  Bréda  est  ap- 
pelée aussi  le  Tableau  des  Lances,  parce  que  les  hautes  piques  des 
troupes  espagnoles  se  dressent  sur  la  droite  comme  une  forêt.  De- 
vant les  lances,  les  officiers  du  général  Spinola  se  tiennent  immo- 
biles; toutes  les  têtes  sont  graves,  tournées  de  façon  à  être  vues, 
parce  qu'elles  sont  des  portraits.  Dans  l'angle,  Yelasquez  s'est  re- 
présenté lui-même  avec  un  feutre ,  des  bottes  et  un  manteau  gris. 
Son  œil  est  vif,  son  teint  brillant,  sa  moustache  frisée,  sa  tournure 
élégante;  on  voit  qu'il  comptait  parmi  les  cavaliers  accomplis.  Le 
côté  opposé  de  la  toile  montre  en  pendant  l'escorte  du  gouverneur 
de  Bréda.  Entre  ces  deux  troupes,  un  grand  vide  laisse  voir  le  pay- 
sage :  c'est  là  que  les  deux  chefs  s'abordent.  Spinola  a  mis  pied  à 
terre  pour  recevoir  le  prince  de  Nassau.  Sa  figure  rusée  a  une  telle 
expression  d'affabilité  et  de  bonne  grâce,  il  appuie  si  éloquemment 
sa  main  sur  l'épaule  du  vaincu,  qu'on  devine  qu'il  le  complimente 
sur  sa  belle  défense.  La  scène  est  simple,  conçue  largement,  traitée 
de  main  de  maître.  Afm  de  rompre  la  monotonie  des  deux  groupes, 
le  peintre  a  laissé  au  premier  plan  le  cheval  de  Spinola,  et,  pour 
ajouter  à  tant  de  hardiesse,  il  le  présente  en  raccourci. 

Assurément  une  capitulation  est  un  sujet  peu  fécond,  d'un  intérêt 
médiocre,  et  nous  passons  d'ordinaire  avec  indifférence  devant  la 
peinture  officielle,  qui  rivalise  avec  les  gazettes.  Ici  au  contraire, 
rien  ne  peut  rendre  le  charme  qui  vous  arrête,  vous  retient,  vous 
ramène  et  vous  retient  encore.  L'action  la  plus  dramatique  n'aurait 
pas  plus  de  puissance,  la  peinture  la  plus  voluptueuse  plus  d'a- 
morces. Tantôt  on  admire  la  couleur  enchanteresse  de  cette  vaste 
toile,  où  les  tons,  choisis,  limpides,  harmonieux,  prennent  par  leur 
juxtaposition  une  vigueur  inouie;  tantôt  c'est  le  paysage  qui  se  dé- 
roule plein  de  clarté,  de  fraîcheur,  où  l'air  circule  véritablement  et 
donne  à  la  nature  cette  vie  muette  qui  vous  enivre  ;  tantôt  ce  sont 
les  personnages,  peints  avec  tant  de  naturel,  saisis  dans  le  vif  de 
leur  action,  et  nous  causant  le  même  plaisir  que  nous  causerait  une 
scène  représentée  sous  nos  yeux.  Il  n'y  a  rien  de  sacrifié,  rien  de 
conventionnel,  même  dans  les  effets  et  dans  les  ombres;  aucun  des 
artifices  permis  aux  peintres  n'a  été  employé.  Tout  se  montre,  tout 
est  interprété,  tout  se  modèle  en  pleine  lumière.  Un  parti  aussi  hardi 
aurait  effrayé  plus  d'un  maître.  Yelasquez  en  a  tiré  des  beautés  si 
originales  et  un  succès  si  fier,  qu'il  est  digne  de  prendre  place  à  côté 
des  plus  grands. 

Les  Filenses  nous  ramènent  aux  tableaux  d'intérieur  que  Yelas- 
quez, accoutumé  à  peindre  le  portrait  en  pied,  excellait  à  traiter 
sur  une  grande  échelle.  Le  sujet  est  une  manufacture  de  tapis.  Dans 
une  salle  fermée  aux  ardeurs  de  l'été,  cinq  fileuses  préparent  des 


VELASQUEZ    AU    MUSEE    DE    MADRID.  177 

laines.  Des  tapisseries  sont  tendues  dans  le  fond  d'une  seconde 
salle,  qui  communique  avec  la  première  par  une  large  arcade,  à  la 
façon  arabe.  Des  dames  de  la  cour  regardent  ces  tapisseries  et  font 
leur  choix,  tandis  que,  par  une  fenêtre  que  l'on  ne  voit  pas,  un  rayon 
de  soleil  répand  une  lumière  éclatante  sur  les  derniers  plans.  Il  y  a 
beaucoup  à  blâmer  dans  ce  tableau,  qui  ressemble  à  une  ébauche, 
tant  l'exécution  de  certaines  parties  est  rapide.  Les  fileuses  sont 
d'un  type  commun,  leur  pose  est  sans  noblesse,  et  quoique  le  clair- 
obscur  permette  de  sous-entendre  beaucoup  de  détails,  la  licence 
ne  va  point  jusqu'à  représenter  des  pieds  sans  doigts  et  des  mains 
si  mal  définies  qu'elles  se  terminent  en  pointe  de  la  manière  la  plus 
fantastique.  Ce  double  caractère  de  vulgarité  et  de  négligence  im- 
prime aux  figures  quelque  chose  de  moderne  ;  nous  avons  vu  sou- 
vent leurs  sœurs  dans  nos  expositions  de  peinture  ;  nous  les  dirions 
peintes  d'hier,  par  un  de  nos  contemporains,  rapprochement  que 
Velasquez  estimerait  une  cruelle  punition,  s'il  revenait  à  la  vie.  Dans 
l'art  en  effet,  les  belles  choses  gagnent  aussitôt  vingt  siècles  :  ce 
qui  est  lâché  ou  commun  reste  la  monnaie  courante  de  tous  les 
temps. 

Mais  si,  après  un  examen  forcément  sévère,  on  s'éloigne  pour  ne 
considérer  que  l'ensemble  du  tableau,  les  critiques  font  place  au 
plaisir  le  plus  délicieux.  La  couleur  est  divine  et  chante  comme  une 
prairie  émaillée  de  fleurs.  Jamais  le  pinceau  de  Velasquez  n'a  été 
plus  jeune,  plus  délicat,  plus  étincelant.  Ces  tapisseries  sur  les- 
quelles le  soleil  se  joue,  où  les  amours  voltigent  au  milieu  des 
guirlandes,  elles  ont  un  éclat  et  une  douceur  infinis.  Les  murs  ont 
des  reflets  dorés,  les  vètemens  des  dames  de  la  cour  s'illuminent 
dans  le  rayon  qui  les  atteint  ainsi  qu'un  trait.  Rien  de  chargé  ni  de 
précis;  à  peine  si  la  brosse  a  effleuré  la  toile,  à  peine  si  l'huile  l'a 
pénétrée.  L'on  saisit  bien  quelques  coups  de  pinceau  ou  quelques 
glacis;  mais  on  doute,  tant  la  main  du  peintre  a  été  légère,  inspirée, 
rapide.  Les  tons  les  plus  vifs  sont  appliqués  par  touches  insensibles 
ou  contrariées;  tout  se  fond  dans  le  lointain,  et  la  couleur  elle-même 
semble  n'être  qu'une  caresse  de  la  lumière.  Dix  fois  pendant  mon 
séjour  à  Madrid  je  me  suis  replacé  devant  ce  tableau,  dix  fois  j'ai 
subi  le  même  charme.  Je  ne  crois  pas  que  la  puissance  humaine  ait 
jamais  exprimé  à  un  tel  degré  cette  musique  des  yeux  qu'on  ap- 
pelle l'harmonie  des  couleurs. 

Je  n'en  dirai  point  autant  d'une  autre  scène  d'intérieur  que  l'on 
nomme  les  Filles  d'honneur  [Las  Meninas).  Quoique  cette  toile  soit 
réputée  avec  raison  un  prodige,  ce  n'est  ni  par  le  coloris  ni  par  la 
grâce  qu'elle  se  recommande.  L'aspect  en  est  peu  agréable,  la  cou- 
leur triste,  tant  le  génie  de  Velasquez  était  capable  d'applications 

TOME   XXXIV.  12 


178  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

diverses,  tant  il  avait  ses  heures  !  D'un  autre  côté,  la  science  de  la 
perspective,  l'étude  de  la  vérité,  la  précision  des  détails,  l'imitation 
poussée  jusqu'à  tromper  l'œil,  expliquent  cette  différence  radicale 
dans  l'effet.  On  ne  saurait  mieux  définir  l'impression  que  produit  ce 
tableau  qu'en  le  comparant  à  un  dessin  photograpîiique.  Velasquez 
a  saisi  une  salle  du  palais  avec  les  personnages  qui  s'y  trouvaient 
groupés,  sans  s'excepter  lui-même;  il  en  a  tiré  une  épreuve,  non 
pas  à  l'aide  d'une  machine,  mais  par  la  force  de  sa  mémoire  et  l'é- 
nergie de  son  pinceau.  Cette  épreuve  a  tous  les  mérites  et  tous  les 
défauts  de  la  photographie;  la  nature  y  est  calquée,  mais  sans  charme. 
L'on  me  croira  dès  que  j'aurai  décrit  le  sujet.  Cn  jour  le  roi  Phi- 
lippe IV  et  sa  femme  posaient  pour  la  vingtième  fois  devant  leur 
peintre  favori.  Pendant  que  l'artiste  peignait,  la  petite  infante  Mar- 
guerite était  auprès  de  lui  avec  ses  deux  fdles  d'honneur,  qui  cher- 
chaient à  l'amuser,  avec  Maria  Barbola,  naine  hideuse  qui  servait  de 
jouet  à  la  cour.  Non  loin,  le  nain  Pertusano  lutinait  un  gros  dogue, 
tandis  que  dans  le  fond  de  la  galerie  Joseph  iMeto,  quartier-maitre 
de  la  reine,  et  dona  Marcella  de  Ulloa,  religieuse  et  dame  d'honneur, 
causaient  ensemble.  Le  roi  fut  frappé  du  tableau  qu'il  avait  sous  les 
yeux,  il  pensa  qu'il  prêtait  à  la  peinture,  il  demanda  à  Velasquez 
s'il  pourrait  le  reproduire.  Il  fut  reproduit,  sans  omettre  le  grand 
chevalet  qui  occupe  presque  toute  la  hauteur  de  la  composition,  sans 
omettre  un  gentilhomme  qui  entr'ouvre  une  porte  par  laquelle  se 
précipite  un  flot  de  lumière.  Enfin,  pour  faire  comprendre  que  Phi- 
lippe IV  et  sa  femme  sont  les  spectateurs  de  cette  scène  intime,  leur 
image  est  reflétée  dans  une  glace;  elle  explique  une  composition 
renversée  d'une  manière  aussi  bizarre,  puisque  le  peintre  et  ses 
modèles  sont  sur  le  même  plan  et  regardent  également  le  public  : 
or,  dans  le  piùncipe,  le  public  c'était  le  roi  et  la  reine  qui  posaient. 

On  voit  combien  le  mot  de  photographie,  que  j'ai  employé  tout  à 
l'heure,  s'applique  justement.  Il  faut  même  donner  à  cette  compa- 
raison toute  sa  portée,  pour  faire  sentir  l'incroyable  tour  d3  force 
accompli  par  Velasquez.  Luca  Giordano,  amené  par  Philippe  IV  de- 
vant cette  œuvre,  s'écriait  :  «  Sire,  c'est  la  théologie  de  la  peintui'e.  » 
Les  modernes  pourraient  dire  plus  simplement  :  «  C'est  la  photo- 
graphie de  la  peinture.  »  Breughel,  Téniers,  Gérard  Dow  et  les  Fla- 
mands les  plus  minutieux  n'ont  jamais  produit  une  telle  illusion.  Les 
figures  sont  de  grandeur  naturelle,  et  l'imitation  est  poussée  à  un 
tel  degré  de  réalité  qu'on  croit  assister  à  urie  représentation  sur  un 
théâtre.  De  semblables  beautés  frappent  trop  directement  la  foule 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  insister.  Elles  émeuvent  moins  ceux 
qui  pensent  que  l'art  est  quelque  cliose  de  plus  que  la  nature,  et  que 
l'artiste  ne  doit  pas  rivaliser  de  fidélité  avec  un  mii'oir.  Il  est  certain 


VELASOUEZ    AU    .MUSEE    DE    MADRID.  17i> 

que  rien  ne  donne  mieux  la  mesure  de  la  puissance  d'un  peintre.  Si 
notre  plaisir  est  moins  pur,  notre  admiration  grandit. 

On  raconte  que  la  croix  de  Saint-Jacques  qui  décore  la  poitrine  de 
Velasquez  fut  tracée  par  Philippe  IV  lui-même.  Le  tableau  terminé, 
le  peintre  demanda  à  son  souverain  s'il  était  satisfait  :  «  Il  manque 
encore  une  chose,  »  répondit  le  roi,  et,  prenant  le  pinceau  des  mains 
de  Velasquez,  il  alla  peindre  sur  son  image  la  croix  rouge  de  l'ordre. 
Ce  trait  honore  Philippe  IV.  Pourquoi  son  amitié  n'était-elle  point 
éclairée  autant  que  délicate  ?  Pourquoi  plutôt  Velasquez  n'a-t-il  pas 
vécu  sous  Charles-Quint  ou  sous  Philippe  II  ?  L'histoire  contempo- 
raine lui  aurait  offert  des  pages  glorieuses  et  les  princes  lui  eussent 
tracé  une  tâche  plus  digne  de  son  génie,  tandis  qu'il  a  subi,  au  mi- 
lieu d'une  cour  sans  grandeur,  les  sujets  de  circonstance,  accepté 
les  sujets  faciles,  pris  le  goût  des  portraits,  travail  aimable  qui  se 
fait  en  causant  avec  les  modèles,  et  qui  détourne  trop  souvent  du 
labeur  fécond  et  des  luttes  solitaires.  Du  moins  avons-nous  cette  con- 
solation qu'il  est  devenu,  dans  l'art  du  portrait,  un  maître  de  pre- 
mier ordre. 

Je  passerai  plus  rapidement  sur  ses  portraits  en  buste,  parce  qu'ils 
présentent  les  mêmes  qualités  et  moins  de  richesse  que  ses  person- 
nages en  pied  ou  à  cheval.  Arrêtons-nous  néanmoins,  dans  le  Salon 
d'Isabelle,  devant  ce  sculpteur  que  l'on  appelle  à  tort  Alonzo  Cano. 
Le  pourpoint  noir  est  si  simple  qu'il  paraît  à  peine  exécuté;  la  tête 
que  tient  le  sculpteur  et  qu'il  ébauche  est  indiquée  par  deux  traits, 
la  toile  n'est  même  pas  couverte  à  cet  endroit;  le  fond  du  tableau 
n'est  qu'une  teinte  neutre,  jetée  comme  au  hasard.  D'où  vient  donc 
l'incroyable  vigueur  de  cette  image,  qui  sort  du  cadre,  s'impose  au 
regai'd,  et  prend  un  relief,  un  éclat,  une  intensité  qui  est  la  vie  elle- 
même?  Elle  a  des  voisins  redoutables,  tels  que  le  TJiornas  Morns  de 
Piubens,  le  comte  de  Bristol  de  Van  Dyck,  qui  s'est  représenté  à  côté 
de  son  noble  ami,  et  un  autre  portrait,  chef-d'œuvre  de  Tintoret: 
mais  oserai-je  le  dire?  ces  voisins,  elle  les  écrase.  Van  Dyck  paraît 
;i-op  rose  et  trop  pâle,  Rubens  semble  avoir  emprunté  à  une  torche  le 
reflet  qui  dore  son  personnage;  Tintoret,  avec  ses  belles  pâtes  véni- 
tiennes, sent  aussi  la  convention.  La  nature,  la  vérité  et  la  lumière 
sont  avec  Velasquez.  On  croirait  qu'un  jour  particulier  tombe  sur  ce 
tableau;  on  cherche  si  une  ouverture  dans  le  plafond  ne  répand  pas 
sur  lui  seul  ces  clartés  qui  vivifient  la  chair.  Quels  secrets  possède 
donc  le  peintre?  quels  procédés  emploie-t-il?  Secrets  et  procédés, 
tout  lui  est  personnel,  tout  échappe  à  l'analyse,  parce  qu'il  est  con- 
duit par  un  instinct  divin.  De  près,  le  visage  paraît  confus  et  peint 
grossièrement;  on  y  voit  de  petits  points  noirs,  des  taches,  des  écla- 
boussures  de  pinceau,  des  traits  capricieux  qu'on  ne  s'explique  pas  : 
éloignez-vous,  tout  se  fond,  se  purifie  et  resplendit.  De  près  les  mous- 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

taches  semblent  faites  d'un  bloc,  elles  tombent  sur  les  lèvres  comme 
une  muraille  :  écartez-vous,  elles  deviennent  transparentes,  fines, 
laissent  percer  les  formes  du  menton  et  des  lèvres,  on  en  compterait 
presque  les  fils  argentés.  De  près,  la  main  est  empâtée  d'une  façon 
extraordinaire,  grossière,  sans  contours  arrêtés  :  de  loin,  elle  se 
compose,  s'anime  par  la  distance,  se  modèle  par  la  couleur,  elle  est 
pleine  de  mouvement,  elle  parle. 

Aucun  artiste  n'a  poussé  aussi  loin  que  Velasquez  le  mépris  des 
accessoires,  je  me  trompe,  l'art  de  les  mettre  à  leur  place  et  de  les 
faire  servir  à  l'harmonie  générale  de  son  œuvre.  C'est  un  sacrifice 
qui  coûte  à  beaucoup,  parce  que  le  vulgaire  n'y  voit  que  de  la  né- 
gligence; mais  c'est  un  sacrifice  qui  contribue  souvent  à  la  beauté 
d'un  portrait.  La  tête  et  les  mains,  c'est-à-dire  le  sujet,  paraissent 
d'autant  plus  finies  et  plus  saillantes  que  le  reste  du  tableau  est  plus 
incertain  ou  atténué.  De  même  que  certains  peintres  répandent  sur 
leurs  accessoires  des  teintes  sombres  et  de  vérita])les  ténèbres,  Ve- 
lasquez traitait  les  siens  avec  une  rapidité  manifeste.  Je  n'assure- 
rais point  qu'une  indolence  naturelle  et  le  désir  d'abréger  le  travail 
n'y  trouvassent  leur  compte;  mais  la  peinture  y  trouvait  aussi  le 
sien.  On  en  verra  un  exemple  dans  une  des  deux  salles  où  les  écoles 
espagnoles  sont  réunies.  C'est  le  portrait  d'un  guerrier  couvert 
d'une  armure  damasquinée  d'or;  son  casque  et  ses  gantelets  sont 
déposés  devant  lui.  L'armure  est  exécutée  à  la  hâte,  le  damasqui- 
nage  indiqué  avec  autant  d'aisance  que  sur  un  décor  d'opéra;  l'or 
et  le  fer  n'ont  qu'un  éclat  éteint  par  le  pinceau;  çà  et  là  quelques 
traits  légèrement  frottés  donnent  les  reflets;  une  écharpe  d'un  vio- 
let passé  produit  une  harmonie  charmante.  La  tête  se  détache  sur 
un  rideau  rouge,  mais  d'un  rouge  assombri,  sous  lequel  perce  le 
noir,  et  qui  s'éclaire  sourdement;  un  pan  du  rideau  se  relève  et  laisse 
voir  un  ciel  gris.  Au  milieu  de  ces  accessoires,  peints  avec  autant  de 
négligence  que  de  justesse  d'effet,  brille  une  figure  aimable,  per- 
suasive, spirituelle,  à  laquelle  des  cheveux  gris  prêtent  encore  de 
la  douceur.  Le  front  est  élevé,  et  l'intelligence  l'éclairé,  les  tempes 
et  les  pommettes  des  joues  sont  délicieusement  modelées,  les  yeux 
sont  beaux  et  baignés  de  rayons,  la  bouche  est  prononcée,  les  lè- 
vres sont  fraîches,  humides,  et  feraient  envie  à  Rubens.  Mais  le  per- 
sonnage aurait-il  autant  d'éclat,  si  l'éclat  des  détails  eux-mêmes 
ne  lui  eût  été  subordonné  et  peut-être  sacrifié? 

Quelquefois  le  talent  souple  et  tout  imprévu  de  Velasquez  reçoit 
d'un  sujet  une  impression  qui  change  sa  manière.  A-t-il  à  peindre 
une  vieille  femme  dévote  et  déjà  penchée  vers  la  tombe  :  il  a  re- 
cours aux  tons  obscurs;  il  rivalise  avec  Rembrandt.  Lui  aussi,  quoique 
par  exception,  il  sait  préparer  les  fonds  noirs,  et  modeler  dans 
l'ombre  un  corps  qui  fuit,  un  pli  qui  s'efface.  11  donne  à  son  modèle 


VELASQLEZ    AU    MLSÉE    DE    MADRID,  181 

une  expression  touchante  de  résignation,  de  piété,  de  vérité  tran- 
quille. Ses  chairs  sont  pâles  et  piesque  livides,  sans  avoir  rien  de 
repoussant,  mais  plutôt  à  la  façon  de  l'ivoire  vieilli.  Le  teint  est  à  la 
fois  maladif  et  reposé  :  la  mort  est  voisine ,  non  sans  un  dernier 
sourire  de  la  vie.  Les  mains,  dont  l'une  est  dégantée,  sont  croisées 
paisiblement  autour  d'un  livre  de  messe.  Une  coiffe  à  demi  trans- 
parente couvre  le  front  et  un  crâne  qui  doit  être  chauve,  mais  qui  est 
noblement  déguisé.  Toutefois,  sous  ce  linon,  la  tête  laisse  percer  ses 
contours,  l'oreille  donne  ses  profils,  les  tempes  se  modèlent,  sans 
minutie,  largement.  Les  joues,  qui  tombent  un  peu  sous  le  poids  des 
années,  la  bouche,  d'où  les  rides  n'ont  point  chassé  la  bonté,  l'œil 
'pensif,  qui  se  prépare  à  s'éteindre,  tout  est  sérieux,  touchant;  il  n'est 
pas  jusqu'au  ton  bistré  dont  s'éclaire  le  visage  de  la  vieille  femme, 
qui  ne  rappelle  la  lumière  discrète  de  l'église  où  elle  va  prier. 

Les  portraits  en  pied  sont  principalement  les  portraits  de  la  fa- 
mille royale,  et,  prises  dans  leur  ensemble,  ces  images  d'une  race 
qui  dépérit  laissent  aux  plus  indifférens  une  impression  de  tristesse. 
Ce  que  Van  Dyck  fut  pour  les  Stuarts,  Velasquez  l'avait  été  pour  la 
maison  d'Autriche.  Peintres  des  grandeurs  déchues,  tous  les  deux 
ont  le  secret  de  la  dignité  mélancolique  et  des  fières  pâleurs.  En 
effet,  le  sang  royal  ne  peut  se  démentir  jusqu'au  bout  :  il  se  rat- 
tache par  quelque  effort  suprême  aux  traditions  d'une  longue  suite 
d'ancêtres.  En  face  du  bourreau,  il  retrouve  l'héroïsme;  au  sein  de 
l'abaissement,  il  sait  descendre  avec  orgueil.  Phihppe  IV  perdit  suc- 
cessivement le  Roussillon,  la  Catalogne,  le  Portugal,  les  Flandres, 
sans  tirer  l'épée,  mais  sans  que  son  visage  trahît  la  moindre  émo- 
tion. Indolent,  dévot,  ami  des  plaisirs,  ayant  pour  les  arts  et  les 
lettres  le  goût  qu'inspirent  des  distractions  délicates,  l'idée  de  la 
royauté  fut  sa  seule  conviction  profonde.  Il  sentait  à  chaque  heure 
du  jour  qu'il  était  le  représentant  du  droit  divin  sur  la  terre ,  et 
se  comportait  avec  une  gravité  propre  à  imposer  aux  peuples.  Ja- 
mais on  ne  le  vit  sourire  :  l'étiquette  pompeuse  et  froide  régnait  à 
sa  cour,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  servi  de  modèle,  en  cela  du 
moins,  à  son  gendre  Louis  XIV.  Aussi  Velasquez  dut  il  se  borner  à 
reproduire  cette  figure  impassible,  qu'il  peignît  le  roi  dans  son  pa- 
lais ou  dans  son  oratoire,  à  cheval  ou  en  costume  de  chasse;  mais, 
tout  en  copiant  ses  yeux  fixes,  ses  traits  raides,  ses  lèvres  pesantes, 
sa  moustache  frisée,  ses  cheveux  clairs,  sa  complexion  appauvrie,  il 
y  ajoutait  quelque  chose  de  ce  que  nous  appelons  la  morgue  espa- 
gnole. Cette  hauteur  qui  se  surfait  à  elle-même  ce  qu'elle  vaut  et 
déclare  aux  autres  que  rien  ne  peut  l'atteindre  n'est  pas  la  majesté 
vraie,  mais  elle  en  tient  lieu.  Outre  la  grande  tournure  qu'il  impri- 
mait aussitôt  à  son  personnage,  l'artiste  le  réchauffait  encore  par  la 
noblesse  des  poses.  Il  exécutait  les  mains  avec  soin:  il  les  faisait 


182  REVUE    DES    DElA    MONDES. 

belles,  fines,  aristocratiques  autant  que  Van  Dyck.  Gela  frappe  sur- 
tout dans  le  portrait  qui  représente  le  roi  debout,  vêtu  de  noir,  te- 
nant une  lettre.  Je  louerai  avec  plus  de  réserve  celui  qui  le  montre 
dans  son  oratoire,  à  genoux,  mais  ne  priant  point,  étudiant  sa  pose 
bien  plus  qu'il  ne  pense  à  Dieu.  C'est  un  spectacle  qui  choque  et  qui 
glace.  Là  cependant  la  tête  est  admirablement  peinte. 

On  retrouve  la  même  noblesse  d'attitude  et  des  mains  délicieuses 
dans  le  portrait  de  l'infant  don  Carlos.  Debout,  la  jambe  tendue, 
tenant  son  feutre  noir  et  le  doigt  d'un  gant  qu'il  laisse  dédaigneu- 
sement pendre,  il  annonce,  plus  que  son  frère  Philippe  IV,  la  fierté 
du  sang  royal  et  la  raideur  castillane  qui  le  rendaient  cher  aux  Es- 
pagnols. L'artiste  l'a  embelli,  parce  que  son  flegme  est  adouci  p?.r 
les  grâces  de  la  jeunesse.  L'ennui  qu'exprimait  son  visage  se  trans- 
forme en  tristesse  et  vous  touche  :  comme  il  fut  enlevé  à  vingt-six 
ans,  nous  croyons  reconnaître  le  sceau  précoce  de  la  mort.  Du  reste, 
avec  quelle  variété  de  talent  Velasquez  n'a-t-il  pas  traité  toute  la 
famille  du  roi,  et  son  autre  frère,  le  cardinal-infant,  qui  voulut  être 
peint  en  chasseur,  et  sa  première  femme,  Isabelle  de  Bourbon,  mon- 
tée sur  sa  haquenée,  et  sa  seconde  femme,  Mariana  d'Autriche,  type 
ingrat  qui  faisait  un  contraste  avec  la  beauté  de  la  fille  de  Henri  IV, 
et  le  petit  prince  des  Asturies,  si  frais,  si  rose,  mais  qui  ne  devait 
point  dépasser  sa  dix-septième  année,  et  l'infante  Marguerite,  tant 
de  fois  répétée,  dont  l'image  est  populaire  dans  toute  l'Europe! 

Cependant  l'artiste  se  délassait  de  la  contrainte  que  lui  im.posaient 
les  portraits  officiels  en  peignant  des  modèles  qui  lui  laissaient  plus 
de  liberté  ou  flattaient  sa  fantaisie,  témoin  ce  vieux  capitaine  d'ar- 
quebusiers (peut-être  était-ce  un  grand-maître  de  l'artillerie)  dont 
le  nom  est  aujourd'hui  perdu,  mais  que  désignent  une  cuirasse,  une 
arme  à  feu  et  quelques  boulets  épars  à  ses  pieds.  Son  costume,  d'un 
violet  passé,  a  fait  bien  des  campagnes;  soyez  sûr  que  Velasquez 
le  préiérait  aux  étoffes  les  plus  splendides  pour  en  tirer  les  harmo- 
nies où  il  excellait.  Sa  canne,  son  petit  chapeau  noir  surmonté  d'une 
plume,  l'expression  fine, 'concentrée,  pénétrante  du  visage,  sa  lai- 
deur même,  tout  laisse  sa  marque,  et  la  personnalité  du  modèle 
est  si  énergiquement  rendue  que  vous  l'aurez  longtemps  devant  les 
yeux.  Une  autre  fois,  c'est  un  acteur  que  le  peintre  choisit;  il  le 
met  en  scène,  se  balançant  sur  ses  jambes,  étendant  une  main  élo- 
quente, tandis  que  l'autre  main  presse  contre  sa  poitrine  les  plis  du 
manteau  court.  Les  yeux  brillent,  les  lèvres  s'agitent,  la  physiono- 
mie tout  entière  travaille,  la  bouche  lance  les  paroles  :  ce  n'est  pas 
seulement  la  vie,  c'est  l'action  prise  sur  le  fait.  Rencontre-t-il  un 
de  ces  mendians  qui  ont  été  de  tout  temps  la  gloire  de  l'Espagne, 
hardi,  cynique,  prêt  à  tout,  se  drapant  dans  son  manteau  déchi- 
queté, le  feutre  sur  les  yeux,  le  nez  rouge,  la  bouche  caustique  :  il 


YELASQLEZ    AU    MUSEE    DE    31ADRID.  183 

remmène  chez  lui,  le  copie  et  écrit  en  grandes  lettres  sur  sa  toile 
le  nom  de  Menippus.  Eiitre-t-il,  au  contraire,  chez  quelque  savant 
de  ses  amis,  sale,  en  désordre,  poussant  l'oubli  des  choses  de  ce 
monde  jusqu'à  ne  point  porter  de  linge,  du  reste  tête  intelligente, 
énergique,  à  l'œil  observateur,  aux  pommettes  saillantes ,  au  front 
bien  planté ,  laideur  repoussante  et  spirituelle  :  il  le  supplie  de  se 
laisser  peindre  tel  qu'il  est,  avec  sa  robe  de  chambre  pour  unique 
vêtement,  la  main  passée  dans  la  ceinture,  l'autre  tenant  un  livre, 
et  sur  la  toile  il  écrit  le  nom  d'Esojms.  C'était  sa  façon  de  com- 
prendre l'antique. 

Ce  goût  du  trivial  ne  doit  pas  nous  étonner  chez  Velasquez  :  il  est 
dans  le  génie  espagnol,  extrême  en  toutes  choses,  capable  d'aimer 
à  la  fois  ce  qui  est  bas  et  ce  qui  est  sublime.  La  littérature  offre 
plus  d'un  exemple  de  cette  alliance;  en  cela,  elle  n'est  que  l'ex- 
pression du  caractère  national.  C'est  pourquoi  Yelasquez  semble 
s'être  prêté  sans  répugnance  à  une  mode  de  son  temps,  lorsqu'il  a 
peint  les  nains  et  les  bouffon:  qui  divertissaient  alors  la  cour.  11  les 
a  peints  de  grandeur  naturelle,  comme  tous  les  personnages  que  je 
viens  de  citer,  et  sa  verve  est  aussi  souple  que  soutenue  en  face  de 
ces  monstruosités.  Ici,  il  assied  sur  le  sol  un  nain  hideux,  trapu,  à 
la  tête  carrée,  vigoureux  comme  un  portefaix,  et  il  emploie  à  le  co- 
lorer toutes  les  ressources  de  sa  palette;  là,  il  en  représente  un  autre 
habillé  et  empanaché  comme  un  courtisan,  avec  une  perruque  gi- 
gantesque, le  feutre  en  main,  et  s' appuyant  sur  un  chien  aussi  grand 
que  lui.  Plus  loin,  en  voici  un  qui  se  coiffe  sur  l'oreille  d'un  air  pro- 
vocateur; il  tient  une  plume  et  feuillette  un  gros  livre,  comme  s'il  y 
cherchait  des  argumens  pour  foudroyer  son  adversaire.  Ses  petites 
mains  sont  nerveuses,  son  visage  pointu,  son  front  haut;  de  chétives 
moustaches  ne  peuvent  cacher  sa  bouche  réfléchie  et  pleine  de  ran- 
cune. Hélas  !  ce  pygmée  de  la  science  serait-il  la  satire  de  certains 
savans  et  le  symbole  de  leurs  discussions  stériles?  Quelquefois  le 
sentiment  combat  l'ironie.  Par  exemple,  arrêtez- vous  devant  ce 
nain  accroupi  et  vêtu  de  noir,  avec  un  col  et  des  manches  de  den- 
telle :  son  poing  est  appuyé  sur  la  paume  de  son  autre  main,  il  vous 
regarde  et  rit  d'un  rire  triste  où  l'amertume  se  mêle  à  une  nuance 
d'idiotisme,  comme  si  la  souffrance  naissait  du  ridicule.  La  sensibi- 
lité est  chose  si  étrangère  au  talent  de  Velasquez  qu'il  faut  croire 
qu'il  a  trouvé  cette  opposition  dans  l'expression  naturelle  de  son 
modèle.  Du  reste,  il  copiait  la  nature  avec  une  telle  vérité  qu'on 
reconnaît  encore  en  Espagne  certains  types  qui  se  sont  perpétués, 
et  devant  lesquels  on  s'arrête  subitement,  comme  lorsque  l'on  ren- 
contre dans  la  rue  l'original  d'un  portrait.  Je  me  promenais  un  jour 
à  Grenade  dans  le  quartier  qui  fut  jadis  le  quartier  arabe.  Sur  le 
seuil  d'une  masure  en  ruine,  un  enfant  était  assis  et  regardait  les 


J8/l  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passans,  bouche  béante.  Son  visage  et  sa  pose  exprimaient  la  paresse 
la  plus  profonde,  le  bonheur  de  vivre,  l'insouciance  de  l'animal  et 
l'extase  de  l'idiot.  Cet  enfant,  c'était  trait  pour  trait  un  tableau  de 
Velasquez  qui  est  au  musée  de  Madrid,  et  qu'on  nomme  l'Enfant  de 
BalU'Cds,  el  nino  de  B(f lieras. 

J'ai  gardé  pour  la  fin  les  deux  genres  où  Velasquez  me  paraît  in- 
comparable, les  portraits  équestres  et  le  paysage.  Il  est  difficile  de  les 
séparer  l'un  de  l'autre,  parce  que  les  cavaliers  sont  nécessairement 
en  plein  air,  et  parce  que  Velasquez  n'a  conçu  le  paysage  qu'au 
point  de  vue  de  l'homme,  c'est-à-dire  comme  cadre  de  ses  person- 
nages. On  citera  de  lui,  je  le  sais,  d'excellentes  études  qui  prouvent 
qu'il  copiait  en  maître  la  nature  morte  aussi  bien  que  la  nature  vi- 
vante, et  qu'il  appliquait  à  tous  les  objets  sans  distinction  le  don 
merveilleux  qu'il  tenait  du  ciel.  La  Fontaine  des  Tritons  et  la  Visite 
de  saint  Antoine  à  l'ermite  saint  Paul  sont  de  ce  nombre;  mais  c'est 
surtout  dans  les  vastes  toiles  au  milieu  desquelles  le  peintre  place 
ses  portraits  que  je  saisis  sa  manière  originale  et  grandiose  de  trai- 
ter le  paysage,  car  il  se  rapproche  bien  plus  que  ses  rivaux,  et  de 
la  réalité,  et  de  l'idéal  tout  ensemble  :  de  la  réalité  pour  le  parti- 
pris  de  composition,  de  l'idéal  pour  la  couleur.  Ainsi  c'est  un  arti- 
fice légitime  de  recourir  aux  lois  de  la  perspective  pour  diminuer  les 
objets,  pour  rapetisser  la  nature  en  l'éloignant,  de  sorte  que  le  héros 
lui-même  en  paraisse  plus  grand.  Velasquez  ne  veut  rien  de  pareil. 
S'il  met  un  arbre,  le  tronc  aura  sa  dimension  relative,  et  l'on  ne 
verra  que  les  premières  branches  au  sommet  du  cadre;  s'il  y  a  un 
fossé,  il  aura  sa  largeur,  et  remplira  tout  un  côté  du  premier  plan; 
s'il  y  a  une  chaîne  de  montagnes  à  l'horizon,  elle  ne  sera  pas  recu- 
lée de  façon  à  se  voir  tout  entière,  mais  rapprochée  au  contraire, 
afin  de  ne  donner  qu'une  seule  de  ses  parties,  qui  aura  plus  de 
corps,  plus  de  détails,  plus  d'importance.  Malgré  cela,  les  person- 
nages, au  lieu  de  paraître  plus  petits,  se  rehaussent  et  dominent 
tout  ce  qui  les  entoure,  comme  ces  vainqueurs  qui  recueillent  d'au- 
tant plus  de  gloire  que  les  vaincus  sont  plus  grands.  Quant  à  la  cou- 
leur, elle  est  divine,  elle  est  une  création  de  Velasquez,  et  jamais  la 
peinture  d'histoire  et  de  style  n'a  trouvé  une  plus  idéale  interpré- 
tation de  la  nature.  Il  est  impossible  de  faire  comprendre  à  l'aide 
des  mots  une  beauté  que  le  regard  lui-même  peut  difficilement  ana- 
lyser. Analyse-t-on  l'air?  analyse-t-on  le  souffle  de  la  brise  ou  le 
rayon  du  soleil?  Pour  entrevoir  le  charme  des  paysages  de  Velas- 
quez, il  faut  se  rappeler  les  tons  effacés  des  peintures  de  Pompéi, 
ou  certaines  décorations  arabes  dont  le  vert  et  le  bleu  donnent  la 
gamme  principale;  il  faut  songer  à  tels  tableaux  de  la  première  ma- 
nière de  Raphaël  ou  à  des  Francia  qui  ont  poussé  au  vert;  il  faut 
regarder  les  faïences  de  l'Orient,  les  porcelaines  chinoises  de  la/rt- 


VELASQUEZ    AU    MUSEE    DE    MADRID.  185 

mUlc  vcrtc^  les  émaux,  et  surtout  nos  vieilles  tapisseries,  où  le  ciel 
est  plutôt  vert,  où  la  verdure  est  plutôt  bleue,  et  1  on  concevra  peut- 
être  de  quelles  harmonies  dispose  ce  puissant  coloriste.  Rien  n'est 
plus  faux,  mais  rien  n'est  plus  beau,  car  tous  les  peuples  qui  ont  eu 
le  sentiment  de  la  couleur  et  qui  ont  pratiqué  ses  plus  hardies  con- 
ventions justifieraient  ma  théorie. 

C'est  le  paysage  qu'on  admirera  dans  les  portraits  de  Philippe  III 
et  de  la  reine  ^Marguerite,  que  Velasquez  n'avait  point  connus,  dont 
il  emprunta  la  ressemblance  aux  portraits  de  Pantoja  de  la  Cruz, 
leur  contemporain,  et  qu'il  représenta  à  cheval  tous  les  deux  par 
un  eiïort  d'imagination.  Le  paysage  n'est  pas  moins  admirable  dans 
le  portrait  d'Isabelle,  première  femme  de  Philippe  IV.  La  compo- 
sition est  froide;  il  faut  avouer  qu'une  belle  personne  fardée,  en 
toilette  de  gala,  assise  sur  une  haquenée  blanche  qui  va  le  pas,  cou- 
verte d'une  épaisse  robe  de  brocart  qui  tombe  sur  ses  pieds  et  cache 
r arrière-train  de  la  monture,  prête  peu  au  mouvement.  Mais  c'est 
dans  le  portrait  de  l'infant  don  Balthazar,  fds  de  Philippe  IV,  que 
Velasquez  se  révèle  tout  entier.  L'infant,  âgé  de  sept  ou  huit  ans  à 
peine,  est  sur  un  petit  cheval  à  tous  crins  :  il  est  pris  de  trois  quarts, 
presque  de  face.  Lancé  au  galop,  il  arrive  sur  le  spectateur  avec 
un  élan,  une  fougue,  un  aplomb  qui  le  fait  ressembler  au  dieu  Apol- 
lon fendant  les  airs.  Il  tient  un  bâton  de  commandement,  et  le 
peintre  a  donné  à  ses  traits  une  fierté,  à  son  œil  un  feu,  à  sa  bouche 
un  accent  de  volonté  sérieuse  qui  le  ferait  croire  déjà  prêt  à  régner. 
En  même  temps  la  jeunesse  garde  ses  droits  :  joyeux  de  courir, 
animé  par  l'action,  il  boit  l'air  qui  fouette  son  visage  et  livre  au 
vent  sa  blonde  chevelure.  Mais  comment  décrire  la  ravissante  couleur 
de  ce  tableau?  Y  a-t-il  même  des  couleurs?  Je  cherche,  je  ne  vois 
que  du  gris,  du  brun,  des  teintes  neutres,  des  nuances  fugitives,  et 
cependant  une  incroyable  vigueur.  Il  y  a  bien  une  petite  écharpe 
rose,  mais  si  petite  et  d'un  rose  si  effacé!  Il  y  a  une  frange  d'or, 
mais  l'or  est  éteint  et  se  fond  avec  la  lumière  du  jour.  Que  de  fines 
touches  !  quel  instinct  de  toutes  les  délicatesses  !  quel  sentiment  de 
la  couleur  plus  élevé,  plus  pur,  plus  éthêré,  si  l'on  me  pardonne  ce 
mot,  que  ne  l'ont  eu  les  Flamands  et  peut-être  les  Vénitiens!  Le 
paysage  est  d'une  fraîcheur  qui  donne  le  frisson  de  la  réalité,  et 
d'une  poésie  qui  répond  à  ce  que  l'on  rêve.  Ses  élémens  sont  cepen- 
dant très  simples,  une  colhne,  un  peu  de  plaine;  dans  le  fond,  des 
montagnes  bleuâtres  dont  la  cime  est  légèrement  semée  de  neige  : 
c'est  le  Guadarrama,  qui  s'étend  au  nord  de  Madrid  comme  une 
muraille;  mais  les  montagnes  sont  d'un  bleu  qui  se  fond  si  naturel- 
lement avec  le  ciel,  cette  plaine  est  d'un  vert  qui  s'allie  si  bien  avec 
le  bleu,  ce  ciel  est  d'une  teinte  azurée  qui  se  marie  si  doucement 
avec  la  verdure,  que  nos  yeux  se  réjouissent  autant  que  nos  oreilles 


186  REVUE    DES    !)El  X    MOXDES. 

se  réjouiraient,  si  un  musicien  leur  faisait  entendre  les  accords  les 
plus  exquis. 

De  tous  les  portraits  de  Philippe  IV,  le  plus  vanté  est  celui  qui 
représente  le  roi  de  profil,  revêtu  d'une  cuirasse,  enlevant  un  che- 
val andalou  et  justifiant  le  titre  de  premier  cavalier  d'Espagne  que 
les  courtisans  lui  avaient  décerné.  Ce  portrait  mérite  sa  réputation; 
mais  j'avoue  qu'il  fait  sur  moi  beaucoup  moins  d'impression  que 
celui  du  comte-duc  Olivarès.  On  n'en  a  point  jugé  autrement  à  Ma- 
drid, puisque  dans  le  Salon  d'Isabelle,  qui  est  pour  le  musée  ce  que 
la  Tribune  est  pour  le  Palais-Vieux  de  Florence,  on  n'a  pas  osé, 
malgré  les  conseils  de  la  flatterie,  placer  Philippe  IV  comme  le  chef- 
d'œuvre  de  Velasquez  :  on  y  a  mis  Olivarès.  Du  reste,  quel  que  fut 
l'attachement  du  peintre  pour  son  royal  ami  (si  toutefois  il  est  votre 
ami  celui  qui  est  votre  maître),  il  ne  professait  pas  une  moindre  re- 
connaissance envers  le  ministre  qui  l'avait  présenté  au  roi,  et  qui 
demeura  son  appui  tant  qu'il  fut  au  pouvoir.  Olivarès,  sans  être  im 
grand  homme,  offrait  assurément  un  modèle  plus  digne  d'inspirer 
un  artiste. 

Il  est  porté  par  un  andalou  bai-brun,  puissant  cheval  de  bataille, 
comme  on  les  aimait  encore  à  cette  époque.  Le  cheval,  vu  en  rac- 
courci, se  cabre  et  fuit  en  présentant  la  croupe  au  spectateur.  Le 
duc  présente  le  dos  aussi,  mais  de  trois  quarts,  tandis  que  sa  tête  se 
retourne  par  un  mouvement  hautain  ou  plutôt  héroïque ,  et  montre 
un  visage  habitué  à  commander.  Il  semble  marcher  en  avant  de  son 
armée,  regarder  si  ses  soldats  vont  à  l'assaut  avec  lui  et  leur  dé- 
signer l'ennemi.  Un  fossé  en  talus  annonce  en  effet  une  place  de 
guerre,  et  le  comte  étend  son  bâton  de  général  avec  un  geste  d'em- 
pereur romain.  Son  attitude  est  si  fière,  son  expression  si  calme,  son 
œil  si  impérieux,  sans  dureté,  il  est  enlevé  par  un  élan  si  grandiose 
que  le  groupe  paraît  colossal  et  prêt  à  être  coulé  en  bronze.  Les 
vêtemens  eux-mêmes  ont  cette  hai-monie  muette  que  notre  person- 
nalité communique  aux  objets  qui  nous  touchent.  Ils  sont  d'un 
homme  de  guerre;  les  couleurs  en  ont  été  adoucies,  l'or  des  harnais 
éteint,  le  ton  de  l'écharpe  atténué,  et  cependant  tout  est  en  pleine 
lumière,  tout  ressort  avec  un  meiTeilleux  relief.  Le  paysage  est  d'une 
simplicité  antique  :  un  tronc  de  peuplier  blanc,  quelques  feuilles  qui 
s'agitent  au  sommet  du  cadre,  des  collines  dont  les  teintes  bleues  se 
fondent  avec  le  ciel.  Mais  on  se  sent  en  rase  campagne  ,  on  respire 
un  air  véj-itable,  on  entend  le  souffle  de  la  brise,  on  subit  je  ne  sais 
quelle  étreinte  de  la  nature  qui  vous  transporte  loin  des  villes  et 
des  musées.  Entre  ce  cavalier  et  nous,  il  y  a  une  atmosphère  réelle, 
palpable,  lumineuse,  qui  l'entoure,  l'éclairé,  le  vivifie.  «  Velasquez 
sait  peindre  l'air,  »  disait  Moratin.  Ce  n'est  point  une  phrase,  c'est 
l'expression  la  plus  juste  de  la  puissance  du  peintre  et  de  l'effet  que 


VELASOLEZ,    Al     MUSÉE    DE    MADRID,  187 

son  œuvre  produit  sur  nous.  Dans  le  Salon  d'Isabelle,  il  y  a  deux 
autres  portraits  équestres  de  même  grandeur,  —  l'un  de  Charles- 
Quint  par  îiîien,  l'autre  de  Philippe  II  par  Rubens.  Pourquoi  n'ose- 
rais-je  point  dire  que  Velasquez  l'emporte  et  sur  Rubens  et  sur 
Titien?  Le  Philippe- II  paraît  un  nain  auprès  du  grand  Olivarès;  la 
Renommée  qui  le  couronne  devient  une  froide  allégorie;  son  cheval 
semble  sans  vie  auprès  de  l'andalou  fougueux;  on  trouve  le  paysage 
confus,  lec  iel  terne.  Charles-Quint  soutient  mieux  la  comparaison, 
mais  pour  être  également  vaincu.  Son  cheval  est  élégant  et  bien 
lancé,  mais  sans  relief,  |)erdu  dans  un  fond  sombre  et  sacrifié  aux 
conventions  commodes  du  clair  -  obscur.  Lui-même,  la  lance  au 
poing  et  l'armet  en  tête,  galope  avec  une  allure  de  reitre;  son  mou- 
vement a  si  peu  de  noblesse  qu'il  touche  au  ridicule  et  rappelle  don 
Quichotte  s' apprêtant  à  charger.  Assurément  c'était  la  faute  du  mo- 
dèle :  le  rusé  politique  n'était  point  un  centaure;  mais  le  peintre 
devait,  surtout  dans  une  composition  aussi  libre  que  l'est  un  portrait 
équestre,  donner  à  Charles-Quint  la  grandeur  qui  lui  manquait.  Le 
paysage  est  d'un  ton  chaud  et  nuit  par  cela  même  à  l'unité  d'im- 
pression :  le  personnage  se  détache  avec  plus  d'incertitude  sur  un 
ciel  jaune  et  gris,  sur  des  montagnes  brunes  et  bleues,  sur  des  ter- 
rains rouges  et  verts.  Aussi  Olivarès  écrase-t-il  ses  deux  rivaux  :  c'est 
lui  qui  apparaît  en  roi. 

Velasquez  est  donc  un  maître,  et  dans  le  portrait  il  tient  le  premier 
rang.  D'autres  offrent  des  lignes  plus  pures,  d'autres  un  style  plus 
sévère,  d'autres  un  coloris  plus  suave  :  aucun  ne  saisit  comme  lui  un 
personnage  pour  le  faii-e  vivre,  agir,  respirer  devant  vous.  En  même 
temps  quelle  tournure  il  lui  donne  !  Comme  il  a  le  secret  de  cette  fleur 
d'insolence  et  de  ces  belles  rodomontades  dont,  à  nos  yeux,  l'hidalgo 
castillan  est  le  type  !  ^lais  ce  qui  me  touche  et  m'émeut  par-dessus 
touL,  c'est  son  incroyable  originalité.  L'Espagne,  en  peinture  comme 
en  littérature,  n'occupe  une  place  dans  le  monde  ni  par  ses  découver- 
tes, ni  par  la  i-echerche  des  principes,  ni  par  la  suite  des  traditions  : 
elle  brille  par  les  personnalités  et  ces  personnalités  sont  des  excep- 
tions. Chez  elle,  le  mot  ('rôle  n'a  guère  de  sens.  Calderon,  Lope  de  Vega, 
Cervantes  ont  trop  d'originalité  pour  faire  école;  de  même,  en  pein- 
ture, Velasquez  n'a  ni  ancêtres,  ni  successeurs  (1).  En  vain  on  nomivie 
ses  professeurs,  que  ce  soitHerrera,  Pacheco,  ou  Tristan;  en  vain 
l'histoire  raconte  qu'il  a  travaillé  avec  Rubens,  qu'il  a  étudié  Raphaël 
et  Michel-Ange  :  cette  nature  riche  et  inflexible  ne  relève  que  d'elle- 

(1)  Mazo,  gendre  de  Velasquez  et  son  (';lève,  n'a  rien,  quoi  que  disent,  les  biographes 
espagnols,  du  talent  de  son  beau-père.  Ses  paj'sagcs  le  recommandent  surtout  à  l'atten- 
tion, mais  ce  sont  des  vues  générales,  à  la  façon  de  Canaletto,  que  l'on  ne  peut  mi'ime 
pas  comparer  aux  paysages  de  Velasquez.  Quant  à  Paréja,  esclave  afïranclii,  puis  dis- 
ciple du  grand  peintre,  ses  œuvi'es  attestent  qu'il  imitait  les  Vénitiens. 


188  REN'UE    DES    DEUX    3I0.^DES. 

même.  Si  les  bons  exemples  ne  l'ont  point  séduite,  les  influences 
mauvaises  ont  été  impuissantes  à  la  corrompre.  Yelasquez  a  passé 
toute  sa  vie  à  la  cour,  heureux,  choyé,  magnifique,  courtisan  sur- 
tout, c'est-à-dire  acceptant  tous  les  sujets,  peignant  des  chiens  fa- 
voris, des  monstres,  des  manufactures,  des  reines  fardées,  de  tristes 
figures  de  rois  ou  de  princes  dont  le  sang  appauvri  se  glaçait  avant 
l'âge.  Malgré  cette  contrainte,  je  dirais  presque  cette  domesticité 
déguisée,  au  sein  d'une  vie  facile  qui  conseillait  la  négligence,  si 
elle  ne  l'imposait  pas,  au  milieu  des  plaisirs  qui  détendent  les  doigts 
du  peintre  et  énervent  sa  volonté,  Yelasquez  est  resté  lui-même, 
soutenant  son  pinceau  à  la  hauteur  qu'il  a  choisie,  fidèle  à  ses  fiers 
instincts,  soignant  ses  œuvres  k  sa  façon  et  ne  laissant  rien  affaiblir 
de  leur  caractère. 

L'habitude  du  portrait,  conçu  comme  il  le  concevait,  affermissait 
encore  son  originalité  native.  Le  genre  religieux  ou  historique  con- 
duit le  peintre  à  se  foi'mer  un  certain  idéal  et  à  jeter  ses  figures 
dans  un  même  moule.  Murillo  répète  sans  cesse  le  type  andalous  ; 
les  vierges  de  Raphaël  sont  sœurs  ;  une  tête  de  Léonard  de  Vinci  ou 
d'André  del  Sarto  les  fait  reconnaître  et  vaut  une  signature.  Yelas- 
quez n'a  copié  que  des  individualités.  Son  idéal  varie  autant  que 
varient  les  sujets  :  rois,  ministres,  généraux,  princesses,  nains  dif- 
formes, vieilles  femmes,  soudards,  mendians,  sont  pour  lui  une  ma- 
nifestation nouvelle  de  la  nature  avec  laquelle  il  veut  lutter  corps  à 
corps.  L'absence  de  type  général  est  une  condition  de  plus  d'origina- 
lité. De  cette  diversité  ressort  une  seule  figure,  celle  de  l'artiste,  avec 
sa  façon  de  voir  ses  modèles,  de  les  interpréter,  de  nous  imposer  ses 
impressions  avec  une  netteté  incisive  et  une  énergie  qui  nous  pénè- 
trent. En  regardant  Philippe  lY,  Olivarès  ou  l'infant  Balthazar,  c'est 
Yelasquez  que  je  sens,  c'est  à  Yelasquez  que  je  pense,  et  j'emporte 
dans  mon  souvenir  l'image  chaque  fois  plus  vive  de  sa  personnalité. 

Examine-t-on  ses  procédés  :  ils  sont  bien  à  lui,  en  dehors  des 
traditions  et  des  règles.  Tout  est  instinct,  audace,  habileté  de  main, 
souplesse  qui  se  conforme  aux  sujets,  improvisation  qui  change 
selon  les  heures.  L'artiste  cherchait  à  produire  l'illusion  par  tous  les 
moyens,  ici  par  un  jet  rapide  et  léger  qui  rappelle  les  qualités  d'une 
ébauche,  là  par  un  empâtement  vigoureux,  presque  toujours  par 
des  touches  délicates,  effacées,  qui  n'appartiennent  qu'à  lui.  A  dis- 
tance, ses  paysages,  ses  vêtemens,  ses  accessoires  trompent  l'œil 
par  leur  éloquente  vraisemblance.  Si  l'on  s'approche,  tout  se  trouble, 
se  confond,  disparaît  :  on  croit  avoir  été  le  jouet  d'un  mirage.  Aussi 
n'a-t-il  jamais  pu  être  imité.  Les  plus  grands  peintres  ont  non-seu- 
lement des  élèves,  mais  des  imitateurs  qui  leur  dérobent  une  partie 
de  leurs  secrets.  Sébastien  del  Piombo  peut  être  pris  quelquefois 
pour  Michel-Ange,  Luini  pour  Léonard  de  Yinci,  Jules  Romain  pour 


VELASQUEZ    AU    MUSÉE    DE    MADRID.  189 

Raphaël,  Jordaëns  pour  Rubens;  mais  personne  n'a  pu  suivre  les 
traces  de  Velasquez.  Dans  aucun  musée,  on  ne  rencontrera  de  ta- 
bleau avec  cette  étiquette  :  école  de  Velasquez.  S'il  y  a  plusieurs 
répétitions  du  même  personnage,  elles  offrent  toutes  des  variantes, 
elles  sont  toutes  de  lui.  Or  l'originalité  est  la  première  condition  du 
génie;  il  est  vrai  qu'elle  n'est  pas  la  seule. 

Il  manque,  par  exemple,  à  Velasquez  un  sentiment  plus  élevé  de 
la  forme,  la  passion  du  beau  et  l'art  de  le  dégager  des  imperfections 
du  modèle.  C'est  dire  qu'il  n'a  pas  cette  science  du  dessin  qui  con- 
stitue le  grand  style.  Il  a  un  style  à  lui,  qui  est  le  plus  original  du 
monde,  mais  qui  n'est  pas  le  grand  style  :  je  n'y  reconnais  pas  ce 
trait  surhumain  qui  purifie  les  œuvres  de  Raphaël.  La  ligne  est  pour 
Velasquez  la  résultante  des  impressions  colorées.  Il  ne  fait  point 
d'abstraction,  comme  le  sculpteur  qui  dépouille  le  corps  de  ses 
apparences  lumineuses  pour  en  mieux  saisir  les  lignes.  Ce  qu'il  rend 
au  contraire,  c'est  le  contour  indécis,  flottant,  chatoyant,  tel  que  le 
font  paraître  les  couleurs,  le  jeu  des  tons,  les  alternatives  d'ombre  et 
de  lumière,  le  caprice  des  muscles,  le  hasard  des  poses  et  l'al^andon 
familier  de  la  vie.  A  force  d'être  vrai,  son  dessin  ne  l'est  plus;  à 
force  de  copier  la  nature,  il  s'en  éloigne,  parce  que  l'art,  ne  dispo- 
sant pas  de  moyens  capables  de  l'égaler,  doit  l'interpréter  et  la 
corriger  au  besoin,  pour  lui  opposer  une  convention  plus  belle. 
Velasquez  est  conduit  à  dessiner  des  mains  goutteuses,  comme  dans 
quelques  portraits,  ou  pointues,  comme  dans  les  Fileuses,  parce  que 
la  lumière,  en  se  jouant,  exagère  ou  diminue  les  contours.  Il  est 
conduit  à  faire  des  genoux  sans  rotules  ou  des  pieds  sans  doigts, 
comme  dans  les  Forges  de  Vuleaùi,  parce  que  l'ombre  portée  efface 
des  détails  que  la  science  du  peintre  doit  rétablir.  C'est  là  l'écueil 
des  réalistes,  c'est  là  qu'éclate  leur  infériorité.  De  même  que  dans 
une  littérature  nous  plaçons  les  poètes  plus  haut  que  les  prosateurs, 
de  même,  dans  la  peinture,  le  grand  style  passe  avant  l'imitation 
la  plus  exacte  de  la  nature. 

La  ligne  pure  est  en  effet  une  création  aussi  bien  que  la  poésie.  Dans 
la  réalité,  elle  n'existe  pas  :  les  corps  ne  sont  pas  circonscrits  comme 
une  figure  de  géométrie,  ils  tournent,  et  la  lumière  tourne  avec  eux. 
La  ligne  écrit  plus  qu'elle  ne  modèle;  c'est  une  limite  précise,  une 
séparation  des  corps  avec  l'air  ambiant.  Les  grands  dessinateurs  ont 
voulu  rendre  cette  limite  qu'ils  traçaient  aussi  noble  que  possible; 
ils  se  sont  dit  qu'elle  charmerait  les  yeux  par  les  beautés  les  plus 
persuasives;  ils  en  ont  fait  l'enveloppe  de  grâces  célestes  et  d'inef- 
fables attitudes.  Or  ces  formes  sont  convenues,  voulues,  rhythmées  : 
ce  sont  les  vers.  Les  réalistes,  au  contraire,  sont  des  prosateurs; 
mais  la  prose  compte  des  Rossuet  pour  peindre  Turenne  ou  C-ondé, 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  Sévigné  et  des  Saint-Simon  pour  peindre  les  courtisans,  des 
La  Bruyère  pour  peindre  les  difformités  morales.  Ces  peintres  cher- 
chaient, aussi  bien  que  Velasquez,  à  saisir  sur  le  vif  les  détails  des 
physionomies,  et  leur  style  n'était  que  l'instrument  destiné  à  graver 
avec  plus  d'énergie  les  portraits.  Qu'on  ne  me  reproche  point  d'avoir 
nommé  Bossuet,  qui  ne  prêtait  à  ses  figures  que  des  beautés  hé- 
roïques, dignes  de  la  postérité,  car  Velasquez,  lui  aussi,  a  des  tons 
plus  sublimes,  et  sait  atteindre  parfois  à  la  véritable  grandeur.  Il  n'a- 
joute pas  aux  traits  de  ses  personnages,  mais  il  les  recompose  avec 
une  singulière  puissance.  Il  les  formule  tels  qu'il  les  a  vus,  à  leur 
moment  le  plus  heureux,  dans  leur  jet  le  plus  hardi,  avec  la  pose  la 
plus  majestueuse  ou  la  plus  aisée,  en  plein  air,  avec  le  cadre  d'une 
belle  nature,  sur  le  cheval  qui  se  cabre,  avec  le  bras  qui  commande, 
la  voix  qui  tonne,  l'œil  qui  brille.  Or  le  souvenir  est  une  forme  ré- 
trospective de  l'idéal.  Les  voyageurs  savent  ])ien  que  les  lieux  qu'ils 
ont  visités  grandissent  par  le  souvenir,  de  même  que  ceux  qu'ils  doi- 
vent parcourir  grandissent  par  l'espérance.  Velasquez  écrit  en  prose: 
mais,  pour  le  portrait  du  moins,  il  est  le  premier  des  prosateui'S. 

Enfin,  si  nous  le  considérons  comme  coloriste,  c'est  là  surtout  que 
nous  le  jugerons  inimitable.  Dans  les  conmiencemens,  sa  palette 
était  assez  noire  :  il  ne  craignait  point  de  laisser  dans  ses  tableaux 
des  parties  obscures  qui  ne  servaient  qu'à  faire  mieux  ressortir  les 
parties  principales  :  artifice  légitime ,  mais  facile ,  auquel  IC'S  autres 
peintres  espagnols  ont  trop  souvent  recours.  De  bonne  heure,  Velas- 
quez rejeta  ce  procédé,  qu'il  estimait  vulgaire;  comme  les  maîtres, 
il  vovilut  que  dans  ses  œuvres  tout  fut  clair,  sensible,  interprété, 
rendu,  et  en  pleine  lumière.  Ne  sacrifia-t-il  pour  cela  rien  de  la 
perspective,  et  laissa-t-il  leur  relation  juste  aux  plans,  aux  person- 
nages, aux  accessoires?  C'est  ce  que  je  n'oserais  toujours  afTfirmer. 
Cependant  il  faut  tenir  compte  des  difficultés  suprêmes  que  ren- 
contre l'artiste  qui,  au  lieu  de  recourir  au  jour  oblique  et  à  l'ombre 
portée  de  l'atelier,  veut  représenter  les  objets  en  plein  air,  sans  so- 
leil, c'est-à-dire  sans  projection,  et  tels  que  la  lumière  diffuse  les 
éclaire.  Jean  Bellin  et  d'autres  Italiens  du  xV  siècle,  Baphaël  dans 
sa  première  manière,  Albert  Dïirer  dans  certains  tableaux,  ont  fait 
des  prodiges  dans  ce  genre;  mais  Velasquez  a  été  plus  loin  encore, 
parce  qu'il  a  voulu  que  ses  figures  fussent  éclairées  d'un  jour  vrai. 
Chaque  peintre  a  sa  convention,  et  donne  au  visage  humain  u«e 
lueur  qui  lui  est  propre.  Baphaël  répand  sur  les  traits  du  comte  de 
Castiglione  ou  de  César  Borgia  les  ardeurs  du  soleil  ;  Rubens  a  des 
lis  et  des  roses,  Léonard  de  Vinci  des  tons  olivâtres,  Titien  des  pâtes 
dorées.  Van  Dyck  de  suaves  pâleurs.  Je  ne  parle  pas  des  peintres 
d'un  ordre  inférieur,  qui  supposent  l'éclat  factice  d'une  torche  et 


VELASOUEZ    AU    MUSEE    DE    MADBTD.  191 

en  copient  les  rellets.  Velasquez  ne  voit  que  les  apparences  réelles. 
Si  ses  chairs  sont  blanches,  c'est  parce  qu'elles  se  pénètrent  de  la 
blancheur  du  jour;  ce  n'est  pas  le  sang  qui  les  anime,  c'est  la  lu- 
mière qui  se  masse  ou  se  joue  sur  l'épiderme.  Il  ne  cherche  ni  le 
clair-obscur  ni  les  simplifications;  rien  ne  sera  sous-entendu;  tout 
aura  sa  place,  sa  valeur,  sa  clarté,  comme  si  le  modèle  posait  au 
milieu  d'une  plaine.  L'air  lui-même,  qui  est  incolore,  l'air  sera 
peint,  et  son  épaisseur  transparente,  que  la  science  seule  sait  rendre 
palpable,  l'art  la  fera  sentii*.  Jamais  le  problème  de  l'imitation  n'a 
été  posé  avec  autant  d'audace. 

Ce  système  devrait  conduire  l'artiste  à  laisser  aux  vêtemens  et 
aux  accessoires  leur  ton  le  plus  vif,  pour  ne  pas  dire  le  plus  vio- 
lent. Ne  prodiguera-t-il  pas  le  rouge,  le  bleu,  le  jaune?  JNe  cher- 
chera-t-il  pas  des  alliances  éclatantes  ou  des  oppositions?  Son  génie 
l'inspirera  mieux,  et  lui  fera  découvrir  que  ce  n'est  ni  le  nombre 
ni  le  fracas  des  couleurs  qui  constitue  le  coloriste.  Il  préférera  les 
tons  neutres,  le  blanc,  le  gris,  le  brun,  le  jaune  pâle;  il  pénétrera 
avec  un  instinct  rare  leurs  propriétés  et  leurs  rapports  ;  il  tirera  de 
leurs  combinaisons  des  reliefs  surprenans,  une  vigueur  pleine  de 
charme,  des  harmonies  claires,  gaies,  chantantes.  Coloriste  avec 
peu  de  bruit,  ileuri  à  l'aide  de  couleurs  austères,  brillant  à  l'aide  de 
teintes  tranquilles,  c'est  dans  la  gamme  fraternelle  des  tons  et  l'ex- 
quise intelligence  de  leurs  valeurs  qu'est  le  secret  de  sa  puissance. 
Aucun  peintre  n'a  employé  moins  de  couleurs  que  lui.  Dans  tel  ta- 
bleau, vous  apercevrez  à  peine  un  peu  de  rouge,  dans  tel  autre  un 
ruban  rose,  ici  une  plume  violette  que  la  pluie  a  fait  passer,  là  une 
frange  d'or  bien  assombrie.  A  peine  si  quelques  tons  plus  vifs  re- 
haussent la  composition  sans  l'étendre,  la  réveillent  sans  l'écraser, 
et  mettent  l'accent  sur  une  partie  du  tableau  sans  nuire  aux  parties 
voisines.  Je  comparerais  le  pinceau  de  Velasquez  à  un  grand  seigneur 
qui,  dans  sa  conduite,  dans  ses  gestes,  dans  ses  paroles,  garde  une 
mesure  parfaite,  un  tact  plein  de  dignité,  et  s'annonce  par  je  ne  sais 
quel  parfum  supérieur.  Il  hait  les  cris,  évite  les  éclats,  il  craint 
même  l'éloquence,  qui  dérangerait  sa  tenue  et  l'harmonie  générale 
de  sa  personne.  En  effet,  Murillo,  placé  à  côté  de  Velasquez,  Mu- 
rillo,  malgré  ses  qualités  de  coloriste  et  son  charme,  est  épais,  vio- 
lent :  son  pinceau  paraît  roturier. 

Velasquez  en  toute  circonstance  a  l'aversion  des  couleurs  qui 
frappent  trop  vivement  la  vue  ;  il  écarte  les  ressources  les  plus  lé- 
gitimes de  la  peinture.  Que  l'on  considère  les  accessoires  qui  entou- 
rent l'infante  Marguerite  !  L'infante  est  en  blanc  avec  des  rubans 
rouges,  le' tapis  est  rouge,  les  rideaux  sont  rouges,  le  fond  de  la 
salle  est  rouge.  Comment  ne  pas  développer  librement  de  telles  har- 


192  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monies?  Le  peintre  au  contraire  les  adoucit,  les  nuance,  les  assour- 
dit, les  éteint;  il  faut  f[\ie  vous  réfléchissiez  pour  reconnaître  que 
tout  est  rouge,  tant  vos  yeux  sont  mal  avertis,  tant  l'éclat  des  tons 
leur  a  été  savamment  dérobé.  Cet  art  n'est  pas  moins  sensible  dans 
un  portrait  du  cardinal  Gaspar  de  Borja,  que  M.  de  Salamanca  pos- 
sède. Le  vêtement  et  le  bonnet  du  cardinal  doivent  être  rouges;  ils 
le  sont,  mais  ils  ne  le  paraissent  pas,  tant  le  peintre  a  le  secret  de 
sacrifier  tout  ce  qui  nuirait  au  sujet  principal.  Dans  le  tableau  de 
la  Reddition  de  Brada,  où  il  y  a  des  guerriers,  des  seigneurs,  des 
costumes  de  toute  sorte,  des  armes,  des  étendards,  la  richesse  et 
l'abondance  des  couleurs  ne  sont-elles  pas  inévitables?  Vous  ne  ver- 
rez que  des  teintes  neutres  ou  habilement  fondues,  çà  et  là  un  ho- 
quetoii  bleu,  un  drapeau  d'un  bleu  plus  pâle,  un  ruban  de  nuance 
analogue,  une  banderole  d'un  rose  léger,  discret,  rien  de  plus.  Art 
prodigieux,  qui  tire  toute  sa  force  du  sentiment  profond  des  harmo- 
nies, de  leurs  rapports  et  des  valeurs  posées  sur  d'autres  valeurs! 
Dans  le  tableau  des  Fileiises,  il  y  a  des  tons  vifs  et  variés  qui  chan- 
tent, mais  comme  une  musique  sautillante,  spirituelle,  contenue  par 
la  sourdine.  Les  teintes  éclatantes  ont  peu  d'étendue,  elles  sont  bri- 
sées, disséminées;  sans  empâtement,  à  peine  frottées,  elles  sem- 
blent des  glissades  du  pinceau,  et  leurs  douces  oppositions  se  font 
équilibre.  En  outre,  un  jet  puissant  de  lumière,  en  disjoignant  les 
masses  colorées,  les  fait  trembler,  se  séparer  et  s'alléger  encore. 

.l'ai  déjà  parlé  des  paysages  :  il  est  inutile  d'en  louer  de  nouveau 
la  couleur  si  idéale,  et  pourtant  si  propre  à  produire  l'illusion  du 
vrai.  Je  n'ai  pas  craint  de  dire  qu'à  côté  de  telles  œuvres  les  autres 
coloristes  paraissaient  plus  fougueux,  mais  moins  délicats,  que  leurs 
tons  semblaient  plutôt  enflammés  que  lumineux,  que  le  pourpre,  le 
bleu,  le  violet,  l'orange  qu'ils  jetaient  sur  leurs  toiles  produisaient 
des  effets  saisissans,  mais  qui  soutenaient  mal  la  lutte  avec  de  tran- 
quilles clartés.  A  côté  d'eux,  Yelasquez  a  quelque  chose  de  limpide, 
d'élevé,  de  choisi,  comme  s'il  peignait  au  sommet  d'une  montagne, 
dans  une  atmosphère  plus  pure,  entouré  d'un  jour  égal  et  serein, 
laissant  à  ses  rivaux  les  accidens  d'un  monde  plus  grossier,  soleils 
brumeux,  nuages  amoncelés,  sombres  tempêtes. 

Ainsi  ce  maître  original,  à  qui  ont  manqué  une  science  plus  ri- 
goureuse du  dessin,  l'amour  de  la  beauté  et  la  recherche  des  types 
généraux,  n'en  est  pas  moins  le  premier  parmi  les  peintres  de  por- 
trait, et  si  je  ne  me  trompe,  le  plus  grand  des  coloristes. 

Beulé. 


DES 


r  r 


SOCIETES  FONCIERES 


DE  LEUR  ROLE  DANS  LES  TRAVAUX  PUBLICS. 


I.  L(  Crédit  foncier  df  France,  par  M.  J.  Josseau,  député  au  corps  législatif;  1861.  —  II.  Rapports 

du  gouverneur  du  Crédit  foncier  de  France;  1858,  18.J9,  1860,  1861.  —  III.  Rapports  à  l'assem- 
blée générale  des  actionnaires  de  la  Société  immobilière  de  Paris,  de  1857  à  1861. 


11  y  a  dans  la  situation  prise  au  milieu  de  notre  mouvement  in- 
dustriel par  quelques  grandes  associations  financières  un  spectacle 
bien  fait  pour  appeler  les  méditations  les  plus  sérieuses.  On  voit  ces 
associations  étendre  avec  un  succès  croissant  le  cercle  de  leur  acti- 
vité; elles  se  multiplient  hors  de  Paris  même,  et  la  plupart  des 
grandes  villes  de  France  marchent  résolument  dans  la  voie  ouverte 
par  la  capitale.  Gomment  expliquer  la  fortune  croissante  et  la  mul- 
tiplicité de  ces  institutions  de  crédit?  N'y  a-t-il  là  qu'un  fait  acci- 
dentel, un  engouement  passager?  N'est-ce  pas  plutôt  le  signe  de 
besoins  nouveaux  auxquels  ces  sociétés  répondent,  d'intérêts  impé- 
rieux qui  veulent  être  satisfaits?  Nul  ne  pourra  en  douter,  s'il  inter- 
roge l'histoire  de  ces  établissemens  dans  une  période  récente,  et  s'il 
observe  surtout  la  nature  des  opérations  auxquelles  ils  se  sont  livrés. 
H  les  verra  partout  apporter  des  ressources  nouvelles  aux  grands 
travaux  publics  dont  nos  villes  sont  aujourd'hui  le  théâtre,  exercer 
par  conséquent  sur  la  propriété  urbaine  une  influence  considérable 
et  croissante.  C'est  la  part  de  cette  influence  qu'on  essaiera  de  dé- 

TOME  XXXIV.  13 


194  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

terminer  ici  en  montrant,  par  l'exemple  du  Crédit  foncier  et  du 
Crédit  agricole,  comment  on  pourrait  concilier  l'essor  de  la  propriété 
urbaine  avec  les  intérêts  de  la  propriété  rurale,  puis,  par  l'exemple 
de  quelques  sociétés  immobilières  d'origine  récente,  comment  le 
concours  du  crédit  devrait  être  appliqué  aux  travaux  des  villes. 


I.    —   DU    CRÉDIT     FONCIER. 

L'organisation  du  Crédit  foncier,  le  mécanisme  de  ses  opérations, 
sont  bien  connus,  et  il  n'est  pas  nécessaire  de  s'étendre  beaucoup 
sur  un  tel  sujet,  qui  d'ailleurs  a  été  traité  d'une  façon  si  complète 
dans  l'ouvrage  récent  d'un  député  au  corps  législatif,  M.  Josseau. 
Après  des  remaniemens  successifs  et  des  transformations  récla- 
mées par  l'expérience,  le  Crédit  foncier  a  été  constitué  en  un  éta- 
blissement unique,  privilégié,  avec  droit  d'une  émission  de  papier 
limitée  par  la  nécessité  de  l'autorisation  gouvernementale,  mais 
indéfinie  en  raison  des  besoins  auxquels  ce  papier  est  appelé  à  sa- 
tisfaire. Le  Crédit  foncier  sert  d'intermédiaire  entre  l'emprunteur, 
—  à  qui,  moyennant  le  paiement  de  primes  annuelles,  et  sous  des 
conditions  sévères  d'exécution,  il  se  borne  à  remettre  les  obliga- 
tions qu'il  crée,  —  et  les  prêteurs,  qui  souscrivent  ou  achètent  ces 
mêmes  obligations.  Ce  n'est  en  définitive  ni  une  société  d'emprun- 
teurs solidaires,  comme  il  en  existe  en  Allemagne,  fondée  dans  l'u- 
nique intérêt  d'agriculteurs  obérés,  ni  une  société  de  prêteurs  qui 
fournissent  eux-mêmes,  et  avec  profit,  leurs  capitaux  à  la  propriété 
foncière  :  c'est  simplement  une  réunion  d'actionnaires  donnant  une 
certaine  somme  de  capitaux  en  garantie  de  la  sécurité  des  emprunts 
que  les  propriétaires  d'immeubles  contracteront  avec  le  public  por- 
teur des  obligations  du  Crédit  foncier.  Le  tout  s'exécute  sous  la 
surveillance,  on  pourrait  presque  dire  sous  la  direction  du  gouver- 
nement. 

Ainsi  le  Crédit  foncier  ne  prête  pas  son  propre  argent,  mais  son 
papier,  dont  le  public  est  l'endosseur  :  il  verse  d'une  main  aux  prê- 
teurs l'intérêt  des  obligations  remises,  et  reçoit  de  l'autre  les  annui- 
tés acquittées  par  les  emprunteurs.  La  différence  qui  existe  entre 
les  intérêts  et  les  annuités  constitue  le  bénéfice  des  actionnaires. 
Or  les  intérêts  payés  aux  souscripteurs  d'obligations  s'élèvent  à  3, 
A  ou  5  pour  100.  Les  annuités  acquittées  par  les  emprunteurs  com- 
prennent :  1°  ces  mêmes  chiiTres  d'intérêt,  2"  une  somme  propor- 
tionnelle à  la  durée  du  prêt,  rigoureusement  suffisante  pour  assurer 
l'amortissement  du  capital,  3"  des  frais  d'administration  s' élevant  à 
60  centimes  pour  100.  Ces  frais  d'administration  forment  le  béné- 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  195 

fice  réel  des  actionnaires;  ils  sont  assez  élevés  pour  que  le  béné- 
fice devienne  très  considérable,  si  les  emprunts  reposent  sur  des 
bases  solides,  si  par  conséquent  le  paiement  des  annuités  se  fait 
avec  régularité. 

Pourvu  du  droit  de  prêter  son  propre  papier  et  ramené  ainsi  à 
l'état  de  société  de  garantie  simple,  armé  en  outre  par  la  loi  de  pri- 
vilèges importans  en  ce  qui  touche  la  purge  des  hypothèques  légales 
et  en  matière  de  poursuite  immobilière,  le  Crédit  foncier  paraissait, 
il }'  a  trois  ans,  devoir  étendre  surtout  sa  clientèle  parmi  les  posses- 
seurs de  propriétés  de  grands  rapports,  seuls  en  mesure  de  suppor- 
ter le  poids  d'annuités  de  6  pour  100  en  moyenne.  Dans  cette  classe 
même  des  emprunteurs,  la  grande  et  la  moyenne  propriété  étaient 
appelées  surtout  à  recourir  au  Crédit  foncier.  Quant  aux  ressources  à 
obtenir  des  prêteurs,  cet  aliment  des  opérations  quotidiennes,  il  fal- 
lait attendre  la  fin  de  l'émission  des  200  millions  d'obligations  pre- 
mièrement autorisée,  pour  savoir  à  quel  prix  de  nouveaux  capitaux 
afïliieraient  dans  les  caisses  de  la  société,  et  lui  permettraient  de 
continuer  les  fructueuses  opérations  dont  les  actionnaires  avaient 
jusque-là  recueilli  les  bénéfices.  A  l'époque  dont  nous  parlons,  en 
1858,  on  comptait  2,192  prêts  réalisés,  85  millions  d'obligations 
émises,  dont  27  millions  seulement  appliqués  à  des  propriétés  ru- 
rales, et  50  concédés  au  département  de  la  Seine.  Enfin  les  action- 
naires du  Crédit  foncier  ne  touchaient  pas  moins  de  7  ou  8  pour  100 
d'intérêt  de  leurs  capitaux,  outre  la  constitution  de  très  fortes  ré- 
serves. Moins  de  trois  ans  se  sont  écoulés  depuis  lors,  et  les  destinées 
de  la  société  ont  pris,  on  va  le  voir,  un  essor  considérable. 

Au  31  décembre  1860,  le  total  des  prêts  à  long  terme  effectués 
s'élevait  en  nombre  rond  à  188  millions.  A  la  date  du  20  avril  1861, 
il  dépassait  de  plus  de  20  millions  le  chiffre  de  la  première  émission 
autorisée  de  200  millions  de  francs.  A  la  fin  de  janvier  1861,  le  dé- 
partement de  la  Seine  figurait  seul  au  nombre  des  emprunteurs  pour 
près  de  135  millions,  et  dans  les  56  millions  de  prêts  accordés  aux 
autres  départemens  la  propriété  urbaine  avait  encore  obtenu  8  mil- 
lions 1/2.  Ce  fait  prouve  bien  que  les  prêts  sont  consentis  aux  pro- 
priétés de  grands  rapports,  telle  que  les  immeubles  urbains,  et  que 
les  propriétaires  de  ces  immeubles  composent  presque  toute  la  clien- 
tèle du  Crédit  foncier.  Les  prêts  au-dessous  de  10,000  francs  ne 
comptent  dans  le  même  total  que  pour  le  chiffre  de  3  millions  1/2  : 
la  petite  propriété  n'a  donc  pas  eu  recours  cà  l'emprunt.  Pour  subve- 
nir à  toutes  ces  opérations,  la  société,  depuis  qu'elle  ne  fournit  plus 
de  numéraire,  avait  émis  au  l"  janvier  1861  :  82  millions  d'obliga- 
tions à  h  pour  100,  donnant  lieu  à  un  tirage  au  sort  sans  primes  de 
remboursement;  —  31  millions  1/2  d'obligations  rapportant  3  pour 


196  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

100  d'intérêt,  participant  au  tirage  des  lots  et  jouissant  en  outre 
<l'une  prime  de  remboursement;  —  enfin  plus  de  63  millions  d'obli- 
gations rapportant  5  pour  100  d'intérêt,  mais  sans  lots  ni  primes. 
L'émission  de  ces  dernières  obligations  n'est  point  comprise  dans  le 
chiiïre  des  200  millions  premièrement  autorisés;  elle  n'a  pour  limite 
que  la  quantité  même  des  prêts  qui  lui  servent  de  garantie  hypothé- 
caire. N'étant  l'objet  d'aucune  des  faveurs  destinées  à  faciliter  l'é- 
mission des  obligations  à  3  ou  Zi  pour  100  d'intérêt,  ces  obligations 
à  5  pour  100,  appelées  surtout  à  jouer  le  rôle  de  valeurs  de  place- 
ment et  non  de  spéculation,  ne  se  négocient  pas  à  la  Bourse,  et  se 
distribuent,  principalement  en  province,  par  les  soins  des  receveurs- 
généraux.  L'augmentation  du  placement  de  ces  titres  constitue  une 
des  preuves  les  plus  significatives  de  la  prospérité  du  Crédit  fon- 
cier. Lorsqu'il  donne,  pour  l'argent  que  le  public  lui  prête  sur  ses 
propres  titres,  3  ou  A  pour  100  d'intérêt,  et  qu'il  en  retire  des  em- 
prunteurs 5,65,  amortissement  et  frais  d'administration  compris,  il 
semble  qu'il  bénéficie  d'un  excédant  d'intérêt;  mais  cet  excédant 
n'est  que  la  représentation  des  lots  et  des  primes  que  la  société  doit 
acquitter. 

Ces  dernières  charges  avaient  même  paru  si  lourdes  que  le  Crédit 
foncier  obtint  du  gouvernement  une  subvention  de  10  millions  exi- 
gible jusqu'au  placement  des  200  millions  d'obligations  premières. 
En  effet,  l'émission  des  titres  3  et  /i  pour  100  n'avait  pu  se  faire 
sans  recourir  au  système  des  tirages  de  lots,  qui  favorise  la  spécu- 
lation et  facilite  le  placement  hâtif  des  titres,  mais  qui  n'est  le  plus 
souvent  admis  que  dans  les  pays  obérés  ou  arriérés.  L'Autriche, 
dont  les  finances  ne  jouissent  pas  d'une  grande  prospérité,  a  re- 
cours à  la  loterie  sous  toutes  les  formes.  On  peut  citer  comme  un 
modèle  du  genre  l'émission  des  obligations  de  la  société  du  Crédit 
mobilier  à  "Vienne.  Ces  obligations  ne  rapportent  aucun  intérêt^  mais 
participent  à  de  fréquens  tirages,  où  l'on  gagne  des  lots  qui  s'élèvent 
jusqu'à  deux  cent  cinquante  mille  florins-,  elles  sont  fort  recherchées 
et  ont  été  émises  sans  aucune  difficulté,  même  dans  des  circonstances 
critiques.  Croit-on  qu'il  faille  encourager  un  tel  emploi  de  fonds,  et 
ne  vaut-il  pas  mieux  faire  circuler  dans  notre  pays  des  titres  qui 
rapportent  un  intérêt  sérieux,  suffisant  pour  que  les  vrais  capitaux 
d'épargne  les  recherchent,  et  qui  constituent  des  placemens  de  bon 
père  de  famille?  Les  obligations  à  5  pour  100  du  Crédit  foncier  rem- 
plissent ce  rôle  à  merveille,  parce  qu'elles  composent  un  mode  de 
placement  en  harmonie  avec  les  anciennes  habitudes  du  pays.  Ces 
obligations  se  substitueraient  très  aisément  aux  contrats  d'hypo- 
thèque eux-mêmes  dont  l'intérêt  est  également  de  5  pour  100,  et 
ce  n'est  que  par  ce  moyen  qu'il  serait  possible  d'éteindre  enfin  la 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  197 

dette  hypothécaire,  cette  lèpre  inguérissable  cle  la  propriété  fran- 
çaise. 11  faut  reconnaître  toutefois  que  le  placement  des  obligations 
à  5  pour  100,  favorable  aux  prêteurs  et  à  la  société  du  Crédit  fon- 
cier, qu'il  débarrasse  du  service  de  la  loterie,  rencontre  quelques 
difficultés  de  la  part  des  emprunteurs  :  il  exige  en  effet  le  paiement 
d'annuités  plus  fortes.  Ainsi,  dans  un  emprunt  effectué  pour  cin- 
quante années,  lorsque  l'emprunteur  ne  doit  payer  pour  frais  d'ad- 
ministration, d'amortissement  et  d'intérêt  qu'une  annuité  de  5,65 
pour  100  en  recevant  des  obligations  à  h  pour  100,  le  même  em- 
prunteur qui  reçoit  des  obligations  à  5  pour  100  paie  une  annuité 
de  6,06  pour  100.  Ce  chiffre  peut  être  un  obstacle.  Une  autre  diffé- 
rence existe  encore  entre  les  obligations  à  5  et  les  obligations  à 
h  pour  100.  Les  premières  ne  sont  pas  négociables  à  la  Bourse,  les 
secondes  se  vendent  à  terme  et  au  comptant  sur  nos  marchés  pu- 
blics. Comme  le  remboursement  d'un  prêt  moyennant  la  remise  de 
titres  pareils  à  ceux  que  l'on  a  reçus  est  toujours  possible  même 
avant  l'expiration  du  terme,  on  préfère  emprunter  des  titres  qui  se 
négocient  à  la  Bourse,  et  dont  l'agio  peut  donner  lieu  à  un  certain 
bénéfice.  Au  contraire,  les  obligations  à  5  pour  100  se  placent  de 
gré  à  gré,  en  province,  et  ne  sortent  guère  des  portefeuilles  où  elles 
sont  entrées.  Il  y  a  là  toutefois  une  sorte  de  supériorité  morale  en 
faveur  de  ces  dernières. 

C'est  parce  que  la  société  du  Crédit  foncier  se  renferme  de  plus 
en  plus  étroitement  (en  ce  qui  touche,  bien  entendu,  les  prêts  à 
long  terme)  dans  son  rôle  d'intermédiaire,  que  ses  opérations  ont 
pris  une  extension  aussi  grande.  Lorsque  la  société,  sous  l'empire 
des  premières  illusions,  remettait  aux  emprunteurs  du  numéraire 
contre  une  annuité  de  5  pour  100,  amortissement  même  compris, 
elle  avait  pu  en  une  seule  année,  de  1852  à  1853,  réaliser  pour 
27  millions  de  prêts;  mais  dès  que  sous  la  pression  des  événemens 
elle  éleva  successivement  le  taux  de  l'annuité,  on  vit  les  prêts  en  nu- 
méraire descendre  au  chiffre  de  12  millions  pour  1855,  de  8  millions 
pour  1856,  et  cesser  presque  en  1857.  L'année  suivante  au  contraire, 
à  peine  le  système  des  prêts  en  obligations  est-il  définitivement 
adopté,  que  les  opérations  s'élèvent  au  total  de  30  millions.  L'année 

1859  réalise  pour  plus  de  26  millions  de  prêts  à  long  terme.  En 

1860  enfin,  le  chiffre  de  ces  opérations  atteint  plus  de  48  millions, 
dont  30  millions  fournis  en  obligations  rapportant  5  pour  100  d'in- 
térêt sans  lots  ni  primes.  Pour  multiplier  encore  les  opérations  d'em- 
prunt sous  cette  forme,  qui  date,  on  le  voit,  de  1858,  la  société  du 
Crédit  foncier  ne  peut  employer  qu'un  moyen,  que  lui  rend  facile 
le  succès  croissant  de  ses  opérations  :  c'est  de  diminuer  le  prix  des 
frais  d'administration. 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ces  frais,  avons-nous  dit,  s'élèvent  par  année  à  60  centimes  pour 
100,  tandis  que  la  dépense  de  l'amortissement  pour  un  emprunt  de 
cinquante  années  ne  dépasse  pas  liQ  centimes.  On  a  souvent  répété 
que  les  frais  de  notaire  dans  les  contrats  d'hypothèque  étaient  très 
onéreux;  ils  ne  montaient  toutefois  qu'à  un  demi  pour  100,  —  soit 
50  centimes  une  fois  payés.  Dans  les  emprunts  consentis  par  le 
Crédit  foncier,  l'entremise  d'un  notaire  est  obligatoire,  et  les  frais 
d'adaiinistration  reviennent  tous  les  ans.  En  somme,  le  Crédit  fon- 
cier pour  son  service  d'intermédiaire  reçoit  bien  réellement  près  du 
double  du  capital  prêté.  On  ne  saurait  donc  trop  recommander  à  la 
société  d'adopter  des  combinaisons  propres  à  alléger  sous  ce  rapport 
les  charges  des  emprunteurs.  Pourquoi  ne  diminuerait-elle  pas  les 
frais  d'administration  dans  les  dernières  années  du  prêt  cà  mesure 
que  les  emprunts  se  prolongent,  à  mesure  par  conséquent  que  les 
risques  diminuent?  Déjà  en  1855  M.  le  comte  de  Germiny,  gouver- 
neur du  Crédit  foncier,  remarquait  que,  pour  se  tenir  dans  les 
limites  rigoureuses  du  prêt  à  5  pour  100,  amortissement  et  frais 
compris,  la  société  avait  dû  sacrifier  une  partie  de  ses  propres 
droits,  et  il  établissait  que,  sur  l'ensemble  des  prêts  réalisés  à  des 
taux  d'annuité  différons,  la  moyenne  des  frais  d'administration  n'at- 
teignait pas  /lO  centimes  pour  100.  Il  exprimait  l'espoir  que  les  fu- 
turs prêts,  consentis  dans  des  conditions  plus  onéreuses  pour  le  prê- 
teur, l'elèveraient  les  frais  d'administration  au  taux  légal.  Le  vœu 
de  l'honorable  gouverneur  a  été  réalisé,  et,  grâce  à  l'initiative  éner- 
gique de  son  successeur,  d'autres  sources  de  revenu,  et  des  plus 
abondantes,  ont  accru  dans  de  très  grandes  proportions  les  bénéfices 
des  sociétaires.  Il  est  donc  permis  dès  à  présent  de  provoquer  le  re- 
tour à  une  mesure  qui,  adoptée  au  début  de  l'entreprise,  n'en  a  point 
paralysé  les  progrès.  Alors  que  l'émission  des  200  millions  d'obli- 
gations touche  à  son  terme,  au  lieu  de  voir  se  perpétuer  l'habitude 
des  emprunts  avec  lots,  ne  serait-il  pas  très  souhaitable  que  l'usage 
des  obligations  à  5  pour  100  d'intérêt  se  propageât,  et  que,  pour 
les  faire  accepter  par  les  nombreux  emprunteurs  du  Crédit  foncier, 
les  frais  d'administration  fussent  amoindris  dans  une  proportion 
considérable  ? 

En  dehors  du  prêt  à  long  terme,  le  Crédit  foncier  a  été  autorisé 
à  opérer  des  prêts  à  court  terme  avec  ou  sans  amortissement ,  —  à 
ouvrir  une  caisse  de  service  pour  y  recevoir  des  dépôts  en  comptes 
conrans  et  faire  des  avances  sur  obligations  foncières  et  autres  va- 
leurs déterminées,  —  à  faire  des  prêts  à  long  terme  destinés  à  favo- 
riser les  travaux  de  drainage,  —  à  étendre  ses  opérations  à  l'Algé- 
rie,—  à  patroner  les  opérations  du  sous-comptoir  des  entrepreneurs, 
—  à  prêter  même  sans  hypothèque  aux  départemens,  aux  communes 


DES    SOCIETES    FONCIÈRES.  199 

et  aux  syndicats,  —  à  fonder  avec  une  subvention  et  une  garantie 
d'intérêt  une  société  de  crédit  agricole. 

En  1858,  lorsqu'on  a  exposé  ici  les  opérations  du  Crédit  fon- 
cier (1),  les  emprunts  à  long  et  à  court  terme  et  l'ouverture  de  la 
caisse  de  service  avaient  été  seuls  autorisés.  Les  prêts  à  court  terme 
ne  furent  guère  qu'un  expédient  transitoire  nécessaire  dans  un  mo- 
ment où  l'intérêt  de  l'argent  s'élevait  notablement  au-dessus  du  taux 
habituel,  et  où  par  conséquent  le  cours  des  obligations  du  Crédit 
foncier  faisait  subir  à  l'emprunteur  des  pertes  trop  sensibles  pour 
qu'il  lui  fût  permis  de  contracter  des  emprunts  à  long  terme.  Jus- 
qu'en 1859,  presque  aucun  prêt  à  court  terme  n'avait  été  con- 
tracté. En  1859,  des  propriétaires  de  terrains  non  bâtis  demandèrent 
au  Crédit  foncier  les  ressources  nécessaires  pour  construire,  et  lui 
empruntèrent  près  de  8  millions.  Ces  emprunts  à  courte  échéance 
ont  dû  se  convertir  pour  la  plupart  en  emprunts  à  long  terme.  De- 
puis le  traité  passé  avec  le  sous-comptoir  des  entrepreneurs,  ce 
genre  d'opérations  a  presque  entièrement  cessé. 

La  caisse  de  service,  autorisée  en  1856,  a  été  en  1859  l'objet  de 
deux  modifications  importantes  :  créée  pour  recevoir  des  dépots  et 
faire  des  avances  sur  obligations  foncières,  elle  peut  aujourd'hui 
employer  à  ces  avances  non  plus  le  cinquième,  mais  la  moitié  des 
sommes  reçues  en  dépôts,  et  il  lui  est  permis  de  prêter  sur  tous  les 
titres  que  reçoit  la  Banque  de  France  elle-même  comme  garantie 
d'avances.  Quant  aux  dépôts,  le  solde  non  employé  en  avances  est 
versé  en  compte  courant  au  trésor,  et  comme  l'intérêt  payé  par  l'état 
est  supérieur  à  l'intérêt  payé  par  le  Crédit  foncier  aux  déposans,  il 
en  résulte  pour  la  société  un  bénéfice  notable  en  même  temps  que 
la  trésorerie  y  trouve  des  facilités  dont  l'importance  n'est  pas  con- 
testable, mais  qui  pourraient  devenir  dangereuses  en  temps  de  crise, 
les  souvenirs  de  ISliS  en  font  foi.  Les  opérations  de  la  caisse  de  ser- 
vice ont  pris  une  extension  considérable.  En  1858,  le  chiffre  des  ver- 
semens  s'est  élevé  à  112  millions  contre  81  millions  de  retraits.  En 
1859,  le  mouvement  a  été  beaucoup  plus  fort,  puisqu'à  la  fin  de 
l'année  le  solde  de  la  caisse  (retraits  opérés)  montait  à  plus  de 
55  millions.  Au  31  décembre  1860,  après  un  total  de  dépôts  s'éle- 
vant  pour  l'exercice  entier  à  358  millions,  le  solde  des  fonds  non 
retirés  n'était  pas  moindre  de  98  millions.  Quant  aux  avances,  elles 
se  sont  élevées  dans  la  même  année  à  11  millions  sur  obligations 
foncières  et  à  62  millions  sur  valeurs  diverses.  Au  3 1  décembre  1860, 
le  solde  des  avances  sur  divers  titres  ne  dépassait  pas  17  millions. 
Le  mouvement  général  de  la  caisse  du  Crédit  foncier  a  atteint  en 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  mai  1858. 


200  REVUE    DES    DEUX    MOJNDES. 

1860  le  chiffre  énorme  de  2  milliards  33  millions,  représentant  une 
augmentation  de  825  millions  sur  l'année  1859. 

La  caisse  de  service,  au  moyen  de  l'ouverture  des  comptes  cou- 
rans,  a  contribué  à  populariser  en  France  l'usage  du  dépôt  avec  in- 
térêt et  de  la  circulation  du  chèque  ou  reçu  qui  règle  en  Angleterre 
toutes  les  transactions.  Au  lieu  de  conserver  improductif  un  capital 
plus  ou  moins  élevé,  destiné  à  solder  même  les  dépenses  de  la  con- 
sommation journalière,  nombre  de  propriétaires  et  de  rentiers  ont 
déjà  contracté  chez  nous  l'habitude  de  déposer  dans  de  grands  éta- 
blissemens  publics,  tels  que  le  Crédit  foncier,  le  Crédit  mobilier,  la 
société  de  Crédit  commercial  et  industriel ,  les  sommes  qui  pro- 
viennent de  leurs  revenus  fixes  ou  éventuels,  et  de  délivrer  à  leurs 
fournisseurs,  à  leurs  créanciers  de  tout  genre,  des  chèques  ou  reçus 
au  porteur  que  ces  établissemens  acquittent  à  présentation.  Il  n'est 
pas  nécessaire  de  faire  comprendre  l'utilité  de  semblables  mesures: 
plus  les  dépôts  seront  multipliés,  moins  il  restera  de  capital  impro- 
ductif. Toutefois  l'emploi  des  chèques  cause  souvent  à  celui  qui  les 
reçoit  une  perte  de  temps  pour  en  aller  toucher  le  montant ,  et  lui 
inspire  une  juste  défiance  par  la  crainte  des  contrefaçons  ou  de  la 
perte  du  chèque  lui-même.  Il  faudra  faire  un  pas  de  plus  dans  l'in- 
dustrie des  banques.  On  verra  sans  aucun  doute  se  créer  chez  nous 
les  clariiig  houses  de  la  Cité  de  Londres,  destinés  à  l'échange  des 
chèques  entre  banquiers  à  des  heures  déterminées.  L'usage  du  vi- 
renicnl  des  chèques  et  des  chèques  barrés  suivra  inévitablement  l'u- 
sage du  chèque  lui-même  et  l'habitude  du  dépôt  (Ij. 

Quant  à  ce  qui  concerne  les  encouragemens  aux  travaux  de  drai- 
nage, on  peut  dire  que  l'insuccès  est  entier.  En  deux  années,  le  Cré- 
dit foncier  n'a  réalisé  que  vingt-quatre  prêts,  pour  une  somme  de 
/i23,000  fr.  On  ne  doit  pas  attendre  non  plus  de  bien  grands  résultats 
de  l'extension  des  opérations  de  la  société  à  l'Algérie  :  non  point  que 
les  besoins  n'y  soient  très  grands  et  les  demandes  d'emprunt  nom- 
breuses; mais  le  Crédit  foncier  ne  peut  dépasser  en  Algérie  5  pour 
100  de  la  totalité  des  prêts  effectués  en  France;  ses  prêts  seront 
d'ailleurs  effectués  en  numéraire,  et  ils  ne  seront  consentis  que  pour 
trente  ans  au  maximum,  moyennant  une  annuité  de  10  pour  100, 
comprenant,  outre  les  frais  d'amortissement  et  d'administration, 
8  pour  100  d'intérêt.  Puisqu'au  taux  actuel  de  l'intérêt  en  Algérie, 
qui  est  d'environ  10  pour  100,  l'absence  du  numéraire  y  constitue 
le  principal  obstacle  aux  progrès  matériels,  il  n'est  pas  présumable 

(1)  Les  améliorations  à  introduire  dans  notre  organisation  et  nos  habitudes  financières 
ont  éU)  signalées  avec  beaucoup  de  clarté  dans  un  opuscule  que  l'on  croit  pouvoir  re- 
commander ici  :  Mémoire  sur  la  nécessité  d'introduire  en  France  les  banques  de  dépôts, 
les  chèques  et  les  viremens  de  chèques,  par  M.  Jules  Lechevalier. 


DES  SOCIÉTÉS  FONCIÈRES.  201 

que  la  maigre  part  de  prêts  dont  le  Crédit  foncier  est  autorisé  à  ac- 
corder le  bienfait  supplée  à  l'insuflisance  du  capital  français,  que  les 
embarras  de  la  propriété  algérienne  et  le  bénéfice  limité  de  ses  pro- 
ductions agricoles  ont  jusqu'à  présent  effrayé.  Cependant,  pour  fa- 
voriser au  moins  sur  un  point  spécial  le  développement  de  ses 
opérations,  l'administration  du  Crédit  foncier  a  réduit  de  8  pour  100 
à  6,75  l'intérêt  des  prêts  pour  les  immeubles  situés  dans  la  ville 
même  d'Alger, 

Les  opérations  avec  le  sous-comptoir  des  entrepreneurs  et  les 
prêts  aux  communes  promettent  de  tout  autres  résultats.  Le  sous- 
comptoir  des  entrepreneurs,  créé  après  la  révolution  de  18Zi8  pour 
venir  en  aide  à  l'industrie  du  bâtiment,  avait  été  depuis  lors  une  des 
annexes  du  Comptoir  d'escompte.  En  1859,  il  en  fut  détaché  et  dut 
se  mettre  sous  l'égide  du  Crédit  foncier,  auquel  des  entreprises  sem- 
blables le  rattachent  étroitement.  Le  sous-comptoir  des  entrepre- 
neurs est  destiné  en  effet  à  édifier  les  immeubles  urbains  sur  les- 
quels les  obligations  du  Crédit  foncier  doivent  asseoir  leur  gage 
hypothécaire.  Pour  être  en  mesure  de  répondre  à  de  plus  grands 
besoins,  le  capital  du  sous -comptoir  des  entrepreneurs  a  été  porté 
à  5  millions,  dont  les  trois  quarts  ont  été  remis  au  Crédit  foncier 
à  titre  de   garantie.   Les  fonctions  du  sous-comptoir  consistent  à 
escompter  les  effets  des  propriétaires  de  terrains  non  bâtis  qui  édi- 
fient des  maisons  nouvelles,  ou  plutôt  à  leur  avancer  sur  leur  si- 
gnature les  sommes  nécessaires  au  fur  et  à  mesure  de  la  construc- 
tion. Ces  effets,  dont  les  immeubles  en  cours  d'exécution  forment  le 
gage,  se  trouvent,  par  l'entremise  du  sous-comptoir  des  entre- 
preneurs et  du  Crédit  fonciei-,  revêtus  des  trois  signatures  obliga- 
toires pour  être  admis  en  cas  de  besoin  à  la  Banque  de  France; 
mais  l'opération  s'arrête  en  réalité  au  Crédit  foncier,  qui,  sur  ses 
propres  ressources,  avance  au  sous-comptoir  des  entrepreneurs  les 
sommes  que  réclament  les  cliens  de  celui-ci.  Aux  termes  des  con- 
ventions constitutives  de  1860,  le  Crédit  foncier  ne  peut  disposer 
en  faveur  du  sous-comptoir  que  de  la  moitié  de  son  propre  capital 
versé  et  de  la  partie  du  fonds  social  du  sous -comptoir  déposée 
en  garantie.  La  limite  statutaire  des  opérations  du  sous-comptoir 
lui-même  est  fixée  à  15  millions.  Dès  la  première  année,  elle  s'est 
trouvée  atteinte,  et  il  devient  urgent  de  l'étendre  :  en  sept  mois, 
c'est-à-dire  de  juin  à  décembre  1860,  les  crédits  ouverts  par  le 
sous-comptoir  se  sont  élevés  à  près  de  14  millions.  Les  avantages 
de  la  combinaison  nouvelle  frappent  tous  les  yeux.  Les  avances 
du  sous -comptoir  des  entrepreneurs  offrent  d'autant  plus  de  sécu- 
rité qu'elles  sont  contrôlées  par  l'administration  du  Crédit  foncier, 
dont  l'autorisation  est  indispensable,  et  cette  autorisation  ne  s'ac- 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corde  pas  à  la  légère,  puisque  les  avances  sur  des  immeubles  en 
construction  se  résolvent  pour  la  plupart  du  temps  en  prêts  à  long 
terme.  Grcàce  à  cette  mutation,  les  propriétaires  entrepreneurs, 
pour  acquitter  leurs  engagemens,  échappent  aux  nécessités  d'une 
vente  forcée,  cause  autrefois  si  fréquente  des  désastres  de  l'indus- 
trie du  bâtiment,  et  la  liquidation  d'une  entreprise  immobilière  ne 
dépasse  presque  plus  les  limites  de  la  liquidation  de  toutes  les  en- 
treprises commerciales.  Avec  cette  facilité  et  cette  rapidité  d'exé- 
cution, on  peut  dire  que  les  avances  sous  la  forme  de  prêts  à  court 
terme  concédés  par  le  sous -comptoir  sont  de  véritables  emprunts 
à  long  terme  anticipés,  et  rien  n'empêche  par  conséquent  d'étendre 
les  facilités  promises  à  des  opérations  qui  ne  se  renferment  plus 
seulement  dans  les  limites  de  la  ville  de  Paris,  comme  aux  pre- 
miers temps  de  l'existence  du  sous-comptoir  des  entrepreneurs, 
mais  qui  peuvent  rayonner  dans  toutes  les  autres  villes. 

Les  prêts  aux  départemens,  aux  communes  et  aux  associations 
syndicales  ont  atteint  aussi  en  une  seule  année  un  chiffre  considé- 
rable, plus  de  30  millions  de  francs,  et  ont  absorbé  presque  toute 
la  moitié  de  l'emprunt  de  75  millions  en  obligations  communales 
émises  le  18  octobre  1860.  Dans  son  rapport  à  l'assemblée  générale 
des  actionnaires,  M.  le  gouverneur  du  Crédit  foncier  annonce  que 
les  prêts  de  cette  nature  ont  atteint  en  1860  la  somme  de  19  mil- 
lions de  francs;  mais  il  ajoute  que  du  l*""  janvier  au  1"  avril  1861  de 
nouveaux  prêts  communaux  ont  été  autorisés  pour  5  millions  1/2,  et 
que  des  traités  conditionnels  ont  été  passés  avec  quelques  villes  pour 
près  de  9  millions.  La  loi  sur  le  crédit  communal  date  du  17  juillet 
1860;  on  a  donc  prêté  plus  de  30  millions  en  un  an.  Les  principales 
différences  qui  caractérisent  cette  sorte  de  prêts  sont  l'obligation 
pour  le  Crédit  foncier  de  prêter  en  numéraire  et  la  facilité  qui  lui 
est  laissée  de  prêter  sans  affectation  hypothécaire.  Notons  aussi  que 
la  commission  allouée  pour  frais  d'administration  ne  peut  dépasser 
45  centimes.  C'est  un  argument  de  plus  à  l'appui  de  nos  précédentes 
observations.  La  dispense  d'une  affectation  hypothécaire  ne  peut 
dans  l'espèce  exciter  aucune  appréhension.  Le  contrôle  du  gouver- 
nement, qui  dans  certains  cas  provoque  l'intervention  du  pouvoir 
législatif,  suffit  pour  amener  la  rentrée  des  annuités  dues  par  les 
départemens  et  les  communes.  Dans  le  budget  local,  les  contribu- 
tions votées  et  au  besoin  imposées  d'office  serviront  au  paiement 
exact  des  annuités.  L'utilité  de  ces  emprunts  n'est  point  cà  justifier; 
l'importance  des  demandes  transmises  dès  le  premier  exercice  dé- 
montre l'urgence  des  besoins  à  satisfaire.  Et  ici  il  ne  s'agira  pas 
seulement  de  travaux  improductifs,  d'embellissemens  des  villes,  de 
construction  même  d'édifices  destinés  à  des  services  publics  :  grâce 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  203' 

au  concours  du  Crédit  foncier,  les  départemens  et  les  communes 
pourront  achever  leur  système  de  viabilité,  procéder  à  de  grandes 
opérations  de  défrichement  et  d'irrigation.  Cette  question  des  biens 
communaux,  si  longtemps  et  si  inutilement  débattue,  peut  trouver 
enfin  la  solution  cherchée.  On  rentrerait  ainsi  dans  la  voie  première- 
ment tracée  au  Crédit  foncier,  la  voie  trop  négligée  des  améliora- 
tions agricoles. 

Le  Crédit  foncier  laisse  aux  départemens ,  aux  communes  et  aux 
syndicats  le  choix  entre  deux  modes  d'emprunts.  Dans  l'un  de  ces 
modes,  l'intérêt  est  de  5  pour  100,  plus  une  commission  de  Zi5  cen- 
times et  la  âomme  nécessaire  pour  opérer  l'amortissement.  Dans 
l'autre,  l'intérêt,  outre  l'amortissement,  n'est  que  de  5  pour  100, 
commission  comprise;  mais  l'emprunteur  s'interdit  la  faculté  de  se 
libérer  par  anticipation,  clause  dont  les  avantages  pour  le  Crédit  fon- 
cier n'ont  pas  besoin  d'être  démontrés.  Ne  peut-on  transporter  ce  der- 
nier mode  aux  prêts  hypothécaires  ordinaires,  en  stipulant,  comme  il 
a  été  dit  plus  haut,  des  termes  plus  ou  moins  longs  avant  toute  possi- 
bilité de  remboursement?  Les  conditions  faites  aux  communes  et  aux 
départemens  qui  empruntent  ne  doivent  pas  paraître  trop  onéreuses 
pour  des  opérations  de  longue  haleine,  dont  les  charges  sont  répar- 
ties sm^  un  grand  nombre  de  contribuables,  surtout  s'il  s'agit  de 
travaux  vraiment  rémunérateurs.  A  voir  l'empressement  avec  lequel 
les  départemens  et  les  communes  les  plus  importantes,  telles  que 
Lyon,  Marseille,  Cette  et  Le  Havre,  ont  eu  recours  au  Crédit  foncier, 
on  peut  se  faire  une  idée  de  l'étendue  des  opérations  réservées  à  la 
société.  Il  y  a  plus,  Tancienne  dette  communale  et  départementale 
se  transformerait  utilement  en  dette  foncière,  et  sous  ce  rapport  on 
doit  plutôt  redouter  les  entraînemens  précipités  que  les  hésitations. 
Si  l'on  considère  que  pour  l'année  1859  les  impositions  extraordi- 
naires des  départemens,  destinées  en  général  à  couvrir  des  em])runts 
et  des  dépenses  de  la  nature  de  celles  que  le  Crédit  foncier  peut 
subventionner,  atteignent  25  millions,  soit  le  quart  des  recettes  to- 
tales des  départemens,  si  l'on  remarque  aussi  que  l'augmentation 
annuelle  des  dépenses  départementales  depuis  18/15  jusqu'à  1856 
seulement  est  estimée  à  30  millions,  on  appréciera  l'impoi'tance  de 
la  clientèle  que  les  départemens  et  les  communes  peuvent  assurer 
au  Crédit  foncier. 

Ne  peut-on  craindre  toutefois  que  l'obligation  de  prêter  en  numé- 
raire n'amène  le  retour  des  embarras  qui  ont  entravé  la  marche  des 
opérations  au  début  des  prêts  hypothécaires?  Cela  dépend  de  la  na- 
ture des  ressources  spéciales  que  le  Crédit  foncier  aura  dd  se  ci'éer. 
C'est  à  cette  pensée  qu'il  faut  attribuer  l'émission  d'obligations  dites 
communales,  rapportant  3  pour  100,  remboursables  au  pair  de 


20/i  REVUE    DES    DEUX    MO^'DES. 

500  francs  en  cinquante  années  et  souscrites  primitivement  à  un 
taux  inférieur,  donnant  lieu  à  des  lots  dans  deux  tirages  semestriels, 
enfin  négociables  à  la  Bourse.  En  dehors  de  ces  obligations,  la  so- 
ciété émet  aussi  des  obligations  communales  à  5  pour  100  sans 
lots  et  non  négociables.  Le  chiffre  d'émission  de  ces  dernières  n'est 
pas  limité;  l'émission  des  obligations  à  3  pour  100  a  été  fixée  à 
75  millions,  dont  la  première  moitié  seule  a  été  livrée  au  public. 
On  remarquera,  pour  ce  qui  concerne  les  prêts  communaux,  qu'en 
s'imposant  la  nécessité  de  délivrer  du  numéraire,  la  société  du 
Crédit  foncier  cesse  d'être  un  intermédiaire  simple  entre  des  emprun- 
teurs et  des  prêteurs;  on  remarquera  aussi  que  les  opérations  peuvent 
se  trouver  paralysées,  si  l'intérêt  de  l'argent  s'élevait  assez  pour 
rendre  plus  difficile  la  négociation  des  obligations,  avec  lesquelles  le 
Crédit  foncier  lui-même  bat  monnaie. 

Enfin  la  société  du  Crédit  foncier  vient  d'organiser  le  crédit  agri- 
cole ,  c'est-à-dire  de  créer  une  institution  ayant  pour  objet  de  pro- 
curer à  court  terme  et  sans  hypothèque  des  capitaux  ou  des  crédits 
à  l'une  de  nos  industries  les  plus  intéressantes.  Le  Crédit  foncier  avait 
été  fondé  pour  prêter  à  long  terme  et  sur  hypothèque  des  capitaux 
à  la  propriété  seulement  :  on  a  vu  qu'il  en  avait  surtout  prêté  à  la 
propriété  urbaine.  Par  la  négociation  des  emprunts  communaux,  il 
ne  prête  encore,  quoique  sans  hypothèque,  qu'à  la  propriété  collec- 
tive. Le  Crédit  agricole  fait  un  grand  pas,  il  prêtera  sans  hypothèque, 
à  court  terme,  non  plus  à  des  propriétaires,  individus  ou  corps  col- 
lectifs, mais  aux  agriculteurs,  et  même,  il  est  permis  de  le  supposer, 
à  toute  personne  présentant  une  solvabilité  suffisante.  On  a  dit  de- 
puis longtemps  que  l'usure  dévore  les  campagnes;  on  remarquait 
que  le  cultivateur  proprement  dit  ne  trouvait  pas  les  mêmes  fa- 
cilités de  crédit  que  le  négociant,  dont  la  signature  est  admise  chez 
les  banquiers,  aux  comptoirs  d'escompte,  à  la  Banque  de  France. 
Le  gouvernement  a  voulu  pourvoir  à  des  besoins  non  moins  dignes 
d'intérêt  :  il  a  fait  examiner  des  projets  d'organisation  de  crédit 
agricole,  et  la  loi  du  28  juillet  1860  a  été  votée.  Aux  termes  de 
cette  loi,  une  société  distincte  de  celle  du  Crédit  foncier  est  créée 
au  capital  de  20  millions,  dont  la  moitié  seulement  sera  d'abord 
souscrite.  Son  objet  est  de  prêter  des  capitaux  à  l'agriculture  ou 
aux  industries  qui  s'y  rattachent,  en  faisant  ou  en  facilitant  par  sa 
garantie  l'escompte  d'effets  à  90  jours.  Elle  choisira  dans  les  dé- 
jiartemens  des  reprcsentans  dont  la  fonction  sera  de  lui  garantir 
la  solrabilitê  de  V emprunteur.  La  signature  de  celui-ci,  celle  de 
V  intermédiaire  obligé  auquel  la  demande  d'emprunt  sera  adres- 
sée, enfin  la  signature  de  la  société  du  Crédit  agricole  formeront  les 
trois  signatures  requises  pour  que  les  effets  puissent  être  admis  à 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  205 

l'escompte  par  la  Banque  de  France.  Il  est  inutile  de  dire  que  ces 
effets  à  90  jours  ne  pi'ocureront  pas  des  ressources  suffisantes  pour 
des  opérations  agricoles  exigeant  d'ordinaire  une  plus  grande  lati- 
tude; mais  la  société  y  pourvoira  au  moyen  de  renouvellemens  éche- 
lonnés. Pour  faciliter  la  mise  en  œuvre  de  ce  système,  le  gouverne- 
ment a  garanti  jusqu'à  la  concurrence  de  /|00,000  francs  un  intérêt 
de  II  pour  100  aux  actionnaires  de  la  nouvelle  société. 

Cependant  quelques  objections  ont  été  élevées  contre  une  des  dis- 
positions particulières  des  statuts.  La  nécessité  de  choisir  dans  les 
départemens  un  intermédiaire  offrant  une  responsabilité  suffisante, 
à  qui  les  demandes  de  prêts  seraient  adressées  et  qui  en  garantirait  le 
remboursement,  a  paru  offrir  des  difficultés  telles  qu'on  peut  crain- 
dre de  voir  se  renouveler  pour  ces  intermédiaires  l'échec  éprouvé 
à  l'occasion  des  directeurs  départementaux  du  Crédit  foncier.  Aussi 
l'administration  de  cette  dernière  société,  chargée  de  diriger  éga- 
lement le  Crédit  agricole,  dont  les  intérêts  doivent  néanmoins  être 
tout  à  fait  distincts,  a  eu  dit-on,  l'heureuse  pensée  de  provoquer  la 
création  d'un  sous-comptoir  de  l'agriculture.  Si  ce  nouveau  rouage 
était  admis  par  le  gouvernement,  il  remplirait  le  rôle  d'intermédiaire 
entre  les  emprunteurs  et  le  Crédit  agricole  lui-même,  verserait  dans 
la  caisse  de  celui-ci  son  capital  à  titre  de  garantie,  et  fournirait  une 
deuxième  signature  à  laquelle  le  Crédit  agricole  ajouterait  en  der- 
nier lieu  la  sienne  propre,  si  les  ressources  du  nouvel  établissement 
ne  suffisent  pas  à  prévenir  le  recours  à  la  Banque  de  France,  fin  né- 
cessaire, le  deus  ex  ïnarhinâ  de  toute  combinaison  financière.  Tou- 
tefois la  société  du  Crédit  agricole  ne  manquera  pas  de  moyens  d'a- 
limenter sa  caisse  sociale;  en  dehors  de  son  capital  de  20  millions, 
elle  peut  recevoir  des  dcpôts  avec  ou  anus  intérêts,  créer  et  émettre 
des  valeurs  dont  l'exigibilité  est  limitée  à  cinq  ans  au  plus.  Ce  terme 
de  cinq  ans,  supérieur  à  la  durée  des  prêts  faits  par  la  société,  pa- 
raît devoir  lui  assurer  un  délai  suffisant  entre  le  recouvrement  des 
sommes  à  elle  dues  et  le  remboursement  de  ses  propres  obligations. 
Quant  à  ces  dernières,  elles  trouveront  faveur  dans  le  public  selon 
les  avantages  particuliers  qu'elles  offriront,  et  surtout  selon  le  taux 
général  de  l'intérêt  et  l'abondance  de  l'argent.  Jusqu'ici  rien  ne 
peut  faire  présumer  que  le  Crédit  agricole,  dirigé  par  les  mêmes 
mains  qui  ont  imprimé  au  Crédit  foncier  une  heureuse  impulsion,  ne 
soit  pas  appelé  à  multiplier  ses  opérations  dans  une  mesure  difficile 
à  prévoir.  Cette  société  le  pourra  d'autant  mieux  que  la  nature  des 
prêts  est  moins  définie,  que  ces  prêts  ne  seront  pas  consentis  aux 
cultivateurs  seuls,  ni  même  aux  diverses  industries  se  rattachant  à 
l'agriculture,  cercle  assez  large  déjà,  mais  que  toute  personne  offrant 
un  nantissement  convenable,  une  garantie  spéciale,  pourra  sur  une 


206  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seule  signature,  et  pour  une  durée  de  trois  ans,  se  faire  ouvrir  un 
crédit. 

La  société  du  Crédit  agricole  devient,  on  le  voit,  une  véritable  et 
grande  banque  de  dépôt,  d'escompte  et  d'émission.  Ses  opérations 
peuvent  se  faire  sur  la  plus  large  échelle,  ses  bénéfices  n'ont  d'autre 
limite  que  ses  risques  mêmes.  S'il  était  permis  de  prévoir  quelle 
sera  la  nature  particulière  des  entreprises  secourues  par  le  Crédit 
agricole,  on  pourrait  dire  qu'en  concourant  à  cette  fondation,  le 
Crédit  foncier  a  voulu  faire  pour  les  travaux  ruraux  ce  qu'il  a  fait 
pour  les  travaux  urbains.  L'analogie  frappera  surtout  si  l'on  vient  à 
fonder,  comme  le  bruit  en  a  couru,  des  sociétés  de  grandes  entre- 
prises dans  les  campagnes  pour  irrigation,  desséchemens,  reboi- 
semens,  défrichemens ,  etc.;  ces  sociétés  anonymes  formeraient  le 
pendant  des  sociétés  immobilières.  A  côté  de  ces  sociétés  de  grands 
travaux  publics  se  trouverait  le  sous -comptoir  de  l'agriculture, 
comme  à  côté  des  sociétés  immobilières  se  place  le  sous-comptoir  des 
entrepreneurs.  Enfin,  au-dessus  des  institutions  rurales  pour  ainsi 
dire,  on  rencontrerait  la  société  du  Crédit  agricole,  de  même  qu'au- 
dessus  des  institutions  urbdincs  existe  le  Crédit  foncier.  Toutefois 
cette  division  en  deux  branches  de  services  ne  serait  pas  complè- 
tement exacte,  puisque  le  Crédit  foncier  prête  à  la  propriété  rurale 
aussi  bien  qu'à  la  propriété  urbaine,  et  il  est  même  permis  de  sup- 
poser que  cet  ensemble  d'institutions  agricoles  amènera  le  Crédit 
foncier  à  fournir  à  la  propriété  rurale  de  plus  amples  ressources  que 
par  le  passé. 

En  même  temps  que  les  directeurs  du  Crédit  foncier  de  France  se 
préoccupent  ajuste  titre  de  grandes  combinaisons  propres  à  pous- 
ser plus  loin  son  heureuse  fortune,  le  soin  des  améliorations  de  dé- 
tail ne  saurait  leur  échapper.  Tout  emprunteur  à  long  terme  peut 
craindre  de  laisser  ses  héritiers  sous  le  poids  d'une  longue  suite 
d'annuités.  Pour  obvier  à  cette  appréhension,  un  syndicat  vient  de 
se  former  entre  toutes  les  compagnies  d'assurances  dont  le  siège  est 
à  Paris,  afin  de  garantir,  aux  conditions  d'abonnement  viager  les  plus 
douces,  la  libération,  après  le  décès  de  l'assuré,  des  annuités  fon- 
cières restant  à  solder:  les  compagnies  en  demeureront  seules  char- 
gées. Dans  cet  ordre  d'idées  secondaires,  nous  voudrions  appeler 
l'attention  des  administrateurs  du  Crédit  foncier  sur  une  difficulté 
révélée  par  la  pratique,  et  qui  peut  nuire  au  développement  des 
opérations  de  la  société.  Les  emprunts  opérés  par  le  Crédit  foncier 
doivent  rendre  les  mutations  de  propriété  plus  fréquentes;  ils  dimi- 
nuent d'autant  l'importance  du  capital  à  débourser.  On  sera  d'autant 
plus  disposé  à  acquérir  un  immeuble  qu'en  se  chargeant  des  em- 
prunts contractés  par  le  propriétaire  vendeur,  on  aura  en  réalité  à 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈBES.  .^07 

lui  verser  une  moindre  somme.  Ce  résultat  sera  facilement  obtenu,  si 
les  obligations  du  vendeur  peuvent  passer  sur  la  tête  de  l'acheteur. 
Dans  l'espèce,  le  vendeur  ne  se  trouve  entièrement  libre  vis-à-vis 
du  Crédit  foncier  que  si  un  remboursement  réel  est  opéré,  et  si  l'ac- 
quéreur contracte  un  nouvel  emprunt.  On  conçoit  tous  les  embarras 
d'une  pareille  opération.  Il  serait  donc  utile  d'ouvrir  un  autre  mode 
de  libération.  Quoique  l'obligation  de  l'emprunteur  vis-à-vis  du  Gré- 
dit  foncier  soit  personnelle,  comme  au  fond  la  dette  frappe  surtout 
un  immeuble,  l'administration  du  Crédit  foncier  ne  pourrait-elle, 
pour  le  paiement  des  annuités,  accepter  comme  débiteur  le  nouveau 
propriétaire  au  lieu  de  l'ancien?  On  éviterait  de  la  sorte  qu'après 
avoir  vendu  un  immeuble  grevé  d'hypothèque  foncière,  le  premier 
propriétaire  et  tous  ses  héritiers  se  trouvassent  chargés  d'une  dette 
personnelle  et  solidaire,  pendant  un  quart  de  siècle  au  moins,  pour 
une  propriété  passée  en  d'autres  mains. 

Tout  en  rendant  justice  à  l'esprit  d'initiative  hardie  qui  a  su  élar- 
gir d'une  si  notable  manière  le  cercle  d'action  du  Crédit  foncier,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  dans  quelles  proportions  se  dé- 
veloppe la  circulation  du  papier  qu'il  crée.  En  une  seule  année,  on 
a  vu  émettre  plus  de  50  millions  d'obligations  à  long  terme  et  près 
de  30  millions  d'obligations  communales.  Le  sous-comptoir  des  en- 
trepreneurs a  ouvert  15  millions  de  crédits  à  court  terme,  et  les  de- 
mandes ont  atteint  un  chiffre  deux  fois  plus  élevé.  Les  emprunts 
communaux  eux-mêmes  pourraient  être  aisément  contractés  dans 
une  proportion  bien  plus  vaste.  Si  le  Crédit  agricole,  grâce  au  mé- 
canisme du  sous-comptoir  agricole  et  des  sociétés  anonymes  dont 
nous  avons  parlé,  voulait  favoriser  la  transformation  à  bref  délai  des 
parties  de  notre  territoire  susceptibles  d'amélioration,  il  faudrait, 
pour  répondre  à  ces  besoins,  créer  des  obligations  pour  une  somme 
annuelle  de  100  millions  au  moins.  Une  émission  de  2  ou  300  mil- 
lions d'obligations  par  an,  faite  par  le  Crédit  foncier  seul,  est  de  na- 
ture à  éveiller  l'attention.  Les  esprits  qui  vont  au  bout  de  toutes  les 
hypothèses,  ceux  qui  supposent  encore  que  notre  pays  peut  traver- 
ser des  jours  d'orage,  ne  manqueront  pas  de  se  demander  à  quelle 
dépréciation  une  telle  masse  de  papier  serait  exposée.  Il  est  évident 
que  pour  les  prêts  à  court  terme  du  sous-comptoir  des  entrepreneurs 
et  du  Crédit  agricole,  pour  le  remboursement  des  dépôts  et  des 
comptes  courans,  le  Crédit  foncier  et  ses  annexes  sont  exposés  aux 
mêmes  périls  que  toutes  les  banques.  Quant  aux  prêts  à  long  terme 
consentis  en  obligations  et  remboursables  en  obligations,  c'est-à- 
dire  à  ce  qui  constitue  le  fonds  essentiel  des  opérations  du  Crédit 
foncier,  la  pire  fortune  que  la  société  eût  à  craindre  serait  de  rece- 
voir au  pair  ses  obligations,  rachetées  à  vil  prix  dans  un  moment  de 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

panique,  et  de  liquider  ainsi  ses  emprunts.  On  peut  recommander 
dans  cette  prévision  l'usage  de  prêts  non  remboursables,  en  consti- 
tuant en  leur  faveur  une  notable  diminution  sur  les  frais  d'admi- 
nistration, comme  cela  se  pratique  pour  les  prêts  aux  communes. 
Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  se  flatter,  dans  les  affaires  humaines,  de  se 
soustraire  à  toutes  les  mauvaises  chances  ;  la  sagesse  consiste  seule- 
ment à  en  diminuer  le  nombre. 

Pour  résumer  en  peu  de  mots  l'histoire  des  transformations  et 
des  progrès  du  Crédit  foncier,  on  peut  dire  qu'il  a  perdu  de  plus  en 
plus  le  caractère  agricole  qui  lui  avait  été  attribué,  et  n'a  pas  tardé 
à  devenir  la  plus  importante  comme  la  plus  active  de  nos  sociétés 
de  crédit.  Il  s'est  complété  heureusement  par  la  création  du  Crédit 
agricole.  Cette  nouvelle  société  se  prêtera  à  des  applications  intéres- 
santes et  variées;  elle  fera  sans  doute  pour  la  propriété  rurale  ce 
que  fait  pour  la  propriété  urbaine  le  Crédit  foncier,  aidé  de  quelques 
institutions  moins  considérables,  moins  connues  aussi,  et  dont  il  reste 
maintenant  à  parler. 


II.     —     DES     SOCIÉTÉS     IMMOBILIÈRES. 

On  a  tenté  plusieurs  fois  de  constituer  dans  les  villes  des  sociétés 
immobilières,  c'est-à-dire  des  associations  ayant  pour  objet  l'achat 
de  terrains  et  la  construction  d'habitations  nouvelles.  Trois  tenta- 
tives seulement  ont  été  suivies  d'un  succès  qui  appelle  sur  ces  en- 
treprises l'attention  publique  :  nous  voulons  dire  la  SociHé  bmno- 
bilicre  de  Paris,  la  Société  de  la  Rue-Impériale  de  Lyon  et  la  Société 
des  ports  de  Marseille. 

La  Société  immobilière  de  Paris  offre  le  plus  complet  spécimen 
du  type  que  l'on  se  propose  d'étudier.  A  la  suite  d'une  adjudication 
infructueuse  de  terrains  non  encore  bâtis  dans  cette  rue  de  Rivoli, 
objet  des  prédilections  et  des  faveurs  du  premier  comme  du  second 
empire,  une  réunion  de  capitalistes  se  forma  pour  acquérir,  au  prix 
même  qui  n'avait  point  trouvé  de  preneurs  dans  l'enchère  officielle, 
les  parties  de  cette  grande  voie  qui  restaient  inachevées,  sous  la 
condition  d'y  élever  des  constructions  dans  un  délai  déterminé. 
Treize  immeubles  importans  et  le  grand  hôtel  du  Louvre  furent 
bâtis  avant  l'ouverture  de  l'exposition  de  1855,  et  la  société  vint 
ainsi  en  aide  au  désir  du  gouvernement,  jaloux  de  montrer  aux 
étrangers  cette  œuvre  complètement  terminée.  On  peut  dire  qu'à 
ce  point  de  vue  la  Société  immobilière  s'inspirait  d'une  heureuse 
pensée;  elle  introduisit  une  innovation  utile  à  certains  égards  en 
exploitant  à  Paris  même  un  de  ces  grands  hôtels  dont  les  Etats- 


DES    SOCIÉTÉS    FO^CIÈRES.  209 

Unis  présentent  des  modèles  encore  plus  vastes,  et  où  l'accumu- 
lation des  ressources  permet  d'assurer  dans  la  plus  large  mesure  le 
comfort  des  voyageurs.  La  suite  des  opérations  de  la  Société  im- 
mobilière, qui  primitivement  ne  portait  que  le  nom  de  la  Société 
des  immeubles  Rivoli,  a  caractérisé  de  plus  en  plus  l'esprit  im- 
primé à  sa  constitution.  Sans  doute  cette  société  avait  pour  objet 
principal  la  construction  et  la  location  d'immeubles,  mais  elle  pour- 
suivait ce  but  dans  des  conditions  particulières  d'embellissement  pour 
Paris  lui-même.  On  la  trouve  active  et  empressée  à  prendre  pour 
siège  de  ses  spéculations  les  quartiers  nouveaux,  s' inquiétant  aussi 
d'améliorer  et  à  de  ti'ansformer  les  anciens.  Les  Champs-Elysées 
sont  l'objet  des  prédilections  générales;  elle  y  ouvre  dans  les  ter- 
rains du  Jardin  d'hiver  une  rue  somptueuse  qui  prend  le  nom  de 
rue  de  Marignan.  Le  boulevard  de  Sébastopol  ouvre  dans  toute  la 
largeur  de  Paris  une  voie  jusqu'alors  sans  égale;  la  société  entre- 
prend une  rue  commerçante  qui  va  de  ce  boulevard  même  à  la  rue 
Saint-Denis;  en  ce  moment,  elle  bâtit  le  côté  du  boulevard  des  Ca- 
pucines destiné  à  combler  l'ancienne  rue  Basse-du-Rempart;  de- 
main elle  couvrira  de  maisons  nouvelles  les  deux  trottoirs  latéraux 
du  boulevard  Malesherbes  entre  la  rue  de  la  Pépinière  et  le  parc 
de  Monceaux.  Il  y  a  lieu  à  coup  sûr  de  remarquer  cette  double  pré- 
occupation chez  les  administrateurs  de  la  Société  immobilière,  qui 
s'appliquent  à  suivre  des  opérations  utiles  à  leurs  actionnaires  tout 
en  réalisant  des  entreprises  empreintes  d'un  certain  caractère  d'in- 
novation et  d'élégance. 

Sans  entrer  dans  le  détail  des  opérations  successives  d'achats,  de 
reventes,  d'échanges  et  de  constructions  de  la  Société  immobilière, 
il  faut  dire  que,  grâce  à  ces  opérations,  cette  société,  fondée  au  ca- 
pital de  '2li  millions,  a  pu  distribuer  à  ses  actionnaires  des  intérêts 
suffisans,  même  pendant  l'époque  d'achèvement  des  immeubles  et 
sans  comprendre  dans  les  dépenses  de  construction  l'intérêt  des 
sommes  qui  y  sont  afférentes.  Elle  a  aussi  constitué  des  réserves  as- 
sez fortes  pour  que  l'intérêt  seul  de  ces  réserves  fonctionnât  comme 
•  amortissement,  et  que  dans  une  période  de  quarante-cinq  années  le 
capital  social  pût  être  porté  de  24  millions  à  50,  sans  aucun  sacri- 
fice nouveau  des  actionnaires.  En  résumé,  et  dans  l'état  actuel,  le 
capital  social  est  de  2/i  millions  d'actions  représentés  par  des  im- 
meubles construits  et  des  terrains  qui  attendent  des  constructions 
nouvelles  (1).  En  vue  des  opérations  faites  ou  à  faire,  le  conseil 

(1)  Les  immeubles  construits  sont  situés  rue  de  Rivoli,  hôtel  du  Louvre  et  rue  de 
Marignan ,  où  un  lot  de  terrain  reste  encore  à  vendre.  Ils  représentent  une  dépense 
effective  de  plus  de  ?0  millions  et  rapportent  1,800,000  fr.,  y  compris  le  revenu  indus- 
triel de  l'hôtel  du  Louvre.  —  Les  immeubles  en  voie  de  construction  sont  placés  au 

TOME   XXXIV.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

d'administration  avait  obtenu  en  1858  de  l'assemblée  générale  des 
actionnaires  l'autorisation  de  contracter  des  emprunts  pouvant  s'é- 
lever jusqu'à  24  millions;  il  n'avait  cette  année  même  emprunté 
que  11  millions.  En  1859,  il  a  demandé  au  Crédit  foncier  une  nouvelle 
somme  de  3,600,000  francs.;  depuis  lors,  il  a  complété  le  chiffre 
de  2Zi  millions,  et  dans  l'assemblée  tenue  le  20  avril  1861  il  a  été 
autorisé  à  se  procurer  de  nouvelles  ressources  jusqu'à  la  concurrence 
de  liO  millions,  soit  par  des  emprunts  au  Crédit  foncier,  soit  par 
l'émission  d'obligations  sociales.  En  ce  moment,  la  société  ouvre  une 
souscription  publique  de  18  millions  d'obligations.  Le  système  de  ces 
emprunts  a  été  jusqu'ici  très  favorable  à  la  Société  immobilière,  puis- 
qu'elle a  employé  l'argent  emprunté  en  opérations  dont  le  produit 
est  supérieur  à  1  intérêt  des  emprunts,  et  que  sur  le  seul  intérêt  de 
sa  réserve  elle  a  trouvé  le  prix  de  l'amortissement.  C'est  en  tenant 
compte  de  ces  importans  résultats  qu'on  a  pu  affirmer  que  dans  un 
délai  de  quarante -cinq  années  le  capital  social  se  trouverait  plus 
que  doublé. 

Grâce  à  ces  combinaisons,  le  Crédit  foncier  lui-même  a  vu  s'élar- 
gir singulièrement  le  cercle  de  ses  opérations,  et  l'on  peut  dire  que 
les  destinées  des  deux  sociétés  se  confondent  réellement.  A  mesure 
que  s'élèveront  des  constructions  nouvelles,  la  Société  immobilière 
offrira  de  nouveaux  gages  au  Crédit  foncier,  dont  les  prêts  serviront 
eux-mêmes  à  édifier  d'autres  immeubles.  Le  concours  de  ces  deux 
sociétés  rendra  de  plus  en  plus  facile  l'accession  de  la  propriété  im- 
mobilière au  plus  grand  nombre,  car  les  immeubles  bâtis  se  prêtent 
d'autant  mieux  à  la  vente,  qu'il  faut  débourser  un  moins  grand  ca- 
pital pour  les  acquérir  et  qu'on  peut  se  libérer  par  annuités.  Le  rôle 
rempli  par  la  Société  immobilière  et  par  le  Crédit  foncier  dans  l'ac- 
complissement des  grands  travaux  de  Paris  peut  assurément  être 
étendu  à  d'autres  villes  de  France.  Il  n'est  pas  besoin  de  démontrer 
combien  d'avantages  en  découleraient  pour  ces  villes  elles-mêmes, 
comme  pour  ceux  qui  destineraient  leurs  capitaux  à  un  pareil  em- 
ploi  (1). 

A  Lyon,  une  société  anonyme  a  été  formée  pour  la  construction 

boulevard  des  Capucines.  La  soci(5ti5  y  possède  plus  de  17,000  mètres  de  terrain  qui  lui 
ont  coûté  en  moyenne  S2.j  fr.  le  mètre.  Enfin  elle  est  propriétaire  de  3.^,000  mètres  de 
terrain  sur  le  boulevard  Maleslierbes  au  prix  moyen  de  17.")  fr.  le  mètre.  Toutes  ces 
acquisitions  justifient,  et  au-delà,  les  emprunts  contractés  auprès  du  Crédit  foncier. 

(1)  Il  existe  à  Paris  un  assez  grand  nombre  de  sociétés  immobilières  par  actions,  so- 
ciétés civiles  ou  en  commandite.  On  pourrait  citer  la  Compagnie  générale  immobilière, 
qui  n'est  pas  la  même  que  la  Compagnie  immobilière  de  Paris,  la  Société  immobilière 
de  la  place  du  Palais-Royal,  les  socii'tés  rivi'es  des  bâtimens  et  galerie  Gilbert,  du  pas- 
sage des  Panoramas,  de  la  gilerie  Véro-Dodat,  bien  d'autres  encore.  Quoique  les  actions 
de  ces  sociétés  puissent  se  transférer  et  se  négocier  assez  aisément,  au  moins  pour 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  211 

de  la  Rue-Impériale.  Gréée  au  capital  de  10  millions  1/2  en  actions, 
elle  a  dû  contracter,  sous  forme  d'obligations,  des  emprunts  qui  s'é- 
lèvent à  20  millions  de  francs.  Ces  obligations,  émises  à  bliO  francs 
et  remboursables  à  625,  rapportent  25  francs  d'intérêt.  La  société 
de  la  Rue-Impériale  s'est  chargée  à  ses  risques  et  périls,  moyennant 
un  forfait,  de  l'expropriation  de  tous  les  immeubles  nécessaires  pour 
l'ouverture  d'une  voie  de  22  mètres  de  large  et  de  1  kilomètre  de 
long.  La  Rue-Impériale  prend  naissance  au  centre  de  l'activité  et 
du  commerce  lyonnais  ;  se  continuant  entre  les  deux  grands  fleuves 
qui  donnent  à  la  capitale  industrielle  de  la  France  un  si  remarquable 
caractère,  elle  a  transformé  la  ville  même  en  lui  assurant  une  de 
ces  larges  voies  de  cii'culation  qui  sont  l'ornement  nécessaire  des 
grandes  cités  modernes.  Néanmoins,  et  malgré  le  bas  prix  relatif 
des  terrains  et  des  constructions,  cette  entreprise  n'a  donné  que  des 
résultats  médiocres.  Le  prix  du  terrain  a  été  d'environ  500  francs 
par  mètre,  la  construction  a  coûté  de  même  500  francs  par  mètre 
superficiel.  Les  intérêts  du  capital  dépensé  jusqu'au  moment  de  la 
location  s'élèvent  à  200  francs,  ce  qui  donne  un  total  de  dépenses 
de  1,200  francs  par  mètre.  Aujourd'hui  le  revenu  des  25,000  mètres 
construits  ne  dépasse  pas,  pour  les  locations  faites,  1,500,000  francs. 
Il  reste  encore  environ  pour  200,000  francs  de  locations  à  faire.  Si 
l'on  déduit  de  ce  total  les  intérêts  et  l'amortissement  des  emprunts, 
on  trouve  que  le  revenu  actuel  des  actions  n'est  que  de  20  francs 
ou  h  pour  100  du  capital. 

La  municipalité  de  Lyon  avait  laissé  les  dépenses  de  l'expropria- 
tion, moyennant  un  forfait,  à  la  charge  de  la  société  de  la  Rue-ïm- 
périale.  Cette  décision  a  occasionné  de  graves  mécomptes,  et  telle 
est  assurément  la  cause  du  peu  de  succès  de  cette  opération.  Depuis 
lors,  on  a  suivi  une  voie  toute  différente  ;  on  a  laissé  le  soin  comme 
les  risques  de  l'expropriation  à  qui  de  droit,  c'est-à-dire  au  pouvoir 
municipal,  en  vendant  aux  tiers  les  terrains  expropriés  ou  à  expro- 
prier d'après  un  prix  ferme  stipulé  à  l'avance.  C'est  ainsi  que  la  rue 
de  l'Impératrice,  parallèle  à  la  Rue-Impériale,  a  été  commencée  et 
construite  par  les  soins  de  l'une  de  ces  sociétés  d'entrepreneurs  si 
nombreuses  dans  la  ville  de  Lyon.  Déjà  la  rue  de  la  Rourse  avait  été 
achevée  par  une  réunion  d'entrepreneurs  de  toutes  professions,  au 
nombre  d'environ  cinquante.  Dix  affaires  semblables  ont  été  menées 
à  fin,  grâce  à  une  combinaison  ingénieuse  en  principe,  mais  qui  dans 
l'avenir  peut  donner  naissance  à  de  graves  difficultés.  Des  entre- 
preneurs se  réunissent  pour  acheter  un  terrain,  dont  la  plupart  du 

quelques-unes  d'entre  elles,  elles  jouent  dans  le  mouvement  général  un  rôle  trop  res- 
treint ou  trop  effacé  pour  mériter  d'être  étudié. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  ils  empruntent  le  prix  d'acquisition  :  ils  émettent  entre  eux 
des  obligations  et  des  actions  qui  représentent  la  part  proportion- 
nelle de  leurs  fournitures,  le  salaire  des  ouvriers,  enlin  leurs  bé- 
néfices. Jusqu'ici,  on  a  pu  négocier  ces  titres,  ou  au  moins  ceux  qui 
constituent  des  créances  véritables  sur  les  immeubles  eux-mêmes; 
mais  on  conçoit  dans  quelle  série  inextricable  de  difficultés  légales 
la  faillite  ou  la  mort  de  l'un  des  associés  pourrait  et  devra  même 
certainement  précipiter  la  liquidation  de  ces  affaires.  Déjà  avant 
18Zi8  un  important  immeuble,  la  boucherie  des  Terreaux,  avait  été 
construit  au  capital  de  2,600,000  francs  pai*  une  société  civile.  A  la 
même  époque,  de  vastes  bâtimens,  compris  dans  l'actif  de  la  faillite 
d'un  banquier  de  Grenoble,  furent  mis  en  parts.  Depuis  lors,  des 
mutations  ont  eu  lieu  dans  la  propriété  de  ces  immeubles,  et,  par 
suite  des  difficultés  légales  survenues,  la  négociation  de  ces  parts 
a  produit  les  plus  graves  mécomptes.  Il  est  de  toute  évidence  que 
des  affaires  de  ce  genre  ne  peuvent  prospérer  que  sous  forme  de 
sociétés  anonymes. 

La  Société  des  ports  de  Marseille  est  une  véritable  société  immo- 
bilière, créée  plutôt  cependant  pour  préparer  et  pour  vendre  des 
terrains  propres  à  la  construction  que  pour  élever  des  constructions 
mêmes.  Créée  au  capital  de  16  millions  en  actions  et  de  10  millions 
en  obligations,  elle  a  acquis  de  la  ville  de  Marseille,  au  prix  de 
50  francs  le  mètre,  /i00,000  mètres  de  terrain,  dépendant  de  l'an- 
cien lazaret  ou  conquis  sur  la  mer  au  moyen  des  déblais  fournis  par 
le  nivellement  des  collines  sur  lesquelles  le  lazaret  avait  été  con- 
struit. Le  gouvernement  de  1830  avait  décidé  que  de  nouveaux  ports 
seraient  creusés  pour  répondre  aux  exigences  commerciales  d'une 
destinée  singulièrement  agrandie;  mais  ces  ports  étaient  éloignés 
du  centre  même  des  habitations  :  il  fallait  d'abord  créer  à  l'entour 
presque  l'emplacement  d'une  nouvelle  ville.  Telle  est  l'ouvre  de 
la  société  immobilière  dont  il  s'agit,  telle  est  la  destination  des  ter- 
rains achetés  par  elle.  Le  nivellement  de  ces  terrains,  l'ouverture 
des  voies  publiques  et  le  raccordement  de  ces  rues  avec  les  quar- 
tiers voisins,  la  construction  des  égouts  et  des  trottoirs  ont  été  faits 
par  la  ville,  et  ces  diverses  dépenses  réunies  atteindront  le  chiffre  de 
7  ou  S  millions.  La  société  s'est  d'abord  occupée  de  la  revente  des 
terrains,  dont  une  grande  partie  a  été  livrée  à  des  prix  variant  de 
100  à  300  francs  le  mètre;  ensuite  elle  a  élevé  en  façade,  sur  le 
quai  de  la  Joliette,  un  îlot  de  belles  constructions  qui  ont  coûté  plus 
de  2  millions,  et  où  sont  venues  s'installer  les  principales  compa- 
gnies de  navigation  à  vapeur,  les  bureaux  des  docks,  du  chemin  de 
fer,  de  l'entreprise  du  canal  de  Suez.  D'autres  constructions,  qui 
nécessiteront  encore  une  dépense  d'environ  3  millions,  sont  en  voie 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  213 

d'exécution,  et  toutes  pourront  loger  quatre  ou  cinq  mille  habitans; 
mais  ces  vastes  espaces  restaient  séparés  de  l'agglomération  marseil- 
laise par  l'éminence  sur  laquelle  l'ancienne  cité  phocéenne  a  été  fon- 
dée. Pour  arriver  aux  ports  nouveaux,  il  fallait  contourner  la  base 
de  cette  éminence  ou  en  franchir  le  sommet  par  des  ruelles  escar- 
pées. Un  nouveau  boulevard  a  été  décrété,  qui  traversera  la  vieille 
ville,  et  cette  voie  non-seulement  mettra  en  communication  directe 
les  quartiers  du  commerce  et  de  la  douane  avec  les  nouveaux  ports, 
mais  abrégera  de  moitié  la  distance. 

Il  n'y  a  point  à  s'occuper  encore  d'un  nouveau  projet  de  consti- 
tution de  société  anonyme  fondée  au  capital  de  7  millions  pour  re- 
bâtir le  marché  du  Temple  à  Paris;  mais  il  importe  de  faire  ressortir 
ce  que  les  trois  entreprises  dont  on  vient  de  rappeler  les  fortunes 
diverses  présentent  néanmoins  de  semblable  et  ont  produit  d'utile 
à  beaucoup  d'égards.  Elles  ont  été  toutes  les  trois  conçues  dans  la 
même  pensée,  établies  sous  la  même  forme,  elles  ont  enfin  concouru 
à  la  même  œuvre.  Le  but  de  ces  sociétés,  on  l'explique  d'un  mot, 
c'est  de  démocratiser  la  propriété  foncière,  d'intéresser  à  la  con- 
struction et  à  la  possession  des  maisons  nouvelles  tous  les  capitaux, 
même  les  plus  petits.  Les  actions  de  la  Société  immobilière  de  Pa- 
ris sont  de  100  francs.  L'habileté  de  semblables  combinaisons  frappe 
tous  les  yeux.  Quant  à  la  forme  anonyme  adoptée  par  chacune  de 
ces  trois  sociétés,  seule  elle  peut  en  assurer  le  succès.  Avec  notre 
législation,  qui  entoure  de  si  minutieuses  garanties  les  droits  des 
femmes  et  des  mineurs,  on  se  demande  comment,  sous  la  forme 
d'une  société  civile,  il  serait  possible,  non  pas  de  former,  mais  de  per- 
pétuer une  propriété  collective  immobilière.  La  société  en  comman- 
dite s'y  prêterait  peut-être  plus  aisément;  mais  à  combien  de  dan- 
gers l'administration  d'un  gérant  n'expose-t-elle  pas  les  intéressés! 
Un  gérant  n'est  que  le  mandataire,  le  représentant  officiel  des  com- 
manditaires, et  cependant  il  engage  leur  responsabilité  par  chacun 
des  actes  qu'il  commet  en  dehors  même  de  sa  qualité  de  gérant.  Il 
échappe  à  la  surveillance  d'associés  qui  craignent  d'ordinaire  de 
s'ingérer  dans  l'administration  sous  prétexte  de  contrôle.  La  gé- 
rance devient  ainsi  une  sorte  de  pouvoir  absolu  sous  les  dehors  d'un 
pouvoir  soumis  à  la  discussion.  La  forme  anonyme  se  prête  au  con- 
traire à  toutes  les  exigences  de  la  loi  en  matière  de  succession,  de 
tutelle,  de  faillite  même;  elle  permet  aux  propriétaires  associés  d'ad- 
ministrer eux-mêmes  leurs  propres  affaires  sans  courir  des  risques 
illimités.  En  se  fondant  sous  la  forme  anonyme,  les  entreprises  im- 
mobilières que  nous  avons  prises  pour  exemple  ont  adopté  la  seule 
combinaison  qui  puisse  leur  assurer  un  succès  durable. 

Examinons  maintenant  quel  but  d'intérêt  public  on  poursuit  dans 


21Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ces  vastes  opérations  en  dehors  du  résultat  financier,  en  prenant  sur- 
tout Paris  pour  exemple.  Par  l'expropriation,  la  démolition  et  la  re- 
construction, on  veut  ou  assainir  les  anciens  quartiers,  ou  en  créer 
de  nouveaux,  ou  bien  encore  ouvrir  des  débouchés  à  la  circulation. 
Pour  tous  ces  travaux,  qui  demandent  surtout  une  exécution  rapide, 
les  associations  de  capitaux ,  qui  peuvent  seules  accepter  des  con- 
ditions prescrites  à  l'avance,  conduire  à  fin  dans  les  délais  voulus  les 
constructions  nouvelles  demandées  par  l'administration,  offrent  à 
celle-ci  une  sécurité  que  des  efforts  individuels,  la  bonne  volonté 
d'entrepreneurs  et  de  propriétaires  isolés  ne  lui  présenteraient  ja- 
mais. L  administration  veut-elle  enfin  appeler  à  son  aide,  non  pas 
les  grands  spéculateurs,  mais  la  bourse  qui  ne  s'épuise  réellement 
pas,  la  bom-se  commune,  celle  du  public  et  des  petits  capitaux  :  ce 
sont  les  associations  anonymes  qui  seules  fournissent  le  moyen  d'ob- 
tenir ce  résultat,  et  aussi,  nous  le  répétons,  de  démocratiser  la  pro- 
priété comme  on  a  démocratisé  la  rente  pour  le  plus  grand  succès 
des  emprunts  publics  faits  et  à  faire. 

Pour  nous  convaincre  de  l'avenir  réservé  aux  sociétés  immobi- 
lières, n'envisageons  cependant  que  l'un  des  buts  poursuivis  par 
la  sollicitude  de  l'édilité  parisienne,  l'ouverture  de  nouveaux  débou- 
chés de  circulation.  11  est  certain  que  l'assainissement,  la  viabilité, 
l'embellissement  d'une  cité  s'obtiennent  de  concert  :  ce  qui  est  utile 
à  l'un  favorise  l'autre.  Le  percement  du  boulevard  de  Strasbourg  et 
du  boulevard  de  Sébastopol  sur  les  deux  rives  de  la  Seine ,  le  pro- 
longement de  la  rue  de  Rivoli,  ont  à  la  fois  rendu  salubres  des 
quartiers  malsains,  embelli  la  capitale  et  ouvert  de  larges  voies  de 
circulation.  Toutefois  il  est  certains  grands  travaux  destinés  à  ne 
satisfaire  qu'à  l'un  des  besoins  qui  viennent  d'être  signalés,  et  non 
à  tous.  Or,  pour  le  seul  besoin  d'une  circulation  facile,  de  grands 
efforts  peuvent  être  nécessaires  à  Paris,  et  la  comparaison  de  ces  tra- 
vaux avec  ceux  qui  s'accomplissent  à  Londres  pour  le  même  objet 
permet  à  priori  d'en  mesurer  l'importance.  A  Londres,  en  huit  an- 
nées, les  chemins  de  fer  ont  occasionné  un  accroissement  de  popula- 
tion d'un  million  d'habitans,  la  circulation  y  devient  si  difficile,  les 
encombremens  de  voitures  dans  les  quartiers  commerçans  tels  que 
la  Cité,  Fleet-street,  le  Strand,  etc.,  entraînent  pour  les  affaires  des 
retards  si  considérables,  et  pour  les  piétons  des  accidens  si  multi- 
pliés, que,  nonobstant  la  construction  de  ponts  sur  la  Tamise,  les 
chemins  de  fer  souterrains  projetés  ou  en  voie  d'exécution,  le  gou- 
vernement a  résolu  d'endiguer  la  Tamise  depuis  le  palais  du  parle- 
ment jusqu'au  pont  de  Londres.  Cet  endiguement  aurait  pour  résul- 
tat d'augmenter  la  profondeur  de  la  rivière,  d'en  purifier  les  eaux, 
de  permettre  la  construction  d'un  égout  monumental  et  surtout  l'é- 


DES    SOCIÉTÉS    FONCIÈRES.  215 

tablissement  d'un  chemin  de  fer  sur  le  bord  de  la  Tamise,  offrant 
une  nouvelle  issue  au  gigantesque  mouvement  commercial  qui  s'y 
rattache.  Le  Strand,  Fleet-street  et  Gornhill  pourraient  être  ainsi 
laissés  à  la  circulation  ordinaire.  Londres  est  en  ce  moment  engagé 
dans  un  plan  général  d'améliorations  dont  la  dépense  n'est  pas  es- 
timée à  moins  de  375  millions.  La  banque  d'Angleterre  avance  en 
particulier  75  millions  pour  la  création  d'un  système  de  grandes  ar- 
tères de  circulation  :  elle  compte  se  rembourser  au  moyen  de  taxes 
locales.  L'endiguement  de  la  Tamise,  qui  se  trouve  en  dehors  de 
ces  grands  projets,  serait  payé  par  un  impôt  local  de  90  centimes 
perçu  sur  chaque  tonne  de  charbon  consommé  à  Londres  et  à  vingt 
milles  à  la  ronde. 

Nous  sommes  loin  de  ces  travaux  immenses  et  nous  ne  réclamons 
pas  pour  la  capitale  de  la  France  de  telles  entreprises.  Cependant 
les  besoins  de  la  circulation  ne  se  sont-ils  pas  accrus  à  Paris  comme 
à  Londres?  A  Paris,  le  chiffre  de  la  population  en  dix  années  s'est 
élevé  de  près  de  50  pour  100.  Paris  n'est  pas  seulement  la  capitale 
de  la  France,  c'est  à  divers  points  de  vue,  et  tout  faux  orgueil  na- 
tional à  part,  la  capitale  da  monde.  D'autres  villes  invitent  ou  re- 
tiennent l'étranger  par  des  attraits  particuliers,  par  une  grande  ac- 
tivité politique  et  commerciale  comme  Londres ,  par  le  charme  du 
climat  ou  la  majesté  des  souvenirs,  comme  Naples,  Rome,  Venise; 
Paris  offre  des  séductions  non  moins  puissantes  et  plus  variées 
qu'aucune  de  ces  villes,  et  le  flot  des  voyageurs  tend  à  s'y  porter 
de  plus  en  plus.  Il  s'agit  par  conséquent  de  pourvoir  aux  nécessités 
de  circulation  de  cette  population  indigène  et  de  cette  population 
étrangère  qui  croissent  d'année  en  année.  Sans  aborder  ce  sujet  des 
travaux  de  Paris,  qui  mérite  d'être  traité  à  part,  on  peut  dire  som- 
mairement, et  avec  la  certitude  de  ne  soulever  aucune  objection,  que 
pour  l'assainissement  et  la  salubrité  on  a  beaucoup  fait  et  bien  fait, 
que  pour  les  embellissemens  on  a  plus  fait  encore ,  mais  fait  trop 
vite  et  trop  chèrement.  Quant  aux  besoins  de  la  circulation,  ils  sont 
toujours  bien  loin  d'être  satisfaits,  malgré  la  création  de  larges  et 
nombreux  débouchés  (1).  Il  est  de  toute  évidence  que  sous  ce  rap- 

(l)  La  crémation  des  halles  centrales,  si  louable  à  tous  égards,  qui  a  nécessité  de  si 
grands  sacrifices,  fournit  la  preuve  la  plus  évidente  de  ce  manque  de  débouchés  que 
nous  signalons.  Hors  un  seul  côté  et  sur  un  seul  point,  l'accès  des  halles  est  partout 
ir.terdit  aux  différens  quartiers  de  la  capitale,  et  des  ruelles  tortueuses  et  impraticables 
permettent  seules  d"aborder  au  vaste  réservoir  où  s'alimente  la  vie  quotidienne  de  ce 
grand  camp.  La  plupart  des  gar.?s  de  chemins  de  fer  ne  sont  construites  que  sur  des  places 
trop  étroites  ou  manquant  de  voies  larges  et  droites  qui  conduisfnt  des  extrémités  au 
centre.  Quant  au  centre  môme,  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  l'espace  compris  entre 
les  Tuileries  et  les  boulevards  d'un  côté,  la  Bourse  et  la  place  Vendôme  de  l'autre,  pour 
comprendre  ce  que  les  nécessités  de  la  ciiculation  exigeât  de  sacrifices  et  de  travaux. 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

port  l'administration  de  la  ville,  si  vigilante,  peut-être  même  en 
certains  cas  si  téméraire,  se  laisse  dépasser  par  un  accroissement 
d'activité,  une  exubérance  de  vie  industrielle  et  commerciale,  un 
progrès  de  consommation,  qui  exigent  des  efîorts  de  plus  en  plus 
grands  pour  se  développer  à  l'aise.  L'association  des  capitaux  seule 
peut  suivre  dans  son  essor  les  progrès  de  la  population,  satisfaire 
sûrement  et  rapidement  à  de  telles  nécessités.  Ce  n'est  pas  à  l'état, 
ce  n'est  point  à  une  municipalité  d'entreprendre  de  pareilles  œuvres. 
L'autorité  publique  constate  les  nécessités  générales,  la  loi  expro- 
prie les  propriétés  particulières,  le  pouvoir  municipal  déblaie  le  ter- 
rain et  ouvre  les  rues;  c'est  ensuite  aux  eflbrts  des  individus  qu'il 
appartient  de  construire,  d'approprier,  de  louer  les  nouvelles  habi- 
tations. Or,  s'il  est  vrai  que  les  efforts  associés  ont  une  puissanct^ 
bien  supérieure  à  ceux  des  individus  isolés,  s'il  est  vrai  aussi  que 
les  associations  sous  forme  anonyme  permettent  seules  d'obtenir  un 
succès  durable  dans  les  opérations  de  ce  genre,  on  voit  à  combien 
de  titres  l'action  du  Crédit  foncier  sur  les  entreprises  urbaines  et  la 
création  des  sociétés  immobilières  méritent  notre  sollicitude.  Il  y  a 
dans  ces  tentatives  un  emploi  fécond,  non-seulement  des  capitaux 
propres  aux  localités  où  les  immeubles  se  construisent,  mais  des 
capitaux  qui  leur  sont  étrangers.  Lyon  et  Marseille  peuvent  appor- 
ter par  exemple  à  Paris  le  concours  qu'elles  en  ont  reçu,  et  ainsi 
s'établiraient  de  plus  en  plus  entre  toutes  les  villes  de  France  ces 
liens  de  solidarité  sociale  qui  ne  sont  jamais  plus  sérieux  et  du- 
rables que  lorsqu'ils  sont  noués  par  l'intérêt. 

Bailleux  de  Marisy. 


DE  QUELQUES  ERREURS 


DU  GOUT  CONTEMPORAIN 


EN  MATIERE   D'ART 


Michel-Ange,  Léonard  de  Vinci,  Raphaël,  avec  une  Etude  sur  l'art  italien  avant  le  seizième  siècle 
et  des  Catalogues  raisomiés,  par  M.  Charles  Clément;  Paris,  1861. 


Le  goût  des  arts  est  aujourd'hui  plus  répandu  en  France  qu'il  ne 
l'a  jamais  été;  mais  à  coup  sûr  ce  goût,  de  date  toute  récente,  est 
beaucoup  plus  général  qu'éclairé.  On  peut  calculer  ce  que  les  col- 
lectionneurs et  les  brocanteurs  y  gagnent;  mais  il  serait  plus  difficile 
de  dire  ce  que  l'intelligence  de  l'art  sérieux  y  a  gagné.  A  vrai  dire, 
je  crains  fort  qu'il  n'ait  guère  servi  jusqu'à  présent  qu'à  créer  une 
nouvelle  branche  de  commerce  et  à  donner  à  quelque  ingénieux 
économiste  de  l'avenir  le  sujet  d'un  ou  deux  chapitres  à  ajouter  au 
livre  d'Adam  Smith,  sous  ce  titre  piquant  :  Du  Goûl  des  arts  con- 
sidéré dans  SCS  rajjports  avec  la  circulation  des  richesses  et  de  la 
réalité  substantielle  des  valeurs  fictives  créées  par  les  caprices  de  la 
mode  et  de  l'opinion.  Notre  goût  pour  les  arts  ressemble  un  peu  à 
notre  goût  contemporain  pour  les  vieux  livres  justement  oubliés. 
Jamais  il  n'y  a  eu  en  France  autant  de  lecteurs  que  de  nos  jours; 
mais  jamais  en  revanche  on  n'a  réimprimé  autant  de  choses  inu- 
tiles et  oiseuses.  Nous  avons  l'amour  des  vieux  papiers,  le  fanatisme 
des  chiffons  historiques  et  des  loques  biographiques.  Nous  impri- 
mons sous  le  titre  de  documens  toute  sorte  d'almanachs  moisis  et 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  comptes  de  ménage.  Mous  publions  sous  le  titre  de  résurrections 
littéraires  toute  sorte  d'antiques  productions  stériles,  pédantesques 
et  quelquefois  même  obscènes  ou  sordides.  Nous  avons  aujourd'hui 
à  l'œuvre  quantité  d'esprits  trop  zélés  qui  sont  en  train  de  gâter  la 
noble  profession  d'érudit.  Il  y  aurait  dans  une  liasse  de  papiers  une 
page  à  déchirer  et  à  sauver  de  l'oubli;  ils  publient  la  liasse  entière. 
Il  y  aurait  dans  une  page  deux  lignes  d'un  intérêt  vraiment  humain 
à  extraire;  ils  copient  toute  la  page.  Il  semble  en  vérité  que  la 
caducité  et  les  injures  du  temps  soient  un  titre  à  la  curiosité  et  à  la 
faveur  du  public.  La  plupart  de  ces  publications  se  recommandent 
à  l'attention  des  lecteurs,  non  parce  qu'elles  contiennent  des  choses 
nouvelles  ou  ignorées,  mais  parce  qu'elles  contiennent  de  vieux  pa- 
piers. Ces  papiers  sont  vieux;  le  beau  mérite  et  le  beau  titre  d'hon- 
neur, s'ils  sont  en  même  temps  ennuyeux  et  stériles!  Ce  serait  à 
croire  vraiment  que  ceux  qui  les  publient  obéissent,  à  l'endroit  des 
âges  écoulés,  à  un  préjugé  d'un  genre  tout  nouveau,  et  qu'ils  s'i- 
maginent qu'il  n'y  avait  dans  les  siècles  qui  nous  ont  précédés  ni 
bavards,  ni  sots,  ni  pédans,  ni  fats,  ni  littérateurs  hydrophobes 
mordus  du  chien  de  la  métromanie  et  possédés  du  démon  de  l'écri- 
toire.  Grâce  au  lointain  des  années,  les  défauts  de  tous  ces  écrits 
inutiles  semblent  se  transformer  en  autant  de  qualités  aux  yeux  de 
quelques  uns  de  nos  érudits,  qui  récitent,  commentent  et  traduisent 
sous  diverses  formes  la  belle  tirade  que  Molière  a  imitée  de  Lucrèce. 
Le  bavard  devient  un  fidèle  écho  des  bruits  du  temps;  l'ennuyeux, 
un  témoin  grave  et  sévère  ;  le  fat,  un  miroir  caché  où  viennent  se 
réfléchir  les  scènes  que  les  convenances  sociales  obligeaient  à  tenir 
secrètes.  Il  en  résulte  que  la  ci'itique  et  l'érudition,  qui  devraient 
servir  à  dissiper  le  chaos  des  doutes  et  des  incertitudes,  finissent  par 
ne  plus  servir  qu'à  embrouiller  encore  davantage  ce  chaos  et  à  aug- 
menter la  confusion.  Pour  moi,  je  demanderais  volontiers  qu'on 
montrât  par  un  exemple  mémorable  comment  le  passé  doit  être 
aimé,  lesquelles  de  ses  reliques  doivent  être  conservées  et  lesquels 
de  ses  haillons  détruits  à  jamais.  On  élèverait  un  beau  jour  sur  une 
de  nos  places  publiques  deux  statues,  l'une  à  Saint-Simon,  l'autre  à 
M'"^  de  Sévigné,  et  au-dessous  on  allumerait  un  innnense  bûcher 
dans  lequel  on  jetterait  tous  les  exemplaires  existans  sans  exception 
aucune  du  journal  de  Dangeau,  comme  étant  le  type  suprême  en 
qui  se  résument  ces  publications  nauséabondes  et  encombrantes.  On 
jetterait  encore  au  bûcher,  comme  exemple  du  châtiment  qui  menace 
les  bavards  de  l'avenir  et  du  présent  trop  pressés  de  saisir  leur 
plume  à  toute  heure  du  matin  ou  du  soir,  une  bonne  moitié  des 
exemplaires  existans  du  journal  de  l'avocat  Barbier,  que  je  n'y  ver- 
rais aucun  inconvénient. 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  219 

Il  en  est,  dis-je,  à  peu  près  ainsi  de  notre  goût  pour  les  beaux-arts. 
11  se  distingue  par  le  même  engouement  et  la  même  facilité  banale,  il 
se  porte  avec  la  même  curiosité,  sans  discernement,  sur  toutes  les 
œuvres  du  passé,  bonnes,  mauvaises  ou  médiocres.  Il  ne  fait  pas  de 
différence  entre  les  maîtres  ni  entre  les  œuvres  d'un  même  maître.  Il 
les  admet  toutes  également,  non  parce  qu'elles  ont  tel  ou  tel  mérite 
original,  mais  par  l'unique  raison  qu'elles  sont  anciennes.  Ce  goût 
tolérant,  ou,  pour  mieux  dire,  cet  engouement  banal  engendre  des 
conséquences  déplorables,  auxquelles  un  démocrate  égalitaire  à  ou- 
trance applaudirait  peut-être,  mais  dont  tout  véritable  artiste  ou  tout 
véritable  connaisseur  ne  peut  que  s'affliger.  Une  de  ces  conséquences 
les  plus  singulières  est  de  placer  commercialement  toutes  les  œuvres 
à  la  merci  du  caprice  individuel,  et  de  créer  ainsi  des  valeurs  factices 
et  exagérées.  Les  œuvres  n'ont  plus  leur  prix  en  elles-mêmes,  elles 
ont  le  prix  que  leur  donne  le  caprice  d'un  enchérisseur  ou  la  ruse 
d'un  trafiquant.  On  ne  saurait  expliquer  raisonnablement  pourquoi 
telle  toile  d'un  peintre  d'ordre  secondaire  se  paie  100,000  fr.,  tandis 
que  telle  toile  d'un  maître  véritable  n'atteint  pas  à  la  moitié  de  cette 
somme.  On  me  dit  que  ce  fait  n'a  qu'une  médiocre  importance  et  ne 
regarde  après  tout  que  celui  qui  achète  une  œuvre  inférieure.  11  est 
libre  d'employer  son  argent  comme  il  lui  plaît  :  tant  pis  pour  lui, 
s'il  paie  une  toile  médiocre  d'un  prix  exagéré;  il  est  dupe  de  son 
engouement,  et  n'a  fait  qu'un  sot  marché.  Mais  l'esprit  humain  se 
gouverne  par  des  lois  beaucoup  plus  subtiles  que  ne  le  pensent  ceux 
qui  parlent  ainsi,  et  il  a  une  tendance  singulière  à  établir  des  rela- 
tions entre  les  choses  les  plus  lointaines,  et  à  tirer  de  ses  actions 
les  conséquences  les  plus  inattendues.  Qui  croirait,  par  exemple, 
qu'une  œuvre  finit  par  être  admirée  non  pour  sa  valeur  intrinsèque, 
mais  en  proportion  du  prix  qu'elle  a  coûté?  Si  une  toile  a  été  payée 
100,000  francs,  le  possesseur  arrive  très  vite  à  l'admirer  en  pro- 
portion de  la  somme  qu'il  a  dépensée,  et  tout  le  monde  finit  par 
penser  comme  lui.  Très  involontairement  le  public  se  laisse  aller  à 
donner  aux  œuvres  une  valeur  égale  au  prix  dont  elles  ont  été 
payées.  On  a  peine  en  effet  à  se  figurer  qu'une  toile  qui  a  coûté 
100,000  francs  puisse  avoir  une  valeur  inférieure  à  une  toile  qui  en 
a  coûté  seulement  50,000.  On  cherche  des  raisons  d'admirer  malgré 
l'évidence,  malgré,  le  témoignage  des  sens,  malgré  les  résistances 
de  l'imagination,  qui  reste  froide,  et  si  on  n'en  trouve  pas,  ainsi  qu'il 
arrive  la  plupart  du  temps,  on  admire  de  confiance  et  sans  souffler 
mot.  L'économie  politique  nous  enseigne  quelles  perturbations  ma- 
térielles bouleversent  la  société  lorsque,  par  une  cause  ou  par  une 
autre,  l'équilibre  qui  doit  exister  entre  la  valeur  réelle  des  choses 
et  le  signe  monétaire  qui  représente  ces  valeurs  est  rompu.  On  n'a 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  encore  calculé  quels  désordres  s'opèrent  dans  le  goût  public  et 
dans  l'intelligence  générale  d'une  société,  lorsqu'il  n'existe  plus  au- 
cune proportion  entre  la  valeur  intrinsèque  et  la  valeur  commerciale 
des  objets  d'art.  La  mode  et  le  caprice  remplacent  d'abord  la  raison 
et  la  justice,  puis  l'arbitraire  remplace  la  mode,  et  bientôt  le  faux 
goût  remplace  à  son  tour  l'arbitraire.  L'intelligence  descend  ainsi, 
de  degré  en  degré,  toutes  les  marches  qui  conduisent  à  ces  limbes 
de  l'ignorance,  où  s'elTace  tout  sentiment  du  beau  et  de  l'art,  et  où 
les  œuvres  les  plus  grandes  comme  les  œuvres  les  plus  médiocres 
apparaissent  sous  un  même  jour  blafard  et  uniforme.  On  commence, 
comme  cela  se  fait  aujourd'hui,  par  payer  un  Hobbema  du  prix  dont 
on  devrait  payer  un  Ruysdaël ,  puis  on  arrive  à  payer  un  Pater  du 
prix  dont  on  ne  paierait  pas  toujours  un  Chardin  ou  un  Watteau,  et 
progressivement,  en  continuant  toujours  ainsi,  on  finit  par  donner  à 
toutes  les  œuvres  d'art  indifféremment  la  même  valeur  matérielle 
banale.  On  les  achetait  d'abord  comme  objets  de  caprice  et  de  fantai- 
sie, on  les  achètera  bientôt  comme  objets  de  luxe,  et  enfin  comme 
objets  d'ameublement. 

Ainsi  les  libéralités  de  nos  modernes  amateurs  prouvent  moins  en 
faveur  du  goût  contemporain  qu'on  ne  veut  le  croire.  Ce  n'est  pas 
aimer  les  arts  d'un  amour  vraiment  éclairé  que  de  payer  un  tableau 
hollandais  quelconque  du  même  prix  qu'un  Ruysdaël,  et  un  Pater  du 
même  prix  qu'un  Chardin  ou  un  Watteau.  Et  ces  derniers  mêmes, 
qui  méritent  à  bon  droit  le  titre  de  maîtres,  sont  trop  souvent  cotés 
au-dessus  de  leur  valeur  réelle  et  de  leur  importance  véritable  dans 
le  royaume  de  l'art.  Nous  estimons  à  un  trop  haut  prix  non-seule- 
ment les  productions  des  peintres  médiocres,  mais  encore  les  chefs- 
d'œuvre  des  maîtres  secondaires.  Nous  semblons  croire  que  les  belles 
choses,  à  quelque  ordre  qu'elles  appartiennent,  n'ont  pas  de  prix. 
C'est  une  erreur.  Il  existe  à  la  vérité  des  œuvres  inappréciables,  qu'on 
ne  saurait  coter;  mais  combien  elles  sont  rares  !  Celles-là,  on  les  paie 
d'un  prix  quelconque,  faute  de  savoir  exactement  de  quel  prix  on  doit 
les  payer,  car  leur  valeur  dépasserait  l'estimation  des  experts  et  des 
connaisseurs  les  plus  habiles.  Un  Raphaël,  un  Léonard  de  Vinci,  un 
Gorrège  n'ont  aucun  prix  :  vous  pouvez  les  payer  indifféremment 
100,000  francs  ou  1  million,  la  plus  forte  de  ces  deux  sommes  ne 
représentera  pas  beaucoup  mieux  leur  valeur  réelle  que  la  plus  fai- 
ble; mais  quand  on  sort  de  ces  régions  exceptionnelles  de  l'art  pour 
entrer  dans  les  régions  moyennes,  les  choses  changent  d'aspect, 
car  les  belles  œuvres  y  ont  une  valeur  certaine  qu'on  peut  fixer 
exactement.  Si  on  ne  peut  jamais  payer  dignement  un  Léonard  ou 
un  Raphaël,  on  peut  payer  exactement  un  Chardin  ou  un  Watteau. 
Leur  valeur  pourrait  être  cotée  avec  la  dernière  précision  à  la  bourse 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  221 

de  l'art.  Les  payer  plus  cher  que  le  prix  indiqué  par  le  bon  sens 
n'est  pas  générosité  et  libéralité,  mais  prodigalité  désastreuse  et 
pure  duperie. 

Un  autre  défaut  de  notre  goût  pour  les  arts,  —  défaut  qui  se  ratta- 
che au  précédent  par  des  liens  étroits,  —  c'est  d'être  plus  avide  que 
curieux  et  plus  emporté  que  sagace.  Il  n'est  pas  armé  de  discerne- 
ment, de  subtilité  et  de  tact.  Il  ne  sait  pas  assez  que  certains  mots 
expriment  mille  nuances,  sont  susceptibles  des  acceptions  les  plus 
diflerentes,  le  mot  chef-d'œuvre  par  exemple.  Il  semble  croire  que 
toutes  les  productions  rangées  sous  cette  dénomination  sont  égales 
entre  elles,  et  qu'elles  portent  toutes  le  même  cachet  d'excellence; 
mais  ce  mot  désigne  des  œuvres  très  diverses  et  de  valeur  très  iné- 
gale. Il  y  a  des  chefs-d'œuvre  qui  ont  dans  l'art  une  importance  ca- 
pitale, il  y  en  a  d'autres  qui  n'ont  qu'une  importance  relative,  et  quel- 
quefois même  très  relative.  Il  y  en  a  qui  vivent  d'une  vie  pour  ainsi 
dire  isolée  et  indépendante,  qui  ne  gagnent  rien  à  la  comparaison, 
au  contraste;  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  sont  jamais  bien  compris  que 
par  le  contraste,  et  bien  jugés  que  par  la  comparaison.  Il  en  est 
dont  l'esprit  humain  pouvait  parfaitement  se  passer;  ils  pouvaient 
être  ou  n'être  pas,  l'histoire  de  l'art  n'en  aurait  pas  été  changée, 
pas  plus  que  l'histoire  de  l'humanité  n'aurait  été  changée,  si  telle 
ou  telle  victoire  brillante  n'avait  pas  été  remportée  par  tel  ou  tel 
souverain.  De  ce  nombre  sont  la  plus  grande  partie  des  peintures 
hollandaises  et  surtout  des  peintures  espagnoles.  Il  est  très  lieu- 
reux  pour  le  plaisir  de  nos  yeux  et  l'amusement  de  notre  esprit 
que  ces  peintures  existent  ;  mais  en  vérité  elles  auraient  pu  ne  pas 
exister  sans  que  le  développement  naturel  de  l'art  en  fut  arrêté, 
car  elles  ne  constituent  pas  un  anneau  nécessaire  dans  la  chaîne 
de  ce  développement.  Il  est  d'autres  œuvres  au  contraire  que  l'on 
ne  peut  supprimer  par  la  pensée  sans  que  la  logique  de  l'esprit 
soit  aussitôt  déroutée,  dont  l'existence  est  pour  ainsi  dire  néces- 
saire, et  sans  lesquelles  on  ne  saurait  concevoir  le  développement 
de  l'art  tel  qu'il  s'est  produit,  par  exemple  les  œuvres  de  Michel- 
Ange,  de  Léonard,  de  Titien  et  de  Rembrandt.  On  dit  d'une  pein- 
ture qui  fait  éprouver  cà  celui  qui  la  contemple  une  sensation  d'ex- 
trême plaisir  :  C'est  un  chef-d'œuvre,  comme  on  le  dit  d'une  œuvre 
qui  impose  à  l'esprit  l'admiration,  et  cependant  il  existe  entre  la 
sensation  du  plaisir  et  le  sentiment  de  l'admiration  une  différence 
qui  suffit  pour  établir  une  inégalité  entre  deux  peintures  décorées  de 
la  même  qualification  de  chef-d'œuvre.  Il  faut  donc  savoir  choisir 
même  entre  les  chefs-d'œuvre  et  oser  être  indépendant  même  en- 
vers le  génie.  Sans  cette  extrême  indépendance,  on  court  risque  de 
tomber  dans  la  superstition.  Nous  avons  dit  que  la  prodigalité  étour- 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

die  et  immodérée  était  nuisible  au  goût  éclairé  des  arts,  nous  en 
disons  autant  de  l'admiration  aveugle  qui  confond  dans  un  même 
enthousiasme  les  œuvres  les  plus  diverses  sous  prétexte  qu'elles 
portent  toutes  la  même  qualification  superlative. 

Celui  qui  ne  sait  pas  faire  cette  distinction  entre  les  chefs-d'œuvre, 
celui  qui  ne  sait  pas  admirer  proportionnellement  pour  ainsi  dire, 
qui  confond  dans  un  banal  enthousiasme  tous  les  genres  de  beauté, 
pour  lequel  ce  mot  de  chef-d'œuvre  n'est  pas  susceptible  de  nuances 
infinies,  n'aura  jamais  un  goût  éclairé  des  arts,  et  si  le  malheur  veut 
que  pour  une  raison  ou  pour  une  autre  il  soit  autorisé  à  imposer  ses 
préférences,  il  égarera  infailliblement  ceux  qu'il  prétend  guider.  J'ai 
l'air  d'énoncer  ce  que  les  Anglais  appellent  un  tna'syn;  mais  la  ques- 
tion a  son  importance  pratique  et  vaut  la  peine  de  faire  réfléchir  un 
instant  ceux  qui  ont  quelque  souci  du  goût  public.  Je  prends  un 
exemple  pour  illustrer  ma  pensée.  On  dit  un  chef  d'œuvre  de  Murillo 
comme  on  dit  un  chef-d'œuvre  de  Raphaël  et  de  Léonard,  et  cepen- 
dant quelle  différence  d'acception  un  véritable  connaisseur  donnera 
dans  l'un  ou  dans  l'autre  cas  à  ce  même  mot!  Un  chef-d'œuvre  de 
Murillo  n'est  un  chef-d'œuvre  que  relativement,  par  comparaison 
avec  les  autres  œuvres  du  même  peintre  ou  celles  de  l'école  à  la- 
quelle il  appartient.  Un  chef-d'œuvre  de  Raphaël  ou  de  Léonard  est 
un  chef-d'œuvre  absolu  et  qui  défie  toute  comparaison;  il  vit  de  sa 
vie  propre,  il  n'a  pas  besoin,  pour  faire  éclater  sa  supériorité,  du  rap- 
prochement des  autres  tableaux  du  même  peintre  ou  des  œuvres  de 
ses  émules  et  de  ses  rivaux.  Un  seul  chef-d'œuvre  me  suffit  pour  at- 
tester le  génie  de  Léonard,  de  Raphaël,  de  Titien,  et  il  me  serait  im- 
possible d'en  dire  autant  d'un  tableau  de  Murillo.  Celui  qui  posséde- 
rait la  Mddone  de  Saint-Sixle  ou  la  Vierge  à  la  Chaise  n'aurait  pas 
besoin  d'autres  échantillons  du  génie  de  Raphaël;  celui  qui  ne  pos- 
séderait qu'un  seul  tableau  de  ^lurillo,  fût-ce  le  plus  beau  de  tous, 
n'aurait  au  contraire  qu'une  idée  très  incomplète  de  ce  peintre.  La 
question  a  bien  son  impoi'tance,  on  le  voit,  et  mérite  d'arrêter  l'at- 
tention non-seulement  des  millionnaires  qui  seraient  désireux  de 
se  former  une  galerie  de  peinture,  mais  des  personnes  qui  sont 
chargées  de  l'administration  de  nos  musées.  On  a  payé  d'un  prix 
énorme  une  toile  aimable  et  gracieuse  de  Murillo,  la  Conception. 
C'est  un  chef-d'œuvre,  je  l'accorde;  mais  les  points  de  comparaison 
manquent  au  contemplateur  pour  comprendre  comment  cette  toile 
est  un  chef-d'œuvre,  car  elle  n'a  pas  en  elle-même  une  puissance  de 
beauté  suffisante  pour  imposer  l'admiration.  Séparée  des  autres 
toiles  de  Murillo,  elle  est  pour  ainsi  humiliée  et  déclassée;  elle  sou- 
tient mal  la  comparaison  avec  les  tableaux  des  grands  maîtres  ita- 
liens qui  l'entourent,  et  le  véritable  sentiment  qu'elle  inspire  est  cette 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  223 

sympathie  mêlée  de  charité  que  nous  font  éprouver  dans  le  monde 
les  personnes  que  nous  a])pelons  intéressantes.  Si  nous  avions  un 
plus  grand  nombre  de  toiles  de  Murillo,  nous  comprendrions  fa- 
cilement pourquoi  la  Conception  mérite  le  titre  de  chef-d'œuvre. 
Au  contraire,  la  Joconde  de  Léonard,  qui  l'avoisine  au  Salon  carré, 
peut  être  transportée  indifTéremment  dans  tous  les  musées  et  en  face 
des  plus  grandes  œuvres  :  elle  n'aura  pas  besoin  du  secours  des 
autres  toiles  de  son  auteur.  Elle  pourra  exister  isolément,  sans 
redouter  aucune  comparaison ,  et  suffira  pour  nous  donner  à  elle 
seule  une  idée  du  génie  de  Léonard.  Quiconque  possède  la  Jo- 
conde possède  en  même  temps  deux  choses,  un  chef-d'œuvre  éter- 
nel et  absolu,  et  un  résumé  du  génie  de  Léonard  qui  permet  de  se 
passer  de  toutes  ses  œuvres.  Quiconque  possède  la  Conception  au 
contraire  ne  possède  ni  un  chef-d'œuvre  absolu,  ni  un  résumé  du 
génie  de  Murillo.  En  payant  d'un  si  grand  prix  ce  dernier  tableau, 
l'administration  des  musées  a  fait,  on  peut  le  dire,  une  mauvaise 
affaire  et  s'est  laissé  égarer  par  l'acception  usuelle  et  générale  du 
mot  chef-d'œuvre.  Peut-être  n'aurait-elle  pas  fait  ce  marché,  si  elle 
eût  réfléchi  aux  nuances  infinies  que  ce  mot  comporte,  et  si  elle  se 
fût  préalablement  posé  ces  questions  :  le  contemplateur  français 
comprendra-t-il  pourquoi  ce  tableau  est  un  chef-d'œuvre,  et  sen- 
tira-t-il  devant  cette  toile  isolée  de  Murillo  la  même  satisfaction,  la 
même  plénitude  d'admiration  qu'il  ressent  devant  une  toile  isolée  de 
Léonard  ou  de  Raphaël?  Murillo  est-il  un  peintre  dont  les  œuvres 
supportent  l'isolement?  ne  gagnent-elles  pas  plutôt  par  le  rappro- 
chement, et  ne  se  prêtent-elles  pas  un  mutuel  appui,  un  mutuel 
secours? 

Ce  que  nous  disons  des  maîtres,  on  peut  l'étendre  aux  écoles  en- 
tières. Telle  école  peut  se  résumer  en  quelques  œuvres,  d'autres  ne 
peuvent  être  comprises  que  par  le  nombre  et  la  foule  de  leurs  pro- 
ductions. Deux  ou  trois  tableaux  judicieusement  choisis  vous  repré- 
senteront toute  l'Italie;  mais  que  peuvent  représenter  deux  ou  trois 
tableaux  hollandais  ou  espagnols  (Rembrandt  et  Velasquoz  excep- 
tés), même  choisis  avec  le  soin  du  connaisseur  le  plus  exercé,  sinon 
d'amusantes  caricatures,  des  miniatures  charmantes  ou  de  furieuses 
excentricités?  Pourquoi?  Parce  que  le  mérite  de  ces  peintures  ne 
consiste  pas  tout  entier  dans  le  génie  du  peintre,  et  qu'une  grande 
partie  de  l'intérêt  qu'elles  inspirent  est  surtout  historique.  Elles 
plaisent  comme  œuvres  d'art,  mais  aussi  comme  représentation  pit- 
toresque des  mœurs  et  de  la  vie  des  peuples  au  milieu  desquels 
elles  se  sont  produites.  De  là  leur  charme  et  leur  attrait,  mais  de 
là  aussi,  chose  étrange  à  dire,  leur  infériorité.  Ce  n'est  pas  tant  le 
génie  des  artistes  qui  nous  séduit  et  nous  attire  que  les  sujets  qu'ils 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traitent.  Ces  peintures  ont  pour  nous  l'attrait  de  documens  histori- 
ques, ce  sont  autant  de  pages  qui  nous  racontent  la  vie  familière  et 
les  annales  morales  de  générations  aujourd'hui  éteintes.  Là  nous 
contemplons  librement  les  costumes,  les  allures,  les  physionomies 
des  hommes  d'autrefois,  aussi  librement  que  les  contemplèrent  les 
contemporains;  là  nous  surprenons  les  secrets  de  la  protestante, 
bourgeoise  et  rustique  Hollande,  de  la  catholique,  passionnée  et  pi- 
caresque Espagne.  H  n'y  a  pas  de  livre  mystique  qui  puisse  mieux 
enseigner  ce  qu'était  la  dévotion  espagnole  que  ces  tableaux  de  Mu- 
rillo  où  la  Vierge  apparaît  au  milieu  de  guirlandes  d'anges  frais  et 
gracieux,  et  enveloppée  de  vapeurs  légères  aux  nuances  tendres  et 
fondantes.  Ce  ne  sont  pas  des  tableaux  faits  pour  affronter  le  profane 
soleil  et  le  grand  jour  des  musées  comme  ceux  des  grands  maîtres 
italiens;  mais  replacez-les  par  l'imagination  dans  le  jour  douteux 
d'une  sacristie,  au-dessus  des  tables  chargées  du  pêle-mêle  des 
vases  sacrés,  des  chapes  dorées,  des  étoles,  ou,  mieux  encore, 
transportez-les  dans  le  demi-jour  d'un  oratoire  de  grande  dame  es- 
pagnole, et  ils  vous  livreront  tous  les  secrets  de  dévotion  galante  dont 
ils  sont  pleins.  La  dureté  mêlée  à  l'exaltation,  le  fanatisme  violent  et 
sombre,  l'amour  emporté  de  la  mort,  l'énergie  d'une  imagination 
fiévreuse  qui  est  bien  décidée  à  défendre  les  voluptés  religieuses 
dont  elle  aime  à  se  nourrir  envers  et  contre  tous,  même  au  prix  de 
la  persécution  et  du  meurtre,  tous  ces  caractères  du  catholicisme 
espagnol  revivent  dans  les  toiles  fougueuses,  bizarres,  d'un  Zur- 
baran  et  d'un  Herrera.  L'intérêt  qui  s'attache  à  ces  toiles  est  donc  en 
grande  partie  un  intérêt  historique.  Cela  est  si  vrai  que  si,  par  un 
miracle,  le  souvenir  de  l'Espagne  était  effacé  de  la  mémoire  hu- 
maine, si  nous  ignorions  quelle  a  été  sa  civilisation  morale  et  de 
quelles  flammes  son  âme  s'est  brûlée,  ces  peintures  perdraient  aus- 
sitôt la  moitié  de  leur  valeur.  Nous  ne  remarquerions  plus  que  les 
bizarreries  de  la  facture,  les  incorrections,  les  infractions  aux  lois 
normales  de  la  beauté  et  de  l'art.  Elles  nous  apparaîtraient  comme 
des  logogryphes  indéchiffrables,  car  elles  auraient  perdu  cette  puis- 
sance d'évoquer  aux  yeux  de  l'imagination  tout  un  passé  éteint  qui 
fait  leur  âme.  Ce  que  nous  disons  des  peintres  espagnols,  on  peut  le 
dire  également  des  peintres  hollandais,  qui  sont,  eux  cependant,  en 
général  des  artistes  tout  à  fait  sérieux  et  d'un  incontestable  génie. 
Prendrions-nous  le  même  intérêt  à  leurs  peintures,  si  nous  ne  sa- 
vions rien  de  la  Hollande,  de  sa  civilisation  protestante,  de  sa  vie 
bourgeoise  et  populaire,  à  la  fois  honnête  et  débraillée,  économe  et 
somptueuse?  Au  contraire,  voyez  les  maîtres  italiens  :  sans  doute 
ils  doivent  beaucoup  au  génie  de  leur  pays;  mais  cet  élément  his- 
torique est  absorbé  chez  eux  par  l'élément  de  la  beauté  et  de  l'art. 


DU    GOUT    COME.MPORAIX.  225 

L'idée  de  la  civilisation  italienne  ne  se  présente  que  tardivement  à 
l'imagination,  et  n'arrive  pour  ainsi  dire  que  comme  accessoire.  Le 
souvenir  de  l'Italie  pourrait  être  aboli,  que  ces  œuvi'es  n'en  reste- 
raient pas  moins  ce  qu'elles  sont,  parce  qu'elles  ne  tirent  pas  l'in- 
térêt qu'elles  inspirent  de  circonstances  extérieures  et  étrangères  à 
l'art  de  la  peinture.  Leur  valeur  est  presque  tout  entière  dans  leur 
beauté  et  dans  la  réalisation  qu'elles  présentent  des  grandes  lois 
de  l'art. 

Si  tel  est  le  caractère  des  peintures  espagnoles  et  hollandaises,  il 
est  facile  de  comprendre  qu'on  ne  peut  les  goûter  de  la  même  ma- 
nière que  les  peintures  italiennes.  Que  peut  dire  à  l'esprit  un  seul 
tableau  de  Murilloou  de  Zurbaran,  je  vous  le  demande?  Rien,  ou  à 
peu  près  rien  ;  tout  au  plus  produira-t-il  une  impression  d'étonne- 
ment  ou  un  effet  irritant  de  curiosité  maladive.  Devant  un  tableau 
espagnol  isolé,  le  contemplateur  éprouve  une  sensation  toute  par- 
ticulière :  cette  peinture  l'irrite  sans  le  satisfaire;  elle  ne  lui  suffit 
pas,  il  ne  comprend  pas  ou  ne  comprend  qu'imparfaitement,  il  res- 
sent une  irrésistible  envie  de  voir  d'autres  œuvres  de  la  même 
école.  Si  sa  curiosité  n'est  pas  satisfaite,  son  jugement  courra  ris- 
que d'être  faux,  ou  même  malveillant,  car  il  aura  manqué  des  élé- 
mens  nécessaires  pour  se  former  une  opinion  vraie.  Mais  tout  change 
lorsque  cette  curiosité  a  pu  se  satisfaire.  Alors  peu  à  peu  le  sens  in- 
time de  cette  peinture  se  révèle;  toutes  ces  toiles  se  complètent  l'une 
par  l'autre  et  se  servent  l'une  à  l'autre  de  commentaire;  les  singula- 
rités qui  nous  frappaient  comme  des  exceptions  étranges  nous  expli- 
quent leur  raison  d'être  et  leur  droit  d'exister;  les  scènes,  les  fighres, 
les  combinaisons,  qui  nous  apparaissaient  comme  des  produits  de 
la  fantaisie  individuelle  des  artistes,  nous  découvrent  quelles  furent 
les  réalités  de  tous  les  jours  d'une  vie  éteinte.  Pour  comprendre 
la  valeur  de  la  peinture  espagnole,  quelques  tableaux,  même  choisis 
avec  discernement,  ne  suffisent  donc  pas,  il  faut  en  voir  beaucoup  et 
le  plus  possible.  Je  soumets  humblement  ces  réflexions  à  l'attention 
des  administrateurs  du  musée  du  Louvre,  dont  le  bon  vouloir  et  le 
zèle  se  sont  laissé  égarer,  à  notre  avis,  dans  ces  dernières  années,  sur 
ce  chapitre  de  la  peinture  espagnole.  Ils  ne  nous  semblent  pas  avoir 
compris  suffisamment  que  cette  peinture  est  de  celles  qui  ne  se  laissent 
pas  juger  sur  quelques  échantillons.  On  a  choisi  dans  la  galerie  du 
maréchal  Soult  quelques  tableaux  de  Murillo,  de  Zurbaran  et  d'Her- 
rera;  mais  ces  peintures,  j'ai  le  regret  de  le  dire,  malgré  les  qualités 
d'énergie  qui  les  recommandent,  choquent  presque  comme  des  ex- 
travagances et  paraissent  hors  de  leur  place.  Ajoutons  qu'elles  per- 
dent au  Louvre  la  moitié  de  leur  valeur  par  le  voisinage  des  pein- 
tures italiennes  et  françaises  ;  le  Saint  Basile  d'Herrera  et  la  Mort  de 
TOME  xxxrr,  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VÉvcque  noir  de  Zurbaran  sont  loin  de  prod^iire  aujourd'hui  sur  le 
spectateur  l'impression  qu'ils  produisaient  dans  la  galerie  du  ma- 
réchal Soult.  Ce  n'était  pas  quelques  tableaux  qu'il  fallait  acheter; 
si  l'on  voulait  donner  au  public  l'intelligence  de  la  peinture  espa- 
gnole, c'était  la  galerie  tout  entière.  Ainsi  aurait  été  remplacé  ce 
riche  musée  espagnol,  propriété  des  princes  d'Orléans,  qui  a  disparu 
du  Louvre  après  la  révolution  de  février,  ce  musée  si  intéressant  par 
l'abondance  et  la  diversité  des  œuvres  qu'il  renfermait,  et  qui  per- 
mettait au  curieux  d'entrer  si  profondément  dans  l'intelligence  de 
l'art  espagnol  sans  qu'il  eût  besoin  de  sortir  de  Paris.  Après  quelques 
visites  dans  ce  musée,  on  se  sentait  transporté  dans  un  monde  tout 
particulier  de  l'art,  dans  un  monde  qui  n'était  ni  celui  de  la  beauté 
comme  le  monde  italien,  ni  celui  de  la  raison  comme  le  monde  fran- 
çais, ni  celui  de  la  familiarité  et  de  la  bonhomie  comme  le  monde 
hollandais,  dans  un  monde  où  tout  était  passion,  aridité,  sécheresse, 
âpreté  et  violence.  On  regimbait,  mais  bientôt  la  fascination  opérait, 
et  on  éprouvait  un  charme  maladif  à  contempler  ces  physionomies 
hérissées,  ces  corps  desséchés,  ces  expressions  hideuses  d'une  foi 
sauvage  et  vivace.  J'ose  dire  que  ceux  d'entre  les  jeunes  Français 
qui  n'ont  pu  voir  le  musée  espagnol  du  Louvre  à  l'époque  où  il 
existait  ne  peuvent  avoir  aucune  idée  de  cette  école  par  les  échan- 
tillons que  nous  en  possédons  aujourd'hui,  quelque  remarquables 
qu'ils  soient.  Quiconque  ne  verra  que  quelques  échantillons  de  la 
peinture  espagnole  gardera  de  cette  peinture  une  impression  fausse 
et  fâcheuse,  et  je  crains  bien  de  caractériser  par  ces  épithètes  le  sen- 
timent qu'ont  éprouvé  beaucoup  de  curieux  et  de  contemplateurs 
devant  les  trop  rares  tableaux;  que  le  Louvre  possède  de  cette  école. 

On  voit  que  ce  goût  tout  nouveau  pour  l'art  qui  s'est  emparé  de 
nous  n'est  pas  exempt  de  défauts  et  peut  commettre  à  l'occasion  bien 
des  erreurs.  11  y  aurait  encore  à  dire  bien  des  choses  sur  ces  défauts 
et  ces  erreurs.  Nous  nous  bornerons  pour  aujourd'hui  aux  quelques 
réflexions  qui  précèdent.  Disons,  pour  excuser  notre  amour  des  arts, 
qu'il  est  de  date  assez  récente,  et  qu'il  a  par  conséquent  les  défauts 
de  la  jeunesse.  Il  se  distingue  plutôt  par  l'empressement  et  l'ardeur 
que  par  la  sagacité  et  le  discernement.  Il  pèche  volontiers  par  une 
exubérance  d'admiration  qui  le  porte  à  tout  confondre  et  à  prodiguer 
à  l'art  de  second  ordre  les  mêmes  louanges  qu'au  grand  art.  Son 
éducation  est  à  peine  ébauchée,  mais  elle  se  ferait  facilement,  je  le 
crois,  et  en  assez  peu  de  temps,  si  la  critique  d'art,  qui  est  un  peu 
nonchalante,  se  donnait  plus  souvent  la  peine  de  l'aider  et  de  le 
guider. 

Nous  aurions  besoin  pendant  quelques  années  d'un  certain  nombre 
de  livres  comme  celui  que  vient  de  publier  notre  collaborateur 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  227 

M.  Charles  Clément,  judicieux  et  sagaces,  d'un  goût  à  la  fois  large 
et  sûr,  sans  intolérance  pédantesque  et  sans  indulgence  puérile. 
M.  Charles  Clément  peut  donner  à  ceux  qui  le  liront  une  leçon  très 
importante,  une  de  celles  que  nous  réclamons  nous- même  de  la 
critique  d'art  :  il  leur  apprendra  comment  il  faut  admirer,  et  varier 
selon  les  œuvres  et  les  maîtres  les  formules  de  l'admiration.  Nos 
lecteurs  connaissent  déjà  les  trois  excellentes  monographies  que 
M.  Clément  a  consacrées  aux  trois  plus  grands  représentans  de  l'art 
moderne,  et  nous  n'avons  pas  besoin  de  leur  dire  tout  ce  qu'elles 
contiennent  de  détails  intéressans  et  de  recherches  instructives. 
Comme  nous  sans  doute,  ils  se  sont  réjouis  de  trouver  leurs  propres 
jugemens  d'accord  avec  ceux  que  porte  le  critique,  et  de  sentir  leurs 
impressions  légitimées  par  les  siennes  propres;  comme  nous  encore, 
ils  auront  aimé  à  repasser  dans  ses  pages  tout  ce  qu'ils  savaient  déjà, 
et  ils  lui  auront  été  reconnaissans  des  détails  inconnus  ou  inédits  qu'il 
a  ajoutés  à  leurs  connaissances,  par  exemple  de  ces  pages  où  Fran- 
çois de  Hollande  nous  introduit  dans  l'intérieur  de  la  marquise  de 
Pescaire,  et  nous  fait  assister  à  une  de  ces  conversations  sublimes  où 
Michel- Ange  expliquait  les  secrets  de  son  art.  Nous  laissons  de  côté 
tous  ces  mérites  trop  évidens,  que  le  lecteur  a  pu  apprécier  aussi  bien 
que  nous,  pour  insister  sur  un  mérite  plus  caché,  qu'il  n'a  peut-être 
pas  apprécié  à  sa  valeur,  et  qui  fait,  si  j'ose  parler  ainsi,  le  sel  de  ce 
livre,  je  veux  dire  l'indépendance  et  la  fermeté  d'esprit  dans  l'admi- 
ration. La  critique  de  M.  Clément  s'est  adressée  aux  trois  plus  grands 
artistes  modernes,  elle  ne  sort  pas  des  régions  du  très  grand  art,  et 
cependant  elle  a  su  conserver  en  face  de  ces  géans,  qu'elle  a  choisis 
précisénient  pour  l'admiration  qu'ils  lui  inspirent,  une  attitude  aussi 
indépendante  que  respectueuse.  Cette  indépendance  est  la  marque 
d'une  admiration  sincère  et  vraie.  Défiez-vous  de  ces  admirations 
débordantes  qui  ne  savent  s'imposer  aucune  réserve,  et  croyez  bien 
que  la  convention  entre  pour  une  grande  part  dans  de  tels  enthou- 
siasmes. Trop  admirer  n'est  pas  une  marque  d'émotion,  c'est  bien 
plutôt,  la  plupart  du  temps,  une  preuve  de  défiance  de  soi-même.  On 
admire  trop  par  crainte  de  ne  pas  admirer  assez  et  de  paraître  sen- 
tir trop  faiblement.  Comme  toutes  les  passions  vraies,  la  véiitable 
admiration  est  calme  et  sagace,  elle  voit  d'un  œil  aimant  les  défauts 
de  l'œuvre  admirée,  elle  les  constate  avec  une  finesse  bienveillante, 
et,  loin  d'y  trouver  un  motif  de  se  refroidir,  elle  y  trouve  au  con- 
traire un  motif  d'y  raviver  son  ardeur.  C'est  ainsi  que  M.  Clément 
sait  admirer.  Il  faut  un  sentiment  tout  à  fait  sincère  et  profond  pour 
ne  pas  se  laisser  aller,  en  traitant  un  sujet  comme  le  sien,  aux  re- 
dites, aux  épithètes  accréditées,  aux  lieux  communs  consacrés  de- 
puis trois  siècles.  Si  M.  Clément  eût  admiré  ses  grands  hommes 


228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

favoris  d'une  façon  servile,  il  n'eût  trouvé  pour  les  louer  que  les 
vieux  éloges  trop  connus,  et  n'eût  pas  rencontré  les  aperçus  nou- 
veaux qui  recommandent  son  livre,  car  les  sentimens  de  convention 
ne  brillent  pas  plus  par  l'imprévu  de  l'expression  que  par  la  vérité 
du  jugement. 

Des  trois  monographies  que  M.  Clément  a  consacrées  à  l'Italie  du 
xvi^  siècle,  celle  de  Michel-Ange  est  la  plus  étendue,  la  plus  en- 
thousiaste et  la  plus  intéressante.  On  sent  qu'elle  a  été  écrite  avec 
amour  et  prédilection,  et  cependant  elle  ne  trahit  aucune  partialité 
ni  aucun  caprice  de  passion.  Michel-Ange  est  l'artiste  favori  de 
M.  Clément;  mais  s'il  le  préfère  à  ses  deux  grands  rivaux,  ce  n'est 
point  par  entraînement  d'intelligence  ou  par  une  particularité  de 
nature,  c'est  par  obéissance  à  l'équité  qui  doit  présider  aux  juge- 
mens  du  goût.  L'enthousiasme  de  M.  Clément  est  proportionné  à  la 
grandeur  des  sujets  qu'il  traite,  et  cette  proportion  est  marquée  par 
des  nuances  extrêmement  fines  qui  se  laissent  deviner  plutôt  qu'elles 
ne  se  montrent.  Sur  Michel-Ange,  cet  enthousiasme  s'exprime  par 
l'émotion  unie  à  l'étonnement,  sur  Léonard  par  un  mélange  de  cu- 
riosité et  d'attention,  sur  Raphaël  par  la  sympathie  unie  au  ravis- 
sement. Ces  nuances  suffisent  pour  marquer  les  places  respectives 
de  ces  trois  grands  artistes  ;  leurs  rangs  sont  pour  ainsi  dire  déter- 
minés par  les  différens  degrés  d'admiration  qu'ils  inspirent  à  leur 
critique  et  par  la  diversité  des  qualités  pour  lesquelles  ils  sont 
loués.  Sans  que  l'auteur  ait  besoin  de  formuler  en  termes  sévères 
des  jugemens  que  nous  pourrions  trouver  pédantesques  et  audacieux, 
nous  sentons  que  l'artiste  qui  est  loué  pour  telle  qualité  ou  tel  don 
de  nature  doit  être  regardé  comme  inférieur  à  l'artiste  qui  est  loué 
pour  telle  autre  qualité  ou  tel  autre  don;  nous  comprenons  que  la 
facilité  la  plus  heureuse  et  la  faculté  d'assimilation  la  plus  rapide 
ne  sauraient  être  comparées  à  la  force  inventive,  que  la  science  la 
plus  ingénieuse  et  l'esprit  de  combinaison  le  plus  habile  ne  sau- 
raient égaler  le  génie  qui  tire  tout  de  lui-même.  Quand  il  entre 
dans  le  domaine  du  très  grand  art,  la  timidité  saisit  d'ordinaire  le 
contemplateur;  la  beauté  des  œuvres,  loin  de  raffermir  son  juge- 
ment, le  trouble  et  le  fait  hésiter;  il  tremble  d'avouer  une  préfé- 
rence. M.  Clément  nous  enseigne  le  moyen  de  prévenir  cette  timi- 
dité. «  Cherchez,  nous  dit-il,  l'artiste  chez  lequel  se  révèlent  les 
facultés  les  plus  élevées  et  admirez-le  hardiment  en  faisant  abstrac- 
tion des  louanges  consacrées.  Abaissez  ou  haussez  votre  admiration 
selon  les  divers  degrés  d'estime  que  la  conscience  morale  du  genre 
humain  a  toujours  accordés  et  accordera  toujours  aux  diverses  qua- 
lités de  la  nature  et  de  l'esprit.  Si  vous  jugez  selon  les  lois  de  ce 
critérium  infaillible,  la  supériorité  de  Michel-x\nge  sur  Léonard  et 


DU    GOUT    CO:\TEMPORAIN.  229 

Raphaël  vous  apparaîtra  imposante  et  écrasante,  et  vous  n'éprou- 
verez plus  aucune  fausse  honte  à  préférer  le  géant  florentin  à  ses 
deux  rivaux.  » 

La  monographie  de  Michel-Ange  est  la  plus  habile,  la  plus  amou- 
reusement écrite  des  trois  ;  la  supériorité  du  grand  artiste  se  montre 
même  en  ceci,  qu'il  fournit  à  son  admirateur  un  thème  de  critique 
plus  heureux  que  ses  rivaux,  et  qu'il  accroît  les  forces  de  son  ta- 
lent. Cependant  nous  préférons  peut-être  les  chapitres  sur  Léonard 
de  X'inci  et  Raphaël,  parce  que  ce  sont  les  chapitres  où  le  critique  a 
le  mieux  déployé  cette  indépendance  d'admiration  dont  nous  lui  fai- 
sons une  louange  et  que  nous  proposons  comme  modèle  à  imiter. 
Il  a  osé  dire  la  vérité  sur  Léonard  et  Raphaël  ;  il  a  laissé  de  côté  les 
phrases  toutes  faites,  les  formules  banales  et  commodes,  et  il  a  re- 
gardé de  ses  propres  yeux,  au  lieu  de  regarder  à  travers  les  lunettes 
traditionnelles.  Il  a  pu,  grâce  à  cette  heureuse  audace,  connaître  et 
savourer  la  plus  grande  de  toutes  les  voluptés  de  l'esprit,  celle  de  se 
sentir  réellement  le  possesseur  légitime  de  son  admiration.  Reaucoup 
d'hommes,  même  d'un  esprit  distingué,  laissent  trop  souvent  échap- 
per cette  occasion  de  volupté;  ils  admirent  à  travers  l'admiration  des 
générations  qui  les  ont  précédés,  et  n'ont  ainsi  qu'une  admiration  de 
reflet  qui  arrive  à  leur  âme  refroidie  et  pâle  comme  la  lumière  de 
la  leur.  Ils  ne  savent  pas  quel  bonheur  on  trouve  à  entrer  directe- 
ment en  communication  avec  les  hommes  et  les  œuvres  du  passé, 
sans  intermédiaire,  sans  opinion  préconçue,  à  sentir  qu'on  a  des 
raisons  personnelles  d'admirer  qui  ne  doivent  rien  à  autrui,  qu'on 
s'est  acquis  par  ses  propres  émotions  le  privilège  de  sanctionner 
l'arrêt  du  temps  et  le  jugement  de  nos  devanciers.  C'est  ce  droit 
que  s'est  acquis  M.  Clément.  Il  rejoint  le  jugement  traditionnel 
et  général  par  des  voies  qui  lui  sont  propres ,  il  arrive  au  grand 
rendez-vous  de  l'admiration  universelle  par  des  chemins  qu'il  s'est 
frayés  lui-même.  Il  a  éprouvé  certainement  devant  Raphaël  et  Léo- 
nard des  émotions  d'une  nature  intime,  celui  qui  connaît  si  bien 
les  ressourcés  et  les  faiblesses  de  ces  merveilleux  talens,  et  qui  a  pu 
trouver  pour  le  concert  de  louanges  dont  la  postérité  célèbre  leur 
gloire  des  variations  aussi  vraies  que  charmantes  sur  un  vieux  thème 
de  critique  bien  connu.  Gomme  le  génie  gracieux  et  souple  de  Ra- 
phaël est  bien  exprimé  dans  ces  quelques  lignes  :  «  génie  plus  in- 
telligent que  créateur,  il  se  transforme  sans  parti-pris  à  mesure  que 
l'âge  et  les  circonstances  modifient  ses  impressions!..  C'est  un  arbre 
qui  suit  sa  croissance  naturelle,  et  qui,  d'abord  plante  aux  feuilles 
molles  et  aux  formes  indécises ,  devient  une  tige  flexible ,  élégante 
et  gracieuse,  puis  un  tronc  robuste  et  élevé.  »  Sur  Léonard,  il  a 
trouvé  quelques  notes  vraiment  belles,  et  qui  expriment  exactement 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  espèce  de  fascination  enchanteresse  et  trompeuse,  ce  je  ne  sais 
quoi  d'artificieux  né  du  mélange  d'une  science  ingénieuse  et  d'une 
élégante  sensualité,  qui  fait  du  génie  de  l'auteur  de  la  Joronde  et  du 
Saint  Jean  un  symbole  frappant  du  prestige  fatal  et  de  la  séduction 
à  demi  divine,  à  demi  diabolique,  que  le  génie  italien  a  exercés  de 
tout  temps  sur  tous  les  peuples.  «  Par  quelle  étrange  fantaisie  l'ar- 
tiste a-t-il  mis  une  croix  dans  la  main  de  cette  figure  profane?  Ce 
saint  Jean  est  une  femme,,  personne  ne  s'y  trompe.  C'est  l'image  de 
la  volupté  :  elle  s'impose  à  l'esprit  avec  une  incroyable  puissance; 
il  semble  qu'on  l'ait  vue  vivante;  elle  reste  gravée  dans  l'imagina- 
tion et  dans  le  cœur  comme  ces  souvenirs  douloureux  et  charmans 
que  l'on  déteste  et  que  l'on  chérit.  Je  me  souviens  que,  me  rendant 
à  Rome  pour  la  première  fois,  je  fus  arrêté  près  de  Baccano  par  un 
accident  de  voiture...  Le  spectacle  que  je  désirais  voir  depuis  bien 
des  années,  je  l'avais  sous  les  yeux;  mais  cette  figure  du  Saint  Jean 
de  Léonard  me  poursuivait...  La  voluptueuse  image  ne  me  quittait 
pas;  elle  flottait  devant  moi  sur  la  vaste  plaine;  je  voyais  ses  lèvres 
folles  et  souriantes,  ses  yeux  enivrés,  ses  abondans  cheveux  d'or, 
et  j'entrai  dans  la  ville  éternelle  l'esprit  hanté  par  le  fantôme  du 
faux  dieu  de  tous  les  temps.  »  Encore  une  fois,  ce  ne  sont  que  des 
variations  sur  un  thème  connu;  mais  ces  variations  suffisent  pour 
révéler  une  émotion  tout  à  fait  personnelle,  pour  la  rendre  com- 
municative  et  contagieuse,  pour  l'enfoncer  comme  un  aiguillon  dans 
l'esprit  des  lecteurs,  et  y  aviver,  ce  qui  est  le  but  de  toute  critique 
sérieuse,  le  désir  de  connaître,  de  savoir,  de  chercher  des  raisons 
toujours  plus  profondes  d'aimer  et  d'admirer. 

M.  Clément  ne  peut  admirer  Léonard  et  Raphaël  autant  que  Mi- 
chel-Ange, et  sans  timidité  il  explique  pourquoi.  Le  génie  de  l'un 
est  de  trempe  moins  forte,  le  génie  de  l'autre  est  de  vol  moins  noble 
et  moins  haut.  M.  Clément  vous  dira  tout  net  que  le  génie  de  Ra- 
phaël n'est  que  la  facilité,  la  souplesse,  la  faculté  la  plus  merveil- 
leuse d'assimilation.  Raphaël  n'a  pas  tiré  tout  de  lui-même  comme 
Michel-Ange.  Son  génie  s'étale,  se  déploie  pour  ainsi  dire  sur  la  vie 
richement  organisée  du  passé,  s'y  nourrit  à  l'aise  et  enfante  ainsi 
un  art  nouveau.  Art  antique,  maîtres  primitifs,  école  d'Ombrie,  école 
florentine,  il  a  profité  de  tout,  il  s'est  tout  assimilé,  sans  paraître 
rien  emprunter  et  sans  rien  perdre  de  son  originalité.  Son  âme  heu- 
reuse, ouverte  à  la  beauté,  recevait  toutes  les  impressions  avec  une 
docilité  voluptueuse,  elle  en  était  touchée  comme  d'une  caresse  et 
d'un  baiser.  Dans  cette  passivité  même  est  le  secret  de  la  prodi- 
gieuse unité  que  Raphaël  sut  imprimer  à  toutes  ses  œuvres,  nées 
pourtant  d'influences  si  diverses  et  si  contradictoires.  Beaucoup  de 
personnes  jugeront  que  de  telles  paroles  sont  un  blasphème;  cepen- 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  231 

dant  ce  blasphème,  M.  Clément  le  prononce,  il  va  même  beaucoup 
plus  loin,  et  il  vous  déclare  sans  détours  qu'il  y  a  chez  Raphaël 
beaucoup  de  ce  qu'on  est  bien  obligé  d'appeler  de  la  rhétorique, 
faute  d'un  autre  mot.  Raphaël  reçoit  plus  du  dehors  qu'il  ne  tire  de 
lui-même,  et  lorsque  l'impression  reçue  par  lui  n'est  pas  assez  forte 
pour  échauffer  son  génie,  il  supplée  à  l'inspiration  qui  lui  manque 
par  des  beautés  de  convention  et  des  expédiens  d'école,  u  Guidé  par 
un  admirable  instinct  de  la  beauté,  qui  fut  son  vrai  génie,  il  compre- 
nait tout,  s'assimilait  tout,  transformait  tout  en  œuvres  accomplies; 
mais  une  inspiration  personnelle  ne  vivifie  pas,  tant  s'en  faut,  à  un 
égal  degré  tout  ce  qu'il  a  fait.  La  rhétorique  n'existe  pas  seulement 
en  littérature,  et  c'est  le  beau  académique,  le  conventionnel  qui  lui 
correspond  dans  les  arts* du  dessin.  Cette  transaction  entre  les  ma- 
nières extrêmes  de  concevoir  et  d'exprimer  la  forme,  cette  beauté 
moyenne,  sans  individualité,  sans  réalité,  sans  vie,  ce  modèle  trop 
connu  qui  se  transmet  dans  l'école,  cette  maladie  désastreuse  qui 
atteint  l'art  aussitôt  qu'il  s'éloigne  de  sa  source,  la  nature,  n'a  point 
épargné  Raphaël.  »  Et  ailleurs,  parlant  de  l'Ecole  d'Athènes,  l'auteur, 
sans  se  laisser  abuser  par  la  haute  valeur  de  cette  œuvre,  a  indiqué 
nettement  cet  autre  germe  de  la  rhétorique  en  peinture,  l'art  repré- 
sentatif. ((  C'est  à  la  fois,  dit-il,  un  grand  effort  de  talent  et  une 
œuvre  accomplie;  mais  c'est  aussi  le  premier  essai  dans  de  pareilles 
proportions  de  cet  art  purement  représentatif  où  la  science  remplace 
l'inspiration  poétique ,  où  une  pensée  imparfaitement  définie  ne 
semble  appeler  les  personnages  qu'à  témoigner  par  leur  beauté  du 
savoir  et  de  l'habileté  du  peintre.  » 

Le  génie  de  Léonard  est  jugé  avec  la  même  indépendance  et  la 
même  absence  de  tout  préjugé.  Ceux  qui  sont  habitués,  en  vertu  de 
certaines  règles  nées  dans  l'école,  à  identifier  les  mots  d'idéal  et 
d'idéalisme  avec  le  mot  de  génie,  à  considérer  tout  grand  peintre, 
tout  grand  poète,  tout  grand  artiste  comme  un  idéaliste,  seront 
peut-être  étonnés  de  voir  M.  Clément  donner  au  système  de  Léo- 
nard le  nom  de  naturalisme.  Si  ce  mot  n'avait  été  mal  employé  de 
nos  jours,  il  donnerait  même  au  grand  peintre  l'épithète  de  rèuUsle, 
et  cette  qualification  ne  serait  qu'exacte.  La  réalité,  la  réalité  avec 
ses  pompes,  ses  splendeurs,  ses  mystères,  son  mélange  d'ombre  et 
de  lumière,  même  au  besoin  avec  ses  laideurs  et  ses  monstres,  voilà 
le  domaine  de  Léonard.  Il  voit  la  nature  et  l'homme  comme  un  sa- 
vant et  un  philosophe,  nullement  comme  un  contemplateur,  un  mys- 
tique ou  un  chrétien.  Il  semble  considérer  la  nature  comme  un  riche 
magasin  rempli  de  formes  vivantes,  belles  et  bizarres,  et  où  l'artiste 
peut  rencontrer  à  profusion  des  sourires,  des  attitudes,  des  regards 
qui  sont  les  expressions  d'une  âme  obscure  qui  se  dissimule  derrière 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  matière  animée.  Mieux  que  Raphaël,  mieux  que  Michel-Ange 
peut-être,  il  représente  le  génie  de  la  renaissance,  le  retour  ardent 
à  la  nature  à  travers  les  somptuosités  d'une  civilisation  raffinée,  et 
il  sait  exprimer  ce  génie  par  des  figures  mystérieuses  où  les  naïves 
passions  de  la  vie  et  de  la  nature  s'unissent  aux  raffînemens  et  à  la 
science  des  âmes  civilisées.  De  là  l'incomparable  attrait  de  ces  pein- 
tures, et  cet  air  de  mystère  qui  a  frappé  tous  les  contemplateurs; 
elles  représentent  des  âmes  savantes  qui  ont  bu  aux  sources  natu- 
relles, et  qui  ont,  grâce  à  leur  science,  surpris,  comme  Actéon,  la 
nudité  de  la  déesse.  Leurs  figures  ont  quelque  chose  d'énigmatique 
qui  séduit  et  repousse  en  même  temps;  elles  inquiètent  par  un  se- 
cret qu'elles  ne  disent  pas,  et  nous  ne  les  abordons  pas  avec  la  con- 
fiance et  la  franchise  que  nous  inspirent  les  figures  de  Michel-Ange, 
ou  avec  l'abandon  qui  nous  pénètre  devant  les  figures  de  Raphaël. 
Ce  secret,  c'est  tout  simplement  qu'elles  n'ont  pas  de  candeur  et 
d'innocence;  elles  ont  appris  toutes  les  vertus  de  la  nature  retrou- 
vée et  elles  en  connaissent  le  prix,  mais  elles  n'ont  rien  oublié  des 
passions  de  la  vie  civilisée.  Les  peintures  de  Léonard  révèlent  un 
psychologue  d'une  pénétration  et  d'une  sagacité  inouies,  un  con- 
naisseur profond  des  passions  de  l'âme;  mais  M.  Clément  a  rai- 
son de  dire  qu'il  n'est  pas  entré  bien  avant  dans  le  monde  moral. 
C'est  un  génie  terrestre  et  qui  n'a  jamais  dépassé  les  horizons  de  la 
terre.  L'univers  sensible  et  visible  suffît  à  sa  curiosité,  qui  est  si 
grande  qu'elle  suspend  chez  lui  toutes  les  autres  facultés  et  fait  taire 
toutes  les  autres  voix  de  l'âme.  11  ne  possède  à  aucun  degré  le  sens 
du  divin  et  du  surnaturel  ;  ses  sujets  religieux  sont  des  cadres  et  des 
prétextes  qui  lui  servent  à  exprimer  les  beautés  naturelles  et  le  jeu 
des  passions  sur  les  visages  humains.  Avec  lui ,  nous  sommes  bien 
loin  de  ce  monde  surhumain  où  le  sentiment  chrétien  de  Michel- 
Ange  transporte  l'imagination,  bien  loin  aussi  de  cette  légèreté 
d'âme,  de  cette  innocence,  de  cette  fleur  de  piété  naïve,  qui  carac- 
térisent les  œuvres  de  Raphaël  lorsqu'il  se  souvient  qu'il  est  chrétien 
et  qu'il  se  rappelle  les  leçons  de  l'école  d'Ombrie  et  le  sentiment 
des  maîtres  primitifs.  Léonard  mérite  donc  l'épithète  de  naturaliste 
que  lui  a  donnée  M.  Clément,  et  nous  devons  espérer  que  désormais 
après  lui  il  ne  sera  plus  permis  de  prononcer  sans  les  expliquer  les 
mots  d'idéal  et  d'idéalisme. 

M.  Clément  a  fait  précéder  ces  trois  monographies  d'une  intro- 
duction où  il  retrace  l'histoire  des  vicissitudes  et  des  aventures  de 
l'art  entre  la  chute  de  l'empire  romain  et  la  grande  renaissance  du 
xv^  siècle.  C'est  un  chapitre  très  complet,  où  l'auteur  compte  et  étu- 
die un  à  un  tous  les  élémens  qui  sont  entrés  dans  la  composition  de 
l'art  moderne,  qui  devaient  former  pour  ainsi  dire  la  matière  morale 


DU    GOUT    CONTEMPORAIN.  233 

sur  laquelle  le  génie  individuel  et  la  libre  fantaisie  des  grands  ar- 
tistes devaient  un  jour  s'exercer.  Le  lecteur  pourra,  en  lisant  ce 
chapitre  avec  attention,  s'expliquer  pourquoi  les  grandes  écoles 
d'art  sont  si  rares  et  se  rendre  compte  d'une  des  grandes  lois  qui 
président  à  leur  formation.  Le  génie  de  l'artiste  n'est  pas  tout  dans 
les  arts,  il  lui  faut  une  matière  sur  laquelle  il  puisse  s'exercer,  et 
cette  matière,  sa  volonté  est  impuissante  à  la  lui  donner.  Quand  elle 
existe,  le  génie  de  l'artiste  s'élève  à  son  plus  haut  point  de  splen- 
deur; quand  elle  n'est  pas  encore  formée  ou  quand  elle  est  épuisée, 
le  génie  de  l'artiste  reste  impuissant,  stérile,  ou  bien  s'égare  en 
conceptions  désordonnées.  C'est  l'humanité  qui  fournit  à  l'artiste 
cette  matière  morale,  autrement  précieuse  et  rare  que  le  marbre  de 
Carrare  et  le  lapis -lazuli.  11  faut  des  siècles  pour  la  préparer,  et 
pour  l'épuiser  il  ne  faut  qu'une  saison.  Comptez  les  siècles  qui  s'é- 
coulent depuis  la  chute  de  l'empire  jusqu'à  l'apparition  de  Cimabué 
et  de  Giotto,  et  depuis  Giotto  jusqu'à  Léonard  comptez  encore  tous 
les  tâtonnemens  de  l'art,  toutes  les  tentatives  gauches,  maladroites, 
incomplètes  des  écoles  qui  se  succèdent,  et  vous  aurez  une  idée  de 
ce  que  coûte  à  la  nature  l'enfantement  d'une  grande  époque  comiiie 
la  renaissance.  Dans  l'amalgame  qui  a  servi  à  former  la  matière 
nécessaire  à  un  Raphaël,  à  un  Michel-Ange,  à  un  Léonard,  le  temps 
et  les  hommes  ont  mis  tout  ce  qu'ils  avaient  de  plus  précieux  et  de 
plus  rare.  Trois  civilisations  ont  concouru  à  cette  œuvre  :  la  civili- 
sation antique,  la  civilisation  byzantine,  et  la  civilisation  chrétienne. 
Aux  souvenirs  et  aux  débris  de  l'art  païen,  proscrit  par  la  religion 
nouvelle,  viennent  s'ajouter  successivement  les  types  chrétiens  lente- 
ment élaborés  par  la  foi  naïve  des  artistes  des  catacombes,  les  ma- 
gnificences orientales  à  demi  barbares  des  artistes  byzantins,  le  sen- 
timent profond  de  l'art  gothique.  Tous  ces  élémens  s'unissent  dans 
une  combinaison  de  plus  en  plus  savante,  au  milieu  des  vicissitudes 
les  plus  diverses  et  des  expériences  les  plus  laborieuses.  C'est  à  ce 
prix  seulement  que  pourront  éclore  les  vierges  de  Raphaël,  et  ap- 
paraître les  sibylles  et  les  prophètes  de  Michel-Ange.  Elles  éclatent 
enfin,  ces  œuvres  du  génie  humain  lentement  initié  aux  secrets  de 
la  nature  et  de  la  beauté  par  une  culture  assidue  de  dix  siècles,  et  à 
peine  ont- elles  apparu  que  déjà  la  source  est  tarie  et  la  matière 
épuisée.  Le  cycle  du  grand  art  s'ouvre  avec  Léonard  et  se  ferme 
avec  Titien,  si  bien  qu'on  peut  dire  que  son  apogée  est  contempo- 
rain de  sa  décadence,  ou  mieux  encore  que  sa  perfection  n'est  que 
le  commencement  de  son  déclin.  Il  y  aurait  là  de  quoi  inspirer  bien 
des  réflexions  mélancoliques.  La  beauté,  la  science,  le  génie,  sont 
de  courte  durée  sur  la  terre;  la  laideur,  l'ignorance  et  la  barbarie 
y  sont  au  contraire  à  demeure. 
Le  livre  de  M.  Clément  est  un  de  ces  li\Tes  comme  il  nous  en  fau- 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

drait  beaucoup,  et  on  peut  le  recommander,  à  ce  titre,  à  tous  ceux 
qui  voudraient  voir  le  goût  des  arts  en  France  se  répandre  et  s'é- 
clairer. Ce  livre  a  un  mérite  qui  n'est  pas  commun  aujourd'hui  :  il 
n'entretient  ses  lecteurs  que  de  grands  artistes  et  ne  les  promène 
que  dans  les  régions  du  grand  art;  il  peut  leur  apprendre  ainsi  ce 
qu'ils  doivent  admirer,  et  comment  ils  doivent  s'y  prendre  pour  ad- 
mirer. Chaque  génération  a  ses  maladies  et  ses  infirmités  de  goût  : 
c'est  tantôt  le  pédantisme,  tantôt  le  dilettantisme,  tantôt  la  super- 
stition intolérante  ou  le  fanatisme  exclusif.  Les  nôtres  sont  une  cu- 
riosité puérile  et  un  amour  enfantin  du  bric-à-brac  en  art  comme 
en  littérature.  Dans  notre  désir  de  trouver  du  nouveau  et  de  ne 
pas  répéter  servilement  ce  que  disaient  nos  devanciers,  nous  nous 
sommes  jetés  dans  toute  sorte  de  voies  écartées,  étroites;  nous  avons 
fouillé  et  remué  des  terres  maigres  et  sablonneuses,  nous  avons  ra- 
massé tous  les  oripeaux  dédaignés  de  l'art,  nettoyé  et  reverni  toutes 
les  vieilles  toiles  oubliées.  Nous  avons  fait  quelques  heureuses  trou- 
vailles, je  le  sais,  nous  avons  cassé  quelques  arrêts  injustes,  remis  à 
leur  vraie  place  quelques  œuvres  de  mérite;  mais  cette  fièvre  de 
curiosité  n'a-t-elle  pas  donné  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner,  et  ne 
menace-t-elle  pas  de  dégénérer  en  pure  manie?  A  force  de  fouiller 
l'art  secondaire  et  d'éparpiller  notre  curiosité  sur  les  artistes  infé- 
rieurs, nous  avons  presque  fini  par  oublier  le  grand  art,  et  nous 
avons  besoin ,  pour  nous  laver  de  la  poussière  de  nos  recherches, 
de  venir  nous  rafraîchir  aux  sources  abondantes  et  vraiment  fé- 
condes. Les  générations  qui  nous  ont  précédés  avaient  fini  par  tom- 
ber dans  le  pédantisme  par  leur  admiration  aveugle  pour  les  grands 
maîtres;  nous  courons  risque  d'y  tomber  à  notre  tour  "par  notre 
amour  prolongé  pour  les  œuvres  d'une  importance  secondaire.  Notre 
faculté  d'admirer  a  certes  acquis  assez  de  souplesse  et  d'impartia- 
lité; elle  court  risque  maintenant  de  man'[uer  de  dignité  et  de  no- 
blesse. Si  elle  veut  conserver  ces  vertus,  elle  n'a  d'autre  moyen  que 
de  retourner  aux  grands  maîtres.  Au  lieu  de  chercher  partout  des 
sujets  nouveaux  d'admiration,  ne  serait-il  pas  plus  sage  à  ilotre  gé- 
nération de  suivre  l'exemple  donné  par  M.  Clément,  de  s'adresser 
aux  grandes  œuvres,  de  s'efforcer  de  les  admirer  d'une  manière 
indépendante,  comme  si  elles  étaient  exposées  aux  yeux  pour  la 
première  fois,  d'essayer  de  les  sentir  d'une  manière  personnelle, 
comme  si  elles  n'avaient  jamais  été  goûtées  avant  elle?  Cette  admi- 
ration reconquise  en  sa  fraîcheur  première,  recréée  dans  sa  fleur  et 
dans  sa  naïveté  par  les  propres  efforts  de  chaque  génération,  con- 
tient peut-être  le  secret  si  souvent  cherché  qui  permettrait  de  com- 
biner les  vertus  de  la  liberté  avec  les  avantages  de  la  tradition. 

Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin  1861. 


Des  faits  politiques  importans,  sans  que  toutefois  ils  fussent  de  nature  à 
surprendre  et  à  exciter  les  esprits,  se  sont  pressés  dans  ces  derniers  jours. 
A  l'intérieur,  des  élections  départementales,  la  discussion  de  la  liberté  de 
la  presse  enfin  abordée  de  front  par  le  plus  éloquent  orateur  du  corps  lé- 
gislatif, la  session  de  l'assemblée  se  terminant  par  le  vote  précipité  de  plu- 
sieurs lois  d'une  portée  considérable;  au  dehors,  la  reconnaissance  du 
royaume  d'Italie,  le  conflit  entre  la  cour  de  Vienne  et  la  diète  hongroise  ap- 
prochant de  la  crise  décisive,  la  politique  prussienne  prenant  un  nouvel  as- 
pect, les  partis  anglais  se  balançant  exactement  dans  un  vote  significatif  de 
la  chambre  des  communes,  la  mort  du  sultan  :  c'est  un  ensemble  d'accidens 
ou  de  tours  de  situation  plus  nourri  que  nous  n'avons  l'habitude  d'en  ren- 
contrer en  l'espace  de  deux  semaines. 

Nous  ne  parlerons  du  résultat  des  élections  aux  conseils-généraux  et  aux 
conseils  d'arrondissement  que  pour  exprimer  notre  satisfaction.  On  nous 
trouvera  peut-être  étrangement  modestes  ou  singulièrement  optimistes. 
Nous  ne  sommes  ni  l'un  ni  l'autre,  et  c'est  très  sérieusement  que  nous  nous 
félicitons  du  dernier  mouvement  électoral.  Sur  je  ne  sais  combien  de  cen- 
taines d'élections,  l'opposition  libérale  n'a  eu  que  vingt  ou  trente  succès! 
Nous  en  convenons,  ce  serait  peu  de  chose,  si  l'on  ne  devait  tenir  compte 
des  circonstances  au  milieu  desquelles  ont  été  remportées  ces  victoires  plus 
éclatantes  que  nombreuses.  Au  point  de  vue  pratique,  c'est  beaucoup.  C'est 
d'abord  un  exemple  donné  :  chez  une  nation  moutonnière  comme  la  nôtre, 
un  exemple  donné  est  sûrement  efficace  ;  on  peut  être  certain  qu'à  la  pro- 
chaine occasion  il  sera  suivi.  N'est-il  pas  vrai  que  nous  vivions  depuis  plu- 
sieurs années  dans  la  plus  profonde  indifférence  électorale?  N'est-il  pas  vrai 
que  la  cause  de  cette  indifférence  était  la  conviction  enracinée  dans  la  mul- 
titude qu'il  était  absolument  impossible  de  l'emporter  sur  les  influences  ad- 
ministratives, qu'il  était  chimérique  de  tenter  l'opposition  électorale,  que 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  effort  était  si  manifestement  inutile  qu'il  en  devenait  ridicule?  Voilà 
une  conviction  qui  ne  tiendra  plus  contre  le  fait.  Il  est  démontré  que  Ton 
peut  entrer  en  lutte  aux  élections  contre  les  candidats  recommandés  par 
l'administration,  —  bien  plus,  qu'il  est  possible  de  les  battre.  Il  faut  remer- 
cier de  cette  démonstration  et  les  candidats  indépendans  qui,  comme  M.  Ca- 
simir Perier  et  plusieurs  autres,  ont  su  tenir  tête  à  l'hostilité  de  l'adminis- 
tration, et  les  populations  qui  les  ont  soutenus  dans  cette  lutte  généreuse. 
Il  fallait  que  le  parti  libéral  de  l'activité  politique  pût  enfin,  qu'on  nous 
passe  le  mot,  démarrer.  C'est  ce  qu'il  vient  de  faire.  Le  premier  coup  d'a- 
viron est  donné,  et  nous  allons  prendre  le  large. 

Puis,  nous  ne  sommes  point  aussi  ambitieux  de  force  numérique  que  nos 
adversaires  le  supposent.  D'abord  nous  ne  considérons  point,  nous  le  décla- 
rons hautement,  comme  hostiles  à  la  cause  libérale  la  masse  des  candidats 
débonnaires  qui ,  par  nécessité  de  position,  par  entraînement  de  circon- 
stance ou  par  habitude,  se  parent  de  la  recommandation  administrative.  Il 
y  a  là  beaucoup  de  braves  gens  qui  ont  été  des  nôtres,  et  avec  qui  nous 
sommes  sûrs  de  nous  rencontrer  encore  à  travers  les  vicissitudes  que  l'ave- 
nir nous  peut  réserver.  Nous  avons  assez  de  modération  pour  reconnaître 
que,  dans  la  confusion  où  nous  avons  été  jetés  par  les  révolutions  violentes, 
tout  le  monde  n'est  point  tenu  d'avoir  l'immobilité,  la  fermeté,  la  constance 
des  porte-drapeaux.  Nous  allons  si  loin  dans  notre  mansuétude,  que  nous 
sommes  même  reconnaissans  envers  ceux  qui  veulent  bien  garder  de  bons 
souvenirs  pour  la  cause  libérale,  et  qui  avouent  qu'ils  n'ont  à  lui  adresser 
d'autre  reproche  que  de  n'avoir  pas  su  prévenir  sa  défaite  et  demeurer  la 
plus  forte.  C'est  de  rancunes  de  ce  genre  que  la  cause  libérale  a  principale- 
ment à  souffrir;  avouez  qu'il  y  aurait  de  l'imprévoyance  et  de  la  maladresse 
à  se  fâcher  contre  de  tels  ennemis.  Il  faudrait  d'ailleurs  bien  peu  connaître 
la  France,  et  nous  pourrions  dire  l'ondoyante  humanité,  pour  se  laisser  trop 
décourager  par  Tillusion  de  l'unanimité  apparente.  Rien  n'est  moins  stable 
que  les  majorités  exagérées  et  débordantes;  le  moindre  accident  pousse  les 
vagues  mouvantes  dans  les  directions  les  plus  imprévues.  L'important  pour 
nous,  quand  nous  considérons  d'où  nous  partons,  c'est  bien  plus  l'impulsion 
donnée  que  l'espace  qui  a  été  parcouru  encore,  car  il  est  manifeste  que  c'est 
en  ce  moment  le  flot  de  la  liberté  qui  remonte. 

Nous  tenons  donc  grand  compte  et  de  ce  réveil  d'activité  politique  dont 
certaines  élections  départementales  ont  témoigné,  et  du  nombre,  bien  que 
petit,  des  élus  indépendans  qui  vont  entrer  dans  les  assemblées  locales.  Il 
faut  bien  peu  d'un  levain  généreux  pour  gonfler  une  pâte  épaisse.  Ce  levain 
de  libéralisme  vivifiant,  nous  l'avons  trouvé  dans  le  beau  discours  que 
M.  Jules  Favre  a  récemment  prononcé  sur  le  régime  actuel  de  la  presse.  En 
signalant  avec  une  entière  franchise  les  misères  du  journalisme  actuel, 
M.  Jules  Favre  a  mieux  servi  la  cause  de  la  presse  que  n'ont  semblé  le  croire 
certains  écrivains  qui  se  sont  plaints  que  l'on  mît  en  doute  leur  indépen- 
dance. Ces  écrivains  ont  commis  une  méprise  :  ce  n'était  point  l'indépen- 


REVUE.   CHROMQUE.  237 

dance  de  leur  conscience  que  Torateur  libéral  contestait;  les  questions  de 
personnes  étaient  écartées,  M.  Jules  Favre  a  démontré  que  la  législation 
actuelle  de  la  presse  n'est  point  compatible  avec  la  véritable  indépendance 
des  journaux;  il  a  montré  que,  par  l'excès  et  l'abus  de  l'intervention  admi- 
nistrative, le  gouvernement  se  rendait  directement  ou  indirectement  res- 
ponsable de  la  direction  des  journaux,  et  devenait  en  quelque  sorte  le  jour- 
naliste unique  du  pa)^s.  M.  Favre  a  eu  un  autre  mérite  :  il  a  appelé  l'attention 
plus  fortement  qu'on  ne  l'avait  encore  fait  à  la  chambre  sur  le  principal  vice 
du  système  actuel,  le  droit  que  l'administration  s'est  attribué  d'accorder  ou 
d'interdire  l'autorisation  de  fonder  un  journal.  Cette  attribution  est  bien 
plus  contraire  à  la  liberté  de  la  presse  que  la  juridiction  administrative  et 
la  pénalité  des  avertissemens,  sur  lesquelles  on  a  eu  en  général  le  tort  de 
fonder  presque  exclusivement  la  critique  de  la  législation  de  1852.  Sans 
doute  l'autorité  répressive  que  l'administration  exerce  sur  les  journaux  est 
une  exception  au  principe  tutélaire  de  la  division  des  pouvoirs  et  n'est  pas 
compatible  avec  l'esprit  de  nos  lois;  mais,  en  réservant  au  pouvoir  exécu- 
tif la  faculté  d'autoriser  ou  d'interdire  la  création  d'un  journal ,  le  décret 
de  1852  donne  au  pouvoir  une  action  préventive  bien  plus  incompatible 
avec  la  liberté,  si  c'est  possible,  que  l'action  répressive  exercée  par  la  voie 
des  avertissemens.  Trois  grands  principes  qui  sont  compris  apparemment 
dans  les  principes  de  1789  ont  donc  à  souffrir  de  la  législation  actuelle  de 
la  presse  :  le  droit  de  propriété,  puisque  la  propriété  d'un  journal  est  aban- 
donnée à  la  discrétion  de  l'administration,  qui  peut  la  déprécier  par  les 
avertissemens  ou  la  suspension  prononcée  contre  le  journal,  ou  la  détruire 
par  la  suppression  ;  le  principe  de  la  liberté,  puisque  la  presse  est  en  cer- 
tains cas  frappée  de  pénalités  pour  des  offenses  qui  ne  sont  point  définies 
par  la  loi,  et  dont  l'appréciation  est  enlevée  à  la  justice  ordinaire;  le  prin- 
cipe d'égalité,  puisque  la  création  d'un  journal,  au  lieu  d'être  soumise  à  des 
conditions  légales,  les  mêmes  pour  tous,  est  devenue  un  privilège,  une  fa- 
veur arbitrairement  octroyée  ou  refusée  par  le  ministre  de  l'intérieur. 

L'honorable  M.  Billault  a  répondu  à  M.  Jules  Favre,  et  nous  comptons  la 
réponse  du  ministre  comme  l'un  des  succès  de  l'orateur  libéral.  M.  Billault 
a  parlé  plus  d'une  fois  durant  la  dernière  session  avec  une  adresse  remar- 
quable. Tout  le  monde  reconnaît  qu'il  a  aisément  conquis  la  première  place 
parmi  les  ministres  sans  portefeuille,  parmi  les  ministres  orateurs  qui  sont 
chargés  d'exposer  et  de  défendre  par  leurs  plaidoiries  devant  les  chambres 
les  actes  du  gouvernement.  Nous  sommes  sur  ce  point  de  l'avis  de  tout  le 
monde  :  c'est  dire  que  nous  ne  cherchons  à  déprécier  ni  le  mérite  ni  la 
gloire  de  M.  Billault,  si  nous  sommes  obligés  de  constater  que  sa  réponse  a 
laissé  dans  cette  lutte  tout  l'avantage  à  M.  Jules  Favre.  Nous  ne  parlons  point 
de  quelques  digressions  peu  heureuses.  En  voulant  prouver  que  l'adminis- 
tration a  bien  fait  de  refuser  l'autorisation  de  créer  un  journal  à  un  écri- 
vain modeste,  M.  Chassin,  dont  nous  avons  dans  le  temps  encouragé  les 
justes  réclamations,  M.  Billault,  trompé  par  des  renseignemens  officiels 


238  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

inexacts,  a  commis  une  regrettable  confusion  de  personnes.  Il  a  justifié  le 
refus  dont  M.  Chassin  a  été  victime  en  lui  attribuant  la  personnalité  d'un 
pamphlétaire  de  I8Z18,  lorsqu'en  18Zi8  M.  Chassin,  achevant  à  peine  ses  études, 
se  préparait,  sous  la  tutelle  de  sa  mère,  à  l'examen  du  baccalauréat. 

Comment  l'aurais-je  fait,  si  je  n'étais  pas  né? 

Voilà  une  erreur  dont  certes  M.  Billault  n'est  point  coupable,  car  il  l'a 
trouvée  dans  le  dossier  que  le  ministère  de  l'intérieur  lui  avait  fourni,  mais 
qui  n'est  point  propre  à  donner  une  haute  idée  du  discernement  et  de  l'im- 
partialité qu'apporte  l'administration  dans  l'octroi  ou  le  refus  des  privilèges 
de  journaux.  M.  Billault  n'a  pas  été  plus  heureusement  inspiré  lorsqu'il  a 
fait  allusion  à  l'ouvrage  récemment  saisi  de  M.  le  duc  de  Broglie.  Certes 
cette  saisie,  on  s'en  aperçoit  aujourd'hui,  a  été  une  étourderie  maladroite. 
Grâce  à  Dieu,  on  n'a  pu  lui  laisser  le  caractère  d'une  saisie  administrative: 
l'ouvrage  arrêté  a  été  déféré  à  la  justice,  et  la  justice,  reconnaissant  que 
l'ouvrage  du  duc  de  Broglie  ne  pouvait  être  poursuivi,  puisqu'il  n'avait  reçu 
et  n'était  destiné  à  recevoir  aucune  publicité,  a  prononcé  une  ordonnance 
de  non-lieu.  De  cet  ouvrage,  un  seul  mot  est  connu  jusqu'à  présent,  et  c'est 
à  M.  Billault  que  nous  en  devons  la  révélation!  Ne  nous  plaignons  point  au 
surplus  de  cet  incident  :  il  apprend  à  l'Europe  libérale  que  les  méditations 
de  cette  noble  intelligence,  dans  la  retraite  où  le  respect  universel  l'envi- 
ronne, n'auront  point  été  stériles.  Le  duc  de  Broglie  a  essentiellement  l'es- 
prit d'un  législateur.  A  en  juger  par  ce  qui  a  été  dit  de  la  nature  de  l'ouvrage 
inédit  qui  a  trop  piqué  la  curiosité  de  l'administration,  les  législateurs  de 
l'avenir  y  pourront  sans  doute  puiser  un  jour  des  inspirations  lumineuses, 
et,  soit  qu'ils  se  rangent  à  ses  conclusions,  soit  qu'ils  les  repoussent,  ils 
devront  compter  avec  l'autorité  d'un  des  penseurs  politiques  les  plus  émi- 
nens  de  ce  siècle.  Nous  ne  savons  si  les  idées  de  M.  de  Broglie  auraient 
chance  d'être  accueillies  aujourd'hui;  mais  l'illustre  vétéran  n'est  point  de 
ceux  qui  s'effraient  de  l'isolement  intellectuel  et  politique  :  il  l'a  plus  d'une 
fois  connu  dans  sa  carrière,  et  plus  d'une  fois  aussi  sa  carrière  lui  a  montré 
que  les  généreuses  obstinations  ne  trompent  point  les  âmes  fières.  Les  nom- 
breuses histoires  de  la  restauration  qui  se  publient  en  ce  moment  nous 
rappellent  que  M.  de  Broglie  était  seul  aussi  dans  la  chambre  des  pairs  lors- 
qu'il protestait  contre  le  jugement  du  maréchal  Ney,  et  lorsqu'il  défendait 
contre  les  passions  et  les  préjugés  du  temps  les  victimes  que  le  naufrage 
de  l'empire  avait  livrées  aux  fureurs  d'une  méchante  et  sotte  réaction.  Ce 
'  jeune  entêté  devait  paraître  fort  bizarre  aux  ultras  et  aux  chambres  introu- 
vables de  cette  époque;  mais  que  sont  devenus  les  ultras,  et  que  deviennent 
les  chambres  introuvables? 

Il  nous  semble  que  M.  Billault  n'a  pas  montré  sa  finesse  ordinaire  dans 
l'accueil  qu'il  a  fait  aux  interpellations  de  M.  Jules  Favre.  L'orateur  libéral 
n'est  pas  seulement  un  maître  consommé  de  la  parole,  il  est  aussi  un  tacti- 
cien malicieux.  M.  Billault  a  trop  appuyé  sur  la  pointe  que  lui  présentait 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  239 

son  adversaire  :  il  a  posé  un  nec  plus  uUrà  aux  concessions  du  2Zj  novembre; 
11  a  dit  que  les  réformes  n'iraient  pas  au-delà,  et  que  la  presse  n'avait  à  es- 
pérer rien  de  semblable  à  ce  que  les  cliambres  ont  obtenu.  Il  est  des  dissi- 
dens  que  les  fonctionnaires  de  l'administration,  avec  plus  de  zèle  que  de 
lumières,  ne  craignent  point  de  qualifier  d'ennemis  du  gouvernement.  S'il 
était  possible  que  le  gouvernement  eût  des  ennemis,  ce  n'est  probablement 
pas  eux  que  l'on  fâcherait  en  cherchant  en  toute  occasion  à  établir  que  le 
gouvernement  ne  veut  pas  ou  ne  peut  pas  vivre  avec  la  liberté  de  la  presse. 
Les  partis  violens  sont  ainsi  faits  qu'ils  préfèrent  chez  leurs  adversaires  les 
résistances  opiniâtres  aux  concessions.  M.  Billault  a  invoqué  l'histoire  contre 
la  liberté  de  la  presse.  L'histoire  des  partis  montrerait  que  nous  ne  nous 
trompons  point  en  leur  attribuant  ces  perfides  calculs.  Quant  à  l'argument 
que  l'on  puise  contre  la  presse  dans  la  part  qu'elle  a  prise  à  nos  dernières 
révolutions,  nous  ne  comprenons  point  qu'un  pareil  argument  puisse  en- 
core figurer  dans  la  rhétorique  politique.  On  nous  montre  les  journaux  ren- 
versant des  gouvernemens.  Bien  des  gouvernemens  ont  été  renversés  en 
France  depuis  1789.  Au  point  de  vue  moral  et  politique,  ils  n'ont  pas  tous 
également  mérité  leur  sort.  Les  uns  ont  péri  par  la  violence,  les  autres  par 
la  faiblesse, —  les  uns  par  la  folie,  les  autres  par  une  sorte  d'inertie  sé- 
nile;  mais,  nous  le  demandons,  en  est-il  un  seul  qui  ne  soit  tombé  par  le 
vice  radical  de  ses  institutions  ou  par  la  faute  de  ses  chefs?  La  presse  n'a 
jamais  été  qu'un  instrument  dans  nos  luttes  politiques,  la  cause  des  révolu- 
tions a  toujours  été  dans  le  pouvoir  lui-même.  D'ailleurs  ne  pourrait-on  pas 
répéter,  avec  plus  de  force  apparente  et  avec  non  moins  d'injustice,  contre 
les  assemblées,  les  accusations  que  l'on  porte  devant  les  assemblées  elles- 
mêmes  contre  les  journaux?  Nous  le  répétons,  les  journaux  sont  un  des  in- 
strumens,  une  des  formes,  un  des  moyens  d'action  qui,  donnés  aux  sociétés 
politiques  par  les  besoins  et  les  progrès  de  la  civilisation  moderne,  ne  peu- 
vent être  ravis  au  libre  mouvement  de  ces  sociétés  sans  blesser  leurs  inté- 
rêts, sans  violer  leurs  droits?  Incriminer  des  moyens  d'action  qui,  comme 
tous  les  instrumens  mis  à  la  disposition  de  la  liberté  humaine,  sont  égale- 
ment puissans  pour  le  bien  et  pour  le  mal,  est-ce  bien  logique?  C'est  avec 
la  liberté  humaine  que  les  gouvernemens  et  les  législateurs  doivent  traiter; 
tant  pis  pour  eux  s'ils  ne  savent  point  y  parvenir,  car  quant  à  supprimer  au- 
cune des  manifestations  naturelles  et  légitimes  de  la  liberté,  c'est  une  œu- 
vre impossible  et  à  laquelle  on  ne  peut  longtemps  réussir.  Le  dernier  débat 
de  l'assemblée  législative  produira  donc,  selon  nous,  plus  d'efTets  que  M.  Bil- 
lault n'a  voulu  nous  le  promettre.  Peu  importe,  nous  le  répéterons  encore, 
que  dans  cette  circonstance  les  défenseurs  de  la  liberté  de  la  presse  aient 
été  si  peu  nombreux  à  la  chambre.  Au-dessus  de  l'auditoire  passager  de  nos 
discussions,  il  y  a  pour  le  défenseur  des  principes  libéraux  un  auditoire  in- 
visible, formé  de  tous  les  grands  esprits  qui  ont  soutenu  cette  cause  vrai»^, 
et  dont  les  noms  sont  consacrés  par  l'admiration  et  la  reconnaissance  c!u 
monde.  Les  applaudissemens  de  cet  auditoire  sont  les  plus  fortifians  et  les 


2/iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  sûrs,  car  depuis  Mirabeau  jusqu'à  Royer-CoUard  nous  y  trouvons  l'ex- 
pression rayonnante  et  foudroyante  de  nos  idées.  On  peut  être  confiant  dans 
le  succès  quand  on  marche  ainsi  vers  l'avenir  appuyé  sur  les  plus  vigoureux 
représentans  de  la  raison  politique,  dans  l'ère  où  ils  ont  commencé  et  con- 
tinué cette  révolution  française  que  les  générations  qui  se  succèdent  devront 
poursuivre  jusqu'à  son  achèvement.  Si  M.  Billault  eût,  il  y  a  douze  ans,  en- 
tendu un  discours  identique  à  celui  qu'il  vient  de  prononcer  sur  la  liberté  de 
la  presse,  qui  doute  qu'il  n'eût  protesté  contre  une  telle  harangue?  M.  Bil- 
lault a  trop  d'esprit  pour  ne  pas  prévoir  que,  si  dans  douze  ans  le  discours 
qui  vient  d'enchanter  la  chambre  lui  revient  en  mémoire,  ce  discours  lui 
paraîtra  alors  dépouillé  de  la  vie  et  des  couleurs  de  l'opportunité.  Quant  à 
nous,  qui  n'avons  pas  les  charges  du  pouvoir,  il  nous  suffit  de  regarder 
ainsi  aux  sanctions  du  passé  et  de  l'avenir  pour  nous  confirmer  dans  nos 
opinions  présentes.  Nous  ne  renonçons  même  point  aux  consolations  du 
présent,  car  nous  avons  l'espoir  que  dans  la  prochaine  session  quelque  pé- 
tition sérieuse  mettra  le  sénat  en  mesure  de  consacrer  à  la  liberté  de  la 
presse  une  de  ces  discussions  approfondies  en  goût  desquelles  nous  ont  mis 
plusieurs  délibérations  sénatoriales  de  cette  année,  une  de  ces  discussions 
par  lesquelles  les  questions  mûrissent  et  les  solutions  sont  rapprochées. 

Le  discours  de  M.  Jules  Favre  a  été  le  dernier  éclat  de  la  session  expi- 
rante. Des  lois  importantes  ont  été  cependant  votées  dans  les  derniers  jours; 
mais  ici  s'est  révélé  un  vice  véritable  dans  la  conduite  et  l'expédition  des 
aflaires  législatives.  Le  gouvernement  a  entassé  projets  sur  projets  à  une 
époque  trop  tardive,  et  le  corps  législatif,  qui  n'a  eu  rien  à  faire  pendant 
les  deux  mois  qui  ont  suivi  la  discussion  de  l'adresse,  s'est  vu  en  présence 
de  travaux  qui  auraient  suffi  à  remplir  une  session  bien  employée,  lorsqu'il 
n'avait  plus  que  deux  semaines  devant  lui,  et  qu'il  ne  pouvait  plus  donner 
que  des  votes  à  peu  près  silencieux  aux  lois  proposées.  On  aura  une  idée 
du  défaut  d'ensemble  qu'ont  présenté  ces  derniers  travaux  par  le  rappro- 
chement suivant.  Trois  lois  d'une  portée  sérieuse,  et  qui  se  reliaient  entre 
elles  par  une  étroite  solidarité  financière,  ont  été  votées  isolément,  et  sur 
les  trois  projets  deux  ont  été  votés  sans  discussion  :  nous  voulons  parler  de 
la  loi  sur  les  obligations  trentenaires,  de  la  loi  sur  les  nouveaux  chemins 
de  fer,  de  la  loi  sur  les  chemins  de  fer  algériens.  A  ne  prendre  que  la  ques- 
tion financière  engagée  dans  ces  divers  projets,  cette  question  était  très 
grave,  et  aurait  dû  être  traitée  à  fond  :  elle  n'a  même  pas  été  indiquée.  Nous 
allons  la  signaler  rapidement.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  pour  l'état  que 
d'entreprendre  une  dépense  extraordinaire  considérable,  de  pourvoir  aux 
voies  et  moyens  de  cette  dépense,  et  d'engager  le  crédit  public  dans  la 
création  d'un  fonds  nouveau. 

L'état  doit  en  subventions  aux  compagnies  de  chemins  de  fer  des  sommes 
importantes.  Il  reste  redevable  d'une  part,  pour  subventions  promises  avant 
1857,  d'une  somme  de  69  millions,  et  d'autre  part,  pour  subventions  pro 
mises  depuis  cette  époque,  d'une  somme  de  lO/i  millions.  Ce  n'est  pas  tout: 


REVUE.   CHROiNIQUE.  241 

le  gouvernement  a  voulu  cette  année  donner  une  nouvelle  impulsion  au  dé- 
veloppement des  chemins  de  fer.  Il  a  décidé  l'exécution  de  vingt-cinq  lignes 
nouvelles  et  la  construction  des  grandes  lignes  de  TAlgérie.  Seulement, 
comme  les  lignes  projetées  ne  sont  que  des  embranchemens  qui  ne  donnent 
point  des  espérances  de  trafic  immédiatement  avantageux,  le  gouvernement 
est  revenu  sur  la  politique  rigoureuse  qu'il  avait  adoptée  depuis  quelques 
années  en  matière  de  chemins  de  fer.  Il  ne  donnait  plus  aux  capitaux  ap- 
pelés vers  ces  entreprises  qu'une  garantie  d'intérêt;  l'attrait  de  cette  garan- 
tie eût  été  insuffisant  pour  amener  les  capitaux  privés  au  troisième  réseau, 
celui  que  Ton  présentait  cette  année.  Le  gouvernement  s'est  donc  décidé 
à  employer,  pour  l'exécution  de  ce  troisième  réseau,  le  système  de  la  loi  de 
18/i2,  c'est-à-dire  qu'il  prendra  à  sa  charge  plus  de  la  moitié  des  frais 
d'établissement  de  ces  chemins  de  fer.  Il  appliquera  le  même  système  à  la 
construction  des  chemins  algériens.  De  ces  deux  chefs,  les  engagemens  qu'il 
contracte  ne  peuvent  pas  être  estimés  à  moins  de  300  millions.  Si  l'on  ré- 
capitule la  dette  contractée  avant  1857,  celle  qui  a  été  encourue  depuis, 
les  charges  prises  dans  la  construction  du  troisième  réseau  et  des  chemins 
algériens,  on  voit  que  l'état  est  eu  présence  d'une  dépense  extraordinaire, 
s'étendant  sur  plusieurs  années,  d'environ  500  millions. 

Il  valait  assurément  la  peine  de  prendre  en  considération  dans  une  vue 
d'ensemble  les  voies  et  moyens  d'un  budget  extraordinaire  qui  arrive  déjà 
à  un  chiti're  si  considérable.  Il  y  avait  d'autant  plus  d'intérêt  à  ouvrir  à  ce 
sujet  une  discussion  générale,  que  l'état,  à  en  juger  par  le  projet  présenté 
sur  les  obligations  trentenaires,  paraît  s'engager  dans  une  voie  financière 
qui  soulève  de  vives  critiques,  et  eût  offert  à  cette  discussion  une  occasion 
toute  naturelle.  Il  semble  en  effet  que,  manquant  lui-même  de  vues  d'en- 
semble, trompé  par  la  préoccupation  d'éviter,  sinon  la  réalité,  du  moins 
l'apparence  d'un  emprunt,  le  gouvernement  va  mettre  sur  le  marché  un 
fonds  d'une  nouvelle  espèce,  l'obligation  trentenaire,  que  l'on  ne  s'atten- 
dait point  à  voir  se  produire.  Voici  l'histoire  de  l'obligation  trentenaire. 

Cette  obligation  fut  un  expédient  inventé  en  1857  pour  éviter  le  déficit 
apparent  dans  les  budgets  de  1857  et  1858.  L'état,  à  cette  époque,  devait  aux 
compagnies  de  chemins  de  fer  200  millions  payables  dans  un  espace  de 
douze  années.  Les  premières  échéances ,  celles  de  1857  et  de  1858,  étaient 
considérables  et  auraient  rompu  l'équilibre  des  budgets.  On  imagina  alors 
d'ajourner  le  paiement  de  la  dette  et  d'en  répartir  la  liquidation  sur  un  es- 
pace de  trente  années.  De  la  sorte,  on  ne  devait  inscrire  au  budget  annuel 
qu'une  somme  équivalente  à  l'intérêt  et  à  l'amortissement  de  la  dette,  et 
la  chaîge,  en  s'étendant  sur  trente  années,  s'atténuait  relativement  pour  les 
premières,  celles  qui  auraient  été  lourdement  frappées,  si  l'on  eut  payé 
aux  échéances  précédemment  indiquées.  De  là  naquit  l'idée  du  titre  appelé 
obligation  trentenaire,  titre  portant  20  francs  d'intérêt,  remboursable  à  500, 
émis  aux  environs  de  /i50,  et  que  l'on  se  proposa  de  remettre  aux  compa- 

TOME   XXXIV.  10 


2â2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnies  pour  qu'elles  pussent  se  procurer,  en  le  négociant,  les  sommes  qui 
leur  étaient  immédiatement  nécessaires.  Seulement  on  se  défia  du  succès 
de  ce  titre  sur  le  marché,  et  l'on  trouva  le  moyen  d'en  faire  ressource  pour 
les  compagnies  sans  affronter  le  public.  On  avait  sous  la  main  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations,  laquelle,  avec  les  dépôts  provenant  des  caisses 
d'épargne  et  des  consignations  judiciaires,  a  des  emplois  considérables  de 
fonds  à  faire.  La  caisse  des  dépôts  prendrait  aux  compagnies  ces  obligations 
trentenaires  aux  prix  auxquels  l'état  les  leur  aurait  remises.  Les  choses 
ainsi  arrangées,  l'on  a  marché  pendant  plusieurs  années  sans  autrement  se 
préoccuper  des  obligations  trentenaires.  Le  public  financier  ne  voyait  là 
qu'un  expédient  par  lequel  on  faisait  prêter  aux  compagnies  par  la  caisse 
des  dépôts  les  sommes  que  le  gouvernement  n'avait  pas  pu  payer  aux 
échéances  antérieurement  fixées.  C'était,  croyait-on,  un  biais  pour  différer 
un  emprunt.  On  pensait  que  ces  comptes  seraient  régularisés  lorsque  l'état 
se  déciderait  à  emprunter,  et  que  le  public  n'aurait  ainsi  jamais  connu 
l'obligation  trentenaire  que  de  nom. 

En  effet,  la  caisse  des  dépôts  a  pris  aux  compagnies  et  possède  à  l'heure 
qu'il  est  une  somme  d'obligations  trentenaires  qui  atteint  aux  environs  de 
100  millions;  mais  sa  situation  financière  ne  lui  permet  pas  d'aller  au-delà 
de  ce  chiffre.  L'expédient  est  donc  à  bout,  et  le  moment  était  venu,  ce  semble, 
pour  le  gouvernement  et  pour  la  chambre,  d'examiner  dans  une  discussion 
publique  quel  était  le  meilleur  système  à  employer  pour  remplir  les  obli- 
gations déjà  existantes  de  l'état  envers  les  compagnies,  et  celles  que  l'état 
allait  contracter  dans  la  construction  des  chemins  de  fer.  Nous  ne  doutons 
point  que  la  nécessité  ou  la  convenance  d'un  emprunt  sur  rentes  n'eût  été 
démontrée  par  une  telle  discussion.  Emprunt  sur  obligations  ou  emprunt  sur 
rentes,  quelle  que  soit  la  forme,  la  chose  subsiste,  il  y  a  emprunt.  L'emprunt 
étant  nécessaire  et  devant  s'accomplir,  le  crédit  de  l'état  y  étant  engagé  au 
même  degré,  sous  quelque  forme  qu'on  le  présente,  qu'y  a-t-il  de  plus  simple 
et  de  plus  sage  que  d'emprunter  sur  le  type  du  crédit  le  mieux  compris  et 
le  plus  goûté?  Pourquoi  compliquer  et  embrouiller  le  jeu  du  crédit  public 
par  la  création  d'un  étalon  nouveau,  lorsqu'au  contraire  le  progrès  en  ma- 
tière d'emprunts  est  d'approcher  le  plus  possible  de  l'unité  de  titres?  Nous 
omettons  beaucoup  de  considérations  techniques  ou  qui  ressortent  de  l'ob- 
jet même  de  l'emprunt,  qui  est  la  construction  de  chemins  de  fer;  le  vice 
évident  de  l'obligation  trentenaire  est  de  faire  une  double  concurrence  et 
aux  fonds  de  l'état  et  aux  obligations  qui  représentent  le  crédit  des  compa- 
gnies, d'alourdir  gauchement  par  là  les  deux  ressorts  du  marché  des  fonds 
publics.  Nous  le  répétons,  avant  de  prendre  un  parti  décisif,  il  aur^t  fallu 
s'éclairer  par  une  discussion  générale.  Or  l'on  a  voté  sans  discussion  la  loi 
sur  les  obligations  trentenaires.  Si  la  discussion  a  fait  défaut,  on  doit  l'at- 
tribuer au  retard  mis  par  l'administration  à  la  présentation  des  projets.  On 
aura  beau  dire,  mais  les  formes  parlementaires  régulières  sont  encore  ce 
qui  est  le  plus  favorable  à  la  bonne  expédition  des  affaires.  M.  Billault  a  pro- 


REVUE.  CHRONIQUE.  2/i3 

mis  que,  dans  la  prochaine  session,  le  corps  législatif  n'éprouverait  point 
les  mêmes  retards  dans  la  présentation  des  projets  de  loi.  La  promesse  est 
bonne,  et  nous  y  comptons;  nous  aimerions  mieux  cependant  que  les  dépu- 
tés eussent  au  moins  le  droit  d'interpellation,  ne  fût-ce  que  pour  régler 
d'accord  la  marche  et  l'ordre  des  travaux  de  la  chambre.  Ces  explications 
mutuelles  sur  ce  que  les  Anglais  appellent  Ihe  conclue t  of  business,  renou- 
velées à  plusieurs  reprises  dans  le  courant  des  sessions,  régularisent  et  fa- 
cilitent beaucoup  les  travaux  de  la  chambre  des  communes.  Ne  pourrait-on 
avoir  ici,  au  corps  législatif,  quelque  prérogative  analogue?  La  précipita- 
tion, et  par  conséquent  les  fautes  d'omission  qui  ont  marqué  la  fin  de  la  ses- 
sion actuelle  du  corps  législatif,  montrent  qu'il  serait  à  propos  de  combler 
promptement  cette  lacune. 

Le  grand  événement  extérieur  est  la  reconnaissance  du  royaume  d'Italie 
par  le  gouvernement  français.  Cet  acte  s'est  accompli  dans  les  conditions 
et  avec  la  mesure  que  nous  avions  désirées,  et  nous  ne  saurions  trop  louer 
M.  Thouvenel  du  remarquable  mélange  de  fermeté  et  de  délicatesse  qui  dis- 
tingue les  dépêches  importantes  écrites  par  lui  à  cette  occasion.  En  recon- 
naissant le  royaume  d'Italie,  la  France  devait  naturellement  affirmer  les 
principes  qui  ont  eu  le  double  avantage  de  nous  dépêtrer  des  engagemens 
de  Villafranca  et  de  maintenir  la  paix  :  le  principe  d'intervention  et  la  dé- 
claration faite  au  moment  de  l'entrevue  de  Varsovie  par  laquelle  nous  lais- 
sions désormais  à  l'Italie  la  responsabilité  de  ses  futures  résolutions.  Ces 
deux  principes  ne  couvrent  pas  seulement  l'Italie,  ils  la  rendent  vraiment  à 
elle-même,  l'affranchissent  de  toute  ingérence,  et,  s'ils  l'obligent  à  la  pru- 
dence, lui  assurent  du  moins  dans  l'avenir  tout  le  mérite  et  l'honneur  de 
ses  succès.  L'on  avait  redouté  un  moment  que  la  France  ne  mît  des  condi- 
tions à  sa  reconnaissance;  cette  crainte  était  absurde  :  un  acte  de  recon- 
naissance n'est  point  un  traité.  La  France  ne  pouvait  point  empiéter  sur  la 
liberté  d'action  de  l'Italie  au  moment  même  où  elle  reconnaissait  l'œuvre 
que  cette  libre  action  a  produite;  elle  ne  devait  faire  de  réserves  que  pour 
son  propre  compte.  Telle  a  été  la  réserve  exprimée  au  sujet  de  Rome; 
encore  cette  réserve  n'est-elle  point  absolue,  elle  est  subordonnée  à  une 
solution,  si  elle  est  possible,  qui  garantirait  l'indépendance  du  saint-siége. 
Les  Italiens  ne  doutent  point,  et  nous  croyons  qu'ils  ont  raison,  qu'une  telle 
condition  ne  se  puisse  concilier  avec  l'aspiration  nationale  et  la  nécessité 
politique  qui  les  portent  à  Rome  comme  à  leur  capitale  naturelle.  Nous 
trouvons  donc  que  M.  Ricasoli  a  fait  un  acte  de  franchise  et  à  la  fois  d'ha- 
bileté en  revendiquant  la  prétention  de  l'Italie  sur  Rome  au  moment  même 
où  la  France  lui  annonçait  qu'elle  restait  à  Rome.  La  présence  de  nos  troupes 
dans  cette  ville  et  plus  encore  les  intérêts  religieux  qui  s'attachent  à  la  pa- 
pauté enlèvent  à  la  question  romaine  le  caractère  d'une  question  qui  se 
puisse  trancher  par  la  force.  Ce  problème  ne  doit  être  résolu  que  par  des 
moyens  moraux.  C'est  l'honneur  des  hommes  qui  sont  à  la  tête  du  gouver- 
nement italien  de  ne  point  songer  a  employer  des  moyens  différens  et  de 


2Û4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  pas  désespérer  pourtant  d'un  succès  prochain.  Il  est  certain  que  le  mou- 
vement national  est  favorisé  par  les  dispositions  du  clergé  secondaire,  et 
qu'une  obstination  plus  longue  de  la  cour  de  Rome  mettrait  en  péril  les 
intérêts  sérieux  de  l'église  en  Italie.  Nous  ne  croyons  point  aux  rumeurs 
de  schisme  légèrement  répandues  :  de  telles  menaces  ne  sont  que  des  bou- 
tades de  mauvaise  humeur;  mais  le  temps  pourrait  venir  où  l'église  aurait 
à  regretter  cette  offre  magnifique  de  la  liberté  que  M,  de  Cavour  lui  a  pour 
ainsi  dire  léguée,  et  que  M.  Ricasoli  renouvelle  avec  éclat.  Peut-être  l'objet 
du  voyage  de  M.  Arese  en  France,  où  il  est  accompagné  d'un  des  amis  les 
plus  dévoués  et  des  collaborateurs  les  plus  distingués  de  M.  de  Cavour, 
M.  Artom,  se  rapporte-t-il,  du  moins  en  partie,  à  l'une  des  combinaisons 
qui  se  préparent  en  Italie  pour  la  solution  pacifique  de  la  question  romaine. 
Si  l'Italie  est  obligée  par  la  plus  simple  prudence  d'ajourner  tout  conflit 
avec  l'Autriche,  on  doit  reconnaître  que  l'Autriche  de  son  côté  est  trop  pa- 
ralysée dans  son  action  étrangère  par  ses  embarras  intérieurs  pour  pouvoir 
troubler  la  sécurité  de  l'Italie.  Il  est  difficile  de  comprendre  comment  la 
Hongrie,  dont  les  représentans  vont  porter  à  Tempereur  l'adresse  diétale, 
pourra,  après  une  telle  adresse,  se  concilier  avec  la  cour  de  Vienne,  et 
pourtant  l'esprit  se  refuse  encore  à  croire  à  l'imminence  d'un  déchirement 
violent.  C'est  une  circonstance  curieuse  que  la  situation  de  la  Hongrie  n'est 
pas  moins  compliquée  que  celle  de  l'empire  autrichien,  considéré  dans  son 
ensemble.  Le  problème  dont  la  diète  de  Pesth  s'occupe  en  ce  moment  est 
de  concilier  au  gouvernement  magyar  les  nombreuses  races  répandues  sur 
le  territoire  hongrois.  Toutes  ces  races  demandent  l'usage  de  leur  langue, 
des  administrations  séparées  et  une  sorte  d'autonomie.  Il  faut  satisfaire  les 
Slovènes  du  nord  et  les  Slaves  du  midi.  Il  faut  gagner  la  Croatie,  qui,  elle, 
veut  s'étendre  jusqu'à  ses  frontières  virtuelles,  c'est-à-dire  s'agréger  d'une 
part  la  Croatie  turque  et  de  l'autre  la  Carniole,  la  Carinthie,  la  Styrie  et  l'Il- 
lyrie,  qui  sont  comprises  dans  le  territoire  de  la  confédération  germanique. 
Il  faut  faire  vivre  d'accord  les  Roumains,  les  Saxons,  les  Sicules  de  la  Tran- 
sylvanie. Il  est  vrai  que,  dans  ce  premier  moment  d'effusion  universelle  qui 
suit  la  ruine  du  despotisme  centralisateur,  ces  nationalités  diverses  se  mon- 
trent animées  de  dispositions  bienveillantes  envers  les  Magyars;  mais  ces 
bonnes  dispositions  seront-elles  durables,  et  les  Magyars  ne  seront-ils  pas 
exposés  au  premier  jour  à  des  difficultés  semblables  à  celles  qu'ils  suscitent 
maintenant  à  l'empereur  François-Joseph?  Le  Reichsrnth,  tout  incomplet 
qu'il  soit,  est  déchiré  par  des  discordes  de  races.  Les  Polonais  et  les  Tchè- 
ques y  font  cause  commune;  il  faut  rendre  cette  justice  aux  Polonais,  que, 
tout  en  maintenant  leurs  prétentions  nationales,  ils  montrent  plus  d'esprit 
politique  que  les  Tchèques.  Le  chef  de  ceux-ci ,  M.  Rieger,  semble  prendre 
plaisir  à  offenser  les  Allemands  par  de  puériles  violences.  On  a  peine  à  s'ex- 
pliquer, en  voyant  ce  qui  se  passe  dans  le  Reichsralh,  que  les  Hongrois  ab- 
diquent volontairement  l'influence  prépondérante  qu'ils  exerceraient  par 
leur  présence  sur  l'empire  tout  entier.  Il  leur  serait  si  facile  d'y  former  avec 


REVUE.  CHRONIQUE.  255  ' 

les  oppositions  tchèque  et  polonaise  une  majorité  qui  les  rendrait  maîtres 
de  l'empire.  On  ne  conçoit  pas  qu'une  nation  aristocratique  renonce  ainsi 
à  l'éclat  qu'elle  recevrait  en  contribuant  à  former  et  à  diriger  une  puis- 
sance européenne  de  premier  ordre ,  pour  se  confiner  dans  les  étroites  li- 
mites qui  la  tiennent  à  l'écart  des  affaires  générales  du  monde.  Le  temps 
aura  peut-être  raison  de  ce  contre-sens;  peut-être  le  plus  efficace  moyen 
d'action  de  la  cour  de  Vienne  sur  la  Hongrie  sera-t-il  la  patience.  En  atten- 
dant, tout  rôle  extérieur  est  interdit  à  l'Autriche,  et  les  Italiens  peuvent 
lire  sans  inquiétude  les  protestations  opiniâtres,  mais  dénuées  de  moyens 
d'action,  que  renferment  les  dépêches  de  M.  de  Rechberg. 

Il  paraît  qu'en  Prusse  il  y  aurait  eu  une  crise  ministérielle  plus  sérieuse 
qu'on  ne  voudrait  le  laisser  croire.  Décidément  le  roi  Guillaume  n'aban- 
donne pas  le  principe  du  droit  divin,  et  n'est  point  prêt  à  jouer  on  Alle- 
magne un  rôle  analogue  à  celui  que  Victor-Emmanuel  a  si  énergiquement 
mené  à  bout  en  Italie.  Le  ministère  a  encouru  le  déplaisir  du  roi  en  se  mon- 
trant peu  favorable  au  renouvellement  de  la  vieille  cérémonie  de  l'hommage 
qui  suivait  l'avènement  des  rois  de  Prusse.  Dans  des  pays  où  la  tradition  his- 
torique est  un  des  élémens  les  plus  vivans  de  l'esprit  national,  il  y  a  peut- 
être  plus  de  puérilité  à  s'offenser  de  ces  coutumes  léguées  par  le  moyen  âge 
qu'à  s'y  complaire.  D'ailleurs,  pour  être  lente  dans  l'action,  la  politique  prus- 
sienne n'en  persiste  pas  moins  dans  celles  de  ses  tendances  qui  lui  rallient 
le  National  Verein  et  les  partisans  de  l'unité  allemande.  Le  duc  de  Cobourg 
vient  d'accomplir  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  fusion  militaire  de  ses  états 
avec  la  Prusse.  Cette  abdication  militaire,  au  profit  de  la  Prusse,  du  prince 
qui  patronne  le  mouvement  unitaire  excitera  sans  doute  des  protestations  au 
sein  de  la  diète  de  Francfort;  mais  comme  elle  procure  au  prince  et  à  son 
état  une  économie  importante,  sans  affaiblir,  à  vrai  dire,  une  petite  princi- 
pauté qui  n'a  aucune  prétention  à  la  puissance  des  armes,  l'exemple  aura 
peut-être  des  imitateurs  parmi  les  petits  princes,  et  l'unité  militaire  prépa- 
rera lentement  et  sur  une  petite  échelle  l'unité  politique.  Le  grand-duché 
de  Bade,  dont  les  tendances  unitaires  s'accusent  chaque  jour  davantage, 
vient  d'envoyer  à  Francfort  pour  le  représenter  un  partisan  de  l'idée  uni- 
taire, M.  de  Mohl,  qui  jouit  du  reste  en  Allemagne  de  l'estime  de  tous  les 
partis. 

M.  Disraeli  vient  de  remporter  dans  la  chambre  des  communes  une  vic- 
toire de  tactique  dont  les  membres  de  son  parti,  qui  dans  leur  impatience 
manquent  souvent  de  justice  à  son  égard,  doivent  lui  savoir  gré.  La  ques- 
tion des  church-ralPS,  des  taxes  pour  l'entretien  des  églises,  taxes  insup- 
portables aux  dissidens,  semblait  perdue  pour  le  parti  conservateur  depuis 
bien  des  années.  A  chaque  session,  avec  cette  patience  infatigable  qu'ont 
en  Angleterre  les  membres  de  la  chambre  qui  veulent  attacher  leur  nom  à 
une  réforme,  sir  John  Trelawny  obtenait  aux  communes  un  vote  favorable 
à  l'abolition  de  ces  taxes,  abolition  à  laquelle  la  chambre  des  lords  s'oppo- 
sait avec  une  persistance  non  moins  remarquable.  Cette  année,  au  vote  sur 


2i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  troisième  lecture  du  bill  de  sir  John  Trelawny,  les  non  ont  obtenu  le 
même  nombre  de  voix  que  les  oui  au  milieu  d'une  chambre  d'environ  cinq 
cent  cinquante  membres.  Le  speaker,  pour  décider  de  la  majorité,  a  été 
obligé  de  donner  son  casting  vole,  et  il  Ta  donné  aux  adversaires  du  bill, 
c'est-à-dire  aux  tories.  Le  fruit  de  cette  victoire  n'est  point  seulement  de 
montrer  les  progrès  constans  du  parti  tory,  elle  permet  à  ce  parti  de  faire 
de  bonne  grâce  sur  la  question  des  church-rates  des  concessions  auxquelles 
son  nom  sera  attaché,  et  de  terminer  par  un  compromis  honorable  une 
des  dernières  controverses  irritantes  qui  aient  survécu  au  mouvement  de 
réforme  de  ces  vingt  dernières  années. 

La  mort  du  sultan  Abdul-Medjid  laissera  peu  de  regrets  dans  le  monde 
politique.  Les  folles  prodigalités  de  ce  faible  souverain  ont  créé  à  la  Tur- 
quie les  embarras  financiers  qui  à  tout  moment  depuis  deux  années  mettent 
son  existence  en  péril.  Sur  un  revenu  de  moins  de  300  millions,  le  dernier 
sultan  prenait  jusqu'à  une  centaine  de  millions  pour  sa  liste  civile.  Il  n'est 
guère  possible  de  rien  dire  encore  de  précis  sur  les  facultés  et  les  ten- 
dances que  son  successeur  apporte  au  gouvernement.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  le  sultan  Abdul-Aziz  est  une  nature  mâle  et  énergique,  que  ses 
mœurs  viriles  distinguent  avantageusement  de  l'efféminé  Abdul-Medjid.  Le 
nouveau  sultan,  sous  le  règne  de  son  frère,  se  montrait  souvent  à  cheval  dans 
les  rues  de  Constantinople;  il  était  grand  chasseur,  et  dirigeait  lui-même 
l'exploitation  d'une  ferme.  Sa  vie  était  sérieuse.  Ce  qu'il  faut  avant  tout 
à  la  Turquie,  c'est  une  main  vigoureuse  :  espérons  qu'elle  l'aura  trouvée 
dans  Abdul-Aziz.  e.  forcade. 


AFFAIRES  D'ESPAGNE. 

L'Espagne  semble  traverser  depuis  quelque  temps  une  de  ces  phases  où 
sous  les  dehors  d'une  prospérité  matérielle  qui  envahit  heureusement  le 
pays,  qui  s'atteste  tous  les  jours,  se  cachent  une  ambiguïté  de  direction  poli- 
tique et  une  incertitude  dont  les  polémiques  des  partis,  aussi  bien  que  les 
actes  du  gouvernement,  sont  l'expression  confuse.  En  réalité,  il  y  a  une 
question  qui  grandit  au-delà  des  Pyrénées,  qui,  après  s'être  fait  jour  dans 
les  débats  parlementaires,  est  encore  incessamment  agitée  par  la  presse  : 
c'est  celle  de  savoir  si  le  ministère  du  général  O'Donnell,  qui  a  maintenant 
trois  ans  d'existence,  qui  se  formait  le  28  juin  1858  pour  porter  au  pouvoir 
une  pensée  de  sérieux  et  large  libéralisme,  si  ce  ministère  a  gagné  en  sécu- 
rité et  tenu  ses  promesses,  ou  bien  s'il  s'est  borné  simplement  à  vivre, 
ayant  quelques  bonnes  fortunes  telles  que  la  guerre  du  Maroc  et  l'annexion 
de  la  république  dominicaine,  mais  plein  de  perplexité  entre  les  partis  qu'il 
prétendait  concilier,  se  laissant  aller  à  la  dérive  dans  la  politique  extérieure 
comme  dans  la  politique  intérieure,  et  voyant  chaque  jour  diminuer  le  pres- 
tige de  cette  idée  de  ïunion  libérale,  dont  il  avait  fait  son  symbole,  non  sans 


BEVUE.   CHRONIQUE.  247 

une  certaine  ostentation.  La  session  qui  vient  de  finir  à  Madrid  un  peu 
d'épuisement,  et  aussi  par  un  brusque  décret  de  suspension  des  certes,  laisse 
cette  question  singulièrement  indécise.  Ce  n'est  pas  que  la  majorité  ait 
manqué  au  gouvernement  toutes  les  fois  que  la  politique  ministérielle  a  été 
mise  en  jeu,  et  que  les  oppositions  modérées  ou  progressistes  ont  engagé 
le  combat;  mais  le  danger  est  là  justement,  dans  ces  discussions  multipliées, 
toujours  renaissantes,  qui  se  dénouent  chaque  fois  par  un  vote  favorable,  et 
qui  ne  mettent  pas  moins  en  lumière  les  faiblesses  de  la  politique  ministé- 
rielle, ses  tergiversations  incessantes  et  son  ambiguïté  dans  le  maniement 
des  intérêts  extérieurs  et  intérieurs  de  la  Péninsule. 

Une  des  conditions  du  cabinet  actuel  de  Madrid,  on  le  sait  bien,  c'est  de 
vivre  d'un  système  de  transaction  perpétuelle,  travaillant  sans  cesse  à 
rallier  les  fractions  éparses  des  anciens  partis,  modérés  et  progressistes, 
pour  les  faire  marcher  ensemble.  Depuis  trois  ans  qu'il  est  au  pouvoir,  le 
général  O'Donnell  a  mis  sans  nul  doute  à  résoudre  ce  problème  un  talent 
de  tacticien  qu'on  ne  lui  connaissait  pas.  Il  fait  face  avec  intrépidité  aux 
oppositions,  il  manœuvre  habilement  entre  les  partis,  et  quand  il  est  à  bout 
de  raisons,  il  argumente  volontiers  en  homme  décidé  à  garder  la  position. 
Pour  tout  dire,  seul  il  a  fait  vivre  le  ministère,  qui,  sans  lui,  ne  serait  point 
entré  ces  jours-ci  dans  la  quatrième  année  de  son  existence.  La  situation 
qu'il  s'était  faite  cependant  le  mettait  en  face  d'une  alternative  qu'il  ne  pou- 
vait éviter  :  s'il  essayait  de  marcher  et  d'agir,  il  risquait  de  froisser  les  uns 
ou  les  autres  de  ses  amis,  les  progressistes  ou  les  modérés,  et  s'il  ne  faisait 
rien,  s'il  se  réfugiait  dans  l'équilibre  de  l'inaction,  il  mettait  un  peu  tout  le 
monde  contre  lui.  Il  est  à  craindre  qu'après  avoir  épuisé  toutes  les  chances 
de  ce  double  système,  il  n'en  soit  aujourd'hui  au  point  où  il  n'a  d'autre  ga- 
rantie que  la  faiblesse  et  l'incohérence  de  ses  adversaires.  Sous  ce  rapport, 
et  à  n'observer  que  la  politique  intérieure,  la  session  qui  vient  de  finir  ne 
laisse  point  d'être  instructive;  elle  montre  le  chemin  qui  a  été  fait,  ce 
qu'est  devenue  cette  idée  de  Vunion  libérale  qui  représentait  naguère 
comme  le  dernier  mot  des  combinaisons  possibles.  Le  ministère  en  effet  a 
essayé  un  peu  de  tous  les  systèmes,  il  en  a  éprouvé  alternativement  les 
dangers,  et  au  bout  du  compte,  mis  en  présence  d'une  interpellation  déli- 
cate, il  a  fini  par  clore  brusquement  les  certes  sans  qu'aucun  des  projets 
qu'il  avait  présentés  aux  chambres  ait  pu  être  voté.  C'est  là  le  résumé  le 
plus  clair  d'une  session  de  six  mois. 

Le  ministère  avait  proposé  une  loi  destinée  à  réorganiser  l'administration 
provinciale;  mais  à  peine  cette  loi  était-elle  livrée  à  la  discussion,  qu'elle 
rencontrait  la  plus  vive  opposition  de  la  part  des  progressistes  ralliés  au 
cabinet.  L'opposition  grandissait  à  mesure  que  le  débat  se  prolongeait,  et  il 
s'ensuivait  bientôt  une  véritable  crise  ministérielle.  On  échappait  à  la  crise; 
seulement  la  loi  est  restée  en  suspens,  et  n'a  pu  être  votée  par  les  deux 
chambres.  Une  législation  nouvelle  sur  la  presse  avait  également  été  pré- 
sentée pour  remplacer  une  loi  qui  crée  un  régime  des  plus  durs,  et  contre 
laquelle  était  dirigé  en  partie  le  mouvement  d'opinion  d'où  naissait,  il  y  a 
trois  ans,  le  ministère  actuel.  Qu'est-il  arrivé?  \près  trois  ans,  l'ancienne 
loi  est  toujours  en  vigueur,  et  la  législation  nouvelle  a  subi  à  peine  un  com- 
mencement de  discussion  dans  le  congrès.  Lorsque  le  cabinet  du  général 


248  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

O'Donnell  arrivait  au  pouvoir  en  1858,  il  trouvait  la  situation  constitution- 
nelle de  l'Espagne  assez  troublée  et  assez  indécise.  Il  y  avait  une  réforme 
votée  par  les  chambres,  mais  encore  inachevée;  elle  devait  être  complétée 
par  une  loi  sur  les  majorats  et  par  une  réglementation  nouvelle  des  débats 
parlementaires.  Que  pouvait  faire  un  ministère  sérieusement  libéral?  Rien 
n'était  moins  compliqué,  ce  semble.  Le  gouvernement  nouveau  n'avait  qu'à 
se  rattacher  à  la  constitution  pure  et  simple.  Il  a  cependant  flotté  jusqu'ici 
entre  toutes  les  résolutions,  tantôt  acceptant  la  réforme ,  mais  manifestant 
l'intention  de  ne  point  présenter  les  lois  complémentaires,  tantôt  faisant  un 
pas  en  arrière  et  se  montrant  décidé  à  présenter  ces  lois  pour  en  venir  en- 
fin à  proposer  l'abolition  de  la  réforme  tout  entière.  C'est  là  justement  le 
système  d'inaction  et  d'ambiguïté  dont  on  s'est  fait  un  grief  contre  le  mi- 
nistère, et  c'est  de  là  qu'est  né,  à  la  fin  de  la  session,  un  incident  qui,  sans 
ébranler  absolument  la  majorité,  laisse  voir  le  travail  de  scission  qui  s'ac- 
complit. Un  homme  qui  a  été  un  des  premiers,  un  des  plus  éloquens  défen- 
seurs et  même  presque  l'inventeur  ou  tout  au  moins  le  théoricien  de  Vioiion 
libérale,  s'est  séparé  ouvertement  du  cabinet,  et  il  lui  a  déclaré  la  guerre 
dans  le  parlement  après  avoir  renoncé  à  sa  position  d'ambassadeur  à  Rome. 
M.  Rios-Rosas  avait  d'autant  plus  de  droits  à  prendre  ce  rôle,  que  dans 
une  session  précédente  il  s'était  chargé,  avec  le  consentement  du  cabi- 
net, de  formuler  dans  l'adresse  à  la  reine  le  programme  de  la  politique  à 
suivre,  et  c'est  de  cette  politique  même  qu'il  s'est  armé  en  passant  dans  le 
camp  des  dissidens.  M.  Rios-Rosas  n'a  point  réussi  sans  doute  à  entraîner 
du  premier  coup  la  majorité  dans  son  évolution;  mais  il  a  porté  une  allu- 
vion  de  plus  dans  une  opposition  croissante.  Il  a  élevé  un  drapeau  nouveau 
d'union  libérale  en  face  du  drapeau  quelque  peu  usé  du  gouvernement,  et 
il  a  mis  à  nu,  d'une  façon  bien  plus  tranchée,  cette  condition  d'un  cabinet 
qui  se  défend  moins  par  ses  œuvres  et  par  la  netteté  décisive  de  sa  politique 
que  par  l'ascendant  personnel  du  président  du  conseil,  qui  s'applique  moins 
à  combiner  un  système  d'action  qu'à  empêcher  des  hommes  de  toutes 
nuances  de  se  disperser. 

Cette  ambiguïté  qui  tend  à  se  communiquer  à  tout  en  Espagne,  qui  crée 
une  situation  vraiment  indéfinissable ,  n'apparaît  pas  seulement  en  tout  ce 
qui  touche  à  la  marche  intérieure  du  pays  ;  elle  règne  surtout  dans  la  poli- 
tique extérieure,  et  elle  fait  à  l'Espagne  une  position  assez  difficile  à  préci- 
ser. Les  questions  extérieures  ne  sont  pas  évidemment  du  goût  du  gou- 
vernement; il  les  a  éludées  le  mieux  qu'il  a  pu,  et  même  lorsqu'à  toute 
extrémité  il  a  dû  accepter  la  discussion  dans  les  chambres,  il  n'est  pas  ar- 
rivé à  éclaircir  le  mystère.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  à  coup  sûr,  c'est 
l'attitude  que  l'Espagne  a  prise  et  qu'elle  garde  encore  dans  les  afi'aires  d'I- 
talie. Au  premier  abord,  s'il  était  en  Europe  un  pays  qui  parût  devoir  suivre 
d'un  sentiment  sympathique  un  mouvement  de  nationalité  et  d'indépen- 
dance, et  qui  de  plus  n'eût  aucun  intérêt  à  s'attacher  obstinément  à  ces 
éternels  traités  de  1815,  c'était  certainement  l'Espagne.  Et  cependant  quelle 
est  la  politique  espagnole  depuis  deux  ans?  Le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, M.  Calderon  Collantes,  l'a  exposée  dans  les  cortès,  et  elle  n'est  pas 
devenue  plus  claire,  ou  plutôt  ce  qu'il  y  a  de  visible,  c'est  un  sentiment  mal 
déguisé  d'hostilité  à  l'égard  de  l'Italie.  Que  l'Espagne,  comme  nation  catho- 


REVUE.  CHRONIQUE.  249 

lique,  comme  monarchie  liée  dynastiquement  à  la  royauté  des  Deux-Si- 
ciles,  eût  joint  ses  efforts  i\  ceux  de  l'Europe  pour  conjurer  par  des  conseils 
libéraux  les  catastrophes  qui  ont  atteint  le  saint-siége  et  le  roi  de  Naples, 
et  que,  les  événemens  une  fois  accomplis,  elle  eût  déposé  une  de  ces  pro- 
testations qui  sont  un  devoir  et  une  réserve,  rien  n'était  plus  simple.  Ce 
qui  est  moins  compréhensible,  c'est  une  politique  proclamant  qu'elle  ne 
fera  rien  parce  qu'elle  ne  peut  évidemment  rien  faire ,  et  en  même  temps 
s'agitant,  se  démenant,  laissant  éclater  son  antipathie  contre  tout  ce  qui 
se  fait  au-delà  des  Alpes,  entretenant  encore  un  ambassadeur  auprès  du  roi 
de  Naples,  élevant  des  difficultés  sur  ce  mot  de  royaume  d'Italie ,  tout 
comme  la  Bavière  et  le  "Wurtemberg.  L'Espagne,  dans  ses  relations  avec 
l'Italie,  est  arrivée  par  le  fait  à  réunir  tous  les  inconvéniens  de  l'interven- 
tion et  de  la  non-intervention,  de  l'impuissance  et  de  l'esprit  agressif. 

Le  mot  de  cette  politique,  il  faut  bien  le  dire,  c'est  une  mauvaise  humeur 
contre  la  France  que  nous  avons  eu  plus  d'une  fois  à  constater,  et  qui 
se  manifeste  en  ce  moment  encore  à  l'occasion  de  la  reconnaissance  du 
royaume  d'Italie.  Depuis  quelque  temps  en  effet,  c'est  un  malheureux  pen- 
chant qui  règne  à  Madrid  de  se  livrer  à  toute  sorte  de  polémiques  contre  la 
France.  C'est  la  France  qui  a  tout  fait  en  Italie  et  qui  menace  l'Espagne 
elle-même  de  ses  plans  de  conquête.  A  Madrid  aussi  bien  qu'en  Allemagne, 
il  y  a  des  journaux  qui  tracent  de  nouvelles  cartes  de  l'Europe  et  qui  dé- 
membrent quelque  peu  la  France  au  profit  de  l'Espagne.  C'est  notre  Gas- 
cogne qui  s'en  irait  cette  fois  au  sud,  tout  comme  l'Alsace  et  la  Lorraine  s'en 
iraient  au  nord.  Le  gouvernement  espagnol,  nous  ne  l'ignorons  pas,  n'est 
nullement  complice  de  ces  fantaisies  de  polémique.  Le  malheur  est  qu'il  leur 
offre  quelque  prétexte  par  les  incertitudes  de  sa  politique  et  par  la  position 
qu'il  a  prise  dans  les  affaires  d'Italie.  Chose  étrange,  dans  de  telles  ques- 
tions, où  tous  les  intérêts  du  libéralisme  sont  engagés,  l'Espagne  n'est  ni 
avec  l'Angleterre  et  la  France,  ni  avec  l'Italie,  ni  avec  tous  les  états  qui  en 
viennent  peu  à  peu  à  reconnaître  le  royaume  de  Victor-Emmanuel;  elle 
n'est  ni  avec  la  Prusse,  qui  n'a  cessé  d'avoir  un  ministre  à  Turin,  ni  avec  la 
Russie,  qui  s'abstient  encore  sans  malveillance.  Elle  est  avec  l'Autriche,  on 
vient  de  le  voir  récemment  par  la  démarche  que  l'Espagne  a  faite  en  com- 
mun avec  l'Autriche  auprès  du  gouvernement  français,  en  apparence  pour 
provoquer  une  délibération  des  puissances  catholiques  sur  les  affaires  du 
saint-siége,  et  au  fond  pour  essayer  de  conjurer  la  reconnaissance  imminente 
du  royaume  d'Italie. 

Que  l'Autriche  ne  néglige  aucune  occasion  de  protester  contre  tout  ce 
qui  s'accomplit  en  Italie  et  de  se  prononcer  en  faveur  de  la  restauration 
de  tous  les  pouvoirs,  de  manifester  ses  préférences  pour  la  seule  solution 
possible  à  ses  yeux,  celle  d'une  intervention  armée,  elle  est  dans  son  droit, 
elle  suit  la  logique  de  ses  traditions  et  de  ses  intérêts.  Nous  nous  deman- 
dons par  quelle  étrange  déviation  l'Espagne  se  trouve  aujourd'hui  conduite 
à  professer  la  même  politique  que  l'Autriche  dans  les  affaires  d'Italie.  L'Es- 
pagne semble  fort  préoccupée  de  maintenir  son  droit  de  figurer  dans  le 
congrès  où  se  régleront  les  questions  italiennes.  C'est  un  droit  qui  ne  lui 
est  point  disputé.  Seulement,  le  jour  où  le  congrès  s'ouvrira,  l'Italie  ne 
viendra  pas  demander  la  sanction  d'un  droit  qui  se  passera  parfaitement 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  validation;  elle  demandera  simplement  le  respect  d'une  nationalité  re- 
constituée et  indépendante  de  toutes  les  autorisations  diplomatiques;  c'est 
un  droit  que  l'Espagne  sera  fort  peu  en  mesure  de  contester.  Et  dès  lors  ne 
vaudrait-il  pas  mieux  dès  ce  moment  reconnaître  ce  qu'on  ne  peut  empê- 
cher, porter  le  secours  de  ses  sympathies  à  la  résurrection  spontanée  d'ua 
peuple?  C'est  même  le  meilleur  moyen  d'agir  utilement  dans  l'intérêt  de  la 
situation  nouvelle  du  saint-siége,  dont  il  serait  aussi  impossible  de  recon- 
stituer le  pouvoir  temporel  dans  son  intégrité  que  de  refaire  l'Italie  d'il  y  a 
un  siècle.  C'est  pour  avoir  méconnu  ce  qu'il  y  a  de  puissance  dans  ce  mou- 
vement italien  que  l'Espagne  s'est  engagée  dans  cette  voie  d'une  politique 
qui  n'est  ni  franchement  absolutiste  ni  libérale,  et  qui  la  laisse  en  défini- 
tive fort  bien  avec  l'Autriche,  il  est  vrai,  mais  fort  mal  avec  l'Italie,  dont 
elle  devrait  être  la  première  alliée,  en  même  temps  qu'elle  l'isole  de  la 
France  et  de  l'Angleterre.  Et  voilà  comment  le  cabinet  du  général  O'Don- 
nell  a  conduit  la  péninsule  à  une  de  ces  situations  où  une  impuissance 
réelle  se  cache  sous  des  velléités  d'action  inévitablement  obligées  de  s'ar- 
rêter en  chemin. 

C'est  là  malheureusement  l'essence  de  la  politique  du  ministère  espagnol, 
qui  flotte  entre  la  tentation  d'agir  et  un  sentiment  de  responsabilité  tou- 
jours prompt  à  se  réveiller,  quoiqu'il  se  réveille  quelquefois  tardivement. 
Le  cabinet  de  Madrid  s'est  trouvé  engagé  depuis  quelque  temps  dans  des 
affaires  extérieures  qui  n'ont  pas  peu  contribué  à  mettre  en  relief  l'incerti- 
tude de  son  action,  et  qui  en  définitive  le  laissent  en  présence  de  difficultés 
sérieuses,  de  nature  à  embarrasser  singulièrement  le  rôle  de  l'Espagne  dans 
le  Nouveau-Monde.  Il  y  a  un  an,  peut-être  sous  l'influence  excitante  de  la 
campagne  du  Maroc,  il  envoyait  une  grande  ambassade  au  Mexique,  avec  la 
mission  de  veiller  à  l'exécution  d'un  traité  récemment  signé,  et  d'exiger 
des  satisfactions  pour  des  Espagnols  atteints  dans  leur  vie  et  dans  leur  for- 
tune. L'ambassadeur  était  M.  Joaquin  Francisco  Pacheco,  un  ancien  prési- 
dent du  conseil,  un  homme  considérable  par  son  talent,  sa  position  et  son 
caractère.  Au  milieu  de  l'atfreuse  guerre  civile  qui  désolait  le  Mexique, 
entre  deux  partis  qui  se  disputaient  le  pays,  et  dont  l'un  était  représenté 
par  le  jeune  général  Miramon,  l'autre  par  un  petit  Indien  opiniâtre,  M.  Bé- 
nite Juarez,  c'était  peut-être  une  faute  de  mettre  en  jeu  de  si  grands  moyens 
diplomatiques,  de  compromettre  une  ambassade  si  relevée.  Quoi  qu'il  en 
soit,  M.  Pacheco,  exécutant  ses  instructions,  partait  pour  le  Mexique  et 
commençait  par  reconnaître  le  général  Miramon,  puis  il  se  tournait  vers 
M.  Juarez,  maître  de  la  Vera-Cruz,  pour  lui  demander  satisfaction  de  vio- 
lences commises  par  ses  chefs  militaires  contre  des  Espagnols.  M.  Juarez 
éludait  avec  la  ruse  et  l'opiniâtreté  d'un  Indien,  et  dès  ce  moment  M.  Pa- 
checo se  trouvait  réduit,  sous  peine  de  se  borner  à  une  démarche  ridicule, 
à  faire  appel  aux  forces  navales  espagnoles  de  l'île  de  Cuba  pour  agir  contre 
la  Vera-Cruz  ;  mais,  soit  qu'il  n'eût  pas  reçu  des  instructions  identiques,  soit 
qu'il  prît  sur  lui  de  ne  point  obtempérer  aux  réquisitions  de  M.  Pacheco,  le 
capitaine-général  de  l'île  de  Cuba  retardait  l'envoi  des  forces  navale*.  Pen- 
dant ce  temps,  la  guerre  civile  mexicaine  se  dénouait  par  la  défaite  du  gé- 
néral Miramon;  M.  Juarez  entrait  comme  chef  du  pouvoir  à  Mexico,  et  son 
premier  acte  était  d'expulser  brutalement  M.  Pacheco,  sans  tenir  compte 


BEVUE.  CHRONIQUE.  251 

de  son  caractère  d'ambassadeur.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux  en  tout  cela,  c'est 
que  M.  Juarez  envoyait  aussitôt  un  ministre  à  Madrid  pour  essayer  de  per- 
suader au  cabinet  espagnol  qu'il  n'avait  entendu  frapper  que  l'homme  en 
M.  Pacheco  sans  atteindre  le  représentant  de  la  reine,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  curieux  encore,  c'est  que  la  ruse  ne  paraît  pas  avoir  été  sans  succès 
jusGu'ici.  Le  cabinet  de  Madrid  a  du  moins  hésité,  si  bien  que  M.  Pacheco 
a  fini  tout  récemment  par  être  obligé  de  donner  assez  vivement  sa  démis- 
sion ,  et  c'est  dans  ces  termes  que  l'Espagne  se  trouve  encore  vis-à-vis  du 
Mexique. 

Le  même  fait  s'est  reproduit  à  peu  près  dans  une  autre  république  amé- 
ricaine, le  Venezuela,  qui  n'est  pas  moins  que  le  Mexique  livrée  à  la  guerre 
civile.  Depuis  deux  ans,  cette  guerre  civile  a  coûté  la  vie  à  plus  de  cent 
Espa,:^nols,  assassinés  par  les  deux  partis.  Le  chargé  d'affaires  d'Espagne, 
qui  était  M.  Eduardo  Romea,  un  frère  du  célèbre  acteur  de  Madrid,  eut 
l'ordre  de  réclamer  des  satisfactions  pour  tous  ces  crimes.  Ne  recevant 
qu'une  réponse  évasive,  il  prit  ses  passeports,  appelant  quelques  navires  de 
La  Havane  pour  exiger  par  les  armes  ce  qu'il  n'avait  pu  obtenir.  Les  navires 
arrivèrent  en  effet  devant  le  port  vénézuélien  de  La  Guayra;  ils  y  restèrent 
quelques  jours,  puis  ils  repartirent,  laissant  le  Venezuela  en  pleine  anar- 
chie, sans  tenter  même  la  moindre  démonstration  pour  ramener  ce  triste 
gouvernement  au  respect  du  droit  et  de  la  vie  humaine.  Il  est  vrai  que  le 
Venezuela,  agissant  comme  le  Mexique,  a  envoyé  aussi  un  ministre  à  Ma- 
drid pour  rejeter  la  faute  de  tout  ce  qui  est  arrivé  sur  M.  Romea,  qu'on  ne 
peut  cependant  accuser  de  l'assassinat  de  tant  d'Espagnols  victimes  des  pas- 
sions locales. 

Ces  événemens,  il  nous  semble,  laissent  voir  quelque  chose  de  l'incerti- 
tude dont  nous  parlions,  —  incertitude  qui  se  manifeste  au  Mexique  et  dans 
le  Venezuela  comme  dans  les  affaires  d'Italie,  comme  dans  la  marche  inté- 
rieure du  pays,  et  qui  réduit  la  politique  du  gouvernement  de  Madrid  à  n'être 
qu'une  espèce  d'éqailibre  d'inaction.  Qu'en  résulte-t-il?  C'est  que  le  minis- 
tère du  général  O'Donnell  voit  peu  à  peu  sa  position  diminuer,  ses  amis  se 
retirer  de  lui,  et  l'opposition  grandir.  Après  M.  Rios-Rosas,  qui  rompait  avec 
le  cabinet  il  y  a  deux  mois,  c'est  tout  récemment  M.  Pacheco  qui  a  été  con- 
duit à  une  rupture  semblable.  Bien  d'autres  hommes  rapprochés  du  général 
O'Donnell  ne  lui  cachent  pas,  dit-on,  la  crise  qui  s'aggrave  et  la  nécessité 
d'en  venir  à  une  reconstitution  du  cabinet  propre  à  relever  la  fortune  de 
Yimion  libérale.  Il  n'est  point  difficile  d'un  autre  côté  de  distinguer  un 
effort  de  toutes  les  oppositions  pour  se  rapprocher,  se  coaliser  et  entre- 
prendre une  campagne  plus  décisive.  Une  chose  à  remarquer,  c'est  que  dans 
cette  lutte  ministère  et  opposition  sont  également  des  coalitions  de  partis 
différens,  de  diverses  nuances.  Quelle  est  celle  qui  l'emportera?  L'imprévu 
peut  jouer  un  grand  rôle  aujourd'hui,  comme  dans  toutes  les  affaires  de  la 
Péninsule  en  tous  les  temps.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  combinaison  la 
plus  heureuse,  la  plus  favorable  pour  le  pays,  sera  celle  qui,  adoptant  enfin 
une  politique  nette  et  résolue,  appliquera  les  idées  libérales  au  maniement 
de  tous  les  intérêts  extérieurs  et  intérieurs  de  l'Espagne,  et  fera  de  ces  idées 
elles-mêmes  l'appui  le  plus  sûr,  la  garantie  la  plus  efficace  de  la  monarchie 
et  de  la  paix  publique.  ch.  de  mazade. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ESSAIS  ET   NOTICES. 

PROGRÈS  DE  LA  DOMINATION  FRANÇAISE  AU  SENEGAL.  » 


Depuis  quelques  années,  la  France  élargit  d'une  manière  considérable  le 
cercle  de  son  influence  et  de  sa  domination  sur  le  Sénégal  et  dans  les  con- 
trées voisines  de  ce  beau  fleuve.  Il  n'y  a  pas  encore  dix  ans,  notre  colonie 
était  resserrée  à  l'embouchure  du  fleuve  entre  les  populations  dites  maures 
(Arabes  et  Berbers),  habitantes  de  la  rive  droite,  et  les  royaumes  peuls  et 
noirs,  qui  s'étendent  le  long  de  la  rive  gauche;  elle  achetait  de  ces  voisins 
farouches  le  droit  de  faire  un  peu  de  commerce,  en  leur  payant  une  sorte 
d'impôt  déguisé  sous  le  nom  de  coalanie,  et  il  n'y  avait  guère  de  sécurité 
pour  les  caravanes  qui,  de  Saint-Louis,  s'aventuraient  dans  les  directions 
du  nord  et  du  sud  et  même  sur  la  longue  ligne  du  fleuve.  Cet  ancien  état 
de  choses  est  aujourd'hui  bien  changé  :  les  coutumes  ont  été  partout  abo- 
lies ;  le  cours  entier  du  fleuve  et  de  son  affluent  la  Falémé  est  dominé  par 
une  série  d'établissemens  militaires;  un  chef  peul,  conquérant  d'une  partie 
des  états  de  la  rive  gauche,  qui  remuait,  au  nom  de  l'islamisme,  des  popula- 
tions nouvellement  converties,  et  qui  les  excitait  contre  nous,  Al-Hadji- 
Oumar,  a  vu  son  influence  et  sa  puissance  presque  entièrement  détruites  (2); 
la  région  s'est  ouverte  dans  un  vaste  rayon  aux  excursions  scientifiques  de 
nos  officiers,  en  même  temps  qu'à  notre  politique  et  à  notre  commerce. 
Enfin  le  gouverneur,  M.  Faidherbe,  à  la  forte  administration  duquel  la  co- 
lonie est  surtout  redevable  de  ces  améliorations,  nous  présente  aujourd'hui, 
assisté  d'un  de  ses  officiers,  la  topographie  exacte  et  complète  de  ce  pays 
dompté,  et  nous  permet  de  mesurer  sur  une  carte  à  grande  échelle  les 
avantages  prochains  que  son  heureuse  configuration  et  ses  richesses  natu- 
relles promettent  à  la  France. 

La  position  des  sources  du  Sénégal  vient  d'être  déterminée  d'une  façon 
tout  à  fait  précise  par  un  officier  de  l'infanterie  de  marine,  M.  Lambert.  Le 
fleuve  sort  de  la  région  appelée  Fouta-Dialon,  par  le  10'^  degré  50  minutes 
de  latitude  nord  et  le  13"=  degré  /lO  minutes  de  longitude  ouest  du  méridien 
de  Paris.  Il  est  formé  à  sa  naissance  par  deux  bras  qui  s'appellent,  celui  de 
droite  Bakhoy,  celui  de  gauche  Bafing,  ce  qui  paraît  signifier  rivière  blanche 
et  rivière  noire.  Les  deux  bras,  par  leur  réunion,  qui  a  lieu  en  un  point 
appelé  Bafoulabé,  un  peu  au-dessous  du  1^"  degré  de  latitude  nord,  for- 
ment le  Sénégal.  A  un  degré  plus  haut,  le  fleuve  reçoit  sur  sa  gauche  le 
puissant  affluent  la  Falémé,  puis,  décrivant  un  vaste  arc  de  cercle,  il  va  se 

(1)  Notice  sur  la  colonie  du  Sénégal  et  sur  les  pays  qui  sont  en  relation  avec  elle,  par 
M.  L.  Faidlierbe,  colonel  du  génie.  —  Carte  du  Sénégal,  de  la  Falémé  et  de  la  Gambie 
dressée,  sous  la  direction  de  M.  Faidherbe,  par  le  baron  Brossard  de  Corbigny,  18G1. 

(2)  M.  Jules  Duval  a  raconté  cette  lutte  dans  ses  remarquables  études  sur  le  Sénégal, 
Bévue  des  Deux  Mondes  du  l'^'"  et  du  15  octobre  1858. 


REVUE.  CHRONIQUE.  253 

jeter,  après  un  cours  de  plus  de  quatre  cents  lieues,  dans  l'Atlantique,  par 
une  seule  embouchure  qu'obstrue  une  barre  variable  et  toujours  périlleuse. 

C'est  entre  Bafoulabé  et  le  confluent  du  Sénégal  avec  la  Falémé  que  se 
trouve  notre  établissement  le  plus  reculé.  Il  s'appelle  Médine  et  s'élève  près 
de  l'endroit  où  le  cours  du  fleuve  est  interrompu  par  les  chutes  de  Félon- 
Sur  la  Falémé  et  près  de  cette  rivière,  les  postes  de  Sénoudebou  et  de 
Keniéba  nous  ouvrent  l'accès  des  régions  aurifères  de  cette  partie  de  l'Afri- 
que ;  puis  s'échelonnent,  de  Médine  à  Saint-Louis,  situé  à  l'extrême  embou- 
chure du  fleuve,  les  stations  de  Bakel,  Matam,  Podor,  Dagana  et  Richard-Toll. 
Enfin  Lampsar  et  Merinaghen  ont  été  récemment  instituées  dans  le  Oualo, 
pour  contenir  et  protéger  ce  pays,  qui  vient  d'être  réuni  à  la  France. 

Des  races  très  variées  peuplent  ce  coin  de  l'Afrique.  Le  Sénégal  forme  la 
délimitation  qui  sépare  le  désert  de  la  partie  arrosée  et  fertile  que  l'on  ap- 
pelle le  Soudan.  De  chaque  côté  de  cette  ligne  de  démarcation,  la  physio- 
nomie et  les  productions  du  sol  ne  sont  plus  les  mêmes,  et  les  peuples  diff"è- 
rent  également.  Au  nord,  des  représentans  de  la  race  blanche  :  Arabes  et 
Berbers,  confondus  sous  le  nom  commun  de  Maures;  leurs  tribus  nomades 
sillonnent  le  désert,  qu'elles  infestent  de  leurs  brigandages.  Au  sud,  cette 
population  à  peau  rouge,  aux  traits  réguliers,  aux  cheveux  bouclés,  mais 
non  laineux,  que  l'on  appelle  Poul,  Peul,  Poula,  Foulah,  Foulan,  Fellah,  Fel- 
lani,  Fellatah,  Fellatin,  et  diverses  populations  noires  parmi  lesquelles  les 
plus  importantes  sont  les  Ouolofs,  sur  les  bords  du  fleuve  inférieur,  et  les 
Malinkés,  désignés  à  tort  en  Europe  sous  le  nom  de  Mandingues,  qui  dispu- 
tent aux  envahissemens  des  Peuls  les  régions  situées  entre  le  Sénégal,  la 
Falémé  et  la  Gambie. 

Aucune  notion  satisfaisante  n'a  pu  encore  être  obtenue  touchant  l'origine 
de  ces  Peuls,  dont  la  physionomie  est  si  distincte  de  celle  des  noirs  afri- 
cains. Ils  habitent  l'Afrique  depuis  un  temps  considérable,  sans  que  l'on 
sache  quand  et  par  quels  chemins  ils  y  sont  venus.  Longtemps  paisibles  pas- 
teurs, ils  se  sont  convertis,  au  commencement  de  ce  siècle,  à  l'islamisme, 
et  ils  ont  été  pris  alors  de  la  passion  des  conquêtes  et  de  la  propagande  re- 
ligieuse. Ils  se  sont  répandus  le  long  du  Sénégal  et  du  Haut-Niger,  jusque 
dans  l'intérieur  du  Soudan,  et  toute  la  partie  de  l'Afrique  qui  s'étend  entre 
nos  possessions  de  Saint-Louis  et  le  lac  Tchad  est  le  théâtre  de  leurs  luttes, 
souvent  heureuses,  contre  les  nombreux  états  nègres  répartis  dans  cet  in- 
tervalle. 

Les  nègres  de  cette  partie  de  l'Afrique,  Ouolofs  et  Malinkés,  diff'èrent  du 
type  grossier  des  habitans  du  Congo  et  des  régions  plus  centrales  du  conti- 
nent, africain.  Ce  sont  des  noirs  de  haute  taille,  vigoureux,  aux  cheveux 
crépus,  dont  les  traits  n'ont  pas  une  épaisseur  exagérée.  Ils  sont  braves, 
volontiers  guerriers,  et  quelques-unes  de  leurs  tribus  ont  des  aptitudes  par- 
ticulières pour  le  commerce.  Les  Ouolofs,  nos  voisins  sur  la  rive  gauche  du 
Sénégal,  sont  les  nègres  les  plus  beaux  et  les  plus  grands  de  l'Afrique;  ils 
ont  les  cheveux  crépus  et  les  traits  souvent  agréables.  Ils  sont  doux  et 
braves,  mais  peu  actifs  et  imprévoyans.  La  sobriété  a  été  une  de  leurs  ver- 
tus, tant  qu'ils  n'ont  pas  été  en  contact  avec  les  Européens;  aujourd'hui  ils 
s'abrutissent  dans  l'ivresse.  Plusieurs  des  états  qu'ils  ont  formés  ont  été  ra- 
vagés et  presque  dépeuplés  par  leurs  voisins.  Maures  et  Peuls  se  jetaient 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  leurs  territoires  pour  ramasser  des  esclaves  ou  enlever  les  troupeaux; 
la  France  a  interdit  aux  premiers  de  franchir  la  barrière  du  Sénégal,  et 
elle  a  arrêté  les  autres  dans  leurs  déprédations  et  leurs  conquêtes.  Le 
contact  de  ces  noirs  sympathiques  aux  Français  avec  nos  établissemens  a 
donné  naissance  à  une  race  métisse  intelligente  et  plus  active,  qui  accepte 
volontiers  nos  habitudes,  et  qui  pourra  tenir  une  place  importante,  comme 
lien,  entre  les  Européens  et  les  indigènes.  De  même  le  mélange  des  Peuls 
avec  les  noirs  a  produit  une  race  intermédiaire  appelée  Toucouleurs  {two 
colours),  répandue  avec  les  Peuls  et  les  noirs  dans  la  plupart  des  états  ri- 
verains du  Sénégal. 

La  France  entretient  des  relations  plus  ou  moins  directes  avec  ces  états 
répartis  de  l'embouchure  du  fleuve  au  Niger  supérieur.  Sur  la  rive  droite, 
dans  un  territoire  qui  appartenait  aux  Ouolofs,  se  sont  établies  quelques 
familles  arabes  auxquelles  on  a  donné  le  nom  des  Trarzas,  celle  qui  était  la 
plus  puissante.  Son  cheik,  Mohammerl-el-Habib,  règne  de  la  façon  la  plus 
absolue;  il  a  été  presque  constamment  en  guerre  avec  la  France  :  de  là  sont 
résultés  les  plus  grands  désastres  pour  son  pays.  Lui-même  a  été  obligé  de 
fuir,  et  la  plupart  de  ses  tribus  ont  dû  chercher  un  refuge  dans  les  états  du 
voisinage.  A  l'est  des  Trarzas,  du  même  côté  du  fleuve,  s'étendent  les  Brak- 
nas,  qui  présentent  un  mélange  semblable  de  sang  berbère,  arabe  et  noir, 
et  qui  ont  aussi  un  chef  absolu  pris  par  élection  dans  la  plus  ancienne  et 
la  plus  puissante  famille.  Les  tribus  zénégas,  d'origine  arabe  et  berbère, 
desquelles  le  fleuve  tient,  comme  on  le  voit,  son  nom,  sont  leurs  tributaires. 
Ils  ont  été  en  hostilité  avec  la  France,  et  c'est  pour  les  contenir  en  même 
temps  que  pour  dominer  un  point  important  du  fleuve  que  le  gouvernement 
colonial  a  occupé  Podor,  qui  est  un  des  centres  principaux  du  commerce 
considérable  de  gommes  qui  se  fait  dans  toute  cette  région.  Les  Douaïcs, 
plus  avant  encore  dans  l'est,  présentent  les  mêmes  mélanges  de  races  que 
les  deux  précédens  états.  Ils  sont  divisés  en  deux  factions,  qui  se  font  con- 
stamment la  guerre.  Cependant  ils  ont  quelque  goût  pour  le  commerce  et 
apportent  à  notre  comptoir  de  Bakel  des  gommes,  des  bestiaux,  des  mou- 
tons, des  chevaux,  du  beurre.  Leurs  relations  commerciales  s'étendent  à 
travers  le  Sahara,  jusqu'au  Maroc. 

Sur  la  rive  gauche  du  fleuve  se  succède  une  série  d'états  ouolofs,  peuls  et 
malinkés,  formant  les  étapes  que  devra  nécessairement  franchir  le  voyageur 
qui  accomplira  la  traversée  du  Sénégal  en  Algérie,  ou  réciproquement,  par 
Tombouctou.  Ce  sont  le  Oualo,  aujourd'hui  réuni  aux  possessions  françaises 
et  qui  avait  été  longtemps  déchiré  par  les  guerres  ouvertes  et  les  intrigues 
des  Trarzas.  Le  chef  du  pays  portait  le  titre  de  hrak:  il  était  élu  par  les  sihs 
et  les  baorSj,  chefs  des  hommes  libres  appelés  diambours.  Le  choix  était  li- 
mité à  trois  familles  et  présentait  un  caractère  d'hérédité  bizarre  :  on  procé- 
dait de  l'oncle  au  neveu  par  les  femmes,  c'est-à-dire  qu'à  la  mort  d'un  chef 
l'élection  se  faisait  parmi  les  fils  de  ses  srours.  Cette  loi  a  été  violée  à  une 
époque  assez  récente  par  l'élection  successive  de  deux  reines,  Guimbotte  et 
Ndété-Jallah.  Guimbotte  épousa  un  des  ennemis  les  plus  obstinés  de  la  co- 
lonie française,  le  roi  des  Trarzas,  Mohammed-el-Habib,  et  transporta  ainsi 
le  Oualo  sous  son  influence.  De  là  une  série  de  guerres  qui  ont  commencé 
en  1820  et  se  sont  terminées  en  1857  par  la  réunion  du  Oualo  à  nos  posses- 


REVUE.  CHRONIQUE.  255 

sîons.  C'est  un  territoire  de  quatre  cents  lieues  carrées,  peuplé  de  16,000  ha- 
bitans.  On  a  vu  que  des  postes  y  ont  été  installés.  Il  a  de  plus  été  partagé 
en  quatre  cercles,  commandés  par  quatre  chefs  indigènes  placés  sous  la  di- 
rection d'un  officier  français  résidant  à  Richard-Toll. 

Au  sud  du  Oualo  s'étend  le  Cayor,  le  plus  puissant  des  états  ouolofs;  il  va 
de  nos  possessions  de  Saint-Louis  à  celles  de  Corée,  sous  le  Cap-Vert.  Il  a 
un  chef  absolu,  appelé  damel,  entièrement  despotique  et  idolâtre,  d'où  ré- 
sultent une  inimitié  et  des  luttes  permanentes  entre  lui  et  une  partie  des 
tribus  sujettes  qui  se  sont  converties  à  l'islamisme.  Ce  damel  est  entouré 
d'esclaves,  appelés  tiédos,  dont  il  a  fait  ses  compagnons  de  débauche;  ils  se 
sont  emparés  de  son  esprit  au  détriment  des  hommes  libres,  et  le  pays  est 
livré  en  proie  à  leurs  brigandages.  Le  Cayor  est  peu  favorable  à  la  France, 
mais  il  ne  tardera  probablement  pas  à  subir  son  influence  et  peut-être  sa 
domination.  Plus  au  sud  se  trouve  le  Baol,  souvent  en  guerre  avec  lui.  A  l'est, 
le  Djolof,  entièrement  déchu  de  l'importance  qu'il  eut  jadis,  ravagé  par  les 
Peuls,  par  les  Maures,  et  presque  désert,  ne  demande  qu'à  se  placer  sous 
la  protection  de  la  France. 

Au  nord-est  de  ces  états  noirs,  dans  un  espace  de  cent  cinquante  lieues 
sur  la  rive  gauche  du  Sénégal,  et  dans  l'île  à  Morfil,  qui  est  formée  par  une 
large  ouverture  de  deux  bras  du  fleuve,  s'étend  le  puissant  état  peul  du 
Fouta-Sénégalais,  celui  qui  de  tout  temps,  et  aujourd'hui  même  encore,  s'est 
montré  notre  plus  persévérant  ennemi.  Il  comprenait  deux  grandes  pro- 
vinces, le  Dimar  et  le  Toro,  qui  se  détachent  de  lui  en  ce  moment  pour  se 
placer,  l'une  sous  l'autorité  des  Trarzas,  l'autre  sous  l'influence  de  la  France. 
C'est  un  état  turbulent  et  fanatique  depuis  qu'il  s'est  converti  à  l'islamisme, 
il  y  a  environ  cent  cinquante  ans,  sous  le  marabout  Abd-oul-Kader.  Celui-ci, 
dans  le  cours  d'un  long  règne,  a  étendu  sa  domination  sur  la  plupart  des 
états  voisins.  Récemment,  un  de  ses  successeurs,  Al-Hadji-Oumar,  eût  re- 
pris ce  rôle  de  conquérant,  s'il  n'eût  trouvé  devant  lui  la  France. 

Plus  loin,  sur  le  fleuve,  s'étend  le  Gadianga,  habité  par  des  Soninkés  ou 
SarakoUés,  race  parente  des  Malinkés,  et  auquel  a  été  enlevé  le  riche  vil- 
lage de  Bakel,  qui  est  devenu  l'un  de  nos  comptoirs.  Le  Bondou,  état  peul  et 
musulman,  est  situé  dans  l'angle  formé  par  les  rives  gauches  de  la  Falémé 
et  du  Sénégal.  Le  Khasso,  avec  un  mélange  d'habitans  peuls  et  malinkés, 
vient  ensuite,  presque  au  confluent  du  Bafing  et  du  Bakhoy.  C'est  dans  ce 
pays  que  s'élève  notre  fort  de  Médine,  qui,  en  1857,  a  soutenu  vaillamment, 
trois  mois  durant,  l'assaut  d'une  armée  peule  d'Al-Hadji;  ce  chef  y  a  perdu 
plus  de  mille  de  ses  guerriers.  Le  Kaarta,  habité  par  les  Bamanas,  que  nous 
appelons  Bambaras,  et  qui  paraissent  se  rattacher  aux  Malinkés,  sur  la  rive 
droite  du  Sénégal,  a  été  très  riche  et  très  puissant;  mais  en  1855,  à  la  suite 
de  querelles  intestines,  il  a  été  conquis  par  Al-Hadji.  Enfin,  dans  l'angle 
formé  par  la  rive  droite  de  la  Falémé  et  le  Sénégal,  se  trouvent  la  région 
aurifère  du  Bambouk,  où  nous  occupons  Keniéba,  et  l'état  de  Ségou,  qui 
nous  mènent  par  le  Djoliba  ou  Haut -Niger  sur  le  chemin  de  Tombouctou. 
De  ce  côté,  sur  un  affluent  du  Djoliba,  est  situé  le  Bouré,  la  région  la  plus 
riche  en  or  de  toute  cette  partie  de  l'Afrique. 

Tels  sont  les  développemens  extérieurs  que  notre  colonie  du  Sénégal  a 
pris  depuis  ces  dernières  années.  Elle  fait  peser  sa  domination  ou  son  in- 


256  lîEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fluence  sur  ces  états  de  son  voisinage,  à  leur  profit  aussi  bien  qu'au  nôtre, 
car  c'est  elle  seule  qui  peut  établir  la  régularité,  l'ordre  et  partout  la  pros- 
périté et  le  bien-être  au  milieu  des  races  diverses  et  turbulentes  dont  les 
intérêts,  les  passions  et  le  fanatisme  sont  en  lutte  autour  d'elle.  Les  pro- 
duits qu'elle  tire  de  ces  contrées  sont  abondans  et  variés.  Ils  consistent  en 
or,  ivoire,  cire,  gommes,  arachides,  graines  oléagineuses,  mil,  bestiaux,  et 
aussi  en  coton  et  en  indigo.  Ces  dernières  cultures,  auxquelles  certaines 
parties  du  sol  se  trouvent  être  très  favorables,  sont  pratiquées  déjà  dans  le 
Gadianga  et  le  Bondou ,  et  constituent  un  des  élémens  de  leur  commerce. 
Le  chiffre  des  importations  et  exportations  pour  le  Sénégal  monte  à  10  ou 
12  millions;  celui  du  commerce  de  Corée  ne  s'élève  guère  à  moins  de 
10  millions,  et  M.  Faidherbe  évalue  à  environ  30  millions  la  totalité  du  mou- 
vement commercial  français  qui  se  fait  à  la  côte  occidentale  d'Afrique.  La 
population  de  la  colonie,  qui  en  l85Zi  ne  s'élevait  qu'à  17,Zi66  habitans,  était 
montée  en  janvier  1858  à  35,000.  Les  forces  militaires  dont  elle  dispose 
consistent  en  cinq  compagnies  de  tirailleurs  indigènes,  une  compagnie 
d'artillerie  de  marine,  un  détachement  de  sapeurs  du  génie,  un  escadron 
de  spahis  français  et  indigènes,  en  milices  de  Saint-Louis  et  des  postes. 
Elles  comprennent  aussi  douze  bâtimens  armés  en  guerre,  dont  six  avisos  à 
vapeur  et  trois  canonnières  à  hélice,  montés  par  ces  équipages  noirs  appelés 
laplols,  qui  sont  nombreux  et  aguerris. 

Ces  forces  mettent  aujourd'hui  à  profit  la  période  de  repos  qui  a  succédé 
aux  agitations  belliqueuses  des  Trarzas  et  du  Fouta-Sénégalais,  pour  explo- 
rer au  loin  le  pays,  en  étudier  les  ressources,  en  reconnaître  avec  précision 
la  configuration  géographique,  et  nouer  des  relations  commerciales  dans  le 
désert  et  le  Soudan.  Une  série  d'expéditions,  que  nous  ne  pouvons  ici  que 
mentionner,  viennent  ainsi  d'être  conduites  dans  toutes  les  directions  par 
de  hardis  et  intelligens  officiers.  En  1859,  MM.  Hazan  et  Lambert  ont  ex- 
ploré le  Djolof.  Ce  dernier  est  retourné  en  1860  sur  la  Haute-Gambie  et  dans 
le  Fouta-Dialon.  M.  Mage,  enseigne  de  vaisseau,  est  parti  de  Bakel  et  re- 
monté dans  l'oasis  du  Tagant ,  qui  est  une  des  étapes  menant  au  Maroc. 
Durant  cette  même  année  1860,  si  fructueuse  pour  la  géographie  de  ces 
régions,  M.  le  lieutenant  Pascal  a  complété  dans  le  Bambouk  les  anciennes 
explorations  du  voyageur  Raffenel,  et  le  premier  visité  la  cataracte  de 
Gouïna.  Enfin  un  autre  lieutenant  d'infanterie  de  marine,  M.  Vincent,  a  ac- 
compli par  les  pays  des  Triris  et  d'Adrar,  du  sud  au  nord,  le  long  de  la  côte 
de  l'Atlantique,  la  moitié  du  trajet  qui  sépare  notre  colonie  du  Maroc. 

On  voit,  par  ce  rapide  exposé  des  derniers  faits  qui  se  sont  accomplis 
dans  notre  colonie  du  Sénégal,  quelle  grande  extension  la  France  prend 
dans  cette  région  de  l'Afrique.  Qu'elle  réoccupe  au  nord  l'île  d'Arguin,  dont 
jadis  elle  avait  pris  possession,  qu'elle  étende  au  sud  son  influence  sur  le 
Cayor  de  façon  à  relier  Saint-Louis  à  Corée,  qu'elle  échelonne  quelques 
postes  encore  au-delà  de  Médine,  dans  la  direction  du  Niger,  et  nous  se- 
rons maîtres  à  la  fois,  avec  le  Sénégal  pour  point  de  départ  et  pour  centre, 
des  chemins  qui  mènent  au  Maroc,  aux  régions  aurifères  du  Soudan  et  à 
Tombouctou.  alfred  jacobs. 

V.  DE  Mars. 


TROP  MENU  LE  FIL  CASSE 


SCÈNES  DE   LA  VIE  RUSSE. 


PERSONNAGES. 


ANNA  VASSILEVNA  LIBANOF,  quarante  ans. 
VERA  NICOLAEVNA,  sa  fille,  dix-neuf  ans. 
VARVARA    IVANOVNA     MOROZOF,     parente 

de  M™"  Libanof,  quarante-cinq  ans. 
M"""    BIENAIMÉ,    gouvernante    de    Vera   Nico- 

laevna. 
VLADIMIR    PETROVITCH     STANIÏ^INE,    un 

voisin,  vingt-huit  ans. 


EUGENE  ANDREITCH  GORSKl ,  autre  voisin, 
vingt-six  ans. 

IVAN  PAVLITCH  MOUKHINE,  troisième  voi- 
sin, -trente  ans. 

Le  capitaine  TCHOUKHANOF,  cinquante  ans. 

Un  Maître  d'hôtel. 

Un  Do.mestique. 


|La  scène  se  passe  chez  M™»  Libanof.  —  Le  théâtre  représente  la  grande  salle  d'une  riche 
habitation;  trois  portes  s'ouvrent,  au  fond  sur  la  salle  à  manger,  à  droite  sur  le  salon, 
à  gauche  sur  le  jardin.  —  Les  murs  sont  ornés  de  portraits.  —  Sur  le  devant,  une  table 
couverte  de  journaux,  un  piano  et  quelques  fauteuils.  —  Au  second  plan,  un  petit  billard. 
—  Dans  un  coin,  une  grande  horloge  murale. 


GORSKl,  entrant 

Il  n'y  a  personne.  Tant  mieux...  Quelle  heure  est-il?...  Neuf  heures  et  de- 
mie. C'est  aujourd'hui  le  jour  décisif...  Oui,...  oui.  (U  s'approche  de  la  table  et 
prend  un  joarnaL  )  VoyOUS  leS  nOUVOUeS...    (  Moukhine   sort    de    la    salle  à  manger.    Gorski  se 

retourne  vivement.)  Tieus...  Moukhine!  Par  (]uel  hasard?  quand  es-tu  arrivé? 

MOUKHINE. 

Cette  nuit,  mais  j'ai  quitté  la  ville  à  six  heures.  Mon  postillon  s'est 
égaré... 

GORSKl. 

Tu  connais  donc  M""  de  Libanop 

MOUKHINE. 

Je  viens  ici  pour  la  première  fois.  C'est  au  bal  du  gouverneur  qu'on  m'a 

TOME   XXXIV.    —    15   JUILLET    18C1.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

présenté  à  M""  de  IJhanof,  comme  tu  l'appelles;  j'ai  dansé  avec  sa  fille,  et 
cela  m'a  valu  l'honneur  d'une  invitation,  (ueganiant  amour  de  lui.)  La  résidence 
est  belle  ! 

GORSKI. 

Je  le  crois  bien  !  la  première  maison  de  la  province  !  Il  fait  bon  vivre 
ici...  C'est  un  agréable  mélange  que  cette  existence  campagnarde  à  la  russe 
et  cette  vie  de  château  à  la  française...  Tu  en  jugeras.  La  maîtresse  de  la 
maison  est  veuve  et  riche.  Sa  fille... 

MOUKHmE  ,   rinterrompant. 

Sa  fille  est  charmante?... 

GORSKI. 
Ah!...   (Après  un  court  silence.)  Oui. 

MOUKHINE. 

Comment  se  nomme-t-elle? 

GORSKI. 

Vera  Nicolaevna...  Sa  dot  est  magnifique. 

MOUKHINE. 

Bah!  cela  m'est  égal.  Je  ne  suis  pas  un  épouseur. 

GORSKI. 

Tu  n'es  pas  un  épouseur,  mais  tu  as  la  mine  d'un  prétendu. 

MOUKHINE. 

Serais-tu  jaloux  par  hasard? 

GORSKI. 

Encore!  Causons  donc  en  attendant  que  ceS' dames  descendent  pour  dé- 
jeuner. 

MOUKHINE. 

Dis-moi  d'abord  quelle  sorte  de  maison  est  celle-ci,...  quelles  gens  l'ha- 
bitent... 

GORSKI. 

Ma  défunte  mère  a  détesté  M'"""  Libanof  pendant  vingt  ans  au  moins... 
Il  y  a  donc  longtemps  que  nous  nous  connaissons.  M""  de  Libanof,  née 
Solotopine  (tel  est  le  nom  inscrit  sur  ses  cartes  de  visite),  est  une  brave 
femme  qui  jouit  de  la  vie  et  en  laisse  jouir  les  autres.  Le  général  Monplaisir 
s'arrête  chez  elle  en  passant.  Si  son  mari  n'était  pas  mort  jeune,  elle  eût 
fait  son  chemin.  Elle  est  un  peu  sentimentale,  un  peu  enfant  gâté;  elle 
accueille  son  monde  sans  trop  de  réserve,  sans  trop  de  prévenance...  Il 
faut  lui  savoir  gré  de  ne  pas  parler  du  nez  et  de  ne  pas  faire  trop  de  médi- 
sances. Elle  tient  sa  maison  en  bon  ordre ,  et  régit  elle-même  ses  biens. 
C'est  une  tête  politique.  Une  de  ses  parentes.  M'""  Morozof,  Varvara  ïva- 
novna,  vit  auprès  d'elle.  C'est  une  femme  assez  bien  élevée,  veuve  aussi, 
mais  pauvre.  Elle  est  méchante,  et  elle  déteste  sa  bienfaitrice;  mais  cela 
importe  peu.  Il  y  a  encore  une  gouvernante  française  qui  fait  partie  de  l'é- 
tablissement, sert  le  thé,  soupire  après  Paris,  aime  le  petit  mot  pour  rire, 
et  roule  mélancoliquement  ses  petits  yeux...  à  l'adresse  des  arpenteurs  et 
des  architectes,  qui  lui  font  la  cour.  Comme  elle  ne  joue  pas  aux  cartes,  et 
que  le  boston  n'est  agréable  qu'à  trois,  on  s'est  affublé  en  son  honneur  d'un 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  259 

capitaine  en  retraite,  un  certain  Tchouklaanof,  qu'on  tient  ù  demi-ration.  11 
a  de  grandes  moustaches  et  un  air  de  matamore,  ce  qui  ne  Tempêche  pas  de 
n'être  au  fond  qu'un  très  humble  courtisan.  Toutes  ces  personnes  sont  de 
la  maison  et  n'en  sortent  pas  ;  mais  M'"*'  de  Libanof  a  beaucoup  d'autres  re- 
lations... 11  me  serait  impossible  de  me  les  rappeler  toutes...  Parmi  les  visi- 
teurs les  plus  assidus,  il  faut  compter  le  docteur  Gutmann.  C'est  un  joli 
garçon,  à  favoris  soyeux,  qui  n'entend  pas  grand'chose  à  la  médecine,  mais 
qui  baise  avec  attendrissement  les  mains  d'Anna  Vassilevna...  Gela  plaît  as- 
sez à  la  veuve,  qui  a  de  jolies  mains,  un  peu  trop  potelées,  mais  blarfbhes. 
et  les  doigts  retroussés  du  bout... 

M0UKHI^'E,  avec  impatience. 

Mais  tu  ne  dis  rien  de  la  fille? 

GORSKI. 

Patience  donc!  Que  te  dirai-je  de  Vera  Nicolaevna?  Je  ne  sais  vraiment 
rien  d'elle.  Qui  peut  se  vanter  de  connaître  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans? 
Elle  fermente  encore  comme  un  vin  nouveau,  m.ais  elle  fera  sans  doute  une 
femme  charmante.  Elle  est  fine  et  spirituelle,  elle  a  du  caractère,  un  cœur 
tendre,  et  ne  demande  qu'à  vivre.  Elle  se  mariera  bientôt. 

MODKHINE. 

Avec  qui? 

GORSKI. 

Je  n'en  sais  rien,...  mais  elle  ne  restera  pas  longtemps  fille. 

MOUKHINE. 

Cela  s'entend.  Un  riche  parti... 

GORSKI. 

Oh  !  ce  n'est  pas  parce  qu'elle  est  riche  ! 

MOUKHINE. 

Et  pourquoi  donc? 

GORSKI. 

Parce  qu'elle  a  compris  que  la  vie  de  la  femme  ne  commence  que  le  jour 
de  ses  noces,  et  qu'elle  veut  vivre.  Écoute...  Mais  quelle  heure  est-il? 

MOUKHINE. 

11  est  dix  heures. 

GORSKI. 

Dix  heures,...  j'ai  encore  le  temps.  Écoute  bien.  Nous  sommes  en  guerre 
ouverte,  Vera  Nicolaevna  et  moi.  Sais-tu  ce  qui  m'a  fait  accourir  ici  ventre 
à  terre  hier  matin? 

MOUKHINE. 

Comment  veux-tu  que  je  le  sache? 

GORSKI. 

Ln  jeune  homme  de  ta  connaissance  a  l'intention  de  demander  aujour- 
d'hui sa  main. 

MOUKHINE. 

Et  qui  donc? 

GORSKI. 

Vladimir  Petrovitch  Stanitzine,  ex-lieutenant  de  la  garde,  un  de  mes  bons 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amis.  Imagine-toi  que  c'est  moi-même  qui  l'ai  introduit  ici!  Ce  n'est  pas 
tout  :  je  Tai  précisément  introduit  pour  qu'il  épouse  Vera  Nicolaevna.  C'est 
un  homme  d'un  esprit  médiocre,  bon,  modeste,  paresseux,  sédentaire.  Elle 
ne  peut  trouver  un  meilleur  mari,  et  elle  le  sait  bien.  Je  suis  un  ancien 
ami  de  la  famille,  et  ne  veux  que  son  bien. 

MOUKHINE. 

Tu  es  donc  accouru  ici  au  galop  pour  être  témoin  du  bonheur  de  ton 
protégé? 

GORSKI. 

Tout  au  contraire...  Je  suis  venu  pour  mettre  obstacle  à  ce  mariage. 

MOUKHINE. 

Je  ne  te  comprends  pas. 

GORSKI. 

Il  me  semble  pourtant  que  la  chose  est  claire. 

MOUKHINE. 

Veux-tu  donc  l'épouser  toi-même? 

GORSKI. 

Non  pas,  mais  je  ne  veux  point  qu'elle  en  épouse  un  autre. 

MOUKHINE. 

Tu  es  amoureux  d'elle? 

GORSKI. 

Je  ne  le  pense  pas. 

MOUKHINE. 

Eh  bien!  tu  l'as  demandée  en  mariage?... 

GORSKI. 

Pas  du  tout.  Je  n'ai  nullement  l'intention  de  l'épouser.  Écoute,  je  vais  te 
parler  à  cœur  ouvert.  Je  suis  certain,  entends-tu,  que,  si  je  faisais  ma  de- 
mande, je  serais  préféré  par  Vera  Nicolaevna  à  notre  ami  Stanitzine.  Quant 
à  la  mère,  elle  nous  tient,  Stanitzine  et  moi,  pour  deux  partis  également 
sortables...  Vera  croit  que  je  suis  amoureux  d'elle,  mais  elle  sait  que  je 
crains  le  mariage  plus  que  le  feu...  Elle  veut  triompher  de  cette  crainte... 
Voilà  pourquoi  elle  attend...  Elle  n'attendra  pas  longtemps.  Ce  n'est  pas 
qu'elle  ait  peur  de  perdre  Stanitzine  :  ce  pauvre  jeune  homme  brûle  et  fond 
comme  de  la  cire;  mais,  à  vrai  dire,  elle  commence  à  lire  dans  mon  jeu,  et 
son  intention  est  de  me  pousser  à  une  explication  décisive.  J'ai  le  pressen- 
timent que  cette  situation  se  dénouera  aujourd'hui  même.  Le  serpent  me 
glissera  entre  les  doigts,  ou  il  m'étoulfera.  Ce  qui  m'est  insupportable,  c'est 
que  Stanitzine  est  amoureux  au  point  de  n'être  plus  capable  ni  de  jalousie, 
ni  d'emportement.  On  le  voit  errer  çà  et  là,  les  yeux  chargés  de  langueur, 
la  bouche  béante  :  il  est  affreusement  ridicule!  Cependant  les  sarcasmes  ne 
me  serviraient  plus  à  rien...  11  faut  me  montrer  tendre.  Je  me  suis  déjà 
mis  à  l'œuvre  hier,  et  n'en  reviens  pas  du  peu  d'efforts  que  cela  m'a  coûté. 
Je  cesse  de  me  comprendre  moi-même. 

MOUKHINE. 

Comment  t'y  es-tu  pris? 


SCÈNES    DE    LA    YIE    RUSSE.  261 

GORSKt. 

Je  ne  sais  si  Vera  Nicolaevna  pressent  la  proposition  de  son  adorateur; 
ce  qui  est  certain,  c'est  qu'liier  soir  elle  m'observait  tout  particulièrement. 
Tu  ne  peux  t'imaginer  combien  il  est  difficile,  même  à  un  homme  expéri- 
menté, d'affronter  le  regard  scrutateur  de  ces  yeux  jeunes,  mais  intelli- 
gens,  surtout  lorsqu'ils  cli2;notent  un  peu.  Elle  a  été  sans  doute  frappée 
aussi  de  ma  nouvelle  attitude  vis-à-vis  d'elle.  Je  passe  pour  un  homme 
moqueur  et  froid  et  j'en  suis  bien  aise...  On  vit  très  bien  avec  cette  ré- 
putation... Mais  hier  j'ai  dû  paraître  tendre  et  préoccupé.  A  quoi  bon  men- 
tir? J'ai  ressenti  en  efïet  quelque  agitation,  et  mon  cœur  ne  demandait 
qu'à  s'attendrir.  Tu  me  connais,  mon  cher,  tu  sais  que  je  garde  le  libre 
exercice  de  toutes  mes  facultés  d'observation,  même  dans  les  crises  les 
plus  solennelles  de  la  vie...  Et  Vera  m'offrait  hier  un  curieux  sujet  d'ob- 
servation; elle  cédait  à  l'entraînement  de  la  curiosité,  si  ce  n'est  à  celui 
de  l'amour.  Elle  avait  peur,  elle  ne  se  fiait  pas  à  elle-même  et  ne  se  com- 
prenait pas...  Tout  cela  se  reflétait  gracieusement  sur  son  frais  visage;  je 
ne  l'ai  pas  quittée  de  la  journée,  et  je  sentis  le  soir  que  je  commençais  à 
perdre  tout  empire  sur  moi-même...  0  Moukhine,  Moukhine!  quelle  chose 
dangereuse  que  de  voir  trop  longtemps  de  fermes  épaules,  de  respirer  une 
fraîche  haleine!...  Le  soir,  nous  nous  sommes  promenés  dans  le  jardin.  Le 
temps  était  magnifique;  aucun  souffle  n'agitait  l'air.  M"''  Bienaimé,  sa  gou- 
vernante, est  venue  sur  le  balcon;  elle  portait  une  bougie  dont  la  flamme 
n'a  pas  vacillé.  Vera  et  moi,  nous  nous  so.mmes  longtemps  promenés  tous 
deux  devant  la  maison,  sur  le  sable  moelleux  de  l'allée  qui  longe  l'étang. 
Les  étoiles  scintillaient  doucement  au  ciel  et  sur  l'eau...  M""  Bienaimé,  in- 
dulgente, mais  attentive,  nous  suivait  des  yeux  du  haut  de  son  balcon...  Je 
propose  à  Vera  Nicolaevna  d'entrer  dans  la  barque;  elle  y  consent,  je  rame, 
et  nous  allons  ainsi  jusqu'au  milieu  de  l'étang.  —  Où  allez-vous  donc?  s'écrie 
la  Française.  —  Nulle  part,  répondis-je  tout  haut.  Nulle  part,  répétai-je 
tout  bas,  nous  sommes  trop  bien  ici.  Vera  Nicolaevna  baissa  les  yeux,  sourit 
et  se  mit  à  effleurer  la  surface  de  l'eau  du  bout  de  son  ombrelle.  Un  doux 
et  pensif  sourire  s'épanouissait  sur  ses  joues  virginales;  elle  voulut  parler 
et  ne  fit  que  soupirer,  mais  si  joyeusement!  tout  comme  soupirent  les  enfans! 
Eh  bien!  que  te  dirai-je  de  plus?  Prudence,  projets,  sang-froid,  j'ai  tout 
envoyé  au  diable,  j'ai  été  heureux,  j'ai  été  stupide.  Dieu  me  pardonne!  j'ai 
déclamé  des  vers...  Oui,  je  te  le  jure!...  Tu  n'en  crois  rien,  et  c'est  vrai 
pourtant....  J'ai  déclamé  des  vers,...  et  encore  ma  voix  tremblait-elle.... 
Pendant  le  souper,  j'ai  été  assis  à  côté  de  Vera...  Oui,...  tout  cela  est  fort 
beau...  Mes  affaires  sont  excellentes,  et  si  je  voulais  me  marier!...  Mais 
voici  le  malheur,  on  ne  la  trompe  pas,  elle!  Je  ne  sais  qui  a  dit  que  les 
femmes  s'entendaient  admirablement  à  faire  des  armes.  Personne  certes  ne 
fera  tomber  le  fleuret  des  mains  à  Vera  Nicolaevna.  Nous  le  verrons  aujour- 
d'hui du  reste...  Et  toi,  I\an  Pavlitch,  à  quoi  penses-tu? 

MOUKHINE. 

Je  pense  que  si  tu  n'es  pas  amoureux  de  Vera  Nicolaevna,  tu  es  un  grand 
original  ou  un  égoïste  insupportable. 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

GORSKI. 

C'est  possible!  Mais  Ton  vient...  Aux  armes!...  Je  compte  sur  ta  discré- 
tion?... 

MOUKHINE. 

Oh!  naturellement. 

GORSKI. 

Voici  M"*  Bienaimé,  toujours  la  première...  forcément;  le  thé  l'attend. 

(  Mademoiselle  Bienaimé  entre.  Moukhine  se  lève  et  la  salue.   Gorski  s'approche  d'elle.  )  Mademoi- 
selle, j'ai  l'honneur  de  vous  saluer.  Toujours  fraîche  comme  une  rose! 

MADEMOISELLE    BIErs'AniÉ,    minaudant. 

Et  vous  toujours  galant.  Venez,  j'ai  quelque  chose  à  vous  dire.  [Tous  les  deux 

entrent  dans  la  salle  à  manger.) 

MOUKHINE,    seul. 

L'étrange  garçon  que  ce  Gorski  !  Qui  donc  le  priait  de  me  prendre  pour 
confident?  (se  promenant  de  long  en  large.)  Ma  foi ,  j'avais  bien  bcsoin  de  venir  ici! 

Si  je  pouvais...   (Entre  Vera  Nicolaevna.  Elle  est  en   robe  blanche  et  tient  une  rose  à  la  main. 
Moukhine  se  retourne  et  salue  avec  embarras.  Vera  s'arrête  indécise.)  VoUS,...  VOUS  ne  TCIQ  TQ— 

connaissez  pas,...  je... 

VERA. 

Ah!  monsieur,...  monsieur  Moukhine.  Je  ne  m'attendais  pas  vraiment... 
Et  quand  êtes-vous  arrivé? 

MODKHINE. 

Cette  nuit...  Imaginez-vous  que  mon  postillon... 

VERA. 

Ma  mère  sera  très  heureuse.  J'espère  que  vous  nous  restez...  (Eiie  regarde 

autour  d'elle.) 

MODKHINE. 

Peut-être  cherchez-vous  Gorski?...  Il  vient  de  sortir. 

VERA. 

Qui  vous  fait  croire  que  je  cherche  M.  Gorski? 

MOUKHINE. 

Je...  je  pensais... 

VERA. 

Vous  vous  connaissez? 

MOUKHINE. 

Depuis  longtemps.  Nous  avons  servi  ensemble. 

VERA,    se  dirigeant  vers  la  fenêtre. 

Quelle  ravissante  matinée  ! 

MOUKHINE. 

Vous  venez  déjà  du  jardin? 

VERA. 

Oui,  je  me  suis  levée  de  bonne  heure. 

MOUKHINE. 

Cette  rose?...  Permettez-moi  une  question...  Pour  qui  l'avez-vous  cueillie? 

VERA. 

Pour  qui?  Pour  moi-même. 


SCENES    DE    LA    VIE    RUSSE.  263 

MOUKHINE. 

Àhl 

GORSKI ,  sortant  de  la  salle  à  manger. 

Veux-tu  du  thé,  Moukhine?  (Apercevant  vera.)  BonjouF,  Vera  Nicolaevna. 

VERA. 

Bonjour. 

MOUKUINE. 
Le  thé  est  servi?  Eh  bien!  je  vais  déjeuner.    (U  se  dirige  Ters  la  salleà  manger.) 

GORSKI. 

Vera  Nicolaevna,  donnez-moi  donc  votre  main...  (EUeiuitendia  main  ensuence.) 
Qu'avez-vous? 

VERA. 

Dites-moi,  Eugène  Andréitch,  votre  ami  Moukhine  est-il  bête? 

GORSKI. 

Je  n'en  sais  rien...  Il  passe  pour  un  homme  intelligent...  Mais  quelle  ques- 
tion!... 

VERA. 

Êtes-vous  très  lié  avec  lui? 

GORSKI. 

Je  le  connais...  Qu'est-ce  qu'il  peut  donc?...  Est-il?... 

VERA,    vivement. 

Rien,...  rien,...  je  ne  sais... 

GORSKI ,    montrant  la  rose. 

Je  vois  que  vous  êtes  déjà  sortie  ce  matin. 

VERA. 

Oui...  M.  Moukhine  m'a  déjà  demandé  pour  qui  j'avais  cueilli  cette  rose. 

GORSKI. 

Et  que  lui  avez-vous  répondu  ? 

VERA. 

Que  c'était  pour  moi-même. 

GORSKI. 

Et  l'avez-vous  réellement  cueillie  pour  vous-même? 

VERA. 

Non,  pour  vous.  Vous  voyez  que  je  suis  franche. 

GORSKI. 

Donnez-la-moi  alors. 

VERA. 

Je  n'ose  plus  vous  la  donner  à  présent.  Me  voilà  forcée  de  la  mettre  à  ma 
ceinture  ou  de  l'offrir  à  M""=  Bienaimé.  C'est  votre  faute.  Pourquoi  n'êtes- 
vous  pas  descendu  le  premier? 

GORSKI. 

C'est  insupportable,  Moukhine... 

VERA. 

Gorski,  vous  jouez  au  plus  fin  avec  moi.  Je  vous  le  prouverai  plus  tard... 
Maintenant  allons  déjeuner. 


26!l  REVIE    DES    DEUX    MONDES. 

G0RSK1,    la  retenant. 

Écoutez,  "Vera  Nicolaevna,  vous  me  connaissez.  Je  suis  méfiant;  j'ai  l'air 
moqueur  et  dégagé,  mais  de  fait  je  suis  simplement  timide. 

VEHA. 

Vous... 

GORSKI. 

Moi.  De  plus,  tout  ce  qui  m'arrive  est  si  nouveau  pour  moi...  Vous  dites 
que  je  joue  au  plus  fin...  Ayez  un  peu  d'indulgence...  (vera  le  regarde.)  Je  vous 
assure  qu'il  ne  m'est  jamais  arrivé  de  parler  à  une  femme  comme  je  vous 
parle.  C'est  pour  cela  qu'il  m'est  difficile...  Eh  bien!  oui,  je  suis  habitué  à 
dissimuler...  Mais  ne  me  regardez  pas  ainsi...  Je  vous  jure  que  je  mérite 
d'être  encouragé. 

VERA. 

Gorski!  il  est  facile  de  me  tromper...  J'ai  été  élevée  à  la  campagne,  j'ai 
VU  peu  de  monde...  Il  est  facile  de  me  tromper,  mais  à  quoi  bon?  Vous  n'en 
retirerez  pas  une  bien  grande  gloire...  Quant  ù,  vous  jouer  de  moi,...  non, 
je  ne  puis  le  croire... 

CtORSKI. 

Me  jouer  de  vous!...  Regardez-vous  donc  vous-même...  Mais  ces  yeux 

voient  tout.    (Vera    se  détourne    lentement.)   Et  SaVCZ-VOUS   qUC   lorsque   VOUS  êteS  là, 

je  ne  puis,...  non,  je  ne  puis  décidément  m'em pêcher  de  dire  tout  ce  que  je 
pense...  Dans  votre  doux  sourire,  dans  votre  calme  regard,  dans  votre  silence 
même,  il  y  a  quelque  chose  de  si  impérieux... 

VER.V,  riiiterronipant. 

Et  vous  ne  voulez  pas  vous  livrer?  Vous  voulez  toujours  ruser? 

GORSKI. 

Non;...  mais  écoutez.  A  parler  franchement,  qui  donc  se  livre  tout  à  fait? 
Serait-ce  vous  par  exemple?  Dites-moi  sincèrement  si  vous  attendez  quel- 
qu'un aujourd'hui. 

VERA,  tranquillement. 

Oui.  Il  est  probable  que  nous  verrons  M.  Stanitzine. 

GORSKI. 

Vous  êtes  une  femme  terrible.  Vous  avez  le  don  de  ne  rien  laisser  voir 
tout  en  ne  paraissant  rien  cacher...  La  franchise  est  la  ineilleare  des  diplo- 
malies,  sans  doute  parce  qu'elle  ne  fait  pas  tort  à  l'autre. 

VERA. 

Ainsi  donc  vous  saviez  aussi  qu'il  devait  venir? 

GORSKI  ,  légèrement  troublé. 

Je  le  savais. 

VERA,  se  penrhnnt  sur  sn  rose. 

Et  votre  monsieur  Moukhine  le  savait  aussi? 

GORSKI. 

Pour  quelle  raison  me  parlez-vous  toujours  de  Moukhine?... 

VERA. 

Assez.  Voyons,  ne  vous  fâchez  pas...  Si  vous  le  voulez,  nous  irons  au  jar- 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  265 

din  après  le  déjeuner...  Nous  causerons.%.  de  choses  graves...  [Eiie  jette  sa  rose 

sur  la  table  et  entre  dans  la  salle  à  manger.) 

GORSKI,  seul.  Il  prend  la  rose,  et  reste  quelques  instans  immobile. 

Eugène  Andréitch,  mon  ami,  je  dois  vous  dire  franchement  qu"à  mon 
avis  vous  n'êtes  pas  de  force  à  lutter  contre  ce  démon.  Vous  vous  jetez  de 
côté  et  d'autre,  elle  ne  remue  pas  seulement  le  petit  doigt,  et  vous  vous 
découvrez  complètement.  Du  reste,  qu'est-ce  que  cela  fait?  Ou  je  serai 
vainqueur,  ou  je  perdrai  la  partie  Dans  ce  cas,  il  n'y  aura  pas  de  honte  à 
épouser  une  femme  comme  celle-ci!  C'est  effrayant  sans  doute;...  mais 
d'un  autre  côté  à  quoi  bon  conserver  ma  liberté?  Doucement,  Eugène  An- 
dréitch, doucement,  ne  vous  livrez  pas  trop  vite...  ( considérant  la  rose.)  Que 
signifies-tu,  pauvre  fleur?...  Ah!  M""=  Libanof  avec  son  amie!...  (ii  cache  avec 

soin  la   rose.    —    Entre   madame    Libanof,    accompagnée  de  Varvara  Ivanovna.)   BOUJOUr,    mes- 
dames, comment  avez-vous  dormi? 

MADAME    LIBAXOF,  lui  donnant  le  bout  de  ses  doigts. 

Bonjour,  Eugène....  J'ai  un  peu  mal  à  la  tête  aujourd'hui. 

VARVARA    IVAXOVNA. 

A'^ous  vous  couchez  trop  tard,  Anna  Vassilevna. 

MADAME    LIB.\NOF. 

C'est  possible...  Et  où  est  Vera?  L'avez-vous  vue? 

GORSKI. 

Elle  prend  le  thé  dans  la  salle  à  manger  avec  Al"'  Bienaimé  et  Moukhine. 

MADAME    LIBANOF. 

Ah  !  oui,  M.  Moukhine ,  on  dit  qu'il  est  arrivé  cette  nuit.  Le  connaissez- 
vous?  (Elle  s'assied.) 

GORSKI. 

Je  le  connais  depuis  longtemps.  N'allez-vous  pas  prendre  une  tasse  de  thé? 

MADAME    LIBANOF. 

Non,  le  thé  m'agite,  Gutraann  me  le  défend;  mais  je  ne  vous  retiens  pas,... 
allez,  allez,  Varvara  Ivanovna.  (varvara  ivanovna  sort.)  Et  vous,  Gorski,  vous  res- 
tez?... Quelle  délicieuse  matinée!...  Avez-vous  vu  le  capitaine? 

GORSKI. 

Non.  Il  doit  être,  selon  son  habitude,  à  se  promener  au  jardin,...  pour 
chercher  des  champignons. 

MADAME    LIBANOF. 

Imaginez -vous  quelle  partie  il  m'a  gagnée  hier?...  Mais  asseyez- vous 
donc...  Pourquoi  restez-vous  debout?  (Gorski  s-assied.)  J'avais  le  plus  beau  jeu, 
mes  combinaisons  étaient  parfaites;  mais  Varvara  Ivanovna  a  tout  gâté. 
Elle  joue  à  tort  et  à  travers,  avec  un  guignon  inconcevable.  Ce  scélérat,  lui, 
a  du  bonheur,  et,  les  maladresses  de  Varvara  Ivanovna  l'aidant,  je  me  suis 
trouvée  dans  une  fort  mauvaise  passe.  Que  voulez-vous?  Il  a  gagné,  c'est 
tout  simple  ;  mais  à  propos,  il  faut  que  j'envoie  en  ville.  (EUe  sonne.) 

GORSKI. 

Pour  quoi  faire? 


266  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

DN   MAÎfRE    d'hôtel. 

Madame  a  sonné? 

MADAME    LIBANOF. 

Envoie  Gabriel  en  ville  pour  qu'il  achète  de  la  craie  (1)...  Tu  sais,  des 
morceaux  de  craie  comme  je  les  aime. 

LE   MAÎTRE    d'hÔTEL. 

Oui,  madame. 

MADAME    LIBANOF. 

Dis-lui  d'en  prendre  suffisamment  et  de  choisir  les  plus  gros  morceaux... 
Où  en  est  la  fenaison? 

LE    MAÎTRE   D'HÔTEL. 

Madame,  on  fauche  encore. 

MADAAIE   LIBANOF. 

C'est  bien.  Où  est  Élie  Élitch? 

LE    MAÎTRE   d'hÔTEL. 

Madame,  il  se  promène  au  jardin. 

madame    LIBANOF. 

Au  jardin!...  Appelle-le. 

LE    MAÎTRE   D'HÔTEL. 

Oui,  madame. 

MADAME    LIBANOF. 

C'est  bien,  retire-toi. 

LE    MAÎTRE    D'HÔTEL. 

Oui,  madame,  (n  son.) 

MADAME    LIBANOF. 

Que  ferons-nous  aujourd'hui,  Eugène?  Vous  savez  que  je  m'en  rapporte 
complètement  à  vous.  Pensez  à  quelque  chose  de  gai...  Je  suis  en  train  au- 
jourd'hui. Dites,  est-ce  un  homme  agréable  que  ce  M.  Moukhine? 

GORSKI. 

Il  est  fort  bien. 
Il  n'est  pas  gênant? 
Oh!  nullement. 
Joue-t-il  au  boston? 
Certainement. 

MADAME    LIBANOF. 

Ah!  mais  c'est  très  bien...  Eugène,  donnez-moi  un  tabouret  sous  les  pieds. 
(Gorski  apporte  un  tabouret. )  Mercî...  Voici  le  Capitaine! 

TCHOUKHANOF.    (il  entre  par  le  jardin;  sa  casquette  est  pleine  de  champignonj.  ) 

Bonjour,  ma  chère  dame...  Votre  main,  je  vous  prie. 

(1)  En  Russie,  on  emploie  de  petits  morceaux  de  craie  pour  marquer  les  gains. 


MADAME    LIBANOF. 

GORSKI. 
MADAME   LIBANOF. 

GORSKI. 


SCENES    DE    LA    VIE    RUSSE.  267 

MADAME    LIBANOF,  lui  tendant  langoureusement  la  main. 

Bonjour,  scélérat! 

TCHOUKHANOF. 
Eugène   Andréitcll,    mes  plus    humbles...    (Corski    salue.  Tchoukhanof  le   regarde  on 

secouant  la  t(^te.)  Dieu  !  la  belle  prestance  !  Pourquoi  ne  pas  vous  faire  militaire, 
hein?...  Et  vous,  ma  chère  dame,  comment  vous  sentez-vous?...  J'ai  récolté 
pour  vous  des  champignons. 

MADAME    LIBAIVOF. 

Pourquoi  ne  pas  emporter  un  panier,  capitaine?  Comment  peut-on  mettre 
des  champignons  dans  une  casquette? 

TCHOUKHANOF. 

J'obéirai,  chère  dame ,  j'obéirai.  Pour  nous  autres  vieux  soldats,  cela  n'a 
pas  d'importance;  mais  pour  vous,  certainement...  J'obéirai.  Je  vais  tout  de 
suite  les  mettre  sur  une  assiette.  Et  votre  petite  fauvette,  Vera  Nicolaevna, 
est-elle  déjà  éveillée? 

MADAME    LIBANOF,    à  Gorski,  sans  répondre  au  capitaine. 

Ce  monsieur  Moukhine  est-il  riche? 

GORSKI. 

Il  a  deux  cents  âmes. 

MADAME    LIBANOF,   avec  indifférence. 

Ah!...  Ils  sont  bien  longtemps  à  déjeuner! 

TCHOUKHANOF. 

M'ordonnez-vous  d'aller  les  prendre  d'assaut?  Dites  une  parole,  je  triom- 
pherai en  un  clin  d'oeil...  Ce  n'est  pas  une  forteresse  pareille  qui  nous 
résistera,...  surtout  si  nous  avons  affaire  à  un  colonel  comme  Eugène 
Andréitch. 

GORSKI. 

Colonel!  A  propos  de  quoi,  Élie  Élitch?  De  grâce! 

TCHOUKHANOF. 

Le  rang  n'est  pour  rien,  je  parle  de  la  prestance,...  de  la  prestance. 

MADAME    LIBANOF. 

Mais  allez  donc!...  Allez  voir  s'ils  ont  fini  de  déjeuner! 

TCHOUKHANOF. 

J'obéis,  ma  chère  dame,  (ii  fait  quelques  pas  pour  sortir.)  Ah!  mais  les  voici. 

(Vera,  Moukhine,  mademoiselle  Bienaimé  et  Varvara  Ivanovna  viennent  de  la  salle  à  manger.)  McS 

respects... 

VERA,  en  passant. 

Bonjour,  (courant  à  sa  mère.)  Bonjour,  maman. 

MADAME  LIBANOF,  la  baisant  au  front. 

Bonjour,  petite...  monsieur  Moukhine,  soyez  le  bienvenu...  Je  suis  en- 
chantée que  vous  ne  nous  ayez  pas  oubliées. 

MOUKHINE. 

C'est  bien  de  la  bonté,  madame...  Je  ne  mérite  pas  un  tel  honneur. 

MADAME    LIBANOF. 

Vous  n'avez  pas  encore  vu  notre  jardin?  Il  est  grand.  Beaucoup  de  fleurs; 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

j'aime  tant  les  fleurs!  Du  reste,  chez  nous  chacun  est  libre  de  faire  ce  qui 
lui  plaît.  Liberté  entière. 

MOUKHINE. 

C'est  charmant! 

MADAME    LIBANOF. 

C'est  mon  principe...  Je  ne  puis  souffrir  Tégoïsme.  C'est  chose  assommante 
pour  les  autres  et  fatigante  pour  soi-même.  Demandez-leur  à  tous,  (varrara 
ivanovna  sourit  d'un  air  mielleux.)  Mais  pourquoi  n'allcz-vous  pas  VOUS  promenor? 

GORSKI. 

Oui,  allons  au  jardin. 

VER  A  ,  vivement. 

Non,  non;  à  cette  heure,  il  fait  trop  chaud. 

MADAME    LIBANOF. 

Comme  vous  voudrez,  (  a  jioukhine.  )  Nous  avons  un  billard...  Du  reste,  vous 
le  savez,  liberté  entière...  Quant  à  nous,  capitaine,  nous  allons  nous  mettre 
aux  cartes...  C'est  un  peu  tôt;  mais  puisque  Vera  dit  qu'on  ne  peut  pas  se 
promener... 

TCHOUKHANOF ,    qui  n'a  pas  du  tout  envie  de  jouer. 

Volontiers,  volontiers,  chère  dame...  Pourquoi  trop  tôt?  Il  faut  que  vous 
preniez  votre  revanche. 

MADAME    LIBANOF. 

Certainement,...  certainement...  (a  Moukhine.)  On  dit,...  monsieur  Mou- 
khine,...  que  vous  aimez  le  boston...  Ne  voudriez-vous  pas?...  M'i'=  Bienaimé 
ne  sait  pas  jouer,  et  voilà  longtemps  que  je  n'ai  fait  une  partie  à  quatre. 

MOUKHINE. 

Je...  certainement,...  avec  plaisir... 

MADAME    LIBANOF. 

Vous  êtes  fort  aimable;  mais  pas  de  cérémonie,  je  vous  prie. 

MOUKHINE. 

Nullement,  madame,...  je  suis  ravi... 

MADAME    LIBANOF. 

Eh  bien!  allons...  Nous  ferons  notre  partie  au  salon;...  la  table  est  déjà 
préparée...  Monsieur  Moukhine,  donnez-moi  votre  bras...  (Eiie  se  lève.)  Et  vous, 
Gorski,  organisez  quelque  chose  pour  la  journée,  entendez-vous?  Vera  vous 

aidera...   (EUe  se  dirige  vers  le  salon.) 

TCHOUKHANOF,  s'approchant  de  Varvara  Ivanovna. 

Permettez-moi  de  me  mettre  à  vos  ordres... 

VARVARA    IVANOVNA,  avec  dépit,   en  acceptant  son  bras. 
Encore  vous!   (Mademoiselle  Bienaimé  s'assied  à  gauche  et  prend  sa  broderie  d'un  air  affairé. 
Yera  se  met  au  piano.  Gorski  s'approche  d'elle  doucement.) 

GORSKI ,  aprf'S  un  moment  de  silènes. 

Que  jouez-vous  donc  là,  Vera  Nicolaevna? 

VERA,  sans  le  regarder. 

Une  sonate  de  Clementi. 


SCENES    DE    LA    VIE    RUSSE.  269 

GORSKI. 

Dieu  !  quelle  vieillerie  ! 

VERA. 

Oui,  c'est  très  vieux  et  très  ennuyeux. 

GORSKI. 

Pourquoi  donc  alors  Tavoir  choisie?  Et  quelle  fantaisie  de  vous  mettre  au 
piano?...  Auriez-vous  oublié  que  vous  m'aviez  promis  d'aller  au  jardin  avec 
moi? 

VERA. 

Je  fais  précisément  de  la  musique  pour  ne  pas  aller  me  promener  avec 
vous. 

GORSKI. 

Et  pourquoi  cette  rigueur  soudaine?  Par  quel  caprice?... 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 

Ce  n'est  pas  joli  ce  que  vous  jouez  là,  Vera... 

VERA,  haut. 

Je  le  crois  bien,  (a  Gorski.)  Écoutez,  Gorski,  je  n'ai  ni  l'habitude  ni  le  goût 
de  la  coquetterie  et  des  caprices,  je  suis  trop  fière  pour  cela.  Vous  savez 
parfaitement  que  je  ne  fais  pas  la  capricieuse  en  cet  instant;...  mais  je  vous 
en  veux... 

GORSKI. 


Pourquoi  cela? 
Vous  m'avez  offensée. 
Je  vous  ai  offensée,  moi! 


VERA. 
GORSKI. 


VERA,  déchiffrant  toujours  sa  sonate. 

Vous  auriez  pu  du  moins  mieux  choisir  votre  confident.  A  peine  suis-je 
entrée  dans  la  salle  à  manger  que  ce  monsieur,...  monsieur...  Comment  s'ap- 
pelle-t-il  donc?  M.  Moukhine  vient  me  dire  que  ma  rose  était  probablement 
arrivée  à  sa  destination...  Puis,  voyant  que  je  ne  répondais  pas  à  ses  ama- 
bilités, il  s'est  mis  tout  à  coup  à  faire  votre  éloge,  mais  d'une  façon  si  mal- 
adroite... Pourquoi  les  amis  sont-ils  donc  si  maladroits  dans  les  louanges 
qu'ils  se  donnent  l'un  à  l'autre?  Il  a  pris  en  général  des  airs  si  mystérieux, 
a  mis  tant  de  discrétion  dans  son  silence,  m'a  regardée  avec  tant  de  respect 
et  de  compassion...  Je  ne  puis  le  souffrir. 

GORSKI. 

Que  concluez-vous  de  tout  cela? 

VERA. 

J'en  conclus  que  M.  Moukhine...  a  l'honneur  de  recevoir  vos  confidences. 

(Elle  se  met  à  jouer  très  fort.) 

GORSKI. 

D'où  VOUS  est  venue  cette  idée?...  Et  que  puis-je  lui  avoir  dit? 

VERA. 

Le  sais-je?...  Que  vous  m'avez  fait  la  cour,  qne  vous  vous  êtes  moqué  de 
moi,  que  vous  êtes  en  train  de  me  tourner  la  têie,  que  je  vous  amuse.  (Ma- 


270  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

demoiselle  Bienaimé  est  prise  d'un  accès  de  toux  s."-che.)  Qu'avez-VOUS,  bonne  amie?  Pour- 

qiioi  toussez-vous? 

MADEMOISELLE    niENAIMÉ. 

Rien,  rien...  Je  ne  sais...  Cette  sonate  doit  être  bien  difficile. 

VERA,   à  demi-voix. 

Comme  elle  m'ennuie!...  (ACorski.)  Pourquoi  ne  dites-vous  rien? 

GORSKI. 

Je  me  demande  si  je  suis  coupable  envers  vous.  Je  le  confesse,  je  suis 
coupable  certainement  :  ma  langue  est  mon  ennemie  ;  mais  écoutez,  Vera 
Nicolaevna...  Vous  souvenez-vous  de  ce  poème  de  Lermontof  que  je  vous 
lisais  hier?  vous  souvenez -vous  de  ce  passage  où  le  poète  décrit  une  folle 
lutte  entre  l'amour  et  la  haine?...  (vera  u-re  doucement  les  yeui. )  Oh!  mais  je  ne 
pourrai  plus  continuer,  si  vous  me  regardez  ainsi... 

VERA,  haussant  les  épaules. 

Finissez  donc... 

GORSKI. 

Écoutez...  Je  vous  avoue  franchement  que  je  redoute,  que  j'ai  peur  de 
ni'assujettir  à  ce  charme  involontaire  que  je  ne  puis  cependant  nier...  Je 
m'efforce  de  m'y  soustraire  par  tous  les  moyens ,  par  des  discours,  par  des 
moqueries,  par  des  récits...  Je  bavarde  comme  une  vieille  fille... 

VERA. 

Et  pourquoi?  Qui  nous  empêche  de  rester  bons  amis?...  Vos  rapports  ne 
peuvent-ils  être  simples  et  naturels? 

GORSKI. 

Simples  et  naturels...  C'est  facile  à  dire...  (Avec  fermeté.)  Eh  bien!  oui;  je 
suis  coupable  envers  vous,  et  j'implore  votre  pardon.  J'ai  dissimulé  et  je 
dissimule  encore...  Mais  je  puis  vous  assurer,  Vera  Nicolaevna,  que,  quels 
que  soient  mes  rêves  et  mes  projets  en  votre  absence,  ces  intentions  se  dis- 
sipent comme  de  la  fumée  à  la  moindre  de  vos  paroles,  et  je  sens ,  —  vous 
allez  rire,  —  je  sens  que  je  suis  sous  votre  charme... 

VERA,  cessant  peu  à  peu  de  jouer. 

Vous  m'avez  dit  la  même  chose  hier  au  soir... 

GORSKI. 

C'est  qu'hier  je  ressentais  la  même  chose.  Je  renonce  décidément  à  ruser 
avec  vous. 

VERA. 

Ah!  vous  voyez  bien  que  j'avais  raison! 

GORSKI. 

Je  m'en  rapporte  complètement  à  vous.  Vous  devez  savoir  enfin  que  je  ne 
vous  ai  pas  trompée,  lorsque  je  vous  ai  dit... 

VERA,   l'interrompant. 

Que  je  vous  plaisais...  Il  ne  manquait  plus  que  cela! 

GORSKI,  avec  dépit. 

Vous  êtes  aujourd'hui  aussi  méfiante  qu'un  usurier  de  soixante-dix  ans. 


SCÈ^'ES    DE    LA    VIE    RUSSE.  271 

VERA. 

Voulez-vous  que  je  vous  joue  votre  mazurka  favorite? 

GORSKI. 

Ne  me  tourmentez  pas,  Vera...  Je  vous  jure. 

VERA,   gaiement. 

Eh  bien!  donnez-moi  la  main.  Je  vous  pardonne,  (a  mademoiselle  Bienaimé.)  Nous 
faisons  la  paix,  bonne  amie! 

MADEMOISELLE   BIENAIMP^,  avec  une  feinte  surprise. 

Ah!  est-ce  que  vous  vous  étiez  querellés? 

VERA. 

Oui,  un  peu!  (a  corski.)  Eh  bien!  voulez-vous  que  je  vous  joue  votre  ma- 
zurka ? 

GORSKI. 

Non.  Cette  mazurka  est  trop  mélancolique...  Il  s'en  échappe  comme  une 
douloureuse  aspiration  vers  les  régions  lointaines,  et  je  vous  assure  que  je 
me  trouve  bien  ici.  Jouez-moi  quelque  chose  de  gai,  de  lumineux,  de  vif,  qui 
se  reflète  et  reluise  au  soleil  comme  un  poisson  dans  Teau...  (veia  se  met  à  jouer 
une  valse  brillante.)  Mou  Dlcu,  quo  VOUS  êtes  Charmante  !  Vous  ressemblez  vous- 
même  à  un  joli  petit  poisson  dans  un  ruisseau  limpide. 

VERA,   après  un  moment  de  silence. 

Dites-moi,  Gorski,  pourquoi  donc  M.  Stanitzine  n'achève-t-il  jamais  ses 
pensées? 

GORSKI. 

Probablement  parce  qu'il  en  a  trop. 

VERA. 

Que  vous  êtes  méchant!  Il  n'est  pas  sot.  C'est  un  homme  excellent.  Je 
l'aime  beaucoup. 

GORSKI. 

C'est  un  homme  admirable  et  solide! 

VERA. 

Oui;...  mais  pourquoi  a-t-il  toujours  l'air  si  gêné  dans  ses  habits?...  Vous 
ne  répondez  pas?...  A  quoi  pensez-vous? 

GORSKI. 

Je  rêvais,...  je  me  figurais  une  petite  chambre,  non  pas  dans  nos  pays 
glacés,  mais  quelque  part  au  midi,  dans  une  belle  contrée  lointaine. 

VERA. 

Tous  disiez  tout  à  l'heure  que  vous  ne  vouliez  pas  aller  au  loin... 

GORSKI. 

Je  ne  veux  pas  y  aller  seul...  Nul  être  humain  autour  de  nous,  les  mots 
d'une  langue  étrangère  résonnent  de  temps  à  autre  dans  la  rue,  la  fenêtre 
grande  ouverte  laisse  pénétrer  une  brise  fraîche  qui  vient  de  la  mer...  Les 
rideaux  blancs  s'enflent  comme  une  voile,...  la  porte  donne  sur  un  jardin, 
et  à  l'entrée,  sous  l'ombre  transparente  du  lierre... 

VERA,  avec  émotion. 

Ah!  mais  vous  êtes  poète!... 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

GORSKI. 

Que  Dieu  m'en  préserve!  Je  ne  fais  que  me  souvenir. 

VERA. 

Vous  vous  souvenez? 

GORSKI. 

De  la  nature,...  oui;  le  reste,...  tout  le  reste,...  vous  ne  m'avez  pas  laissé 
achever,...  n'est  qu'un  rêve. 

VERA. 

Les  rêves  ne  s'accomplissent  pas...  dans  le  monde  de  la  réalité. 

GORSKI. 

Qui  vous  l'a  dit?  Est-ce  M""'  Bienaimé?  Laissez,  pour  l'amour  de  Dieu, 
toutes  ces  sentences  de  la  sagesse  mondaine  aux  vieilles  filles  de  quarante- 
cinq  ans  et  aux  adolescens  lymphatiques.  La  réalité!...  Mais  où  est  l'imagi- 
nation la  plus  ardente,  la  plus  créatrice,  qui  puisse  égaler  la  réalité!...  Il  y 
a  tel  coquillage  des  mers  qui  est  cent  mille  fois  plus  fantastique  que  tous 
les  contes  d'Hoffmann!  Quelle  est  la  production  du  génie  poétique  que  l'on 
puisse  comparer...  à  ce  chêne  que  voilà  dans  votre  jardin? 

VERA. 

Je  suis  disposée  à  vous  croire,  Gorski! 

GORSKI. 

Croyez-moi,  le  bonheur  le  plus  infini  qui  prenne  naissance  dans  l'imagi- 
nation capricieuse  de  l'homme  oisif  ne  peut  se  comparer  à  cette  béatitude 
qui  lui  est  réellement  accessible,...  s'il  conserve  seulement  la  santé,  si  le 
sort  ne  lui  tient  pas  rigueur,  si  ses  biens  ne  sont  pas  vendus  à  l'encan ,  et 
si  enfin  il  sait  bien  lui-même  ce  qu'il  veut. 

VERA. 

Rien  que  cela! 

GORSKI. 

Mais  nous,...  mais  moi,  je  suis  jeune,  mes  biens  ne  sont  pas  engagés... 

VERA. 

Mais  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  voulez!... 

GORSKI,  gravement. 

Je  le  sais. 

VERA,  le  regardant. 

Eh  bien!  si  vous  le  savez,  dites-le. 

GORSKI. 

Volontiers,  je  veux  que  vous...  (un  domestique  annonce  M.  Vladimir  Petrovitoh  St..- 
nitzine.) 

VERA,  .se  levant  vivement. 

Je  ne  puis  le  voir  en  ce  moment....  Gorski,  il  me  semble  que  je  vous  ai 
enfin  compris...  Recevez-le  à  ma  place,...  à  ma  place,  entendez-vous,... 

puisque  tout  est  décidé...  (Elle  entre  dans  le  salon.) 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 
Eh  bien!  elle  s'en  va?  Quelle  petite  folle!   (Elle  se  lève  et  rentre  également  dans  le 

salon.) 


SCÈNES    DE    LA    TIE    RUSSE.  273 

GORSKI,   seul. 

Où  donc  en  suis-je?  Suis-je  marié?...  «  Il  me  semble  que  je  vous  ai  enfin 
compris...  »  Voilà  où  elle  veut  en  venir...  «  Puisque  tout  est  décidé!  »  Mais 
dans  ce  moment  je  ne  puis  la  souffrir!  Ah!  fanfaron  que  je  suis!  je  me  suis 
tant  vanté  devant  Moukhine,  et  voilà  qu'à  cette  heure...  A  quelle  élucubra- 
tion  poétique  me  suis-je  donc  livré!  II  ne  manquait  plus  que  la  phrase  sa- 
cramentelle :  «  Parlez  à  maman!...  »  Fi!...  Quelle  sotte  position!  Il  faut 
pourtant  en  sortir  d'une  façon  quelconque.  Stanitzine  arrive  fort  à  propos. 
0  destinée!  destinée!  dis-moi,  de  grâce,  si  tu  te  moques  de  moi,  ou  si  tu 

viens  à  mon  secours?  (Entre  stanitzine.  n  est  élégamment  vêtu.  De  la  main  droite  il  tient  son 
chapeau,  de  la  gauche  un  sac  de  papier.  Son  visage  est  agité.  A  la  vue  de  Gorski,  il  s'arrête  tout  court 
et  rougit  subitement.   Gorski   s'élance   à  sa  rencontre  et  lui  tend  les  bras.)    BOUJOUr,   Vladimir 

Petrovitch,  que  je  suis  content  de  vous  voir!... 

STANITZINE. 

Et  moi...  aussi...  Comment  cela  va-t-il?...  Y  a-t-il  longtemps  que  vous 
êtes  ici? 

GORSKI. 

Depuis  hier,  Yladimir  Petrovitch. 

STANITZINE. 

Tout  le  monde  va  bien? 

GORSKI. 

Tout  le  monde,  sans  exception,  Vladimir  Petrovitch,  à  partir  d'Anna  Vas- 
silevna  jusqu'au  petit  chien  que  vous  avez  donné  à  Vera  Nicolaevna...  Et 
vous-même,  comment  allez-vous? 

STANITZINE. 

Moi...  Dieu  merci...  Où  est-elle? 

GORSKI. 

Au  salon...  on  y  joue  un  boston. 

STANITZINE. 

De  si  bonne  heure...  Et  vous? 

GORSKI. 

Je  suis  ici,  comme  vous  le  voyez.  Qu'apportez-vous  là?  Une  offrande  sans 
doute  ? 

STANITZINE. 

Oui.  Vera  Nicolaevna  demandait  l'autre  jour  ..  J'ai  fait  venir  ces  bonbons 
de  Moscou. 

GORSKI. 

De  Moscou? 

STANITZINE. 

Oui,  ils  y  sont  meilleurs;  mais  où  est  Vera  Nicolaevna?  (ii  pose  son  chapeau  et 

ses  bonbons  sur  une  table.) 

GORSKI. 

Il  me  semble  qu'elle  est  au  salon...  Elle  regarde  jouer  au  boston. 

STANITZINE  ,  jetant  un  regard  furtif  dans  le  salon. 

Quel  est  ce  nouveau  visage? 

TOME  XXXIV.  18 


27A  REVUE    DES    DEUX    MOXDES. 

GORSKI. 

Ne  le  reconnaissez-vous  pas?  C'est  Moukhine. 

STANITZINE. 

Ah!  oui... 

GORSKI. 

N'entrez-vous  pas  au  salon?  Vous  paraissez  agité,  Vladimir  Petrovitch? 

STANITZINE. 

Non,  ce  n'est  rien;...  la  route,  vous  savez,  la  poussière,...  ma  tête  aussi... 

(in  éclat  de  rire  général  s'élève  au  salon...  Tout  le  monde  crie  ;  Quatre  remises!  quatre  remise»!  lia 
Toiï  de  Vera  :  Je  vous  félicite,  monsieur  Moukhine  !  ) 

GORSKI. 

Pourquoi  donc  n'entrez-vous  pas?... 

STANITZINE. 

A  parler  franchement,  Gorski,...  je  voudrais  dire  quelques  mots  à  Vera 
Nicolaevna. 

GORSKI. 

En  tête  à  tête? 

STANITZINE,  avec  hésitation. 

Oui,  deux  mots  seulement.  J'aurais  voulu...  maintenant...  dans  le  courant 

de  la  journée...  Vous  savez  vous-même...  (Il  se  dirige  timidement  vers  la  porte,  lorsque 
tout  à  coup  retentit  la  voix  d'Anna  Vassilevna  disant  :  C'est  vous,  Vladimir?  Bonjour!  Entrez  donc!  "• 
Il  sort.) 

GORSKI,   seul. 

Je  suis  mécontent  de  moi.  L'ennui  et  l'irritation  me  gagnent.  Mon  Dieu!  que 
se  passe-t-il  donc  en  moi?  Pourquoi  ai-je  ressenti  tout  à  coup  une  joie  si 
amère?  Pourquoi,  pareil  à  un  écolier,  suis-je  disposé  à  taquiner  tous  ceux 
qui  m'entourent,  et  moi-même  avec  les  autres?  Si  je  ne  suis  pas  amoureux, 
qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Me  marier?  Non,  quoi  qu'on  en  dise,  je  ne  me 
marierai  point,  surtout  pas  de  cette  façon,  comme  sous  la  menace  du  cou- 
teau! Je  ne  me  laisserai  pas  mettre  au  pied  du  mur.  Soit.  Ne  puis-je  alors 
faire  le  sacrifice  de  ma  vanité?  Eh  bien!  elle  triomphera.  —  Que  Dieu  la 

bénisse!    (Il  s'approche  du   billard  et    fait    rouler  les  billes.)    PcUt-êtrC    CCla    Vaudrait-il 

mieux  pour  moi  qu'elle  épousât...  Mais  non,  c'est  absurde!...  Je  ne  pour- 
rais plus  la  voir  alors,  pas  plus  que  je  ne  vois  mes  oreilles...  (u  continue, 
faire  rouler  les  billes.)  Consultous  Ic  sort...  Si  jc  carambolc !...  Fi  donc!  quel  en- 
fantillage, mon  Dieu!    (ll  jette  la  queue,  s'approche  de  la  table  et  prend  un  livre.)  Qu'CSt-Ce 

que  cela?  Un  roman  russe!...  Ah!  voyons  ce  que  dit  le  roman  russe,  (ii  ourr» 
le  livre  au  hasard,  et  lit:)  «  Le  croirait-ou?  Cinq  années  à  peine  se  sont  écoulées 
depuis  le  mariage,  et  voilà  déjcà  la  vive  et  ravissante  Marie  transformée  en 
une  Marie  Bogdanovna  replète  et  tracassière.  Que  sont  devenues  ces  aspi- 
rations, ces  rêveries?...  »  G  messieurs  les  auteurs,  c'est  là  ce  dont  vous 
vous  aOligez!...  Est-il  étonnant  que  l'homme  vieillisse,  s'alourdisse  et  s'abê- 
tisse? Mais  voici  ce  qui  est  plus  accablant  :  «  Les  aspirations  et  les  rêveries 
restent  les  mêmes,  les  yeux  ne  perdent  pas  leur  éclat,  les  joues  conservent 
encore  leur  frais  duvet,  et  le  mari  ne  sait  déjà  plus  où  donner  de  la  tête.  » 
Eh  quoi  !  un  honnête  homme  ne  se  sent-il  pas  pris  de  la  fièvre  même  avant 


SCÈNES    DE    LA    TIE    RUSSE.  575 

le  mariage?...  Les  voici,  ils  viennent...  Eh  bien!  cédons-leur  la  place,  (u  entre 

dans  le  jardin.  Au  moment  où  Gorski   sort  précipitamment,  Vera  et  Stanitzine  entrent  par  le  salon.) 

VER  A,  à  Stanitzine. 

Qu'est  ceci?  On  dii'ait  que  Gorski  s'enfuit  au  jardin. 

STANITZINE. 

Oui,  mademoiselle...  Je...  je  confesse...  lui  avoir  dit  que  je...  désirais  vous 
parler  seul...  Deux  mots  seulement. 

VERA. 

Ah!  vous  lui  avez  dit...  Qu'a-t-il  répondu? 

STANITZINE. 

Lui?  Rien,  mademoiselle. 

VERA. 

Mais  que  de  précautions!...  Vous  m'etîrayezi...  Je  n'ai  déjà  pas  trop  bien 
compris  votre  lettre  d'hier. 

STANITZINE. 

Voici,  Vera  Mcolaevna...  Pardonnez  à  ma  hardiesse,  je  vous  en  supplie... 

Je  sais...  que  je  ne  suis  pas  digne.   (Vera  s"approche  lentement  de  la  fenêtre.  Il  la  s;iit.  j 

Voici  ce  dont  il  s'agit...  Je...  je  me  suis  décidé  à  demander  votre  main...  Je 
sais  fort  bien,  mon  Dieu,  que  je  ne  suis  pas  digne  de  vous...  De  ma  part, 
c'est  certainement...  Mais  vous  me  connaissez  depuis  longtemps...  Si  mon 
dévouement  aveugle,...  l'accomplissement  du  moindre  de  vos  désirs,...  si 
tout  cela...  Pardonnez  à  ma  témérité,  je  vous  en  prie...  Je  ressens...  (u  reste 

muet.  Vera  lui  tend  silencieusement  la  main.)  Serait-il  pOSSiblC?...  SCrait-il    pOSSiblC?... 

Vraiment  pourrais-je  espérer? 

VERA. 

Vous  ne  m'avez  pas  comprise,  Vladimir  Petrovitch. 

STANITZINE. 

En  ce  cas,...  assurément...  Pardonnez-moi...  Mais  permettez-moi  de  vous 
adresser  une  prière,  Vera  Nicolaevna  :...  ne  me  privez  pas  du  bonheur  de 
vous  voir  quelquefois...  Je  vous  assure  que  je  n'en  abuserai  pas...  Si  même 
un  autre,...  un  élu  de  votre  choix!...  Je  vous  assure  que  je  serai  toujours 
heureux  de  ce  qui  vous  rendra  heureuse.  Je  me  reconnais  indi r-r.o  certai- 
nement... Vous  avez  sans  doute  raison. 

VERA. 

Donnez-moi  le  temps  de  réfléchir,  Vladimir  Petrovitch. 

STANITZINE. 

Comment? 

VERA. 

Oui,  laissez-moi  un  instant...  Je  vous  reverrai,...  nous  en  causerons. 

STANITZINE. 

Quelle  que  soit  votre  décision,  vous  savez  que  je  m'y  soumettrai  sans  mur- 
mure,  (u  s'incline  et  rentre  au  salon.) 

VERA,  appelant  à  la  porte  du  jardin. 

Gorski!  Gorski! 

GORSKI. 

Vous  m'avez  appelé  ? 


276  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

VERA. 

Saviez-vous  que  Stanitzine  voulait  me  parler  à  moi  seule? 

GORSKI. 


Oui,  il  me  Ta  dit. 

Et  saviez-vous  pourquoi? 

Avec  certitude ,  nou. 

Il  me  demande  en  mariage. 

Que  lui  avez-vous  répondu? 

Moi,  rien. 

Vous  n'avez  pas  refusé? 

Je  Tai  prié  d'attendre. 

Quelle  est  votre  intention? 


VERA. 

GORSKI. 

VERA. 

GORSKI. 

VERA. 
GORSKI. 

VERA. 
GORSKI. 


VERA. 

Comment,  Gorski?  Qu'avez-vous  donc?  Pourquoi  me  regardez-vous  si  froi- 
dement? Pourquoi  cet  air  distrait?  Quel  sourire  erre  donc  sur  vos  lèvres? 
Vous  savez  que  je  compte  sur  vous  pour  me  donner  un  conseil,  que  je  vous 
tends  la  main... 

GORSKI. 

Je  vous  demande  pardon,  Vera  Nicolaevna...  Il  me  prend  parfois  je  ne 
sais  quels  accès...  Je  me  suis  promené  au  soleil  sans  chapeau...  Ne  riez  pas... 
Mon  trouble  peut  réellement  venir  de  là...  Ainsi  donc  Stanitzine  vous  de- 
mande en  mariage,  et  vous  me  demandez  un  conseil!...  Et  moi  je  vous  de- 
manderai quelle  est  votre  opinion  sur  la  vie  de  famille  en  général. 

VERA. 

Gorski,  je  ne  vous  comprends  pas.  Il  y  a  un  quart  d'heure  à  peine,  ici,  à 
cette  place  (  lui  montrant  le  piano),  VOUS  en  souvcnez-vous?  est-ce  ainsi  que  vous 
m'avez  parlé?  est-ce  ainsi  que  vous  m'avez  quittée?  Qu'avez-vous  donc? 
Vous  moquez-vous  de  moi?  Vous  aurais-je  donné  ce  droit  par  hasard? 

GORSKI,   avec  amertume. 

Je  VOUS  assure  que  je  ne  songe  pas  à  me  moquer. 

VERA. 

Comment  s'expliquer  ce  changement  soudain?  Pourquoi  ne  puis -je  vous 
comprendre?  Dites-le,  dites-le  vous-même,  n'ai-je  pas  toujours  eu  vis-à- 
vis  de  vous  la  franchise  d'une  sœur? 

GORSKI. 

Vera  Nicolaevna!  Je... 

VERA. 

Ou  bien  serait-il  possible,...  voyez  ce  que  vous  me  forcez  à  dire,...  serait- 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  277 

il  possible  que  Stanitzine  vous  inspirât...  Comment  dire?  De  la  jalousie  peut- 
être? 

GORSKI. 

Et  pourquoi  pas? 

VERA. 

Oh!.,.  Vous  savez  fort  bien...  Mais  au  fait  sais-je  ce  que  vous  pensez  de 
moi?...  ce  que  vous  ressentez  véritablement  vous-même?... 

GORSKI. 

Vera  Nicolaevna,  il  vaudrait  mieux  vraiment  nous  séparer  pour  quelque 
temps... 

VERA. 

Que  voulez-vous  dire? 

GORSKI. 

Nos  rapports  sont  si  étranges...  Nous  sommes  destinés  à  ne  pas  nous  com- 
prendre, à  nous  tourmenter  l'un  l'autre... 

VERA. 

A  ne  pas  nous  comprendre  !...  A  qui  la  faute?  Ne  vous  ai-je  pas  toujours  re- 
gardé en  face?  Ai-je  montré  du  goût  pour  les  querelles?  N'ai-je  pas  toujours 
dit  ma  pensée?  Ai-je  été  méfiante?  Gorski,  s'il  faut  nous  quitter,  séparons- 
nous  du  moins  en  bons  amis. 

GORSKI. 

Et  une  fois  séparés,  vous  ne  songerez  plus  à  moi? 

VERA. 

Gorski,  vous  semblez  désirer  que  je...  Vous  voulez  un  aveu  vraiment! 
Je  n'ai  l'habitude  ni  de  mentir,  ni  d'exagérer.  Eh  bien!  je  suis  attirée  vers 
vous  malgré  vos  singularités;  mais...  voilà  tout.  Ce  sentiment  affectueux 
peut  se  développer;  il  peut  aussi  en  rester  là  :  cela  dépend  de  vous...  Voilà 
ce  qui  se  passe  en  moi...  Mais  vous,  vous,  dites  enfin  ce  que  vous  voulez, 
ce  que  vous  pensez!... 

GORSKI. 

Écoutez-moi,  Vera  Nicolaevna.  Dieu  vous  a  heureusement  douée.  Dès  votre 
enfance,  vous  avez  vécu  et  respiré  librement...  La  vérité  est  à  votre  âme  ce 
que  la  lumière  est  aux  yeux  et  l'air  aux  poumons...  Vous  regardez  hardi- 
ment autour  de  vous,  vous  marchez  hardiment  en  avant,  quoique  vous  ne 
connaissiez  pas  la  vie,  car  la  vie  n'a  et  n'aura  pas  d'obstacles  pour  vous; 
mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  n'exigez  pas  cette  même  hardiesse  d'un  homme 
assombri  et  embarrassé  comme  moi,  d'un  homme  bien  coupable  envers  lui- 
même,  qui  a  péché  et  qui  pèche  sans  cesse...  Ne  m'arrachez  pas  cette  der- 
nière et  décisive  parole  que  je  ne  prononce  pas  hautement  en  face  de  vous 
peut-être,  parce  que  je  me  suis  dit  mille  fois  cette  parole  à  moi-même... 
Je  vous  le  répète  :  soyez  indulgente  pour  moi,  ou  repoussez-moi  complète- 
ment... Attendez  encore  un  peu... 

VERA. 

Gorski!  dois-je  vous  croire?  Dites-le-moi,  —  j'aurai  foi  en  vous,  —  dois-je 
vous  croire  enfin? 

GORSKI,  avec  un  mouvement  involontaire. 

Dieu  le  sait! 


278  P.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VERA,  aprts  un  instant  île  silence. 

Réfléchissez  et  donnez-moi  une  autre  réponse. 

GORSKI. 

Je  réponds  toujours  mieux  lorsque  je  ne  réflécliis  pas. 

VERA. 

Vous  êtes  aussi  capricieux  qu'une  petite  fille. 

GORSKI. 

Et  vous  êtes  terriblement  clairvoyante...  Mais  vous  m'excuserez...  11  me 
semble  avoir  dit  :  Attendez.  Cette  malheureuse  expression  s'est  échappée 
de  mes  lèvres. 

VERA,  avec  une  rougeur  subite. 

Ah!  vraiment?  Merci  de  votre  franchise,  (corski  veut  répondre,  mais  la  porte  du  sa- 
lon s'ouvre,  et  tous  entrent,  excepté  mademoiselle  Bienaimé.  Anna  Vassilevna  paraît  joyeuse  :  elle  donne 
le  bras  à  Moukhine.  ) 

MADAME    LIBANOF. 

Le  croiriez-vous,  Eugène?  nous  avons  entièrement  ruiné  M.  Moukhine... 
Oui,  vraiment.  Mais  quel  joueur  passionné! 

GORSKI. 

Ah  !  je  ne  le  savais  pas  si  épris  du  jeu. 

MADAME    LIBANOF,  s'asseyant. 

On  pourrait  se  promener  à  présent. 

MOUKHINE,  avec  un  dépit  contenu  en  s'approchant  de  la  fenêtre. 

Pas  trop.  Il  commence  à  pleuvoir. 

VARVARA    IVANOVNA. 
Le  baromètre  a  beaucoup  baissé  aujourd'hui...   (EUe  s'assied  un  peu  en  arrière  do 
madame  Libanof.) 

MADAME    LIBANOF. 

Réellement!  Gomme  c'est  contrariant!  Eh  bien!  il  faut  organiser  quelque 
chose...  Eugène  et  vous,  Vladimir,  c'est  votre  affaire. 

TGHOUKHANOF. 

Quelqu'un  veut-il  se  mesurer  avec  moi  au  billard?  (personne  ne  répond.)  Ou 
bien  quelqu'un  voudrait-il  prendre  un  petit  verre  d'eau-de-vie?  (\ouveau 
silence.)  S'il  en  est  ainsi,  j'irai  seul  et  je  boirai  à  la  santé  de  toute  l'hono- 
rable société.   (Il  sort.) 

MADAME    LIBANOF. 

Que  faites-vous  donc,  messieurs?  Allons,  Gorski,  imaginez  quelque  chose. 

GORSKI. 

Dois-je  vous  lire  l'introduction  de  l'histoire  naturelle  de  M.  de  BufTon? 

MADAME    LIBANOF. 

Quelle  plaisanterie! 

GOSRKI. 

Résignons-nous  alors  aux  petits  jeux  innocens. 

MADAME    LIBANOF. 

Comme  vous  voudrez...  Du  reste  ce  n'est  pas  ma  cause  que  je  plaide.  Mon 
intendant  doit  m'attendre  au  bureau...  Y  est-il  déjà,  Varvara  Ivanovna? 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  ^'/O 

VARVARA   IVANOVNA. 

Probablement.  Il  doit  y  être. 

MADAME    LIBANOF. 

Allez  donc  voir,  cher  cœur,  {varvara  iranoTna  son.)  Vera,  mon  enfant,  viens 
un  peu  auprès  de  moi...  Pourquoi  es-tu  si  pâle  aujourd'hui?  Te  portes-tu 
bien? 

VERA. 

Oui,  maman. 

MADAME    LIBAHOF. 

Tant  mieux  alors,  (a  stanitzine.)  Ah!  Vladimir,  n'oubliez  pas  de  me  rappe- 
ler... J'ai  une  commission  à  vous  donner  pour  la  ville,  (a  vera.)  Il  est  si  com- 
plaisant! 

VERA. 

Il  est  mieux  que  cela,   maman,  il  est  bon.  (Stanitzine  sourit  d-un  air  de  triomphe.) 

VARVARA    IVANOVNA,  entrant. 

Anna  Vassilevna,  Fédote  est  arrivé. 

MADAME    LIBANOF,  se  leTant. 

Très  bien.  Et  le  staroste  (1)  y  est-il? 

VARVARA   IVANOVNA. 

Le  staroste  y  est  aussi. 

MADAME    LIBANOF. 

Eh  bien!  adieu,  mes  enfans...  Eugène,  je  vous  les  confie...  Amusez-vous... 
Voilà  M'i"  Bienaimé  qui  vient  à  votre  secours.  Venez,  Varvara  Ivanovna. 

(Elles  sortent.  Il  s'établit  un  assez  long  silence.) 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ,  d'un«  voix  sèche. 

Eh  bien!  que  ferons-nous? 

MOUKHINE. 

Oui,  qu'allons-nous  faire? 

STANITZINE. 

Voilà,  la  question. 

GORSKI. 

Hamlet  a  dit  cela  avant  toi,  Vladimir  Petrovitch...  (s-animant  tout  à  coup.) 
Voyons  d'ailleurs,  voyons...  Regardez  comme  il  pleut...  Que  faisons-nous 
donc  à  rester  ainsi  les  bras  croisés? 

STANITZINE. 

Je  suis  prêt...  Et  vous,  Vera  Nicolaevna? 

VERA,  qui  est  restée  presque  immobile  pendant  tout  ce  temps. 

Moi  aussi,...  je  suis  prête. 

STANITZINE. 

Voilà  qui  est  bien. 

GORSKI. 

Voici  ce  que  je  vous  propose  :  asseyons-nous  autour  de  la  table... 

MADEMOISELLS   BIENAIMÉ. 

Oh!  ce  sera  charmant! 

(1)  Le  doyen  des  paysans,  espèce  de  régisseur. 


280 


REVUE    DES    DEUX    MOKDES. 


GORSKI. 

N'est-ce  pas?  Nous  allons  écrire  tons  nos  noms  sur  des  morceaux  de  pa- 
pier, et  celui  que  le  sort  désignera  le  premier  nous  dira  quelque  conte  in- 
vraisemblable et  fantastique  qu'il  tirera  de  sa  propre  vie,  de  celle  des  au- 
tres, de  ce  qu'il  voudra  enfin...  Liberté  enlière,  comme  dit  Anna  Vassilevna. 

MOUKHINE. 

Mais  encore  quelle  sorte  de  conte? 

GORSKI. 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira...  Cela  vous  convient-il,  Vera  Nicolaevna? 

VER  A. 
Pourquoi  pas?   (Tout  le  momie  s'assied.  Gorski  éprit  les  noms  sur  de  petits  morceaux  de  p.-ipier 
qu'il  plie.) 

MOUKHINE,  à  Vera. 

Vous  êtes  pensive  aujourd'hui,  Vera  Nicolaevna. 

VERA. 

Comment  savez-vous  que  je  ne  suis  pas  toujours  ainsi?  Vous  me  voyez 
pour  la  première  fois. 

MOUKHINE,    souriant. 

Oh!  non;  comment  serait-il  possible  que  vous  fussiez  toujours  ainsi? 

VERA,    avec  un  léger  dépit. 

Vraiment?  (a  stanitzine. )  Vos  bonbons  sont  excellens,  Vladimir. 

STANITZINE. 

Je  suis  bien  heureux!...  Je  me  mets  à  vos  ordres. 

GORSKI,    remuant   les   billets. 

C'est  prêt.  Maintenant  qui  tirera...  Mademoiselle  Bienaimé,  voulez-vous? 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 
Mais  très  volontiers.    (Elle  prend  un  billet  avec  affectation  et  lit.)  M.   Stauitzine. 
GORSKI,    à  Stanitzine. 

Eh  bien!  racontez-nous  quelque  chose,  Vladimir  Petrovitch. 

STANITZINE. 

Mais  que  voulez-vous  que  je  vous  raconte? 

GORSKI. 

Ce  qu'il  vous  plaira.  Vous  pouvez  dire  tout  ce  qui  vous  viendra  en  tête. 

STANITZINE. 

Mais  s'il  ne  me  vient  rien  en  tête? 

GORSKI. 

Ah  !  c'est  désagréable,  assurément. 

VERA. 

Je  suis  de  l'avis  de  Stanitzine...  Comment  peut-on,  là,  subitement?... 

MOUKHINE,    vivement. 

Je  pense  comme  vous. 

STANITZINE. 

Voyons,  donnez -nous  l'exemple,  Eugène  Andréitch;  commencez  vous- 
même. 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RISSE.  :281 

VERA. 

Oui,  commencez. 

MOUKHINE. 

Commence,  commence. 

MADEMOISELLE  BIENAIMÉ. 

Oui,  commencez,  monsieur  Gorski. 

GORSKI. 

Vous  le  voulez  absolument!...  Volontiers...  Je  commence,  (n  tousse.   Hum! 
hum!... 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 

Hé  !  hé  !  nous  allons  rire. 

CORSKI. 

Ne  riez  pas  d'avance!...  Or  donc  écoutez.  Un  certain  baron... 


Avait  une  fantaisie  (i). 
Non,  avait  une  fille. 


MOUKHIiS'E,    interrompant. 
GORSKI. 


MOLKHINE. 

!5on,  c'est  à  peu  près  la  même  chose. 

GORSKI. 

Dieu!  que  tu  es  spirituel  aujourd'hui!  Or  donc  un  certain  baron  avait  une 
fille  unique  :  elle  était  très  jolie,  son  père  l'aimait  beaucoup,  elle  aimait 
beaucoup  son  père,  tout  était  pour  le  mieux.  — Mais  un  beau  jour  la  jeune 
baronne  se  persuada  soudain  qu'au  fond  la  vie  était  chose  fort  déplaisante. 
La  voilà  qui  commence  à  s'ennuyer,  elle  pleure  et  se  met  au  lit...  La  camé- 
riste  court  aussitôt  prévenir  le  père.  Le  père  arrive,  regarde,  hoche  la 
tête;  il  se  retire  à  pas  mesurés,  sonne  son  secrétaire  et  lui  dicte  trois  let- 
tres pour  trois  jeunes  seigneurs  d'ancienne  souche  et  de  tournure  agréable. 
Le  lendemain,  nos  trois  jeunes  seigneurs  viennent  slncliner  à  tour  de  rôle 
devant  le  baron.  La  jeune  baronne  se  reprend  à  sourire  comme  auparavant, 
—  plus  gracieusement  encore  qu'auparavant,  —  et  examine  avec  attention 
les  trois  prétendus,  car  le  baron  était  un  diplomate,  et  les  jeunes  gens 
étaient  des  prétendus. 

MOUKHINE. 

(>omme  tu  entres  dans  les  détails! 

GORSKI. 

Quel  mal  y  vois-tu,  mon  cher  ami? 

MADEMOISELLE  BIENAIMÉ. 

.Mais  oui,  laissez-le  faire. 

VERA,    regardant  attentivement  Gorski. 

Continuez. 

GORSKI. 

La  jeune  baronne  a  donc  trois  prétendans.  Lequel  choisir?  C'est  le  cœur 
qui  répund  le  mieux  à  cette  question...  Mais  quand  le  cœur  balance?...  La 

1)  Allusion  à  un  proverbe  russe  :  <'  Chaque  baron  a  sa  fantaisie.  » 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jeune  baronne  était  spirituelle  et  fine...  Elle  résolut  de  mettre  les  trois  pré- 
tendans  à  l'épreuve...  Un  jour  qu'elle  était  restée  seule  avec  l'un  d'eux,  un 
blondin,  elle  se  tourne  subitement  vers  lui  et  lui  pose  cette  question  :  «  Que 
seriez-vous  disposé  à  faire,  dites-moi,  pour  me  prouver  votre  amour?  »  Le 
blondin,  homme  d'un  naturel  très  froid,  mais  d'autant  plus  porté  à  l'exagé- 
ration ,  lui  répond  avec  feu  :  «  Ordonnez,  et  vous  me  trouverez  prêt  à  me 
précipiter  de  la  plus  haute  tour  du  monde  !  »  La  jeune  baronne  sourit  d'un 
air  affable.  Le  lendemain,  elle  adresse  la  même  question  au  second  de  ses 
adorateurs  (celui-ci  était  brun),  et  lui  communique  d'avance  la  réponse  du 
blondin.  Le  brun  réplique  par  les  mêmes  paroles  exactement,  et  y  met,  s'il 
est  possible,  encore  plus  d'ardeur  que  le  premier.  La  jeune  baronne  s'a- 
dresse alors  au  troisième,  un  châtain  clair.  Le  châtain  clair  se  tait  un  in- 
stant par  bienséance,  déclare  qu'il  consentira  de  grand  cœur  à  tenter  autre 
chose,  mais  refuse  positivement  de  se  précipiter  du  haut  de  la  tour,  par  la 
raison  toute  simple  que,  s'il  se  fend  la  tête,  il  lui  sera  difficile  d'offrir  son 
cœur  et  sa  main  à  qui  de  droit.  Cette  réponse  du  châtain  clair  excita  le 
courroux  de  la  jeune  baronne;  mais  comme  elle  le  préférait...  peut-être 
aux  deux  autres,  elle  essaya  de  le  faire  changer  d'avis:  «Promettez  du 
moins,  dit-elle,  je  n'exigerai  pas  l'épreuve...  »  Mais  en  homme  conscien- 
cieux il  ne  voulut  rien  promettre... 

VERA. 

Vous  n'êtes  pas  en  train  aujourd'hui,  monsieur  Gorski! 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 

Non,  il  n'est  pas  en  veine,  c'est  vrai.  Mauvais,  mauvais! 

STANITZINE. 

Un  autre  conte,  un  autre  ! 

GORSKI,  avec  quelque  dépit. 

Je  ne  suis  pas  en  verve  aujourd'hui,...  on  ne  Test  pas  toujours...  (AVera.) 
Vous-même,  par  exemple,  vous  n'êtes  pas  aujourd'hui  ce  que  vous  étiez 
hier! 

VERA. 
Que  voulez-vous  dire?   (Elle  se  Itve,  les  autres  en  font  autnnt.  ) 
GORSKI ,  s'ailressant  à  Stanitzine. 

Vous  ne  pouvez  vous  imaginer  quelle  charmante  soirée  nous  avons  passée 
hier...  C'est  dommage  que  vous  n',y  fussiez  pas,  Vladimir  Petrovitch...  Voilà 
M"'-  Bienaimé  qui  peut  me  servir  de  témoin...  Nous  avons  passé,  Vera  Nico- 
laevna  et  moi,  plus  d'une  heure  sur  l'étang...  Vera  Nicolaevna  était  telle- 
ment enchantée  de  la  soirée,  elle  en  jouissait  si  complètement...  On  au- 
rait dit  qu'elle  allait  s'envoler  dans  les  cieux...  Ses  yeux  se  remplissaient  de 
larmes...  Je  n'oublierai  jamais  cette  soirée,  Vladimir  Petrovitch! 

STANITZINE,  avec  découragement. 

Je  vous  crois. 

VERA. 

Gorski  ne  dit  pas  tout,  messieurs.  Tl  oublie  d'ajouter  qu'il  m'a  récité  des 
vers,  et  quels  vers!  doux  et  mélancoliques,  débités  d'une  voix  si  étrange,... 
d'une  voix  de  malade  et  avec  de  tels  soupirs!...  Vous  m'avez  d'autant  plus 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  283 

étonnée  hier,  Gorski,  qu'on  sait  que  vous  aimez  beaucoup  mieux  rire  que... 
soupirer  ou  rêver. 

GORSKI. 

Oh!  j'en  conviens.  Et  de  fait,  désignez-moi  quelque  chose  qui  ne  prête 
pas  à  rire.  L'amitié,  la  vie  de  famille,  l'amour?  Tout  cela  n'est  bon  que 
pou^  le  délassement  d'un  instant,  ensuite  sauve  qui  peut! 

VERA,   lentement. 

On  voit  bien  que  vous  exprimez  vos  propres  convictions...  Mais  pourquoi 
vous  échauffer?  Personne  ne  doute  que  vous  n'aj^ez  toujours  pensé  ainsi. 

GORSKI,    avec  un  rire  forcé. 

Vraiment?  Vousi  étiez  d'un  autre  avis  hier. 

VERA. 

Qu'en  savez-vous?  Gorski,  permettez-moi  de  vous  donner  un  conseil 
d'ami...  Ne  tombez  jamais  dans  la  sentimentalité,...  cela  ne  vous  sied  pas 
du  tout...  Vous  avez  tant  d'esprit...  que  vous  pouvez  vous  passer  d'autre 
chose...  Mais  il  me  semble  que  la  pluie  a  cessé...  Voyez  le  beau  soleil!  Venez 
au  jardin...  Stanitzine,  donnez-moi  votre  bras. 

STANITZINE  ,  s'élançant. 

Volontiers,  Vera  Nicolaevna,  volontiers  ! 

MADEMOISELLE    BIENAIMÉ. 

Monsieur  Moukhine,  voulez-vous  me  donner  votre  bras? 

MOUKHINE. 

Avec  plaisir,  mademoiselle...  (a  Gorski.)  Adieu,  châtain  clair  ! 

GORSKI,  seul.  II  s'approche  de  la  fenêtre. 

Comme  elle  court!...  elle  ne  se  retourne  pas  une  seule  fois...  Et  Stanit- 
zine donc,  Stanitzine!  il  trébuche  de  plaisir.  (Haussant  les  épaules.)  Le  pauvre 
homme,  il  ne  comprend  pas  sa  situation...  Est-il  réellement  si  fort  à  plain- 
dre? Je  crois  que  je  suis  allé  trop  loin.  Ce  démon  ne  m'a  pas  quitté  des 
yeux  tout  le  temps  de  mon  récit...  Allons!  c'est  fini,  Eugène  Andréitch,  mon 
cher  ami.  (se  promenant  de  long  en  large.)  Oui,  c'cu  cst  fait...  je  iTic  suis  enferré... 
Occasion!  infortune  des  sots  et  providence  des  gens  d'esprit,  viens  à  mon 
secours!  (n  regarde  autour  de  lui.)  Qui  cst  là?  Tchoukhauof.  Serait-ce  lui,  l'oc- 
casion?... 

TCHOUKHANOF,  sortant  prudemment  de  la   salle  à  manger. 

Ah  !  mon  cher  monsieur  Eugène,  que  je  suis  heureux  de  vous  trouver 
seul  ! 

GORSKI. 

Qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 

TCHOUKHANOF,  à   demi-voix. 

Voici  l'affaire,  Eugène  Andréitch...  Anna  Vassilevna  (que  Dieu  lui  accorde 
de  longs  jours  !  )  a  daigné  me  promettre  du  bois  pour  bâtir  ma  petite  mai- 
son; mais  elle  a  oublié  de  passer  l'ordre  à  son  compte...  Et  pas  d'ordre,  pas 
de  bois... 

GORSKI. 

Pourquoi  ne  le  lui  rappelez-vous  pas? 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

TCHOUKHAIVOF. 

Mon  bon  monsieur,  je  crains  de  l'ennuyer...  Mon  bon  monsieur,  soyez 
gentil...  Forcez-moi  de  prier  Dieu  pour  vous  ma  vie  entière...  Glissez-lui 
cela  entre  deux  phrases...  (cugnant  des  yeux.)  Vous  savez  si  bien  comment  vous 
y  prendre...  Ne  pourriez-vous  lui  dire  indirectement?...  (n  cUgne  des  yen\  d'un 
air  encore  plus  signiQcatif. )  N'êtes-vous  pas  d'ailleurs  à  pcu  près  le  maître  ici?... 
Hé,  hé! 

GORSKI. 

Vraiment?...  Volontiers,  ce  sera  avec  plaisir... 

TCHOUKHANOF. 

Mon  bon  monsieur,  j'emporterai  ma  reconnaissance  au  tombeau...  (Haut  et 

reprenant  ses   anciennes  allures.)   Et  Si  VOUS  aVeZ   jamais   bOSOlU    d'UU  SCrvice,  faitCS- 

moi  seulement  un  signe... 

GORSKI. 

C'est  bien  ;  soyez  tranquille. 

TCHOUKHANOF. 

J'obéis,  votre  excellence.  Le  vieux  Tchoukhanof  est  satisfait  et  reconnais- 
sant. Tour  à  gauche,  marche!  (ii  sort.) 

GORSKI. 

Eh  bien  !  il  me  semble  que  voilà  «  une  occasion  »  qui  ne  mène  pas  à 
grand'chose... 

STANITZINE  ,    entrant  tout  essoufflé. 

Où  est  Anna  Vassilevna? 

GORSKI. 

Qui  demandez-vous? 

STANITZINE  ,    s'arrètant  subitement. 

Gorski!...  Ah!  si  vous  saviez?... 

GORSKI. 

Que  vous  est-il  arrivé? 

STANITZINE  ,    lui  saisissant  la  main. 

Gorski,...  je  ne  devrais  pas  vous  le  dire;...  mais  je  ne  puis...  La  joie  m'é- 
touffe... Je  sais  que  vous  m'avez  toujours  témoigné  de  l'intérêt...  Qui  aurait 
pu  s'imaginer? 

GORSKI. 

Mais  qu'est-ce  donc  enfin  ? 

STANITZINE. 

J'ai  demandé  la  main  de  Vera  Nicolaevna,  et  elle... 

GORSKI. 

Qu'a-t-elle  fait? 

STANITZINE. 

Figurez-vous,  Gorski,  qu'elle  accepte...  Tout  à  l'heure,  au  jardin,...  elle 
m'a  permis  de  m'adresser  à  Anna  Vassilevna...  Gorski,  je  suis  heureux 
comme  un  enfant...  Quelle  étonnante  jeune  fille! 

GORSKI,    s'eflorçant  de   cacher  son   i-motion. 

Et  vous  allez  maintenant  trouver  Anna  Vassilevna? 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  285 

STANITZINE. 

Oui,  je  sais  qu'elle  ne  me  repoussera  pas...  Gorskil  je  suis  heureux...  Je 
voudrais  embrasser  l'univers...  Permettez  du  moins  que  je  vous  embrasse. 

(Embrassant  Gorski.)  Ah!  que  je  SUiS  lieureUX!    (Il  sort  en  courant.) 
GORSKI ,    aprf's  un  silence  prolongi'-. 

Bravissimo !  (n  s'incUne  du  cûté  ouest  sorti  stanitzine.)  J'ai  l'honneur  de  vous  féli- 
citer... (n  marche  par  la  chambre  avec  dépit.)  J'avoue  quG  je  ne  m'attendais  pas  à 
cela.  Voyez  quelle  perfidie!  Il  faut  pourtant  que  je  m'en  aille  au  plus  vite... 
ou  bien,  non,  je  reste...  Ah!  que  le  cœur  me  bat  d'une  façon  désagréable... 

C'est  affreux.    Eh   bien!   quoi,   je   suis  vaincu,    (n   s'approche  de  la  fenêtre  et  regarde 

dans  le  jardin.)  Les  voici  qui  viennent...  Sachons  du  moins  mourir  avec  grâce... 

(n  met  son  chapeau  comme  s'il  se  disposait  à  sortir,  et  se  trouve  en  face  de  Moukliine,  Vera  et  ma- 
demoiselle Bienairaé,  à  laquelle  A^era  donne  le  bras.)  Ah!  VOUS  rentrez  déjà,  et  moi  qui 
allais  vous  rejoindre. . .   ( Vera  ne  lève  pas  les  yeux.  ) 

MADEMOISELLE   BIENAIMÉ. 

Il  fait  encore  trop  mouillé. 

MOUKHINE. 

Pourauoi  n'es-tu  pas  venu  tout  de  suite  avec  nous? 

GORSKI. 

Tchoukhanof  m'a  retenu.  Vous  paraissez  avoir  couru  beaucoup,  Vera  Ni- 
colaevna? 

VERA. 
Oui,...  j'ai  chaud.  (Mademoiselle  Bienaimé  et  Moukhine  s'approchent  du  billard  et  se  mettent  à 
jouer.) 

GORSKI,  a  demi-voix. 

Je  sais  tout,  Vera  Nicolaevna...  Je  ne  m'attendais  pas  à  cela. 

VERA. 

A'ous  savez;...  mais  cela  ne  me  surprend  pas.  Ce  qu'il  a  sur  le  cœur,  Ixi, 
il  l'a  aussi  sur  les  lèvres. 

GORSKI,  d'un  ton  de  reproche. 

Ltii...  Vous  vous  repentirez. 

VERA. 

Non. 

GORSKI. 

Vous  avez  agi  sous  l'influence  du  dépit. 

VERA. 

C'est  possible;  mais  j'ai  a-:;!  sagement,  et  ne  m'en  repentirai  pas...  Vous- 
même,  vous  m'avez  appliqué  les  vers  de  votre  Lermontof;  vous  m'avez  dit 
qu'une  fois  que  le  hasard  aurait  disposé  de  ma  vie,  j'irais  sans  repentir  et 
sans  regret  là  où  il  me  conduirait...  Du  reste,  Gorski,  vous  savez  que  je  n'au- 
rais pas  été  heureuse  avec  vous. 

GORSKI. 

C'est  flatteur. 

VERA. 

Je  dis  ce  que  je  pense.  Il  m'aime,  mais  vous... 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

GORSKI. 

Mais  moi?... 

VER  A. 

Vous  n'êtes  pas  capable  d'aimer.  Vous  avez  le  cœur  trop  froid,  l'imagina- 
tion trop  ardente.  Je  vous  parle  comme  à  un  ami ,  comme  s'il  s'agissait  de 
choses  depuis  longtemps  passées. 

GORSKI,  d'une  voix  sourde. 

.îe  VOUS  ai  blessée. 

VERA. 

Vous  ne  m'avez  pas  assez  aimée  pour  avoir  le  droit  de  me  blesser...  Tout 
cela  d'ailleurs  appartient  au  passé...  Quittons-nous  en  amis,...  donnez-moi 
votre  main. 

GORSKI. 

Je  vous  admire,  Vera  Nicolaevna!  Vous  êtes  transparente  comme  du  verre, 
jeune  comme  un  enfant  de  douze  ans  et  résolue  comme  Frédéric  le  Grand. 
Vous  donner  la  main...  Ne  sentez-vous  pas  quelle  amertume  je  dois  avoir 
dans  le  cœur?... 

VERA. 

Votre  amour-propre  est  blessé...  Ce  n'est  rien,  cela  passera. 

GORSKI. 

Oh!  vous  êtes  philosophe! 

VERA. 

Écoutez...  11  est  probable  que  nous  parlons  de  ceci  pour  la  dernière  fois... 
Vous  êtes  un  homme  d'esprit,  mais  vous  vous  êtes  grossièrement  mépris  à 
mon  égard.  Croyez-le,  je  n'ai  pas  songé  à  vous  mettre  au  pied  du  mur, 
comme  dit  votre  ami  Moukhine;  je  n'ai  pas  voulu  vous  soumettre  à  une 
épreuve  :  j'ai  cherché  le  vrai  et  le  simple;  je  ne  vous  ai  pas  demandé  de 
vous  précipiter  du  haut  d'une  tour. 

MOUKHINE,  haut. 

J'ai  gagné. 

MADEMOISELLE   BIENAIMÉ. 

Eh  bien!  la  revanche. 

VERA. 

Il  n'y  a  pas  d'amertume  en  moi,  croyez-le. 

GORSKI. 

Je  vous  en  félicite.  La  grandeur  d'âme  sied  aux  vainqueurs. 

VERA. 

Donnez-moi  votre  main...  voici  la  mienne. 

GORSKI. 

Excusez-moi  :  votre  main  ne  vous  appartient  plus,  (vera  se  détourne  et  s'ap- 
proche du  billard.)  Tout  d'ailleurs  est  pour  le  mieux  en  ce  monde. 

VERA. 

Certainement...  Qui  a  gagné? 

MOUKHINE. 

Jusqu'à  présent  c'est  toujours  moi. 


SCÈNES    DE    LA    VIE    RUSSE.  587 

VERA. 

Oh!  vous  êtes  un  grand  homme! 

GORSKI ,  frappant  sur  l'épaule  de  Moukhine. 

Et  le  premier  de  mes  amis,  n'est-ce  pas,  Ivan  Pavlitch  ?  Ah  !  à  propos, 
Vera  Nicolaevna,  voulez-vous  avoir  la  bonté  de  venir  ici?...  (n  Ta  sur  le  devant 

de  la  scène.) 

VERA  ,  le  suivant. 

Qu'avez-vous  à  me  dire? 

GORSKI ,  montrant  à  Vera  la  rose  qu'il  a  conservée. 

Eh  bien!  qu'en  dites-vous?  (n  rit.  vera  rougit  et  baisse  les  yeux.)  C'cst  drôle, 
n'est-ce  pas?  Regardez,  c'est  à  peine  si  elle  a  eu  le  temps  de  se  faner... 
(s'inciinant.)  Permettez  que  je  la  rende  à  qui  de  droit... 

VERA. 

Si  VOUS  aviez  le  moindre  égard  pour  moi ,  vous  ne  me  l'auriez  pas  rendue 
en  ce  moment. 

GORSKI,  retirant  sa  main. 

Dans  ce  cas,  permettez  qu'elle  me  reste,  cette  pauvre  fleur...  Mais  la  sen- 
timentalité ne  me  sied  guère,...  n'est-ce  pas?...  Non  certainement...  Vivent 
donc  l'ironie,  la  gaieté  et  la  malice!...  Me  voilà  de  nouveau  dans  mon  as- 
siette. 

VERA. 

Tant  mieux! 

GORSKI. 
Regardez-moi.    (Vera  lève  les  yeux  sur  lui.   Gorski  continue,   non  sans  émotion.)  AdieU... 

Tout  est  pour  le  mieux,  n'est-ce  pas  ? 

MOUKHINE,  riant. 

J'ai  gagné  encore  une  fois. 

VERA. 

Tout  est  pour  le  mieux,  Gorski  ! 

GORSKI. 

Peut-être,...  peut-être...  Mais  voici  la  porte  du  salon  qui  s'ouvre...  Toute 

la  famille  arrive  solennellement.   (Anna  Vassilema  sort  du  salon  au  bras  de  Stanitzine.  Var- 
Tara  Ivanovna  les  suit.  Vera  court  au-devant  de  sa  mère  et  l'embrasse.  ) 

MADAME  LIBAINOF,  d'une  voix  larmoyante. 
Pourvu  que  tu  sois  heureuse,  mon  enfant.    (Les  yeux  de  stanitzine  s'éoarquillent  ;  il 
•st  prêt  à  pleurer.  ) 

GORSKI,    à  part. 

Quel  touchant  tableau!  Et  quand  je  pense  que  j'aurais  pu  être  à  la  place 
de  cet  imbécile!...  Non,  décidément,  je  ne  suis  pas  fait  pour  la  vie  de  fa- 
mille... (Haut.)  Eh  bi-en!  Anna  Vassilevna,  avez-vous  enfin  terminé  vos  sages 
dispositions  administratives,  vos  comptes,  vos  liquidations? 

MAÛAME   LIBANOF. 

J'ai  fini,  Eugène,  j'ai  fini...  Que  voulez-vous? 


288  r.EVUE    DES    deux    MO^'DES. 

GORSKI. 

Je  propose  de  faire  atteler  la  voiture  et  d'emmener  toute  la  société  au 
bois. 

MADAME  LIBAMOF,    d'un  air  attendri. 

Avec  plaisir.  Varvara  Ivanovna,  mon  cœur,  donnez  des  ordres. 

VARVARA   IVANOVNA. 

A  rinstant.  (Eiie  sort.) 

GOR.SKI. 

Je  suis  gai  comme  un  pinson  aujourd'hui,  (a  part.)  Tous  ces  événemens  me 
font  monter  le  sang  à  la  tête.  Je  suis  comme  un  homme  ivre...  Mon  Dieu! 
qu'elle  est  charmante!  (iiaut.)  Apprêtez-vous,  partons,  partons,  (a  part,  regardant 

Stanitzine,   qui  s'approrhe  gauchement  de  Vera.  )  SoiS  tranquille,  l'ami,  je  m'OCCUpCrai  de 

tes  affaires  pendant  la  promenade,  je  te  ferai  apparaître  dans  tout  ton  éclat. 
Que  j'ai  le  ton  léger!...  fi!...  Et  que  d'amertume!...  Qu'est-ce  que  cela  fait? 
;naut.  )  Mesdames,  allons  à  pied,  la  voiture  nous  suivra. 

MADAME    LIBANOF. 

Allons!  allons! 

MOUKHINE. 

Qu'as-tu  donc,  Gorski?  on  te  dirait  possédé  du  démon! 

GORSKI. 

Du  démon,  c'est  vrai...  Anna  Vassilevna,  donnez-moi  votre  bras...  Je  reste 
toujours  votre  maître  des  cérémonies,  n'est-ce  pas? 

MADAME    LIBANOF. 

Oui,  oui,  Eugène,  certainement. 

GORSKI. 

C'est  fort  bien!  Vera  Nicolaevna,  veuillez  prendre  le  bras  de  Stanitzine... 
Mademoiselle  Bienaimé,  prenez- mon  ami  M.  Moukhine...  Et  le  capitaine,  où 
est  le  capitaine? 

TCHOUKHANOF,    snrtant   de    Vantichambre. 

Qui  est-ce  qui  m'appelle?  Toujours  ti  mon  poste. 

GORSKI. 

Capitaine,  donnez  votre  bras  à  Varvara  Ivanovna,  la  voilà  qui  vient  juste 
à  propos.  (Varvara  Ivanovna  entre.)  A  la  grâco  dc  Dleu !  marchc !  La  voiturc  nous 
rejoindra.  Vera  Nicolaevna,  vous  ouvrez  la  procession;  Anna  Vassilevna  et 
moi,  nous  formerons  l'arrière-garde. 

MADAME  LIBANOF,  bas  à  Gorski. 

Ah!  mon  cher,  si  vous  saviez  combien  je  suis  heureuse  aujourd'hui? 

MOUKHINE,    à  l'oreille   de   Gorski,    en   s'arri-tant   sur  place   avec   mademoiselle   Bienaimé. 

Bien,  mon  ami,  bien.  Tu  ne  perds  pas  courage;  mais  reconnais  avec  moi 
que  —  trop  menu  le  fil  casse. 

I.  TOURGUENEF. 


L'ITALIE 


NOTES  DE  VOYAGE 


PREMIÈRE     PARTIE. 


Qui  ne  s'est  promis  d'aller  à  Rome?  On  attend  rarement  aussi 
tard  que  moi  pour  se  tenir  cette  promesse;  mais,  malgré  l'adage  vul- 
gaire, toute  vie  n'est  pas  un  chemin  qui  conduise  à  Rome,  et  quand 
il  faut  passer  par  les  sentiers  de  la  politique  et  le  circuit  des  révo- 
lutions pour  atteindre  un  but  où  seule  l'imagination  nous  attire,  on 
court  risque  de  se  retarder  en  route  et  de  laisser  fuir  dix  ou  douze 
lustres  à  ne  faire  que  rêver  urbem  quant  dicunt  Romam.  Peut-être 
devrais-je  ajouter  comme  le  berger  :  stulhis  ego;  mais  enfin  j'avais 
dans  ces  dernières  années  résolu  de  ne  plus  l'être,  et  à  la  fin  de  l'au- 
tomne ma  résolution  s'est  accomplie.  Il  est  douteux  qu'on  se  sou- 
vienne d'avoir  lu  ici  même  les  notes  d'un  court  voyage  dans  l'Italie 
septentrionale  (1).  Elles  ne  pouvaient  avoir  d'autre  mérite  qu'une 
certaine  sincérité  dans  la  manière  d'être  affecté  par  les  lieux  et  les 
choses  et  de  dire  ce  qu'on  avait  vu  et  ce  qu'on  avait  senti.  C'est  la 
seule  valeur  encore  que  pourraient  avoir  ces  nouvelles  notes  d'un 
nouveau  voyage,  car  celui  qui  l'a  fait  et  qui  le  raconte  ne  peut 
assez  dire  qu'il  se  range  dans  la  classe  la  plus  ordinaire  des  voya- 
geurs. Il  est  curieux  de  tout,  il  parle  de  tout,  il  ne  se  connaît  en 
rien.  Une  personne  d'un  esprit  noble  et  délicat,  dont  les  écrits  tra- 
hissent avec,  originalité  une  raison  sévère  et  une  imagination  gra- 
cieuse, a  publié  toute  jeune,  avant  de  s'élever  à^^  horizons  prochains 

(1)  Voyez  la  BevvLe  du  1"  et  du  15  octobre  1857. 

TOME   XXXIV.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  horizons  célestes  de  la  vie,  un  ouvrage  de  début  qu'elle  appelait 
modestement  Voyage  d'une  ignorante.  J'imiterais  ce  titre,  si  ce  n'é- 
tait un  peu  trop  naïf  —  ou  trop  affecté  —  quand  on  est  mem])re  de 
deux  académies. 

Il  est  convenu  qu'on  parle  de  soi  dès  qu'on  fait  le  récit  d'un 
voyage;  qui  sait  si  ce  n'est  pas  pour  cela  qu'on  le  raconte?  Je  vou- 
drais croire  que  non,  car  je  n'ai  pu  encore  parler  que  du  voyageur, 
et  je  prévois  que  je  n'ai  pas  fini;  mais  il  faudrait  une  singulière 
adresse  pour  éviter  le  moi  quand  on  s'essaie  à  rendre  plutôt  ce  qu'on 
a,  senti  que  ce  que  l'on  sait.  Avant  donc  de  nous  mettre  en  route, 
prenons  comme  un  passeport  une  permission  pleine  et  entière  de 
dire  je^  renonçons  même  à  toute  apologie  :  ce  ne  serait  qu'une  oc- 
casion de  plus  de  se  mettre  en  scène.  Supposons  accordé  qu'une  vie 
déjà  longue  ait  laissé  dans  une  âme  qui  n'a  pu  se  détacher  d'au- 
cune des  formes  du  vrai  et  du  beau  une  curiosité  sensible  et  mobile 
qu'attire  et  touche  encore  le  spectacle  de  l'habitation  des  hommes. 
Oui,  cette  terre  qu'il  faudra  bientôt  quitter,  linquenda  telhts,  n'a 
rien  perdu  de  l'attrait  captivant  des  lignes  et  des  couleurs  qui  va-  . 
rient  ses  aspects.  Ce  ciel  dont  la  splendeur  peut  demain  pâlir  et 
s'éteindre  devant  un  dernier  regard  a  conservé  pour  nous  sa  puis- 
sance de  vivifier  tout  ce  qu'il  colore,  de  prêter  aux  objets  son  éclat, 
de  donner  à  l'âme  sa  sérénité.  La  mer  qui  se  brise  en  blanchissant, 
le  rayon  qui  tremble  dans  les  feuilles  mouillées,  les  montagnes  dont 
le  profil  se  dessine  avec  majesté,  les  riches  cultures,  les  landes  dé- 
sertes, les  monumens  dans  leur  pompe  ou  dans  leur  ruine,  tout  ce 
que  le  génie  et  la  main  de  l'homme  sèment  d'œuvres  rares,  utiles, 
brillantes,  à  la  face  du  sol  qu'il  habite,  tout  frappe  et  captive  en- 
core ce  s])ectateur  qui  a  tant  vu  ce  monde  et  qui  devrait  moins  s'at- 
tacher à  ce  qui  passe.  D'où  peut  venir  cette  soif  de  nouveaux  sou- 
venirs, ce  besoin  d'en  recueillir,  d'en  amasser  jusqu'à  la  fin,  comme 
pour  emporter  plus  de  sensations  et  d'images  là  où  peut-être  la  pure 
pensée  ne  s'en  sert  plus?  Stérile  avidité,  vaine  manie  de  thésauriser 
sans  avenir!  dirait  Aristote,  qui  ne  voulait  pas  que  la  mémoire  fût 
immortelle.  Mais  son  école  n'est  pas  la  nôtre,  et  c'est  parce  que  la 
figure  du  monde  s'enfuit  et  passe  qu'il  faut  le  connaître  pour  le  faire 
vivre  et  durer  dans  la  pensée,  qui  ne  périt  pas  comme  lui. 

Donc,  pour  me  le  rappeler  dans  un  meilleur  monde,  j'ai  pris  le 
chemin  de  fer  du  Midi  le  19  novembre  1860. 

I.  —  DETOCLOUSEAMCE. 

11  n'était  pas  sans  à  propos  de  gagner  l'Italie  par  les  contrées  que 
j'allais  traverser.  La  ressemblance  pouvait  amener  la  comparaison. 


NOTES    d'un    voyage    EN    ITALIE.  291 

Je  quittais  cette  longue  plaine  que  borde  la  Garonne,  froide  encore 
des  neiges  qui  l'ont  grossie,  et  la  vue  de  cette  vaste  ceinture  des 
Pyrénées  qui  se  déroule  encore  devant  moi  à  l'instant  où  j'écris. 
Cette  ligne  de  montagnes  dans  leur  blancheur  glacée  limite  nos 
campagnes  unies  et  cultivées,  comme  le  rempart  des  Alpes  longe  les 
champs  fertiles  du  Piémont  et  de  la  Lombardie.  Notre  ciel,  moins  re- 
nommé que  celui  de  l'Italie,  a  peut-être  plus  de  pureté  et  de  dou- 
ceur, et  devient  encore  plus  serein  et  plus  clément  à  mesure  qu'on 
approche  du  littoral  de  la  Méditerranée.  C'est  aux  environs  de  Nar- 
bonne  que  commence  à  se  montrer  la  végétation  caractéristique  du 
midi.  Ce  qui  empêche  l'olivier  de  se  plaire  chez  nous,  ce  n'est  pas 
le  ciel,  c'est  la  terre.  Notre  sol  est  trop  élevé;  mais  à  partir  de  Nar- 
bonne  on  marche  presque  sur  le  plan  de  la  mer.  Les  étangs  sont 
des  lagunes  ou  des  maremmes  exposées  aux  vents  impétueux  du 
sud,  coupées  tour  à  tour  de  vignes  et  de  salines,  de  prairies  et  de 
canaux,  et  qui,  par  l'âpreté  des  coteaux,  l'éclat  du  ciel,  la  teinte  des 
mers,  peuvent  rappeler  certains  rivages  de  l'Emilie  et  de  la  Toscane. 
Enfin,  dès  qu'on  rentre  un  peu  dans  les  terres,  à  travers  de  riches 
cultures  qui  n'ont  rien  de  l'aspect  du  nord,  on  arrive  à  Nîmes,  cette 
ville  où  l'antiquité  romaine  est  debout. 

Nîmes  a  maintenant  l'apparence  d'une  ville  riche  et  prospère, 
belle  à  la  manière  nouvelle  et  dans  le  goût  du  siècle.  La  gare  du 
chemin  de  fer  est  elle-même  un  édifice  orné,  dont  le  premier  étage 
sert  de  station  aux  trains  et  d'étape  aux  wagons,  et  quand  les  voya- 
geurs en  descendent,  ils  se  trouvent  dans  une  large  rue  qui  com- 
mence à  se  garnir  de  riches  bâtimens.  Celui  qui  frappe  le  premier 
est  la  préfecture,  grande  comme  un  palais.  Le  style  de  la  nouvelle 
rue  de  Rivoli,  du  boulevard  Sébastopol,  ou  des  maisons  de  l'avenue 
de  l'Étoile,  gagne  toutes  nos  grandes  villes.  Cette  première  entrée 
de  Nîmes  conduit  à  une  vaste  place  ou  plutôt  à  une  vaste  prome- 
nade, au  milieu  de  laquelle  s'élève  une  fontaine  en  marbre  blanc, 
ouvrage  important  d'Antoine  Etex.  Les  rues,  les  places  adjacentes, 
le  boulevard  qui  y  touche,  tout  s'est  nettoyé,  élargi,  embelli;  tout 
a  pris  cet  air  de  soin  et  de  luxe  qu'il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver 
souvent  en  Italie,  et  qui  me  faisait  une  Nîmes  toute  nouvelle,  de- 
puis trente  ans  et  plus,  je  crois,  que  je  ne  m'y  étais  arrêté.  Malgré 
les  critiques  d'un  goût  sévère,  je  ne  fais  point  fi  de  l'architecture 
moderne  de  nos  villes  transformées;  ces  œuvres  matérielles,  ces 
marques  visibles  de  la  prospérité  du  siècle ,  attestent  et  caractéri- 
sent le  plus  certain  peut-être  des  progrès  de  nos  sociétés,  et  j'ai 
trop  la  passion  d'être  de  mon  temps  pour  ne  pas  voir  le  bon  et 
même  le  beau  côté  des  créations  de  cette  activité  sociale  élevée  de 
nos  jours  à  une  puissance  inconnue.  Il  y  a  certes  des  produits  et  des 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

applications  du  travail  humain  que  je  préfère;  mais  les  préférences 
ne  doivent  pas  se  tourner  en  exclusions.  Quelque  admiration  que 
m'inspirent  les  solitudes  de  la  nature  ou  les  monumens  en  débris 
du  passé,  je  ne  puis  sans  une  intime  joie  voir  les  magnificences  de 
la  civilisation  contemporaine  :  ce  sont  les  fêtes  de  Versailles  de  la 
démocratie,  et  je  les  aime  mieux  que  celles  dont  Molière  nous  a  com- 
plaisamment  entretenus.  Que  notre  temps  est  puissant,  et  qu'il  lui 
manquerait  peu,  s'il  voulait,  pour  effacer  tous  les  temps  par  l'emploi 
de  sa  puissance!  Un  peu  plus  de  courage  d'esprit,  —  cela  seule- 
ment, —  et  l'humanité  n'eût  jamais  été  si  grande. 

Ce  n'est  pas  à  Nîmes  au  reste  que  l'on  est  obligé  de  s'absorber 
dans  la  contemplation  des  œuvres  du  présent.  J'ai  parlé  de  ses  an- 
tiquités, et  je  voulais  les  revoir,  non-seulement  pour  les  personnes 
qui  m'accompagnaient,  mais  pour  moi-même,  et  pour  me  préparer 
à  ce  que  j'allais  chercher.  Les  nouvelles  constructions  me  montraient 
Nhnes  se  modelant  sur  Paris  ;  je  voulais  voir  Nmimisus  se  réglant 
sur  Rome,  et  dans  les  deux  cas  comparer  la  ville  de  province  à  la 
capitale.  Les  trois  grandes  antiquités  de  Nîmes,  la  Maison-Carrée, 
les  Arènes  et  le  pont  du  Gard,  n'ont  plus  besoin  d'être  décrites; 
elles  me  frappèrent  diversement,  mais  également,  par  le  soin  avec 
lequel  elles  sont  conservées,  rendues  accessibles,  et  les  deux  pre- 
mières surtout,  intelligibles  et  explicables  grâce  à  la  manière  dont 
elles  sont  déblayées  et  isolées.  J'étais  destiné  à  ne  pas  retrouver  sou- 
vent des  attentions  pareilles,  et  l'édilité  nîmoise  pourrait  en  remon- 
trer aux  sénats  des  municipes  de  l'Italie.  Le  sénateur  de  Rome  lui- 
même  trouverait  à  gagner  à  cette  école.  Les  fouilles,  assez  récentes, 
qui  ont  mis  en  évidence  ce  qu'on  appelle  la  porte  d'Auguste  ont  été 
dirigées  avec  une  véritable  intelligence  archéologique,  et  la  critique 
a  éclairci  l'origine  des  monumens,  que  la  curiosité  et  le  respect 
maintiennent  dans  les  meilleures  conditions.  Seulement  il  leur  est 
arrivé  ce  qui  advient  à  tant  d'antiquités,  on  les  a  rajeunis.  Dans  les 
premiers  temps  où  l'on  s'occupait  de  ces  sortes  de  recherches,  l'es- 
prit plein  des  souvenirs  de  l'histoire  classique,  on  voulait  toujours 
rapporter  les  moindres  débris  du  passé  aux  époques  les  plus  célè- 
bres, aux  personnages  les  plus  renommés.  Tout  ce  qui  venait  de 
Rome  datait  de  la  république,  ou  tout  au  moins  du  siècle  d'Auguste; 
mais  un  examen  plus  sévère  a  presque  toujours  diminué  l'âge  des 
monuniens ,  et  même  à  Rome  les  ruines  des  mauvais  ou  médiocres 
temps  de  l'empire  ont  effacé  une  bonne  partie  des  souvenirs  qu'on 
aurait  voulu  rattacher  à  une  plus  noble  origine.  Nîmes  au  reste  n'a 
pas  été  encore  si  mal  partagée.  Ses  monumens  ne  paraissent  pas 
plus  récens  que  le  règne  d'Adrien,  époque  encore  intéressante  dans 
l'histoire  de  l'art,  et  même  le  pont  du  Gard  est  regardé  comme 


KOTES    d'un    voyage    EN    ITALIE.  293 

plus  ancien.  Il  subsiste  néanmoins  sur  tout  cela  des  incertitudes  que 
d'excellens  travaux  n'ont  pas  réussi  pleinement  à  dissiper. 

La  Maison-Carrée,  comme  on  sait,  n'est  point  une  maison,  et  n'est 
point  carrée.  C'est  un  temple  oblong,  quadrangulaire ,  ayant,  à  la 
manière  de  l'antiquité,  sa  façade  sur  son  petit  côté,  et  cette  façade 
est  un  péristyle  élégant,  de  l'ordre  corinthien.  Les  deux  colonnes 
de  chaque  extrémité  se  continuent  par  une  file  de  colonnes  enga- 
gées dans  les  murs  latéraux,  ce  qui  n'est  pas  aussi  élégant  que  la 
façade,  mais  ce  qui  était  racheté,  caché,  sauvé  par  une  large  colon- 
nade détachée  du  monument,  et  qui  l'environnait  de  tous  côtés.  On 
voit  à  la  surface  de  l'ancien  sol  naturel  d'une  excavation  régulière, 
au  milieu  de  laquelle  le  temple  s'élève  sur  son  soubassement  recon- 
struit, les  traces  et  les  bases  de  cette  ancienne  colonnade ,  en  sorte 
que  le  plan  de  l'ensemble  se  lit  en  quelque  sorte  sur  le  terrain.  Il 
n'en  résulte  pas  qu'on  sache  avec  une  certitude  absolue  ce  qu'était 
la  Maison -Carrée.  Elle  a  porté  vulgairement  le  nom  de  capitole, 
de  capdueil ,  dans  le  patois  cisalpin,  ou  de  campidoglio,  comme 
à  Rome.  Il  n'y  a  que  notre  Toulouse  pour  écrire  hardiment  au 
fronton  de  sa  municipalité  :  GAPITOLIUM.  Le  monument  de  Nîmes 
serait  donc  alors  une  basilique,  c'est-à-dire  un  bâtiment  civil.  Ce- 
pendant l'usage  a  prévalu  de  le  regarder  comme  un  temple,  et  un 
temple  faisant  face  à  d'autres  constructions  dont  on  retrouve  les 
vestiges.  Malgré  les  doutes  qui  obscurcissent  encore  certaines  dis- 
positions locales  et  la  destination  de  certains  édifices  connus  seule- 
ment par  leurs  fondations,  on  se  les  représente  au  moins  à  leur 
place,  et  l'on  a  quelque  idée  de  ce  quartier  monumental,  peut-être 
aussi  romain  qu'aucune  chose  qu'on  voie  en  Italie. 

Je  ne  sais  si  c'est  une  idée  aussi  heureuse  pratiquement  qu'elle 
est  ingénieuse  d'avoir  fait  un  musée  de  la  Maison-Carrée  :  à  la  bonne 
heure,  si  elle  était  un  musée  d'antiquités  et  ne  contenait  que  ses 
remarquables  mosaïques  et  ses  fragmens  de  sculpture  qu'on  y  ras- 
semble; mais  nos  tableaux  modernes  font  un  effet  étrange  dans  un 
édifice  qui  a  gardé  son  caractère  aussi  intact,  et  où  l'on  aimerait  à 
ne  rien  apercevoir  qui  n'eût  l'empreinte  du  passé.  Le  temple  de  \es- 
pasien,  qui  sert  de  musée  à  la  ville  de  Brescia,  outre  que,  pour 
l'adapter  à  cet  usage,  il  a  fallu  le  modifier  par  de  grandes  répara- 
tions et  y  créer  des  salles  toutes  neuves,  ne  contient  que  des  anti- 
ques. Du  reste  l'emploi  qu'on  a  fait  du  temple  de  Nîmes  atteste  as- 
sez son  état  de  rare  conservation,  et,  je  l'avoue,  ce  mérite  me 
touche.  L'amphithéâtre,  ou,  comme  on  l'appelle,  les  Arènes,  a  plus 
souffert  des  ravages  du  temps.  Les  Sarrasins  en  ont  fait  une  forte- 
resse, et  pour  la  peine  Charles-Martel  l'a  brûlé.  Les  Nîmois  s'en 
sont  servis  longtemps  comme  d'une  carrière  où  ils  prenaient  des 


294  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pierres  pour  bâtir  leurs  maisons,  pas  plus  barbares  en  cela  que  Mi- 
chel-Ange, qui  en  a  fait  autant  au  Colisée.  Puis  la  population  pauvre 
s'est  abritée  dans  ces  mêmes  ruines,  y  creusant  des  chambres,  y 
perçant  des  portes  et  des  cheminées.  Toutes  ces  profanations  ont 
cessé,  et  le  gigantesque  monument  a  été  rendu  à  son  isolement  et  à 
son  silence.  Moins  dégradé  que  le  Colisée,  il  a  aussi  moins  de  gran- 
deur; mais  une  difierence  d'un  quart  peut-être  sur  les  axes  de  l'el- 
lipse est  comme  non  avenue  entre  ces  colosses,  qu'on  ne  peut  re- 
garder au  même  moment.  L'inégalité  de  hauteur  devrait  se  faire 
plus  sentir.  Je  crois  que  le  Colisée  est  plus  haut  de  moitié,  et  le 
cirque  de  Vérone  aussi  m'a  laissé  le  souvenir  d'une  élévation  qui 
étourdissait  davantage.  Celui  de  Rome,  l'amphithéâtre  de  Flavien, 
a  plus  de  mérite  d'architecture  :  du  moins  les  différens  ordres  su- 
perposés de  l'enceinte  extérieure  me  paraissent-ils  plus  agréables 
que  les  formes  un  peu  lourdes  de  nos  arènes;  mais  celles-ci  sem- 
blent reprendre  l'avantage  du  côté  de  la  construction.  La  qualité  et 
le  volume  des  matériaux,  la  taille  des  pierres,  toujours  oblique  sur 
quelqu'une  de  leurs  faces,  la  jointure  sans  fer  et  sans  ciment  té- 
moignent assez  de  l'habileté  des  Romains  dans  l'exécution,  quoique 
leurs  plans  et  leurs  procédés  trahissent  encore  quelque  inexpérience 
dans  la  science  de  l'ingénieur.  Tel  qu'il  est,  l'amphithéâtre  de  iXîmes 
peut  rivaliser  avec  tout  ce  qui  existe  d'analogue,  et  il  ne  ferait  sur- 
tout plus  dire  à  Rousseau  :  «  Les  Français  n'ont  soin  de  rien  et  ne 
respectent  aucun  monument.  » 

Mais  c'est  devant  le  pont  du  Gard  qu'on  voudrait  répéter  ses  élo- 
quentes paroles.  Je  ne  l'avais  jamais  vu.  Après  une  course  d'une 
heure  et  demie,  au  détour  d'un  chemin  qui  longe  la  rivière,  on  l'a- 
perçoit tout  à  coup.  Je  m'attendais  à  tout,  je  ne  m'attendais  pas  à 
ce  que  je  vis.  Le  Gard  coule  entre  deux  berges  hautes,  agrestes,  es- 
carpées, et  de  l'une  à  l'autre  sont  jetés  trois  aqueducs  en  étages  lé- 
gers et  grandioses  dont  l'effet  n'est  pas  exprimable.  L'édifice  n'est 
point  parfait  :  les  arches  du  pont  le  plus  élevé  semblent  un  peu  écra- 
sées, on  a  collé  au  pont  inférieur  un  pont  carrossable  parallèle  qui 
en  double  l'épaisseur  et  l'alourdit;  mais  ces  détails  se  pejxlent  dans 
le  prestige  de  l'ensemble,  et  quand  on  monte  au  sommet  jusque 
dans  la  rigole  où  coulait  l'eau  de  l'Eure,  quelle  vue!  et  comment  la 
décrire?  Du  côté  où  fuit  la  rivière,  ses  bords  accidentés  et  verdoyans, 
une  campagne  montueuse,  des  villes  placées  aux  flancs  des  coteaux 
de  l'horizon,  forment  un  admirable  paysage.  En  amont,  le  site,  plus 
resserré,  est  d'un  aspect  plus  saisissant  encore.  Le  Gard,  qui  s'est 
détourné  à  peu  de  distance,  coule  dans  un  ravin  large,  hérissé  de 
rochers  et  d'arbres  toujours  verts,  et  qui  se  ferme  au  fond  cornuK; 
s'il  n'y  avait  rien  au-delà.  En  présence  de  ce  beau  désert,  ce  mo- 


NOTES    d'UlX    voyage    EN    ITALIE.  295 

nument  immense  et  singulier  devient  une  chose  sul^lime.  Il  faut 
ici  employer  les  derniers  termes  de  l'admiration.  Dans  le  genre  de 
beauté  pittoresque  que  peut  réaliser  l'union  de  l'architecture  et  du 
paysage,  je  n'ai  rien  vu  qui  fût  au-dessus  de  cela. 

Dans  leurs  travaux  comme  ingénieurs,  les  Romains  étaient  plus 
entreprenans  qu'inventifs.  Ils  ne  raffinaient  pas  sur  les  procédés,  ils 
ne  plaignaient  pas  leur  peine.  Pour  amener  l'eau  d'un  ruisseau  à 
une  ville  de  second  ordre,  jeter  à  une  hauteur  de  près  de  60  mètres 
un  pont  long  de  plus  de  1^0,  c'est  assurément  travailler  en  grand, 
et  l'on  trouve  un  peu  mince  le  fdet  d'eau  qu'il  a  fallu  amener  de  si 
loin  et  soutenir  si  haut  k  force  de  pierre  et  de  bras.  Quelques  répa- 
rations ont  été  entamées  pour  rendre  à  ce  bel  ouvrage  son  ancien 
emploi.  De  nouvelles  eaux  vont  être  dérivées  et  repasser  par  l'an- 
cien conduit  bien  bétonné  pour  aller  arroser  Nîmes,  qui  a  déjtà  ce- 
pendant des  fontaines  et  même  de  magnifiques  bassins  à  l'ancienne 
mode  dans  une  belle  promenade  qui  n'est  pas  de  notre  temps.  L'uti- 
lité n'était  pas  nécessaire  au  pont  du  Gard,  mais  elle  ne  lui  ôtera 
rien,  et  cette  seconde  réflexion  que  suggère  l'utile  après  l'impression 
du  beau,  cette  pensée  que  les  Romains,  il  y  a  peut-être  dix-huit  siè- 
cles, auront  travaillé  pour  nous,  profite  encore  à  la  grandeur  de  leur 
mémoire. 

Arles  offrirait  des  antiquités  tant  de  l'époque  romaine  que  du  moyen 
âge,  et  la  première  n'a  laissé  nulle  part  plus  de  traces  que  dans  cette 
ville,  où  la  principale  place  s'appelle  encore  officiellement  le  Forum, 
où  l'on  voit  des  noms  en  us,  des  Marins,  des  Marcus,  inscrits  sur  la 
devanture  des  boutiques,  où  s'est  conservé,  particulièrement  chez 
les  femmes,  un  type  de  beauté  qu'envierait  la  statuaire,  et  qui  n'a 
pas  d'analogue  dans  le  reste  des  Gaules;  mais  nous  ne  voyageons 
pas  en  Provence,  et  je  ne  nommerai  même  Marseille  que  pour  si- 
gnaler les  progrès  éblouissans  de  cette  grande  cité.  <(  C'est  une 
vieille  ville,  disait  un  Marseillais  spirituel,  où  il  n'y  a  rien  de  vieux, 
et  une  belle  ville  où  il  n'y  a  rien  de  beau.  »  Cela  est  toujours  vrai. 
Rien  du  passé  dans  cette  fondation  phocéenne  d'au  moins  deux  mille 
cinq  cents  ans.  Aucun  monument  qui  frappe  par  la  perfection  des 
lignes  et  des  proportions.  Il  n'y  a  de  vieux  dans  Marseille  que  son 
existence;  il  n'y  a  de  beau  que  Marseille  même,  sa  situation,  son 
ciel,  sa  mer,  sa  transformation  continuelle  dans  le  sens  de  l'amélio- 
ration moderne.  Les  grandes  villes  de  commerce  maritime,  quand 
même  elles  datent  de  six  cents  ans  avant  .lésus-Christ,  sont  desti- 
nées à  se  renouveler  sans  cesse.  Toujours  trop  à  l'étroit  dans  leur 
enceinte,  elles  tendent  à  en  sortir  et  à  devenir  plus  spacieuses,  plus 
commodes,  plus  somptueuses,  parce  qu'elles  deviennent  rapidement 
et  incessamment  plus  riches.  Ce  progrès  a  créé  une  Marseille  nou- 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

velle.  J'ai  cru  autrefois  Gênes  supérieure;  Gênes  a  de  plus  ses  sou- 
venirs historiques,  ses  palais  et  une  cathédrale  d'une  vétusté  bizarre; 
mais  Gènes  a  gardé  un  air  de  ville  vieille  et  délabrée  :  Marseille  a 
suivi  et  presque  devancé  le  siècle.  Son  nouveau  port,  ses  nouveaux 
quartiers,  sa  promenade  de  ceinture,  par  le  Prado,  le  Ghàteau- 
Borelli  et  la  Nouvelle-Corniche,  peuvent  rivaliser  avec  ce  que  l'em- 
bellissement moderne  a  produit  de  mieux.  Me  sera-t-il  permis  de 
dire  qu'un  sentiment  instinctif  qu'il  faudrait  peut-être  appeler  le 
cri  du  sang  ne  me  laisse  pas  voir  avec  indifférence  cette  cité  que  je 
n'ai  jamais  habitée,  à  ce  point  que  je  ne  la  traverse  pas  sans  un 
vague  désir  de  ne  la  plus  quitter  ?  Homme  du  nord  par  toutes  mes 
opinions  et  tous  mes  goûts,  je  ne  rencontre  à  Marseille  que  des  in- 
térêts qui  me  sont  étrangers;  les  mœurs,  le  langage,  rien  ne  m'est 
familier,  et  cependant  je  m'y  sens  comme  dans  une  patrie  dont 
j'aurais  gardé  un  vague  souvenir.  Est-ce  l'esprit  de  famille  qui  parle 
en  moi,  et  entendrais-je  à  mon  insu  la  voix  de  ces  échevins  d'un 
autre  siècle  qui  m'ont  laissé  leur  nom  ?  Peut-être,  sans  s'en  douter, 
reste-t-on  toujours  du  pays  d'où  l'on  vient. 

Le  chemin  de  fer  de  Marseille  à  Toulon  parcourt  un  pays  singu- 
lier qui  ressemble  aux  environs  de  Sienne  avec  la  Méditerranée  de 
plus.  On  ne  traverse  plus  ces  gorges  d'Ollioules,  ce  paysage  de  ro- 
chers, ce  défdé  âpre  et  nu  qui  semblait  disposé  par  les  romanciers 
pour  servir  de  scène  au  rapt  et  au  meurtre  ;  mais  on  arrive  sans  un 
moment  d'ennui  dans  cette  petite  ville,  qui,  elle  aussi,  a  doublé  son 
périmètre  et  qui  remplit  en  hâte  la  large  ceinture  que  le  génie  mi- 
litaire vient  de  lui  donner.  De  Toulon  au  Var,  notre  ancienne  fron- 
tière, on  traverse  des  pays  charmans,  la  solitaire  forêt  de  l'Esterel, 
où  se  soulèvent  à  perte  de  vue  des  mamelons  couverts  de  pins  ou 
d'arbustes  du  midi;  Cannes  enfin,  que  le  débarquement  de  l'île 
d'Elbe  avait  illustrée  sans  la  faire  connaître,  et  dont  nous  devons  la 
découverte  aux  Anglais.  Il  y  a  là  une  ou  deux  heures  de  route  qui 
sont  un  véritable  enchantement.  La  nature  méridionale  n'est  nulle 
part  plus  riche  et  plus  riante  qu'aux  environs  de  Cannes.  Les  jolies 
maisons  qui  s'y  sont  bâties  depuis  vingt  ans  ne  sont  pas  encore  assez 
nombreuses  pour  encombrer  le  paysage.  La  végétation  naturelle  et 
la  culture  des  fleurs  s'y  disputent  les  pentes  d'un  terrain  qui,  par 
les  accidens  de  sa  surface,  se  prête  à  toutes  les  expositions  et 
presque  à  tous  les  climats.  Entre  des  bouquets  de  pins  maritimes, 
d'oliviers  et  de  chênes  verts,  des  bosquets  d'orangers  croissent 
dans  des  champs  de  jasmin  et  de  violette.  Quand  nous  suivîmes  ce 
doux  rivage,  la  pluie  de  la  nuit  avait  rafraîchi  toutes  les  teintes 
qu'un  soleil  du  matin,  perçant  les  nuages,  lustrait  de  ses  rayons 
humides.  C'était,  à  la  naissance  de  l'hiver,  la  température  du  prin- 


NOTES    d'UX    voyage    EX    ITALIE.  297 

temps;  c'était,  avec  les  couleurs  et  les  formes  du  midi,  la  fraîcheur 
de  l'Ecosse.  Il  semblait  que  tout  fût  lumière  et  parfum,  repos  et 
bien-être,  que  tout  respirât  le  calme,  la  joie  et  la  vie;  mais  presque 
aussitôt  nous  vîmes  une  voiture  noire ,  un  chariot  lugubre  qui  re- 
layait sur  la  route.  Deux  hommes  en  deuil  étaient  assis  sur  le  de- 
vant, et  notre  postillon  nous  dit  qu'il  avait  déjà  plus  d'une  fois  de- 
puis l'automne  ramené  vers  le  nord  ce  fourgon  funèbre.  Il  est  donc 
vrai,  c'est  à  Cannes  que  Tocqueville  a  rendu  le  dernier  soupir.  Là, 
pendant  que  nous  passons  curieux  et  charmés,  souffrent  sans  se 
plaindre  et  s'éteignent  en  silence  déjeunes  et  nobles  créatures  faites 
pour  embellir,  faites  pour  honorer  la  vie  humaine.  Où  est-elle  donc 
cette  harmonie  tant  promise?  Que  tout  est  obscur  et  que  tout  est 
amer  ! 

Mais  ramenons  nos  yeux  sur  ce  littoral  du  Languedoc  et  de  la 
Provence,  parcouru  dans  une  saison  qui  semble  un  printemps  nou- 
veau, et  convenons  qu'on  en  peut  emporter  des  points  de  compa- 
raison dont  le  souvenir  nous  soutiendra  contre  toute  jalousie  patrio- 
tique en  Italie.  Les  antiquités  nîmoises  ne  font  pas  dans  l'imagination 
si  mauvaise  figure  auprès  des  antiquités  romaines.  Les  bords  de 
l'Adriatique  ne  m'ont  offert  rien  d'égal  à  nos  bords  de  la  Méditer- 
ranée, et  le  rivage  ligurien  ne  fait  guère  que  les  continuer.  Enfin  il 
ne  faut  pas  être  trop  rigoureux  pour  ce  que  j'appelle  le  beau  mo- 
derne, tel  que  le  réalise  un  art  toujours  un  peu  industriel  dans  ses 
procédés,  toujours  un  peu  utilitaire  dans  ses  fins.  Nîmes,  Toulon  et 
surtout  Marseille,  sous  la  main  puissante  de  la  civilisation  actuelle, 
offrent  un  spectacle  qu'on  chercherait  longtemps  hors  de  nos  fron- 
tières, et  vraiment  les  œuvres  du  progrès  économique  et  technolo- 
gique peuvent  être  portées  à  de  telles  proportions,  exécutées  avec 
une  telle  recherche  de  bonne  ordonnance  et  de  luxe  commode, 
qu'elles  arrivent  à  intéresser  et  à  étonner  l'imagination.  C'est  la 
poésie  de  la  prose,  ce  sont  des  merveilles  sans  le  merveilleux,  c'est 
le  conte  oriental  dans  notre  Occident.  L'Italie  n'en  est  pas  encore 
tout  à  fait  au  point  de  nous  donner  le  spectacle  de  ces  créations  ma- 
giques du  capital  et  du  travail. 

Nice  est  un  peu  ce  que  sera  Cannes,  quand  Cannes  sera  gcàtée.  La 
ville  commence  à  être  trop  grande ,  et  les  villas  à  surcharger  la 
campagne.  Cependant  il  y  a  plus  d'espace  à  remplir  ou  à  gaspiller 
qu'à  Hyères  ou  à  Cannes,  et  nous  avons  fait  là  une  très  jolie  acqui- 
sition. Nice  d'ailleurs  ne  paraît  ni  plus  ni  moins  française  qu'avant 
l'annexion.  C'est  par  sa  position  une  ville  qui  sera  toujours  cosmo- 
polite. Ce  qui  la  renoue  encore  à  l'Italie,  c'est  qu'elle  est  la  patrie 
du  général  Garibaldi.  Elle  ne  saurait  guère  rester  indifférente  à  ce 
nom  que  tout  le  monde  répète.  L'Italie  ne  peut  se  défendre  d'aimer 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Garibaldi.  Elle  l'aime,  elle  l'encense,  elle  l'admire,  et  pourtant  elle 
n'est  pas  garibaldienne,  et  elle  fait  bien. 


II.    —   DE    NICE    A    TURIN. 

On  va  de  Nice  en  Piémont  par  le  col  de  Tende,  c'est-à-dire  qu'on 
prend  au  nord-ouest,  qu'on  remonte  la  Scarena,  et  qu'au  bout  de 
trois  ou  quatre  heures  de  marche  on  a  passé  du  printemps  à  l'hi- 
ver, de  la  région  des  fleurs  à  celle  des  neiges.  Nous  eûmes  toute  la 
vivacité  du  contraste.  Vers  le  soir,  la  malle -poste  se  mit  au  pas 
pour  ne  le  plus  quitter  jus({u'au  lendemain  dans  l'après-midi.  La 
nuit  était  assez  claire  pour  nous  laisser  voir  l'âpreté  sauvage  des 
rochers,  des  torrens,  des  précipices.  Ce  n'était  pas  le  temps  où  Ton 
dit  qu'une  végétation  embaumée  émaille  par  place  ces  côtes  abruptes. 
Bientôt  à  nos  côtés,  au-dessus,  au-dessous  de  nous,  tout  ne  fut  que 
frimas  et  glace.  L'air  n'était  pas  froid  pourtant,  et  la  voiture  ne 
resta  jamais  fermée.  Il  y  eut  des  momens  de  beau  temps,  il  y  eut 
des  éclairs  avec  un  tonnerre  lointain,  il  y  eut  de  la  pluie  et  du  vent, 
et,  en  arrivant  à  Tende,  tout  annonçait  une  de  ces  tourmentes  de 
neige  qui  quelquefois  se  font  redouter;  mais,  avant  d'atteindre  ce 
point,  c'est-à-dire  plus  de  1,800  mètres  au-dessus  de  la  mer,  par 
un  chemin  très  bon,  mais  très  raide,  on  a  dépassé  le  fort  de  Saorgio, 
qui  commande  une  gorge  étroite,  et  l'on  s'est  demandé  par  quel 
prodige  de  vigueur  et  d'adresse  nos  soldats  ont  autrefois  franchi  de 
tels  défilés  et  forcé  de  telles  positions.  Saorgio,  pour  un  passant,  a 
tout  l'air  imprenable;  mais  Masséna  ne  l'a  pas  jugé  sur  l'apparence. 

Un  moment  le  doute  nous  prit  sur  la  possibilité  d'avancer.  En 
sortant  de  Tende,  poste  de  douane  italienne,  où  nous  étions  à  six 
heures  du  matin,  la  neige  devint  plus  épaisse,  et  nous  oubliâmes  de 
nous  faire  montrer  le  château  de  cette  Béatrice  qui  ne  nous  est  guère 
connue  que  par  un  opéra,  mais  que  la  torture  contraignit  à  se  ca- 
lomnier elle-même,  et  qui  mourut  \'ictime  de  la  jalousie  d'un  Yis- 
conti.  11  avait  fallu  atteler  douze  mules  à  la  berline,  et  quinze  ou 
vingt  montagnards,  bien  chaussés,  bien  couverts,  bien  fourrés,  ar- 
més de  grandes  pioches  dont  la  lame  ressemble  à  une  bêche  en  as 
de  pique,  marchaient  en  pionniers  autour  de  la  voiture  et  creusaient 
presque  à  chaque  pas  notre  voie  dans  la  neige  fraîchement  amon- 
celée. La  route  est  ancienne,  croisée  en  lacets,  et  non  dessinée  en 
longues  courbes  au  flanc  des  montagnes,  selon  la  méthode  moderne. 
Elle  fait  honneur  au  xv!*"  siècle,  dont  elle  date,  et  elle  est  entretenue 
avec  soin.  Le  gouvernement  piémontais  donne  une  forte  subvention 
aux  maîtres  de  poste  de  la  région  pour  soudoyer  l'armée  de  mule- 


NOTES    D  UN    VOYAGE    EN    ITALIE,  299 

tiers  et  de  pionniers  nécessaire  au  parcours  ;  mais  les  lacets  sont  au 
nombre  de  soixante  ou  quatre-vingts,  et  quand  on  arrive  à  l'extré- 
mité de  chacun,  dix  mules  sur  les  douze  deviennent  inutiles  :  une 
seule  paire  est  obligée  de  tirer  la  voiture  en  tournant  à  angle  aigu, 
et  chaque  fois,  malgré  les  cris  de  nos  vigoureux  compagnons  et  force 
coups  de  fouet  et  de  pioche,  l'on  avait  toute  raison  de  croire  qu'on 
n'irait  pas  plus  loin.  La  neige  tombait  fort  serrée,  et  le  vent  fut  un 
moment  assez  fort.  On  put  craindre  la  tempête,  et  justement  à  l'in- 
stant où  tout  moyen  d'avancer  paraissait  épuisé,  nous  rencontrâmes 
la  malle  de  Turin  qui  arrivait  en  traîneau  et  commençait  à  descen- 
dre. C'était  le  premier  jour  que  l'on  recourait  à  ce  moyen  de  trans- 
port, dont  l'emploi  est  indispensable  pendant  plusieurs  mois  d'hi- 
ver. La  berline  fut  échangée  contre  les  deux  traîneaux,  et  la  marche 
devint  plus  facile,  sans  être  beaucoup  plus  rapide.  Le  temps  s'é- 
claircit  par  intervalle;  il  y  eut  quelques  lueurs  de  soleil,  bientôt 
noyées  dans  une  pluie  neigeuse,  et  nous  arrivâmes  enfin  à  Coni  à 
neuf  heures  du  soir  :  c'était  dix  heures  plus  tard  qu'il  ne  fallait. 
Cette  course  a  les  apparences,  sinon  la  réalité  du  danger.  Dans  une 
contrée  qu'on  ne  traverse  guère,  elle  vous  conduit  à  une  hauteur 
qu'une  voiture  de  poste  atteint  rarement  par  une  route  raide, 
étroite,  que  rien  ne  sépare  du  précipice,  au  milieu  des  scènes  les 
plus  sauvages  d'une  solitude  de  montagnes.  Elle  vous  fait  traverser 
des  lieux  historiques  semés  de  souvenirs  guerriers,  et  quand  l'hi- 
ver couvre  tout  au  loin  de  son  manteau  de  frimas,  cette  Sibérie  es- 
carpée, ce  montueux  désert,  radieux  de  blancheur,  offre  un  spectacle 
qui  saisit  des  sens  encore  remplis  des  images  riantes  de  la  patrie 
des  orangers.  Le  Mont-Genis,  rendu  plus  accessible,  est  devenu  tel- 
lement civilisé  que  le  col  de  Tende  est  peut-être  la  voie  la  plus  pit- 
toresque pour  entrer  en  Italie.  Lorsque  le  jour  est  clair,  c'est  des 
hauteurs  qui  dominent  Coni,  c'est  d'auprès  de  Tende  même,  par  de 
certaines  embrasures  de  montagne,  qu'on  peut  se  donner  la  vue  la 
plus  vaste  de  ces  grandes  et  célèbres  plaines  qui  vont  jusqu'à 
l'Adriatique,  et  où  la  guerre  a  plus  d'une  fois  décidé  du  sort  du 
monde.  C'est  de  là  que  Napoléon  contempla,  bien  jeune  encore,  ce 
premier  théâtre  de  sa  gloire.  Après  la  prise  de  Toulon,  chargé  d'ar- 
mer les  côtes  de  la  Méditerranée,  il  prit  à  Nice  le  commandement 
en  chef  de  l'artillerie.  Bientôt  Masséna,  en  se  portant  sur  le  col  de 
Tende,  rendit  l'armée  maîtresse  de  toute  la  chaîne  des  Alpes.  «En 
janvier  1795,  Napoléon  (lui-même  il  le  raconte)  passa  une  nuit  sur 
le  col  de  Tende,  d'où,  au  soleil  levant,  il  découvrit  ces  belles  plaines 
qui  étaient  déjà  l'objet  de  ses  méditations.  Italiam,  Italiam!  )■)  Il 
semble  que  ces  mots  si  simples  sont  ici  d'un  saisissant  effet.  Cette 
citation  si  connue,  que  d'Alembert  appliquait  à  la  musique,  devient 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ici  comme  le  programme  de  gloire  du  futur  conquérant,  qui  voit  de 
ses  yeux  le  champ  réel  des  victoires  imaginaires  dont  il  fera  d'im- 
mortelles réalités. 

Nous  ne  vîmes  de  ces  plaines  qu'un  nuage  pluvieux  qui  les  cou- 
vrait tout  entières,  et  à  Goni  nous  commençâmes  à  connaître  l'Italie 
en  hiver.  Quoique  cette  saison  soit  loin  d'y  être  aussi  rigoureuse 
que  dans  le  nord,  je  ne  conseillerai  à  personne  de  trop  compter  sur 
la  réputation  de  son  beau  ciel.  Beyle  ne  veut  pas  qu'on  voie  sans 
soleil  \e  pays  de  la  volupté.  Volupté  à  part,  Beyle  a  raison. 

Goni  est  une  ville  très  italienne,  et  par  un  jour  de  marché  la  po- 
pulation s'y  montre  telle  à  peu  près  qu'en  pareils  jours  celle  de  Plai- 
sance ou  de  Pavie,  voire  celle  de  Rimini  ou  de  Spolète;  il  manque 
■seulement  la  mendicité.  Les  anciens  remparts,  changés  par  les 
Français  en  boulevards  inoffensifs,  laissent  voir  au  loin  les  riches 
campagnes  que  domine  le  plateau  où  la  ville  est  assise;  mais  pour 
nous  la  pluie  noie  le  paysage  :  il  nous  faut  entrer  dans  ces  rues  où 
se  presse  la  foule  ;  on  y  vend  partout  des  journaux  et  des  châtai- 
gnes. Achetons  un  journal.  Je  l'achetai,  et  j'y  trouvai  un  premier 
Turin  avec  ce  titre  :  Les  dernières  réformes  en  France.  Qu'est-ce 
que  cela  voulait  dire?  Je  fus  longtemps  sans  y  rien  comprendre. 
C'était  le  décret  du  24  novembre.  Il  est  donc  vrai,  il  faut  qu'un 
gouvernement  soit  discuté.  C'est  une  nécessité  de  notre  temps  ;  tôt 
ou  tard  tout  le  monde  y  vient. 

Le  Piémont  en  est  là  depuis  longtemps,  et  en  allant  à  Turin  je 
savais  que  j'allais  retrouver  quelque  chose  de  la  liberté  de  Londres. 
On  respire  à  l'aise  dans  ces  endroits-là.  Le  climat  de  Turin  passe 
pour  rigoureux;  il  ne  l'a  pas  été  cette  année.  Cependant  la  ville  n'é- 
tait pas  égayée  par  la  lumière  comme  je  l'avais  vue  au  printemps 
de  1857;  mais  elle  avait  toute  autre  chose  à  faire  qu'à  s'occuper  de 
la  pluie  et  du  beau  temps,  et  le  jour  qui  l'éclairé  dissipe  tous  les 
nuages  et  brille  jusque  sous  un  ciel  orageux. 

11  me  semble  avoir  dit  autrefois  tout  ce  que  j'avais  à  dire  de  Tu- 
rin, et  j'ai  hâte  de  conduire  le  lecteur  en  des  lieux  qui  nous  soient 
plus  nouveaux  ;  mais  quoi  !  est-il  possible  de  quitter  cette  ville  sans 
dire  un  mot  de  ce  qui  lui  est  arrivé  depuis  notre  dernière  visite? 
Aurais-je  fait  la  gageure,  et  pourrais-je  la  tenir,  de  parler  de  l'Italie 
en  1860  sans  efïleurer  la  politique?  Ne  serait-ce  pas  une  affectation 
ou  une  faiblesse  qu'on  ne  saurait  comprendre  ni  me  pardonner?  Et 
ceux  qui  me  voudront  bien  lire  s'attendent-ils  à  ne  trouver  en  moi 
qu'un  amateur  de  musées  et  de  paysages? 

Cependant,  je  l'avoue,  il  m'en  coûte  de  parler  de  l'Italie  politique. 
Des  opinions  si  exclusives  et  des  passions  si  respectables  ont  à  son 
sujet  pris  en  France  une  telle  autorité  et  si  éloquemment  interdit, 


NOTES    d'un   voyage    EN   ITALIE.  301 

si  impérieusement  condammé  la  plus  modeste  dissidence,  le  doute 
le  plus  timide,  quand  ce  doute  et  cette  dissidence  sont  dans  le  sens 
des  espérances  actuelles  de  l'Italie,  que  c'est  une  question  qu'on 
aimerait  à  éviter  quand  on  ne  peut  la  résoudre,  ou  du  moins  qu'on 
ne  voudrait  pas  traiter  à  demi.  Elle  est  grave  et  difllcile,  et  ce  n'est 
pas  en  passant  qu'on  pourrait,  non  pas  échapper,  mais  répondre 
par  avance  aux  arrêts  dédaigneux  d'une  sagesse  absolue  qui  n'admet 
ni  tempérament  ni  incertitude.  J'ajouterai  donc  peu  de  chose  à  ce 
que  j'ai  dit  autrefois  de  l'Italie,  mais  je  ne  rétracterai  rien,  car  il 
faut  bien  avouer  qu'ici  même,  dans  ce  recueil,  dans  ces  notes  de 
voyage  qui  n'avaient  pas  déplu,  j'avais  déjà  dit  que  le  seul  pays  du 
continent  peut-être  que  la  crise  de  18Zi8  n'eût  pas  laissé  abattu  et 
humilié,  c'était  l'Italie.  A  son  peuple  seulement,  cette  crise  énervante 
avait  après  elle  laissé  la  confiance  dans  l'avenir  et  en  lui-même. 
De  lui,  à  ce  qu'il  me  semblait  alors,  devait  venir  le  premier  grand 
événement  qui  occuperait  le  monde.  C'était  chose  évidente  depuis 
dix  ans,  et  parce  que  l'événement  est  venu  en  aide  au  pronostic, 
parce  qu'il  est  arrivé  à  mon  opinion  des  renforts  bien  inattendus,  je 
ne  puis  en  vérité  ni  l'abandonner  ni  la  taire,  et  je  continue  à  être  de 
l'avis  de  ce  qu'ont  fait  nos  soldats. 

Les  événemens,  j'en  conviens,  ont  marché  plus  vite  que  ma  pen- 
sée; ils  m'ont  de  beaucoup  dépassé.  S'il  était  bienséant  de  se  citer 
soi-même,  on  verrait  qu'en  attribuant  au  Piémont  l'initiative  et  la 
direction  du  mouvement  national,  en  croyant  qu'un  certain  agran- 
dissement de  ce  royaume  serait  le  signal  et  le  premier  pas  de  la 
reconstitution  de  la  nationalité  italienne,  je  n'attendais  rien  que  de 
lent,  de  partiel,  de  successif.  Les  évolutions  brusques,  les  plans  sys- 
tématiques, les  résultats  complets  ne  sont  jamais  à  prévoir  ni  à  dé- 
sirer, et  je  ne  me  défends  pas  d'une  certaine  crainte  de  l'absolu.  Je 
me  défie  de  toute  politique  logique  jusqu'au  bout,  et  n'aurais  pas 
conseillé  à  l'Italie  de  s'éprendre  des  conséquences  extrêmes;  mais 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  retirer  un  principe  après  l'avoir  posé, 
et  rien  ne  me  paraît  avoir  ébranlé  cette  idée  fondamentale  :  l'indé- 
pendance et  la  liberté  de  l'Italie  par  l'hégémonie  du  Piémont  et  par 
l'union  de  l'Italie  entière.  Que  naturellement  l'hégémonie  tendît  à 
la  domination  et  l'union  à  l'unité,  cela  est  encore  certain;  que  l'une 
et  l'autre  dussent  arriver  pleinement  à  ce  double  but,  c'est  plus 
douteux.  Ici  commence  le  rôle  de  la  prudence,  l'examen  des  faits, 
l'appréciation  des  droits  acquis,  le  calcul  des  chances  et  des  obsta- 
cles, des  inconvéniens  et  des  avantages,  la  science  de  la  conduite, 
la  part  de  la  nécessité,  en  un  mot  tout  ce  qui  est  obscur  et  litigieux 
dans  la  politique.  Pour  moi,  je  ne  suis  engagé  à  soutenir  que  les 
deux  points  fondamentaux,  et  même  je  me  bornerai  à  rappeler  qu'ils 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ont  rien  de  bien  nouveau  ni  de  bien  hasardé.  Si  l'on  daignait  re- 
venir sur  le  passé,  on  verrait  que  ces  prétendues  inventions  de  la 
fantaisie  ou  de  l'ambition  politique,  que  ces  conceptions,  qui  pas- 
sent pour  si  neuves  et  si  arbitraires,  de  l'esprit  de  système  ou  de 
l'esprit  de  conquête,  s'appuient  sur  bon  nombre  d'antécédens  et 
d'autorités.  Elles  remontent  dans  les  siècles,  les  racines  de  l'arbre 
qui  s'élève.  On  me  pardonnera  peu  de  citer  les  poètes;  cependant, 
quand  il  s'agit  de  constater  une  idée  traditionnelle,  un  .sentiment 
populaire,  la  poésie  a  droit  de  rendre  témoignage.  Qui  dépose  mieux 
qu'elle  de  cette  pensée  irréfléchie  qui  est  chez  elle  à  l'état  d'inspi- 
ration, à  l'état  d'instinct  dans  les  masses?  Or  n'a-t-elle  pas  en  tout 
temps  parlé  de  l'Italie  comme  si  l'Italie  existait?  Ne  lui  a-t-elle  pas, 
dans  ses  gémissemens  comme  dans  ses  imprécations,  prêté  une  unité 
persistante,  et  n'est-ce  pas  à  l'Italie  entière  que  Dante  reproche 
d'être  un  navire  sans  nocher  (1)?  Pétrarque,  Dante,  Filicaja,  Alfieri, 
Leopardi,  expriment  un  sentiment  confus,  mais  indestructible,  en 
faveur  de  cette  patrie  commune  qui  a  traversé  les  siècles  dans  le 
monde  de  la  pensée.  Et  le  grand  poète  qui  l'a  tant  aimée  et  si  bien 
décrite  qu'il  semble  s'y  être  naturalisé  par  son  génie,  lord  Byron, 
s'inspirant  des  pensées  de  Dante,  ne  le  faisait-il  pas  parler  ainsi  : 

«  Oui,  oui,  la  terre  cUAusonie  a  des  cœurs,  et  des  mains,  et  des  bras, 
et  des  armées  à  diriger  contre  l'oppression;  mais  combien  l'effort  serait 
vain,  tant  que  la  division  sème  encore  des  germes  d'inimitié  et  de  faiblesse, 
tant  que  l'étranger  fait  sa  moisson  spoliatrice!  0  mon  beau  pays,  si  long- 
temps tenu  dans  l'abaissement,  toi,  si  longtemps  le  tombeau  des  espérances 
de  tes  enfans,  lorsqu'il  ne  faudrait  qu'un  seul  coup  pour  briser  la  chaîne, 
le  vengeur  tarde,  il  tarde  encore;  le  doute  et  la  discorde  marchent  entre 
les  tiens  et  toi ,  et  prêtent  des  forces  à  tout  ce  qui  veut  t'accabler.  Que  te 
manque-t-il  donc  pour  te  faire  libre  et  pour  montrer  ta  beauté  dans  tout 
son  éclat?  Rendre  les  Alpes  infranchissables,  et  nous,  ses  fils,  nous  le  pou- 
vons en  faisant  une  seule  chose,  —  nous  unir.  » 

Her  sons,  may  do  tins  witli 
And  we  onc  docd  —  unité  (2)  ! 

Mais  ce  sont  là  des  poètes,  répondra-t-on  toujours.  Je  pourrais 
dire  que  pour  moi  il  n'y  a  pas  deux  manières  de  penser  et  de  sentir, 

(l)  Je  laisse  ces  notes  telles  qu'elles  ont  été  écrites  au  retour  du  voyage  qui  en  a  été 
l'occasion.  On  n'y  trouvera  donc  pas  d'allusion  au  grand  et  douloureux  événement  qui 
depuis  a  frappé  l'Italie.  L;i  Providence  semblait  avoir  donné  à  son  navire  1p  nocher  que 
réclamait  Dante.  Puisse  l'Italie  ne  l'avoir  pas  perdu  pour  jamais  en  perdant  M.  de  Ca- 
Tour  !  Son  nom  ne  sera  écrit  que  cette  fois  dans  ces  pages.  Il  faudrait  un  plus  sérieux 
travail  pour  parler  de  cet  homme  d'étut  comme  en  park-ra  l'histoire. 

(■2)  The  Pmphecij  of  Dante,  n. 


NOTES    d'un    voyage    EN    ITALIE.  303 

l'une  avec  l'imagination,  l'autre  avec  la  raison,  et  je  tiendrais  pour 
singulièrement  frivole  celui  qui  ferait  si  peu  de  cas  de  la  parole  hu- 
maine que  tout  ce  qu'il  a  entendu  et  répété  des  années  se  perdît 
comme  un  vain  son,  dès  qu'il  faut  agir  ou  juger  des  faits.  Quel  fu- 
tile passe- temps  que  de  se  plaire  incessamment,  de  Corinne  à 
Childc-ILinM,  à  relire  les  conseils  et  les  vœux  du  génie  pour  le 
réveil  et  l'indépendance  de  l'Italie,  puis,  le  jour  du  réveil  venu, 
l'heure  de  l'indépendance  sonnée,  de  rayer  ces  mots  comme  nuls, 
de  traiter  en  rêves  d'enfans  tous  les  souhaits,  tous  les  appels,  toutes 
les  prophéties  qu'on  accueillait  avec  un  apparent  enthousiasme,  et 
d'insulter  à  ce  qu'on  feignait  d'espérer!  Pour  moi,  je  l'avoue,  je 
n'en  suis  pas  venu  à  mépriser  à  ce  point  les  mots  ni  les  idées  dont 
l'humanité  a  paru  s'émouvoir,  et  je  n'ai  point  vécu  cinquante  ans  à 
réciter  des  fables.  Je  tiens  pour  sérieux  le  poète  qui  a  dit  : 

Dans  tes  fils  réunis  cherche  ton  Roméo, 
Nohle  et  suinte  Italie,  ô  mère  du  vrai  beau! 

Mais  puisqu'à  d'autres  il  faut  d'autres  témoignages,  voici  ce  que 
pensaient  il  y  a  longtemps,  de  ces  récentes  chimères  tant  insultées, 
trois  hommes  qu'on  peut  en  croire  sur  l'Italie,  et  qui  ne  jugeaient 
point  en  poètes  lyriques  les  affaires  du  monde,  Machiavel,  Napoléon 
et  Rossi. 

Le  livre  du  Prince  se  termine  par  un  chapitre  intitulé  :  Exiior- 
iation  à  délivrer  l'Italie  des  Barbares,  et  ce  chapitre  finit  ainsi  : 

«  On  ne  devait  pas  laisser  passer  pour  Tltalie  cette  occasion  de  voir,  après 
tant  de  temps,  apparaître  son  rédempteur.  Je  ne  puis  exprimer  avec  quel 
amour  il  eût  été  reçu  dans  toutes  les  provinces  qui  ont  souffert  des  inon- 
dations étrangères,  avec  quelle  soif  de  vengeance,  avec  quelle  foi  obstinée, 
avec  quelle  affection  pieuse,  avec  quelles  larmes  !  Où  sont  les  portes  qui  se 
fermeraient  devant  lui,  les  peuples  qui  lui  refuseraient  soumission,  l'envie 
qui  se  lèverait  contre  lui,  l'Italien  qui  lui  dénierait  obéissance?  Pour  tous, 
c'est  la  peste  que  cette  domination  des  Barbares.  » 

Voilà  pour  la  haine  de  l'étranger.  Venons  à  l'initiative  et  à  l'in- 
fluence du  Piémont  : 

«  Le  Piémont  seul,  écrivait  Rossi  en  1829  (1),  a  encore  une  force  natio- 
nale. La  rivalité  contre  l'Autriche,  le  sentiment  que  l'Italie  a  besoin  de  la 
dynastie  de  Savoie,  la  cessation  des  persécutions,  l'espoir  que  les  voeux  des 
amis  de  la  liberté  pourront  un  jour  se  réaliser,  et  la  conduite  franche, 
loyale,  du  roi  défunt,  ont  conservé  les  liens  entre  le  gouvernement  et  la 
nation,  malgré  les  événemens  de  1821,  et  même  dans  le  cœur  des  proscrits. 

(1)  De  l'État  de  l'Italie,  1829. 


304  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  Piémont  est  en  Italie  le  seul  gouvernement  non  étranger  qui  ait  une 
force  morale  et  matérielle  à  la  fois ,  car  les  Piémontais  et  les  Génois  sont 
fort  braves,  et  l'armée  est  bien  organisée.  Le  jour  où  le  roi  de  Piémont  con- 
sentira à  faire  ce  qu'il  aurait  déjà  dû  faire  en  I8IZ1,  le  jour  où  il  accordera 
à  ses  deux  peuples  des  institutions  raisonnables  où  le  tiers-état  et  la  no- 
blesse trouvent  également  leur  place,  le  jour  où  par  cela  seul  il  s'émanci- 
pera de  cette  espèce  de  dépendance  anti-nationale  dans  laquelle  il  paraît 
être  maintenant  vis-à-vis  de  l'Autriche,  ce  jour-là  il  raffermira  les  bases  de 
son  trône,  il  doublera  la  force  de  l'état,  et  il  attirera  sur  lui  les  regards  et 
les  bénédictions  de  l'Italie.  » 

De  cette  concentration  des  espérances  et  des  forces  de  l'Italie 
sous  la  direction  du  Piémont  à  l'unité  politique,  il  y  a  une  certaine 
distance;  mais  à  qui,  si  ce  n'est  à  la  nation  italienne,  de  savoir  si 
cette  distance,  elle  la  veut  franchir?  Quant  à  l'unité  en  elle-même, 
si,  comme  toute  grande  nouveauté  historique,  elle  peut  provoquer 
le  doute  et  l'hésitation,  voyons  pourtant  si  elle  n'est  qu'une  fiction 
tombée  d'hier  dans  quelques  esprits  fantasques. 

On  ne  peut  écrire  une  ligne  siu-  l'Italie  sans  se  reporter  à  l'un  des 
plus  beaux  morceaux  de  géographie  politique  et  militaire  qui  aient 
été  écrits,  à  cette  description  de  l'Italie  tracée  de  la  même  main  qui 
tint  l'épée  d'Arcole  et  de  Marengo.  Elle  se  trouve  dans  un  des  plus 
importans  ouvrages  qui  aient  paru  de  nos  jours.  Il  est  vrai  que  cet 
important  ouvrage  est  un  des  livres  qu'on  lit  le  moins,  et  le  public 
se  souvient  à  peine  que  Napoléon  a  écrit  des  mémoires.  C'est  dans 
le  premier  volume  de  ces  mémoires,  consacré  presque  entier  à  l'Ita- 
lie, qu'après  l'avoir  décrite  en  maître,  il  s'arrête  et  se  dit  :  «L'Italie 
isolée  dans  ses  limites  naturelles,  séparée  par  les  mers  et  par  de 
très  hautes  montagnes  du  reste  de  l'Europe,  semble  être  appelée  à 
former  une  grande  et  puissante  nation  ;  »  mais  aussitôt  il  cherche  et 
donne  avec  la  sagacité  du  plus  expérimenté  des  hommes  de  guerre 
les  raisons  prises  de  la  configuration  de  ce  pays ,  et  qui  ont  été  la 
cause  de  ses  malheurs  et  des  succès  de  ses  ennemis.  Cependant  il  ne 
voit  pas  là  un  insurmontable  obstacle ,  et  il  termine  par  ces  mots  : 
«  Quoique  le  sud  de  l'Italie  soit  par  sa  situation  séparé  du  nord,  l'Italie 
est  une  seule  nation;  l'unité  de  mœurs,  de  langage,  de  littératiu'e, 
doit  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné  réunir  enfin  ses  habitans 
sous  un  seul  gouvernement.  »  Voilà  les  paroles  mêmes  de  Napoléon. 
Sont-elles  prophétiques?  L'avenir  nous  l'apprendra. 

Ajouterai-je  que  l'empereur  continue  ensuite  ses  conseils  à  cette 
monarchie  (c'est  le  nom  qu'il  lui  donne)  dont  il  salue  de  loin  la 
naissance?  Dirai-je,  au  risque  d'encourager  une  opinion  que  je  ne 
partage  pas,  qu'il  s'occupe  même  de  rechercher  quel  lieu  serait  le 
plus  propre  à  devenir  sa  capitale?  Il  ne  voit,  remarquez  ceci,  d'hé- 


AOTES    D  UN    VOYAGE    EN    ITALIE.  305 

sitation  possible  qu'entre  deux  villes  :  Venise  et  Rome,  les  seules 
grandes  cités  restées  en  dehors  de  la  monarchie  nouvelle;  puis  il  les 
compare,  et  il  conclut  ainsi  :  «  Nous  pensons,  quoiqu'elle  n'ait  pas 
toutes  les  qualités  désirables,  que  Rome  est  sans  contredit  la  capi- 
tale que  les  Italiens  choisiront  un  jour.  »  Nous  rapportons  cette  con- 
clusion sans  y  souscrire.  Napoléon  ne  tenait  pas  compte  apparem- 
ment d'une  olDJection  que  tout  le  monde  connaît,  et  qui  ne  peut  être 
levée  par  la  force  :  cette  objection  subsiste,  et  son  autorité  ne  la 
supprime  pas;  mais  il  reste  que  l'homme  peut-être  qui  a  le  mieux 
connu  l'Italie,  l'homme  qui  l'a  deux  fois  conquise  et  longtemps  gou- 
vernée, croyait  à  l'unité  de  l'Italie. 

Cette  unité  doit-elle  être  absolue?  Je  me  défie  trop  de  l'unité  en 
toute  chose  pour  l'afiîrmer,  et  si  l'on  proposait  à  la  monarchie  ita- 
lienne de  choisir  entre  l'annexion  de  Venise  et  celle  de  Naples,  elle 
devrait  opter  mille  fois  pour  la  Vénétie.  Je  ne  prétends  dire  qu'une 
chose  :  ce  qui  se  passe  ne  vient  pas  d'un  caprice  du  moment,  car 
c'est  l'accomplissement  de  certaines  opinions  que  je  laisse  sous  la 
protection  des  noms  qui  les  recommandent.  Pour  moi,  sans  épouser 
aucun  système  et  quoi  qu'il  advienne  de  l'Italie,  mes  vœux  sont 
pour  elle ,  c'est-à-dire  pour  qu'elle  ne  soit  qu'italienne.  Et  nous 
irons,  si  vous  le  trouvez  bon,  porter  ce  vœu  à  la  madone  de  la  Char- 
treuse de  Pavie. 


III.   —   LA    CHARTREUSE    DE    PAVI£. 

J'ai  revu  Milan  sans  canons  autrichiens  braqués  sur  la  place. 
Cette  belle  ville  est  rendue  à  elle-même  :  il  n'y  a  plus  rien  à  sou- 
haiter aux  Lombards  qu'une  seule  chose,  la  persévérance;  mais  la 
cathédrale,  mais  Saint- Ambroise,  le  musée,  l'Ambrosienne ,  l'hôpi- 
tal Majeur,  mais  le  Cenacolo,  l'aspect  original  de  cette  cité,  qui 
semble  à  la  fois  du  nord  et  du  midi,  tout  cela  forme  toujours  un 
spectacle  qui  se  grave  dans  la  mémoire,  et  j'aurais  peine  à  choisir 
entre  Milan,  Florence  et  Rome.  L'architecture  de  l'hôpital  Majeur 
est  un  élégant  chef-d'œuvre  de  la  renaissance.  La  Brera  m'a  en- 
chanté par  ses  Luini,  et  le  Mariage  de  la  Vierge  de  Raphaël  ne 
m'avait  jamais  paru  une  chose  aussi  exquise.  Luini  encore  et  sur- 
tout Léonard  triomphent  à  l'Ambrosienne.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'arc 
de  triomphe  de  l'Esplanade  qui,  dans  sa  froideur  solennelle,  ne  soit 
une  digne  représentation  monumentale  du  génie  des  arts  tel  qu'il 
était  sous  l'empire,  grave  et  timide,  fier  et  gêné,  servilement  noble, 
comme  bien  d'autres  choses...  Mais  il  y  aurait  trop  à  dire  de  Milan, 
si  on  se  laissait  aller,  et  il  ne  faut  pas  manquer  cette  fois  cette  char- 

TOME   XXXIV.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

treuse  tant  prônée.  Quittons  la  ville  pour  le  désert.  Et  quel  singulier 
désert  ! 

Les  Visconti  se  partageaient  la  Lombardie.  Jean  Galeas  régnait 
modestement  à  Pavie,  tandis  que  Bernabo,  son  oncle  et  son  beau- 
père,  dominait  à  Milan  avec  la  rudesse  d'un  despote  et  l'ambition 
d'un  conquérant.  Le  neveu  semblait  comme  enseveli  dans  les  hum- 
bles devoirs  d'une  dévotion  minutieuse,  lorsqu'on  passant  près  de 
Milan  pour  aller  en  pèlerinage  à  la  madone  del  Monte,  près  de  Va- 
rèse,  il  fit  prendre  et  garrotter,  avec  toute  sa  famille,  Bernabo,  qui 
était  venu  k  sa  rencontre;  il  l'enferma  dans  le  château  de  Trezzo,  et 
l'y  laissa  mourir,  empoisonné  trois  fois  (1385).  Maître  de  toute  la 
Lombardie,  il  étendit  son  pouvoir  au  loin,  jusqu'à  Spolète,  jusqu'à 
Pérouse;  menaçant  Rome  même,  il  convoita  ce  titre  de  roi  des  Lom- 
bards, qui  ne  devait  pas  renaître  encore,  et  rêva  cette  unité  de  l'Ita- 
lie à  laquelle  travaillaient  plus  innocemment  Pétrarque  et  Boccace. 
Heureusement  l'instinct  d'un  ambitieux  en  fait  souvent  l'instru- 
ment de  quelque  grande  pensée  qu'il  sert  par  ses  passions  et  par 
ses  fautes.  Le  premier  duc  de  Milan  avait  cette  piété  de  son  temps, 
qui  ne  se  passait  le  crime  qu'à  la  condition  de  la  pénitence,  et  il 
crut  s'absoudre  d'une  trahison  suivie  d'assassinat  en  détachant  de 
son  parc  de  Mirabello,  qui  avait  clos  de  nuu*  cinq  milles  de  tour, 
un  terrain  pour  y  fonder  un  couvent  de  chartreux.  On  dit  même 
qu'il  ne  fit  en  cela  qu'accomplir  un  vœu  de  Catherine  Visconti,  sa 
femme,  qui  n'était  pas  apparemment  sans  quelque  inquiétude  au 
souvenir  de  la  mort  de  son  père.  Il  posa  en  grande  pompe  la  pre- 
mière pierre  de  la  nouvelle  chartreuse  le  8  septembre  1396,  et  deux 
ans  après  il  y  installa,  avec  une  bonne  dotation,  vingt-cinq  moines 
■et  leur  prieur,  auxquels  à  sa  mort,  survenue  en  1402,  son  testa- 
ment laissait  un  riche  domaine,  dont  le  revenu  devait,  pour  une  par- 
tie, servir  à  la  construction  et  à  l'ornement  de  l'édifice,  et  passer 
aux  pauvres  quand  l'église  et  le  couvent  seraient  achevés.  Aussi  l'ou- 
vrage dura-t-il  longtemps;  mais  le  résultat  fut  magnifique,  et  ainsi 
fut  élevé  le  monastère  le  plus  beau  peut-être,  dit  Guicciardin,  qui 
soit  en  Italie.  On  mit  à  le  finir  cent  quarante-six  ans.  Il  en  fallut  da- 
vantage pour  achever  le  tombeau  de  Galeas  Visconti,  qui  avait  cru 
se  bâtir  une  sépulture  expiatoire,  et  quand  tout  fut  prêt  pour  rece- 
voir ses  restes,  on  avait  oublié  dans  quel  lieu  on  les  avait  mis,  et  sa 
tombe  est  restée  un  cénotaphe.  Louis  le  More,  ce  Sforza  qui  détrô- 
nait son  neveu,  se  fit  proclamer  duc  de  Milan  par  le  peuple,  consa- 
cra l'église  cent  un  ans  après  qu'elle  avait  été  commencée,  et,  plus 
heureux  que  le  fondateur,  il  repose,  ainsi  que  Béatrice  d'Esté,  sa 
femme,  dans  le  même  transept  où  Galeas  n'a  qu'un  vide  mausolée. 
C'est  ce  Louis  le  More  qui,  concevant  aussi  à  sa  manière  l'indépen- 


NOTES    d'un    voyage    EN    ITALIE.  307 

clance  de  l'Italie,  y  appela  les  Français  comme  diversion,  et,  de 
Charles  VIII  à  Napoléon  I",  fit  de  sa  patrie  le  prix  de  la  lutte  entre 
l'Autriche  et  la  France. 

On  quitte  à  Torre  del  Mangano  la  belle  route  bordée  de  canaux 
et  d'arbres  qui  mène  de  Milan  à  Pavie,  et,  tournant  à  angle  droit 
par  une  avenue  plantée,  on  arrive  en  face  de  la  porte  d'un  grand 
bâtiment  carré  d'apparence  assez  commune.  Sous  le  porche,  des 
fresques  dégradées  sont  attribuées  à  Bernardino  Luini.  C'est  l'en- 
trée d'une  vaste  cour  fermée  dont  le  côté  droit  est  occupé  par  une 
espèce  de  château  servant  jadis  d'hospice  aux  pieux  ou  curieux  visi- 
teurs de  la  chartreuse.  Le  fond  de  la  cour  est  fermé  par  une  façade 
de  marbre  blanc,  celle  de  l'église,  ainsi  dédiée  :  Mtiriœ  Virginî, 
Matri,  Filiœ,  Sponsrv  Dci.  Le  dernier  titre  abuse  un  peu  de  la  mé- 
taphore; mais  on  est  plus  occupé  de  regarder  le  monument  que  de 
critiquer  les  inscriptions. 

Le  président  de  Brosses  a  la  réputation  d'un  homme  de  goût,  et 
même  il  la  mérite.  Voici  pourtant  comment  il  juge  cette  galimafrée 
de  tous  les  ornemens  imaginables.  <(  Gela  ne  laisse  pas  de  faire  un 
coup  d'oeil  qui  amuse  la  vue,  car  il  y  a  par-ci  par-là  de  bons  mor- 
ceaux; mais  c'est  toujours  du  gothique.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe, 
mais  qui  dit  gothique  dit  presque  infailliblement  un  mauvais  ou- 
vrage. »  Assurément  il  se  trompait,  on  n'en  doute  pas  aujourd'hui, 
et  il  faut  ajouter  que  le  gothique  n'avait  que  faire  ici.  On  n'en  trou- 
verait guère  de  traces  dans  l'église  entière.  Quant  à  la  galima- 
frée, c'est  une  façade,  œuvre  de  la  renaissance,  dans  ce  goût  dit 
de  cinquecento,  qui  n'attend  l'effet  d'ensemble  que  de  l'accumula- 
tion des  détails.  Aussi,  quoique  assez  haute  et  assez  large,  paraît- 
elle  d'abord  relativement  petite  à  cause  de  la  multitude  de  ses  orne- 
mens. Il  a  fallu  les  diminuer,  afin  d'en  mettre  tant.  C'est  une  telle 
profusion  de  pilastres  et  de  colonnettes  en  candélabres,  de  niches, 
de  médaillons,  de  compartimens  divers,  de  bas-reliefs  et  de  sta- 
tues, d'encadremens  et  de  moulures,  qu'on  dirait  un  de  ces  cabinets 
d'ivoire  travaillés  avec  un  art  patient  qui  s'ingénie  à  faire  de  jolis 
chefs-d'œuvre.  C'est,  au  premier  abord,  de  la  sculpture  d'ébénisterie; 
c'est  un  meuble  en  marbre.  Cependant,  en  regardant  plus  longtemps, 
la  beauté  d'exécution,  le  mérite  des  parties  relèvent  l'impression 
générale,  et  l'on  arrive  à  une  admiration  qui  n'est  pas  du  premier 
ordre,  à  celle  qu'on  doit  au  produit  combiné  du  talent  et  de  la  ma- 
gnificence réunis  dans  une  pensée  sans  grandeur  et  sans  génie.  Le 
peintre  Ambroise  de  Fossano,  nommé  souvent  le  Borgognone,  a  des- 
siné ce  vaste  cadre  que  des  sculpteurs  habiles,  Jean-Antoine  Ama- 
deo,  iMarc-Aurèle  Agrate,  Jean-Jacques  délia  Porta,  Augustin  Busti 
dit  le  Bambaja,  Christophe  Solari  dit  le  Gobbo,  ont  rempli  d'œuvres 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dignes  d'être  vues  isolées  et  admirées  pour  elles-mêmes.  Malheureu- 
sement ce  splendide  placage,  un  peu  lourd  faute  d'un  couronnement 
qui  se  fait  attendre  encore,  n'est  pas  en  parfaite  harmonie  avec  le 
reste  du  monument  extérieur.  En  regardant  celui-ci,  on  a  peine  à 
comprendre  qu'il  soit  l'ouvrage  de  Heinrich  von  Gmunden,  l'Enrico 
da  Gamodia  des  Italiens,  premier  auteur  de  la  cathédrale  de  Milan. 
Woods  a  eu  raison  d'en  douter,  n'y  trouvant  point  de  réminiscence 
de  l'architecture  du  nord.  De  nouvelles  recherches  ont  rendu  la 
Chartreuse  de  Pavie  à  Jacques  Gampion,  qui  fut  choisi  par  Galeas 
Visconti,  et  cessa,  pour  ce  nouveau  travail,  d'être  attaché  à  la  con- 
struction du  dôme  de  Milan.  On  lui  dut  ainsi  une  large  église  en 
briques  taillées,  en  tenvi  coita,  qui  ne  manque  ni  de  richesse  ni  d'é- 
légance, d'un  style  lombard  de  la  renaissance  ou  romanesque  en  tran- 
sition, qu'on  définirait  malaisément,  mais  qui  n'est  pas  désagréable, 
peut-être  comparable  à  celui  de  Sainte-Marie-des-Grâces  de  Milan. 
Le  plus  beau  modèle  de  ce  style  me  paraît  être  le  grand  hôpital  de 
cette  ville,  dont  la  façade  centrale  et  la  vaste  cour,  ouvrage  du  Flo- 
rentin Antonio  Filarete,  sont  un  des  meilleurs  morceaux  d'architec- 
ture civile  qu'on  puisse  voir.  La  cour  célèbre,  et  justement  célèbre, 
de  notre  hôtel  des  Invalides  paraît  bien  lourde  auprès  de  cette  élé- 
gance. 

Mais  enfin,  après  avoir  difficilement,  laborieusement  obtenu  la 
sensation  que  peut  produire  le  dehors  de  la  Chartreuse,  il  faut  y 
entrer,  et  l'on  ne  manquera  pas  d'être  frappé,  sinon  de  la  disposition 
générale,  au  moins  de  la  splendeur  intacte  de  ce  trésor  de  choses 
précieuses.  C'est  un  écrin  de  bijoux  religieux,  et  pourtant,  tout  bi- 
joux qu'ils  sont,  on  ne  veut  pas  que  les  femmes  les  voient  de  près  : 
elles  ne  sont  admises  que  dans  la  nef;  une  consigne  sévère  leur 
ferme  le  chœur  et  les  chapelles  latérales.  Cette  défense  un  peu  sau- 
vage s'explique  au  moins  ici,  parce  qu'elle  est  prononcée  moins 
contre  les  femmes  que  contre  les  chartreux.  Cette  prohibition,  assez 
commune  en  Italie,  n'a  pas  partout  cette  excuse  plausible,  encore 
qu'un  peu  grossière.  Heureusement  le  gardien,  homme  attentif  et 
intelligent,  a  soin  d'indiquer  aux  visiteuses  la  meilleure  place  pour 
voii-  du  bord  de  chaque  grille  ou  balustrade  ce  dont  il  leur  défend 
d'approcher.  L'inspection  doit  en  être  longue  pour  être  intéres- 
sante, car  il  n'y  a  point  ici  de  ces  beautés  hors  ligne  vers  lesquelles 
il  faut  marcher  en  ne  donnant  au  reste  qu'un  coup  d'œil,  mais  une 
profusion  d'excellentes  choses,  de  jolies  choses,  de  curiosités  pré- 
cieuses, qui  font  de  cette  église  un  monument  unique  du  luxe  de 
l'art  religieux  en  Italie. 

C'est  une  croix  latine,  avec  bas  côtés  bordés  de  quatorze  cha- 
pelles, et  dont  les  bras  contiennent  trois  autels ,  en  comptant  celui 


NOTES    d'LX    voyage    EX    ITALIE.  309 

du  chœur.  Partout  on  admire  le  même  soin  et  la  même  magnifi- 
cence. Les  riches  métaux  richement  ciselés,  les  marbres  rares  et  va- 
riés travaillés  finement  et  assortis  avec  goût,  une  décoration  opu- 
lente en  fresques ,  en  tableaux ,  en  statues ,  le  fini  des  détails  et  le 
fini  de  l'ensemble,  tout  se  réunit  pour  faire  de  cette  église  un  des 
meilleurs  échantillons  à  étudier,  si  l'on  veut  un  moment  considérer 
un  côté  de  l'art  qu'on  ne  retrouve  guère  hors  de  l'Italie  :  c'est  le 
côté  par  où  les  artistes  de  ce  pays  pourraient  n'être  envisagés  que 
comme  ornemanistes  et  décorateurs.  Quelques-uns  de  ceux  dont  les 
œuvres  parent  la  Chartreuse  méritent  un  titre  beaucoup  plus  élevé; 
cependant,  à  l'exception  duGuerchin,  du  Pérugin,  de  Luini,  la  plu- 
part ne  peuvent  être  promus  au  premier  rang,  et  le  Borgognone, 
Camille  Procaccini,  Gaudenzio  Ferrari,  Pierre  Mazuchelli,  dit  le 
Morazzone,  Jean  Crespi,  dit  le  Cerano,  et  Etienne  Danedi  ou  le 
Montalto  ne  sont  pas  de  ces  noms  que  tout  le  monde  est  obligé 
de  savoir. 

Je  conseillerais  cependant  d'étudier  ici  leurs  œuvres  et  leur  ma- 
nière, car  on  rencontrera  plus  d'un  de  ces  noms  dans  le  reste  de 
l'Italie,  et  tous  les  ouvrages  d'un  peintre  de  quelque  valeur  augmen- 
tent de  prix,  dès  qu'on  s'est  assez  familiarisé  avec  son  style  pour  le 
reconnaître  à  première  vue  et  le  comparer  dans  les  diverses  appli- 
cations et  les  âges  divers  de  son  talent.  J'avais  noté  dans  ce  dessein 
un  remarquable  tableau  à  six  compartimens,  qui  semble  au  plus 
tard  du  temps  du  Pérugin,  et  tout  à  fait  digne  des  amateurs  de  cette 
époque  de  la  peinture.  Le  nom  de  l'auteur,  Macrino  d'Alba,  m'était 
nouveau,  et  je  l'avais  écrit  pour  y  penser  dans  l'occasion.  Je  ne  l'ai 
pas  retrouvé  dans  toute  l'Italie.  Beaucoup  de  tableaux  et  plus  en- 
core de  fresques,  m'ont  au  contraire  frappé  par  un  air  moderne  qui 
n'en  fait  guère  que  de  fraîches  décorations.  Plus  d'attention  est  due 
aux  œuvres  des  sculpteurs,  qui  peut-être  ont  la  meilleure  part  dans 
la  parure  de  la  Chartreuse.  Le  tombeau  de  Galeas  Visconti,  ouvrage 
considérable,  sorte  d'édifice  dans  le  goût  de  nos  tombeaux  des  Va- 
lois à  Saint-Denis,  et  auquel  ont  coopéré  Pellegrino,  Amadeo,  Délia 
Porta,  est  une  chose  véritablement  belle,  et,  quoique  moins  impor- 
tantes, les  tombes  de  Louis  le  More  et  de  Béatrice  sont  assurément 
d'une  valeur  égale.  Leurs  statues,  couchées  chacune  sur  un  mauso- 
lée séparé  et  dues  au  ciseau  du  Gobbo,  intéressent  celui  dont  la  mé- 
moire est  encore  toute  remplie  de  leurs  deux  portraits,  qu'on  voit 
à  l'Ambrosienne.  Léonard  de  \inci  a  été  égal  à  lui-même  dans  ces 
deux  peintures,  surtout  dans  le  profil  de  la  femme,  chef-d'œuvre 
d'une  vérité  charmante,  où  l'art  le  plus  exquis  atteint  à  la  naïveté  la 
plus  parfaite.  On  reconnaît  un  peu  cette  image,  dont  le  souvenir  est 
ineffaçable,  dans  la  tête  de  la  statue  du  tombeau,  et  il  est  vrai  cet 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

éloge  donné  à  Christophe  Solari,  qu'il  a  su  conserver  dans  la  mort 
tout  le  souvenir  de  la  vie. 

Les  deux  autels  du  transept  et  le  maître-autel,  gardé  par  une 
grille  qui  semble  d'or,  offrent  une  somptuosité  orientale,  et  ne  pour- 
raient se  décrire  que  par  les  détails.  Les  deux  sacristies  sont,  peu 
s'en  faut,  aussi  riches  en  objets  d'art  que  les  chapelles,  et  tout  l'in- 
térieur du  couvent  mérite  d'être  visité.  Il  y  a  deux  cloîtres  dont  les 
colonnettes  simples  et  les  arceaux  à  plein  cintre  excluent  toute  idée 
du  gothique  que  l'auteur  de  la  description  officielle  qu'on  vend  sur 
place  a  prétendu  retrouver  dans  l'église.  Une  des  cours  est  close  par 
des  lignes  de  cellules,  ou  plutôt,  selon  la  règle  de  l'ordre,  de  mai- 
sons composées  de  trois  pièces,  une  au  rez-de-chaussée,  deux  au 
premier  étage,  et  qui  sont  pour  chacun  des  chartreux  un  véritable 
ermitage.  Çà  et  là,  dans  les  bâtimens  de  service,  l'art  se  montre  en- 
core :  c'est  un  lavoir  où  l'on  peut  admirer  de  bonnes  sculptures; 
c'est  une  fresque  de  Bernardino  Luini  représentant  la  Vierge  et  l'En- 
fant, qui  tient  une  fleur  incarnat,  le  meilleur  souvenir  de  peinture 
que  m'ait  laissé  la  Chartreuse  de  Pavie. 

On  quitte  à  regret  ce  vaste  dépôt  de  richesses  ensevelies  dans  une 
solitude  par  les  soins  des  moins  mondains,  des  plus  austères  des 
religieux.  Plusieurs  générations  de  chartreux,  disposant  d'un  re- 
venu considérable,  qu'ils  ne  pouvaient  garder  qu'autant  qu'ils  le 
consacraient  à  l'achèvement  de  leur  maison,  se  sont  attachées  à  dé- 
corer un  édifice  dont  le  nom  réveille  l'idée  d'un  âpre  séjour  de  souf- 
france et  d'effroi  dans  une  solitude  sauvage.  Des  cénobites  qui  ne 
portent  pas  de  linge  ont  bâti  un  palais  des  Mille  et  Une  Nuits.  Rien 
ne  ressemble  moins  à  la  Crande-Chartreuse  que  ce  monument  his- 
torié, qui  fait  certes  plus  penser  à  François  P'"'  qu'à  saint  Bruno.  On 
dirait  la  chapelle  d'un  Versailles  de  la  renaissance:  mais  ce  nom  de 
François  P'""  rappelle  que  nous  sommes  aux  environs  de  Marignan 
[Melegnano),  le  lieu  où  Galeas  est  mort,  et  d'où  partit  procession- 
nellement  Louis  Sforza  pour  venir,  en  lZi97,  présider  à  la  consécra- 
tion de  Péglise.  Vingt-huit  ans  après,  on  amenait  ici  François  P% 
fait  prisonnier  à  la  bataille  de  Pavie,  dans  le  parc  de  Mirabello,  et  il 
entendait  en  entrant  les  religieux  chanter  ce  verset  du  psaume  118  : 
Bnnum  milii  quia  humiliasli  me  nt  clisrmn  justifirationes  tuas.  On 
dit  qu'il  se  mit  à  chanter  avec  eux  en  prenant  pour  lui  la  fortuite 
allusion. 

Au  nombre  des  ornemens  qu'on  admire  dans  ce  temple  sont  les 
devans  d'autel,  tous  en  incrustations  de  pierres  dures,  égales  à  ce 
qu'en  ce  genre  Florence  a  de  mieux.  C'est  l'ouvrage  de  plusieurs 
générations  d'une  famille  Sacchi,  Valère,  André,  Charles,  etc.,  qui 
s'est  \^\\(iQ  près  de  la  Chartreuse,  et  à  qui  tel  autel  a  coûté  dix  ans 


NOTES    d'un    voyage    EX    ITALIE.  311 

de  travail.  Chose  assez  triste,  cette  famille  réside  encore  aux  envi- 
rons, et,  n'ayant  plus  à  faire  de  mosaïques  en  incrustations,  elle 
ne  se  compose  plus  d'artistes,  mais  de  maçons.  Cette  décadence 
s'accorde  assez  avec  le  destin  de  ce  monument,  enrichi  d'abord  à  si 
grands  frais  par  des  soins  tant  prolongés ,  et  qui ,  vei's  une  certaine 
époque,  est  resté  comme  abandonné  à  l'action  du  temps,  par  qui 
tout  décline.  Cependant,  à  l'intérieur  du  moins,  la  main  du  temps 
n'a  laissé  qu'une  empreinte  légère,  et  la  façade,  à  peine  mutilée 
dans  quelqu'une  de  ses  mille  figurines,  ne  trahit  son  âge  que  par 
la  couleur  de  rouille  qui  a  succédé  à  la  blancheur  de  plusieurs  de 
ses  marbres.  Des  réparations  peu  dispendieuses  rendraient  au  mo- 
nument tout  son  éclat ,  et  la  seule  opération  coûteuse  serait  de  ter- 
miner le  faîte  carré  de  la  façade  par  l'un  des  deux  projets  qui  n'ont 
point  été  exécutés,  le  groupe  de  l'Assomption  soutenu  par  quatre 
anges,  ou  un  fronton  orné  d'acrotères  et  de  statues.  Cette  façade  y 
perdrait  l'aspect  de  lourdeur  dont  la  multiplicité  de  ses  sculptures 
ne  la  délivre  pas. 

Mais  ce  travail  de  restauration  sera-t-il  jamais  entrepris?  Le  cou- 
vent a  perdu  ces  100,000  écus  ou  ce  million  de  revenu  que  lui  prê- 
tent les  auteurs.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  confirmer  les  plaintes 
déclamatoires  dont  l'abandon  prétendu  de  ce  monument  a  été  l'ob- 
jet. D'abord,  il  est  bon  de  le  dire,  ce  n'est  pas  la  France  et  sa  ré- 
volution qui  ont  porté  les  premiers  coups  à  la  fortune  des  chartreux  : 
c'est  l'empereur  Joseph  II,  qui  la  confisqua  administrativement  et 
donna  le  couvent  à  d'autres  religieux.  La  présence  des  armées  fran- 
çaises n'y  changea  rien,  et  en  1796  le  général  Berthier,  plus  tard 
prince  de  Wagram,  fit  entendre  raison  à  ses  soldats,  choqués  de  la 
couronne  ducale  et  des  armoiries  des  Visconti,  et  sauva  le  tombeau 
de  toute  conséquence  extrême  de  l'abolition  rétroactive  de  la  féoda- 
lité. En  1810  seulement,  la  Chartreuse  fut  définitivement  fermée,  et 
les  Autrichiens  ne  la  rouvrirent  qu'en  18Zi3.  Ils  la  rendirent  aux 
chartreux,  mais  ils  ne  rendirent  pas  l'argent.  Les  bons  moines  vivent 
des  fruits  de  leur  jardin,  et  quelques  libéralités  que  la  piété  ou  l'a- 
mour de  l'art  envoie  de  Milan  entretiennent  la  magnificence  besoi- 
gneuse  de  la  Chartreuse  de  Pavie. 

Charles  de  Rémusat. 


L'INSURRECTION  CHINOISE 


SON  ORIGINE  ET  SES  PROGRES 


IL 

TRIOMPHE    DE    L'INSURRECTION.  —  LE    NOUVEAU    ROI    CÉLESTE    ET    SA   DOCTRINE. 


I.    RETRAITE   DES    INSURGÉS    EN -DEÇA    DU    FLEUVE- JAUNE. 

On  connaît  maintenant  la  première  période  de  l'insurrection  chi- 
noise, période  de  progrès  incessans  et  de  faciles  victoires  (1).  A  par- 
tir de  1853,  la  lutte  devient  plus  sérieuse,  et  l'Europe  la  suit  dès 
lors  avec  une  attention  croissante,  justifiée  par  l'importance  des  faits 
de  guerre  que  nous  allons  exposer  rapidement  d'après  les  témoi- 
gnages officiels  de  la  gazette  de  l'empire. 

Au  mois  de  juin  1853,  l'avant-garde  de  l'insurrection  avait  tra- 
versé le  Fleuve-Jaune.  Après  avoir  franchi  la  passe  Ling-ming,  que 
n'avait  pas  su  défendre  le  vice-roi  du  Tchi-li,  et  pénétré  ainsi  dans 
cette  province,  elle  s'était  avancée  dans  la  direction  du  nord-est 
sans  que  le  général  tartare  Ching-paou ,  à  qui  le  gouvernement 
chinois  venait  de  confier  les  fonctions  de  commissaire  impérial,  pût 
mettre  obstacle  à  sa  marche  victorieuse  vers  la  capitale  de  l'em- 
pire. Au  commencement  d'octobre,  l'armée  rebelle  ^e  divise  en  deux 
corps.  L'un  va  mettre  le  siège  devant  l'importante  cité  de  Tien- 
tsin,  le  grenier  de  la  capitale  (2).  Repoussé  par  l'intendant  des  sels 

(1)  Voyez  la  Revuf-  du  l''""  juillet. 

(2)  Tien-tsin,  où  a  été  signé  par  M.  le  baron  Gros  le  traité  de  1858,  est  situé  à 
l'embranchemeut  du  Pei-ho  et  du  Graud-Canal,  à  trente  lieues  environ  au  sud  de  Pékin. 


l'insurrection  chinoise.  313 

Ouan-kin,  qui  avait  pu  rassembler  à  temps  quelques  milliers  de  vo- 
lontaires, il  s'enferme  dans  la  petite  place  de  Tu-liou,  où  il  travaille 
à  élever  de  formidables  retranchemens.  L'autre  corps  tient  en  échec 
toutes  les  forces  du  général  Ching-paou ,  et  il  évite  une  action  gé- 
nérale jusqu'au  moment  où  il  arrive  sous  les  murs  de  Tsing-haï, 
qu'il  emporte  d'assaut  le  29  octobre.  Quelques  jours  auparavant,  le 
commissaire  impérial  avait  reçu  un  renfort  de  troupes  tartares  sous 
les  ordres  du  général  Tsang-ki-lin-sin  (1),  et  Si-ling-a,  qui  pour- 
suivait les  rebelles  depuis  le  Fleuve-Jaune,  avait  réuni  ses  Mand- 
choux  à  la  division  du  Tchi-li.  Ching-paou  se  hâta  de  mettre  le 
siège,  avec  toutes  ses  forces,  devant  Tu-liou  et  Tsing-haï. 

Pendant  les  deux  derniers  mois  de  1853,  les  opérations  militaires 
du  commissaire  impérial  n'amenèrent  aucun  résultat  décisif.  Les 
rebelles  se  trouvaient  en  face  des  soldats  tartares,  défenseurs  inté- 
ressés du  trône.  Habitués  à  combattre  sous  un  climat  plus  doux  de 
plus  faciles  ennemis,  ils  attendirent  derrière  leurs  fortifications  que 
le  retour  du  printemps  et  l'arrivée  de  nouveaux  renforts  leur  per- 
missent de  reprendre  l'offensive.  Cette  inaction  leur  devint  fatale. 
Ils  manquèrent  bientôt  de  vivres,  et  ils  durent  faire  des  sorties  pour 
s'en  procurer.  Leurs  forces  s'épuisèrent  dans  de  nombreuses  escar- 
mouches qui  furent  un  thème  inépuisable  pour  la  verve  présomp- 
tueuse du  commissaire  Ching-paou.  Le  secours  attendu  fit  défaut. 
Le  froid  et  la  faim  brisèrent  cet  élan  qui  les  avait  portés  pour  ainsi 
dire  tout  d'une  haleine  jusqu'au  pied  des  murailles  de  la  capitale. 
Il  ne  leur  fallait  plus  qu'un  dernier  effort  pour  conquérir,  en  les 
franchissant,  ce  prestige  qui  impose  la  soumission  aux  populations 
éblouies,  cette  légitimité  qui  suit  toujours  le  triomphe  :  ils  vinrent 
échouer  au  but  môme  de  leur  séditieuse  entreprise;  leur  retraite 
commença  lorsqu'ils  allaient  l'atteindre. 

Le  10  décembre,  les  deux  garnisons  rebelles  tentent  d'opérer  leur 
jonction,  mais  Ching-paou  s'avance  en  personne  pour  prévenir  l'ac- 
complissement de  ce  projet  et  arrive  avant  elles  au  point  où  elles 
devaient  se  réunir.  En  apercevant  les  bannières  impériales,  la  gar- 
nison maîtresse  de  Tsing-haï  se  hâte  de  regagner  ses  quartiers;  celle 
qui  s'est  enfermée  dans  Tu-liou  ose  commencer  l'attaque,  mais, 
prise  en  tête  par  la  cavalerie  tartare,  en  queue  par  Ching-paou,  ba- 
layée par  l'artillerie  du  général  Toung-ting,  elle  s'enfuit  bientôt  en 
désordre,  laissant  plusieurs  centaines  de  morts  sur  le  terrain.  L'em- 

(1)  Tsang-ki-lin-sin  est  devenu  un  personnage  célèbre.  C'est  lui  qui  a  victorieusement 
repoussé  notre  attaque  lorsque  l'escadre  anglo-française  a  tenté  le  23  juin  1859  de  forcer 
l'entrée  du  Peï-ho.  Chargé  d'organiser  la  défense  dont  nos  troupes  ont  vaillamment 
triomphé,  le  prince  Tsang  Ta  dirigée  avec  énergie  et  valeur;  mais  sa  trahison  de  Tong- 
tchéou  a  terni  l'éclat  de  sa  conduite. 


31Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pereur  remarque,  à  cette  occasion,  «  que  Ching-paon  est  un  ad- 
mirable tacticien.  »  Cependant  les  actes  de  ce  haut  fonctionnaire 
ne  semblent  pas  tenir  ce  que  ses  premiers  succès  avaient  promis. 
Le  23  décembre,  les  rebelles  viennent  l'attaquer  dans  un  lieu 
nommé  lîia-si-ho,  où  il  avait  dessein  d'établir  un  nouveau  camp, 
Ils  cèdent  d'abord  devant  le  feu  de  l'artillerie  de  Toung-ting;  mais, 
ce  général  ayant  été  tué  au  moment  où  il  s'élançait  à  leur  poursuite, 
ainsi  que  le  préfet  de  Tien-tsin,  qui  était  accouru  à  son  secours, 
ils  retournent  avec  furie  à  l'attaque.  Peu  s'en  faut  que  Ta-houng-a, 
qui  commande  la  division  du  nord,  ne  soit  entouré  et  massacré. 
Sans  un  détachement  de  cavalerie  qui  vint  à  propos  le  secourir,  il 
périssait  avec  tous  ses  soldats.  ((  Que  faisait  en  ce  moment  Ching- 
paou?  dit  l'empereur  dans  une  proclamation  empreinte  de  sa  co- 
lère. Séparé  du  lieu  du  combat  par  un  canal  qu'il  ne  pouvait  fran- 
chir faute  de  bateaux,  il  se  bornait  à  tirer  de  l'autre  rive  quelques 
coups  de  canon  sur  les  rebelles.  Que  sont  devenus  cette  activité 
et  ce  sang-froid  dont  on  a  tant  parlé?  Si  les  belles  actions  sont  ré- 
compensées, il  faut  que  les  lâchetés  soient  punies.  Sur  le  lieu  même 
où  a  vaillamment  succombé  le  brave  et  fidèle  Toung-ting,  un  temple 
sera  élevé  à  sa  mémoire;  mais  le  rang  officiel  de  Ching-paou  et 
de  Ta-houng-a  sera  abaissé  de  quatre  degrés,  et  si  ce  dernier  ne  se 
conduit  pas  mieux  à  l'avenir,  qu'il  sache  qu'il  sera  décapité  devant 
le  camp!  »  Dans  sa  juste  sévérité,  l'empereur  sévissait  contre  ses 
propres  parens.  Il  renvoyait  en  Mandchourie,  pour  y  servir  comme 
simple  soldat  sous  sa  bannière,  son  cousin,  le  prince  Yili,  qui  dans 
l'action  du  23  décembre  avait  déserté  le  champ  de  bataille  sous  pré- 
texte d'aller  soigner  un  rhume  à  Tien-tsin. 

Ching-paou  occupa  son  armée  pendant  les  premiers  jours  de  jan- 
vier 1854  cà  élever  des  batteries  qui  pussent  foudroyer  les  rebelles 
jusque  dans  leurs  retranchemens  de  Tu-liou  et  à  construire  des  ou- 
vrages avancés  afin  de  couper  toute  communication  entre  cette  place 
et  Tsing-haï.  Le  là,  il  s'était  rendu  sur  le  lieu  même  des  travaux 
pour  donner  des  instructions  de  vive  voix  à  ses  officiers,  lorsque 
l'ennemi  opéra  une  sortie  k  la  faveur  du  brouillard.  Il  trouva  les 
impériaux  sur  leurs  gardes  et  perdit,  ce  jour-là,  plus  de  six  cents 
hommes.  Les  retranchemens,  élevés  par  les  troupes  de  l'insurrec- 
tion pour  se  couvrir  du  feu  de  l'artillerie,  furent  forcés  le  16  jan- 
vier; les  soldats  qui  les  défendaient  furent  culbutés  et  presque  tous 
massacrés  par  la  cavalerie  tartare.  Ching-paou  se  hâta  d'annoncer  à 
Pékin  les  nouveaux  avantages  qu'il  venait  de  remporter;  mais  ils  ne 
suffirent  pas  pour  racheter,  aux  yeux  de  flienn-foung,  l'échec  du 
23  décembre  et  surtout  Y  inconcevable  lenteur  des  succès  du  vice- 
roi.  L'empereur  lui  fit  demander  «  comment  il  pouvait  ne  pas  rougir 


l'insurrection  chinoise.  315 

de  sa  conduite,  »  il  lui  annonça  qu'il  lui  adjoignait  le  général  Tsang- 
ki-lin-sin,  mais  que,  s'il  essayait  de  rejeter  sur  ce  nouvel  auxiliaire 
la  responsabilité  qui  pesait  encore  sur  lui  tout  entière,  il  n'échap- 
perait pas  à  la  juste  sévérité  des  lois  de  l'empire. 

Tandis  que  l' avant-garde  des  forces  de  Taï-ping-ouang  tenait  en 
échec,  à  quelques  lieues  de  Pékin,  une  armée  nombreuse,  les  géné- 
raux de  Hienn-foung  combattaient  l'insurrection  dans  trois  provinces 
de  l'empire  :  le  Fo-kien,  le  Iviang-sou  et  le  Ngan-hoeï. 

Dans  le  Fo-kien,  Âmoy  avait  été  repris  sur  les  rebelles  le  11  no- 
vembre 1855,  à  la  suite  d'une  attaque  combinée  des  forces  de  terre 
et  de  mer.  La  flotte  impériale  s'était  d'abord  emparée  de  l'île  Kin, 
située  dans  la  rade,  et  la  ville  avait  été  ensuite  emportée  d'assaut. 
Toutefois  Hae-tchinget  d'autres  places  étaient  restées  au  pouvoir  de 
l'insurrection,  malgré  les  efforts  du  gouverneur  provincial  Ouang- 
i-tih. 

Dans  le  Ngan-hoeï,  la  cause  tartare  avait  essuyé  de  rudes  échecs. 
Les  insurgés  possédaient  sur  le  lac  Tsao,  qui  occupe  le  centre  de  la 
province,  une  flotte  nombreuse  qui  s'y  était  rendue  maîtresse  de  la 
navigation.  Le  20  novembre,  elle  alla  bloquer  le  port  de  la  petite 
ville  de  Houang-tchi,  qu'une  bande  de  rebelles  attaquait  en  même 
temps  par  terre.  Après  s'en  être  emparés,  les  soldats  de  Taï-ping  se 
dirigèrent  sur  Chou-tching,  qui  se  trouvait  en  ce  moment  sans  dé- 
fense, et  qu'ils  pillèrent.  Le  préfet  avait  quitté  Chou-tching  la  veille 
à  la  tête  de  la  garnison  pour  aller  défendre  la  ville  de  Lou-tchao-fou, 
que,  d'après  une  fausse  rumeur,  il  croyait  assiégée.  Cette  méprise  lui 
coûta  cher  :  l'empereur  ordonna  qu'il  fût  décapité  pour  avoir  dé- 
serté son  poste.  Dans  le  courant  du  mois  de  décembre,  la  ville  de 
Lou-tchao  fut  attaquée  à  son  tour,  et  le  gouverneur  provincial 
Kiang-tchong-youen  s'y  jeta  avec  un  faible  détachement,  décidé  à 
s'y  maintenii-  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Au  commencement  de 
janvier,  les  chefs  insurgés  commandant  pour  Taï-ping-ouang 
dans  le  Hou-pé  firent  passer  une  division  de  leurs  troupes  dans  le 
Ngan-hoeï  pour  aider  leurs  frères  à  prendre  Lou-tchao.  Cette  di- 
vision, après  avoir  franchi  les  frontières  des  deux  provinces,  s'em- 
])ara  de  Ying-san.  —  Le  9  janvier  185Zi,  les  rebelles  dirigent  une 
fausse  attaque  sur  Lou-tchao  du  côté  de  la  porte  de  l'est,  tandis 
qu'ils  mettent  le  feu  à  une  mine  qu'ils  avaient  creusée  près  de 
celle  de  l'ouest,  et  qui  fait  sauter  près  de  cent  pieds  de  murailles. 
Le  bruit  de  l'explosion  retentissait  encore  que  déjà  ils  étaient  sur 
la  brèche;  mais  là  ils  se  trouvèrent  en  face  de  quelques  soldats  qui, 
accourus  à  la  hâte  sous  les  ordres  du  major  Ma-liang-héoun,  leur 
opposèrent  une  résistance  désespérée.  Ce  dernier  venait  de  percer 
de  sa  pique  un  des  chefs  rebelles  vêtu  d'une  longue  robe  jaune, 
lorsque  le  gouverneur  arriva  avec  quelques  canons,  et  après  une 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lutte  acharnée  força  les  assaillans  à  la  retraite.  A  cette  occasion , 
l'empereur  félicita  Kiang-tchong-youen;  il  lui  transmit  les  insi- 
gnes de  l'ordre  de  chevalerie  Hôh-long,  et  l'exhorta  à  faire  tous  ses 
efforts  pour  tenir  dans  la  place  jusqu'à  l'arrivée  des  troupes  que  le 
commissaire  impérial  Hiang-yong  envoyait  cà  son  secours  sous  les 
ordres  du  général  Chou-hing-a;  mais  lorsque  celui-ci  parut  sous 
les  murs  de  Lou-tchao,  il  y  vit  flotter  les  bannières  de  Taï-ping- 
ouang.  Dans  la  nuit  du  ih  janvier,  cette  grande  ville  était  tombée 
au  pouvoir  des  rebelles,  et  le  gouverneur  provincial  avait  été  tué  en 
combattant  vaillamment  sur  la  brèche.  Hienn-foung,  en  apprenant 
la  nouvelle  de  ce  désastre,  versa  des  larmes  sur  le  sort  de  Kiang- 
tchong-youen.  Il  ordonna  «  qu'on  lui  rendît  les  honneurs  dus  à  un 
vice-roi  mort  au  champ  d'honneur,  que  le  souvenir  de  ses  fautes  fût 
effacé,  et  qu'on  élevât  un  temple  sur  le  lieu  même  où  le  héros  avait 
succombé ,  afin  d'y  offrir  des  sacrifices  à  ses  mânes  fidèles.  »  Ghou- 
hing-a  fut  dégradé  pour  n'avoir  pas  su  secourir  à  temps  Lou-tchao, 
et  Ho-tchoun,  qui  était  placé  sous  ses  ordres,  prit  le  commande- 
ment des  troupes;  Fou-tsi  succéda  à  Kiang  en  qualité  de  gouver- 
neur du  Ngan-hoeï. 

Dans  le  Kiang-sou,  le  haut  commissaire  Hiang-yong  continuait  à 
assiéger  Nankin;  mais  les  troupes  de  Ki-chen  avaient  occupé  Yang- 
tchao  sans  toutefois  que  cette  reprise  de  possession,  qui  avait  été  pré- 
cédée d'un  nouveau  revers  essuyé  par  les  armes  tartares,  fût  un  succès 
pour  la  cause  impériale.  Depuis  que  Yang-tchao-fou,  Koua-tchao  et 
I-tchin  étaient  tombés  au  pouvoir  de  l'insurrection,  les  détachemens 
qui  avaient  pris  possession  de  ces  trois  places  avaient  tenté  plusieurs 
fois  de  se  réunir  pour  échapper  à  l'armée  impériale,  qui  les  pressait  de 
toutes  parts.  Dans  le  courant  du  mois  de  décembre,  ils  avaient  opéré 
simultanément  plusieurs  sorties.  Ki-chen  les  avait  toujours  repoussés 
dans  leurs  retranchemens;  il  affirmait  avoir  tué  en  différentes  ren- 
contres plus  de  six  mille  hommes,  détruit  leurs  principales  batteries, 
brûlé  plus  de  vingt  jonques,  et  il  avait  annoncé  à  l'empereur  que  la 
garnison  rebelle  de  Yang-tchao,  réduite  à  la  dernière  extrémité  par 
suite  des  mesures  qu'il  avait  prises,  était  sur  le  point  de  déposer 
les  armes.  Cependant  cette  fois  encore  la  vigilance  et  l'habileté 
des  généraux  de  Hienn-foung  furent  mises  en  défaut  par  l'audace 
de  ses  ennemis.  Informé  des  dangers  que  courait  la  garnison  assié- 
gée, le  rot  de  l'est,  Yang-siou-tsing,  premier  ministre  et  généralis- 
sime de  Taï-ping-ouang,  envoya  un  corps  de  troupes  à  son  se- 
cours (1).  Il  débarqua  près  de  Koua-tchao  et  se  porta  immédiatement 
sur  les  positions  fortifiées  occupées  par  les  régimens  de  la  milice  de 

(1)  Lorsque  j'ai  remonté  le  Yang-tze- kiang  pour  aller  à  Nankin, j'ai  rencontré  ce 
corps  d'armée,  un  peu  au-dessus  de  Tching-kiang-fou ,  descendant  le  cours  du  fleuve 
dans  d'innombrables  barques. 


l'insurrection  chinoise.  317 

l'armée  de  Ki-chen ,  en  même  temps  que  les  assiégés  attaquaient 
ces  positions  d'un  autre  côté.  Les  soldats  de  la  milice  ne  purent  les 
défendre;  ils  les  abandonnèrent  et  s'enfuirent  en  désordre  après  une 
courte  résistance,  u  Pendant  la  nuit  qui  suivit  cet  engagement,  dit 
le  commissaire  impérial  dans  son  rapport,  un  détachement  considé- 
rable sortit  de  la  ville  par  la  porte  de  l'est,  et  depuis  ce  moment, 
ajoute-t-il  sans  commentaire ,  les  troupes  impériales  occupent  de 
nouveau  Yang-tchao.  »  L'empereur  comprit  que  le  laconisme  de  Ki- 
chen  cachait  un  succès  de  l'ennemi,  et  que  Yang-tchao  n'avait  pas 
été  reprise  par  ses  soldats,  mais  évacuée  à  dessein  par  les  rebelles. 
En  conséquence  il  condamna,  par  un  décret,  le  commandant  des 
troupes  de  la  milice  à  être  immédiatement  décapité  devant  le  camp, 
dégrada  Ki-chen  tout  en  kd  conservant  ses  difficiles  fonctions,  et  lui 
transmit  des  instructions  qu'il  lui  ordonna  d'exécuter  sans  retard 
sous  peine  de  la  vie.  Le  commissaire  impérial  dut  envoyer  une  divi- 
sion de  son  armée  pour  reprendre  Koua-tchao  et  I-tching,  tandis 
qu'il  se  porterait  rapidement  au  nord  pour  arrêter  la  marche  des 
insurgés,  qui  avaient  abandonné  Yang-tchao-fou. 

Laissons  Ki-chen  entreprendre  avec  ses  troupes  désorganisées  la 
tâche  périlleuse  que  lui  a  imposée  son  maître,  et  tâchons  de  préciser 
la  situation  de  l'armée  rebelle  que  les  forces  réunies  des  généraux 
Ching-paou  et  Tsang-ki-lin-sin  tiennent  bloquée  aux  environs  de 
Tien-tsin-fou.  Le  2  janvier,  les  bandes  insurgées  qui  occupaient 
Tu-liou  et  Tsing-haï  avaient  voulu  opérer  leur  jonction.  x\ssaillie  à 
l'improviste  par  trois  mille  hommes  de  Tsing-haï,  la  cavalerie  im- 
périale eût  été  forcée  de  lâcher  pied  sans  l'arrivée  des  régimens  du 
Ghirin,  qui,  la  voyant  dans  une  position  difficile,  se  hâtèrent  de  se 
porter  à  son  secours.  Ching-paou  put  alors  déployer  son  armée  en 
deux  ailes  et  refouler  l'ennemi  dans  Tsing-haï,  pendant  que  le  gé- 
néral Koueï-fu  mettait  en  fuite  les  insurgés  de  Tu-liou,  et  leur  tuait 
cinq  ou  six  cents  hommes.  «  Résolu  d'en  finir  avec  cette  bande  de 
brigands  impurs,  »  le  commissaire  impérial  fit  attaquer  Tu-liou  par 
toutes  ses  forces  dans  la  nuit  du  5  février,  à  dix  heures  du  soir.  Ses 
soldats  surprirent  l'ennemi,  escaladèrent  les  remparts,  mirent  le  feu 
aux  palissades  et  reprirent  possession  de  la  ville.  La  garnison  prit  la 
fuite  dans  la  direction  de  l'ouest.  Quelques  heures  après,  le  général 
Tsang-ki-lin-sin  remportait  aussi  un  succès.  Dans  la  matinée  du  6, 
les  rebelles  sortirent  en  masse  de  Tsing-haï  pour  l'attaquer;  mais, 
intimidés  par  la  «  fière  contenance  de  leurs  ennemis,  »  ils  s'enfui- 
rent du  côté  du  sud-ouest  (1).  Poursuivis  avec  acharnement,  ils  es- 

(1)  Il  est  probable  que  les  garnisons  rebelles  de  Tu-liou  et  de  TsLng-hai,  ne  pouvant 
tenir  plus  longtemps  dans  ces  deux  places  contre  l'armée  impériale,  se  seront  entendues 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sayèrent  en  vain  d'arrêter  l'ardeur  des  troupes  impériales  en  tentant 
leur  cupidité  :  elles  dédaignèrent  les  objets  précieux  qu'ils  avaient 
semés  à  dessein  sur  les  routes  où  ils  passa,ient,  leur  firent  essuyer 
une  sanglante  défaite  près  du  village  de  Tzé-haï  et  les  contraigni- 
rent à  se  jeter  dans  Sou-tching.  L'avant-garde  de  l'insurrection 
avait  ainsi  cédé  aux  forces  supérieures  envoyées  pour  la  combattre 
et  fait  un  premier  pas  en  arrière.  Cependant  l'empereur  attendait 
un  résultat  plus  complet  des  mesures  qu'il  avait  prises  pour  l'éloi- 
gner de  sa  capitale.  Il  apprit  bientôt  après  qu'elle  s'était  arrêtée 
dans  son  mouvement  de  retraite,  et  que,  pénétrant  dans  le  Chan- 
tong,  elle  y  avait  occupé  deux  places  importantes,  Kao-tang  et  Lin- 
tsing-tchao. 

Combattue  victorieusement  au  nord  sur  quelques  points  de  l'em- 
pire, l'insurrection  tenait  tête  aux  armées  de  Hienn-foung  dans  huit 
provinces.  Exposer  suivant  l'ordre  des  dates,  comme  on  l'a  fait  jus- 
qu'ici, mois  par  mois,  ou  même  année  par  année,  les  événemens  qui 
s'y  sont  simultanément  accomplis,  ce  serait  imposer  au  lecteur  la 
fatigue  de  relire  sans  cesse  le  récit  de  faits  à  peu  près  semblables. 
Au  lieu  de  passer  successivement  d'une  province  à  l'autre,  nous 
ferons  connaître  sans  interruption  les  principaux  incidens  militaires 
dont  chacune  des  grandes  divisions  territoriales  de  l'empire  a  été  le 
théâtre  depuis  le  commencement  de  l'année  1854  jusqu'à  la  fm  de 
1860.  Aussi  bien,  à  partir  du  moment  où  les  rebelles  ont  été  reje- 
tés hors  du  Tchi-li,  les  informations  que  l'on  a  pu  trouver  dans  la 
Gazette  de  Pékin  sont  devenues  plus  rares  et  surtout  plus  confuses. 

KouEÏ-TCHÉou,  You-NAN,  Se-tchouen.  —  A  partir  de  1854,  la 
région  sud-ouest  de  l'empire,  que  la  contagion  de  la  révolte  n'avait 
pas  encore  atteinte,  commence  à  s'agiter.  Au  mois  de  septembre, 
la  province  du  Kouei-tchéou  donne  le  signal,  et  l'on  voit  s'organiser 
successivement  trois  insurrections  dans  les  districts  montagneux 
de  cette  région,  dont  le  sol  est  profondément  divisé  par  de  hautes 
chaînes  où  résident  plusieurs  tribus  vassales.  La  première  éclate  au 
nord,  dans  le  département  de  Tsou-ni,  dont  la  capitale  est  prise 
d'assaut  et  pillée,  étend  ses  ravages  aux  deux  sous-préfectures  de 
Sin-houa  et  de  Toung-tze,  y  concentre  ses  forces,  et  lutte  avec  avan- 
tage pendant  plus  d'un  an  contre  les  troupes  envoyées  pour  la  ré- 
duire; puis,  abandonnant  ses  premières  conquêtes,  elle  franchit  les 
frontières  du  Se-tchouen  et  déborde  dans  cette  province,  où  elle 
occupe  encore  aujourd'hui  plusieurs  villes  importantes. 

La  seconde  insurrection  prend  naissance  à  l'ouest  du  Koueï-tchéou, 


pour  les  évacuer  simultanément  et  se  réunir  ensuite  afin  de  tenter  quelque  nouvelle 
«ntreprise. 


l'insurrection  chinoise.  319 

et  se  manifeste  bientôt  par  des  symptômes  plus  sérieux.  Un  soulève- 
ment des  Miao-tsé  en  aurait  été  l'origine.  Elle  a  occupé  jusqu'en  1858 
plus  du  quart  de  toute  la  province.  Le  journal  officiel  nous  a  appris 
qu'en  1860  elle  avait  été  vaincue  et  entièrement  réprimée.  Il  n'en 
a  pas  été  de  même  du  troisième  mouvement  insurrectionnel,  de 
celui  contre  lequel  le  gouverneur  provincial  Tsang-oueï-youen  lutte, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  sur  les  frontières  du  Hou-nan.  Il  ré- 
sulterait d'informations  récentes  qu'il  n'a  pas  été,  comme  les  deux 
autres,  isolé  et  local,  mais  qu'il  se  rattache  à  la  grande  rébellion  chi- 
noise, dont  il  partage  les  aspirations  et  la  fortune.  Tsang-oueï-youen 
a  fait  parvenir  à  l'empereur  une  requête  suppliante  dans  laquelle, 
alléguant  son  incapacité  et  ses  fatigues,  il  conjure  la  clémence  du 
souverain  de  le  relever  momentanément  de  ses  accablantes  fonctions. 

Le  gouverneur  du  Koueï-tchéou  n'est  pas  le  seul  des  hauts  fonc- 
tionnaires de  l'empire  dont  les  forces  trahissent  le  zèle.  Son  collègue 
du  You-nan  s'est  trouvé  en  face  de  sérieux  périls.  La  lièvre  de  la 
révolte  a  gagné  les  populations  musulmanes  de  sa  province  et  a  pé- 
nétré jusque  dans  la  capitale  You-nan-fou,  dont  les  autorités  ont 
dû  prendre  précipitamment  la  fuite.  L'ordre  n'y  est  pas  encore  ré- 
tabli ;  ni  le  Se-tchouen  ni  le  Koueï-tchéou  ne  sont  pacifiés. 

KouANG-si,  KouANG-TONG.  —  Le  Kouang-sï  renferme,  comme 
le  Koueï-tchéou,  des  populations  insoumises  ou  simplement  tri- 
butaires, qui  ont  sans  cesse  les  armes  à  la  main,  des  montagnes 
abruptes  où  les  bandits  et  les  mécontens  trouvent  d'inaccessibles 
asiles,  où  la  rébellion  contre  les  autorités  légitimes  est  devenue 
un  mal  chronique,  presque  un  état  normal.  L'insurrection  de  Taï- 
ping-ouang  y  a  pris  naissance  et  s'y  est  maintenue  jusqu'à  ce 
moment  avec  des  alternatives  de  succès  et  de  revers  dont  la  pru- 
dence officielle  a  souvent  épargné  aux  habitans  de  l'empire  l'affli- 
geant récit.  En  1855,  les  rebelles  descendent  sur  une  immense 
flottille  le  cours  du  Si-kiang,  pillent  en  passant  les  grandes  villes 
de  You-tchao-fou  et  Shao-king-fou,  se  recrutent  de  tous  les  mé- 
contens qui  abondent  dans  cette  partie  du  Kouang-tong,  et  portent 
la  terreur  jusqu'au  pied  des  murailles  de  Canton.  Le  vice-roi  Yé- 
minn-tching  ne  néglige  aucun  des  moyens  qu'il  peut  avoir  à  sa 
disposition  pour  sauver  sa  capitale  ;  il  met  à  profit  les  instincts  que- 
relleurs, l'esprit  de  turbulence  et  de  rivalité  qui  distinguent  les  Gan- 
tonais,  organise  des  bandes  de  volontaires,  institue  des  tribunaux 
extraordinaires  qui  jugent  sommairement  les  suspects,  et  pendant 
six  mois  ne  laisse  pas  reposer  les  haches  de  ses  bourreaux  (1).  Son 

(1)  On  dit  que  dans  l'espace  de  huit  mois  Yé  a  fait  tomber  soixante-dix  mille  tûtes 
sur  la  place  d'exécution  de  Canton. 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

infatigable  énergie  repousse  victorieusement  les  efforts  des  insurgés. 
Ceux-ci  voient  leur  échapper  la  riche  proie  qu'ils  convoitaient  et 
s'éloignent  dans  les  premiers  mois  de  1856,  laissant  dei-rière  eux 
dix  mille  cadavres.  Ils  reparaissent  au  commencement  de  1860  et 
occupent  de  nouveau  Ghao-king-fou,  ainsi  que  les  districts  environ- 
nans,  pendant  que  les  autorités  provinciales  guerroient  au  nord  et  à 
l'est  contre  d'autres  bandes  venant  du  Fo-kien,  où  l'on  suppose 
qu'elles  avaient  été  envoyées  par  l'un  des  lieutenans  de  Taï-ping- 
ouang,  Ghi-ta-kah,  qui  commande  les  divisions  insurrectionnelles 
du  Kiang-si.  Il  s'en  est  fallu  de  bien  peu  qu'elles  ne  donnassent  la 
main  aux  rebelles  du  Kouang-si,  et  qu'ainsi  la  plus  grande  partie 
du  Liang-kouang  (1)  ne  fût  distraite  de  la  domination  impériale. 

KiANG-si,  Fo-KiEN.  —  Dès  le  commencement  du  mois  d'octobre 
1853,  l'étendard  de  la  rébellion  flottait  sur  les  murailles  des  plus 
vastes  cités  du  nord  du  Kiang-si.  On  racontait  qu'il  y  avait  été  planté 
parles  soldats  de  Chi-ta-kah,  le  plus  vaillant,  le  plus  populaire  et 
le  plus  habile  des  généraux  de  Taï-ping-ouang,  que  dans  les  dé- 
partemens  septentrionaux  baignés  par  le  grand  fleuve  il  ne  restait 
plus  trace  de  l'administration  mandchoue,  enfin  que  les  habitans  y 
vivaient  heureux  et  paisibles  sous  le  gouvernement  nouveau.  En 
1855  et  1856,  les  progrès  de  l'insurrection  furent  encore  plus  ra- 
pides et  plus  décisifs.  Elle  fut  contrainte,  il  est  vrai,  d'évacuer  mo- 
mentanément quatre  villes  situées  à  l'est  du  lac  Poyang;  mais  six 
autres  cités  lui  ouvrirent  successivement  leurs  portes,  et  nous  la 
voyons  en  1857  maîtresse  absolue  du  centre  de  la  province,  dont 
elle  occupe  toutes  les  préfectures,  sauf  la  capitale,  Nan-tchang,  que 
tiennent  encore  les  troupes  impériales.  En  1859,  elle  répare  ses 
pertes,  rétablit  son  pouvoir  sur  les  rives  orientales  du  lac  Poyang  (2), 
et  met  le  siège  devant  Nan-tchang-fou. 

Dominateur  presque  absolu  dans  une  des  plus  industrielles  et  des 
plus  fertiles  provinces  de  la  Chine,  Chi-ta-kah  avait  voulu  pousser 
encore  plus  loin  ses  conquêtes,  et  les  autorités  du  Fo-kien,  qui 
jusque-là  n'avaient  eu  à  repousser  que  des  attaques  de  pirates  ou 
des  séditions  locales,  s'étaient  trouvées,  au  mois  de  novembre  1856, 
en  face  des  troupes  de  l'insurrection  victorieuse.  Ce  fut  sans  doute 
par  les  passes  des  monts  Bohèa  (3)  que  ces  bandes  entrèrent  dans 

(1)  On  donne  le  nom  de  Liang-kouang  à  la  réunion,  sous  un  gouverneur-général,  du 
Kouang-tong  et  du  Kouang-si. 

(2)  Le  lac  Poyang  a  environ  trente-cinq  lieues  de  long  sur  neuf  de  large.  Plusieurs 
grandes  cités  occupent  ses  rives;  il  renferme  beaucoup  d'îles  pittoresques  et  populeuses 
et  de  très  importantes  pêcheries. 

(3)  Les  Bohèa  sont  une  chaîne  de  montagnes  qui  sépare  en  partie  le  Fo-kien  du 
Kiang-si.  On  y  récolte  les  thés  les  plus  estimés  de  la  Chine. 


l'insurrection  chinoise.  321 

les  districts  de  Yenn-ping  et  de  Ghao-vou,  dont  elles  pillèrent  les 
capitales.  L'année  suivante,  elles  furent  contraintes  d'évacuer  ces 
positions  et  se  divisèrent  en  deux  corps  :  l'un  poussa  vers  le  nord  et 
s'empara,  en  1858,  de  la  ville  de  Soung-ki;  l'autre  marcha  vers  le 
sud,  longeant  la  chaîne  des  Bohèa,  franchit  au  commencement  de 
1860  les  frontières  du  Kouang-tong,  où  il  occupa  Ta-pou  et  Kia- 
ying.  La  rébellion  n'avait  pu  pénétrer  dans  les  départemens  mari- 
times du  Fo-kien,  mais  elle  était  entrée  au  cœur  de  la  province; 
elle  en  avait  parcouru  et  ravagé  toute  la  partie  occidentale. 

Hou-PÉ  ET  Hou-nan.  —  Le  Hou-pé  a  été,  pendant  ces  dernières 
années,  le  foyer  le  plus  ardent  de  l'insurrection.  Nulle  part  la  lutte 
ne  s'est  montrée  plus  impitoyable  ni  plus  active,  nulle  part  elle  n'a 
pris  une  physionomie  plus  sauvage,  nulle  part  on  n'a  fait  des  deux 
côtés  d'aussi  constans  et  d'aussi  puissans  efforts  pour  conquérir  et 
conserver,  reprendre  et  maintenir  des  positions  qui  occupent  les  plus 
vitales  parties  de  l'empire.  Les  rives  du  Yang-tze-kiang,  les  fron- 
tières des  deux  provinces  voisines,  le  Kiang-si  et  le  Ngan-hoeï,  où 
dominait  depuis  1853  la  cause  de  Taï-ping-ouang,  ont  été  princi- 
palement le  théâtre  de  ces  sanglantes  péripéties.  Dans  les  derniers 
jours  de  mars  185/(,  Vou-tchang-fou,  la  capitale  du  Hou-pé,  Han- 
yang-fou,  qui  est  située  sur  le  bord  opposé  du  fleuve  et  qui  forme 
avec  elle  le  plus  vaste  marché  de  la  Chine,  Houang-tchao-fou,  autre 
grande  ville,  dont  le  Yang-tze-kiang  baigne  également  les  murs, 
sont  prises  par  les  insurgés.  La  nouvelle  de  ce  désastre  frappe  les 
ministres  de  Hienn-foung  comme  un  coup  de  foudre.  Ils  jugent  que 
le  temps  de  l'indulgence  et  du  pardon  est  passé.  Le  cœur  paternel  du 
souverain  gémira;  mais  il  doit  consentir,  pour  le  salut  de  ses  peuples, 
à  des  châtimens  qui  punissent  rigoureusement  la  lâcheté  ou  l'impéri- 
tie,  qui  réveillent  l'apathie  et  la  torpeur,  qui  épouvantent  les  traîtres. 
Le  vice-roi  du  llou-kouang  (1),  Ta-yong,  est  destitué;  Tsing-ling, 
gouverneur  du  Hou-pé,  qui  a  laissé  tomber  Vou-tchang,  la  capitale 
de  sa  province,  au  pouvoir  de  la  rébelhon,  sera  décapité  sans  merci. 
Quelques  jours  après,  les  hautes  autorités  de  la  province  assistaient 
sur  la  place  publique  de  Chang-cha,  la  capitale  du  Hou-nan,  à  une 
scène  lugubre  et  sanglante.  Le  gouverneur  Tsing-ling,  auquel  tout 
récemment  encore  elles  obéissaient  comme  à  leur  chef,  paraissait  en 
leur  présence  dans  l'attitude  d'un  suppliant.  Le  visage  tourné  vers 
Pékin,  il  s'inclinait  profondément  et  implorait  à  haute  voix  le  par- 
don de  l'empereur.  Près  de  lui,  debout  et  revêtu  des  insignes  de 
son  costume  officiel,  se  tenait  le  commandant  des  troupes  de  la  pro- 

(1)  La  vice-royautu  du  Hou-kouang  comprend  les  deux  provinces  du  Hou-nan  et  du 
Hou-pé.    * 

TOME  XXXIV.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vince,  le  général  Kouenn-voun,  qui,  dans  cette  solennelle  occasion, 
devait  remplir  lui-même  le  rôle  d'exécuteur.  Cette  fois  Hienn-foung 
n'avait  pas  fait  grâce.  Le  complice  du  coupable  fut  lui-même  son 
bourreau. 

Ce  terrible  exemple  eut  d'abord  de  salutaires  résultats.  Avant  la  fin 
de  1854,  d'importans  avantages  vinrent  couronner  dans  le  Hou-pé 
les  efforts  des  impériaux.  Leurs  adversaires,  après  avoir  essuyé  plu- 
sieurs défaites  en  rase  campagne,  furent  contraints,  dès  le  mois  de 
décembre,  d'évacuer  toute  la  partie  méridionale  de  la  province;  mais 
le  printemps  de  1855  les  ramena  au  Ngan-hoeï,  où  ils  avaient  pris 
leurs  quartiers  d'hiver,  et  leur  rendit  les  villes  qu'ils  avaient  per- 
dues; battus  près  de  Lo-tienn,  ils  ne  tardèrent  pas  à  venger  cette 
défaite  en  égorgeant  huit  cents  Mandchoux  surpris  par  eux  dans  une 
embuscade,  et  ajoutèrent  bientôt  à  leurs  conquêtes  la  préfecture  de 
Teh-ngann,  qui  limite  au  nord  celle  de  Han-yang.  S'il  faut  en  croire 
la  Gazette  de  Pékin,  de  grands  revers  ont  suivi  dans  le  Hou-pé  de- 
puis l'automne  de  1855  ces  nouveaux  succès  de  l'insurrection,  et 
l'étendard  de  Taï-ping-ouang  n'y  flotte  plus  en  ce  moment  que  sur 
des  positions  sans  importance.  Les  soldats  de  l'empereur  ont  con- 
quis de  nouveau  pour  leur  maître  Han-yang  et  Vou-tchang.  Cette 
dernière  ville  a  été  reprise  par  le  général  Houlinn-yi,  qui  a  reçu 
pour  récompense  la  charge  de  gouverneur  du  Hou-pé  ainsi  que  le 
bouton  de  première  classe;  le  bourreau  de  Tsing-ling,  le  général 
Kouenn-voun,  a  recueilli  également  d'éclatans  témoignages  de  la 
faveur  impériale. 

Pendant  que  les  armées  de  Hienn-foung  sont  aux  prises  avec  les 
hordes  rebelles  qui  infestent  dans  le  Hou-pé  les  rives  du  grand  lleuve, 
les  autorités  impériales  ont  à  soutenir  contre  l'insurrection,  dans  la 
province  frontière,  le  Hou-nan,  une  lutte  non  moins  laborieuse.  Au 
nord,  Yo-tchao-fou,  qui  baigne  ses  murailles  dans  le  lac  Toung- 
ting  (1),  est  successivement  prise  et  reprise;  Siang-yin  et  Tchang- 
tih  sont  perdues,  et  on  ne  dit  point  qu'elles  aient  été  réoccupées. 
Au  sud,  les  bandes  du  Kouang-tong  et  du  Kouang-si  font  des  irrup- 
tions fréquentes  :  elles  repassent  les  frontières  aux  approches  de  la 
saison  froide;  mais  on  les  voit  régulièrement  reparaître  au  prin- 
temps quand  les  caisses  publiques,  déjà  pillées  par  elles,  commen- 
cent à  se  remplir,  et  quand  les  moissons  mûrissent.  En  réalité, 
depuis  huit  ans  l'empereur  ne  règne  plus  dans  le  Hou-kouang. 
L'anarchie  et  la  guerre  civile  y  exercent  seules  leur  sanglant  empire. 

(1)  Le  lac  Tounii-ting,  situé  au  nord  du  Hou-nan,  est  le  plus  grand  de  la  Cliine;  il 
reçoit  les  eaux  du  Yonen  et  du  Siang,  deux  grandes  rivières  qui  viennent,  l'une  de 
l'ouest,  l'autre  du  nord,  et  communique  par  un  large  canal  avec  le  Yang-tze-kiang.  Le 
Toung-ting  a  plus  de  quatre-vingts  lieues  de  tour. 


l'insurrection  chinoise.  323 

Ho-NAN,  Ghan-tong,  Tchi-lt.  —  Les  régions  situées  au  nord  du 
Hou-pé  et  au-delà  du  Fleuve-Jaune  n'ont  pas  vu  flotter  depuis  1854 
les  couleurs  de  Taï-ping-ouang;  mais  la  domination  impériale  ne 
s'y  est  pas  exercée  sans  réserve.  Les  bandes  insurgées  qui  occu- 
paient Kao-tang,  non  loin  des  bords  du  Grand-Canal,  ont  été  anéan- 
ties en  1854  par  le  prince  Tsang-ki-lin-sin  ;  leur  général  Li-kaï- 
foun  et  les  chefs  qui  commandaient  sous  ses  ordres  ont  été  faits 
prisonniers,  conduits  à  Pékin,  ((  condamnés  à  la  mort  lente  et  cou- 
pés en  petits  morceaux  pour  réjouir  le  cœur  du  peuple.  »  Cependant 
cette  grande  victoire,  en  achevant  la  destruction  de  l'armée  rebelle 
qui  avait  pénétré  jusqu'à  Tien-tsin,  ne  devait  pas  complètement 
pacifier  le  Chan-tong.  En  1855,  une  insurrection  locale  avait  éclaté 
au  sud  du  Ho-nan.  Ces  nouveaux  révoltés,  qu'on  appelait  simple- 
ment les  nicfi  (1),  s'étaient  emparés  de  plusieurs  villes;  puis,  re- 
montant vers  le  nord,  ils  avaient  franchi  les  frontières  du  Ngan-hoeï 
et  du  Kiang-sou,  passé  le  Fleuve-Jaune  et  donné  probablement  la 
main  aux  fuyards  que  chassaient  devant  eux  les  soldats  victorieux 
de  Tsang-ki-lin-sin.  L'incendie  signalait  partout  leur  passage.  11 
fallut  qu'un  des  généraux  les  plus  expérimentés  de  l'empereur,  Ho- 
tchoun,  qui  soutenait  alors  dans  le  Ngan-hoeï  une  lutte  opiniâtre 
contre  les  armées  de  Taï-ping-ouang,  laissât  à  ses  subalternes  la 
conduite  des  opérations  militaires  au  centre  de  la  province,  et  allât 
lui-même  se  mesurer  avec  les  niefi.  11  les  atteignit  près  de  Toung- 
ling,  sur  les  frontières  septentrionales  du  Ngan-hoeï,  les  défit  com- 
plètement et  en  fit  décapiter  trois  mille.  11  n'est  resté  de  la  rébellion 
des  idefi  que  de  lamentables  souvenirs  et  une  misère  affreuse  dont 
les  suites  se  font  encore  sentir. 

Les  excès  commis  en  1857  au  sud  de  la  province  du  Tchi-li  et  aux 
environs  de  Tien-tsin  par  des  bandes  isolées  de  brigands  qui  ont 
incendié  quelques  villages,  pillé  les  prétoires  et  vidé  les  caisses  pu- 
bliques, ont  eu  pour  les  populations  des  conséquences  moins  désas- 
treuses et  moins  durables.  En  1858,  la  province  était  entièrement 
pacifiée.  Comblé  des  faveurs  impériales,  honoré  de  toute  la  confiance 
de  Hienn-foung,  Tsang-ki-lin-sin  put  employer  ses  loisirs  à  exer- 
cer ses  troupes,  à  fortifier  le  Peï-ho  contre  les  barbares ,  à  méditer 
cette  suite  de  trahisons  et  de  cruautés  qui  s'est  terminée  par  l'hu- 
miliation de  l'empire  en  1860. 

Pour  achever  ce  récit,  dont  j'aurais  épargné  certainement  au  lecteur 
quelques  détails  un  peu  arides,  si  je  n'avais  voulu  que  cette  étude  fût 
sérieuse  et  complète,  il  me  reste  à  raconter  les  événemens  militaires 
qui  se  sont  accomplis  depuis  1853  dans  le  Kiang-sou,  aux  environs 

(1)  C'est-à-dire  filous,  voleurs. 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Nankin  et  de  Shang-haï,  et  qui  nous  ont  mis  face  à  face  avec 
l'insurrection  chinoise. 


II.  —  LES    IXSURGES    DANS    LE    KIANG-SOU    ET    A   NANKIN. 

Le  Yang-tze-kiang,  qui  arrose  les  provinces  les  mieux  cultivées  et 
les  plus  industrieuses  de  la  Chine,  est  aussi  la  grande  artère  de  l'in- 
surrection. C'est  ce  fleuve  qui  l'a  portée  directement  au  cœur  même 
du  Hou-pé,  du  Ngan-hoeï  et  du  Kiang-sou.  C'est  par  ses  aflluens 
qu'elle  a  remonté,  à  travers  le  Hou-nan,  le  Hou-pé  et  le  Ho-nan,  jus- 
qu'aux bords  du  Fleuve-Jaune,  et  qu'elle  a  envahi  toute  la  province 
du  Kiang-si  (1).  Le  grand  fleuve  et  les  rivières  qu'il  reçoit  font  com- 
muniquer entre  elles  toutes  les  positions  importantes  que  l'insurrec- 
tion occupe.  Il  coupe  en  deux  le  Ngan-hoeï  et  le  Kiang-sou,  baigne 
leurs  capitales,  Ngan-king  et  Nankin,  ainsi  que  leurs  plus  vastes 
cités,  où  se  déploie,  depuis  huit  ans  déjà,  l'étendard  de  Taï-ping- 
ouang.  Les  flottilles  des  rebelles  sillonnent  ses  eaux;  chaque  jour,  le 
bruit  de  leur  artillerie  fait  retentir  les  échos  de  ses  rives.  Tant  qu'ils 
n'en  auront  point  été  chassés,  ils  seront  maîtres  de  tout  le  centre  de 
l'empire,  et  disposeront  de  ses  plus  fécondes  et  de  ses  plus  vitales 
ressources. 

Battus  à  plusieurs  reprises  par  Ho-tchoun,  qui  leur  tua  cinq  mille 
hommes  en  1855,  près  de  Ta-tang,  les  vainquit  en  1856  dans  trois 
rencontres,  sous  les  murs  de  Vou-veï  et  de  Ta-ping,  et  fit  brûler  vifs 
plusieurs  de  leurs  chefs ,  les  rebelles  avaient  perdu  successivement 
la  plupart  des  villes  qu'ils  occupaient  au  sud  de  la  province.  L'année 
suivante,  ils  vengèrent  cruellement  ces  défaites,  et  on  les  retrouve 
en  1860  établis  à  Ngan-king,  à  Ning-kouo,  à  Ta-ping,  c'est-à-dire 
commandant  tout  le  cours  du  grand  fleuve  dans  le  Ngan-hoeï,  et 
maîtres  à  peu  près  absolus  d'une  grande  partie  de  cette  belle  pro- 
vince. 

La  province  voisine,  le  Kiang-sou,  où  est  situé  Nankin,  a  vu  s'ac- 

(1)  Il  suffît  de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  de  la  Chine  pour  reconnaître  l'exactitude  de 
cette  assertion.  Au  sud  du  Fleuve-Jaune,  les  rivières  et  les  canaux  sont  les  grandes 
routes  de  l'empire.  Les  produits  de  l'agriculture  et  de  l'industrie,  les  fonctionnaires,  les 
marchands,  les  soldats  voyagent  par  eau.  Les  insurgés  du  Kouang-si  ont  suivi  le  cours 
du  Si-kiang  pour  pénétrer  jusqu'à  la  capitale  du  Kouang-tong;  le  Pe-kiang  et  le  Tong- 
kiang  les  ont  conduits  au  nord  et  à  l'est  de  cette  province;  par  le  Tsi-kiang  et  le  Siang- 
kiang,  ils  ont  remonté  jusqu'au  lac  Toung-ting,  et  le  Fleuvc-Bleu  les  a  portés  à  Nankin; 
par  le  Grand-Canal  et  les  affluens  du  lac  lloung-tsih,  ils  ont  envahi  les  districts  septen- 
trionaux du  Ngan-hoeï,  et  sont  parvenus  à  travers  le  Ho-nan  jusqu'aux  rives  du 
Fleuve-Jaune;  par  le  Han-kiang  et  les  nombreuses  rivières  qui  s'y  jettent,  ils  ont  par- 
couru tout  le  Hou-pé;  le  Kan-kiang  et  les  rivières  qui  se  déchargent  dans  le  lac  Poyang 
leur  ont  ouvert  enfin  les  principaux  districts  du  Kiang-si. 


L  IXSURRECTION    CHINOISE.  325 

complir  des  événemens  qui  touchent  de  trop  près  aux  destinées  de 
la  rébellion  et  à  l'avenir  de  nos  relations  avec  la  Chine  pour  ne  pas 
mériter  une  sérieuse  attention.  Ces  événemens,  qui  ont  conduit  les 
soldats  de  Taï-ping  jusqu'aux  portes  de  Shang-haï,  nous  ont  rappro- 
chés de  l'insurrection;  ils  nous  eussent  permis  de  pénétrer  ses  se- 
crets, de  l'étudier,  de  la  connaître,  si,  pour  ménager,  dans  l'intérêt 
de  nos  négociations  avec  le  gouvernement  impérial,  la  position 
qu'une  stricte  neutralité  nous  avait  faite,  nous  n'avions  cru  devoir 
éviter  tout  ce  qui  eût  pu  nous  mettre  en  contact  officiel  avec  ses  en- 
nemis et  repousser  systématiquement  leurs  avances.  Dans  de  telles 
circonstances,  quand  les  agens  des  grandes  nations  se  trouvent  en 
face  d'un  élément  inconnu  et  mystérieux  dont  le  développement  me- 
nace l'existence  même  du  pouvoir  auprès  duquel  ils  sont  accrédi- 
tés, quand  ils  sont  séparés  par  une  longue  distance  des  pays  qu'ils 
représentent  et  doivent  attendre  pendant  plusieurs  mois  les  instruc- 
tions qu'ils  sollicitent,  ils  ne  sauraient  mesurer  avec  une  attention 
trop  minutieuse  la  portée  de  leurs  démarches  et  en  calculer  avec 
trop  de  soin  les  résultats.  Les  trois  plénipotentiaires  d'Angleterre, 
de  France  et  des  États-Unis  ont  voulu,  dès  1853  et  1854,  prendre 
par  eux-mêmes  une  idée  de  la  rébellion  chinoise,  de  ce  mouvement 
national,  politique  et  religieux,  dont  on  racontait  à  Shang-haï  des 
choses  si  étranges  et  si  merveilleuses.  Ils  ont  remonté  successivement 
le  Yang-tze-kiang  et  séjourné  quelques  heures  devant  Nankin;  mais 
aucun  de  ces  trois  agens  n'eût  risqué  de  compromettre  son  caractère 
et  son  mandat  en  négociant  avec  Hong-siou-tsiouen  ou  ses  ministres. 
Sir  George  Bonham,  le  représentant  de  la  Grande-Bretagne,  eut  la 
satisfaction  d'inspirer  une  salutaire  terreur  aux  soldats  de  Taï-ping- 
ouang  en  faisant  lancer  quelques  bombes  par  les  canons  de  Y  Her- 
mès au  milieu  des  batteries  rebelles  qui  avaient  salué  son  passage 
avec  leurs  boulets.  M.  de  Bourboulon  vit  de  plus  près  les  chefs  in- 
surgés; il  trouva  l'occasion  d'humilier  la  morgue  insolente  du  confi- 
dent de  Taï-ping-ouang  par  son  attitude  digne  et  fière,  et  lui  fit 
comprendre  que  la  France  entendait  qu'on  respectât  partout  les 
chrétiens  (1).  Le  ministre  des  États-Unis,  M.  Mac-Lane  (2),  accepta 
près  de  Tchin-kiang-fou  les  avances  officielles  du  commandant  de 
la  flotte  impériale;  il  ne  descendit  pas  à  terre,  et  se  contenta  de 


(1)  M.  de  Bourboulon,  qui?  j'avais  l'honneur  d'accompagner  en  qualité  de  secrétaire 
de  notre  légation,  avait  quitté  Shang-haï  le  30  novembre  1853  et  y  était  de  retour  le 
18  décembre  suivant.  Il  avait  pris  passage  sur  la  corvette  à  vapeur  le  Cassini,  que 
commandait  M.  le  capitaine  de  vaisseau  Robinet  de  Plas. 

(2)  L'excursion  de  M  Mac-Lane  eut  lieu  en  mai  185i.  Ce  fut  le  Susqiiehannah,  une 
des  plus  belles  et  des  plus  grandes  frégates  des  États-Unis,  qui  le  porta  jusqu'à  ^^ou- 
hou,  à  plus  de  quatre-vingt-dix  lieues  de  l'embouchure  du  Yang-tze-kiang. 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

transmettre  aux  généraux  rebelles  des  promesses  verbales  de  neu- 
tralité. 

Le  7  septembre  1853,  une  troupe  de  bandits  fo-kiennois  et  can- 
tonais  affiliés  à  la  Triade  s'emparait  de  Shang-haï,  et  pendant  dix- 
huit  mois  la  communauté  étrangère  assistait  à  l'un  des  plus  curieux 
et  des  plus  désolans  spectacles  que  puisse  offrir  la  guerre  civile, 
alimentée  par  la  triste  impuissance  d'un  gouvernement  dont  toutes 
les  bases  sont  minées  par  l'avilissement,  par  la  corruption  et  l'in- 
satiable cupidité  de  ses  fonctionnaires,  par  l'abaissement  et  l'apa- 
thie de  ses  sujets.  La  flotte  qui  bloquait  Shang-haï  du  côté  de  la  ri- 
vière laissait  passer  les  provisions;  les  officiers  de  l'armée  impériale 
qui  l'assiégeaient  à  l'ouest  et  au  sud  vendaient  eux-mêmes  aux  re- 
belles de  la  poudre  et  des  boulets,  et  quand  nous  signalions  ce  com- 
merce au  général  Ki-heul-hang-a,  le  grand-juge  de  la  province,  il 
nous  répondait  en  souriant  :  «  Je  sais  tout  cela  mieux  que  vous; 
c'est  la  coutume,  et  je  n'y  puis  rien.  »  Au  pied  des  murailles  qui 
cernent  la  ville  du  côté  du  nord ,  et  sur  le  terrain  même  des  con- 
cessions étrangères,  les  paysans  avaient  établi  un  marché  où  ils 
vendaient  paisiblement  des  fruits  et  des  légumes.  Quelques  trafi- 
quans  étrangers,  au  mépris  des  droits  les  plus  élémentaires  de  la  neu- 
tralité ,  échangeaient  pour  de  grosses  sommes  avec  la  garnison  des 
munitions  de  guerre.  Plusieurs  missionnaires  protestans  lui  por- 
taient eux-mêmes  des  encouragemens  et  des  conseils.  La  voix  des 
consuls  anglais  et  américains  protestait  faiblement  contre  de  tels 
abus  (1).  On  eût  dit  qu'ils  obéissaient  eux-mêmes,  et  comme  à  leur 
insu,  à  ce  courant  de  sympathie  qui  portait  alors  leurs  nationaux 
vers  la  cause  rebelle.  Les  bandits  qui  tenaient  Shang-haï  avaient 
arboré  les  couleurs  de  Taï-ping-ouang ,  et  les  étrangers  s'étaient 
d'abord  laissé  prendre  à  ces  apparences  de  séditieuse  parenté.  On 
sut  plus  tard  que ,  dans  un  moment  de  détresse ,  ils  avaient  fait 
d'humbles  avances  au  chef  de  l'insurrection,  et  qu'elles  avaient  été 
repoussées. 

Les  agens  et  les  missionnaires  français  ne  partagèrent  point  ces 
inclinations,  et  ce  fut  pour  eux,  au  milieu  de  l'aveuglement  général, 
un  grand  honneur  qu'un  tel  discernement.  Les  rebelles  avaient  en- 

(1)  Je  raconte  ici  des  faits  dont  j'ai  été  témoin.  J'habitais  à  Shang-liai,  où  j'ai  passé 
trois  mois  en  1854,  la  maison  d'un  riche  négociant  anglais,  M.  Beale,  qui  avait  aussi 
offert  l'hospitalité  à  M.  l'amiral  Laguerre.  L'entètemcut  aveugle  des  étrangers  en  faveur 
des  bandes  qui  occupaient  la  ville  et  l'injustice  de  leurs  procédés  envers  les  impériaux 
nous  révoltaient.  J'eus  l'occasion  de  visiter  incognito  les  chefs  de  ces  bandes,  le  Canto- 
nais  Liou  et  le  Fo-kiennois  Tchen-Alin,  et  le  spectacle  que  m'offrit  leur  prétoire  me 
parut  dépasser  tout  ce  que  l'imagination  peut  se  figurer  de  plus  abject.  Ces  deux 
hommes  et  les  gens  de  leur  suite  étaient  d'ignobles  brigands,  livrés  aux  vices  les  plus 
hideux,  toujours  ivres  d'opium  et  souillés  de  sang. 


l'insurrection  chinoise.  327 

voyé  des  boulets  dans  la  direction  de  notre  consulat,  et  répondu  à 
nos  avertissemens  par  des  excuses  dérisoires.  L'amiral  Laguerre  dut 
les  menacer  de  les  punir,  et  il  n'hésita  point  à  informer  le  comman- 
dant des  troupes  impériales  de  l'utile  concours  que  les  circonstances 
le  mettaient  dans  l'obligation  de  lui  prêter.  Notre  procédé  était  loyal 
et  parfaitement  désintéressé  ;  le  juge  Kih  le  reconnut  par  une  double 
trahison  :  il  nous  offrit  une  diversion  qu'il  ne  fit  pas,  et  laissa  lutter 
seuls  deux  cent  cinquante  marins  français  contre  toutes  les  forces 
assiégées;  puis  quand,  à  la  suite  de  cette  héroïque  attaque  du 
6  janvier  1855,  qui  nous  coûta  dix  hommes  et  trois  officiers,  il  eut 
appris  par  ses  espions  que  la  garnison,  affaiblie  et  découragée,  n'é- 
tait plus  en  état  de  se  défendre ,  il  pénétra  la  nuit  dans  la  ville  sans 
nous  prévenir,  y  mit  le  feu  et  y  laissa  commettre  d'affreux  massa- 
cres en  dépit  des  engagemens  formels  qu'il  avait  pris  avec  nous.  Un 
peu  plus  tard,  Kih  recevait  le  bouton  de  rubis  (1)  et  la  charge  de 
gouverneur  du  Kiang-sou  comme  récompense  de  ses  faciles  triom- 
phes. Dans  le  rapport  par  lequel  il  racontait  ses  exploits  à  l'em- 
pereur, il  daignait  mentionner  en  deux  lignes  insignifiantes  l'assis- 
tance que  nous  lui  avions  prêtée  (2),  et  ses  administrés  admiraient 
naïvement  qu'il  en  eût  tant  fait  pour  nous! 

La  prise  de  Shang-haï  mit  le  gouverneur  du  Kiang-sou  en  grand 
crédit  à  la  cour.  Plein  de  confiance  dans  ses  talens  mihtaires,  l'em- 
pereur lui  donna  le  commandement  de  l'armée  qui  assiégeait  Tchin- 
kiang-fou  (3).  Cet  honneur  lui  devint  fatal.  L'année  suivante,  il  fut 
battu  par  les  rebelles,  et  périt  sur  le  champ  de  bataille  sans  avoir 
pu  accomplir  sa  mission.  Un  décret  impérial  lui  accorda  des  récom- 
penses posthumes.  Hienn-foung  voulut  qu'un  temple  fût  élevé  sur 
le  lieu  même  où  il  était  mort  en  héros  pour  la  défense  du  trône,  et 
que  son  ombre  fidèle  y  reçût  les  sacrifices  dus  aux  mânes  d'un  vice- 
roi  (Zi). 

Cependant  le  généralissime  Hiang-yong  tenait  toujours  Nankin 
étroitement  bloquée,  et  il  savait  calmer  à  propos  l'impatience  de  son 
souverain  en  lui  adressant  de  temps  à  autre  le  récit  imaginaire  de 
quelques  combats  sanglans,  où  le  succès  couronnait  toujours  ses  ef- 
forts. C'est  ainsi  qu'en  1855  il  avait  brûlé  ou  coulé  à  fond  plus  d'un 
millier  de  jonques  et  tué  plus  de  vingt  mille  hommes  à  l'ennemi, 

(1)  Le  bouton  de  rubis  est  l'insigne  le  plus  élevé  que  puisse  recevoir  un  fonctionnaire 
chinois. 

(2)  «  L'amiral  Laguerre  fut  le  premier  parmi  les  étrangers  qui  nous  aida  à  soumettre 
les  rebelles.  »  Le  gouverneur  Kih  n'en  dit  pas  davantage. 

(3)  Préfecture  située  à  l'embranchement  du  Yang-tze-kiang  et  du  Grand-Canal ,  et 
position  stratégique  très  importante. 

(4)  Ki-heul-hang-a  était  Mandchou  et  l'un  des  fonctionnaires  les  plus  éclairés  du  gou- 
vernement. 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  que  d'aussi  grands  succès  eussent  amené  aucun  résultat  impor- 
tant. Sa  verve  n'était  pas  encore  épuisée,  lorsque  les  événemens 
vinrent  trahir  sa  fortune.  Au  mois  de  mars  1856,  les  assiégés,  qui 
commençaient  à  manquer  de  vivres,  firent  une  sortie,  rompirent  en 
plusieurs  endroits  les  lignes  d'investissement,  et  mirent  en  pleine 
déroute  l'armée  du  généralissime,  qui  s'enfuit  d'une  seule  traite 
jusqu'à  Tan-yang.  Quelques  jours  après,  Hiang-yong  s'y  laissait 
sui-prendre  et  entourer  par  les  rebelles.  Le  camp  retranché  qu'il  avait 
fait  construire  était  pris  et  brûlé.  Un  décret  de  l'empereur  flétrissait 
sa  défaite  et  le  privait  de  ses  dignités.  Le  chagrin,  la  honte  et  la 
goutte  tuèrent  bientôt  ce  vieillard,  qui  avait  rendu  en  1852  de  grands 
services  à  son  souverain.  Hienn-foung  versa  des  larmes  en  appre- 
nant sa  mort,  et  fit  nommer  une  députation  qui  devait  accompagner 
jusqu'à  Pékin  ses  dépouilles  mortelles.  Ce  fut  Ho-tchoun,  général 
en  chef  des  troupes  du  Ngan-hoeï,  qui  recueillit  son  périlleux  hé- 
ritage. 

Les  avantages  éclatans  que  venaient  de  remporter  les  soldats  de 
Taï-ping-ouang  furent  suivis  d'aventures  mystérieuses  et  terribles, 
qui  mirent  un  instant  sa  cause  dans  le  plus  sérieux  péril.  Pendant 
que  son  armée  emportait  les  retranchemens  de  Tan-yang,  la  dis- 
corde divisait  ses  partisans  et  ensanglantait  sa  capitale.  Taï-ping- 
ouang  voyait  grandir  dans  son  propre  conseil  une  influence  dange- 
reuse pour  son  autorité.  Hiang-siou-tsing,  qui  avait  pris  le  titre  de 
roi  de  l'est,  tchong-owmg ^  était  en  même  temps  le  plus  capable  et  le 
plus  influent  de  ses  ministres,  le  plus  hardi  et  le  plus  populaire  de 
ses  généraux.  Il  avait  obtenu  pour  son  fils  aîné  la  succession  de  son 
collègue  le  roi  de  l'ouest,  qui  avait,  disait-on,  disparu  dans  un  com- 
bat. Imposteur  habile,  sophiste  éloquent,  ingénieux  écrivain,  il  s'é- 
tait attribué  depuis  quelque  temps  dans  ses  discours  et  ses  proclama- 
tions le  rôle  du  saint-esprit.  Il  primait  dans  le  conseil,  se  faisait 
donner  les  charges  les  plus  importantes,  et  avait  déjà  le  pied  sur  les 
marches  du  trône,  lorsqu'une  jalousie  de  harem  le  brouilla  avec  le 
roi  du  nord,  Oueï-tching,  qui  occupait  aussi  à  la  cour  de  hautes  di- 
gnités, et  sauva  Taï-ping-ouang.  Ce  dernier  favorisa  sous  main  ces 
dissensions  intestines,  maintint  quelque  temps  la  balance  égale  entre 
les  deux  rivaux,  en  faisant  aider  secrètement  le  plus  faible,  et  manda 
en  toute  hâte  à  son  aide  un  autre  de  ses  généraux ,  le  prince  assis- 
tant Chi-ta-kah,  qui  guerroyait  alors  dans  le  Kiang-si;  puis,  quand  il 
jugea  le  moment  venu  de  se  débarrasser  d'un  homme  qui  lui  portait 
ombrage,  il  prit  parti  ouvertement  pour  le  roi  du  nord,  Hiang-siou- 
tsing  succomba  devant  cette  alliance.  En  une  seule  nuit,  trente 
mille  de  ses  partisans  étaient  égorgés.  Déclaré  coupable  de  haute 
trahison,  il  fut  condamné  à  mort,  et  périt  écartclé  paj- quatre  buflles. 


l'insurrection  ciiixoiSE.  329 

Sur  ces  entrefaites  arrivait  Chi-ta-kah.  On  prétend  que,  saisi  de 
tristesse  et  d'indignation  à  la  nouvelle  des  événemens  qui  venaient 
de  mettre  en  danger  l'œuvre  commune,  il  jugea  politique  d'en  re- 
jeter la  responsabilité  sur  le  roi  du  nord,  et  fit  demander  secrètement 
sa  tête.  Nankin  fut  de  nouveau  menacée  d'un  siège;  on  ferma  ses 
portes:  la  tour  de  porcelaine  (1),  d'où  le  prince  assistant  pouvait  fou- 
droyer la  ville,  fut  minée.  Il  y  eut  dans  le  parti  de  l'insurrection 
deux  camps  et  deux  armées.  La  fortune  de  Taï-ping-ouang  devait 
sortir  triomphante  de  cette  difficile  épreuve.  Le  roi  du  nord  se  laissa 
séduire  par  de  flatteuses  apparences.  Arrêté  au  moment  où  il  se 
croyait  au  comble  de  la  faveur,  il  fut  accusé  de  conspiration  et  dé- 
capité. Le  jour  même,  Chi-ta-kah  entrait  à  Nankin  en  libérateur. 
La  paix  et  la  confiance  y  étaient  rétablies. 

Ce  n'était  pas  seulement  au  centre  de  sa  capitale  et  dans  l'enceinte 
même  de  son  palais  que  Taï-ping-ouang  voyait  la  trahison  conspirer 
contre  son  naissant  empire.  Un  de  ses  plus  braves  généraux,  Tchang- 
kouo-liang,  venait  de  passer  à  l'ennemi.  Connaissant  de  vieille  date 
la  tactique  des  insurgés,  doué  d'une  grande  audace,  d'une  rare  ac- 
tivité et  de  beaucoup  d'ambition,  ce  nouvel  auxiliaire,  dont  Ho- 
tchoun  avait  sans  doute  acheté  le  concours  par  des  titres  et  des  di- 
gnités, eut  bientôt  rétabli  dans  le  Kiang-soules  affaires  de  l'empereur. 
Avant  la  fin  de  1857,  il  avait  rendu  Pouh-kaho  à  son  nouveau  maître, 
forcé,  pris  ou  brûlé  onze  camps  rebelles,  et  était  devenu  la  terreur 
de  ses  anciens  compagnons  d'armes.  Un  titre  de  noblesse,  transmis- 
sible  à  son  fils,  et  qui  devait  également  illustrer  la  mémoire  de  son 
père,  fut  la  récompense  de  ces  premiers  exploits  (2). 

(1)  La  famcusfi  tour  de  porcelaine  est  située  au  sud  de  la  ville,  un  peu  eu  dehors  des 
murs,  au  centre  d'un  monastère  dont  l'enceinte  a  près  d'une  lieue  et  qui  est  appelû  le 
monastère  de  la  faveur  rémunératrice.  C'est  un  monument  octogone  à  neuf  étages  dont 
le  plus  bas  a  120  pieds  de  tour.  Elle  repose  sur  une  large  base  en  briques  de  10  pieds 
de  haut.  Un  escalier  en  spirale  de  cent  quatre-vingt-dix  marches  conduit  au  sommet, 
que  surmonte  un  mât  de  30  pieds  terminé  par  une  boule  en  cuivre.  L'ensemble  s'élève  à 
260  pieds  au-dessus  du  sol.  Le  monument  est  recouvert  de  plaques  de  porcelaine  vertes, 
rouges,  jaunes  et  blanches.  Chaque  étage  est  surmonté  d'un  toit  en  saillie  couvert  en 
tuiles  vertes,  et  une  sonnette  en  cuivre  est  suspendue  à  l'extrémité  de  chacune  des  huit 
cornes.  Commencée  en  l'an  372  après  Jésus-Christ  par  l'empereur  Kien-ouan,  de  la  dy- 
nastie des  Tsin,  elle  fut  brûlée  par  les  Mongols  et  rebâtie  par  Yong-loh  en  14H,  lors- 
qu'il transporta  le  siège  du  gouvernement  de  Nankin  à  Pékin.  Son  tîls  la  termina.  La 
construction  do  cette  tour  n'a  pas  coûté  moins  de  20  millions  de  francs. 

(2)  Les  lois  chinoises  admettent  cinq  ordres  de  noblesse  non  héréditaires,  ou  hérédi- 
taires seulement  pour  un  certain  nombre  de  générations  mentionnées  dans  le  brevet.  Ces 
ordres,  dont  les  trois  premiers  donnent  le  pas  sur  les  plus  hauts  fonctionnaires  et  qui 
sont  conférés  également  aux  civils  ou  aux  militaires,  s'appellent  en  chinois  kong,  hao, 
peh,  t-,  nan.  On  est  convenu  de  traduire  ces  expressions  par  celles  de  duc,  marquis, 
comte.,  vicomte  et  baron,  afin  de  maintenir  entre  ces  différens  titres  une  hiérarchie  qui 
nous  soit  intelligible.  La  loi  n'accorde  l'hérédité  perpétuelle  du  titre  qu'à  deux  familles, 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

y  Les  victoires  qui  les  suivirent  parurent  plus  décisives  encore.  Pen- 
dant les  premiers  mois  de  1858,  on  combattit  avec  acharnement  aux 
environs  de  Lih-choui  (1).  Perdue  et  reprise  trois  fois,  cette  sous- 
préfecture  fut  définitivement  occupée  par  Tchang-kouo-liang.  Le 
27  septembre  à  minuit,  il  s'emparait  par  surprise  de  Tchin-kiang- 
fou,  faisait  un  grand  carnage  de  la  garnison,  et  le  lendemain  il  pé- 
nétrait sans  résistance  dans  Koiia-tchao.  La  libre  navigation  du 
Grand-Canal,  interrompue  depuis  cinq  ans,  était  enfin  rétablie.  Dans 
toute  la  province  du  Kiang-sou,  une  seule  ville,  Nankin,  restait  à 
Taï-ping-OLiang.  Les  rebelles  qui  avaient  échappé  aux  massacres 
de  Tchin-kiang  et  de  Koua-tchao  s'y  étaieiit  réfugiés.  Tchang  mit 
immédiatement  le  siège  devant  la  capitale  de  l'insurrection. 

La  chute  de  Nankin  fut  alors  regardée  comme  certaine  par  le  gou- 
vernement impérial.  On  savait  bien  à  Pékin  qu'une  ville  entourée 
de  hautes  et  épaisses  murailles,  défendue  par  des  fossés  profonds  et 
par  cent  mille  rebelles,  ne  pouvait  être  emportée  d'assaut;  mais  on 
comptait  sur  la  vigilance  et  la  grande  habileté  de  Tchang-kouo-liang, 
sur  la  famine  et  la  défection.  Les  combinaisons  du  jeune  et  bouillant 
général  devaient  pourtant  échouer  devant  les  mêmes  obstacles  qui 
avaient  déjoué  les  plans  du  vieux  Hiang-yong.  Un  long  siège  use  vite 
l'énergie  des  troupes  d'attaque  quand  elle  n'est  pas  entretenue  par 
de  continuels  dangers  et  de  fréquentes  escarmouches.  Peu  à  peu 
l'activité  du  général  s'endort,  la  discipline  de  ses  soldats  se  relâche, 
leur  ardeur  s'éteint.  Les  assiégés  au  contraire  semblent  puiser  de 
nouvelles  forces  dans  leur  détresse  même,  et  quand  ils  savent  que  le 
vainqueur  ne  fait  pas  grâce,  ils  deviennent  capables  d'un  élan  qui 
brise  toute  résistance  et  fait  tout  plier.  En  1859,  Tchang  recula  de- 
vant les  sorties  de  la  garnison  qu'il  tenait  bloquée,  son  camp  fut 
surpris;  il  se  vit  forcé  de  lever  le  siège  de  Nankin  et  se  laissa  tour- 
ner par  une  bande  de  rebelles  qui  alla  s'établir  dans  la  ville  de 
Yang-tchao.  Quelques  jours  après,  il  passait  le  fleuve,  afin  d'arra- 
cher à  l'insurrection  cette  nouvelle  conquête  qui  la  rendait  maî- 
tresse une  seconde  fois  de  la  navigation  du  Grand-Canal. 

Nankin  était  encore  cernée  par  les  troupes  impériales  lorsque  lord 
Elgin  remonta  le  Yang-tze-kiang  à  son  retour  du  Peï-ho.  On  sait 
que  les  traités  de  Tien-tsin  ont  ouvert  au  commerce  les  villes  que 
baigne  le  grand  fleuve.  L'ambassadeur  d'Angleterre  se  proposait  de 
les  visiter,  démettre  à  l'étude  jusqu'à  Vou-tchang-fou,  sur  un  par- 
cours de  250  lieues,  une  navigation  périlleuse  et  presque  inconnue, 
d'apprécier  par  lui-même  la  situation  morale  et  politique  de  la  partie 

celles  du  sage  Confucius  et  du  brave  Ko-ching-a,  dont,  les  descendans  en  ligne  directe 
ajoutent  à  leurs  noms  ceux  de  duc  sacré  et  de  duc  dompteur  de  la  mer. 
(1)  Sous-préfecture  à  Test  de  Ta-ping-fou. 


l'insurrection  chinoise.  331 

de  l'empire  où  domine  l'insurrection.  Partie  de  Shang-haï  le  8  no- 
vembre 1858,  l'expédition  y  fut  de  retour  le  l*"""  janvier  suivant  et 
rapporta  des  impressions  peu  favorables  aux  rebelles  (1).  Autour  des 
villes  où  flottait  leur  étendard,  les  campagnes  semblaient  arides  et 
désertes;  les  horreurs  de  la  guerre  civile,  le  pillage,  la  ruine  et 
l'incendie,  avaient  laissé  partout  leurs  désolantes  empreintes;  les 
traces  bienfaisantes  d'une  administration  tutélaire  et  réparatrice  ne 
se  montraient  nulle  part.  On  voyait  qu'après  avoir  tout  détruit,  ils 
n'avaient  rien  édifié.  En  résumé,  on  pouvait  tenir  pour  certain  que 
les  populations  ne  leur  étaient  point  sympathiques,  et  que  l'extrême 
faiblesse  du  gouvernement  mandchou  faisait  à  elle  seule  toute  leur 
force.  Les  grandes  villes  situées  sur  les  rives  du  Yang-tze-kiang,  de- 
puis ^'ankin  jusqu'à  Toung-liou,  étaient  en  leur  possession.  Au-delà 
de  Toung-liou,  l'autorité  de  l'empereur  paraissait  partout  rétablie; 
l'aspect  était  plus  animé  et  moins  triste.  Les  forts  de  Nankin,  de  Ta- 
ping  et  de  Ngan-king  firent  feu  sur  les  Anglais.  On  les  réduisit  au 
silence  après  une  canonnade  assez  vive.  Deux  matelots  de  la  Rctri- 
bution  furent  tués;  un  boulet  perça  le  pavillon  de  lord  Elgin.  A  Ta- 
ping,  un  rebelle  vint  à  bord,  présenta  des  excuses  verbales  et  remit 
à  un  officier  du  Furîoiis  une  note  écrite  en  style  assez  fier,  dans  la- 
quelle le  commandant  de  la  place  promettait  aux  frères  étrangers 
les  faveurs  du  roi  céleste,  s'ils  voulaient  lui  prêter  leur  assistance 
pour  la  destruction  des  démons  tartares.  Une  simple  déclaration  de 
neutralité  fut  la  réponse.  L'ambassadeur  d'Angleterre  resta  cinq 
jours  dans  le  fameux  port  d'Han-kao,  visita  Vou-tchang-fou,  où  le 
vice -roi  du  Hou-kouang  le  reçut  avec  un  empressement  plein  de 
courtoisie.  Quand  l'expédition  revit  Shang-haï  après  une  absence 
de  sept  semaines,  il  n'était  personne  à  bord  des  bâtimens  anglais 
qui  ne  fût  convaincu  de  l'anéantissement  prochain  de  la  rébellion 
chinoise. 

Les  événemens  militaires  qui  s'accomplirent  au  centre  du  Kiang- 
sou  pendant  l'hiver  de  1860  parurent  d'abord  confirmer  la  justesse 
de  cette  opinion.  On  annonçait  que  Tchang-kouo-liang  venait  de 
remporter  d'éclatans  avantages;  un  mouvement  offensif  habilement 
combiné  avec  les  manœuvres  du  général  en  chef  Ho-tchoun  l'avait 
rendu  maître  de  Yang-tchao  et  ramené  sous  les  murs  de  Nankin.  La 
navigation  du  Grand-Canal  était  libre.  Les  autorités  provinciales  af- 
firmaient sans  hésiter  que  cette  fois  Taï-ping-ouang  était  perdu 
sans  ressource,  et  qu'avant  un  mois  la  tête  du  fameux  chef  de  la  ré- 
bellion serait  envoyée  à  l'empereur.  Comment  ces  brillantes  illusions 

(1)  L'expédition  se  composait  de  trois  corvettes  à  vapeur,  le  Furious,  la  Rétribution  et 
le  Cruizer,  et  de  deux  chaloupes  canonnières,  le  Lee  et  le  Dove. 


33*2  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  sont-elles  évanouies?  Le  gouvernement  mandchou  a-t-il  voulu 
rallier  autour  de  lui  toutes  ses  ressources  au  moment  où  nous  nous 
apprêtions  à  venger  l'offense  du  Peï-ho,  et  l'armée  qui  assiégeait 
Nankin  s'est-elle  afiaiblie  elle-même  pour  contribuer  à  la  défense  de 
la  capitale?  ou  bien  les  soldats  qui  la  composaient,  mal  nourris, 
mal  vêtus,  décimés  par  le  typhus  et  irrégulièrement  payés,  ont-ils 
déserté  en  masse  le  drapeau  de  l'empereur  et  abandonné  leurs  gé- 
néraux? C'est  ce  dont  personne  n'a  pu  se  rendre  compte  au  moment 
du  grand  désastre  qu'il  me  reste  à  raconter  et  au  milieu  de  l'affreuse 
confusion  qui  en  a  été  la  suite. 

Le  9  mai  1860,  Nankin  ouvre  ses  portes  et  donne  passage  à 
plusieurs  divisions  rebelles  qui  attaquent  les  assiégeans  avec  fu- 
rie. Prévenu  à  la  hâte,  Ho-tchoun  arrive  trop  tard.  Les  lignes  de 
Tchang-kouo-liang  sont  forcées,  il  est  blessé  dans  l'action  et 
prend  la  fuite.  A  Tan-yang,  il  rallie  ses  soldats  et  tente  d'arrêter 
l'ennemi.  Il  est  vaincu  et  s'empoisonne.  Délivrés  du  plus  redouta- 
ble adversaire  qu'ils  eussent  encore  rencontré,  les  rebelles  brisent 
sans  résistance  les  faibles  obstacles  que  leur  opposent  les  garnisons 
des  places  voisines  ;  ils  reprennent  en  passant  les  villes  et  les  po- 
sitions qu'ils  ont  perdues  en  1859,  mais  ne  s'arrêtent  nulle  part  et 
s'avancent  à  marches  forcées  vers  la  capitale  de  la  province,  La 
paisible  et  opulente  cité  de  Sou-tchao  était  depuis  longtemps  l'objet 
des  ardentes  convoitises  de  l'insurrection;  les  autorités  impériales 
savent  bien  qu'elles  ne  lui  déroberont  pas  une  si  riche  proie,  si 
elles  ne  réussissent  à  organiser  une  défense  active  et  vigoureuse. 
Elles  ont  confiance  dans  la  solidité  des  murailles  et  la  fidélité  des 
habitans,  elles  se  concertent  et  se  mettent  à  l'œuvre;  mais,  en  ap- 
prenant le  péril  qui  le  menace,  le  vice-roi  du  Kiang-nan,  Hou- 
koueï-tsin,  est  devenu  fou  de  terreur.  Il  réunit  sa  garde  et  donne 
l'ordre  du  départ;  ses  officiers  le  supplient  de  ne  pas  abandonner  la 
ville  :  leurs  avis  et  leurs  prières  sont  rejetés.  En  arrivant  près  de  la 
porte  de  l'est,  Hou-koueï-tsin  y  trouve  une  compagnie  de  miliciens 
qui  la  gardaient,  et  ordonne  qu'on  fasse  feu  sur  elle  afin  de  dégager 
le  passage.  Quelques  jours  après,  ce  misérable,  à  qui  l'imprudence 
des  ministres  de  Hienn-foung  avait  confié  l'administration  de  cent 
millions  de  ses  sujets,  recevait  à.  Shang-haï,  où  il  s'était  honteuse- 
ment réfugié,  un  décret  de  l'empereur  qui  le  destituait  de  ses  fonc- 
tions et  le  mandait  enchaîné  à  Pékin.  On  apprenait  en  même  temps 
que,  pendant  la  nuit  du  2  juin,  Sou-tchao  était  tombée  entre  les 
mains  des  rebelles.  Les  soldats  mécontens  les  avaient  eux-mêmes 
introduits  dans  la  ville;  le  gouverneur  Su  s'était  ôté  la  vie  après  avoir 
mis  le  feu  à  son  harem.  Des  flots  de  sang  tartare  avaient  coulé. 

Quinze  lieues  seulement  séparent  Sou-tchao  de  Shang-haï.  La 


l'insurrection  chinoise.  333 

capture  de  l'une  des  plus  riches  et  des  plus  importantes  cités  de 
l'empire  ajoutait  sans  doute  un  grand  lustre  aux  armes  de  Taï-ping- 
ouang  et  portait  par  conséquent  dans  le  Kiang-sou  un  coup  funeste 
au  prestige  du  gouvernement  de  Pékin;  mais  la  possession  de  Shang- 
liaï  eut  procuré  aux  rebelles  de  bien  plus  sérieux  avantages.  Une 
fois  maîtres  de  ce  vaste  marché  et  des  districts  environnans,  où  l'on 
recueille  la  soie  et  le  thé  qui  l'alimentent,  ils  acquéraient  une  exis- 
tence politique  et  des  revenus  réguliers;  ils  confisquaient  les  pro- 
duits de  la  douane  chinoise,  qui  fonctionne  depuis  huit  ans  déjà  sous 
notre  direction,  et  qui  verse  chaque  année  dans  le  trésor  impérial 
des  sommes  importantes;  ils  imposaient  leur  faveur  au  commerce 
étranger,  pour  lequell' inaction  est  la  ruine,  et  forçaient  par  là  même 
les  agens  qui  le  protègent  à  engager  avec  eux  des  relations  offi- 
cielles. Nous  aurions  eu  dès  lors  à  compter  en  Chine  avec  deux 
pouvoirs  établis  ;  il  eût  été  dans  notre  intérêt  de  ménager  les  in- 
surgés aussi  bien  que  les  impériaux,  et  de  tenir  entre  eux  la  balance 
égale. 

Avant  de  marcher  sur  Shang-haï,  il  était  prudent  de  sonder  nos 
dispositions  et  de  ne  rien  négliger  pour  se  les  rendre  favorables.  Il 
fallait  avant  tout  calmer  les  terreurs  et  dissiper  les  appréhensions. 
Poussés  par  un  sentiment  de  courageuse  curiosité,  animés  du  désir 
de  retrouver  leurs  illusions  perdues ,  quelques  missionnaires  an- 
glais étaient  allés  visiter  Sou-tchao.  Le  roi  fidèle,  tchong-onang, 
qui  y  commandait  les  troupes  insurgées,  les  avait  accueillis  avec  une 
politesse  courtoise  et  un  fraternel  empressement.  Son  langage  n'avait 
pas  été  sans  doute  d'une  irréprochable  orthodoxie,  mais  il  leur  avait 
dit  d'un  ton  convaincu  en  prenant  congé  d'eux  :  «  Nous  adorons  le 
même  père  céleste  et  le  même  frère  aîné  céleste;  quelle  difficulté 
pourrait  exister  entre  nous  ?  »  Et  ils  étaient  revenus  rassurés  et  sa- 
tisfaits. Peut-être  les  hôtes  du  roi  fidèle  n'avaient-ils  pas  observé 
dans  l'expression  de  leurs  sympathies  une  réserve  assez  scrupu- 
leuse, peut-être  entrait-il  dans  ses  calculs  de  paraître  attribuer  à 
leur  démarche  un  caractère  officiel  qui  constituât  une  sorte  d'enga- 
gement. Toujours  est- il  que  le  13  août  1860  on  avait  pu  lire  sur 
les  murs  de  Shang-haï  des  proclamations  revêtues  de  son  sceau  par 
lesquelles  il  annonçait  sa  prochaine  arrivée.  Déjà  même  on  voyait 
briller  au  loin  le  feu  des  incendies  qui  annonçaient  son  approche  (1). 
Cependant  les  ministres  de  France  et  d'Angleterre  s'étaient  en- 
Ci)  Une  de  ces  proclamations  était  destinée  à  frapper  de  terreur  les  habitans  chinois  de 
Shang-haï;  elle  les  engageait  à  éviter  les  horreurs  d'un  siège  en  ouvrant  eux-mêmes 
leurs  portes  aux  rebelles.  Voici  les  principaux  passages  de  cette  menaçante  invitation  : 
«  Lili,  commissaire  impérial  du  souverain  qui  règne  par  la  volonté  du  ciel,  roi  fidèle, 
loyal  et  juste,  commandant  la  garde  impériale,  général  commandant  eu  chef,  publie  la 


334  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendus  sur  l'attitude  que  les  dUricultés  des  circonstances  leur  con- 
seillaient de  prendre  et  de  maintenir  en  face  des  complications  contre 
lesquelles  avait  à  lutter  notre  politique.  Tendre  la  main  aux  rebelles 
au  moment  où  nous  allions  obtenir  du  gouvernement  mandchou 
des  concessions  sérieuses,  c'eût  été  en  quelque  sorte  amoindrir 
l'importance  de  nos  conquêtes  diplomatiques  en  ajoutant  de  nou- 
veaux dangers  à  tous  ceux  qui  menaçaient  la  dynastie  des  Tsing,  et 
créer  peut-être  de  grands  embarras  aux  ambassadeurs  qui  négo- 
ciaient à  Tien-tsin.  Permettre  que  les  bandes  du  tchong-oiumg 
s'emparassent  de  Shang-haï  ou  les  repousser  par  la  force,  c'était 
placer  notre  commerce  entre  la  bienveillance  impuissante  de  l'un 
des  partis  et  le  ressentiment  de  l'autre,  c'était  l'engager  dans  la  voie 
des  incertitudes  et  des  hasards,  et  nous  priver  gratuitement  des 
bénéfices  d'une  neutralité  qui  avait  au  moins  l'avantage  de  ménager 
l'avenir.  En  interdisant  à  nos  nationaux,  par  un  avis  officiel  de  leurs 
consuls,  toute  partialité  effective,  en  faisant  savoir  aux  rebelles  que 
nous  n'entendions  les  traiter  ni  comme  nos  amis  ni  comme  nos  en- 

proclamation  suivante,  et  insiste  pour  que  chacun  y  prête  une  attention  sérieuse  afin 
qu'elle  soit  bien  comprise  et  que  l'erreur  ne  devienne  pas  une  cause  de  châtiment. 

«  Ministre  des  commandemens  célestes,  j'ai  conduit  depuis  nombre  d'années  mes 
puissans  soldats  comme  un  seul  homme  à  l'extermination  des  démons  tartares.  Aux 
environs  de  Nankin,  ils  en  ont  balayé  des  myriades  comme  les  vagues  balaient  le  sable 
du  rivage.  Il  n'est  pas  besoin  de  parler  ici  de  leurs  hauts  faits,  puisqu'ils  sont  connus 
de  tous.  Nous  sommes  venus  à  Sou-tchao  en  traversant  les  districts  de  Tchou-joung, 
Tan-yang,  Tchang-tchao  et  Vou-tsi ,  et  durant  cette  rapide  expédition  nous  n'avons  pas 
subi  l'ombre  d'un  échec.  Nous  avons  repris  toutes  les  places  que  nous  avions  perdues. 
Je  vous  le  demande:  pourquoi  trembleriez-vous?  pourquoi  ne  choisiriez-vous  pas  le  droit 
chemin?  Ne  connaissez-vous  pas  ma  longanimité? 

«  J'ai  formé  le  dessein  de  conduire  toutes  mes  vaillantes  troupes  à  l'assaut  de  Shang- 
haï, et  je  serai  inébranlable  dans  ma  résolution.  Pendant  ma  marche  vers  Sou-tchao, 
j'ai  vu  toutes  les  populations  s'enfuir  comme  l'oiseau  qui  craint  la  flèche  du  chasseur. 
C'est  pourquoi,  connaissant  les  paternelles  intentions  du  roi  céleste  et  la  bonté  de  son 
cœur,  j'arrête  le  mouvement  victorieux  de  mes  soldats,  et  je  vous  envoie  une  proclama- 
tion pour  guider  votre  conduite.  Vous  auriez  dû  m'envoyer  déjà  une  liste  de  vos  maisons 
et  un  dénombrement  des  habitans  de  votre  cité,  ou  bien  m'attendre  sur  le  bord  du 
chemin  et  m'offrir  respectueusement  une  coupe  de  vin  en  signe  de  soumission;  mais 
vous  avez  saisi  et  mis  à  mort  les  messagers  qui  vous  portaient  mes  ordres,  et  votre 
crime  est  vraiment  impardonnable. 

«Je  devrais  vous  frapper  sans  mis(''ricorde,  et  pourtant  mon  cœur  a  encore  compassion 
de  vous  :  il  vous  exhorte  au  repentir.  Amendez-vous  et  mettez-moi  à  même  de  vous  par- 
donner. Il  y  a  dix  ans  que  nous  avons  commencé  à  combattre  pour  la  cause  du  droit 
dans  le  Kouang-si,  et  depuis  ce  moment  nul  ennemi  n'a  pu  nous  résister.  C'est  à  peine 
si  votre  ville  a  la  largeur  d'une  coudée  :  osera-t-ellc  me  braver  et  rejeter  mes  ordres? 
L'œuf  peut-il  lutter  contre  la  pierre?  Hâtez-vous  de  faire  votre  soumission,  et  mes  sol- 
dats vous  épargneront,  vous  et  vos  propriétés.  Ma  volonté  est  ferme  comme  une  mon- 
tagne. Mes  troupes  suivront  immédiatement  mes  avertissemens,  elles  ne  sont  pas  ve- 
nues pour  vous  attendre;  ne  dites  pas  que  vous  n'êtes  pas  prévenus,  et  obéissez  en 
tremblant.  » 


l'insurrection  chinoise.  335 

nemis,  mais  que  nous  ne  pouvions  tolérer  qu'ils  livrassent  nos  éta- 
blissemens  aux  horreurs  de  la  guerre  civile,  on[crut  sans  doute  leur 
ôter  l'espoir  du  succès,  arrêter  leur  marche  vers  Shang-haï  sans  pro- 
voquer imprudemment  leur  vengeance  et  conjurer  en  partie  les  pé- 
rils que  l'on  redoutait.  Par  mesure  de  prudence,  le  commandant  des 
forces  navales  françaises  fit  occuper  le  faubourg  de  lest;  les  Anglais 
se  chargèrent  de  défendre  la  ville  du  côté  de  l'ouest  et  du  sud,  les 
négocians  étrangers  s'entendirent  entre  eux  pour  s'organiser  en 
compagnies  de  volontaires,  et  protéger  au  besoin  les  concessions 
contre  les  insurgés,  les  impériaux  ou  les  voleurs. 

Soit  que  le  roi  fidèle  n'eût  pas  reçu  nos  avertissemens ,  soit  qu'il 
n'en  eût  pas  saisi  exactement  la  portée,  ou  qu'il  ait  voulu  feindre  de 
ne  les  pas  comprendre,  ses  troupes  continuèrent  à  s'avancer  vers 
Shang-haï.  Le  18  août  1860,  à  dix  heures  du  matin,  les  impériaux, 
qui  couvraient  les  approches  de  la  ville,  furent  attaqués  et  poursui- 
vis jusqu'aux  faubourgs  de  l'ouest,  où  les  Anglais  avaient  placé  leurs 
batteries.  Repoussés  par  l'artillerie  des  Sikhs,  ils-se  retirèrent  en 
assez  bon  ordre,  et  essayèrent  le  lendemain  de  pénétrer  par  le  fau- 
bourg de  l'est,  dont  nous  avions  pris  la  défense.  Nos  boulets  et  nos 
obus  les  mirent  en  fuite  ;  mais  ce  double  échec  ne  les  découragea 
pas.  Le  20  août,  on  les  vit  reparaître  plus  nombreux  et  plus  ardens; 
cette  fois,  nos  batteries  et  celles  des  Anglais  firent  feu  sur  eux  de 
toutes  leurs  pièces  :  ils  maintinrent  leur  terrain  quelques  instans, 
puis  reculèrent  et  finirent  par  battre  en  retraite  lentement,  sans 
effroi,  sans  désordre.  Depuis  ce  moment,  ils  n'ont  pas  reparu. 

La  lutte  était  engagée,  et  pouvait  avoir  de  funestes  conséquences 
pour  la  sûreté  de  nos  nationaux.  Afin  de  prévenir  le  retour  des 
scènes  sanglantes  qui  venaient  d'épouvanter  Shang-haï,  nos  agens 
ne  reculèrent  devant  aucune  des  mesures  que  parut  leur  conseiller 
la  prudence,  quelque  graves,  quelque  terribles  qu'elles  pussent  être. 
Ils  savaient  par  les  rapports  de  la  police  chinoise  que  les  vastes  fau- 
bourgs de  Shang-haï  recelaient  des  espions  de  Taï-ping-ouang,  des 
bandits,  des  soldats  de  l'insurrection  déguisés  en  mendians  ou  en 
voyageurs,  toute  une  population  turbulente  et  affamée  qui  attendait 
depuis  longtemps  le  signal  du  meurtre  et  du  pillage.  Nos  forces 
n'étaient  pas  nombreuses.  Nous  ne  pouvions  éviterje  danger  qu'en 
le  voyant  venir  de  loin.  Il  nous  fallait  niveler  le  terrain  et  dégager 
les  abords  de  la  place.  Les  commandans  des  forces  navales  appelè- 
rent l'incendie  à  leur  aide,  et  firent  à  la  ville  une  ceinture  de  ruines 
fumantes.  Ils  se  décidèrent  ensuite  à  prendre  officiellement  vis-à-vis 
des  rebelles  une  attitude  qui  ne  pût  leur  laisser  aucun  doute  sur 
leurs  véritables  intentions,  dans  le  cas  où  ils  eussent  cru  pouvoir 
attribuer  à  un  malentendu  les  derniers  événemens.  M.  Forrest,  at- 


336  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taché  à  la  légation  britannique,  se  chargea  de  porter  le  22  août  au 
camp  des  rebelles  la  notification  suivante  : 

«  Aux  chefs  des  bandes  armées  occupant  Sou-tchao,  Sang-kiang,  etc. 
Des  avis  nous  étant  parvenus  du  rassemblement  de  bandes  armées  dans  le 
voisinage  de  Shang-haï,  nous,  les  commandans  des  forces  militaires  et  na- 
vales de  sa  majesté  l'empereur  des  Français  et  de  la  reine  de  la  Grande- 
Bretagne,  faisons  savoir  par  la  présente  que  la  ville  de  Shang-haï  et  les  éta- 
blissemens  étrangers  y  attenant  sont  occupés  militairement  par  les  forces 
de  sa  majesté  l'empereur  des  Français  et  de  son  alliée  la  reine  de  la  Grande- 
Bretagne.  Les  commandans  avertissent  en  conséquence  tous  ceux  que  cela 
peut  concerner  que,  si  des  partis  armés  quelconques  viennent  attaquer  les 
positions  occupées  par  eux,  ils  seront  considérés  comme  ennemis  par  les 
forces  alliées  et  traités  en  conséquence.  » 

La  réponse  du  chef  insurgé  ne  se  fit  pas  attendre;  elle  était  ainsi 
conçue  : 

«  Lih,  commissaire  impérial  du  souverain  qui  règne  par  la  volonté  expresse 
du  ciel,  publie  la  présente  notification  : 

«  Les  temps  fixés  pour  la  domination  des  Tsing  (1)  étant  accomplis,  le 
Seigneur  vraiment  sacré  a  été  envoyé  dans  le  monde  pour  le  sauver.  J'ai  eu 
l'honneur  de  recevoir  ses  commandemens,  afin  d'accomplir  l'œuvre  céleste 
en  punissant  les  crimes  de  la  dynastie  déchue,  et  depuis  le  moment  où  j'aî 
pris  les  armes  pour  la  cause  du  droit  dans  le  Kouang-si,  je  n'ai  jamais  livré 
bataille  sans  être  vainqueur,  ni  attaqué  une  ville  sans  m'en  emparer.  Il  n'y 
a  que  peu  de  temps,  lorsque  nos  armées  ont  pris  possession  de  Sou-tchao, 
vos  compatriotes  sont  venus  maintes  fois  et  nous  ont  pressés  de  nous  rendre 
à  Shang-haï  pour  y  discuter  personnellement  diverses  matières  concernant 
le  commerce  étranger.  Je  suis  donc  venu  ici,  après  avoir  pris  Sang-kiang, 
non  pas  pour  chercher  le  combat  et  pour  me  mesurer  avec  les  forces  des 
nations  étrangères,  mais  pour  leur  offrir  un  traité  de  commerce,  et  main- 
tenant que  je  viens  de  parcourir  la  communication  qui  m'a  été  rémise,  je 
suis  on  ne  peut  plus  surpris  de  l'extravagante  perversité  du,  langage  qu'on 
m'y  tient. 

«  Je  vous  prie  de  bien  remarquer  que  je  commande  à  de  nombreux  officiers, 
que  j'ai  sous  mes  ordres  une  armée  immense,  et  qu'il  m'est  facile  d'effectuer 
en  un  clin  d'œil  l'anéantissement  d'une  ville  aussi  parfaitement  insignifiante 
que  Shang-haï.  Si  donc  je  défends  à  mes  soldats  de  tirer  l'épée,  ce  ne  peut 
être  que  par  un  sentiment  de  conciliation  et  en  considération  de  nos  com- 
munes croyances.  Si  je  permettais  seulement  une  démonstration  hostile, 
vous  verriez  les  membres  des  mêmes  familles  se  ruer  les  uns  contre  les 
autres,  comme  pour  attester  à  vos  regards  la  ridicule  impuissance  de  la 
dynastie  des  Tsing.  Vous  êtes  à  présent  en  guerre  ouverte  avec  cette  dynas- 
tie, et  vous  ne  pouvez  pas  avoir  oublié  la  trahison  de  Tien-tsin.  Nous 

(1)  La  dynastie  mandchoue.  * 


l'insurrection  chinoise.  337 

n'avons  d'autre  but  que  de  reprendre  la  terre  qui  nous  appartient.  Nous 
sommes  en  guerre  avec  la  dynastie  tartare,  mais  nous  ne  vouloiîs  aucun 
mal  aux  nations  étrangères.  Vos  compatriotes  attachent  beaucoup  d'impor- 
tance au  commerce.  Nous  vous  accorderons  des  avantages  plus  grands  que 
ne  pourra  vous  en  offrir  la  dynastie  des  Tsing,  car  une  fois  que  vous  serez 
entrés  en  relations  amicales  avec  nous,  nous  vous  donnerons  liberté  com- 
plète de  faire  le  commerce  dans  toutes  les  villes  sans  exception.  Je  ne  puis 
m'expliquer  en  aucune  façon  le  ton  fallacieux  et  grossier  de  la  communi- 
cation qui  m'a  été  remise.  Il  me  paraît  raisonnable  d'en  conclure  que  vous 
ne  tenez  aucun  compte  de  la  communauté  de  nos  sentimens  et  de  nos 
croyances,  et  qu'après  tout  vous  avez  eu  peut-être  l'intention  d'entrer  en 
lutte  avec  moi. 

«  C'est  pourquoi  j'ai  voulu  éclairer  par  cette  notification  les  divers  pays 
dont  les  nationaux  résident  à  Shang-haï.  Si  vous  désirez  faire  le  commerce 
sous  nos  auspices,  venez  vous  consulter  avec  nous  sur  les  termes  du  traité 
à  conclure;  mais,  si  c'est  votre  désir  de  créer  inutilement  des  difRcultés  et 
de  nous  faire  la  guerre,  alors  mes  troupes  se  mettront  en  mouvement 
comme  les  flots  de  la  mer.  Je  serai  inébranlable  dans  ma  résolution,  comme 
les  montagnes  sur  leurs  bases.  L'avenir  décidera  de  quel  côté  sera  la  vic- 
toire et  de  quel  côté  la  défaite.  J'ai  la  confiance  que  vous  comprendrez  vos 
intérêts,  et  que  vous  vous  épargnerez  les  maux  qui  vous  attendent.  » 

Cette  communication  était  en  même  temps  une  menace  et  une  fan- 
faronnade (1).  Depuis  la  tentative  du  22  août  1860,  nos  canons  ont 
tenu  à  respectueuse  distance  l'invincible  armée  du  tchong-ouaiig , 
et  nous  n'atu-ions  pas  eu  à  nous  plaindre  de  ce  dangereux  voisinage 
sans  le  meurtre  d'un  missionnaire  catholique,  le  père  Massa,  de 
l'ordre  des  jésuites,  qui,  surpris  aux  environs  du  collège  de  Zekaveï 
par  une  troupe  de  rôdeurs,  a  été  dépouillé  et  impitoyablement  mas- 
sacré. Le  roi  fidèle  n'a  pas  attendu  qu'on  exigeât  de  lui  le  châtiment 
des  coupables.  Après  nous  avoir  donné  l'assurance  qu'une  l'atale 
erreur  avait  été  commise  et  qu'on  avait  pris  le  père  Massa  pour  un 
impérialiste,  il  s'est  hâté  de  nous  offrir  ses  excuses  et  de  nous  an- 
noncer qu'il  avait  puni  les  assassins.  Il  sera  toujours  en  Chine  d'une 

(1)  Avant  de  recevoir  la  notification  des  ministres  de  France  et  d'Angleterre ,  le 
tchong-ouang  avait  écrit  aux  consuls  une  lettre  fort  curieuse  dont  la  traduction  a  paru 
dans  le  North-China-Herald,  et  par  laquelle  il  accusait  les  étrangers,  les  Français  par- 
ticulièrement, de  l'avoir  trahi  en  le  faisant  engager  par  leurs  émissaires  à  venir  à 
Shang-hai  et  en  aidant  ensuite  les  impériaux,  qui  avaient  acheté  leurs  services,  à  re- 
pousser ses  soldats.  Cette  lettre  renfermait  des  récriminations  amères  et  des  menaces. 
«  Trompé  par  vos  avances,  y  disait-il,  je  venais  à  Shang-haï  pour  y  signer  avec  vous  un 
traité.  Vous  avez  tiré  l'épée  contre  vos  frères  en  religion;  ne  vous  étonnez  donc  point  si 
j'arrête  les  marchandises  et  les  produits  qui  alimentent  votre  commerce.  »  Plus  tard  il 
jugea  prudent  d'abandonner  le  système  d'intimidation  qu'il  avait  suivi  jusqu'alors  et 
changea  complètement  de  ton.  La  communication  que  reçut  de  lui  lord  Elgin  en  sep- 
tembre 18G0  fait  seulement  appel  à  nos  sentimens  chrétiens  et  à  nos  intérêts. 
TOME  xxxn.  22 


338  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sage  politique  de  terrifier  tous  les  partis  quand  nous  jugerons  pru- 
dent de  ne  pactiser  avec  aucun.  La  crainte  que  nous  leur  inspirerons 
fera  tout  le  respect  qu'ils  auront  pour  nous.  Il  s'agit  seulement  de 
frapper  juste.  Du  moment  que  nous  ne  pouvions,  sans  nous  com- 
promettre ,  accueillir  favorablement  les  avances  des  insurgés ,  nous 
devions  faire  le  vide  autour  de  nous  pour  ne  pas  être  surpris  et 
étouffés. 

En  effet,  le  péril  allait  croissant,  se  rapprochait;  il  pouvait  finir 
par  nous  cerner.  Les  rebelles  occupaient  les  plus  grandes  villes  du 
Kiang-sou  et  campaient  à  nos  portes.  Dans  le  Tché-kiang,  où  ils 
avaient  pénétré  au  commencement  de  1858,  sous  la  conduite  du 
prince  assistant  Ghi-ta-kah,  ils  avaient  pris  successivement  sept 
villes  importantes.  Le  centre,  l'ouest  et  le  nord  de  la  province  étaient 
en  feu.  Aujourd'hui  même,  en  1861,  la  situation  n'a  fait  que  s'ag- 
graver :  tout  manque  à  la  fois  aux  impériaux.  Sommé  dernièi'ement 
par  un  ordre  de  son  souverain  de  rassembler  toutes  ses  forces  et 
d'expulser  de  Sou-tchao  les  misérables  qui  s'y  sont  établis,  le  gou- 
verneur du  Kiang-nan,  Tsang-kouo-fan  (1),  répondait  avec  une 
humilité  respectueuse  qu'il  n'avait  à  sa  disposition  ni  artillerie,  ni 
argent,  ni  soldats. 

Il  faut  compléter  ici  l'ensemble  des  faits  qu'on  vient  d'exposer  par 
l'analyse  d'une  série  de  documens  aussi  curieux  qu'instructifs.  La 
détresse  du  gouvernement  de  l'empereur  Hienn-foung,  l'insuffisance 
de  ses  ressources  y  sont  mises  tristement  en  lumière  par  les  déso- 
lantes révélations  que  lui  font  ses  conseillers  et  la  singulière  gra- 
vité des  mesures  qu'ils  lui  proposent.  On  voit  qu'à  leurs  yeux  le  mal 
est  immense,  et  que  l'imagination  ne  doit  pas  reculer  devant  les  plus 
énergiques  remèdes. 

Un  membre  de  la  famille  impériale,  le  prince  King-houi,  consi- 
dérant d'un  côté  que  la  guerre  engagée  depuis  plus  de  trois  ans 
déjà  au  sein  de  l'empire  a  engendré  des  maux  sans  nombre  pour 
le  peuple  et  qu'il  convient  de  mettre  fin  à  ses  maux  en  imprimant 
une  plus  grande  activité  aux  opérations  militaires,  —  de  l'autre,  que 
l'état  des  finances  épuisées  ne  permet  même  plus  d'entretenir  sur 
pied  les  armées  qui  doivent  veiller  à  la  sûreté  du  territoire  en  temps 
de  paix,  —  propose  à  sa  majesté  l'adoption  d'une  mesure  extrême,  il 
est  vrai,  mais  que  le  malheur  des  temps  justifie  suffisamment  à  ses 
yeux.  Cette  mesure,  ce  serait  l'émission  par  le  gouvernement  d'un 
papier -monnaie  ayant  cours  forcé.  Les  généraux  l'emploieraient 
à  la  solde  des  troupes,  qui  s'en  serviraient  pour  acheter  tous  les 
objets  dont  elles  ont  besoin;  les  sujets  de  l'empereur  paieraient 

(1)  Successeur  du  vice-roi  Ilo-koueï-tsin. 


l'insurrection  chinoise.  339 

l'impôt,  les  marchands  acquitteraient  lem's  obligations  avec  cette 
monnaie  fictive,  et  quiconque  se  refuserait  à  l'accepter  serait  sévè- 
rement puni.  Si  l'empereur  daignait  ordonner  l'adoption  de  cette 
mesure,  le  rapporteur  ne  doutait  pas  que  la  prospérité  ne  vînt  à  re- 
naître bientôt  dans  l'empire  et  que  les  rebelles  ne  fussent  en  un  mo- 
ment balayés  de  la  surface  de  la  terre.  L'empereur  approuve  le 
plan  financier  de  son  parent,  et  ordonne  à  ses  ministres  d'aviser 
promptement  aux  meilleurs  moyens  de  le  mettre  à  exécution  ;  mais 
il  ne  dit  pas  quelles  mesures  ils  devraient  prendre  pour  rétablir 
le  crédit  public,  sans  lequel  l'emploi  d'un  pareil  système  est  évi- 
demment impossible. 

D'après  les  renseignemens  fom-nis  au  censeur  Youn-paou,  dont  les 
fonctions  consistaient  spécialement  à  surveiller  les  quartiers  du 
centre  de  la  capitale,  les  soldats  tartares  et  chinois  qui  devraient 
veiller  à  sa  défense  n'y  existent  guère  que  sur  le  papier.  Tout  ce 
qu'il  y  avait  de  valide  parmi  les  troupes  de  la  garnison  a  été  appelé 
sur  le  théâtre  de  la  guerre,  les  vieillards  et  les  gens  infirmes  qui 
restent  font  si  négligemment  leur  service,  a  qu'ils  seraient  tout  au 
plus  bons  à  repousser  l'attaque  d'une  bande  de  voleurs.  »  Cette  cou- 
pable incurie  des  chefs  militaires  est  devenue  une  cause  de  terreur 
pour  la  partie  riche  de  la  population.  Depuis  1853,  plus  de  trente 
mille  familles  ont  quitté  la  capitale,  emportant  avec  elles  tout  ce 
qui  leur  appartenait.  Il  en  est  résulté  que  les  travaux  et  le  commerce 
sont  interrompus,  et  que  les  basses  classes  sont  en  proie  à  la  plus 
effroyable  misère.  Cependant  on  n'a  pas  craint,  pour  remplir  le  tré- 
sor épuisé,  de  lever  des  impôts  extraordinaires  sur  ces  malheureux, 
qui  manquent  de  nourriture  et  de  vêtemens.  Le  rapporteur  a  ren- 
contré de  pauvres  vieilles  femmes  presque  nues  qui,  n'ayant  pu 
trouver  une  seule  pièce  de  monnaie,  allaient  porter  aux  percepteurs 
des  taxes  le  seul  vêtement  qui  pût  les  garantir  des  rigueurs  de  l'hi- 
ver. Il  supplie  l'empereur  de  vouloir  bien,  dans  sa  sagesse  et  sa 
bonté,  remédier  à  ces  abus,  à  ces  maux  que  la  présence  de  l'ennemi 
au  cœur  de  la  province  (1)  rend  encore  plus  déplorables,  et  il  ne 
craint  pas  d'affirmer  à  sa  majesté  que,  d'après  les  aveux  de  ses 
émissaires,  un  grand  nombre  de  rebelles  sont  entrés,  il  y  a  quelque 
temps,  dans  la  capitale,  où  ils  ont  loué  des  maisons  et  travaillent 
avec  ardeur  à  se  faire  des  partisans  (2). 

(1)  Les  rebelles  étaient  alors  aux  environs  de  Tien-tsin. 

(2)  D'après  les  lois  de  l'empire,  aucun  document  ne  peut  être  imprimé  dans  le  journal 
officiel  avant  d'avoir  été  soumis  à  l'appréciation  du  cabinet  impérial.  Le  rapport  du  cen- 
seur Youn-paou  ne  lui  avait  pas  été  présenté  avant  la  publication.  Le  gouvernement 
s'émut  et  ordonna  une  enquête,  qui  prouva  la  négligence  de  quelques  employés  d'impri- 
merie, mais  sans  démentir  les  faits  signalés  par  le  censeur. 


ZhO  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Ouang-mao-yin,  attaché  au  département  de  la  guerre,  a  consulté 
les  signes  du  temps,  et  il  ne  doit  pas  cacher  à  l'empereur  que  les 
phénomènes  aussi  bien  que  les  faits  dont  il  a  été  témoin  l'ont  frappé 
d'un  effroi  mystérieux.  Depuis  quelques  mois,  des  torrens  d'eau 
inondent  les  plaines,  et  quand  la  pluie  cesse,  la  lumière  des  astres 
est  triste  et  voilée.  A  Kin-tchao,  près  de  la  province  qui  fut  le  ber- 
ceau de  la  dynastie,  le  sol  s'est  entr'ouvert,  et  le  même  jour  la  terre 
a  tremblé  quarante-deux  fois.  A  Pékin,  l'argent  est  si  rare  que  la 
valeur  en  est  quatre  fois  plus  grande;  les  vivres  font  défaut,  la  popu- 
lation tartare  elle-même  est  désaffectionnée.  Partout  la  rébellion 
gagne  des  forces,  chaque  jour  apporte  des  nouvelles  de  plus  en  plus 
fâcheuses.  Les  plus  braves  et  les  plus  habiles  généraux  ont  suc- 
combé sur  le  champ  de  bataille.  Les  troupes  ne  sont  plus  payées,  et 
leur  fidélité  chancelle.  Dans  une  aussi  grave  situation ,  il  convient 
de  ne  pas  dédaigner  les  manifestations  du  courroux  céleste,  et  pour 
apaiser  la  colère  divine  il  faut  écouter  la  voix  du  peuple ,  qui  est 
aussi  la  voix  de  Dieu.  Les  misères  du  peuple  sont  à  leur  comble, 
et  l'empereur  n'a  rien  épargné  pour  les  secourir;  mais  les  connaît-il 
bien,  et  ses  sujets,  qu'il  chérit  comme  ses  enfans,  ont-ils  entendu 
parler  de  la  bonté  de  son  cœur?  Les  anciens  souverains  de  la  Chine 
ne  faisaient  pas  fermer  les  portes  de  leur  palais  :  ils  voulaient  que 
les  conseils  de  tous  y  pussent  pénétrer,  que  l'intelligence  et  le  bon 
sens  de  la  multitude  les  éclairassent  au  besoin  sur  le  choix  des  fonc- 
tionnaires, sur  les  mesures  importantes  auxquelles  le  gouvernement 
devait  recourir  dans  les  circonstances  difficiles.  L'illustre  et  modeste 
Yu  a  dit  :  «  L'orgueil  amène  la  ruine,  mais  l'humilité  assure  le  suc- 
cès. »  Fidèle  à  cette  admirable  maxime,  l'empereur  a  constamment 
accueilli  avec  respect  les  avis  et  les  remontrances,  il  en  a  toujours 
tenu  compte  lorsque  le  dévouement  et  la  raison  les  avaient  dictés; 
malheureusement  depuis  quelque  temps  ces  avis  sont  devenus  plus 
timides  et  plus  rares.  On  dirait  que  l'on  craint  de  prendre  l'initiative, 
et  que  l'on  tremble  de  parler  suivant  sa  conscience  à  moins  d'y  être 
invité.  La  Providence,  dans  sa  clairvoyante  sollicitude,  a  départi  à 
chaque  époque  la  somme  de  capacités  et  de  talens  qui  lui  est  néces- 
saire. Si  on  ne  trouve  ni  habileté  ni  indépendance  parmi  les  som- 
mités officielles,  qu'on  les  cherche  dans  les  rangs  inférieurs  de  la 
société.  En  consultant  les  sentimens  du  peuple,  on  les  trouvera  sans 
peine,  et  le  ciel  récompensera  la  condescendance  paternelle  du  gou- 
vernement. Dévoués  et  reconnaissans,  les  habitans  de  l'empire  n'é- 
couteront plus  les  fallacieuses  promesses  des  rebelles  et  repousseront 
leurs  perfides  avances.  Haïe  des  populations,  combattue  par  des 
généraux  capables  et  fidèles,  l'insurrection  sera  vaincue.  Ouang- 
mao-yin  a  été  comblé  des  gracieuses  faveurs  de  son  souverain.  Il 


l'insurrection  chinoise.  3/il 

lui  devait  la  vérité  et  n'hésite  pas  à  la  lui  dire  :  «  pour  conserver 
l'empire,  il  faut  garder  les  cœurs  de  ses  sujets.  » 

Ainsi  les  provinces  centrales  et  maritimes  de  la  Chine  propre- 
ment dite  ont  été  successivement  envahies  par  l'insurrection  ;  le  mal 
s'est  attaché  d'abord  au  cœur  et  aux  entrailles  de  l'empire,  puis  il 
s'est  étendu  avec  une  effrayante  rapidité,  et  maintenant  toutes  les 
parties  vitales  sont  atteintes.  Le  trésor  est  vide,  et  les  sources  qui 
devaient  le  remplir,  —  le  commerce,  l'industrie,  les  impôts,  — 
sont  presque  taries.  Les  fonctionnaires  sont  en  général  corrompus 
et  inhabiles,  les  soldats  mal  payés  et  mécontens,  les  populations 
inquiètes,  et  le  journal  officiel  trahit  lui-même  les  souffrances  qui 
épuisent  cette  constitution  vieillie.  L'émission  du  papier-monnaie, 
ce  stérile  expédient  d'un  pouvoir  aux  abois,  les  abus  déplorables 
signalés  par  le  censeur  Youn-paou,  la  franchise  hardie  de  Ouang- 
mao-yin,  ce  reflet  encore  éclatant  d'une  civilisation  qui  avait  devancé 
la  nôtre  dans  la  conquête  des  doctrines  libérales,  sont  pour  le  gou- 
vernement tartare  d'accablantes  révélations.  Elles  témoignent  de 
l'épuisement  de  ses  ressources  au  moment  où  les  plus  sérieux  périls 
le  pressent  de  toutes  parts  ;  elles  montrent  son  imprévoyance  et  son 
incurie  en  face  de  la  vigilance  et  de  l'activité  de  ses  adversaires  ; 
elles  accusent  en  un  mot  des  symptômes  de  décadence,  indices 
presque  certains  d'une  ruine  prochaine.  Pour  sauver  une  cause  si 
compromise,  il  faudrait  que  l'union  du  dévouement  et  du  génie  lui 
vmt  en  aide.  La  dynastie  mandchoue  a  encore  des  serviteurs  dévoués 
et  habiles;  mais  le  talent  de  ses  fonctionnaires  ne  s'est  élevé  nulle  part 
jusqu'au  génie.  Les  intempéries  des  saisons,  la  constance  de  quel- 
ques officiers  fidèles,  peuvent  encore  prolonger  la  lutte;  l'entreprise 
de  l'insurrection  peut  encore  échouer  sous  l'influence  des  vices  se- 
crets qui  la  travaillent.  On  ne  voit  pourtant,  à  l'époque  où  nous 
sommes  arrivés  (1861)  et  dans  les  mesures  adoptées  récemment  par 
le  gouvernement  impérial,  aucun  motif  de  douter  du  triomphe  pro- 
chain de  Taï-ping-ouang. 

m.  —  DE    LA    XATLRE    ET    DES    TENDANCES    DE    l'INSURRECTION    CHINOISE. 

Après  avoir  étudié  les  causes  de  l'insurrection  chinoise  et  cherché 
à  découvrir  son  obscure  et  mystérieuse  origine,  après  avoir  tracé  le 
récit  souvent  monotone  de  ses  victoires  et  de  ses  épreuves,  il  me 
reste  à  l'observer  dans  sa  nature  et  ses  tendances.  Plus  inquiet  de 
l'avenir  que  soucieux  du  passé,  je  ne  me  dissimule  pas  qu'au  moment 
de  finir  ma  tâche,  j'en  aborde  précisément  la  partie  la  plus  impor- 
tante et  la  plus  délicate.  Pénétrer  les  conséquences  des  événemens 
que  j'ai  racontés,  montrer  comment,  sous  la  double  pression  du 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  et  des  faits,  le  développement  du  caractère  religieux  et  poli- 
tique de  l'insurrection  a  du  modifier  les  idées,  les  intentions,  les 
mœurs  des  rebelles,  ce  serait  formuler  à  l'avance  la  solution  d'un 
problème  qui  intéresse  peut-être  tout  le  genre  humain;  ce  serait 
définir  dès  ce  jour  l'influence  que  le  triomphe  de  Taï-ping-ouang, 
s'il  venait  à  se  réaliser,  exercerait  sur  les  relations  du  peuple  chinois 
avec  les  autres  peuples  de  la  terre,  sur  les  relations  d'un  tiers  de 
l'humanité  avec  le  reste  du  monde. 

Ce  n'est  pas  que  les  documens  ou  les  informations  fassent  défaut 
à  celui  qui  veut  tenter  la  difficile  étude  de  ce  problème  social.  Nous 
en  connaissons  les  données,  et  nous  savons  qu'elles  sont  authentiques. 
Taï-ping-ouang  a  fait  passer  entre  nos  mains  des  proclamations  et 
des  brochures,  nos  agens  et  nos  voyageurs  ont  visité  ses  places  de 
guerre,  ses  généraux  et  ses  ministres.  Malheureusement  les  écrits 
que  nous  possédons  et  les  actes  mêmes  dont  nous  avons  été  témoins 
ne  sont  pas  d'accord.  Les  écrits  nous  avaient  d'abord  charmés  et 
remplis  d'espérances;  les  actes  nous  ont  douloureusement  surpris. 
Les  faits  ont  paru  le  plus  souvent  démentir  les  promesses.  En  pré- 
sence de  ces  contradictions,  l'historien  demeure  interdit.  Il  connaît 
les  habitudes  antiques  et  les  vices  enracinés  de  ce  peuple,  qu'une 
révolution  religieuse ,  une  révolution  chrétienne  pourrait  seule  ra- 
jeunir et  régénérer;  il  sait  que  le  mensonge  y  est  en  honneur  et  en 
crédit,  que  l'astuce  et  la  duplicité  le  gouvernent,  que  les  plus  belles 
maximes  ornent  la  mémoire  et  les  lèvres  souriantes  de  ses  hommes 
d'état,  tandis  qu'elles  sont  bien  loin  de  leurs  cœurs.  Gomment  n'hé- 
siterait-il pas  dans  ses  appréciations?  comment  ne  suspendrait-il  pas 
son  jugement,  et  oserait- il  énoncer  des  convictions  ou  des  certitudes? 

Les  traités  qui  renferment  l'explication  du  système  de  Taï-ping- 
ouang,  l'exposé  de  ses  vues  et  de  sa  doctrine,  sont  au  nombre  de  huit. 
Le  premier,  intitulé  :  Livre  des  préceptes  de  la  dynastie  T ai-ping^ 
est  exclusivement  religieux  (1).  Les  sept  autres,  le  Classique  trimé- 
trique^  \ Ode  pour  la  jeunesse,  le  Livre  des  décrets  célestes  et  dé- 
clarations de  la  volonté  impériale,  le  Livre  des  déclarations  de  la 
volonté  divine  faites  à  l'occasion  de  la  descente  du  Père  céleste  sur  la. 
terre,  la  Déclaration  impériale  de  Tai-ping,  les  Proclamations  pu- 
bliées, sur  l'ordre  de  l'empereur,  par  Yang  et  Siaou,  ministres  d'état, 
et  V Ode  de  la  dynastie  T ai-ping  sur  la  rédemption  du  monde,  sont 

(1)  Il  faut  y  ajouter  les  traductions  en  chinois  de  la  Genèse,  de  l'Exode,  des  Nombres, 
conformes,  à  quelques  mots  près,  à  celles  que  renferme  la  seconde  édition  des  œuvres 
de  Gutslaff,  publiée  à.  Ning-po,  ainsi  que  la  traduction  de  l'Évangile  de  saint  Matthieu. 
Ces  travaux  ont  été  publiés  par  Taï-ping-ouang  postérieurement  à  la  plupart  des  écrits 
dont  nous  donnons  ici  les  titres,  alors  qu'il  avait  fondé  à  Nankin  le  siège  de  son  pou- 
voir, et  que  depuis  deux  ans  déjà,  son  système  religieux  était  établi. 


l'insurrection  chinoise.  3Zi3 

à  la  fois  religieux  et  politiques  (1).  Entrer  dans  l'analyse  de  chacun 
de  ces  écrits  serait  se  condamner  à  de  fastidieuses  répétitions  :  il 
suffira  de  les  prendre  dans  leur  ensemble  et  d'en  présenter  un  ré- 
sumé général  qui  fasse  ressortir  le  but  politique  du  chef  de  l'insur- 
rection, les  préceptes  religieux,  les  maximes  morales  qui  sont  les 
fondemens  de  sa  réforme  et  les  bases  de  sa  doctrine. 

«  Tous  les  hommes,  dit  Taï-ping-ouang,  ont  été  créés  par  le  graiid  Dieu. 
Il  leur  a  donné  la  vie,  il  la  leur  conserve;  ils  appartiennent  donc  tous  à 
une  même  famille,  ils  sont  donc  tous  frères,  frères  par  le  corps,  puisqu'ils 
descendent  tous  du  premier  homme  créé  par  Dieu,  frère  par  l'âme,  puisque 
toutes  les  âmes  ont  une  commune  origine,  le  grand  Dieu. 

«  Le  grand  Dieu  a  créé  le  monde  en  six  jours;  il  a  donné  à  l'homme  l'em- 
pire de  toutes  choses;  il  l'a  revêtu  de  gloire  et  d'honneur.  Il  y  eut  au  com- 
mencement une  nation  que  Dieu  consacra  spécialement  à  son  culte  :  son 
nom  était  Israël.  Elle  devint  captive  en  Egypte  et  gémit  sous  le  poids  d'un 
dur  esclavage.  Dieu  en  eut  pitié  :  il  envoya  Moïse  et  Aaron  demander  au  roi 
sa  délivrance;  ni  leurs  miracles  ni  les  plaies  dont  ils  frappèrent  l'Egypte 
n'ayant  pu  toucher  son  cœur  endurci ,  Dieu  fit  périr  tous  les  premiers-nés 
de  son  royaume.  Israël  alors  fut  libre  et  put  quitter  la  terre  d'Egypte;  mais 
le  roi  envoya  ses  armées  à  sa  poursuite  :  elles  furent  englouties  dans  la  Mer- 
Rouge,  qui  se  divisa  pour  laisser  passer  les  fugitifs.  Dans  le  désert.  Dieu 
nourrit  son  peuple  avec  la  manne  et  les  cailles  qu'il  lui  envoya  du  ciel.  Il 
déploya  sa  puissance  sur  le  mont  Sinaï,  et  écrivit  ses  dix  commandemens 
sur  des  tables  de  pierre  qu'il  avait  fait  faire  par  Moïse. 

«  Dans  la  suite,  les  hommes,  tentés  (2)  par  le  diable,  tombèrent  dans  la 
désobéissance  et  l'infortune;  mais  Dieu  eut  pitié  de  leurs  malheurs,  et  il 
envoya  son  fils  aîné  en  ce  monde,  afin  qu'il  donnât  sa  vie  pour  la  rédemption 
du  genre  humain.  Jésus,  le  seigneur  et  le  sauveur  du  monde,  racheta  l'homme 
du  péché  en  répandant  pour  lui  son  précieux  sang  sur  la  croix.  Trois  jours 
après  sa  mort,  il  ressuscita,  et  pendant  quarante  autres  jours  il  enseigna 
à  ses  disciples  les  doctrines  célestes.  Avant  de  monter  au  ciel,  il  leur  or- 
donna de  répandre  parmi  les  peuples  la  connaissance  de  son  Évangile  et 
de  sa  volonté  révélée.  Tous  ceux  qui  refuseront  d'y  croire  seront  con- 
damnés. 

«  Cependant  les  Chinois,  trompés  par  les  démons,  s'écartèrent  des  dix 
commandemens  et  «  s'enfoncèrent  de  plus  en  plus  dans  l'erreur;  »  mais  le 

(1)  Deux  autres  traités,  ceux  des  Dispositions  de  Varniée  et  du  Cérémonial  de  la  cé- 
leste dynastie  Tai-ping,  contiennent  des  détails  d'organisation  qui  n'offrent  pas  grand 
intérêt.  Le  Nouveau  Calendrier  pour  la  troisième  année  de  la  céleste  dynastie,  qui  faisait 
aussi  partie  des  brochures  qu'on  nous  a  remises  à  Nankin,  modifie  entièrement  le  sys- 
tème astronomique  suivi  de  toute  antiquité  par  les  Chinois  et  consacre  une  réforme  mal- 
heureuse. Les  auteurs  de  ce  traité  substituent  à  la  combinaison  des  périodes  solaires  et 
lunaires,  qui  comportait  le?  calculs  les  plus  exacts,  la  division  invariable  de  l'année  en 
douze  mois  de  trente  jours  chacun,  ou  trois  cent  soixante  jours. 

(2)  Voyez  l'Oie  de  la  dynastie  Taïping,  et  le  traité  Classique  trimétrique,  ainsi  appelé 
parce  que  chaque  ligne  contient  trois  syllabes. 


344  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grand  Dieu  eut  pitié  cFeux,  il  «  déploya  à  leur  égard  une  générosité  aussi 
vaste  que  la  mer,  »  et  envoya  sur  la  terre  son  fils  Hong-siou-tsiouen  pour 
les  sauver  (1).  En  1837,  après  qu'il  eut  étudié  les  classiques,  il  monta  au 
ciel,  où  le  grand  Dieu  lui  communiqua  personnellement  la  vraie  doctrine, 
lui  remit  un  sceau  et  une  épée,  emblèmes  d'une  autorité  et  d'une  majesté 
irrésistibles,  et  lui  donna  l'ordre  de  combattre  les  démons  avec  l'aide  du 
frère  aîné  Jésus  et  des  anges.  Lorsqu'il  eut  vaincu  Tennemi  des  hommes,  il 
flit  rappelé  au  ciel  :  Dieu  l'y  investit  d'une  grande  autorité,  et  lui  donna 
une  nouvelle  mission  pour  le  salut  du  genre  humain,  lui  disant  :  Je  suis 
avec  vous  pour  diriger  toute  chose.  En  18/t8,  Hong-siou-tsiouen  se  trouvant 
dans  une  grande  perplexité,  le  grand  Dieu  vint  avec  Jésus-Christ  pour  le 
secourir  et  lui  apprendre  à  porter  le  poids  du  gouvernement.  —  «  Le  grand 
Dieu  a  suscité  son  fils  pour  déjouer  les  complots  des  méchans,  pour  déployer 
la  majesté  et  l'autorité  et  pour  sauver  le  monde,  pour  séparer  les  bons  des 
méchans,  accorder  aux  uns  les  joies  du  ciel,  envoyer  les  autres  aux  peines 
de  l'enfer.  »  —  Il  surpasse  de  beaucoup  les  hommes  en  intelligence,  savoir 
et  générosité.  —  Que  tous  ceux  qui  sont  sous  le  ciel  viennent  et  recon- 
naissent le  nouveau  monarque. 

«  Depuis  que  le  grand  Dieu  a  fait  à  l'homme  (par  son  fils  Hong-siou- 
tsiouen)  une  gracieuse  communication  de  sa  doctrine,  «  tous  ceux  qui  se 
repentent  de  leurs  péchés  et  évitent  d'adorer  les  esprits  corrompus,  de  pra- 
tiquer le  mal  et  de  transgresser  les  divins  commandemens,  retourneront  au 
ciel  d'où  ils  tirent  leur  origine,  et  y  jouiront  éternellement  d'une  infinité  de 
délices,  de  dignités  et  d'honneurs ,  »  tandis  que  ceux  qui  ne  pratiqueront 
pas  le  repentir  et  l'obéissance  «  iront  certainement  aux  enfers  pour  y  gé- 
mir éternellement  sous  le  poids  de  tristesses,  de  souffrances  et  de  tortures 
infinies.  Quel  est  le  meilleur  et  quel  est  le  pire?  Je  vous  le  laisse  à  juger  (2).» 

Le  Livre  des  préceptes  religieux  est  le  véritable  rituel  du  culte 
institué  par  Taï-ping-ouang.  Il  reproduit  le  Décalogue,  et  proscrit, 
par  un  ingénieux  commentaire  des  commandemens  de  Jéhovah,  l'u- 
sage du  jeu,  de  l'opium  et  des  liqueurs  fermentées.  Il  renferme  des 
prières  dont  il  recommande  les  formules  à  la  piété  des  nouveaux 
convertis  pour  les  temps  d'épreuves,  d'afllictions  et  les  circonstances 
solennelles  de  la  vie  :  les  naissances,  les  funérailles,  les  mariages, 
l'entreprise  d'une  œuvre  importante,  la  construction  d'un  nouveau 
foyer.  Le  réformateur  ordonne  à  ses  sujets  d'invoquer  Dieu  chaque 
jour;  il  veut  que  leurs  prières  soient  accompagnées  du  repentir, 
d'une  offrande  de  vin,  de  thé,  de  riz,  qui  les  fasse  agréer  du  Sei- 
gneur, et  d'une  ablution  régénératrice  qui  achève  de  purifier  l'àme. 
C'est  Là  tout  ce  qui  constitue,  d'après  ses  écrits,  la  forme  extérieure 
de  son  culte. 

Après  avoir  exposé  ses  préceptes  religieux,  Taï-ping-ouang  a  soin 

(1)  Le  chef  de  la  rébellion,  qui  a  pris  le  nom  de  Taï-ping-ouang. 

(2)  Livre  des  décrets  célestes.  —  Ole  de  la  dynastie  Tai-ping.  —  Livre  des  préceptes 
religieux.  —  Classique  trimétrique. 


l'insurrection  chinoise.  345 

de  justifier  sa  doctrine  d'une  redoutable  accusation  que  ses  adver- 
saires ont  portée  contre  elle,  et  il  s'attache  à  combattre  les  répu- 
gnances nationales  de  ses  partisans  par  des  argumens  tirés  des  clas- 
siques chinois. 

«  Quelques-uns,  dit-il,  ne  craignent  pas  d'affirmer  qu'en  adorant  Dieu 
nous  ne  faisons  qu'imiter  les  étrangers,  comme  si  nos  annales  historiques, 
que  chacun  peut  lire,  ne  démontraient  pas  la  fausseté  de  leur  allégation.  » 
Depuis  te  temps  de  Poan-khou  (1)  jusqu'à  l'ère  des  trois  dynasties,  les 
princes  et  les  peuples  honoraient  et  respectaient  le  grand  Dieu.  «  Mencius 
dit  :  lorsque  le  ciel  forma  le  genre  humain,  il  institua  des  souverains  et  des 
sages  qui  pussent,  en  qualité  de  lieutenans  de  Dieu  sur  la  terre,  conférer 
gracieusement  la  tranquillité  aux  nations.  »  Selon  le  livre  des  Odes,  Vou- 
ouang  et  Ouang-ouang,  de  la  dynastie  Tchao,  ainsi  que  Tching-tang,  de  la 
dynastie  Chang,  rendaient  leurs  hommages  à  la  Divinité,  et  «  nous  lisons 
dans  le  livre  des  Diagrammes  (2)  que  les  anciens  rois,  après  avoir  inventé 
les  instrumens  de  musique  dans  le  dessein  de  perfectionner  la  vertu,  en 
jouaient  principalement  en  présence  du  grand  Dieu.  »  Nous  vous  le  de- 
mandons, peut-on  dire  raisonnablement  que  ces  respectables  personnages 
imitaient  les  étrangers  (3)'?  Il  a  été  dit  de  toute  antiquité  que  les  hommes 
ne  constituent  qu'une  seule  famille  dont  le  grand  Dieu  est  le  père.  «  Si 
nous  n'avions  pas  perdu  cette  conscience  naturelle  »  qui  guidait  au- 
trefois les  sages  et  que  les  étrangers  ont  su  conserver,  nous  croirions 
encore  que  «  tout  dépend  ici-bas  de  la  volonté  de  Dieu,  »  et  nous  eus- 
sions continué  à  marcher  dans  les  mêmes  voies  que  les  nations  étran- 
gères; mais  il  y  a  déjà  quatre  mille  ans  que  Kiou  (2219  ans  ayant  Jésus- 
Christ)  introduisit  parmi  nous  le  culte  des  esprits  corrompus.  Plus  tard, 
sous  la  dynastie  des  Tsing,  on  adora  les  empereurs  Chun  et  Yu;  puis 
vinrent  Siouen  (72  ans  avant  Jésus-Christ)  et  You  (25  ans  avant  Jésus- 
Christ),  de  la  dynastie  Han,  qui  crurent  également  aux  génies,  Ming,  de  la 
même  dynastie  (58  ans  après  Jésus-Christ),  qui  fut  le  coupable  protecteur 
des  institutions  boudhiques,  et  enfin  Houi,  de  la  dynastie  Song  (1107  ans 
après  Jésus-Christ),  qui  surpassa  les  folies  superstitieuses  de  ses  prédéces- 
seurs, et  fut  assez  audacieux  pour  donner  à  Dieu  le  nom  «  d'empereur  de 
perle.  »  Depuis  ce  moment,  les  ténèbres  sont  devenues  plus  épaisses,  et 
nous  nous  sommes  enfoncés  de  plus  en  plus  dans  Terreur.  Les  choses  en 
sont  venues  à  ce  point  que  «  les  pieds  ont  pris  la  place  de  la  tête,  »  que 
«  la  terre  des  esprits  a  été  occupée  par  les  démons,  »  que  «  les  Chinois  ont 
été  conquis  par  les  Tartares  (6).  » 

«  Les  démons  tartares  ont  perdu  de  vue  leur  origine  :  ils  ont  oublié  que 

(1)  Le  premier  homme  dont  il  soit  parlé  dans  l'histoire  de  la  Chine. 

(2)  Ce  livre  est  attribué  à  Fou-hi,  qui,  si  l'on  s'en  rapporte  à  la  chronologie  chi- 
noise, vivait  2852  ans  avant  Jésus-Christ.  Les  historiens  ne  sont  pas  bien  d'accord  sur 
cette  date,  mais  ils  pensent  généralement  que  c'est  au  temps  de  Fou-hi  que  se  termine 
la  période  mythologique  de  l'histoire  chinoise. 

(3)  Livre  des  préceptes  religieux. 

(4)  Proclamations  publiées  par  Yang  et  Siaou. 


346  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  race  était  issue  d'un  renard  blanc  et  d'un  chien  rouge.  Ils  ont  osé  fran- 
chir les  limites  qui  les  séparaient  de  notre  terre  fleurie,  et  alors  le  renard 
est  monté  sur  le  trône  impérial ,  et  nos  graves  magistrats  ont  incliné  leurs 
fronts  devant  lui.  Ils  ont  contraint  les  Chinois  à  porter  une  longue  queue 
qui  les  fait  ressembler  à  des  animaux,  à  revêtir  des  robes  tartares  et  des 
bonnets  de  singe;  ils  ont  substitué  leurs  lois  diaboliques  à  notre  législation, 
leur  patois  à  notre  langue.  Lorsque  les  fleuves  grossis  par  les  pluies  ont 
rompu  leurs  digues,  ils  ont  vu,  sans  s'en  émouvoir,  le  peuple  expirer  de 
misère  et  de  faim;  ils  ont  souillé  nos  couches  pour  pervertir  les  nobles  in- 
stincts de  notre  race,  ils  nous  ont  ravi  nos  plus  belles  femmes  pour  en  faire 
leurs  esclaves  et  leurs  concubines;  ils  ont  confié  le  pouvoir  à  des  magistrats 
corrompus  qui  écorchent  la  peau  et  mangent  la  graisse  du  peuple.  Le  récit 
de  telles  abominations  souille  la  langue.  On  userait  tous  les  bambous  des 
montagnes  du  sud  à  raconter  les  infamies  des  démons  tartares,  et  tous  les 
flots  de  la  mer  d'Orient  ne  suffiraient  pas  pour  laver  leurs  crimes  (1). 

«  Cependant,  lorsque  le  désordre  est  à  son  comble  et  que  les  ténèbres 
sont  les  plus  profondes,  c'est  alors  quelquefois  que  l'ordre  et  la  lumière 
sont  bien  près  d'en  sortir.  Le  grand  Dieu  a  trouvé  que  les  iniquités  tartares 
avaient  comblé  la  mesure,  il  a  manifesté  sa  colère  contre  ceux  qui  adorent 
les  esprits  corrompus  et  violent  ses  commandemens;  il  a  suscité  le  roi  cé- 
leste, à  qui  il  a  donné  l'ordre  de  balayer  la  horde  des  démons  tartares  et 
d'en  purger  notre  terre  fleurie!  Secouons  donc  notre  léthargie,  déploj'ons 
nos  brillans  étendards,  jurons  d'exterminer  les  huit  bannières  et  de  pacifier 
les  neuf  provinces  (2)  !  Nous  serons  ainsi  des  héros  en  ce  monde,  et  nous 
jouirons  dans  l'autre  d'une  félicité  éternelle  (3).  » 

Le  violent  manifeste  dont  on  vient  de  lire  l'analyse,  et  qui  a  été 
publié  par  les  rois  de  l'est  et  de  l'ouest,  Yang  et  Siaou,  sur  l'ordre 
de  Taï-ping-ouang,  est  le  chef-d'œuvre  de  sa  politique.  Le  chef  de 
la  nouvelle  dynastie  y  rattache,  par  un  enchaînement  qui  doit  pa- 
raître logique  à  des  hommes  superstitieux,  son  entreprise  insurrec- 
tionnelle à  sa  réforme  religieuse  :  il  confond  l'une  et  l'autre  dans 
une  seule  et  même  mission  émanée  de  la  Divinité,  et  c'est  au  nom 
de  cette  mission,  au  nom  de  Dieu  de  qui  il  la  tient,  qu'il  fait  un  élo- 
quent appel  aux  passions  d'esclaves  déshonorés  contre  des  maîtres 
exécrés  et  persécuteurs;  c'est  au  nom  de  Dieu  qu'il  promet  à  la  ré- 
volte triomphante  la  gloire  ici-bas  et  des  félicités  infinies  dans  le  ciel. 
Une  fois  engagé  dans  cette  voie  où  l'ont  précédé  Mahomet  et  les  au- 
tres réformateurs  guerriers,  il  ira  trop  loin,  il  dépassera  les  bornes 
de  la  prudence,  et  il  faudra  que  la  foi  religieuse  de  ses  partisans  soit 
bien  robuste  pour  qu'ils  ne  comprennent  point  qu'il  fait  un  abus  cal- 
culé de  l'intervention  divine.  Soit  qu'il  veuille  déjouer  les  complots 

(1)  Proclamations  publiées  par  Yang  et  Siaou. 

(2)  L'armée  mandchoue  est  divisée  en  huit  bannières.  —  On  appelait  autrefois  la 
Chine  le  pays  des  neuf  provinces. 

(3)  Proclamations  publiées  par  Yang  et  Siaou. 


l'insurrection  chinoise.  3/l7 

qui  mettent  en  péril  le  succès  de  son  entreprise  ou  se  débarrasser 
peut-être  de  quelque  dangereux  rival,  soit  qu'il  sente  le  besoin  de 
maintenir  l'union  parmi  ses  partisans,  de  leur  inspirer  une  confiance 
illimitée  dans  la  bonté  de  sa  cause  et  l'infaillibilité  de  ses  paroles,  de 
les  maintenir  par  le  frein  d'une  obéissance  passive  en  leur  impo- 
sant, pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  cette  dure  pratique  du 
communisme  si  antipathique  à  la  nature  humaine  et  à  la  nature 
chinoise  en  particulier,  Hong-siou-tsiouen  appelle  à  son  aide  l'in- 
tervention de  la  Divinité.  11  emploie  comme  un  puissant  levier,  pour 
remuer  ces  masses  indolentes  ou  indociles,  la  terreur  religieuse,  à 
laquelle  il  les  a  rendues  accessibles  par  sa  doctrine.  On  voit  d'ail- 
leurs que  les  grossières  natures  sur  lesquelles  il  devait  agir  n'ont  pas 
toujours  cédé  à  la  pression  de  ce  levier,  et  qu'il  lui  a  fallu,  pour  les 
exciter  plus  vivement,  avoir  recours  à  des  moyens  qui  fussent  plus  à 
leur  portée  par  cela  même  qu'ils  étaient  plus  immédiats  et  plus  di- 
rects :  nous  voulons  parler  de  la  menace  des  chàtimens  et  de  la  pro- 
messe des  récompenses,  de  l'institution  de  marques  honorifiques  et 
infamantes. 

Le  2li  septembre  1851,  il  adresse  à  son  armée  ces  paroles  signi- 
ficatives :  «  iNous  vous  disons  en  vérité  que  ceux  qui  désirent  la  vie 
et  qui  redoutent  la  mort  en  ce  monde  n'y  auront  pas  la  vie,  mais 
y  trouveront  la  mort.  »  Le  13  septembre,  à  Young-ngan,  il  donne 
l'ordre  à  ses  officiers  de  mettre  tout  le  butin  en  commun  sous  peine 
de  mort  (1).  Un  décret  rendu  le  30  octobre  à  Young-ngan  ordonne 
qu'après  le  combat  chaque  chef  d'escouade  fasse  un  rapport  sur  la 
conduite  des  cinq  hommes  qui  ont  combattu  sous  ses  ordres.  Ce 
rapport  sera  transmis  par  voie  hiérarchique,  à  la  cour.  Le  brave 
sera  marqué  d'un  cercle,  le  lâche  d'une  croix  (2).  a  Le  père  céleste, 
le  frère  aîné  céleste  et  moi,  dit  le  chef  insurrectionnel  dans  un  autre 
décret,  nous  avons  constamment  les  yeux  fixés  sur  vous,  et  aucune 
de  vos  actions  n'échappe  à  nos  regards.  C'est  pourquoi  nous  vou- 
lons que  ces  braves  qui  sont  morts  sur  le  champ  de  bataille  et  dont 
les  âmes  sont  au  ciel  reçoivent  maintenant  d'éclatans  honneurs  (3), 
et  nous  promettons  d'importantes  et  lucratives  dignités  à  ceux  dont 
le  succès  couronnera  les  efforts.  Nous  vous  disons  sincèrement  que, 
si  vous  obéissez  à  la  volonté  du  père  et  du  frère  aîné  célestes  en  com- 
battant vaillamment  les  suppôts  des  démons,  vous  jouirez  dans  ce 

(1)  Livre  des  décrets  célestes. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ces  honneurs  posthumes  consistent  dans  un  décret  qui  confère  aux  mânes  de  ce- 
lui qui  a  succombé  un  grade,  une  dignité  supérieurs  à  ceux  dont  il  jouissait  de  son  vi- 
vant. On  sait  que  telle  est  aussi  la  coutume  des  Tartares.  Ces  derniers  y  ajoutent  des 
sacrifices  qu'ils  offrent  aux  mânes  du  défunt. 


348  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  d'honneurs  incomparables  et  dans  l'autre  d'une  félicité  éter- 
nelle (1).  » 

Par  une  autre  proclamation  publiée  l'année  suivante,  il  promet  à 
ses  partisans  d'en  faire  des  ducs,  des  comtes  et  des  marquis;  s'ils 
obéissent  aux  commandemens  du  grand  Dieu,  il  leur  donne  l'assu- 
rance qu'ils  parviendront  au  ciel  après  leur  mort  et  qu'ils  y  habite- 
ront des  palais  dorés.  Là,  ajoute-t-il,  les  plus  humbles  sont  vêtus 
de  soie  et  de  satin  :  les  hommes  portent  des  robes  ornées  de  dra- 
gons, les  femmes  sont  parées  de  fleurs  éclatantes  (2).  A  ces  faiblessse 
complaisantes  du  roi  céleste  pour  les  vices  de  ses  nationaux  et  pour 
leurs  instincts  de  vanité  puérile,  il  convient  cependant  d'opposer  des 
maximes  plus  élevées  et  plus  pures,  qui  ont  fait  l'ornement  de  sa 
doctrine,  l'orgueil  et  l'espoir  de  ses  admirateurs. 

«  Avant  que  les  hommes  fussent  créés ,  est-il  dit  clans  un  traité  évidem- 
ment écrit  sous  son  inspiration,  —  VOcle  de  la  dynastie  Ta'i-ping, —  leurs  âmes 
habitaient  le  ciel.  »  —  «  La  vertu  tire  son  origine  du  ciel,  —  elle  est  la  na- 
ture originelle  de  l'homme,  —  c'est  elle  qui  le  distingue  de  la  brute;  —  il 
la  développe  par  la  perfection,  elle  en  fait  un  être  admirable  à  toutes  les 
époques  de  sa  vie  et  le  ramène  au  ciel,  sa  patrie.  —  La  vertu  dompte  la  vio- 
lence et  impose  silence  aux  flatteurs.  » 

«  Que  vos  actions  soient  droites  et  vos  motifs  sincères.  —  Que  le  savant 
instruise  l'ignorant,  sans  le  faire  rougir  de  son  ignorance;  que  les  supé- 
rieurs demandent  conseil  à  leurs  inférieurs,  et  n'oublient  jamais  que  ceux-ci 
peuvent  être  élevés  un  jour  au  rang  qu'ils  occupent.  —  Lorsqu'un  fonc- 
tionnaire rentre  dans  la  vie  privée,  il  doit  cacher  sa  gloire  dans  l'obscurité. 

«  Dieu  a  donné  à  l'homme  un  esprit  intelligent,  afin  que  cet  esprit  contrô- 
lât le  corps.  Lorsque  l'esprit  est  droit,  il  devient  le  vrai  régulateur  auquel 
obéissent  les  sens  et  les  membres.  —  Que  mon  œil  soit  vertueux!  —  Que 
mon  oreille  soit  ouverte  aux  discours  du  sage,  fermée  aux  conseils  pervers, 
et  de  cette  façon  je  deviendrai  intelligent.  —  Je  couperai  celle  de  mes 
mains  qui  aura  mal  fait.  —  Mes  pieds  marcheront  dans  la  voie  droite  et  la 
suivront  toujours. 

«  Le  bonheur  d'une  famille  dépend  de  l'harmonie  et  de  l'union  qui  ré- 
gnent parmi  ses  membres.  —  Que  les  fils  considèrent  l'obéissance  à  leurs 
parens  comme  leur  principal  devoir!  —  Que  le  père  soit  sévère,  mais  sur- 
tout qu'il  soit  juste!  —  La  mère  distribuera  également  son  affection  à  ses 
enfans,  et  elle  se  gardera  de  partialité.  —  Les  frères  aînés  instruiront  leurs 
jeunes  frères;  ils  se  rappelleront  (jue  le  même  sang  coule  dans  leurs  veines, 
et  ce  souvenir  les  rendra  indulgens  pour  leurs  fautes.  —  Les  frères  cadets 
n'oublieront  pas  que  Dieu  lui-même  a  établi  l'inégalité  des  âges  et  des  con- 
ditions, et  en  conséquence  ils  respecteront  leurs  frères  aînés. 

«  Vous  devez  accorder  votre  soutien  aux  vieillards  et  aux  enfans,  et  ne 

(1)  Livre  des  décrets  célestes. 

(2)  Ibid. 


l'insurrection  chinoise.  3^9 

jamais  abandonner  ni  les  malades  ni  les  blessés.  Si  vous  ne  soutenez  pas  la 
faiblesse,  vous  encourrez  la  disgrâce  du  ciel. 

«  Aujourd'hui  les  alTections  et  les  haines  des  hommes  sont  toutes  dictées 
par  des  considérations  égoïstes  et  des  vues  étroites.  Les  habitans  d'une  pro- 
vince, d'un  district,  d'un  village,  ne  connaissent  pas  ceux  d'une  autre  province, 
d'un  autre  district,  d'un  autre  village,  et  parce  qu'ils  ne  les  connaissent  pas, 
ils  se  croient  supérieurs  à  eux,  ils  s'en  méfient,  ils  les  dédaignent.  Ainsi 
l'ignorance,  engendrant  l'égoïsme,  devient  une  source  de  rivalités,  de  que- 
relles, de  guerres.  Cependant,  lorsque  les  souverains  de  l'antiquité,  comme 
Yaou  et  Cliun,  ouvraient  leurs  greniers  pour  soulager  la  misère  publique, 
ils  ne  favorisaient  pas  dans  leurs  largesses  un  peuple  plutôt  qu'un  autre. 
Confucius  et  Mencius  distribuaient  également  leurs  enseignemens  aux  uns 
et  aux  autres.  —  Pourquoi  cela?  C'est  que  ces  dignes  personnages  considé- 
raient le  monde  comme  divisé  en  plusieurs  royaumes ,  mais  ne  constituant 
qu'une  seule  famille;  c'est  qu'ils  savaient  que  le  grand  Dieu  est  le  père  uni- 
versel de  tous  les  hommes,  qui  sont  tous  frères,  et  qu'il  gouverne  et  pro- 
tège les  nations  étrangères  les  plus  éloignées  aussi  bien  que  la  Chine.  Dé- 
pouillez donc  ces  vues  étroites  et  ces  sentimens  de  vil  égoïsme  que  vous 
inspire  la  vue  des  frontières  et  des  limites  (1).  » 

La  politique  des  nations  civilisées,  disons  plits,  la  politique  des 
nations  chrétiennes,  est-elle  plus  éclairée?  Tiendrait-elle  un  langage 
plus  élevé,  plus  noble,  plus  libéral?  Et  si  ce  langage  est  sincère,  ne 
sommes-nous  pas  en  droit  d'attendre  du  triomphe  de  l'insurrection 
l'anéantissement  des  préjugés  nationaux,  l'ouverture  de  la  Chine?  Si 
ce  langage  est  sincère!...  C'est  la  question  qui  domine  tout  le  sujet, 
et  à  laquelle  on  voudrait  qu'il  fût  possible  de  répondre  par  l'affir- 
mative. 

Pour  terminer  l'exposé  du  système  politique  de  Taï-ping-ouang 
tel  qu'il  nous  apparaît  d'après  ses  écrits,  il  reste  à  parler  de  son  gou- 
vernement et  de  l'organisation  de  son  armée.  On  ne  possède  encore 
à  cet  égard  que  des  données  insuffisantes.  C'est  ainsi  par  exemple 
que  l'on  sait  les  titres  des  fonctionnaires  qui  agissent  sous  ses  or- 
dres; mais  la  nature  des  emplois  qu'ils  remplissent  nous  est  très  im- 
parfaitement connue,  bien  que  les  titres  mômes  de  ces  emplois,  les 
insignes  qui  les  distinguent,  les  circonstances  où  ils  ont  été  créés, 
et  où  se  trouvent  en  ce  moment  les  affaires  de  l'insurrection,  nous 
mettent  en  droit  de  conjecturer  qu'ils  ont  été  jusqu'ici  presque  ex- 
clusivement militaires.  Ils  deviendront  certainement  de  plus  en  plus 
pacifiques,  à  mesure  que  les  bases  sur  lesquelles  repose  le  trùne  de 
Taï-ping-ouang  acquerront  plus  de  solidité,  et  que  le  bruit  des  ba- 
tailles s'éloignera  de  Nankin,  où  le  réformateur  a  établi  le  siège  de 
sa  puissance.  Tant  que  le  canon  grondera  dans  les  provinces  en- 
Ci)  Déclaration  impériale  de  Taï-ping.  —  Ode  de  la  dynastie  Taï-ping.  —  Ode  pour  la 
jeunesse.  —  Livre  des  décrets  célestes. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vironnantes ,  tant  que  ses  armées  n'auront  pas  refoulé  au-delà  du 
Fleuve-Jaune,  ou  même  jusqu'aux  frontières  de  Tartarie,  les  der- 
niers soldats  mandchoux,  ses  ministres  devront  être  avant  tout  des 
généraux,  et  sa  capitale  restera  un  camp. 

Au-dessous  de  Hong-siou-tsiouen,  roi  céleste  [lin-ouang)  et  chef 
de  la  dynastie  pacifique  {laî-ping-ouang),  nous  voyons  siéger  à  l'o- 
rigine cinq  autres  rois  [ouang)  qui  exercent  les  plus  hautes  fonc- 
tions de  son  gouvernement.  ,Ce  sont  Yang-siou-tsing,  le  mari  de  la 
sœur  aînée,  qui  prend  le  titre  de  roi  de  l'est  {ichong- ouang)  et  de 
premier  ministre  d'état;  Siaou-tchaou-koueï,  également  son  beau- 
frère,  qui  prend  le  titre  de  roi  de  l'ouest  [si-ouang]  et  de  second 
ministre  d'état;  Foung-youn-san,  qui  est  roi  du  sud  {nam-owmg); 
Oueï-tching,  roi  du  nord  [pé-ouang)^  et  Chi-ta-kah,  roi  assistant. 
Les  rois  de  l'est  et  de  l'ouest  ont  aussi  le  titre  de  premiers  généra- 
lissimes; ceux  du  sud  et  du  nord  remplissent  les  fonctions  de  lieu- 
tenans-généralissimes.  Le  premier  commande  l' avant-garde,  le  se- 
cond r arrière-garde.  Le  roi  assistant  n'a  pas  d'emploi  dans  l'armée: 
il  doit  siéger  constamment  à  côté  du  tin-ouung  (roi  céleste),  et  l'ai- 
der à  régler  les  affaires  de  la  cour  (1). 

L'institution  des  cinq  rois  remonte  au  mois  de  novembre  1851.  Le 
chef  de  l'insurrection  n'était  pas  encore  sorti  du  Kouang-si.  Il  se 
trouvait  à  Young-ngan-tchao,  où  il  séjourna  quelque  temps  en  dépit 
des  efforts  du  vice-roi  Su,  et  où  il  rédigea  un  grand  nombre  de  pro- 
clamations. Celle  d'où  est  sortie  la  création  des  rois  est  particulière- 
ment remarquable.  Hong-siou-tsiouen  y  rappelle  à  ses  soldats  que 
Dieu  seul  a  droit  aux  dénominations  de  mint  et  ^^père.  Il  leur  défend 
en  conséquence  de  l'appeler  désormais  clumg  ou  ti-^  il  conservera 
seulement  le  titre  de  ouang ^  et  sera  tin-ouang  (roi  céleste)  (2), 
Pour  Yang,  Siaou,  Foung,  Oueï  et  Ghi,  auxquels  il  avait  laissé  prendre 
<(  par  condescendance  pour  les  usages  corrompus  du  siècle  le  titre 
de  pères  royaux,  »  on  devra  les  appeler  à  l'avenir  a  rois  de  l'est,  de 
l'ouest,  du  sud,  du  nord,  et  roi  assistant  (3).  » 

Les  rois  de  l'ouest  et  du  sud  ont  péri  sur  le  champ  de  bataille 
avant  la  prise  de  Nankin;  ceux  du  nord  et  de  l'est  sont  tombés  dans 
le  conflit  sanglant  que  leurs  mutuelles  rivalités  avaient  fait  naître,  et 
dont  on  a  lu  plus  haut  le  récit.  Chi-ta-kah  est  maintenant  généralis- 
sime, et  commande,  dit-on,  l'armée  insurrectionnelle,  qui  occupe  la 
plus  grande  partie  duTche-kiang.  Taï-ping-ouang  a  institué  récem- 
ment de  nouvelles  royautés  pour  récompenser  les  services  ou  flatter 
les  ambitions  de  ses  conseillers  ;  le  tchong-ouang,  qui  s'est  emparé 

(1)  Organisation  de  l'armée  de  Taï-ping,  dans  le  Livre  des  décrets  célestes. 

(2)  Les  empereurs  de  la  Chine  prennent  le  titre  de  ouang-cJtang  (roi  suprême). 

(3)  Livre  des  décrets  célestes. 


l'insurrection  chinoise.  351 

de  Soii-tchao  et  qui  dernièrement  menaçait  Shang-liaï,  le  iigan- 
ouang  (roi  de  la  félicité)  et  le  fou-ouang  (roi  de  la  tranquillité)  font 
partie  des  nouveaux  dignitaires,  qui  sont  tous,  dit-on,  des  hommes 
du  Kouang-si  et  par  conséquent  d'anciens  compagnons  d'armes  du 
chef  insurgé.  Ce  dernier  a  placé  près  de  lui  sur  le  trône  un  de  ses 
fils,  âgé  de  douze  ans,  qui  publie  déjà,  sous  le  nom  de  prince-héri- 
tier, des  décrets  et  des  édits,  et  auquel  il  a  donné  une  large  part 
dans  le  pouvoir  temporel,  se  réservant  d'ailleurs  pour  lui  seul  la  su- 
prématie spirituelle. 

Les  ministres  d'état  viennent  immédiatement  après  les  rois  dans 
la  hiérarchie  instituée  par  le  chef  de  la  rébellion.  Au-dessous  d'eux 
sont  les  directeurs-généraux,  puis  les  directeurs,  les  préteurs,  les 
régulateurs,  les  inspecteurs,  les  ducs,  les  préfets,  les  tribuns,  les 
centurions,  les  vexillaires  et  les  quinquérirs.  Chacun  de  ces  fonc- 
tionnaires est  toujours  accompagné  d'un  étendard  jaune  qui  est  l'in- 
signe de  son  autorité,  et  varie  de  dimension  suivant  son  grade.  Les 
étendards  des  deux  premiers  généralissimes  (les  rois  de  l'est  et  de 
l'ouest)  ont  huit  pieds  carrés,  ceux  des  vexillaires  sont  ti'iangulaires 
et  ont  deux  pieds  sur  chaque  côté.  Un  quinquévir  ou  brigadier  com- 
mande quatre  hommes,  le  vexillaire  a  sous  ses  ordres  cinq  brigadiers 
(25  hommes),  le  centenier  quatre  vexillaires  (lOâ  hommes),  le  tril)un 
cinq  centurions  (525  hommes),  le  préfet  cinq  tribuns  (2,625  hommes), 
le  duc  cinq  préfets  (13,125  hommes).  Ils  doivent  être  tous  des  hommes 
éprouvés  pour  leur  valeur;  leur  rôle  consiste  à  se  battre,  ils  n'ont  rien 
de  plus  à  faire.  Les  autres  officiers  exercent  des  fonctions  plus  com- 
plexes. Les  uns,  sans  doute  les  directeurs-généraux ,  forment  une 
sorte  de  comité  supérieur  des  opérations  militaires,  ils  méditent  et 
déterminent  les  plans  de  campagne;  les  autres,  constitués  en  conseil 
de  guerre,  les  préteurs,  rendent  une  justice  sommaire  et  terrible  ; 
d'autres  encore  veillent  aux  approvisionnemens  de  l'armée  ou  ad- 
ministrent les  vastes  magasins  qui  renferment  les  richesses  com- 
munes; d'autres  enfin,  probablement  les  inspecteurs,  se  font  rendre 
compte  de  la  conduite  des  soldats  et  distribuent  des  châtimens  et 
des  récompenses. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  de  l'organisation  du  pouvoir  insurrec- 
tionnel. On  trouve  bien  dans  les  écrits  de  Taï-ping-ouang  quelques 
règles  d'administration,  quelques  maximes  de  gouvernement  énon- 
çant les  devoirs  réciproques  du  souverain  et  de  ses  sujets;  mais  ces 
règles  et  ces  maximes  ne  sont  que  de  belles  théories,  comme  celles 
que  l'on  rencontre  à  chaque  page  dans  les  classiques  chinois,  théo- 
ries révérées,  rarement  mises  en  pratique,  parce  qu'elles  ne  consti- 
tuent guère,  en  fin  de  compte,  qu'un  vague  idéal.  Nous  devons  ce- 
pendant en  excepter  une  que  les  insurgés  ont  d'abord  observée  dans 


352  REVUE    DES    DEUX    MOiXDES. 

toute  sa  rigueur  :  je  veux  parler  du  précepte  qui  proclame  «  la  sé- 
questration de  la  femme  comme  la  source  de  tout  bon  gouverne- 
ment, ))  qui  recommande  de  la  tenir  enfermée  dans  l'intérieur  de  sa 
maison  quand  la  paix  sera  rétablie,  dans  un  camp  ou  un  quartier 
séparé  tant  que  durera  la  guerre,  et  qui  lui  défend ,  sous  les  peines 
les  plus  sévères,  de  «  se  mêler  des  affaires  du  dehors.  »  La  doctrine 
religieuse  de  Taï-ping-ouang  n'a  pas  réalisé  une  des  plus  belles  con- 
quêtes du  christianisme;  elle  n'a  pas  relevé  la  femme  de  l'état  d'in- 
fériorité et  de  déchéance  morale  auquel  elle  est  soumise  dans  l'em- 
pire du  milieu. 

Ainsi  l'égalité  de  tous  les  hommes,  qui  constitue,  en  présence  d'un 
Dieu  unique,  le  Dieu  créateur  et  père,  une  seule  et  même  famille 
dont  tous  les  membres  doivent  être  unis  pour  obéir  à  ses  lois  et 
aux  destinées  de  leur  nature  par  les  liens  d'un  fraternel  amour;  la 
croyance  en  Dieu,  révélée  par  la  conscience,  perpétuée  par  la  tradi- 
tion nationale;  l'espoir  du  paradis,  qui  nous  fait  chérir  nos  épreuves 
et  bénir  nos  propres  misères;  la  terreur  de  l'enfer,  qui  réprime  nos 
mauvais  instincts;  l'élection  du  peuple  juif  et  la  promulgation  des 
dix  commandemens  qui  sont  restés  la  loi  divine;  l'obéissance  au 
Décalogue  interprété  par  un  commentaire  habile  qui  prohibe  l'usage 
de  l'opium  et  le  jeu;  la  notion  nettement  définie  de  la  Trinité;  l'ingra- 
titude et  l'avilissement  de  la  créature  nécessitant  une  rédemption; 
la  dignité  humaine  rehaussée  par  le  monothéisme,  qui  nous  met  en 
rapport  direct  avec  Dieu,  exaltée  par  la  mission  de  Moïse,  par  l'im- 
molation du  Christ,  par  l'entreprise  de  Hong-siou-tsiouen,  qui  a  reçu 
un  mandat  divin,  — voilà,  si  l'on  supprime  quelques  traits  secon- 
daires, tout  le  système  religieux  de  Taï-ping-ouang. 

L'humiliation  et  le  pervertissement  du  peuple  chinois  par  la  do- 
mination tartare  ;  la  colère  vengeresse  de  Dieu  excitée  par  la  cor- 
ruption des  ILandchoux  et  leur  grossier  polythéisme,  sa  compassion 
pour  les  malheurs  d'une  noble  race  qu'il  avait  jadis  comblée  de 
ses  bienfaits  et  son  intervention  pour  la  sauver;  cette  intervention 
même,  qui  s'est  clairement  révélée  par  les  fréquentes  entrevues  de 
Hong-siou-tsiouen  avec  le  Père  céleste,  attestant  aux  yeux  de  tous 
la  divinité  de  la  mission  du  chef  insurgé;  la  conformité  de  cette 
mission  avec  celle  du  Christ,  qui  guide  lui-même  l'entreprise  et  qui 
la  couvre  de  sa  protection  fraternelle  et  toute -puissante;  l'in- 
faillibilité des  promesses,  des  menaces  et  des  arrêts  de  Taï-ping- 
ouang,  dont  toutes  les  pensées  et  les  paroles  émanent  d'une  autorité 
divine;  le  fanatisme  inspirant  à  ses  soldats  une  confiance  aveugle 
dans  le  succès  de  sa  cause;  la  communauté  du  butin  qui  assure  des 
ressources  permanentes  à  la  cause  rebelle,  qui  refrène  le  pillage  et 
prévient  la  débauche;  l'appel  incessant  que  font  à  la  bienveillante 


l'insurrection  chinoise.  353 

et  active  sympathie  des  nations  étrangères  ces  théories  d'origine  et 
de  croyances  communes,  ces  assurances  d'égalité  fraternelle  et  les 
séduisantes  perspectives  qui  en  doivent  naître,  —  voilà  tout  le  sys- 
tème politique  du  chef  de  l'insurrection  chinoise,  système  hardiment 
conçu,  habilement  combiné,  et  qui  se  rattache  à  sa  théorie  religieuse 
par  un  enchaînement  logique. 

Nous  connaissons  la  doctrine,  il  s'agit  maintenant  d'en  apprécier 
l'application. 

Je  ne  sais  si  les  plus  chauds  partisans  de  Hong-siou-tsiouen  ont 
été  aveuglés  par  l'ardeur  de  leurs  sympathies  au  point  d'être  con- 
vaincus qu'il  a  été  véritablement  chrétien,  et  je  croirais  superflu  de 
démentir  ce  qu'une  telle  opinion  a  d'aventureux.  Taï-ping-ouang  pro- 
met à  tous  ceux  qui  suivront  ses  préceptes  religieux  de  magnifiques 
récompenses  ici-bas,  des  jouissances  matérielles  dans  une  autre  vie, 
et  cependant  Jésus-Christ  a  dit  bien  des  fois  à  ses  disciples  que  son 
royaume  n'était  pas  de  ce  monde.  Nous  lisons  dans  le  Livre  dea pré- 
ceptes une  invocation  au  grand  Dieu  dont  le  texte  se  rapproche  de  l'o- 
raison dominicale;  mais  nous  n'y  retrouvons  pas  cette  simple  et  tou- 
chante expression  de  l'un  des  plus  sublimes  enseignemens  du  Christ: 
«  Pardonnez-nous  nos  offenses  comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui 
nous  ont  offensés.  »  Hong-siou-tsiouen  eût  trouvé  dangereux  d'en- 
seigner à  ses  partisans  la  consolante  et  pacifique  doctrine  du  pardon 
des  injures.  N'avait-il  pas  engagé  une  lutte  d'extermination  contre 
ses  irréconciliables  ennemis  les  Tartares-Mandchoux ,  et  pouvait-il 
enseigner  le  renoncement  à  soi-même  à  des  hommes  dont  il  lui  fal- 
lait armer  le  cœur  aussi  bien  que  les  bras  dans  l'intérêt  de  son  am- 
bition? Le  christianisme,  en  remplaçant  l'ancienne  loi,  a  aboli  les 
sacrifices  qu'elle  prescrivait.  Un  cœur  pur,  sanctifié  par  les  pratiques 
et  les  vertus  évangéliques,  telle  est  l'unique  offrande  qui  soit  agréa- 
ble à  Dieu  depuis  la  mort  de  son  fils  sur  la  croix.  Taï-ping-ouang 
n'a  pas  su,  sous  ce  rapport  comme  sous  tant  d'autres,  interpréter 
la  loi  nouvelle.  Il  veut  que,  dans  toutes  les  circonstances  solennelles 
de  la  vie,  l'homme  présente  au  grand  Dieu  des  animaux,  du  thé, 
du  vin  ou  du  riz;  il  ne  s'est  pas  affranchi  des  entraves  du  judaïsme 
ou  plutôt  des  pratiques  idolàtriques  en  usage  dans  son  pays.  Le 
dogme  du  péché  originel  est  si  essentiel  au  christianisme  qu'il  est 
en  partie  sa  raison  d'être;  Taï-ping-ouang  ne  paraît  même  pas 
l'avoir  soupçonné.  Le  dogme  de  l'incarnation  lui  échappe  égale- 
ment. Il  enseigne  la  mort  du  fils  de  Dieu  sur  la  croix,  mais  il  le  fait 
venir  directement  du  ciel,  et  rien  dans  ses  écrits  ne  semble  prouver 
qu'il  serait  disposé  à  croire  que  son  frère  aîné  est  issu  d'une  femme, 
qu'il  a  eu  la  même  enfance  et  les  mêmes  infirmités  que  les  autres 
hommes.  Il  ne  paraît  avoir  aucune  notion  des  sacremens,  ces  signes 

TOME    XXXIV.  23 


35Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

visibles  de  la  grâce  divine  que  le  christianisme  a  fait  sortir  de  l'in- 
terprétation de  l'Évangile,  et  nous  ne  parlons  pas  seulement  de  tous 
les  sacremens  administrés  par  l'église  catholique,  mais  de  ceux  qui 
sont  admis  par  la  presque  universalité  des  chrétiens ,  le  baptême  et 
la  communion  (1).  Sa  doctrine  est  évidemment  l'œuvre  d'un  homme 
qui  n'avait  reçu  que  des  leçons  incomplètes  du  christianisme,  et 
qui,  faute  de  guide  spirituel,  s'est  perdu  dans  les  conti'adictions 
apparentes  que  présentent  le  Nouveau  et  l'Ancien  Testament.  C'est 
avant  tout  l'œuvre  d'un  imposteur,  d'un  imposteur  moins  habile, 
plus  hardi  que  Mahomet,  qui,  aspirant  à  révolutionner  son  pays 
dans  l'intérêt  de  son  ambition  et  ayant  besoin  pour  le  succès  de 
ses  vues  politiques  de  partisans  dévoués  jusqu'au  fanatisme,  a  en- 
trepris de  réveiller  la  nature  indolente  de  ses  compatriotes  et  de 
la  transformer  par  une  régénération  religieuse  (2).  Cet  homme  a 
trouvé  sous  sa  main,  dans  les  livres  qu'il  avait  à  sa  disposition, 
une  religion  toute  faite,  qu'il  n'a  pu  qu'imparfaitement  comprendre, 
mais  dont  les  préceptes,  à  travers  sa  confuse  interprétation,  lui  ont 
paru  propres  à  opérer  cette  régénération ,  et  dont  l'histoire  lui  a 
fourni  des  renseignemens  précieux,  qu'il  a  su  mettre  à  profit.  Il  a 
fait  appel  à  la  superstition  du  peuple  en  s' attribuant  une  mission 
divine  et  rédemptrice  semblable  à  celle  de  Jésus-Christ,  qu'il  a  ap- 
pelé son  frère  ahié;  mais,  comme  son  but  était  de  conquérir  un 
trône  et  non  de  convertir  et  de  sauver  les  âmes ,  cette  mission  de- 
vait être  guerrière  et  vengeresse. 

Au  reste,  les  chefs  de  l'insurrection  ont  senti  promptement  le  be- 
soin de  proclamer  de  nouveaux  dogmes  et  d'inventer  de  nouveaux 
miracles,  afin  d'éblouir  leurs  soldats,  de  raffermir  les  liens  de  la 
discipline  relâchée  par  l'inaction  des  camps,  et  surtout  d'augmenter 
l'éclat  de  leur  autorité,  dont  les  victoires  des  impériaux  avaient  ré- 
cemment affaibli  le  prestige.  Ils  ont  voulu  aussi  dérober  aux  yeux 
de  la  multitude  le  ridicule  ou  scandaleux  spectacle  de  leurs  rivali- 
tés, de  leurs  faiblesses  et  de  leurs  désordres,  en  les  couvrant  d'un 
voile  mystérieux  qu'aucune  main  profane  ne  pouvait  soulever  sans 
se  rendre  sacrilège.  L'intervention  divine,  qu'ils  avaient  réservée 
d'abord  pour  les  grandes  et  solennelles  occasions,  deviendra  bientôt 
pour  eux  un  moyen  vulgaire.  Le  roi  de  l'est,  Yang-tsiou-tsing,  se 

(1)  L'ablution  régénératrice  dont  parle  Hong-siou-tsioucn  ne  saurait  être  considérée 
comme  un  sucroment  :  elle  n'a  pas  à  ses  yeux  le  caractère  obligatoire  du  baptôme.  Il  la 
considère  comme  une  simple  pratique  pieuse  qu'il  est  bon  pour  tout  homme  d'accomplir 
de  son  propre  chef,  sans  qu'il  soit  besoin  de  recourir,  pour  s'en  acquitter,  à  l'interven- 
tion d'un  ministre  du  culte. 

(2;  Quelques-uns  des  journaux  anglais  publiés  en  Chine  appellent  Taï-ping-ouang  le 
chef  protestant  {Ihe  protestant  ruler). 


l'insurrection  chinoise.  355 

dit  inspiré  de  Dieu  et  s'arroge  purement  et  simplement  le  rôle  du 
saint- esprit.  Veut- il  imposer  ses  conseils  à  Taï-ping-ouang  et 
modérer  par  des  maximes  pratiques,  dans  l'intérêt  de  la  cause 
commune,  l'impétuosité  de  son  caractère  et  la  fougue  de  son  tem- 
pérament; veut-il  le  convaincre  de  la  nécessité  d'adoucir,  par  l'ap- 
plication d'une  discipline  moins  exigeante,  le  sort  des  femmes  en- 
régimentées qui  travaillent  h  la  réparation  des  murailles  ou  au 
transport  des  provisions  ;  veut-il  prescrire  des  soins  hygiéniques  au 
prince  héritier,  l'espoir  du  parti  (1),  ou  bien  satisfaire  ses  propres 
passions,  augmenter  le  nombre  de  ses  titres  honorifiques  et  celui  de 
ses  concubines  :  il  sait  appeler  à  propos  le  père  céleste  sur  la  terre, 
le  faire  parler  au  gré  de  ses  désirs  et  humilier  toutes  les  volontés 
devant  les  intentions  divines  dont  il  est  l'interprète  respectueux  et 
inspiré.  Hong-siou-tsiouen  lui-même,  l'élève  et  le  converti  du  pieux 
Roberts,  a  l'air  de  se  laisser  prendre  aux  grossiers  artifices  de  ces 
profanes  parodies.  11  ratifie  la  sacrilège  usurpation  du  roi  de  l'est  (2), 
et  après  la  mort  de  cet  ambitieux  conseiller  il  prend  pour  lui-même 
le  rôle  du  saint-esprit,  absorbant  ainsi  sans  scrupule  sa  propre  in- 
dividualité dans  l'unité  divine  (3).  Une  fois  engagé  dans  cette  voie 
nouvelle,  il  ne  s'arrêtera  plus,  et  il  ira  jusqu'à  se  faire  offrir  des  sacri- 
fices. Oubliant  d'ailleurs  ou  confondant  à  dessein  les  notions  les  plus 
élémentaires  de  la  doctrine  qu'il  a  reçue  dans  sa  jeunesse,  il  prend 
pour  lui  trente  femmes  légitimes  et  cent  concubines,  et  décrète  la 
peine  de  mort  contre  l'imprudent  qui  osera  scruter  d'un  œil  indis- 
cret les  mystères  de  son  harem  ;  il  marie  le  père  céleste  à  la  sainte 
Vierge,  donne  une  épouse  charnelle  à  Jésus-Christ;  puis,  quand  un 
missionnaire  anglais,  M.  Holmes,  qui  est  allé  visiter  Nankin  au  mois 
d'août  1860,  s'indigne  de  ces  extravagances,  il  lui  fait  répondre  par 
un  de  ses  confidens  :  «  Vous  vous  étonnez  à  tort,  Dieu  vous  a  donné 
vos  dogmes  il  y  a  dix-huit  cents  ans;  ma  doctrine  est  le  fruit  d'une 
révélation  récente.  Le  père  céleste  a  conféré  au  monde  par  mon  in- 
termédiaire le  bienfait  d'une  religion  nouvelle  (4).  » 

(1)  Le  flls  de  Hong-soii-tsiouen,  âgé  de  douze  ans. 

{2)  Toutes  ces  informations  sont  extraites  d'un  long  pamphlet  que  le  gouvernement  de 
Tai-ping-ouang  a  fait  afficher  en  1854  sur  les  murs  de  Nankin,  et  qui  portait  le  titre  de  : 
Récit  officiel  de  la  descente  du  père  céleste  sur  la  terre. 

(3j  Dans  un  des  édits  de  Tai-ping-ouang  que  M.  Holmes  a  rapportés  de  Nankin ,  on 
trouve  ce  passage  :  «  Le  père  céleste,  le  frère  aîné  céleste  et  moi,  en  tout  trois  personnes, 
nous  constituons  une  unité.  » 

(4)  Au  moment  où  Taï-ping-ouang,  perverti  par  la  politique  de  ses  ministres  et  aveu- 
glé lui-même  par  ses  propres  passions,  a  laissé  dégénérer  son  système  religieux  en  un 
chaos  ridicule,  le  hasard  vient  de  lui  envoyer  le  secours  opportun  d'un  guide  spirituel. 
Un  de  ses  parens,  Hong-jing,  qui  a  fréquenté  pendant  plusieurs  années  les  missions 
protestantes  et  fourni  à  M.  Humbert  de  précieux  renseignemens  pour  son  ouvrage  sur 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Taï-ping-oiiang  s'est  montré  plus  scrupuleux  observateur  de  son 
système  politique  que  de  ses  théories  religieuses.  Il  n'y  a  pas  en 
Orient  de  civilisation  qui  n'admette  de  nombreux  abus,  ni  d'admi- 
nistration qui  n'ait  beaucoup  à  se  faire  pardonner,  et  qui  ne  soit 
contrainte,  pour  ne  pas  être  jugée  avec  trop  de  rigueur,  de  savoir  se 
montrer  à  propos  indulgente  et  débonnaire.  La  nature  sensuelle  des 
soldats  de  la  rébellion  n'a  pas  parlé  moins  haut  que  celle  de  leurs 
chefs;  elle  s'est  révoltée  contre  la  contrainte  qu'on  leur  avait  d'a- 
bord imposée.  On  fume  du  tabac  et  de  l'opium  à  Nankin  et  dans  les 
autres  villes  où  flotte  l'étendard  des  insurgés,  on  y  joue  quelque  peu, 
et  la  discipline  n'y  est  pas  très  sévère;  mais  la  rigueur  du  principe 
est  maintenue,  et  de  temps  à  autre  on  fait  tomber  quelques  têtes 
pour  prouver  que  la  loi  n'a  pas  été  abolie.  Les  rangs  inférieurs  de 
l'armée  obéissent  en  général  à  la  règle  qui  exige  la  séparation  des 
sexes  ;  celle  qui  prescrit  la  communauté  du  butin  est  encore  obser- 
vée (1). 

Fidèle  à  la  haine  qu'il  a  vouée  au  gouvernement  mandchou, 
Taï-ping-ouang  dédaigne  systématiquement  tout  ce  que  ses  adver- 
saires honorent  et  patronne  tout  ce  qu'ils  méprisent.  Il  a  proscrit 
la  plupart  des  ouvrages  dont  se  servent  les  lettrés  et  établi  un  nou- 
veau mode  d'examen  d'après  lequel  les  aspirans  aux  épreuves  litté- 
raires doivent  être  interrogés  sur  les  sujets  qu'il  a  traités  dans  ses 
écrits  (2).  Ses  sympathies  pour  les  étrangers,  auxquels  la  dynastie 
des  Tsing  a  constamment  donné  des  témoignages  d'une  si  soup- 
çonneuse aversion,  son  respect  pour  leurs  traditions  et  leurs  livres, 
son  admiration  pour  les  merveilles  de  la  civilisation  chrétienne,  ont 


l'origine  de  la  rébellion  chinoise,  s'est  rendu  dernièrement  à  Nankin,  où  il  a  été  accueilli 
avec  un  fraternel  empressement,  comblé  de  distinctions  et  de  faveur.  Hong-jing  n'a  pas 
oublié  les  enseignemens  qu'il  avait  reçus  avant  de  quitter  Hong-kong.  Sa  morale  est 
encore  pure,  et  sa  doctrine  serait  irréprochable  au  point  de  vue  protestant,  s'il  n'y  avait 
mêlé  certains  dogmes  qui  sont  admis  maintenant  comme  des  articles  de  foi  par  les  par- 
tisans de  l'insurrection.  Élevé  au  rang  de  premier  ministre,  honoré  du  titre  de  roi-kan 
(kan-ottang ) ,  il  vient  de  publier  une  série  de  documens  remarquables  dans  lesquels  il 
donne  à  Taï-ping-ouang  des  avis  souvent  profonds  sur  la  religion  et  la  politique. 

(1)  Après  l'entrevue  de  M.  de  Bourboulon  et  du  premier  ministre  de  Taï-ping-ouang, 
l'un  de  nous  offrit  une  demi-piastre  à  un  soldat  qui  s'était  trouvé  séparé  un  instant  du 
reste  de  notre  escorte.  11  la  refusa  obstinément,  bien  qu'il  fît  alors  nuit  noire  et  qu'il  ne 
pût  être  vu  de  personne.  Comme  nous  le  pressions  d'accepter,  il  répondit  qu'il  n'avait 
pas  besoin  d'argent,  puisqu'on  lui  fournissait  la  nourriture,  les  vôtemens  et  les  armes. 
Et  comme  nous  redoublions  d'instance  afin  de  voir  jusqu'où  il  pousserait  une  répugnance 
qui  nous  semblait  si  antipathique  aux  instincts  de  sa  race,  il  ajouta  qu'il  ne  voulait  pas 
courir  le  risque  de  se  faire  couper  la  tète. 

(2)  11  proscrit  particulièrement  les  ouvrages  des  commentateurs,  qui,  au  lieu  d'inter- 
préter les  sages  qu'ils  n'ont  pas  compris,  n'ont  fait,  suivant  lui,  que  fausser  le  sens  na- 
turel du  peuple  chinois. 


l'insurrection  chinoise.  357 

été,  en  diverses  circonstances,  hautement  avoués;  un  de  ses  minis- 
tres, le  roi-knn  {kan-ouang),  non  content  de  lui  proposer  l'interdic- 
tion de  la  vente  des  spiritueux  et  de  l'opium,  le  châtiment  de  l'infan- 
ticide et  l'abolition  de  la  maxime  désolante  qui  fait  peser  sur  le  fds  la 
responsabilité  du  crime  de  son  père,  vient  de  lui  recommander  publi- 
quement des  institutions  dont  le  patronage  honorerait  les  souverains 
éclairés  de  l'Europe,  —  l'émancipation  graduelle  de  la  presse  fonc- 
tionnant sous  un  contrôle  intelligent  et  libéral,  l'abolition  légale  et 
définitive  de  toutes  les  distinctions  offensantes  pour  les  nations  étran- 
gères, l'établissement  d'un  réseau  de  grandes  routes  et  d'un  service 
de  poste  actif  et  périodique,  la  création  d'hospices  et  de  diverses 
associations  de  bienfaisance,  la  fondation  de  tout  un  système  d'en- 
couragement pour  les  grandes  entreprises  industrielles  qui  ont  re- 
nouvelé en  cinquante  ans  la  face  de  l'Europe.  On  croit  rêver  quand 
on  lit  le  curieux  rapport  du  roi-kan,  et  quand  on  pense  que  de  tels 
conseils,  évidemment  dictés  par  les  enseignemens  des  missions  pro- 
testantes, ont  pu  être  donnés  par  un  ministre  chinois  à  son  souve- 
rain. Et  cependant  Taï-ping-ouang  n'a  pas  borné  à  l'autorisation  qui 
a  permis  cette  publication  officielle  les  témoignages  des  sentimens  fa- 
vorables que  sa  politique  lui  inspire  à  l'égard  des  Européens.  Toutes 
les  fois  que  nos  voyageurs  et  nos  missionnaires  se  sont  présentés 
sans  armes  à  ses  avant-postes,  ils  ont  été  accueillis  avec  empresse- 
ment, conduits  en  présence  de  ses  généraux,  traités  avec  déférence, 
écoutés  avec  une  respectueuse  attention.  En  1860,  M.  Holmes  a 
passé  quelques  jours  à  .\ankin  et  reçu  de  ses  principaux  conseillers 
des  marques  d'une  intimité  presque  familière.  Il  y  a  quelques  mois  à 
peine,  Taï-ping-ouang  admettait  lui-même  dans  son  palais  M.  Roberts 
et  ordonnait  de  vive  voix  à  son  entourage  de  montrer  au  courageux 
missionnaire  les  égards  que  méritaient  son  caractère,  sa  nationalité 
et  la  noblesse  de  ses  intentions  (1).  Dans  toutes  les  circonstances  où 
le  hasard  nous  a  mis  en  relations  avec  les  rebelles,  les  officiers  de 
Taï-ping-ouang  nous  ont  prodigué  les  assurances  les  plus  amicales 
et  nous  ont  offert  de  conclure  un  traité  qui  unît  leur  cause  à  la  nôtre 
par  les  liens  d'une  fraternelle  alliance.  Ils  n'ont  même  pas  voulu 
paraître  nous  garder  rancune  des  revers  que  notre  prudence  leur 
avait  infligés.  Repoussé  de  Shang-haï  par  les  canons  de  la  France 

(1)  Nous  ne  savons  pas  si  M.  Roberts  a  reconnu  dans  Taï-ping-ouang  le  jeune  homme 
qui  assistait,  il  y  a  treize  ans,  à  ses  leçons  avec  une  assiduité  si  exemplaire.  «  Lorsqu'on 
m'introduisit  en  sa  présence,  dil-il  dans  la  relation  de  son  entrevue,  je  fus  étonné 
de  voir  un  personnage  d'une  aussi  grande  mine.  La  stature  de  Taï-ping-ouang  est  éle- 
vée et  sa  taille  bien  prise;  de  belles  moustaches  noires  relèvent  admirablement  la 
beauté  de  ses  traits;  sa  voix  est  agréable.  Nous  nous  entretînmes  exclusivement  de  ma- 
tières religieuses.  Sa  théologie,  je  dois  l'avouer,  ne  me  paraît  pas  très  correcte;  mais  je 
ne  négligeai  aucune  occasion  d'en  corriger  les  erreurs.  » 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  l'Angleterre,  le  tchong-ouang  adressait,  en  octobre  1860,  aux 
ambassadeurs  une  longue  dépêche  où  l'on  remarque  les  passages 
suivans  : 

«  Pendant  l'année  courante,  me  confiant  à  la  puissance  du  ciel,  j'ai  réussi 
à  prendre  Sou-tchéou  et  Hang-tcliéou,  et  je  serais  heureux  que  les  mission- 
naires de  tous  les  pays  voulussent  venir  et  propager  au  milieu  de  mon  peu- 
ple les  vrais  principes  de  l'Évangile.  Je  m'en  réjouirais  plus  que  je  ne  puis 
dire,  désirant  que  ceux  qui  n'ont  qu'une  môme  doctrine  n'aient  qu'un  seul 
cœur.  La  publication  de  cette  doctrine  deviendrait  alors  générale,  et  le  droit 
chemin  serait  évident.  Avant  peu,  tout  le  pays  jusqu'à  ses  extrêmes  limites 
pratiquerait  le  système  de  l'adoration  du  Christ  et  le  publierait  sans  restric- 
tions. Vraiment  ce  serait  un  résultat  glorieux  et  prospère. 

«  J'ai  reçu  avec  respect  le  commandement  impérial  de  marcher  à  travers 
tous  les  Ichao,  les  fou  et  les  hieim  (1)  ;  moi-même  je  désirais  avoir  une  entrevue 
avec  les  divers  commissaires  étrangers,  afin  de  leur  fournir  des  explications 
et  d'obtenir  des  instructions,  de  manière  à  maintenir  une  bonne  entente  réci- 
proque. Enfin  j'ai  marché  vers  Shang-haï,  et  subitement  vous  avez  paru  en- 
clins à  nous  témoigner  des  dispositions  hostiles.  Or  notre  dynastie  céleste 
révère  le  même  système  céleste  que  votre  honorable  pays,  et  nous  appar- 
tenons ;i  la  même  doctrine.  Pourquoi  donc  nous  repousser  en  toute  hâte? 

«  Maintenant,  en  ce  qui  concerne  les  honorables  pays  dont  les  représen- 
tans  sont  à  Shang-haï  pour  favoriser  les  établissemens  de  commerce,  je  dé- 
sire leur  faire  remarquer  que,  pour  ce  qui  regarde  les  intérêts  de  ce  com- 
merce, la  voie  nous  est  toute  tracée.  Quant  à  moi,  je  suis  prêt  à  traiter  avec  les 
différons  ministres  et  à  observer  scrupuleusement  les  règlemens  de  douane, 
attendu  que  notre  dynastie  céleste  révère  le  même  système  céleste  que  vos 
honorables  pays,  en  sorte  qu'on  peut  dire  que  nous  tous  sous  le  ciel,  qui 
agissons  ainsi,  nous  appartenons  à  la  même  famille.  Pourquoi  tous  les  frères 
des  quatre  mers  dans  le  monde  entier,  à  l'est,  à  l'ouest,  au  nord  et  au  sud, 
ne  pratiqueraient-ils  pas  la  paix  et  la  bonne  volonté  les  uns  envers  les  au- 
tres? Prenant  tout  cela  en  considération,  je  prie  vos  honorables  pays  d'avoir 
des  pensées  généreuses  à  notre  égard.  » 

Il  y  a  cinq  siècles,  un  drame  national  dont  les  péripéties  diverses 
offrent  de  frappantes  analogies  avec  les  événemens  que  je  viens  de 
raconter  s'accomplissait  sur  le  vaste  théâtre  où  Taï-ping-ouang 
lutte,  depuis  dix  ans  déjà,  contre  la  domination  mandchoue.  —  Un 
trône  dont  les  bases  paraissaient  inébranlables  était  violemment 
renversé.  Un  puissant  souverain  allait  mourir  d'ennui  et  de  misère 
sur  la  terre  glacée  qui  avait  été  le  berceau  de  sa  famille.  Cet  illustre 
vaincu  s'appelait  Ghoun-ti,  il  était  le  neuvième  empereur  de  la  cé- 
lèbre dynastie  mongole  des  Youen,  dont  Marco  Polo  s'est  f;iit  l'his- 
torien émerveillé  et  consciencieux,  et  qui  avait  su  imposer  à  la  race 

(l)  On  sait  que  les  tchao  et  les  fou  équivalent  à,  des  préfectures,  et  les  hienn  à  des 
sous-préfectures. 


l'insurrection  chinoise.  359 

chinoise  tout  entière  la  livrée  de  la  servitude.  Le  vainqueur  était  un 
jeune  homme  nommé  Tchou-youen-tchang,  issu  d'une  famille  ob- 
scure et  misérable.  A  dix-sept  ans,  il  remplissait  dans  une  bonzerie 
les  infimes  fonctions  de  balayeur  et  de  valet  de  cuisine  ;  à  vingt  ans, 
prenant  son  métier  en  dégoût,  il  s'enrôlait  dans  une  bande  de  vo- 
leurs qui  faisait  de  lui  son  chef  et  lui  donnait  le  surnom  prophétique 
de  llong-voii  (puissant  et  fort).  En  ce  moment,  Choun-ti  méconten- 
tait l'empire  par  la  mollesse  de  ses  mœurs,  les  faveurs  dont  il  ne 
cessait  de  combler  ses  compatriotes,  et  la  pratique  des  superstitions 
tartares.  Hong-vou  devint  bientôt  chef  de  parti  et  porta  ses  vues 
jusqu'au  trône;  la  victoire  couronna  partout  ses  efforts;  la  misère, 
l'amour  du  pillage,  l'esprit  d'aventure,  la  conspiration,  grossirent 
ses  rangs.  Sa  troupe  devint  une  armée.  Il  prit  Nankin  et  en  fit  sa 
capitale.  Après  y  avoir  établi  une  administration  régulière,  il  mar- 
cha sur  Pékin,  vainquit  les  troupes  mongoles  dans  une  seule  ba- 
taille et  s'empara  de  la  capitale  des  Youen.  Hong-vou  fut  le  chef  de 
la  dynastie  chinoise  des  Ming,  que  les  Mandchoux  ont  expulsée  en 
16/i3.  Pendant  vingt  et  un  ans,  il  soutint  avec  vigueur  et  talent  le 
fardeau  du  pouvoir  impérial,  qu'il  avait  conquis  par  son  habileté  et 
sa  valeur.  Ses  réformes  organiques  et  administratives ,  sa  modéra- 
tion, son  remarquable  discernement,  la  sagesse  de  ses  décisions, 
l'ont  illustré,  et  il  est  devenu  l'un  des  héros  les  plus  populaires  de 
la  Chine.  C'est  ainsi  que  tombent  et  s'élèvent  souvent  à  toutes  les 
époques  du  monde  et  dans  tous  les  pays  les  grandes  puissances  et 
les  éclatantes  fortunes. 

L'histoire  de  l'avènement  des  Ming  nous  offre  d'utiles  et  précieux 
enseignemens.  La  dynastie  des  Tsing  est  plus  usée  et  plus  vieillie  que 
ne  l'était  au  xvi*"  siècle  celle  des  Youen,  les  périls  qui  la  menacent  de 
toutes  parts  sont  plus  nombreux  et  plus  pressans.  Hienn-foung  n'a 
plus  à  sa  disposition  les  ressources  que  possédait  encore  Choun-ti. 
Il  n'est  ni  plus  brave,  ni  moins  efféminé,  ni  mieux  servi,  ni  plus  po- 
pulaire. L'entreprise  de  Hong-siou-tsiouen  est  nationale  comme  le 
fut  celle  de  Ilong-vou,  et  ses  compagnons  d'armes  ne  sont  pas 
moins  aguerris  que  ceux  du  premier  des  Ming.  Tous  deux  se  sont 
proposé,  dès  qu'ils  ont  vu  leur  fortune  grandir,  d'expulser  la  race 
étrangère  qui  opprimait  leur  pays;  tous  deux  sont  d'une  naissance 
obscure  et  ont  humblement  débuté.  Seulement  l'un  a  grandi  parmi 
des  moines  païens,  ignorans  et  corrompus,  tandis  que  l'autre  a  reçu 
d'un  missionnaire  chrétien  ou  puisé  aux  sources  mêmes  de  nos 
croyances,  dans  l'Évangile  et  la  Bible,  ces  doctrines  admirables  qui 
ont  fait  toute  la  grandeur  de  notre  civilisation.  Dans  les  perse vé- 
rans  efforts  que  nous  ne  cessons  de  faire  afin  de  nous  maintenir  et 
de  nous  fixer  sur  cette  terre  mystérieuse  de  Sinim  vers  laquelle  nous 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poussent  depuis  si  longtemps  nos  légitimes  convoitises,  pourquoi 
nous  attacher  d'une  main  à  la  branche  qui  fléchit,  et  repousser  de 
l'autre  le  rameau  plus  jeune,  plus  vigoureux,  qui  s'étend  vers  nous? 
Peut-être  cette  branche  à  demi  rompue  offrira-t-elle  encore  quelque 
résistance,  mais  à  coup  sûr  elle  ne  reverdira  jamais,  et  la  chute  en 
est  certaine;  faut-il  donc  nous  laisser  tomber  avec  elle?  La  greffe 
tartare  entée  sur  le  vieux  tronc  chinois  ne  lui  a  pas  pris  toute  sa 
sève;  il  lui  est  resté  encore  assez  de  vie  pour  produire  des  fruits 
abondans.  Taï-pang-ouang  n'est  pas  chrétien  ;  qui  s'aviserait  main- 
tenant de  le  nier?  Son  système  religieux  n'est  plus  qu'une  confusion 
ridicule  et  sacrilège.  Il  n'y  a  sans  doute  dans  sa  politique  ni  sincé- 
rité, ni  franchise,  puisqu'elle  est  chinoise;  ses  avances  sont  autant 
de  calculs  et  d'appels  intéressés  faits  à  notre  influente  sympathie.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  ses  soldats  victorieux  ont  renversé  par- 
tout les  emblèmes  du  paganisme,  que  des  préceptes  vraiment  chré- 
tiens, des  principes  d'une  philosophie  élevée  et  pure,  des  maximes 
vraiment  libérales  ont  été  hautement  proclamés  par  lui,  et  qu'en 
sollicitant  notre  alliance,  il  invoque  le  puissant  patronage  d'une  foi 
commune.  La  race  sur  laquelle  il  aspire  à  régner  est  studieuse,  in- 
telligente et  souple.  Pourquoi  les  doctrines  de  Taï-ping-ouang,  sanc- 
tionnées par  son  triomphe ,  épurées  par  nos  enseignemens ,  ne  se- 
raient-elles pas  appelées  à  devenir  un  jour  pour  ses  sujets  la  source 
d'une  civilisation  nouvelle?  Je  craindrais  d'exprimer  ici  une  espé- 
rance et  ne  voudrais  pas  que  mes  conclusions  fussent  une  utopie; 
mais,  si  j'entrevois  d'un  côté  quelques  chances  de  régénération,  je 
ne  puis  voir  de  l'autre  que  les  symptômes  aflligeans  d'une  inévitable 
décadence,  et  je  sais  que  l'occasion  ne  revient  pas  à  qui  l'a  perdue. 
La  prudence  et  notre  généreuse  loyauté  envers  un  gouvernement 
malheureux  qui  nous  a  tant  de  fois  trahis  nous  interdisent  de  pren- 
dre ouvertement  parti  pour  l'insurrection  :  elles  ne  nous  défendent 
pas  d'accueillir  avec  intérêt  ses  démarches,  d'entrer  en  relations  sui- 
vies avec  Taï-ping-ouang  et  ses  lieutenans,  d'étudier  ses  véritables 
dispositions  et  de  lui  faire  connaître  officiellement  les  nôtres,  de  for- 
muler au  besoin  les  avantages  que  nous  promet  sa  réforme,  de  pro- 
téger ainsi,  autant  qu'il  dépend  de  nous,  par  les  obligations  réci- 
proques d'une  convention  solennelle,  les  intérêts  de  nos  nationaux 
et  ceux  du  christianisme  contre  les  incertitudes  et  les  dangers  de 
l'avenir. 

René  de  Courcy. 


ROGER  BACON 


SA   VIE   ET   SON   OEUVRE 


.1 


Royer  Daeon,  sa  vie,  ses  œuvres,  ses  doctrines,  d'après  des  documens  inédits,  par  M.  Emile  Charles, 
Paris  1861.  —  Fr.  Roger  Bacon,  opei-a  quœdam  hactenus  inedila,  London  18G0. 


Au  siècle  dernier,  il  y  avait  encore  à  Oxford ,  au-delà  de  la  ville, 
dans  un  faubourg  situé  sur  l'autre  bord  de  la  rivière,  une  vieille  tour 
qu'on  faisait  visiter  aux  étrangers  comme  ayant  autrefois  servi  de 
lieu  d'étude  et  d'observatoire  au  frère  Bacon,  friar  Bacons  study  (1). 
C'est  là,  suivant  la  tradition,  qu'il  se  retirait  pour  étudier  le  ciel  et 
y  lire  le  secret  des  choses  de  la  terre;  c'est  là  qu'il  cherchait  le 
grand  œuvre  en  compagnie  de  son  bon  ami  frère  Thomas  Bungey 
et  d'autres  nécromans  et  sorciers  que  la  légende  lui  associe  : 

The  nigromancie  thair  saw  i  eckanone, 

Of  Benytas,  Bcngo  and  friar  Bacone,  etc.  (2). 

Ce  fut  sans  doute  dans  le  coin  le  plus  caché  de  cette  mystérieuse 
retraite  que  Bacon  et  son  ami  fabriquèrent  cette  fameuse  tête  d'ai- 
rain qui  parlait  et  rendait  des  oracles.  La  tradition  nous  peint  les 
deux  moines  interrogeant  la  tète  miraculeuse  :  ils  lui  demandent,  en 
véritables  Anglais,  un  moyen  de  ceindre  leur  chère  Albion  d'une  mu- 

(1)  Cette  tour,  pendant  les  guerres  civiles,  servait  de  poste  d'observation,  et  on  en 
trouve  la  gravure  dans  l'ouvrage  de  Joseph  Skelton  :  Oxonia  antiqua  restaurata,  t.  II, 
p.  2,  Oxford  1823. 

(2)  Voyez  le  Miroir  enchanté  de  Douglas,  poète  écossais  de  la  fin  du  xv<=  siècle. 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raille  inexpugnable.  La  tête  reste  d'abord  muette,  puis,  au  moment 
où  les  magiciens  découragés  se  laissent  distraire  h  d'autres  soins,  tout 
à  coup  la  tête  parle  et  leur  révèle  le  grand  secret.  Hélas!  ils  ne  l'ont 
pas  entendu.  Qui  sait  si,  en  recueillant  cette  légende,  plus  d'un  bon 
Anglais  de  nos  jours  ne  se  prendra  pas  à  regretter  que  la  tète  d'ai- 
rain de  frère  Bacon  n'ait  pas  été  conservée,  et  qu'elle  ne  puisse  pas 
dire  son  secret  à  l'oreille  attentive  de  lord  Palmerston?  Que  d'a- 
larmes et  d'argent  épargnés  à  l'amirauté  anglaise!  que  de  soucis  de 
moins  pour  M.  Gladstone!  Aussi  bien  il  s'en  faut  que  tout  soit  h,  re- 
jeter dans  ces  traditions  bizarres,  où  le  sentiment  national  conspire 
avec  les  fantaisies  de  la  légende  ponr  travestir  un  homme  de  génie 
en  sorcier.  Roger  Bacon  était  Anglais  de  génie  et  de  cœur,  comme 
il  l'était  de  naissance.  Sa  grande  idée,  celle  qui  recommande  son 
nom  et  le  rapproche  de  l'illustre  chancelier,  son  compatriote  et  son 
homonyme ,  cette  idée  est  profondément  britannique  :  c'est  l'idée 
du  génie  de  l'homme  asservissant  la  nature  à  ses  volontés,  c'est  la 
prise  de  possession  de  l'univers  par  l'industrie. 

Comment  se  fait-il  que  l'Angleterre,  si  renommée  par  le  culte 
pieux  qu'elle  rend  à  ses  grands  hommes,  ait  si  longtemps  laissé 
dormir  dans  l'oubli  les  pensées  et  les  écrits  de  Roger  Bacon,  et  livré 
au  caprice  de  la  tradition  populaire  la  mémoire  d'un  de  ses  plus 
illustres  enfans?  Je  n'ose  pas  dire,  avec  M.  de  Humboldt,  que  Roger 
Bacon  ait  été  la  plus  grande  apparition  du  moyen  âge  (1);  mais  à 
coup  sur  il  est  digne  de  prendre  place,  au  siècle  de  saint  Louis,  à 
côté  de  saint  Thomas,  de  saint  Bonaventure  et  d'Albert  le  Grand. 
Deux  moines  ses  compatriotes,  Duns  Scot  et  Okkam,  ont  leur  monu- 
ment; seul,  le  plus  grand  moine  de  l'Angleterre  attend  encore  l'a- 
chèvement du  sien. 

Il  faut  aller  du  xiii''  siècle  jusqu'au  xviii"  pour  rencontrer  un  tra- 
vail sérieux  consacré  cà  Roger  Bacon.  En  173.3,  le  docteur  Samuel 
Jebb,  habile  et  savant  homme,  sur  les  instances  de  Richard  Mead, 
médecin  de  la  cour,  publia  la  première  édition  de  VOpus  ma  jus. 
C'est  un  beau  travail,  bien  qu'il  pèche  cà  la  fois  par  excès  et  par  dé- 
faut, puisqu'il  insère  dans  VOpus  rmijus  des  chapitres  qui  n'en  font 
point  partie ,  et  supprime ,  on  ne  sait  par  quelle  méprise ,  tout  un 
livre  de  la  plus  grande  importance ,  le  livre  septième ,  qui  contenait 
la  morale.  Voilà  tout  ce  que  l'Angleterre  jusqu'à  ces  derniers  temps 
a  fait  pour  Roger  Bacon;  c'est  à  un  Français,  à  un  de  nos  compa- 
triotes, érudit  passionné  autant  qu'éminent  philosophe,  qu'elle  a 
laissé  le  soin  et  l'honneur  de  reprendre  les  travaux  de  Samuel  Jebb, 

(1)  Cosmos,  t.  II,  p.  398. 


ROGER    BACOX.  363 

et  de  susciter  en  faveur  de  l'illustre  franciscain  d'Oxford  un  mouve- 
ment de  recherches  qui  ne  s'arrêtera  plus,  s'il  plaît  à  Dieu,  jus- 
qu'au jour  où  justice  entière  sera  faite  et  où  Roger  Bacon  aura  re- 
trouvé la  place  qu'il  mérite  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain.  En 
18/i8,  M.  Cousin,  tout  occupé  de  ses  travaux  sur  la  philosophie  du 
moyen  âge,  découvrit  dans  la  bibliothèque  de  Douai  un  manuscrit  iné- 
dit de  Roger  Bacon.  Cette  grande  mémoire  l'intéressa.  «  Nous  ne  pou- 
vions oublier,  dit-il,  cet  ingénieux  et  infortuné  franciscain  qui,  cà  la  fin 
du  XIII''  siècle,  comprit  la  haute  utilité  des  langues,  enrichit  l'optique 
d'une  foule  d'observations  et  même  d'expériences  importantes,  si- 
gnala le  vice  du  calendrier  julien  et  prépara  la  réforme  grégorienne, 
inventa  la  poudre  à  canon  ou  du  moins  la  renouvela,  qui  enfin, 
pour  avoir  été  plus  éclairé  que  son  siècle  dans  les  sciences  physi- 
ques, en  reçut  le  nom  de  docior  mirabilis ,  passa  pour  sorcier  et 
subit  la  longue  et  absurde  persécution  qui  a  consacré  sa  mémoire 
auprès  de  la  postérité.  Nous  attachions  d'autant  plus  de  prix  à  re- 
trouver quelque  ouvrage  inédit  de  Roger  Bacon  qu'un  examen  at- 
tentif nous  a  laissé  la  conviction  que,  si  par  sa  naissance  Roger 
Bacon  appartient  à  l'Angleterre,  c'est  en  France  et  à  Paris  qu'il 
acheva  ses  études,  prit  le  bonnet  de  docteur,  enseigna,  fit  ses  expé- 
riences et  ses  découvertes ,  et  à  deux  époques  difl'érentes  fut  con- 
damné à  une  réclusion  plus  ou  moins  juste  par  le  général  de  son 
ordre,  Jérôme  d'Ascoli,  dans  ce  fameux  couvent  des  franciscains  ou 
des  cordeliers  qui  occupait  le  terrain  actuel  de  l'École  de  Méde- 
cine (i).  » 

Plein  de  ces  grands  souvenirs,  M.  Yictor  Cousin  s'appliqua  à 
l'étude  du  manuscrit  de  Douai,  et  ne  tarda  pas  à  y  reconnaître, 
sous  un  titre  inexact  et  au  milieu  d'autres  documens,  un  ouvrage 
capital  de  Roger  Bacon,  YOpus  tcrtinm.  On  savait  qu'après  avoir 
envoyé  au  pape  Clément  IV,  son  protecteur,  XOpus  ma  jus,  Roger 
Bacon  avait  écrit,  sous  le  nom  (ïOpus  minus,  un  second  ouvrage 
qui  devait  être  tout  ensemble  l'abrégé  et  le  complément  du  pre- 
mier; mais  ce  qu'on  savait  moins,  ce  qu'on  avait  perdu  de  vue  de- 
puis Samuel  Jebb,  c'est  que  Roger  Bacon  avait  fait  un  troisième  et 
suprême  effort  pour  réunir  dans  une  sorte  d'encyclopédie  l'ensemble 
de  ses  pensées  et  de  ses  découvertes.  Ce  dernier  mot  de  son  génie, 
c'est  VOpus  tertium.  M.  Cousin  a  le  mérite  de  l'avoir  fait  connaître 
pour  la  première  fois  et  d'en  avoir  mis  en  lumière  les  côtés  les  plus 
intéressans.  Ce  n'est  pas  tout  :  depuis  18/i8,  M.  Cousin  a  rendu  un 
nouveau  service  à  la  mémoire  de  Roger  Bacon  en  découvrant  dans 
la  bibUothèque  d'Amiens  un  manuscrit  qui  contient  une  sorte  de 

(1)  Journal  des  Savans,  mars  1848. 


364  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commentaire  de  Roger  Bacon  sur  la  physique  et  la  métaphysique 
d'Aristote  (1).  Ce  manuscrit  a  de  l'importance.  On  y  voit  Roger  Ba- 
con aux  prises  avec  les  grands  problèmes  de  la  métaphysique.  Or 
c'est  là  un  côté  de  son  génie  resté  jusqu'à  ce  jour  complètement  in- 
connu. Aussi  M.  Cousin,  arrivé  au  terme  de  ses  recherches  sur  les 
manuscrits  inédits  de  Roger  Bacon,  adressait-il  un  noble  appel  aux 
savans  de  France  et  d'Angleterre.  Il  demandait  à  quelque  jeune  et 
consciencieux  amateur  de  la  philosophie  du  moyen  âge  de  s'enfon- 
cer dans  l'étude  du  manuscrit  d'Amiens,  lui  promettant  pour  prix  de 
ses  peines  une  ample  et  riche  moisson  ;  il  stimulait  le  patriotisme 
des  savans  d'Oxford  et  de  Cambridge,  et  les  adjurait  de  compléter  la 
publication  de  Samuel  Jebb.  Ni  l'Angleterre  ni  la  France  n'ont  fermé 
l'oreille  à  ces  pressantes  réclamations.  Dans  le  vaste  recueil  qui  se  pu- 
blie par  les  ordres  du  parlement  anglais  (2),  on  a  compris  les  œuvres 
de  Roger  Bacon.  Tout  récemment  encore,  un  professeur  de  l'univer- 
sité de  Dublin  a  retrouvé  en  partie  le  complément  de  ['Opus  ma  jus  ^ 
et  on  nous  fait  espérer  la  publication  prochaine  du  morceau  tout  en- 
tier (3).  Voici  enfin  un  savant  français,  M.  Emile  Charles,  qui  nous 
donne  sur  la  vie ,  les  œuvres  et  les  doctrines  de  Roger  Bacon  une 
monographie  complète  {h).  Elle  est  le  résultat  de  six  années  de  re- 
cherches et  d'efforts.  Rien  n'a  pu  lasser  la  patience  ni  refroidir  le 
zèle  de  ce  jeune  bénédictin  de  la  philosophie.  Voyages  lointains  et 
coûteux,  transcriptions  pénibles,  déchiffremens  laborieux,  aucune 
épreuve  ne  l'a  rebuté.  Nul  manuscrit  connu  n'a  échappé  à  ses  re- 
cherches. Il  en  a  demandé  de  nouveaux  à  toutes  les  bibliothèques,  à 
la  Bodleienne,  au  British  Muséum,  à  la  collection  Sloane,  au  musée 
Ashmole,  à  la  Bibliothèque  impériale,  à  la  Mazarine,  à  tous  les  col- 
lèges d'Oxford,  à  toutes  les  collections  de  Londres,  de  Paris,  de 
Douai,  d'Amiens.  Le  fruit  de  tant  de  soins,  de  fatigues  et  de  veilles 
est  un  ouvrage  des  plus  distingués,  que  la  Faculté  des  lettres  de  Pa- 
ris, après  une  soutenance  brillante  en  Sorbonne,  a  consacré  par  un 
suffrage  unanime. 

(1)  Amiens  s'est  enrichi  des  livres  et  des  manuscrits  de  l'antique  abbaye  de  Corbie. 
Voyez  Journal  des  Savans,  août  1848. 

(2)  Voici  le  titre  de  cette  collection  :  Berum  Britannicarum  medii  œvi  Scriptores,  or 
Chronicles  and  memorials  of  Great-Britain  and  Jreland  during  the  middle  âge,  published 
by  the  authority  of  her  Majesty's  treasury,  under  the  direction  of  tlie  master  of  the 
roUs.  —  La  publication  des  écrits  inédits  de  Roger  Bacon  a  été  confiée  à  M.  I.  S.  Brewer, 
professeur  de  littérature  anglaise  au  collège  du  Roi  à  Londres.  Nous  n'avons  encore 
qu'un  volume,  qui  a  paru  en  1859  et  qui  contient  VOpus  tertium,  VOpus  minus,  le  Com- 
pendium  philosophiœ  et  un  appendice,  le  traité  De  NuUitate  magiœ. 

(3)  On  the  Opus  majus  of  Roger  Bacon,  by  John  Kells  Ingram,  fellovv  of  Trinity  Col- 
lège, professor  of  English  literature  in  the  University  of  Dublin.  Dublin  1858. 

(4)  Roger  Bacon,  sa  vie,  ses  œuvres,  ses  doctrines,  d'après  des  textes  inédits,  par 
Emile  Charles,  professeur  de  philosophie  au  lycée  de  Bordeaux;  i  vol.  in-S". 


ROGER    BACON.  365 

Certes  la  matière  est  loin  d'être  épuisée,  et  il  y  a  encore  beau- 
coup à  faire  pour  tirer  de  son  obscurité  séculaire  la  figure  de  Roger 
Bacon.  La  recherche  pourtant  nous  a  paru  assez  avancée  pour  es- 
sayer de  donner  une  idée  du  docteur  admirable,  de  raconter  les 
vicissitudes  de  sa  destinée,  de  caractériser  enfin  l'œuvre  trop  ou- 
bliée du  plus  hardi  génie  que  le  moyen  âge  ait  enfanté. 

I. 

On  sait  au  juste  où  naquit  Roger  Bacon  :  ce  fut  à  Ilchester,  dans 
le  Sommersetshire.  La  date  de  sa  naissance  est  moins  bien  connue; 
la  plus  probable  est  121Zi.  Il  était  d'une  famille  noble,  riche  et  con- 
sidérée. Son  frère  aîné  joua  un  rôle  dans  les  discordes  civiles  du 
règne  d'Henri  III;  il  prit  parti  pour  le  roi  contre  les  barons. 

Boger,  né  cadet  et  animé  d'une  vocation  ardente  pour  les  études, 
fut  destiné  à  l'église  et  envoyé  par  sa  famille  à  l'université  d'Ox- 
ford. Le  collège  de  Morton  et  celui  du  Nez  de  Bronze,  Brazcn  nase 
hall,  se  disputent  encore  l'honneur  de  l'avoir  élevé.  Dès  cette  époque 
lointaine,  Oxford  se  signalait  déjcà  par  le  goût  des  langues  et  des 
sciences  mathématiques,  et  surtout  par  un  esprit  particulier  d'in- 
dépendance et  de  liberté  dans  les  choses  spéculatives  comme  dans 
les  choses  pratiques.  Roger  y  trouva  les  maîtres  qui  convenaient  le 
mieux  au  tour  naturel  de  son  génie  et  de  son  caractère,  Robert  Ba- 
con, son  parent  (probablement  son  oncle),  Bichard  Fitzacre  le  do- 
minicain, Adam  de  Marsh,  Edmond  Bich,  et  entre  tous  ce  fameux 
Robert  Grosse-Tête,  évêque  de  Lincoln,  théologien  passionné  pour 
les  lettres,  caractère  énergique  et  hardi,  si  connu  par  ses  démêlés 
avec  le  pape  Innocent  IV,  qu'il  osa  un  jour  qualifier  d'hérétique  et 
d'antechrist. 

L'esprit  de  Boger  Bacon  se  déploya  tout  à  l'aise  dans  cette  atmo- 
sphère de  science  curieuse  et  de  libre  critique.  Nous  le  voyons  fio-u- 
rer  à  côté  de  son  parent  Bobert  dans  une  scène  solennelle,  où  il 
prélude  par  des  hardiesses  poUtiques  à  des  témérités  encore  plus 
dangereuses. 

En  1233,  le  jour  de  la  Saint-Jean,  le  roi  Henri  III  eut  une  entre- 
vue avec  les  barons  mécontens;  il  lui  fallut  subir  un  long  sermon, 
de  sévères  réprimandes.  Le  prédicateur  qu'on  avait  choisi  pour  cette 
mission  était  le  frère  Bobert,  le  parent  de  Boger  Bacon.  Le  sermon 
à  peine  fini,  le  moine  apostropha  directement  le  roi,  et  lui  déclara 
que  toute  paix  durable  était  impossible  s'il  ne  bannissait  de  ses  con- 
seils r évêque  de  Manchester,  Pierre  Desroches,  objet  de  la  haine 
des  Anglais.  «  Les  assistans  se  récriaient  à  tant  d'audace;  mais  le 
roi,  se  recueillant  en  lui-même,  sut  se  faire  violence.  Le  voyant 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

calmé,  un  clerc  de  l'assemblée,  célèbre  déjà  par  son  esprit,  osa 
adresser  au  roi  cette  raillerie  :  «  Seigneur  roi,  savez-vous  les  dan- 
gers qu'on  aie  plus  à  redouter  quand  on  navigue  en  pleine  mer? 
—  Ceux-là  le  savent,  repartit  Henri,  qui  ont  l'habitude  de  ces 
voyages.  —  Eh  bien!  je  vais  vous  le  dire,  reprit  le  clerc,  ce  sont 
les  pierres  et  les  roches.  Et  il  voulait  désigner  par  là  Pierre  Des- 
roches, l'évêque  de  AVinchester  (1).  » 

Ce  plaisant  audacieux  n'était  autre  que  Roger  Bacon;  il  avait 
alors  dix-neuf  ans.  Sa  première  éducation  terminée  à  Oxford,  il  vint 
la  compléter  à  Paris.  C'était  l'usage  universel  du  temps.  L'Univer- 
sité de  Paris  attirait  l'Anglais  Roger  Bacon  comme  elle  attira  l'Alle- 
mand Albert,  l'Italien  saint  Thomas,  le  Belge  Henri  de  Gand.  Les 
détails  manquent  sur  ce  premier  séjour  de  Roger  Bacon  à  Paris;  mais 
il  est  certain  qu'il  s'y  livra  à  de  profondes  études,  y  reçut  le  grade 
de  docteur,  et  commença  de  s'y  faire  une  grande  réputation. 

Est-ce  pendant  son  premier  séjour  à  Paris  ou  seulement  à  son 
retour  à  Oxford  que  Roger  Bacon  entra  dans  l'ordre  de  Saint-Fran- 
çois? On  l'ignore.  Qu'un  tel  homme  se  soit  fait  moine  et  moine  fran- 
ciscain, c'est  ce  que  peut  à  peine  comprendre  un  illustre  érudit  dont 
les  hommes  de  ma  génération  ont  pu  saluer  la  noble  et  vénérable 
vieillesse,  et  qui  savait  par  expérience  ce  que  les  vocations  préma- 
turées laissent  de  chaînes  et  de  regrets.  «  Que  faisait  parmi  des  fran- 
ciscains, s'écrie  Daunou  avec  un  accent  qui  semble  dénoter  un  secret 
et  amer  retour  sur  lui-même,  que  faisait  parmi  ces  moines  un  homme 
de  génie  impatient  d'acquérir  des  lumières  et  de  les  répandre  (2)?  » 
Les  réflexions  qu'ajoute  l'ancien  oratorien  ne  sont  pas  moins  cu- 
rieuses :  «  Roger  Bacon,  s'il  voulait  embrasser  l'état  monastique,  eût 
bien  mieux  fait  de  se  vouer  aux  frères  prêcheurs,  inquisiteurs,  il  est 
vrai,  et  persécuteurs  hors  de  leurs  couvens,  mais  jaloux  d'attirer  et 
de  conserver  dans  leur  ordre  tous  les  hommes  qui  se  distinguaient 
par  des  productions  scientifiques  ou  littéraires,  religieuses  ou  philo- 
sophiques. Ils  en  ont  possédé,  encouragé,  honoré  un  très  grand  nom- 
bre, en  dirigeant  contre  ceux  qui  ne  leur  appartenaient  pas  le  zèle 
intolérant  de  leur  institut.  Les  franciscains  au  contraire ,  toujours 
gouvernés,  si  l'on  excepte  saint  Bonaventure,  par  des  généraux  d'un 
mince  talent  et  d'un  médiocre  savoir,  ne  se  sentaient  qu'humiliés 
de  la  présence  et  de  la  gloire  des  hommes  de  mérite  qui  s'étaient 
égarés  parmi  eux.  Roger  Racon  a  ressenti  plus  qu'aucun  autre  les 
effets  de  cette  envieuse  malveillance,  et  il  faut  convenir  que  nul  ne 

(1)  Chronique  de  Matthieu  Paris,  p.  2G5. 

(ij  Voyez,  àansVIlistoire  lifléraire  de  la  France,  t.  XX,  p.  230,  la  notice  de  M.  Dau- 
nou, interrompue  par  sa  mort;  un  digne  héritier  de  sou  érudition,  M.  J.-V.  Le  Clerc,  l'a 
complétée  par  de  savantes  recherches  bibliographiques. 


ROGER    BACON.  367 

l'a  provoquée  autant  que  lui,  puisqu'il  était  alors  et  qu'il  est  encore, 
par  l'étendue  et  l'éclat  de  son  génie,  le  plus  illustre  des  frères  mi- 
neurs. » 

Il  y  aurait  peut-être  bien  quelque  chose  à  dire  sur  cette  peinture 
un  peu  chargée  des  deux  ordres  rivaux  de  Saint-Dominique  et  de 
Saint-François;  mais  comment  ne  pas  s'associer  aux  regrets  pathé- 
tiques du  vieux  Daunou,  quand  on  songe  aux  persécutions  qui 
vont  assaillir  notre  franciscain,  tourmenter  sa  vie  entière,  compri- 
mer l'essor  de  son  génie,  arrêter  le  cours  de  ses  travaux,  et  s'achar- 
ner jusque  sur  ses  écrits  et  sur  sa  mémoire? 

Il  est  aujourd'hui  certain  (1)  que  Roger  Bacon  a  subi  deux  persé- 
cutions distinctes,  l'une  qui  a  duré  environ  dix  ans,  de  1257  à  1267, 
saint  Bonaventure  étant  général  des  franciscains;  l'autre,  encore 
plus  cruelle  et  plus  longue,  de  1278  à  1292,  pendant  le  généralat  de 
Jérôme  d'/Vscoli,  devenu  pape  (en  1288)  sous  le  nom  de  Nicolas  IV. 
Pourquoi  ces  sévérités  redoublées  ?  Si  on  interroge  les  historiens  de 
l'ordre,  Wadding  par  exemple,  on  les  trouve  presque  muets.  Il 
semble  qu'ils  aient  voulu  ensevelir  dans  le  même  oubli  les  souf- 
frances et  la  gloire  de  leur  victime.  Roger  Bacon  avait-il  péché 
contre  les  mœurs?  Non.  Sa  vie  était  pure,  ses  mœurs  innocentes. 
S'était-il  révolté  contre  les  dogmes  de  la  foi  ?  Pas  davantage  ;  le  chris- 
tianisme n'a  pas  eu  de  croyant  plus  sincère,  l'église  de  serviteur  plus 
dévoué.  Avait-il  contesté  l'autorité  du  saint-siége?  Point  du  tout. 
C'est  même  en  s' appuyant  sur  un  pape  ami  des  lettres  qu'il  essayait 
de  se  dérober  aux  entraves  de  son  couvent. 

Quel  est  donc  son  crime  ?  Un  mot  de  Wadding  le  laisse  entendre, 
quoique  discrètement.  Il  fut  condamné,  dit-il,  propter  qunsdam 
novitates  suspectas.  En  effet,  Roger  Bacon  a  été  un  esprit  essentiel- 
lement novateur.  Gomme  tous  ses  pareils,  il  est  mécontent  de  son 
siècle.  Il  se  plaint  surtout  de  l'autorité  exclusive  qu'on  accorde  à 
Aristote.  Au  lieu  d'étudier  la  nature,  dit-il,  on  perd  vingt  ans  à  lire 
les  raisonnemens  d'un  ancien.  «  Pour  moi,  dit  résolument  Roger 
Bacon,  s'il  m'était  donné  de  disposer  des  livres  d' Aristote,  je  les  fe- 
rais tous  brûler,  car  cette  étude  ne  peut  que  faire  perdre  le  temps, 
engendrer  l'erreur  et  propager  l'ignorance  au-delà  de  tout  ce  qu'on 
peut  imaginer  (2).  »  Ce  n'est  pas  que  Roger  Bacon  méconnaisse  le 
génie  d' Aristote;  mais,  dit-il,  avant  de  l'admirer,  il  faut  le  com- 
prendre, et  pour  le  comprendre  il  faut  le  lire  dans  l'original.  Or 
c'est  ce  dont  les  docteurs  les  plus  vantés  de  ce  temps  sont  inca- 
pables. Us  admirent  un  faux  Aristote  défiguré  par  des  traducteurs 
imbéciles. 

(1)  Voyez  M.  Cousin,  Journal  des  Savana,  cahiers  de  mars,  avril,  mai,  juin  1848.  — 
Comp.  M,  Emile  Charles,  Roger  Bacon,  sa  vie,  etc.,  p.  11  et  suiv. 

(2)  Compendium  Tlieologiœ,  pars  i,  cap.  2. 


368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Roger  Bacon  n'épargne  personne.  On  a  cru  voir  dans  ses  attaques 
contre  Albert  le  Grand  et  saint  Thomas  la  trace  de  la  rivalité  nais- 
sante des  moines  de  Saint-François  et  des  enfans  de  Saint-Domi- 
nique. 11  n'en  est  rien.  Roger  Bacon  n'est  pas  moins  âpre  contre 
Alexandre  de  Haies,  l'oracle  des  franciscains,  que  contre  le  domini- 
cain Albert  le  Grand.  «  Je  ne  fais  exception  pour  aucun  ordre,  dit-il 
en  propres  termes,  imllum  ordinem  excludo  (1).  »  Il  est  sans  ména- 
gement pour  la  subtilité,  la  sécheresse,  la  diffusion  des  théologiens, 
pour  leurs  pesantes  et  interminables  sommes.  Suivant  lui,  ce  qu'il 
y  a  d'utile  dans  Albert  le  Grand  pourrait  être  résumé  dans  un  traité 
qui  ne  serait  pas  la  vingtième  partie  de  ses  écrits.  Et  ailleurs,  sur  un 
ton  encore  plus  vif  :  «  On  vante  beaucoup,  dit-il,  la  somme  du  frère 
Alexandre  de  Haies;  la  vérité  est  qu'un  cheval  en  aurait  sa  charge, 
mais  cette  somme  tant  vantée  n'est  pas  de  lui.  »  Qu'est-ce  que  saint 
Thomas?  Vir  erroneus  et  famosus,  c'est  ainsi  que  l'ir révérend  fran- 
ciscain désigne  l'ange  de  l'école.  Impitoyable  pour  les  théologiens 
chrétiens,  il  n'épargne  pas  beaucoup  plus  les  Arabes  :  Avicenne  est 
plein  d'erreurs,  Averroès  a  emprunté  à  d'autres  tout  ce  qu'il  a  de  bon 
et  de  vrai;  il  n'a  tiré  de  son  proprç  fonds  que  ses  erreurs  et  ses  chi- 
mères. «  Et  l'on  ose  prétendre,  s'écrie  Roger  Bacon,  qu'il  n'y  a  plus 
rien  à  faire  en  philosophie,  qu'elle  a  été  achevée  dans  ces  temps-ci, 
tout  récemment,  à  Paris  !  »  Quelle  illusion  !  La  science  est  hlle  du 
temps;  elle  n'est  pas  faite  d'ailleurs  pour  devenir  facile  et  vulgaire. 
«Ce  qui  est  approuvé  du  vulgaire,  dit  durement  Roger  Bacon,  est 
nécessairement  faux  (2).  »  Aussi  ne  se  dissimule-t-il  pas  qu'il  est 
dans  la  destinée  des  hommes  de  génie  d'être  méprisés  par  la  foule 
et  persécutés.  Qu'importe?  il  faut  rendre  à  la  foule  mépris  pour 
mépris.  «  La  foule  a  été  dédaignée  de  tout  temps  par  les  grands 
hommes  qu'elle  a  méconnus;  elle  n'assista  pas  avec  le  Christ  à  la 
transfiguration ,  et  trois  disciples  seulement  furent  choisis.  Ce  fut 
après  avoir  suivi  pendant  deux  ans  les  prédications  de  Jésus  que  la 
foule  l'abandonna  et  s'écria  :  Crucifiez-le  (3)  !  »  Mais  une  telle  per- 
spective n'a  rien  qui  fasse  fléchir  le  courage  de  Roger  Bacon.  «  Ceux 
qui  ont  voulu  introduire  quelque  réforme  dans  la  science  ont  toujours 
été  en  butte  aux  contradictions  et  arrêtés  par  les  obstacles.  Et  cepen- 
dant la  vérité  triomphait,  et  elle  triomphera  jusqu'au  temps  de  l'an- 
techrist(/i).  » 

On  s'explique  sans  peine  qu'un  esprit  et  un  caractère  de  cette 
trempe  n'étaient  pas  à  leur  place  dans  un  couvent.  Les  moines  ne 
comprenaient  rien  à  ce  frère  étrange,  qui  passait  sa  vie  dans  sa  tour 

(1)  Voyez  l'ouvrage  de  M.  Charles,  p.  107. 

(2)  De  Mirahili  poteslate,  47. 

(3)  Opus  majus,  p.  6. 

(4)  Ibid.,  p.  13. 


ROGER    BACON.  369 

d'Oxford  à  observer  les  astres  et  à  faire  des  expériences  de  phy- 
sique. Ils  y  soupçonnaient  quelque  odieux  mystère,  peut-être  un 
secret  commerce  avec  les  démons.  On  se  disait  à  l'oreille  que  frère 
Roger  se  vantait  d'avoir  inventé  de  prodigieuses  machines,  un  ap- 
pareil pour  s'élever  dans  les  airs,  un  autre  pour  naviguer  sans  ra- 
meurs avec  une  vitesse  inouie.  On  parlait  de  miroirs  incendiaires 
capables  de  détruire  une  armée  en  un  instant,  d'un  automate  doué 
de  la  parole,  de  je  ne  sais  quel  androïde  prodigieux.  Tout  cela  se 
faisait-il  sans  un  peu  de  magie?  Un  homme  en  si  bonne  intelligence 
avecies  puissances  infernales  pouvait-il  rester  disciple  et  serviteur 
du  Christ?  N'avait-il  pas  emprunté  à  ses  amis  les  Arabes,  sectateurs 
de  Mahomet,  cette  horrible  et  diabolique  doctrine  que  l'apparition 
des  prophètes ,  l'origine  et  le  progrès  des  religions  tiennent  aux 
conjonctions  des  astres,  que  la  loi  chrétienne  en  particulier  dépend 
de  la  conjonction  de  Jupiter  avec  Mercure,  et  enfin,  prodige  d'erreur 
et  d'iniquité!  que  la  conjonction  de  la  lune  avec  Jupiter  sera  le  signal 
de  la  chute  de  toutes  les  religions  ? 

Telles  étaient  les  rumeurs  du  couvent,  et  comme  à  l'ordinaire  un 
peu  de  vrai  s'y  mêlait  à  beaucoup, de  faux.  Les  supérieurs  avertis 
envoyèrent  le  frère  incriminé  d'Oxford  à  Paris,  et  là  commença  pour 
lui  un  régime  de  sévère  surveillance  et  d'inquisition  tracassière  qui 
dura  dix  ans,  et  fut  poussé  quelquefois  jusqu'aux  châtimens  les  plus 
humilians.  Il  faut  entendre  Roger  Bacon  raconter  lui-même  au  saint- 
père  ses  tribulations  dans  ce  préambule  de  YOpus  tertium,  découvert 
par  M.  Cousin,  et  qui  rappelle  V Ilistoria  calamitatmn  d'Âbélard. 
D'abord  il  lui  fut  défendu  de  rien  écrire,  à  plus  forte  raison  d'ensei- 
gner. Quel  supplice  pour  un  homme  dévoré  de  la  passion  de  répandre 
ses  idées,  et  qui  répétait  sans  cesse  le  mot  de  Sénèque  :  Je  n'aime  à 
apprendre  que  pour  enseigner  !  Le  voilà  réduit  à  la  méditation  soli- 
taire ;  on  lui  refuse  toute  espèce  de  livre ,  on  lui  retranche  ses  in- 
strumens  de  mathématiques.  S'il  s'occupe  des  plus  simples  calculs, 
s'il  veut  dresser  des  tables  astronomiques,  surtout  s'il  essaie  de  for- 
mer de  jeunes  novices  à  l'observation  des  astres,  on  s'effraie,  on 
lui  interdit  ces  nobles  et  innocens  exercices  comme  des  œuvres  du 
démon.  La  moindre  des  punitions  qu'il  encoure  en  cas  de  désobéis- 
sance, c'est  le  jeûne  au  pain  et  à  l'eau. 

Pendant  que  frère  Roger  se  consumait  au  milieu  de  ces  indigni- 
tés, un  rayon  de  lumière  vint  tout  à  coup  éclairer  sa  cellule  et  ré- 
jouir son  cœur.  On  annonce  l'exaltation  d'un  nouveau  pape.  C'est 
un  Français,  Guy  Foulques  (1),  esprit  généreux  et  libéral,  ami  des 

(1)  Je  ne  sais  pourquoi  M.  Charles  italianise  le  nom  de  Foulques  et  l'appelle  constam- 
ment Guide  Fulcodi.  Passe  peut-être  pour  Fulcodi,  mais  pourquoi  Guido?  Guy  Foulques 
était  né  à  Saint-Gilles  sur  le  Rhône.  Il  entra  dans  les  ordres  à  la  mort  de  sa  femme,  fut 

TOME  XXXI V.  2i 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lettres  et  ami  de  Bacon.  Avant  d'entrer  dans  l'église,  il  avait  passé 
par  la  guerre  et  par  la  jurisprudence.  Choisi  pour  secrétaire  par 
saint  Louis ,  il  devint  rapidement  archevêque ,  cardinal ,  puis  légat 
du  pape  en  Angleterre.  Ce  fut  Là  qu'il  entendit  parler  de  ce  moine 
d'Oxford  dont  les  travaux  excitaient  une  admiration  mêlée  de  jalou- 
sie et  de  frayeur.  Ne  pouvant  communiquer  directement  avec  le 
frère,  il  se  servit  d'un  ami  commun,  Rémond  de  Laon,  et  sut  par 
lui  que  Roger  préparait  un  grand  ouvrage  sur  la  réforme  de  la  phi- 
losophie. Quand  Roger  fut  exilé  à  Paris,  Foulques  lui  écrivit  plu- 
sieurs fois,  mais  inutilement;  la  défense  des  supérieurs  était  absolue. 

On  devine  quelle  fut  la  joie  du  pauvre  franciscain  en  apprenant 
l'exaltation  de  son  protecteur.  Il  sentit  l'espérance  entrer  dans  son 
âme.  Nous  trouvons  dans  VOpus  lertium  le  contre -coup  de  cette 
allégresse  :  «  Que  béni  soit  Dieu,  le  père  de  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ,  qui  a  exalté  sur  le  trône  de  son  royaume  un  prince  éclairé 
qui  veut  servir  les  intérêts  de  la  science!  Les  prédécesseurs  de  votre 
béatitude,  occupés  par  les  affaires  de  l'église,  harcelés  par  les  re- 
belles et  les  tyrans,  n'eurent  pas  le  loisir  de  songer  à  la  direction 
des  études  libérales;  mais,  gràc;e  à  Dieu,  la  main  di^oite  de  votre 
sainteté  a  déployé  dans  les  airs  son  étendard  triomphant,  tiré  le  glaive 
du  fourreau,  plongé  dans  les  enfers  les  deux  partis  opposés  et  rendu 
la  paix  à  l'église.  Le  temps  est  propice  aux  œuvres  de  la  sagesse  (1).  » 

Malgré  la  surveillance  étroite  qui  l'entourait,  Roger  Bacon  par- 
vint à  faire  passer  des  lettres  au  nouveau  pape  ;  un  chevalier  nommé 
Bonnecor  se  chargea  de  les  porter  et  d'y  joindre  les  explications  né- 
cessaires. Clément  IV  ne  tarda  pas  à  répondre  ;  nous  avons  sa  lettre, 
Wadding,  l'historien  des  franciscains,  l'a  copiée  dans  les  archives 
du  Vatican  : 

Lettre  du  pape  Clément  IV  à  Roger  Bacon. 

«  A  notre  fils  chéri  le  frère  Roger  dit  Bacon,  de  Tordre  des  frères  mi- 
neurs :  Nous  avons  reçu  avec  reconnaissance  les  lettres  de  votre  dévotion, 
et  nous  avons  pris  bonne  note  des  paroles  que  notre  cher  fils,  le  chevalier 
Bonnecor,  y  a  ajoutées,  pour  les  expliquer,  avec  autant  de  fidélité  que  de 
prudence.  Afin  que  nous  sachions  mieux  où  vous  en  voulez  venir,  nous  vou- 
lons et  vous  ordonnons,  au  nom  de  notre  autorité  apostolique,  que,  nonob- 
stant toute  injonction  contraire  de  quelque  prélat  que  ce  soit,  ou  toute 
constitution  de  votre  ordre,  vous  ayez  à  nous  envoyer  au  plus  vite  l'ouvrage 

archevêque  de  Narbonue  en  1359,  cardinal-évùque  de  Sabine  en  l'2Gi,  légat  du  pape 
Urbain  II  en  Angleterre  pour  apaifîer  la  querelle  d'Henri  III  et  des  barons,  enfin  pape 
en  12G5.  Voyez  la  notice  de  Daunou  et  les  travaux  de  M.  Cousin. 

(1)  Opus  tertium,  cap.  2,  manuscrit  de  Douai.  On  peut  maintenant  confronter  les 
extraits  de  VOpus  tertium  avec  l'édition  récente  publiée  à  Londres  et  mentionnée  plus 
haut. 


ROGER   BACON.  371 

que  nous  vous  avons  prié  de  communiquer  à  notre  cher  fils  Rémond  de 
Laon  quand  nous  étions  légat.  Nous  voulons  encore  que  vous  vous  expli- 
quiez dans  vos  lettres  sur  les  remèdes  qu'on  doit  appliquer  à  ces  maux  si 
dangereux  que  vous  nous  signalez,  et  qu'avec  le  plus  de  secret  possible 
vous  vous  mettiez  en  devoir  sans  aucun  délai. 

«  Donné  à  Yiterbe,  le  10  des  calendes  de  juillet,  de  notre  pontificat  la  deuxième 
année.  » 

En  lisant  cette  lettre,  si  honorable  pour  Clément  IV,  on  remar- 
quera qu'il  n'ose  pas  exiger  la  délivrance  de  son  protégé.  Lui  le 
vicaire  de  Jésus-Christ,  le  successeur  de  Grégoire  YII,  il  s'humilie 
jusqu'à  demander  le  secret  à  un  moine  de  Saint-François,  tant  était 
grand  le  prestige  de  cet  ordre  redoutable,  qui  forçait  les  chefs  de 
l'église,  les  empereurs  et  les  rois  à  compter  avec  lui  :  immense  ar- 
mée, à  la  fois  disciplinée  et  remuante,  que  plusieurs  papes  eurent 
la  pensée  de  détruire,  sans  en  avoir  le  courage  ou  le  pouvoir,  et  qui 
se  crut  un  instant  à  la  veille  de  substituer  à  l'ordre  établi  en  Eu- 
rope une  sorte  de  république  universelle  dont  le  général  des  fran- 
ciscains aurait  été  le  chef!  Aussi  bien  la  lettre  de  Clément  IV  fut 
loin  de  mettre  un  terme  aux  épreuves  de  Roger  Bacon.  Elle  ranima 
son  courage,  mais  elle  n'améliora  pas,  bien  plus,  elle  aggrava  sa 
position. 

On  le  gardait  à  vue,  on  lui  défendait  de  communiquer  avec  le 
dehors,  on  l'exténuait  déjeunes  et  de  macérations.  Il  se  mita  l'œuvre 
pourtant;  mais  comment  se  procurer  les  livres,  l'argent  et  jusqu'au 
parchemin  nécessaire  ?  Il  lui  fallait  des  aides  pour  ses  expériences 
et  ses  calculs,  on  les  lui  refusait;  il  lui  fallait  des  copistes,  il  ne 
savait  où  en  trouver  :  dans  son  ordre,  ils  eussent  livré  ses  écrits  aux 
supérieurs;  hors  de  son  ordre,  il  n'avait  que  les  copistes  de  Paris, 
mercenaires  renommés  par  leur  infidélité,  et  qui  n'auraient  pas  man- 
qué de  rendre  publics  ces  écrits  dont  le  pape  devait  avoir  les  pré- 
mices. Il  lui  fallait  enlin  de  l'argent,  et  ce  fut  là  de  toutes  les  diffi- 
cultés la  plus  dure  à  surmonter.  Lui,  simple  moine-,  il  n'avait  rien 
et  ne  pouvait  rien  avoir.  Il  excusait  le  saint-père,  «qui,  assis  au  faîte 
de  l'univers  et  l'esprit  embarrassé  de  mille  soucis,  n'avait  pas  pensé 
à  lui  faire  tenir  quelque  somme;  »  mais  il  maudissait  les  intermé- 
diaires qui  n'avaient  rien  su  dire  au  pontife  et  ne  voulaient  pas  dé- 
bourser un  seul  denier.  Il  eut  beau  leur  promettre  d'en  écrire  au 
pape  et  de  les  faire  rentrer  dans  leurs  avances;  il  eut  beau  s'adres- 
ser à  son  frère,  qui  était  fort  riche,  mais  que  la  guerre  avait  ruiné, 
puis  à  plusieurs  prélats,  à  ces  pcrsontu/gcs,  écrivait-il  au  pape  avec 
amertume,  dont  vous  connaissez  le  visage,  mais  no)i  pas  le  cœur  : 
partout  il  fut  éconduit;  sa  probité  même  fut  soupçonnée.  «  Com- 
bien de  fois  n'ai-je  point  passé  pour  un  malhonnête  homme!  Com- 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  de  fois  on  m'a  rebuté  et  leurré  de  vaines  espérances!  Que  de 
hontes  et  d'angoisses  j'ai  dévorées  en  dedans  de  moi!  »  Désespéré,  il 
s'adresse  enfin  à  des  amis  presque  aussi  pauvres  que  lui,  les  décide 
à  vendre  une  partie  de  leur  modeste  avoir  et  à  engager  le  reste  à 
des  conditions  usuraires.  Et  grâce  à  tant  d'efforts  et  d'humiliations, 
à  quoi  parvient-il?  A  réunir  une  somme  de  60  livres! 

Et  pendant  ce  temps,  comme  le  remarque  fort  bien  le  dernier  et 
savant  historien  de  Roger  Bacon  (1),  pendant  que  le  pauvre  francis- 
cain s'épuisait  en  efforts  de  tout  genre  au  fond  de  sa  cellule  de  la 
porte  Saint-Michel,  ses  rivaux  de  gloire  et  de  génie  vivaient  dans  la 
faveur  des  papes  et  des  rois.  Saint  Thomas  dînait  à  la  table  de  saint 
Louis,  et  Albert  le  Grand  donnait  à  l'empereur  cette  fastueuse  hos- 
pitalité que  la  légende  a  encore  rehaussée  de  ses  fantastiques  cou- 
leurs. 

A  ces  entraves  indirectes  se  joignaient  de  mauvais  traitemens  per- 
sonnels. On  voulait  à  tout  prix  le  faire  renoncer  à  son  travail;  Bacon 
refusait  d'obéir,  appuyé  sur  la  lettre  du  saint-père.  Dans  cette  lutte, 
la  violence  fut  poussée  jusqu'aux  dernières  extrémités;  elles  furent 
si  graves  qu'il  n'ose  en  faire  le  récit  dans  un  ouvrage  qui  doit  passer 
par  la  main  des  copistes.  «  Je  vous  donnerai  peut-être,  dit-il  au 
pape,  des  détails  certains  sur  les  mauvais  traitemens  que  j'ai  subis, 
mais  je  les  écrirai  de  ma  main  à  cause  de  l'importance  du  secret  (2).  » 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  tracasseries,  de  ces  obstacles  et  de  ces 
violences  que  Roger  Bacon  parvint  à  écrire  VOpus  ma  jus  ^  qu'il  fit 
porter  au  pape  par  un  jeune  homme  nommé  Jean,  son  disciple  bien- 
aimé.  Le  pape  se  décida  enfin  à  intervenir.  Par  ses  ordres,  Roger 
Bacon  fut  rendu  à  la  liberté;  il  put  revoir  le  pays  natal,  sa  chère 
ville  d'Oxford,  et  reprendre,  avec  son  ami  Thomas  Bungey,  l'exé- 
cution de  ses  vastes  projets  scientifiques.  Malheureusement  cette  pé- 
riode de  faveur  et  de  liberté  fut  bien  courte.  Un  an  à  peine  s'était 
écoulé  que  Clément  IV  mourut  et  qu'on  lui  donna  pour  successeur 
un  pape  qui  devait  la  tiare  à  l'influence  du  général  des  franciscains. 
Désormais  privé  de  tout  appui,  Roger  Bacon  retomba  sous  le  poids 
des  préventions  et  des  haines  qu'il  avait  un  instant  conjurées. 

La  persécution  ne  l'avait  pas  changé.  Il  continuait  de  parler  et 
d'écrire,  et  à  ses  objections  contre  les  philosophes  en  renom  et  les 
théologiens  autorisés  il  joignait  les  attaques  les  plus  hardies  contre 
les  légistes  et  les  princes,  contre  les  prélats  et  les  ordres  mendians, 
osant  même  dénoncer  l'ignorance  et  les  mœurs  dissolues  du  clergé 
et  la  corruption  de  la  cour  romaine.  L'orage  accumulé  sur  sa  tête 

(1)  M.  Emile  Charles,  p.  25  et  suiv. 

(2)  Opus  teriium,  cap.  2. 


ROGER    BACON.  373 

éclata  en  1278.  A  saint  Bonaventure,  qui,  en  dépit  de  son  surnom 
de  docteur  séraphique,  n'avait  pas  été  doux  pour  Roger  Bacon,  mais 
qui  du  moins  portait  dans  le  gouvernement  quelque  chose  de  l'élé- 
vation de  son  esprit  et  de  la  douceur  relative  de  son  caractère,  ve- 
nait de  succéder  Jérôme  d'Ascoli,  caractère  énergique,  étroit,  in- 
flexible. Jérôme  vint  à  Paris  tenir  un  chapitre  général  de  l'ordre. 
On  y  fit  d'abord  comparaître  le  frère  Pierre-Jean  d'Olive,  suspect  de 
partager  les  erreurs  de  Jean  de  Parme  et  de  YEvangile  éternel. 
Après  lui,  ce  fut  le  tour  de  Roger  Bacon.  Nous  ne  savons  rien  de  ce 
procès,  sinon  que  défense  fut  faite  d'embrasser  les  opinions  du  frère 
rebelle,  et  qu'il  fut  lui-même  jeté  en  prison. 

En  vain  Roger  s'adressa-t-il  au  pape  Nicolas  III.  Jérôme  l'avait 
prévenu  auprès  du  saint-père,  et  les  cris  de  détresse  du  malheureux 
franciscain  furent  étoufles.  Cette  nouvelle  et  plus  terrible  épreuve, 
sur  laquelle  tout  détail  nous  manque,  dura  quatorze  ans.  Ce  ne  fut 
qu'en  1592,  après  la  mort  de  Jérôme  d'Ascoli  (pape  depuis  1288 
sous  le  nom  de  Nicolas  I\  ),  que  le  nouveau  général  de  l'ordre,  Ray- 
mond Galfred  ou  Gaufredi,  rendit  à  Roger  Bacon  la  liberté.  L'in- 
fortuné n'était  plus  en  état  d'en  abuser;  il  avait  près  de  quatre- 
vingts  ans.  Il  s'éteignit  peu  de  temps  après  à  Oxford.  Les  haines 
qui  l'avaient  opprimé  pendant  sa  vie  s'acharnèrent  sur  ses  écrits 
après  sa  mort.  On  cloua  ses  écrits  sur  des  planches  pour  en  empê- 
cher la  lecture  et  les  laisser  pourrir  dans  la  poussière  et  l'humidité. 

II. 

Il  ne  faut  point  s'attendre  à  trouver  dans  VOpus  majiis,  ni  dans 
aucun  autre  ouvrage  de  Roger  Bacon,  un  système  général  de  philo- 
sophie. Sous  ce  rapport,  l'analogie  est  frappante  entre  le  moine 
d'Oxford  et  son  grand  homonyme  le  chancelier  d'Angleterre.  Lisez 
le  De  Auginenlis  et  le  Novwn  Orgamim,  vous  y  chercheriez  vaine- 
ment une  nouvelle  métaphysique;  mais  vous  y  trouverez  une  mé- 
thode et  des  vues  supérieures  sur  la  réforme  de  la  philosophie  et  la 
constitution  de  l'esprit  humain.  Dans  les  écrits  de  Roger  Bacon, 
vous  ne  trouverez  aussi  qu'une  méthode  et  des  vues  générales;  mais 
ce  qui  est  prodigieux,  c'est  que  le  franciscain  du  xiii''  siècle  préco- 
nise la  même  méthode  et  s'élève  aux  mêmes  vues  que  le  contempo- 
rain de  Galilée  et  de  Kepler. 

Il  y  a  pourtant  une  différence  notable  entre  les  deux  Bacon,  et  elle 
est  toute  à  l'avantage  de  Roger.  Le  chancelier  a  été  sans  aucun  doute 
un  grand  esprit,  un  grand  promoteur;  mais  on  ne  peut  nier  qu'il 
ne  lui  ait  manqué  un  don  essentiel,  celui  qu'ont  possédé  au  degré 
le  plus  élevé  les  Descartes  et  les  Pascal  :  il  lui  a  manqué  ce  don  d'in- 


37/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vention  qui  fait  pénétrer  le  génie  de  l'homme  clans  les  mystères  de 
la  nature.  Bacon  de  Verulam  n'a  rien  découvert  de  vraiment  capi- 
tal. Admirable  quand  il  décrit  la  vraie  méthode,  quand  il  en  célèbre 
les  avantages  et  en  prophétise  les  conquêtes,  on  dirait  qu'il  perd  ses 
ailes  dès  qu'il  veut  entrer  dans  la  sphère  des  applications.  Il  ne 
cesse  pas  d'être  ingénieux  et  brillant;  mais  inventif  avec  grandeur, 
mais  véritablement  fécond,  il  ne  l'est  pas. 

Roger  Bacon  a  plus  de  fécondité  dans  le  génie.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement un  promoteur,  c'est  un  inventeur.  S'il  n'a  pas  connu  et  dé- 
crit la  méthode  d'observation  et  d'induction  avec  cette  netteté,  cette 
suite,  cette  puissance  qu'on  ne  peut  assez  admirer  dans  le  dernier 
Bacon,  on  peut  dire  qu'il  l'a  maniée  avec  plus  d'assiduité  et  de  bon- 
heur. Le  génie  du  chancelier  regarde  la  nature  de  haut;  celui  du 
franciscain  vit  avec  elle  dans  un  commerce  intime  et  familier.  Aussi 
lui  a-t-elle  confié  quelques-uns  de  ses  secrets.  Transportez  Roger  Ba- 
con au  XVI"  siècle  :  il  eût  été  Kepler  ou  Galilée.  Ajoutez  enfin  que  Roger 
Bacon,  sans  avoir  une  grande  originalité  en  métaphysique,  est  plus 
métaphysicien  que  Bacon  de  Yerulam,  qui  ne  l'est  pas  du  tout.  Il 
n'a  pas  inventé  sans  doute  un  système  nouveau  sur  l'origine  et  la 
nature  des  choses;  mais  il  a  pris  part  aux  grandes  controverses 
métaphysiques  de  son  temps ,  et  là  encore  il  a  laissé  des  traces  que 
l'histoire  de  l'esprit  humain  doit  recueillir. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  extraordinaire  dans  Roger  Bacon, 
c'est  le  sentiment  net  et  profond  qu'il  a  eu  des  vices  de  la  philoso- 
phie de  son  temps.  Songez  que  nous  sommes  au  xiii''  siècle.  C'est 
l'âge  d'or  de  la  scolastique;  c'est  l'époque  héroïque  des  grands 
docteurs,  d'Alexandre  de  Haies,  le  docteur  irréfragable,  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  le  docteur  angélique,  amenant  à  leur  suite  Duns 
Scot,  le  docteur  subtil,  Henri  de  Gand,  le  docteur  solennel.  On  n'en 
est  plus  à  l'Aristote  de  Boèce  et  aux  combats  un  peu  mesquins  de  la 
dialectique  étroite  du  xi""  siècle.  L'horizon  s'est  élargi;  tous  les  pro- 
blèmes essentiels  de  la  philosophie  et  de  la  théologie  ont  été  soule- 
vés; on  vénère  toujours  Aristote,  mais  c'est  l'Aristote  des  Arabes,  non 
plus  seulement  le  logicien  de  VOrganon,  mais  l'auteur  du  traité  de 
l'Ame  y  de  la  Physique,  de  la  Métaphysique  et  de  Y  Histoire  des  A)ii- 
maux,kv isiote  psychologue,  naturaliste,  théologien.  Voici  saint  Tho- 
mas, le  maître  des  maîtres,  qui,  Aristote  d'une  main,  la  Bible  de 
l'autre,  se  dispose  à  résumer  tous  les  travaux  de  son  siècle  dans  une 
encyclopédie  gigantesque  et  à  écrire  pour  l'instruction  des  âges  fu- 
turs cette  immortelle  somme  où  tous  les  problèmes  de  la  science 
et  de  la  foi  sont  décomposés  dans  leurs  élémens,  régulièrement  dis- 
cutés, magistralement  résolus,  où  la  sagesse  profane  représentée  par 


ROGER    BACON.  375 

le  philosophe  contracte  un  mariage  indissoluble  avec  la  science  sa- 
crée, monument  unique  par  l'ordre,  la  proportion,  la  grandeur  de 
l'ensemble,  comme  par  la  finesse,  l'abondance  et  la  précision  des 
détails. 

Certes,  si  jamais  la  science  humaine  a  présenté  l'image  de  l'éter- 
nel et  du  définitif,  c'est  au  siècle  de  saint  Thomas.  Eh  bien!  il  y 
avait  alors  sous  le  froc  de  Saint-François  un  homme,  un  seul,  qui 
n'était  point  dupe  de  ces  magnifiques  apparences,  qui,  scrutant  les 
bases  de  l'édifice,  en  discernait,  en  touchait  du  doigt  les  parties 
fragiles  et  caduques.  Et  ce  même  homme,  ébauchant  dans  sa  pensée 
l'image  prophétique  d'un  édifice  plus  vaste  et  plus  solide,  payait  de 
sa  personne  et  abordait  vigoureusement  l'exécution. 

Roger  Bacon  élève  contre  la  philosophie  scolastique  trois  accusa- 
sations  capitales  :  elle  est  d'une  crédulité  aveugle  pour  l'autorité 
d'Aristote;  elle  est  d'une  insigne  ignorance,  puisqu'elle  ne  connaît 
ni  l'antiquité  sacrée,  ni  l'antiquité  profane,  son  Aristote  même  étant 
un  Aristote  controuvé;  enfin,  et  c'est  Là  son  vice  radical,  elle  se  meut 
dans  un  cercle  d'abstractions,  étrangère  au  sentiment  de  la  réalité 
et  à  la  contemplation  de  la  nature,  par  suite  artificielle,  subtile,  dis- 
puteuse,  pédantesque,  enfermant  l'esprit  humain  dans  l'école,  loin 
de  la  nature  et  des  œuvres  de  Dieu.  C'est  bien  là  le  fonds  de  la  po- 
lémique victorieuse  que  la  renaissance  et  l'âge  moderne  ont  dirigée 
contre  la  scolastique.  Les  Bruno,  les  Campanella,  les  Ramus,  Bacon 
de  Verulam  lui-même,  ne  porteront  pas  un  regard  plus  pénétrant 
sur  les  vices  de  la  philosophie  du  moyen  âge.  Ils  lui  feront  le  même 
procès.  Seulement  Bacon  le  franciscain  a  perdu  ce  procès  contre 
son  siècle  pour  avoir  eu  raison  trop  tôt,  tandis  que  Bacon  le  chan- 
celier l'a  gagné,  non  pour  avoir  mieux  plaidé,  mais  pour  avoir  trouvé 
des  juges  meilleurs. 

Rien  n'égale  la  véhémence  de  Roger  Bacon  quand  il  proteste  con- 
tre le  joug  d'Aristote.  Quoi  de  plus  arbitraire  que  de  déclarer  un 
certain  jour  que  tel  philosophe  est  infaillible?  «  Il  y  a  un  demi-siècle 
à  peine,  dit  Roger,  Aristote  était  suspect  d'impiété  et  proscrit  des 
écoles.  Le  voilà  aujourd'hui  érigé  en  maître  souverain!  Quel  est  son 
titre?  Il  est  savant,  dit-on;  soit,  mais  il  n'a  pas  tout  su.  Il  a  fait  ce 
qui  était  possible  pour  son  temps,  mais  il  n'est  pas  parvenu  au  terme 
de  la  sagesse.  Avicenne  a  commis  de  graves  erreurs,  et  Averroès  prête 
à  la  critique  sur  plus  d'un  point.  Les  saints  eux-mêmes  ne  sont  pas 
infaillibles  ;  ils  se  sont  souvent  trompés,  souvent  rétractés,  témoin 
saint  Augustin,  saint  Jérôme  et  Origène  (1).  »  —  «  Mais,  dit  l'école, 
il  faut  respecter  les  anciens.  »  —  «  Eh  !  sans  doute,  les  anciens  sont 

(1)  Compendium  philosophiœ,  cap.  ii. 


376  BEFUE    DES    DEUX    MONDES. 

vénérables,  et  il  faut  se  montrer  reconnaissant  envers  eux  pour  nous 
avoir  frayé  la  route;  mais  on  ne  doit  pas  oublier  que  ces  anciens 
furent  hommes  et  qu'ils  se  sont  trompés  plus  d'une  fois  :  ils  ont  même 
commis  d'autant  plus  d'erreurs  qu'ils  sont  plus  anciens,  car  les  plus 
jeunes  sont  en  réalité  les  plus  vieux;  les  générations  modernes  doi- 
vent surpasser  en  lumières  celles  d'autrefois,  puisqu'elles  héritent 
de  tous  les  travaux  du  passé.  » 

Ainsi  parle  un  moine  vers  1267,  En  recueillant  aujourd'hui  cette 
parole  si  neuve  alors,  si  hardie  et  si  ingénieuse  :  les  plus  jeunes  sont 
en  réalité  les  plus  vieux,  ne  croyez-vous  pas  entendre  l'auteur  du 
De  Aîig7nenlis  s'écrier  :  Antiquitas  seculi  juventus  niundi  (1),  ou  l'au- 
teur des  Pensées  comparer  le  genre  humain  à  un  homme  unique  qui 
ne  meurt  jamais  et  qui  apprend  et  avance  toujours? 

Dans  cette  lutte  commune  contre  Aristote,  Roger  Bacon  a  cet 
avantage  sur  les  hommes  de  la  renaissance  et  des  temps  modernes, 
qu'il  a  profondément  étudié  le  grand  philosophe  dont  il  répudie  la 
tyrannie,  et  qu'il  rend  pleine  justice  à  ses  travaux.  «  Je  pardon- 
nerais, dit-il,  plus  volontiers  l'abus  qu'on  fait  d' Aristote,  si  ceux 
qui  l'invoquent  étaient  en  état  de  le  comprendre  et  de  l'apprécier; 
mais  ce  qui  m'indigne,  c'est  qu'on  célèbre  Aristote  sans  l'avoir  lu.  » 
Aussi  bien  ce  n'est  pas  chose  facile  que  de  connaître  la  philoso- 
phie d'Aristote.  On  n'en  possède  que  des  parties  souvent  mutilées. 
Il  y  a  beaucoup  d'ouvrages  d'un  prix  infini  qu'on  ne  retrouve  plus. 
Aristote  n'avait-il  pas  écrit,  au  témoignage  de  Pline,  un  millier  de 
volumes?  Il  n'en  reste  qu'un  petit  nombre.  VOrgimon  lui-même 
présente  des  lacunes.  L'original  de  Y  Histoire  des  animaux  avait 
cinquante  livres;  les  exemplaires  latins  n'en  contiennent  que  dix- 
neuf.  On  n'a  conservé  que  dix  livres  de  la  Métaphysique,  et  dans  la 
traduction  la  plus  répandue  il  manque  une  foule  de  chapitres  et  une 
infinité  de  lignes.  Quant  aux  sciences  qui  traitent  des  secrets  de  la 
nature,  on  n'en  a  que  de  misérables  fragmens. 

Maintenant  ces  fragmens  épars  de  l'œuvre  immense  d'Aristote, 
est-on  capable  de  les  comprendre?  On  les  lit,  mais  non  pas  dans 
l'original,  qu'on  ne  connaît  pas.  On  s'en  rapporte  aux  versions  la- 
tines. Or  quoi  de  plus  indigne  de  confiance  que  les  traducteurs  latins 
d'Aristote?  C'est  d'abord  Michel  Scot,  qui,  ne  sachant  pas  le  grec, 
s'est  servi  d'un  Juif  espagnol  nommé  Andréas;  c'est  Gérard  de  Cré- 
mone, qui  ne  sait  ni  le  latin  ni  le  grec  et  ne  comprend  rien  à  ses 
propres  versions;  c'est  Hermann  l'Allemand,  qui  a  avoué  ne  pas 
avoir  osé  traduire  la  Poétique  d'Aristote,  parce  qu'il  ne  l'entendait 
pas;  c'est  Guillaume  de  Morbecke,  le  plus  ignorant  de  tous,  bien  qu'il 

(1)  De  Dignitate  et  Augmentis,  133. 


ROGER    BACON.  377 

soit  aujourd'hui  florissant  et  fournisse  de  traductions  son  ami  Thomas 
d'Aquin.  Ainsi  cet  Aristote  dont  on  fait  l'incarnation  de  toute  sagesse 
humaine,  et  qu'on  prétend  mettre  d'accord  avec  la  sagesse  divine, 
on  ne  le  connaît  pas!  Connaît-on  mieux  la  sagesse  divine  elle-même, 
l'antiquité  sacrée?  Pas  davantage.  Et  pourquoi  cela?  C'est  qu'on  ne 
sait  pas  plus  l'hébreu  que  le  grec. 

Parmi  les  textes  sacrés,  les  uns  sont  mal  traduits,  les  autres  font 
absolument  défaut  :  il  nous  manque  deux  livres  des  Machabées;  nous 
n'avons  plus  les  écrits  d'Origène,  de  saint  Basile,  de  saint  Grégoire 
de  Nazianze.  D'un  autre  côté,  les  livres  saints  sont  pleins  d'obscu- 
rités, et  saint  Jérôme  lui-même  ne  les  a  pas  toujours  bien  compris. 
Que  faut-il  faire?  Au  lieu  de  défigurer  la  Bible  de  plus  en  plus,  et  de 
la  mettre  en  méchans  vers  dont  on  charge  la  mémoire  des  enfans,  il 
faut  instituer  dans  les  écoles  une  étude  sérieuse  de  la  grammaire  et 
des  langues.  Et  quand  on  aura  formé  des  lecteurs  capables  d'en- 
tendre les  textes,  il  faudra  se  mettre  en  quête  de  découvrir  les  mo- 
numens  que  nous  avons  perdus.  Pourquoi  les  prélats  et  les  riches 
n'enverraient-ils  pas  des  savans  en  Italie  et  dans  l'Orient  pour  y  re- 
cueillir des  manuscrits  grecs?  Pourquoi  ne  pas  imiter  le  saint  évêque 
de  Lincoln,  Robert  Grosse-Tête,  qui  a  chargé  à  grands  frais  nombre 
de  personnes  instruites  d'aller  à  la  recherche  des  monumens  de  l'an- 
tiquité profane  et  de  l'antiquité  sacrée?  ^^e  serait-ce  pas  là  un  digne 
objet  de  la  sollicitude  du  saint-siége?  Les  infidèles  à  convertir  par 
des  missionnaires  qui  parleraient  leur  langue,  l'église  grecque  à  ré- 
concilier, quelle  magnifique  perspective,  sans  parler  des  avantages 
de  cette  connaissance  des  langues  pour  le  commerce  et  l'amitié  des 
nations!  Il  faut  donc  introduire  dans  l'éducation  commune  les  quatre 
langues  philosophiques,  c'est-à-dire  le  grec,  l'hébreu,  l'arabe  et  le 
chaldéen.  C'est  de  là  que  sont  venues  toutes  les  sciences;  voilà  les 
ancêtres  dont  nous  sommes  les  fils  et  les  héritiers.  Dieu  donne  la 
sagesse  à  qui  il  lui  plaît;  il  ne  lui  a  pas  convenu  de  la  donner  aux 
Latins,  et  la  philosophie  n'a  été  achevée  que  trois  fois  depuis  le 
commencement  du  monde  :  chez  les  Hébreux,  chez  les  Grecs  et  chez 
les  Arabes  (1). 

Qui  parle  de  la  sorte  ?  qui  célèbre  avec  cet  enthousiasme  et  cette 
véhémence  l'étude  de  la  langue  grecque  et  des  langues  orientales, 
l'épuration  des  monumens,  la  critique  des  textes  fondée  sur  une  phi- 
lologie exacte  et  sur  une  érudition  universelle?  Ne  vous  sentez-vous 
pas  transportés  à  l'école  de  Florence  auprès  des  Médicis,  dans  la 
société  de  Marsile  Ficin,  de  Pic  de  La  Mirandole,  de  Politien,  ou 
même  en  plein  collège  de  France,  au  temps  de  Turnèbe  et  de  Budé? 

(1)  Opus  tertium,  csp.  x,  mnnusrrit  de  Douai. 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gomme  ces  grands  rénovateurs  de  l'esprit  humain,  Roger  Bacon 
est  plein  d'enthousiasme  pour  la  belle  et  noble  antiquité.  C'est  au 
point  qu'il  va,  lui  chrétien  sincère  et  moine  de  vocation  et  de  mœurs, 
jusqu'à  placer  les  moralistes  de  la  Grèce  au-dessus  des  docteurs  de 
l'école.  «  Il  est  étrange  que  nous,  chrétiens,  nous  soyons  sans  com- 
paraison inférieurs  dans  la  morale  aux  philosophes  anciens.  Qu'on 
lise  les  dix  livres  de  l'Ethique  d'Aristote,  les  traités  innombrables  de 
Sénèque,  de  Gicéron  et  de  tant  d'autres,  et  nous  verrons  que  nous 
sommes  dans  l'abîme  des  vices,  et  que  la  grâce  de  Dieu  peut  seule 
nous  sauver.  Le  zèle  de  la  chasteté,  de  la  douceur,  de  la  paix,  de  la 
constance  et  de  toutes  les  vertus  fut  grand  chez  les  philosoplies,  et 
il  n'y  a  pas  un  homme  assez  absurdement  entiché  de  ses  vices  qui 
n'y  renonçât  sur-le-champ,  s'il  lisait  leurs  ouvrages,  tant  sont  élo- 
quens  leurs  éloges  de  la  vertu  et  leurs  invectives  contre  le  vice! 
Le  pire  de  tous  les  vices,  c'est  la  colère,  qui  détruit  tous  les  hommes 
et  l'univers  entier;  eh  bien!  l'homme  le  plus  emporté,  s'il  lisait  avec 
soin  les  trois  livres  de  Sénèque,  rougirait  de  s'irriter  (1).  »  Roger 
Bacon  a  pour  Sénèque  un  goût  particulier.  Il  ne  peut  le  louer  assez 
d'avoir  recommandé  de  faire  chaque  soir  son  examen  de  conscience. 
Yoilà,  dit -il,  un  admirable  argument  pour  la  morale!  Un  païen, 
sans  les  lumières  de  la  grâce  et  de  la  foi,  est  arrivé  là,  conduit  par 
la  seule  force  de  sa  raison  (2). 

Mais  si  l'étude  des  anciens  faite  avec  indépendance  et  éclairée  par 
l'érudition  et  la  critique  est  une  étude  féconde,  il  en  est  une  bien 
plus  féconde  encore  et  bien  plus  nécessaire  :  c'est  l'étude  sans  la- 
quelle toutes  les  autres  sont  vaines,  l'étude  de  la  nature,  la  con- 
templation directe  des  œuvres  de  Dieu.  Nous  touchons  ici  au  vice 
mortel  de  la  philosophie  des  écoles.  Elle  se  consume  en  vaines  dis- 
putes; elle  s'aiguise,  se  raffine  et  se  confond  en  subtilités;  elle  ignore 
la  vie.  Il  n'y  a  qu'un  remède  à  ce  mal,  c'est  de  constituer  les  sciences 
expérimentales.  Ici  Roger  Bacon  trace  des  pages  mémora])les,  qui, 
à  quatre  siècles  d'intervalle,  annoncent  tour  à  tour  le  Noviim  Orga- 
num  et  le  Discours  de  la  Mélhode.  Yoici  d'abord  quelques  pensées 
détachées,  qui  tiendraient  fort  bien  leur  place  parmi  les  meilleurs 
aphorismes  de  lord  Verulam. 

«  J'appelle  science  expérimentale  celle  qui  néglige  les  argumen- 
tations, car  les  plus  forts  argumens  ne  prouvent  rien,  tant  que  les 
conclusions  ne  sont  pas  vérifiées  par  l'expérience.  » 

«  La  science  expérimentale  ne  reçoit  pas  la  vérité  des  mains  de 
sciences  supérieures;  c'est  elle  qui  est  la  maîtresse,  et  les  autres 
sciences  sont  ses  servantes.  » 

(1)  Opus  tertium,  cap.  xiv. 

(2)  Ibid.,  cap.  lxxv,  manuscrit  de  Douai,  fol.  82. 


ROGER    BACON.  379 

«  Elle  a  le  droit  en  effet  de  commander  à  toutes  les  sciences,  puis- 
qu'elle seule  certifie  et  consacre  leurs  résultats.  » 

((  La  science  expérimentale  est  donc  la  reine  des  sciences  et  le 
terme  de  toute  spéculation  (1).  » 

Ce  ne  sont  là  que  des  aperçus  rapides  et  comme  des  éclairs  de 
génie.  Voici  des  pensées  plus  suivies  et  d'un  plus  large  développe- 
ment :  u  Dans  toute  recherche ,  il  faut  employer  la  meilleure  mé- 
thode possible.  Or  cette  méthode  consiste  à  étudier  dans  leur  ordre 
nécessaire  les  parties  de  la  science,  à  placer  au  premier  rang  ce  qui 
réellement  doit  se  trouver  au  commencement,  le  plus  facile  avant  le 
plus  difficile,  le  général  avant  le  particulier,  le  simple  avant  le  com- 
posé; il  faut  encore  choisir  pour  l'étude  les  objets  les  plus  utiles 
en  raison  de  la  brièveté  de  la  vie  ;  il  faut  enfin  exposer  la  science 
avec  toute  certitude  et  toute  clarté,  sans  mélange  de  doute  et  d'ob- 
scurité. Or  tout  cela  est  impossible  sans  l'expérience,  car  nous  avons 
bien  divers  moyens  de  connaître,  c'est-cà-dire  l'autorité,  le  raison- 
nement et  l'expérience;  mais  l'autorité  n'a  pas  de  valeur,  si  on  n'en 
rend  compte,  non  sapit  nisi  dctur  cjus  ratio;  elle  ne  fait  rien  com- 
prendre, elle  fait  seulement  croire;  elle  s'impose  à  l'esprit  sans  l'é- 
clairer. Quant  au  raisonnement,  on  ne  peut  distinguer  le  sophisme 
de  la  démonstration  qu'en  vérifiant  la  conclusion  par  l'expérience  et 
par  la  pratique.  »  Page  vraiment  admirable!  Cette  fière  indépen- 
dance, cette  haine  de  l'obscurité,  ce  besoin  d'idées  claires  et  dis- 
tinctes, cet  amour  de  l'ordre  et  de  la  simplicité,  ne  sont-ce  pas  les 
traits  distinctifs  du  Discours  de  la  Méthode  et  les  propres  expres- 
sions de  Descartes  ? 

Roger  Bacon  distingue ,  comme  fera  plus  tard  le  Novum  Orga- 
num,  deux  sortes  d'observations  :  l'une  passive  et  vulgaire,  et  l'autre 
active  et  savante.  A  celle-là  seulement  convient  le  nom  d'expé- 
rience. ((  Il  y  a  une  expérience  naturelle  et  imparfaite,  dit-il,  qui  n'a 
pas  conscience  de  sa  puissance,  qui  ne  se  rend  pas  compte  de  ses 
procédés,  qui  est  à  l'usage  des  artisans  et  non  des  savans.  Au-dessus 
d'elle,  au-dessus  de  toutes  les  sciences  spéculatives  et  de  tous  les 
arts,  il  y  a  l'art  de  faire  des  expériences  qui  ne  soient  pas  débiles  et 
incomplètes  (2).  »  Mais  à  quelle  condition  l'expérience  atteindra-t-elle 
à  des  résultats  précis,  elle  qui  opère  toujours  sur  des  phénomènes 
fugitifs  et  changeans?  A  la  condition  d'appeler  à  son  secours  les  in- 
strumens  de  précision,  et  le  premier  de  tous,  le  calcul.  «  Les  phy- 
siciens doivent  savoir,  dit  Roger  Bacon,  que  leur  science  est  im- 
puissante, s'ils  n'y  appliquent  le  pouvoir  des  mathématiques,  sans 

(1)  Opus  terlium,  dans  le  manuscrit  de  Douai. 

(2)  Ibld.^  cap.  xui. 


380  REVUE    DKS    DEUX    MONDES. 

lesquelles  l'observation  languit  et  n'est  capable  d'aucune  certi- 
tude (1).  1)  Bacon  s'était  lui-même  engagé  si  avant  dans  cette  voie 
neuve  et  hardie,  que  dans  un  traité  de  inultipliratione  specieriim, 
qui  lui  avait  coûté,  dit-il,  dix  ans  de  travail,  il  avait  essayé  l'œuvre 
réservée  à  Descartes  et  à  Newton,  la  réduction  de  toutes  les  actions 
réciproques  des  corps  à  des  lois  mathématiques. 

Armée  de  l'expérience  et  du  calcul,  la  science  pourra  s'élever  au- 
dessus  des  faits,  car  les  faits  en  eux-mêmes  ne  sont  pas  l'objet  de 
la  science.  Les  faits  peuvent  avoir  leur  utilité,  mais  la  science  vise 
plus  haut  que  l'utile  :  elle  aspire  au  vrai.  Elle  ne  se  contente  pas  de 
faits,  elle  veut  saisir  des  lois,  des  causes,  canoîies,  universales  re- 
gulœ.  ((  Si  Aristote  prétend,  au  deuxième  livre  de  la  Métaphysique, 
que  la  connaissance  des  raisons  et  des  causes  surpasse  l'expérience, 
il  parle  d'une  expérience  inférieure.  Celle  que  j'ai  en  vue  s'étend 
jusqu'à  la  cause,  et  la  découvre  à  l'aide  de  l'observation.  Alors  seu- 
lement l'esprit  est  satisfait;  toute  incertitude  a  disparu,  et  le  philo- 
sophe se  repose  dans  l'intuition  de  la  vérité  (2).  » 

Les  lois  de  la  nature  découvertes ,  la  spéculation  a  terminé  son 
ouvrage;  c'est  à  la  pratique  de  commencer  le  sien.  Ici,  nous  l'avoue- 
rons, l'ardente  imagination  de  Roger  Bacon  l'emporte  au-delà  du 
raisonnable  et  du  possible.  Gomme  il  ne  connaît  pas  de  limites  à  la 
science  de  l'homme,  il  n'en  met  pas  à  son  pouvoir.  Aucune  force 
dans  la  nature  n'est  si  cachée  que  l'esprit  de  l'homme  ne  puisse 
l'atteindre,  et  sa  volonté  la  maîtriser.  L'univers  connu,  c'est  l'uni- 
vers conquis.  <(  On  fabriquera  des  instrumene  pour  naviguer  sans  le 
secours  des  rameurs  et  faire  voguer  les  plus  grands  vaisseaux,  avec 
un  seul  homme  pour  les  conduire,  plus  vite  que  s'ils  étaient  pleins 
de  matelots;  des  voitures  qui  rouleront  avec  une  vitesse  inimagi- 
nable sans  aucun  attelage;  des  instrumens  pour  voler,  au  milieu 
desquels  l'homme  assis  fera  mouvoir  quelque  ressort  qui  mettra 
en  branle  des  ailes  artificielles  battant  l'air  comme  celles  des  oi- 
seaux; un  petit  instrument  de  la  longueur  de  trois  doigts  et  d'une 
hauteur  égale  pouvant  servir  à  élever  ou  abaisser  sans  fatigue  des 
poids  incroyables.  On  pourra,  avec  son  aide,  s'enlever  avec  ses  amis 
du  fond  d'un  cachot  au  plus  haut  des  airs,  et  descendre  à  terre  à  son 
gré.  Un  autre  instrument  servira  pour  ti'aîner  tout  objet  résistant 
sur  un  terrain  uni,  et  permettre  à  un  seul  homme  d'entraîner  mille 
personnes  contre  leur  volonté;  il  y  aura  un  appareil  pour  marcher 
au  fond  de  la  mer  et  des  fleuves  sans  aucun  danger,  des  instrumens 
pour  nager  et  rester  sous  l'eau,  des  ponts  sur  les  rivières  sans  piles 


(1)  Opus  majus,  éditioH  de  Jebb,  p.  199. 

(2)  De  Cœlestibus,cap.  i,  manuscrit  de  la  Mazarine. 


ROGER    BACON.  381 

ni  colonnes,  enfin  toute  sortes  de  mécaniques  et  d'appareils  mer- 
veilleux (1).  » 

Que  le  lecteur  moderne  se  garde  d'être  trop  sévère  pour  ces  pro- 
messes brillantes  où  quelques  chimères  se  mêlent  à  plus  d'une  espé- 
rance prophétique.  Ni  Kepler,  ni  Descartes,  ni  Leibnitz  lui-même  ne 
se  sont  préservés  d'un  peu  d'illusion,  et  peut-être  est-il  nécessaire, 
même  aux  hommes  supérieurs ,  pour  atteindre  un  but  proportionné 
aux  forces  humaines,  de  viser  plus  haut  et  de  prendre  leur  élan  vers 
l'inaccessible  et  l'infini. 

III. 

Parmi  les  découvertes  innombrables  (je  parle  de  découvertes  pro- 
prement scientifiques)  dont  une  critique  peu  sévère,  depuis  Wood 
jusqu'à  M.  Pierre  Leroux,  fait  honneur  à  Roger  Bacon,  quelles  sont 
celles  qui  lui  appartiennent  d'une  manière  authentique?  Question 
délicate  et  compliquée  sur  laquelle  les  nouveaux  documens  pourront 
fournir  plus  d'une  information  précieuse,  mais  que  nous  toucherons 
d'une  main  discrète,  laissant  aux  juges  spéciaux  et  compétens  le  soin 
de  la  discuter. 

Le  titre  scientifique  le  plus  certain  de  Roger  Bacon,  c'est  la  ré-, 
forme  du  calendrier.  Il  est  aujourd'hui  incontestable  que  le  moine 
franciscain  a  proposé  à  Clément  IV  cette  réforme,  sollicitée  aussi  par 
Copernic,  et  qui  ne  s'est  accomplie  que  sous  Grégoire  XIII,  en  1582. 

«  Les  défauts  du  calendrier,  dit  Roger  Bacon,  sont  devenus  into- 
lérables ^u  sage  et  font  horreur  à  l'astronome.  Depuis  le  temps  de 
Jules  César,  et  malgré  les  corrections  qu'ont  essayées  le  concile  de 
Nicée,  Eusèbe,  Yictorinus,  Cyrillus,  Bède,  les  erreurs  n'ont  fait  que 
s'aggraver;  elles  ont  leur  origine  dans  l'évaluation  de  l'année,  que 
César  estime  être  de  trois  cent  soixante-cinq  jours  et  un  quart,  ce 
qui  tous  les  quatre  ans  amène  l'intercalation  d'un  jour  entier;  mais 
cette  évaluation  est  exagérée,  et  l'astronomie  nous  donne  le  moyen 
de  savoir  que  la  longueur  de  l'année  solaire  est  moindre  d'un  cent- 
trentième  de  jour  (environ  onze  minutes);  de  là  vient  qu'au  bout  de 
cent  trente  années  (2)  on  a  compté  un  jour  de  trop,  et  cette  erreur 
se  trouverait  redressée  si  on  retranchait  un  jour  après  cette  pé- 
riode. » 

«  L'église,  continue  Roger  Bacon,  avait  d'abord  fixé  l'équinoxe  du 
printemps  au  25  mars,  et  maintenant  au  21  ;  mais  l'équinoxe  n'ar- 
rive pas  à  cette  date.  Cette  année  (Roger  écrivait  en  1267),  l'équi- 

(1)  Les  traits  de  ce  tableau  sont  tirés  du  traité  De  Mirabili  et  d'un  fragment  inédit 
du  Traité  de  Mathématiques. 

(2)  Rigoureusement  cent  vingt-huit. 


382  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

noxe  du  printemps  a  eu  lieu  le  13  mars,  et  tous  les  125  ans  environ 
il  avancera  d'un  jom\  L'église  se  trompa  d'ailleurs  dès  le  principe; 
140  ans  après  l'incarnation,  Ptolémée  trouvait  que  l'équinoxe  du 
printemps  avait  lieu  le  22  mars;  il  y  a  de  cela  1127  ans.  Aujour- 
d'hui il  a  lieu  le  13,  c'est-à-dire  neuf  jours  plus  tôt,  et  en  divisant 
1267  par  9,  on  obtient  12/i,  qui  est  le  nombre  d'années  au  bout  du- 
quel les  équinoxes  avancent  d'un  jour.  L'église  prétend  que  le 
solstice  d'hiver  tombait  le  jour  de  la  nativité  de  Jésus-Christ,  le 
25  décembre  :  c'est  une  erreur,  la  vérification  de  Ptolémée  l'ayant 
fixé  en  l'an  ihO  au  22,  il  ne  pouvait  être,  en  l'an  premier,  qu'un 
peu  plus  d'un  jour  en  retard,  c'est-à-dire  du  23  au  2Ii.  L'équinoxe 
du  printemps  ne  pouvait  être  non  plus,  en  l'an  premier,  le  25  mars, 
puisque  Ptolémée  l'a  fixé,  pour  l'an  1/iO,  au  22  de  ce  même  mois; 
encore  moins  peut-il  être,  comme  on  le  compte  aujourd'hui,  le  21, 
d'après  l'usage  de  l'église;  en  réalité  il  vient  le  13  à  peu  près,  puis- 
qu'en  12Zi  ans  il  avance  d'un  jour.  Donc  d'abord  les  équinoxes  ne  sont 
pas  fixes,  et  puis  ils  n'arrivent  pas  aux  jours  indiqués  par  l'église.» 
Les  erreurs  qui  concernent  les  lunaisons  ne  sont  pas  relevées  par 
Roger  Bacon  avec  moins  de  sagacité  et  d'exactitude.  «  Le  calendrier 
actuel,  dit-il,  indique  mal  les  nouvelles  lunes;  en  76  ans,  la  nouvelle 
lune  avance  sur  l'époque  lixée  par  le  calendrier  de  6  heures  hO  mi- 
nutes (1);  au  bout  de  356  ans,  l'erreur  sera  d'un  jour  entier.  »  En 
ajoutant  d'autres  erreurs  à  celle-là,  Roger  Bacon  arrive  à  ce  résul- 
tat qu'après  A266  ans  la  lune  sera  pleine  dans  le  ciel  et  nouvelle  sur 
le  calendrier,  et  il  conclut  en  adressant  au  pape  cette  énergique  et 
éloquente  adjuration  :  u  Une  réforme  est  nécessaire;  toutes  les  per- 
sonnes instruites  dans  le  comput  et  l'astronomie  le  savent  et  se  rail- 
lent de  l'ignorance  des  prélats,  qui  maintiennent  l'état  actuel.  Les  phi- 
losophes infidèles,  arabes  et  hébreux,  les  Grecs  qui  habitent  parmi 
les  chrétiens,  comme  en  Espagne,  en  Egypte  et  dans  les  contrées  de 
l'Orient,  et  ailleurs  encore,  ont  horreur  de  la  stupidité  dont  font 
preuve  les  chrétiens  dans  leur  chronologie  et  la  célébration  de  leurs 
solennités.  Et  cependant  les  chrétiens  ont  maintenant  assez  de  con- 
naissances astronomiques  pour  s'appuyer  sur  une  base  certaine.  Que 
votre  révérence  donne  des  ordres,  et  vous  trouverez  des  hommes  qui 
sauront  remédier  à  ces  défauts,  à  ceux  dont  j'ai  parlé  et  à  d'autres 
encore  (car  il  y  en  a  treize  en  tout),  sans  compter  leurs  ramifications 
infinies.  Si  cette  œuvre  glorieuse  s'accomplissait  du  temps  de  votre 
sainteté,  on  verrait  s'achever  une  des  entreprises  les  plus  grandes, 
les  meilleures  et  les  plus  belles  qui  jamais  aient  été  tentées  dans 
l'église  de  Dieu.  » 

(1)  Plus  exactement  de  6  heures  8  minutes. 


ROGER    BACON.  383 

Roger  Bacon  ne  réduit  pas  ses  vues  astronomiques  à  la  question 
particulière  du  calendrier.  Il  attaque  sur  tous  les  points  le  système 
de  Ptolémée,  et,  ce  qui  est  fort  à  son  honneur,  il  l'attaque  à  l'endroit 
même  qui  devait  attirer  le  regard  sévère  de  Copernic  et  susciter  le 
nouveau  système  du  monde.  Le  cosmos  de  Ptolémée,  avec  ses  em- 
boîtemens  infinis,  avec  ses  excentriques  et  ses  épicycles,  lui  paraît 
artificiel,  compliqué,  trop  asservi  aux  apparences  des  sens  et  infini- 
ment éloigné  de  la  simplicité  de  la  nature. 

Si  en  astronomie  Roger  Bacon  annonce  Copernic,  l'on  peut  dire 
qu'en  optique  il  prépare  Newton.  A  la  vérité,  les  travaux  des  Arabes 
dans  l'une  et  l'autre  science,  particulièrement  ceux  d'Alpetragius  et 
d'Alhasen,  lui  ont  beaucoup  servi;  mais  il  a  le  mérite,  éminent  pour 
l'époque,  d'avoir  décrit  le  mécanisme  délicat  et  compliqué  de  l'œil 
avec  une  rare  précision  et  soupçonné  l'action  de  la  rétine.  Ce  n'est 
pas  non  plus  un  faible  service  d'avoir  soutenu  contre  Aristote  que  la 
propagation  de  la  lumière  n'est  pas  instantanée  (i),  et  que  la  lu- 
mière des  étoiles  leur  appartient  en  propre  et  ne  leur  vient  pas  du 
soleil,  enfin  d'avoir  essayé  de  rendre  compte  de  la  scintillation  stel- 
laire  et  d'expliquer  le  phénomène  si  curieux,  et  encore  si  discuté, 
des  étoiles  filantes.  A  son  avis,  ces  météores  ne  sont  pas  de  vérita- 
bles étoiles,  mais  des  corps  relativement  assez  petits,  corpora  i-xirvœ 
quantitalis,  qui  travei»6ent  notre  atmosphère  et  s'enflamment  par  la 
rapidité  même  de  leur  mouvement. 

En  fait  d'optique,  on  a  attribué  à  Roger  Bacon  l'invention  des 
verres  de  lunette,  celle  du  microscope  et  du  télescope.  On  voit  en 
effet  dans  le  préambule  de  VOpiis  icrtium  qu'en  envoyant  son  ou- 
vrage à  Clément  IV,  Roger  avait  chargé  Jean,  son  élève  chéri,  de 
remettre  au  saint-père  une  lentille  de  cristal  (2);  mais  cette  indi- 
cation est  vague.  Ce  qui  est  hors  de  contestation,  c'est  ({ue  Roger 
avait  étudié  de  près  le  phénomène  des  réfractions,  particulièrement 
celle  qui  concourt  à  produire  l'arc-en-ciel,  et  cherché  la  loi  de  dé- 
viation des  rayons  lumineux  passant  à  travers  l'atmosphère. 

Sa  part  d'invention  en  chimie  n'est  pas  aussi  facile  à  démêler  (3). 

(1)  M.  (le  Humboldt  ayant  attribué  l'honneur  de  cette  découverte  à  Bacon  de  Verulam 
[Cosmos,  t.  III,  p.  86),  je  citerai  le  texte  de  Roger  Bacon  :  «Tous  les  auteurs,  dit-il,  y 
compris  Aristote,  prétendent  que  la  propagation  de  la  lumière  est  instantanée;  la  vérité 
est  qu'elle  s'effectue  dans  un  temps  très  court,  mais  mesurable.  »  {Oims  Majus,  p.  298 
et  300.) 

(2)  «  Puer  vero  Johannes  portavit  crystallum  sphsericum  ad  experiendum,  et  instruxi 
eum  in  demonstratione  et  figuratione  hujus  rei  occultae.  »  Opus  lerlium,  ch.  xxxi  du 
manuscrit  de  Douai.  Comparez  pages  MO  et  111  de  la  grande  édition  de  Londres,  dirigée 
par  M.  J.-S.  Brewer,  Londres,  1859. 

(3j  Vuy>;z  les  intéressantes  leçons  de  philosophie  chimique  données  au  Collège  de 
France  par  M.  Dumas. 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A-t-il  découvert  le  phosphore,  le  manganèse,  le  bismuth?  A-t-il 
inventé  la  poudre  à  canon  ?  La  formule  chimique  en  est  certaine- 
ment dans  ses  écrits;  mais  peut-être  l' avait-il  empruntée  aux  Arabes, 
ainsi  que  beaucoup  d'autres  recettes  et  observations.  Les  hommes 
du  métier  savent  d'ailleurs  qu'entre  une  observation  de  détail  même 
heureuse,  une  formule  chimique  même  exacte,  un  pressentiment 
même  divinateur,  entre  tout  cela  et  une  véritable  découverte  scienti- 
fique il  y  a  une  différence  infinie.  Le  fait  est  qu'en  cherchant  peu  phi- 
losophiquement l'inlrouvable  pierre  philosophale,  les  alchimistes  ont 
rencontré  beaucoup  de  vérités  qu'ils  ne  cherchaient  pas.  Roger  Ba- 
con est  plus  souvent  un  alchimiste  et  un  astrologue  qu'un  véritable 
astronome  et  un  chimiste  digne  de  ce  nom.  Il  croit  à  la  transmuta- 
tion des  métaux  et  à  l'influence  des  conjonctions  célestes  sur  les  évé- 
nemens  humains.  Les  Arabes  lui  ont  assuré  qu'Artéphius  avait  vécu 
mille  vingt-cinq  ans,  et  que  l'élixir  chimique  ferait  vivre  plus  long- 
temps encore.  Il  donne  des  électuaires  où  entrent  l'or  potable,  des 
herbes,  des  fleurs,  du  sperma  ceti,  de  l'aloès,  de  la  chair  de  ser- 
pent, etc. 

Alchimiste  et  astrologue,  il  ne  lui  manquait  rien  pour  être  un 
magnétiseur.  Je  trouve  en  effet  dans  Roger  Bacon  cette  grande  dé- 
couverte du  xviii'  siècle,  le  magnétisme  animal,  de  sorte  que  s'il  a 
la  gloire  d'avoir  fait  pressentir  tantôt  Copernic,  tantôt  Descartes, 
tantôt  Newton,  il  n'a  pas  échappé  au  malheur  de  devancer  Mesmer. 
«  L'âme,  dit-il,  agit  sur  le  corps,  et  son  acte  principal,  c'est  la 
parole.  Or  la  parole,  proférée  avec  une  pensée  profonde,  une  volonté 
droite,  un  grand  désir  et  une  forte  conscience,  conserve  en  elle- 
même  la  puissance  que  l'âme  lui  a  communiquée  et  la  porte  à  l'ex- 
térieur; c'est  l'âme  qui  agit  par  elle  et  sur  les  forces  physiques  et 
sur  les  autres  âmes,  qui  s'inclinent  au  gré  de  l'opérateur.  La  nature 
obéit  à  la  pensée,  et  les  actes  de  l'homme  ont  une  énergie  irrésis- 
tible. Voilà  en  quoi  consistent  les  caractères,  les  charmes  et  les  sor- 
tilèges; voilà  aussi  l'explication  des  miracles  et  des  prophéties,  qui 
ne  sont  que  des  faits  naturels.  Une  âme  pure  et  sans  péché  peut  par 
là  commander  aux  élémens  et  changer  l'ordre  du  monde;  c'est  pour- 
quoi les  saints  ont  fait  tant  de  prodiges  (1).  » 

Il  faut  pardonner  à  Roger  Bacon,  qui  a  devancé  de  trois  siècles 
les  grandes  vues  des  temps  modernes,  de  ressembler  par  plus  d'un 
mauvais  côté  aux  génies  aventureux  du  xv!""  siècle.  J'avoue  qu'il 
a  des  traits  de  Cardan  et  de  Paracelse;  mais  il  est  plus  juste  de  le 
rapprocher  de  Kepler.  Comme  ce  grand  astronome,  il  associe  les 
calculs  précis  et  les  vues  de  génie  avec  les  caprices  d'une  imagi- 

(1)  Opus  majus,  p.  251.  Comp.  Opus  tertium,  cap.  27. 


ROGER    BACON.  •  385 

nation  exaltée.  Comme  lui  encore,  et  je  retrouve  cette  faiblesse 
dans  quelques  contemporains,  disciples  un  peu  attardés  de  l'ingé- 
nieuse et  chimérique  renaissance,  il  introduit  les  mathématiques 
dans  les  choses  religieuses  et  morales,  expliquant  la  trinité  par  la 
géométrie  et  voyant  entre  l'effusion  de  la  grâce  et  celle  des  rayons 
lumineux  les  plus  belles  analogies.  Ce  qui  rachète  ces  écarts,  c'est 
une  sincérité,  une  candeu'',  une  naïveté  parfaites.  La  source  où 
Roger  Bacon  puise  son  ardeur,  ce  n'est  pas  le  fol  orgueil  d'étonner 
le  vulgaire,  ou  la  convoitise  des  biens  matériels;  non,  c'est  la  noble 
ambition  de  comprendre  et  de  coordonner  toutes  les  parties  de 
l'immense  vérité,  et  de  rendre  la  vérité  elle-même  secouraole  et 
bienfaisante  au  genre  humain. 

IV. 

Promoteur  de  la  vraie  méthode,  inventeur  dans  les  sciences,  Ro- 
ger Bacon  est-il  aussi  un  métaphysicien  original?  C'est  ce  que  nous 
laisserait  croire  volontiers  M.  Emile  Charles,  qui  a  le  mérite  d'avoir 
étudié  le  premier  sur  l'ensemble  des  manuscrits  cette  face  du  génie 
de  Bacon  signalée  par  M.  Cousin,  mais  encore  mal  connue  et  quel- 
que peu  incertaine.  Nous  n'avons  nulle  peine  à  comprendre  chez 
M.  Charles  quelque  excès  de  complaisance  et  de  faveur;  mais  nous 
lui  demandons  la  permission  de  ne  nous  y  associer  que  dans  mie 
certaine  mesure.  Roger  Bacon,  je  le  reconnais,  n'est  pas  un  pur 
savant,  personne  ne  ressemble  moins  que  lui  à  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  un  homme  spécial  ;  les  grandes  controverses  métaphy- 
siques de  son  temps  l'ont  occupé,  cela  est  notable,  cela  est  intéres- 
sant, cela  complète  la  figure  du  personnage.  Il  importe  par  con- 
séquent à  l'histoire  de  la  philosophie  de  rechercher  ses  opinions 
sur  la  matière  et  la  forme,  sur  le  principe  de  l'individuation,  sur 
les  espèces  sensibles  et  les  espèces  intelligibles,  et  c'est  ce  que  fait 
M.  Charles  avec  une  grande  abondance  d'informations,  un  choix  cu- 
rieux de  textes  courageusement  recueillis.  Mais  Roger  Bacon  est-il 
un  métaphysicien  vraiment  original,  égal  ou  supérieur  à  ses  con- 
temporains Albert  le  Grand  et  saint  Thomas  d'Aquin?  M.  Charles  ose 
l'affirmer,  sauf  quelquefois  à  s'en  dédire.  Je  le  crois  plus  près  de  la 
vérité  quand  il  s'en  dédit. 

Le  docte  interprète  de  Roger  Bacon  pose  fort  bien  le  problème  mé- 
taphysique de  la  substance  :  il  le  pose  dans  les  termes  mêmes  où  le 
XIII''  siècle  le  posa,  c'est-à-dire  en  partant  de  la  distinction  de  la  ma- 
tière et  de  la  forme;  mais  à  peine  M.  Charles  a-t-il  indiqué  un  peu 
superficiellement  cette  distinction  célèbre  établie  par  Aristote,  qu'il  se 
hâte  de  déclarer  qu'elle  n'a  pour  lui  qu'une  valeur  logique.  A  son 

TOME   XXXIV.  25 


^86  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avis,  dans  la  réalité  des  choses,  l'idée  de  la  substance  est  une  idée 
simple.  Voilà  qui  aurait  mérité  d'être  éclairci  et  prouvé.  Après  avoir 
posé  la  question  de  la  matière  et  de  la  forme,  M.  Charles  pense  que  la 
solution  qu'en  a  donnée  Bacon  est  certainement  la  plus  originale  du 
siècle;  puis,  tout  en  maintenant  ce  grand  éloge,  il  l'explique  en  disant 
que  le  principal  mérite  des  idées  de  Bacon  sur  la  substance,  c'est 
d'être  le  plus  négatives  possible,  car,  ajoute  le  savant  auteur,  la  meil- 
leure théorie  de  la  matière  et  de  la  forme,  c'est  celle  de  Descartes, 
qui  supprime  le  problème.  Descartes  a-t-il  en  effet  supprimé  le  pro- 
blème, et  le  plus  grand  philosophe  du  monde  peut-il  supprimer  un 
problème  qui  a  sa  racine  dans  la  nature  des  choses  et  dans  la  consti- 
tution de  l'esprit  humain?  Ce  n'est  pas  à  la  légère  que  le  génie  pro- 
fondément pénétrant  d'Aristote  avait  imposé  à  qui  veut  pénétrer  la 
nature  intime  d'un  être  quelconque  ces  deux  questions  :  quelle  est  la 
substance  de  cet  être,  c'est-à-dire  le  fond,  la  base,  le  sujet  de  ses 
attributs  et  de  ses  modes?  et  puis  quelle  est  l'essence  de  cet  être, 
c'est-à-dire  son  attribut  distinctif,  caractéristique?  La  substance, 
c'est  ce  qu'Aristote  appelle  la  matière;  l'essence,  c'est  ce  qu'il 
nomme  la  forme.  Il  est  clair  que  le  problème  est  parfaitement  sé- 
rieux el  absolument  inévitable  à  moins  de  supprimer  la  métaphy- 
sique, moyen  de  simplification  très  à  la  mode  aujourd'hui,  mais  qui 
n'était  pas  à  l'usage  de  Descartes. 

Même  quand  il  ne  s'agit  que  d'expliquer  le  monde  corporel,  Des- 
cartes trouve  devant  lui  le  problème  de  la  matière  et  de  la  forme,  et 
il  le  résout  en  imaginant  une  étendue  indéfinie,  mobile,  figurable  et 
divisible,  matière  première  qui  devient  toute  espèce  de  corps  en  re- 
cevant une  figure  et  un  mouvement  déterminés.  Ainsi  Descartes  a 
eu  beau  faire,  il  n'a  pu  supprimer  le  problème,  et  s'il  l'avait  en 
effet  écarté  entièrement,  il  n'eût  pas  été  un  grand  métaphysicien. 
Comment  donc  Roger  Bacon  peut-il  avoir  droit  à  être  proclamé  l'au- 
teur de  la  doctrine  la  pkis  originale  sur  la  substance  qui  ait  paru  au 
xiii*  siècle,  s'il  s'est  borné  à  écarter  un  prol)lème  inévitable?  Il  fau- 
drait, pour  justifier  cet  éloge,  que  vous  démontrassiez,  soit  à  l'aide 
de  Bacon,  soit  par  de  nouveaux  raisonnemens,  que  le  problème  de 
la  matière  et  de  la  forme  n'existe  réellement  pas. 

Et  j'en  dirai  autant  d'un  autre  problème  étroitement  lié  à  celui-là, 
et  fort  agité  au  moyen  âge,  le  problème  de  l'individuation  ou  de  l'in- 
dividualité. Ces  deux  questions  ont  l'air  d'être  nouvelles  au  temps 
de  saint  Thomas  et  de  Duns  Scot.  Ce  sont  les  mots  qui  trompent. 
L'esprit  humain  est  ingénieux:  quand  on  dédaigne  un  problème  mé- 
taphysique sous  une  certaine  forme  pédantesque  et  vieillie,  il  feint 
de  quitter  la  partie  et  de  faire  acte  de  modestie;  puis  il  invente  sub- 
tilement des  formules  nouvelles  sous  lesquelles  se  cache  le  pro- 


ROGER   BACON.  387 

blême  éconduit,  et  voilà  les  métaphysiciens  qui  se  remettent  à  l'ou- 
vrage, et  les  générations  nouvelles  qui  se  passionnent  pour  leurs 
systèmes  et  leurs  combats.  Je  crains  que  M.  Charles  n'ait  pas  dé- 
mêlé que  le  problème  de  l'individualité  n'est  autre  que  le  problème 
de  la  matière  et  de  la  forme,  lequel  n'est  qu'un  aspect  du  pro- 
blème éternel  des  réalistes  et  des  nominaux. 

Mais  voyons  un  peu  ce  que  dit  Roger  Bacon  sur  la  matière  et  la 
forme.  M.  Charles  admire  la  clarté  de  sa  théorie.  C'est  ne  pas  être 
difficile  en  fait  de  clarté.  Ce  que  j'entrevois  pour  ma  part  dans  cette 
doctrine  obscure  et  indécise,  c'est  d'abord  que  tout  individu  réel , 
esprit  ou  corps,  corps  brut  ou  corps  vivant,  esprit  humain  ou  esprit 
angélique,  en  tant  qu'il  est  réel,  en  tant  qu'il  est  une  substance, 
possède  matière  et  forme,  c'est-à-dire  peut  être  envisagé  par  la 
raison  sous  le  point  de  vue  de  l'indétermination  ou  de  la  possibi- 
lité, ou  sous  celui  de  la  détermination  et  de  l'actualité.  Il  y  a  donc 
matière  spirituelle  et  matière  corporelle,  matière  angélique  et  ma- 
tière humaine.  Il  n'est  donc  pas  vrai  que  la  forme  soit  le  principe 
unique  de  la  différence  des  êtres,  ni  que  la  matière  soit,  chez 
l'homme,  le  principe  de  l'individuation. 

Cette  théorie  paraît  plaire  beaucoup  à  l'historien  de  Roger  Bacon; 
j'aurais  voulu  mieux  comprendre  ses  motifs  d'admiration.  Il  dit 
qu'elle  a  l'avantage  de  faire  comprendre  l'existence  des  lois  géné- 
rales de  la  nature,  tandis  que  les  autres  doctrines  rendent  ces  lois 
impossibles.  Ceci  est  tout  simplement  une  contre-vérité,  car  avec  la 
théorie  de  Roger  Bacon,  chaque  individu  ayant  sa  matière  propre  et 
sa  forme  propre,  je  ne  vois  plus  quel  rapport  d'analogie  il  peut  avoir 
avec  d'autres  individus.  Au  contraire,  chez  saint  Thomas  par  exem- 
ple, la  forme  ou  l'essence  humaine  étant  identique  dans  tous  les 
hommes,  cela  explique  les  lois  générales  du  genre  humain.  Quant 
aux  individus,  ils  trouvent  dans  la  substance  ou  dans  la  matière  leur 
principe  d'individuation.  Ou  bien,  si  l'on  admet  que  tous  les  êtres 
finis  sortent  d'une  commune  matière ,  voilà  encore  l'explication  des 
lois  générales,  car  alors  la  matière  est  le  principe  des  analogies,  et 
la  forme  le  principe  des  différences.  M.  Charles  prétend  que  Roger 
Bacon  a  un  autre  avantage,  celui  d'éviter  les  formes  séparées  du 
docteur  angélique,  conception  en  effet  fort  bizarre  et  fort  périlleuse, 
sans  parler  de  toutes  les  difficultés  attachées  à  cette  fameuse  théo- 
rie thomiste  de  l'individualité  humaine,  qui  rend  la  séparation  de 
l'àme  et  du  corps  impossible.  Soit;  mais  à  la  place  de  ces  inconvé- 
niens  il  y  en  a  d'autres.  Comment  Roger  Bacon  expliquerait-il  l'union 
de  l'âme  et  du  corps,  si  l'àme  et  le  corps,  ayant  chacun  leur  ma- 
tière et  leur  forme  spéciales,  constituent  par  là  même  deux  êtres 
profondément  séparés,  sans  analogie  réelle  et  sans  union  conceva- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ble?  Et  pour  ne  pas  insister  sur  mille  autres  difficultés,  le  moyen, 
je  le  demande  à  Roger  Bacon  et  à  son  habile  interprète,  le  moyen  de 
comprendre  l'immutabilité  de  Dieu ,  si  Dieu  même  a  une  matière 
en  tant  qu'il  est  substance?  Je  ne  vois  donc  pas  que  Roger  Bacon 
mérite  le  brevet  d'originalité  métaphysique  qu'on  veut  lui  donner. 
Roger  Bacon  se  trompe  en  voulant  supprimer  un  problème  qui  est 
inhérent  à  la  métaphysique;  puis,  au  lieu  de  le  supprimer,  il  adopte 
une  solution  particulière,  sujette  à  mille  objections. 

Il  y  a  un  passage  notable  de  Roger  Bacon  sur  l'universel  qui  me 
paraît  être  en  pleine  contradiction  avec  la  théorie  que  son  historien 
lui  attribue  sur  la  matière  et  la  forme  :  «  11  y  a  des  sophistes,  dit 
Roger  (1),  qui  veulent  montrer  que  l'universel  n'est  rien,  ni  dans 
l'âme,  ni  dans  les  choses,  et  s'appuient  sur  des  visions  comme 
celle-ci  :  que  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  singulier  est  singulier.  Sui- 
vant eux,  l'universel  n'est  rien  dans  les  choses,  et  le  seul  rapport 
entre  les  objets  individuels  consiste  dans  l'analogie,  et  non  dans  la 
participation  à  une  nature  commune  ;  entre  un  homme  et  un  autre 
homme,  il  n'y  a  d'autre  rapport  qu'une  analogie...  » 

Yoilà  bien  là  la  doctrine  de  l'universel,  telle  qu'elle  résulterait 
des  principes  de  Roger  Bacon  sur  la  matière  et  la  forme;  cette 
doctrine  est  bien  connue  :  c'est  le  nominalisme.  Après  lui  avoir 
donné  des  gages,  Roger  la  combat  et  distingue  dans  l'individu  deux 
sortes  de  caractères,  les  uns  absolus  et  individuels,  les  autres  re- 
latifs, résultant  des  rapports  de  cet  individu  avec  tous  ceux  qui 
lui  sont  unis  par  une  nature  commune,  par  exemple  l'humanité. 
Mais  s'il  en  est  ainsi,  si  Socrate  et  Platon,  outre  leur  nature  indi- 
viduelle, participent  à  une  nature  commune,  il  n'est  plus  vrai  que 
tout  être  ait  sa  matière  propre  et  sa  forme  propre.  Il  faut  que  soit 
la  matière,  soit  la  forme  aient  un  caractère  général,  et  alors  qu'il  y 
ait  entre  la  matière  et  la  forme  autre  chose  qu'une  différence  pure- 
ment logique  et  artificielle.  Je  m'étonne  qu'un  esprit  aussi  péné- 
trant que  M.  Charles  n'ait  pas  vu  cette  contradiction. 

Il  félicite  Roger  Bacon  d'avoir  écarté  le  problème  de  l'individua- 
tion  et  d'avoir  presque  dit,  comme  plus  tard  Okkam  :  Et  idco  non 
est  qiiœrcnda  causa  indhnduationis.  C'est  facile  à  dire,  et  au  surplus 
je  conçois  Okkam  se  moquant  des  hœccéités  de  Duns  Scott,  le  ma- 
gister  abstraclionum,  et  des  universaux  du  réalisme.  Il  n'admet,  lui, 
que  des  individus  ou  plutôt  que  des  phénomènes,  doctrine  très 
simple,  j'en  conviens,  très  commode  surtout,  et  que  des  hommes 
d'esprit,  fds  déguisés  de  Condillac,  nous  donnent  aujourd'hui  pour 

(1)  Extrait  du  de  Communibm  naturalium,  troisième  partie  de  VOpus  terfium.  d'après- 
le  manuscrit  de  la  Mazarine. 


ROGER   BACON.  '  389 

le  dernier  mot  de  la  science  hégélienne  ;  mais  nier  la  substance,  ce 
n'est  pas  en  écarter  le  problème  :  c'est  le  résoudre  dans  le  sens 
du  scepticisme  absolu. 

Ainsi,  d'aucune  façon,  je  ne  puis  souscrire  à  la  prétendue  ori- 
ginalité de  la  doctrine  de  Roger  Bacon,  soit  sur  la  matière  et  la 
forme,  soit  sur  l'universel,  soit  sur  l'individuation.  J'accorderai 
que  Roger  Bacon,  tout  enclin  qu'il  fût  par  vocation  et  par  génie 
à  s'adonner  avec  passion  aux  sciences,  a  eu  ce  rare  mérite  d'avoir 
compris  l'importance  de  la  métaphysique.  J'accorderai  qu'il  ap- 
plique à  ces  matières  un  goût  de  simplicité  et  une  force  de  bon  sens 
qui  l'inspirent  quelquefois  très  heureusement,  comme  lorscpi'il 
rejette  cet  intermédiaire  inutile  que  la  scholastique  établissait  entre 
l'esprit  et  ses  objets  sous  le  nom  d'espèces  sensibles  et  intelligibles. 
C'est  fort  bien  fait  de  souiller  sur  les  fantômes  de  l'abstraction,  mais 
à  la  condition  de  ne  point  aller  jusqu'à  la  négation  des  problèmes 
inévitables  et  des  réalités  certaines.  Roger  Bacon  incline  au  nomi- 
nalisme,  mais  il  y  incline  sans  le  savoir.  Il  n'a  pas  sur  ce  point  la 
hardiesse  et  la  netteté  de  Roscelin,  ni  la  finesse  ingénieuse  d'Abé- 
lard;  c'est  un  nominaliste  indécis,  et  la  preuve  qu'il  n'a  pas  pleine- 
ment conscience  de  la  portée  de  ses  systèmes,  c'est  qu'il  est  en 
théologie  d'une  orthodoxie  parfaite,  vraiment  moine  par  ce  côté,  et 
moine  du  xiii''  siècle,  mettant  la  foi  par-dessus  tout,  acceptant  tous 
les  mystères  avec  humilité,  et  par  surcroît  la  suprématie  du  pape 
et  la  supériorité  du  droit  canonique  sur  le  droit  civil.  Que  nous 
sommes  loin  de  la  logique  d'un  Okkam  ! 

Cette  médiocrité  du  sens  métaphysique  chez  Roger  Bacon,  jointe 
à  cette  exacte  orthodoxie  théologique ,  achève  de  le  caractériser  et 
de  le  mettre  en  un  juste  rapport  avec  son  siècle  et  avec  les  siècles 
qui  ont  suivi.  A  un  premier  aperçu,  celui  qui  ne  songerait  qu'aux 
persécutions  qu'il  a  subies  dans  son  ordre  pourrait  le  prendre  pour 
un  moine  en  pleine  révolte,  comme  aussi,  à  ne  regarder  qu'à  la  har- 
diesse de  certaines  vues,  on  serait  tenté  de  voir  en  lui  un  libre  pen- 
seur, un  libertin.  Ce  serait  se  tromper  dans  les  deux  cas.  Roger  Ba- 
con n'est  point  un  Luther  ni  un  Bruno.  Au  milieu  de  ses  élans  les 
plus  audacieux  vers  l'avenir,  il  reste  un  franciscain  contemporain  de 
saint  Bonaventure.  Cela  est  tout  simple,  on  est  toujours  de  son  siècle 
par  quelque  endroit.  Supposer  un  homme  qui  n'aurait  avec  ses  con- 
temporains aucun  point  de  ressemblance,  c'est  supposer  plus  qu'un 
prodige,  c'est  imaginer  un  monstre,  une  apparition  inexplicable  et 
inutile.  Roger  Bacon  a  subi,  et,  qui  plus  est,  librement  accepté  les 
conditions  organiques  de  la  vie  morale  au  xiii*  siècle.  Il  s'est  fait 
moine  par  vocation,  et  il  est  resté  moine  dans  le  fond  le  plus  intime  de 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  croyances.  Pour  lui,  la  vérité  réside  dans  les  saintes  écritures; 
il  ne  reste  qu'à  l'en  faire  sortir  ou  à  l'y  rattacher  :  c'est  à  quoi  sert 
la  philosophie.  L'Écriture,  c'est  la  main  fermée;  la  philosophie,  c'est 
la  main  ouverte.  Pourquoi  les  philosophes  anciens  ont-ils  pressenti 
les  plus  hautes  vérités  du  christianisme?  C'est  d'abord  qu'ils  ont 
recueilli  par  d^s  voies  mystérieuses  cette  première  révélation  que 
les  patriarches  se  sont  transmise  dans  son  intégrité ,  et  qui  s'est 
communiquée  par  lambeaux  aux  sages  de  tous  les  pays.  Et  puis,  il 
y  a  une  raison  plus  simple  et  plus  profonde  de  l'accord  nécessaire 
de  la  philosophie  et  de  la  théologie  :  c'est  qu'elles  ont  la  même  ori- 
gine. Ce  sont  deux  rayons  du  même  soleil,  car  la  raison  qui  éclaire 
les  philosophes,  cet  intellect  actif,  comme  ils  disent,  qui  ôxcite  et 
allume  toutes  les  intelligences,  c'est  le  Verbe  même  de  Dieu,  le 
Verbe  qui  s'est  fait  chair  et  qui  a  habité  parmi  nous. 

Voilà  certes  une  manière  très  élevée  de  concevoir  l'harmonie  de 
la  science  et  de  la  foi;  mais  qui  ne  reconnaît  à  l'instant  que  cette 
doctrine  est  celle-là  même  qu'ont  enseignée  tous  les  grands  théo- 
logiens du  XIII''  siècle?  Gomment  se  fait-il  maintenant  que  Roger 
Bacon  se  montre  pénétré  d'un  si  profond  dédain  pour  l'œuvre 
d'Alexandre  de  Haies,  d'Albert  le  Grand  et  de  saint  Thomas,  et 
qu'il  ait  employé  sa  vie  à  ouvrir  une  autre  voie  à  ses  contemporains? 
Voici,  je  crois,  la  clé  de  cette  énigme. 

Roger  Bacon  connaît  à  fond  la  théologie  chrétienne ,  et  il  la  tient 
pour  absolument  vraie.  Or  qu'est-ce  que  la  théologie,  si  ce  n'est  la 
solution  régulière  et  raisonnée  de  tous  les  grands  problèmes  qui 
intéressent  l'humanité?  Il  y  a  dans  les  dogmes  du  christianisme,  et 
parmi  les  obscurités  mêmes  des  mystères,  une  métaphysique  se- 
crète. La  Trinité  est-elle  autre  chose  qu'une  explication  de  la  nature 
de  Dieu,  explication  incomplète  il  est  vrai,  lumière  mêlée  d'ombre, 
mais  proportionnée  à  nos  faibles  yeux,  en  attendant  qu'ils  soient 
capables  de  supporter  le  plein  jour  de  la  vérité  contemplée  facie 
ad  faciem?  Gomment  concevoir  l'origine  de  l'homme  et  de  toutes 
choses?  La  théologie  l'explique  par  la  puissance  créatrice  du  Verbe. 
Et  quant  à  la  condition  terrestre  du  genre  humain,  la  religion  n'en 
assigne-t-elle  pas  la  cause  première  par  le  dogme  du  péché  origi- 
nel, dogme  redoutable,  qu'une  logique  sublime  rattache  par  des 
nœuds  étroits  aux  dogmes  consolans  de  l'incarnation  et  de  la  ré- 
demption, gages  de  notre  salut  et  de  notre  félicité  future?  Recueillir 
et  comprendre  ces  dogmes  autant  que  la  raison  le  permet,  en  saisir 
les  rapports  et  l'enchaînement,  c'est  véritablement  connaître  les 
premières  causes  et  les  premiers  principes  des  choses.  Or  cette  con- 
naissance, c'est  ce  qu'on  appelle  proprement  la  métaphysique.  S'il 
en  est  ainsi,  quelle  est  l'œuvre  la  plus  féconde  que  la  science  hu- 


ROGER    BACON.  391 

maine  ait  à  se  proposer?  Quant  aux  causes  premières,  la  théologie 
seule  les  connaît  et  les  enseigne.  Reste  la  région  des  causes  se- 
condes, la  région  de  l'honnne  et  de  l'univers.  Or,  pour  connaître 
l'univers  et  l'homme,  faut-il  spéculer  d'une  manière  abstraite  sur 
la  cause  matérielle  et  sur  la  cause  formelle,  inventer  des  espars 
intentionnelles ,  des  hœccéités,  des  entités,  monde  fantastique  où 
l'esprit  s'agite  stérilement  et  se  consume  en  vains  combats?  ou  bien 
encore  faut-il  tourmenter  les  écrits  d'un  ancien,  qu'on  érige  en 
oracle,  sans  savoir  le  lire  ni  le  comprendre,  pour  aboutir,  sous  pré- 
texte de  conciliation,  à  corrompre  la  foi  par  Aristote  et  Aristote  par 
la  foi?  Non,  il  y  a  quelque  chose  de  mieux  à  faire  :  c'est  de  laisser 
là  les  disputes  de  l'école  et  les  livres  d' Aristote,  et  de  contempler 
l'univers.  Le  grand  livre  de  la  nature  est  là;  Dieu  l'a  mis  sous  nos 
yeux  pour  nous  engager  à  le  lire  sans  cesse  et  à  y  chercher  les  plans 
de  sa  sagesse  et  les  secrets  de  sa  toute-puissance.  Yoilà  l'objet  de 
la  véritable  philosophie. 

C'est  ainsi  que  je  me  représente  l'œuvre  de  Roger  Racon.  Je  ne 
vois  point  un  lui  un  panthéiste  enivré  de  l'infinité  des  mondes 
comme  Rruno;  j'y  trouve  moins  encore  un  de  ces  observateurs  à 
tête  dure  et  étroite,  qui  ne  veulent  rien  voir  au-delà  des  phéno- 
mènes. C'est  un  esprit  vaste  ei  hardi,  capable  d'embrasser  tout  l'ho- 
rizon de  l'esprit  humain,  mais  qui  a  été  violemment  rebuté  par  les 
vices  de  la  métaphysique  de  l'école,  et  qui  a  eu  le  pressentiment 
des  sciences  de  la  nature  à  ce  degré  où  le  pressentiment  est  du  gé- 
nie. En  dépit  de  quelques  défaillances,  la  gloire  de  Roger  Racon  est 
donc  en  sûreté.  Loin  d'avoir  reçu  quelque  diminution  des  nouvelles 
recherches  de  l'érudition  française,  cette  imposante  figure  en  a  été 
à  la  fois  éclaircie  et  agrandie.  Roger  Racon  reste,  parmi  les  esprits 
éminens  du  moyen  âge,  le  plus  extraordinaire.  Docteur  vraiment 
merveilleux  par  l'étendue  et  la  variété  de  ses  connaissances  en  tout 
genre  comme  par  la  fière  indépendance  et  l'héroïque  énergie  de  son 
caractère,  il  a  eu  en  partage,  avec  le  don  des  vues  générales,  un 
autre  privilège  supérieur,  cet  esprit  d'invention  et  de  découverte 
qui  n'appartient  qu'aux  meilleurs  parmi  les  plus  grands.  Certes  il 
est  beau  d'être  un  saint  Thomas  d'Aquin,  je  veux  dire  d'exprimer  un 
grand  siècle,  de  lui  donner  une  voix  majestueuse  et  longtemps  écou- 
tée; mais  il  y  a  un  privilège  peut-être  plus  beau  encore,  et  à  coup 
sûr  plus  périlleux  :  c'est  de  contredire  les  préjugés  de  son  temps 
au  prix  de  sa  liberté  et  de  son  repos,  et  de  se  faire,  par  un  miracle 
d'intelligence,  le  contemporain  des  hommes  de  génie  à  venir. 

Emile  Sais^et. 


LES 


ASSEMBLÉES  PROVINCIALES 

EN   FRANCE   AVANT   1789 


II. 

LE   BERRI    ET    LA    H  AUTE-GU  lENNE. 


I.   —    LE    BERRI. 

Après  avoir  présenté,  dans  la  première  partie  de  ce  travail  (1), 
un  aperçu  général  de  l'histoire  des  assemblées  provinciales  depuis 
Fénelon  et  Turgot  jusqu'à  1789 ,  nous  allons  pénétrer  plus  avant 
dans  les  détails  et  passer  en  revue  les  assemblées  instituées  par 
Louis  XYI.  La  première  qui  se  présente  est  celle  du  Berri,  la  plus 
ancienne  de  toutes,  puisqu'elle  remonte  au  12  juillet  1778,  sous  le 
premier  ministère  de  Necker. 

La  généralité  de  Bourges,  qui  avait  remplacé  l'ancienne  province 
du  Berri,  comprenait  les  deux  départemens  actuels  du  Cher  et  de 
l'Indre  avec  deux  petits  districts  en  Bourbonnais  et  en  Nivernais. 
D'une  étendue  totale  de  1,500,000  hectares,  elle  contenait  une  po- 
pulation de  500,000  âmes,  ou '30  habitans  environ  par  100  hectares. 
Elle  se  divisait  en  sept  élections,  qui  forment  aujourd'hui  autant 
d'arrondissemens,  et  qui  avaient  pour  chefs-lieux  Bourges,  Saint- 
Amand,  La  Charité-sur-Loire,  maintenant  remplacée  par  Sancerre, 
Châteauroux,  Issoudun,  La  Châtre  et  Le  Blanc.  Comme  toutes  les 
provinces  du  royaume,  le  Berri  avait  eu  au  moyen  âge  ses  états  par- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l*""  juillet. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANGE.  393 

ticuliers;  mais  on  n'en  trouve  plus  de  traces  après  le  xv^  siècle.  Cette 
province  jouissait  alors  d'une  assez  grande  prospérité.  Bourges,  qui 
renfermait  une  population  nombreuse  et  de  florissantes  manufac- 
tures, avait  été  un  moment,  sous  Charles  YII,  la  véritable  capitale  de 
la  France;  il  suffît  de  rappeler  le  nom  de  Jacques  Cœur  pour  montrer 
les  richesses  qu'y  accumulait  le  commerce.  Un  épouvantable  incen- 
die, arrivé  en  1^187,  détruisit  la  plus  grande  partie  de  cette  ville,  et 
la  royauté,  délivrée  des  Anglais,  ayant  porté  ailleurs  sa  résidence, 
une  décadence  marquée  commença  pour  la  province  entière,  dé- 
pouillée de  ses  anciens  droits.  Les  guerres  civiles  des  xvi^  et 
xvii"  siècles  et  l'administration  plus  meurtrière  encore  de  Louis  XIV 
l'avaient  réduite  progressivement  à  une  véritable  misère.  En  1700, 
elle  comptait  à  peine  A00,000  habitans.  Pendant  le  long  règne  de 
Louis  XV,  elle  s'était  un  peu  relevée,  mais  sans  cesser  d'être  une 
des  plus  pauvres  et  des  moins  peuplées.  Mirabeau  l'appelle  quelque 
part  la  Sibérie  de  la  France. 

Necker  évaluait  le  produit  total  des  contributions  dans  la  généra- 
lité de  Bourges  à  8  millions;  les  deux  départemens  du  Cher  et  de 
l'Indre  en  paient  aujourd'hui  16.  Les  cultivateurs  avaient  beaucoup 
de  peine,  faute  de  communications  et  de  débouchés,  à  vendre  leurs 
produits;  ce  qu'ils  auraient  aisément  payé  en  nature,  ils  ne  l'ac- 
quittaient qu'avec  effort  en  argent.  D'un  autre  côté,  l'art  de  perce- 
voir l'impôt,  quoique  fort  amélioré  depuis  Louis  XIV,  était  encore 
dans  l'enfance,  surtout  en  Berri.  La  taille  y  étsàt  personnelle,  c'est- 
à-dire  calculée  non  sur  la  valeur  du  fonds,  mais  sur  les  facultés 
présumées  du  contribuable,  ce  qui  le  rendait  absolument  arbitraire: 
les  chemins  s'exécutaient  par  le  moyen  détesté  des  corvées;  de  plus 
la  province  appartenait  à  la  région  dite  des  grandes  gabelles,  et  on 
y  payait  le  sel  62  livres  le  quintal,  tandis  que  les  provinces  fran- 
ches, comme  la  Bretagne,  ne  le  payaient  que  2  ou  3  livres. 

L'article  1"  de  l'arrêt  du  conseil  qui  instituait  l'assemblée  du 
Berri  (1)  portait  que  cette  assemblée  aurait  à  répartir  les  impositions 
et  à  diriger  les  travaux  publics  de  la  province  aussi  longtemps  qu'il 
plairait  à  sa  majesté.  On  a  blâmé  ces  termes,  qui  laissaient  dans  l'in- 
certitude l'avenir  de  l'institution;  mais  on  perd  trop  facilement  de 
vue  les  résistances  que  rencontrait  le  ministre  dans  l'exécution  de 
ses  plans  de  réforme.  Le  nombre  était  grand  des  courtisans  et  des 
fonctionnaires  qui  allaient  criant  partout  que  le  roi  se  dépouillait 
de  son  autorité;  on  avait  imaginé  cette  réserve  pour  leur  fermer 
la  bouche.  Tout  le  monde  savait  à  n'en  pas  douter  que  Necker  avait 

(1)  J'ai  dépouillé,  pour  l'exposé  qu'on  va  lire,  les  procès-verbaux  imprimés  de  l'as- 
semblée; je  me  suis  aussi  beaucoup  servi  d'un  excellent  Essai  sur  l'assemblée  pro- 
vinciale du  Berri,  publié  à  Bourges  en  1845  par  M.  le  baron  de  Girardot,  conseiller 
de  préfecture  du  Cher,  qui  a  eu  à  sa  disposition  les  archives  du  département. 


39/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'intention  d'appliquer  successivement  à  toutes  les  provinces  les 
mêmes  règles  d'administration  :  il  n'y  avait  par  conséquent  d'incer- 
titude et  d'hésitation  que  dans  la  l'orme.  Ces  mots  ne  signifiaient 
d'ailleurs  rien  de  nouveau,  plus  d'un  exemple  récent  ayant  prouvé 
que  le  roi  pouvait  toujours  revenir  sur  ce  qu'il  avait  fait.  Necker 
s'en  était  expliqué  dans  le  passage  suivant,  qui  termine  le  préam- 
bule de  l'arrêt  du  conseil  :  «  Sa  majesté  recommande  surtout  aux 
membres  de  la  nouvelle  assemblée  le  sort  du  peuple  et  les  inté- 
rêts des  contribuables  les  moins  aisés;  c'est  en  revêtant  cet  esprit 
de  tutelle  et  de  bienfaisance  qu'ils  se  montreront  dignes  de  la  con- 
fiance de  sa  majesté;  elle  doit  d'autant  plus  l'attendre  de  leur  zèle 
qu'ils  auront  sans  doute  présent  à  l'esprit  qu'indépendamment  du 
bien  qu'ils  pourront  faire  à  la  province  dont  les  intérêts  leur  sont 
particulièrement  confiés,  c'est  du  succès  de  leur  administration  que 
naîtront  de  nouveaux  motifs  d'étendre  ces  mêmes  institutions,  et 
qu'ils  hâteront  ainsi,  par  la  sagesse  de  leur  conduite,  l'accomplisse- 
ment des  vues  générales  et  bienfaisantes  de  sa  majesté.  Et  si  ja- 
mais, ce  qu'elle  ne  veut  pas  présumer,  les  intérêts  particuliers,  la 
discorde  ou  l'indifférence  venaient  prendre  la  place  de  cette  union 
qui  peut  seule  effectuer  le  bien  public,  sa  majesté,  en  détruisant 
son  ouvrage  et  en  renonçant  à  regret  à  ses  espérances,  ne  pourrait 
jamais  se  repentir  d'avoir  fait,  dans  son  amour  pour  ses  peuples, 
l'essai  d'une  administration  qui  forme  depuis  si  longtemps  l'objet 
des  vœux  de  ses  provinces.  » 

On  sait  que  le  roi  devait  nommer  les  seize  premiers  membres,  qui 
devaient  désigner  les  trente-deux  autres.  Les  seize  membres  nom- 
més par  le  roi  furent  :  pour  le  clergé,  M.  Phélypeaux  de  La  Vrillière, 
archevêque  de  Bourges,  M.  de  Véri,  abbé  de  Saint-Satur,  M.  de  Sé- 
guiran,  abbé  du  Landais,  et  M.  de  Vélard,  chanoine  de  Bourges; 
pour  la  noblesse,  le  marquis  de  Gaucourt,  le  comte  de  Barbançon,  le 
marquis  de  Lancosme  et  le  comte  Du  Buat;  pour  le  tiers-état,  M.  Sou- 
mard  de  Grosses,  maire  de  Bourges,  et  sej;)t  habitans  notables  des 
diverses  parties  de  la  province.  Sorti  de  cette  grande  famille  des 
Phélypeaux  qui  avait  fourni  tant  de  ministres  depuis  Henri  IV  et  à 
qui  appartenaient  les  Pontchartrain,  les  Maurepas,  les  La  Vrillière, 
l'archevêque-président  était  le  neveu  du  premier  ministre  Maurepas. 
Les  archevêques  étaient  alors  de  véritables  princes,  non  moins  oc- 
cupés des  intérêts  temporels  de  leurs  diocèses  que  de  leurs  intérêts 
spirituels.  M.  de  Phélypeaux  dépensait  avec  munificence  ses  grands 
revenus;  on  se  souvient  encore  à  Bourges  de  son  affabilité,  de  sa 
bonté,  de  son  inépuisable  bienfaisance.  Il  prit  fort  au  sérieux  la  pré- 
sidence de  l'assemblée  provinciale,  et  s'y  dévoua  tout  entier. 

Deux  des  membres  du  clergé  avaient  le  titre  d'abbés  commen- 
dataires.  On  appelait  ainsi  les  abbés  nommés  par  le  roi,  et  qui  ap- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  395 

partenaient  au  clergé  séculier,  pour  les  distinguer  des  abbés  ré- 
guliers élus  par  les  moines.  Située  au  bord  de  la  Loire,  au  pied  du 
plateau  de  Sancerre,  l'abbaye  de  Saint-Satur  était  une  des  plus  an- 
ciennes et  des  plus  célèbres  du  Berri;  on  admire  encore  les  restes  de 
son  église,  mais  l'abbaye  elle-même  avait  été  supprimée  peu  avant  la 
réunion  de  l'assemblée,  en  même  temps  que  Fontgombaud,  la  sainte 
chapelle  de  Bourges,  et  Saint-Benoît-de-Fleury.  La  révolution  a  fait 
beaucoup  de  ruines  en  ce  genre  ;  elle  ne  les  a  pas  toutes  faites,  et  les 
chefs  du  clergé  avaient  commencé,  bien  avant  1789,  à  réduire  le 
nombre  des  établissemens  monastiques.  M.  de  Véri,  qui  avait  con- 
servé le  nom  d'abbé  de  Saint-Satur,  avait  contribué  lui-même  à  la 
suppression  de  son  abbaye  :  c'était  un  prêtre  philosophe  qui  avait 
fait  partie,  avec  Turgot,  l'abbé  de  Brienne,  l'abbé  de  Boisgelin,  de 
ce  petit  groupe  d'amis  vivant  et  étudiant  ensemble  à  la  Sorbonne 
dont  l'abbé  Morellet  nous  a  laissé  dans  ses  mémoires  un  si  vivant 
portrait.  La  France  lui  doit  le  ministère  de  Turgot,  car  c'est  lui  qui 
avait  suggéré  à  M.  de  Maurepas,  dont  il  était  connu,  l'idée  d'appeler 
au  pouvoir  son  ancien  condisciple.  M.  de  Séguiran,  abbé  du  Lan- 
dais, se  distinguait,  comme  l'abbé  de  Véri,  par  l'esprit  le  plus  libre 
et  le  plus  éclairé.  Le  Landais  était  une  assez  pauvre  abbaye,  située, 
comme  son  nom  l'indique,  dans  un  pays  tout  couvert  de  landes,  et 
qui  ne  rapportait  à  son  abbé  que  3,500  livres  de  rente.  Le  quatrième 
membre  du  clergé,  M.  de  Vélard,  qui  représentait  le  chapitre  mé- 
tropolitain, ne  justifia  pas  moins  le  choix  du  ministre. 

Dans  la  noblesse,  il  faut  remarquer  le  comte  Du  Buat;  quoiqu'il 
n'appartînt  pas  au  Berri  par  sa  naissance,  il  y  possédait  la  terre  de 
Neuvy-sur-Baranjon.  Longtemps  ministre  plénipotentiaire  en  Alle- 
magne, il  s'était  retiré  dans  son  château  de  Nançay  et  y  avait  écrit 
plusieurs  volumes  de  politique  et  d'histoire  fort  estimés  de  leur 
temps,  oubliés  aujourd'hui  en  France,  mais  dont  quelques-uns  sont 
restés  classiques  en  Allemagne.  La  terre  de  Lancosme ,  qui  avait 
fourni  un  autre  membre  de  la  noblesse,  existe  encore  dans  la  Brenne, 
près  du  Blanc;  elle  a  près  de  8,000  hectares.  Quant  aux  représen- 
tans  du  tiers-état,  ils  n'avaient  acquis  aucune  illustration  hors  de 
leur  province,  mais  ils  y  étaient  tous  connus  et  estimés.  L'un  d'eux, 
M.  Guimond  de  La  Touche,  devait  être  le  fils  ou  le  neveu  de  l'auteur 
tragique  de  ce  nom,  né  lui-même  à  Châteauroux,  et  dont  Y  Ipliigénie 
en  Tauride  avait  alarmé  un  moment  par  son  succès  l'inquiète  sus- 
ceptibilité de  Voltaire.  * 

Le  5  octobre  1778  se  tint  dans  la  grande  salle  du  palais  archiépis- 
copal de  Bourges  une  réunion  préliminaire  des  seize  pour  nommer  les 
trente-deux  qui  devaient  les  compléter.  Furent  élus  :  pour  le  clergé, 
l'abbé  de  Saint-Martin  de  Châteauroux,  l'abbé  de  Barzelles,  l'abbé 
de  Ghezal-Benoît,  quatre  prieurs  et  un  chanoine  ;  pour  la  noblesse, 


396  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  marquis  de  Blosset,  le  baron  d'Espagnac,  le  marquis  de  Bonne- 
val,  le  comte  de  Ghabrillant,  le  comte  de  Poix,  le  comte  de  La  Roche- 
chevreux,  le  marquis  de  Bouthillier  et  le  marquis  de  Sancé;  pour 
le  tiers-état,  huit  bourgeois  ou  propriétaires  de  ville,  et  huit  pro- 
priétaires habitans  des  campagnes  :  après  quoi,  la  session  provisoire 
fut  close,  et  la  véritable  session  renvoyée  à  un  mois,  pour  que  le  roi 
pût  dans  l'intervalle  agréer  les  nouveaux  membres. 

Ce  qui  frappe  le  plus  dans  cette  organisation,  c'est  l'active  parti- 
cipation du  clergé.  On  a  trop  généralement  oublié  la  véritable  situa- 
tion du  clergé  à  la  veille  de  1789.  L'institution  des  commendes,  en 
se  généralisant,  avait  fait,  à  tort  ou  à  raison,  de  ses  principaux 
membres  de  véritables  fonctionnaires  publics,  que  le  choix  du  roi 
élevait,  de  bénéfice  en  bénéfice,  jusqu'aux  plus  hautes  dignités.  La 
plupart  avaient  l'esprit  et  le  goût  des  affaires  en  même  temps  qu'une 
forte  instruction  classique.  Necker  comptait  beaucoup  sur  eux  pour 
le  succès  de  ses  assemblées.  Mirabeau  écrivit  à  ce  sujet  un  pam- 
phlet contre  le  ministre,  qu'il  appelait  Narsès.  aNarsès,  disait-il, 
n'ose  pas  être  du  parti  du  peuple  et  craint  d'être  repoussé  par  celui 
de  la  noblesse;  il  se  flatte  de  trouver  dans  le  clergé  un  parti  in- 
termédiaire qui  modérera  l'effervescence  des  deux  autres.  »  Cette 
observation  passait  alors  pour  une  critique  ;  ne  pourrait-on  pas 
aujourd'hui  la  considérer  comme  un  éloge? 

Ainsi  composée,  l'assemblée  du  Berri  se  réunit  à  Bourges  le  10  no- 
vembre 1778.  Le  11,  elle  se  rendit  processionnelleinent  à  la  cathé- 
drale, l'archevêque  en  tête,  pour  y  entendre  une  messe  du  Saint- 
Esprit;  la  milice  boui'geoise  formait  la  haie,  et  l'intendant  de  la 
province,  M.  Faydeau  de  Brou,  assistait  cà  la  cérémonie.  Le  12,  l'as- 
semblée commença  ses  travaux  en  se  partageant  en  quatre  bureaux  : 
le  bureau  des  impositions,  celui  des  travaux  publics,  celui  de  l'agri- 
culture et  du  commerce,  et  celui  du  règlement.  Le  premier  qui  fut 
prêt  fut  celui  du  règlement;  il  avait  choisi  pour  rapporteur  l'abbé 
de  Séguiran.  Necker  avait  laissé  en  suspens  la  forme  à  suivre  pour  le 
renouvellement  de  l'assemblée.  Le  bureau  proposait  que  les  membres 
sortissent  par  tiers,  de  trois  ans  en  trois  ans ,  mais  il  ne  pensait  pas 
que  le  choix  des  remplaçans  dût  continuer  à  être  fait  par  le  roi  ou  par 
l'assemblée  elle-même.  «  Ce  genre  de  nomination,  disait  le  rappor- 
teur, est  peu  fait  pour  concilier  à  l'administration  provinciale  l'af- 
fection des  peuples,  parce  qu'il  ne  flatte  aucunement  les  citoyens 
par  l'opinion  d'un  concours  quelconque  à  la  manutention  desalfaircs 
publiques.  Si,  désignés  dans  le  principe  par  la  volonté  du  souve- 
rain, les  administrateurs  se  reproduisent  les  uns  par  les  autres,  ils 
n'auront  jamais  reçu  leur  mission  de  la  province.  Ils  la  représente- 
ront sans  avoir  son  aveu  et  ne  paraîtront  aux  yeux  de  la  multitude 
qu'un  tribunal  établi  pour  substituer  l'autorité  de  plusieurs  à  l'au- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  397 

torlté  d'un  seul.  La  répartition  de  l'impôt  devant  être  désormais» 
dans  les  vues  bienfaisantes  du  roi,  un  partage  fraternel  des  eharges 
publiques,  c'est  contrarier  la  nature  même  de  cet  établissement  que 
d'ôter  la  désignation  des  administrateurs  à  la  multitude  des  inté- 
ressés. » 

L'abbé  de  Séguiran  passait  en  revue  les  divers  modes  d'élection;  il 
écartait  l'idée  de  faire  élire  tous  les  membres  par  une  seule  réunion 
électorale  où  les  ordres  seraient  confondus,  et  prenait  à  part  chacun 
des  trois  ordres.  «  Nous  commencerons,  dit-il,  par  le  tiers-état.  Inti- 
mement lié  au  succès  de  vos  opérations,  parce  qu'en  général  il  n'at- 
iend  sa  prospérité  particulière  que  de  la  prospérité  de  la  province, 
cet  ordre  sera  tôt  ou  tard  le  nerf  et  la  force  de  vos  assemblées.  Dé- 
positaire presque  unique  des  lumières  locales,  instruit  plus  que  tout 
autre  des  secrets  de  la  nature  du  sol  qu'il  a  étudié  sans  relâche,  il 
vous  fera  connaître  tout  à  la  fois  les  maux  et  les  remèdes,  les  be- 
soin.s  et  les  ressources.  Flatté  de  son  influence  sur  l'administration 
publique,  il  entreprendra  les  plus  grandes  choses  par  amour  pour 
son  roi  et  pour  sa  patrie,  s'il  peut  joindre  à  l'honneur  de  les  servir 
celui  d'y  être  appelé  par  le  choix  le  plus  libre  de  ses  commettans.  )> 

Le  rapporteur  proposait  donc  de  procéder  dans  la  forme  suivante 
aux  élections  du  tiers-état  :  on  eût  divisé  la  province  en  vingt-quatre 
arrondissemens  à  peu  près  égaux,  composés  d'environ  trente  pa- 
roisses; chacun  de  ces  arrondissemens,  qui  devaient  avoir  à  peu 
près  l'étendue  de  deux  de  nos  cantons  d'aujourd'hui,  aurait  été  ap- 
pelé à  élire  un  membre.  Les  assemblées  électorales  devaient  se  com- 
poser des  maires  et  échevins  du  chef-lieu  et  de  six  représentans  des 
campagnes,  députés  par  les  paroisses;  les  syndics  ou  maires  étaient 
dans  chaque  paroisse  les  seuls  électeurs.  Les  députés  des  douze  ar- 
rondissemens où  se  trouvaient  les  premières  villes  de  la  province 
devaient  être  considérés  comme  députés  des  villes,  les  douze  autres 
comme  députés  des  campagnes.  On  n'organisait  pas  encore  par  là  un 
système  complet  d'élection  directe;  mais  ce  mode  valait  toujours 
mieux  que  l'usage  généralement  suivi  dans  les  anciens  états  provin- 
ciaux, où  le  droit  de  représentation  s'attachait  à  certaines  villes  privi- 
légiées, au  lieu  de  s'étendre  à  tout  le  territoire.  Ces  inégalités  se  com- 
prenaient pour  des  temps  où  il  n'existait  pas  de  bourgeoisie  rurale; 
mais  depuis  que  la  propriété  d'une  partie  du  sol  avait  passé  dans 
les  mains  du  tiers-état,  cet  ordre  avait  acquis  dans  les  campagnes 
comme  dans  les  villes  le  droit  de  représentation. 

Pour  la  noblesse,  on  proposait  un  système  tout  différent.  Il  s'agis- 
sait de  rendre  uniquement  éligibles  pour  cet  ordre  les  possesseurs  de 
terres  seigneuriales  donnant  au  moins  trois  ou  quatre  mille  livres 
de  rente,  pourvu  qu'ils  eussent  eux-mêmes  cent  ans  de  noblesse.  On 
reconnaît  là  l'intention,  qui  se  retrouvait  alors  partout,  de  réduire 


398  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

autant  que  possible  le  nombre  des  privilégiés  et  de  forcer  la  petite 
noblesse  à  se  confondre  avec  le  tiers-état.  Tel  était  le  faible  revenu 
que  donnaient  en  Berri  les  plus  grands  domaines,  tel  était  en  même 
temps  le  nombre  des  terres  seigneuriales  possédées  par  des  membres 
du  tiers-état,  que  le  corps  des  gentilshommes  éligibles  se  trouvait 
par  là  réduit  à  50  ou  60  pour  toute  la  province  ;  chacun  d'eux  pou- 
vait alors  être  appelé  à  son  tour  à  faire  partie  de  l'assemblée.  Il 
avait  été  proposé,  mais  sans  succès,  d'affecter  à  perpétuité  le  droit 
de  représentation  aux  douze  principales  terres  de  la  province, 
comme  en  Languedoc.  «  Il  nous  a  répugné,  disait  le  rapporteur,  de 
regarder  comme  un  droit  successif  l'Iionneur  d'être  associé  à  l'ad- 
ministration publique  ;  l'idée  de  perpétuer  ainsi  les  administrateurs 
a  paru  révoltante  à  plusieurs  d'entre  nous.  » 

Le  clergé  devait  avoir  pour  représentans,  outre  l'archevêque  de 
Bourges,  six  abbés  réguliers  ou  commendataiies,  un  chanoine  de  l'é- 
glise métropolitaine  et  quatre  chanoines  des  collégiales;  les  prieurs 
et  les  curés  étaient  exclus  comme  n'ayant  pas  un  intérêt  suffisant  à 
la  bonne  administration  des  biens  ecclésiastiques.  Les  choix  devaient 
être  faits  par  l'assemblée  elle-même.  Le  principe  électif  n'avait  donc 
prévalu  en  réalité  que  pour  le  tiers-état. 

Le  projet  de  règlement  fut  rédigé  en  conséquence  pour  être  sou- 
mis à  l'approbation  du  roi.  En  même  temps  on  régla  la  formation 
des  bureaux,  l'ordre  des  délibérations,  la  composition  du  bureau 
permanent  ou  commission  intermédiaire.  La  disposition  la  plus  re- 
marquable portait  que,  lorsque  l'assemblée  en  viendrait  au  vote,  les 
opinions  seraient  prises  par  tête  et  en  croisant  les  ordres,  de  telle 
sorte  qu'un  membre  du  clergé,  un  membre  de  la  noblesse  et  deux 
membres  du  tiers- état  opinassent  toujours  à  la  suite  les  uns  des 
autres.  Ce  moyen  de  maintenir  entre  les  ordres  une  jalouse  égalité 
avait  été  emprunté  par  Necker  aux  états  du  Languedoc;  en  l'insé- 
rant dans  son  règlement,  l'assemblée  du  Berri  ne  fit  que  reproduire 
l'article  7  de  l'arrêt  du  conseil  qui  l'avait  instituée. 

Le  bureau  des  impôts  présenta  le  second  son  travail  ;  il  avait  pouî- 
rapporteur  l'abbé  de  Yéri.  Les  impôts  dont  le  roi  avait  spécialement 
confié  l'examen  à  l'assemblée  étaient  la  taille,  la  capitation  et  les 
vingtièmes,  c'est-à-dire  les  impôts  directs,  ffui  rapportaient  ensem- 
ble dans  la  généralité  2,500,000  livres;  la  taille  proprement  dite 
y  figurait  pour  la  moitié.  «  La  répartition  sur  les  contribuables,  di- 
sait ra])bé  de  Véri,  a  été  le  plus  important  objet  de  nos  recherches. 
Lorsque  les  collecteurs  des  tailles  ont  reçu  le  mandement  de  leui- 
paroisse,  ils  n'ont  d'autre  règle  pour  la  répartition  que  l'opinion 
qu'ils  ont  de  la  richesse  des  contribuables.  Le  rôle  des  années  pré- 
cédentes peut  servir  de  guide,  mais  il  ne  fait  pas  loi.  Tout  dépend  de 
l'opinion  d'un  appréciateur,  et  cet  appréciateur  change  tous  les  ans. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVL\CL\LES    EN    FRAxXCE.  399 

Ces  obscurités  ouvrent  un  champ  libre  aux  passions  humaines.  La 
faveur,  la  pauvreté,  l'intérêt,  la  crainte  de  choquer  un  successeur, 
l'inquiétude  de  déplaire  à  un  protecteur  puissant,  peuvent  diminuer 
certaines  taxes  au  préjudice  d' autrui;  les  sentimens  de  la  haine  et 
de  la  vengeance  peuvent  au  contraire  en  aggraver  d'autres,  et  toutes 
ces  différentes  sources  d'injustice  sont  derrière  un  voile  qu'il  est  im- 
possible de  lever.  »  Les  plus  pauvres  ayant  le  moins  les  moyens  de 
se  défendre,  c'est  sur  eux  que  tombait  le  plus  lourd  fardeau,  et  il 
n'était  pas  rare  de  voir  le  terrible  huissier  des  tailles  vendre  les  meu- 
bles des  malheureux  paysans  qui  n'avaient  pu  s'acquitter. 

Ce  mode  déplorable  de  perception  avait  amené  une  conséquence 
que  Vauban  et  Boisguillebert  signalaient  énergiquement  au  début 
du  siècle  et  qui  durait  encore  en  1778.  «  Un  taillable  exact  dans  ses 
paiemens,  disait  l'abbé  de  Yéri,  craint  de  voir,  l'année  suivante,  son 
exactitude  punie  par  une  augmentation.  Il  en  résulte  que  tout  tail- 
lable redoute  de  montrer  ses  facultés;  il  s'en  refuse  l'usage  dans 
ses  meubles ,  dans  ses  vètemens ,  dans  sa  nourriture ,  dans  tout  ce 
qui  est  soumis  à  la  vue  d' autrui.  Cette  honte  basse,  que  la  crainte 
d'une  légère  augmentation  occasionne,  énerve  l'âme  du  citoyen. 
Nul  ne  rougit  de  faire  le  pauvre  et  de  se  soumettre  à  l'humiliation 
qui  accompagne  les  couleurs  de  la  pauvreté.  L'attitude  de  la  dépen- 
dance et  du  besoin  remplace  cette  noble  sécurité  qui  chérit  la  sou- 
mission aux  lois,  et  qui  repousse  la  dépendance  de  ses  égaux.  Nous 
ne  vous  assurerons  pas  que  l'industrie  énervée  par  cette  crainte  soit 
la  cause  unique  de  la  misère  du  paysan  dans  sa  vieillesse  et  de  l'af- 
fluence  qui  frappe  à  la  porte  des  hôpitaux;  mais  nous  affirmerons 
avec  certitude  que  la  crainte  de  montrer  au  jour  ses  jouissances  a 
beaucoup  d'inlluence  sur  cette  inertie  qui  se  borne  au  jour  le  jour  et 
qui  ne  veut  que  le  strict  nécessaire.  Qui  de  nous  ne  connaît  cette 
expression  triviale  où  se* complaît  l'indolence  du  taillable  -.^si  je  ga- 
gnais davantage^  ce  serait  pour  le  rollrrteur.  » 

A  ce  mal  si  franchement  accusé,  comment  trouver  un  remède? 
La  première  idée  qui  se  présentait  était  celle  d'un  cadastre  tel  qu'il 
existait  déjà  dans  quelques  provinces;  mais  le  bureau  avait  reculé 
devant  les  frais  et  les  lenteurs  d'une  pareille  entreprise.  Un  autre 
système  avait  séduit  un  moment  les  membres  du  bureau.  Exposé 
dans  un  mémoire  envoyé  de  Provence  par  un  avocat  au  parlement 
d'Aix,  il  consistait  dans  la  substitution  d'une  contribution  en  nature 
à  l'impôt  en  argent.  «  En  Provence,  disait  l'auteur,  où  cette  imposi- 
tion est  très  en  usage,  il  est  des  communes  qui  prélèvent  la  dixième 
partie  des  fruits,  d'autres  la  quinzième,  et  même  moins  encore.  On 
annonce  par  des  affiches  que  cette  portion  de  fruits  sera  vendue  par 
enchères  à  des  personnes  solvables,  qui  verseront  le  prix  dans  les 
mains  du  rece\eur.  Il  ne  faut  ni  li^ re  terrier,  ni  arpentage,  ni  éva- 


hOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luations,  ni  décLarations  d'habitans.  Le  propriétaire  est  libéré  sur-le- 
champ.  Il  ne  craint  pas  de  voir  accumuler  des  intérêts  ni  de  souffrir 
des  frais  de  saisie;  il  ne  peut  jamais  être  arriéré  et  ne  paie  jamais 
au-delà  de  ses  forces.  Dans  une  récolte  abondante ,  il  paie  un  tribut 
plus  fort,  et  se  croit  encore  très  heureux;  dans  une  récolte  mé- 
diocre, il  donne  peu,  et  dans  une  année  de  stérilité  absolue  il  ne 
donne  rien.  » 

Cette  forme  d'impôt  avait  la  plus  grande  analogie  avec  la  dîme 
ecclésiastique,  et  l'auteur  du  mémoire  ne  le  dissimulait  pas.  «Ja- 
mais, disait-il,  la  dîme  n'a  ruiné  personne,  tandis  que  la  taille, 
même  réelle,  a  causé  la  ruine  d'une  infinité  de  familles.  Combien 
de  cultivateurs ,  accablés  par  les  intérêts  et  les  frais  accumulés  de 
leurs  tailles  arriérées,  ne  se  sont-ils  pas  vus  expulsés  du  patrimoine 
de  leurs  pères  par  des  trésoriers  avides  !  Au  contraire,  dans  les  pays 
heureux  où  règne  l'imposition  en  fruits,  la  propriété  est  sacrée,  la 
liberté  personnelle  assurée;  jamais  l'impôt  ne  peut  mordre  ni  sur  le 
fonds,  ni  sur  les  meubles,  ni  sur  la  personne;  il  ne  prend  qu'une  por- 
tion des  fruits.  Les  administrateurs  nouveaux  du  Berri  pourraient 
du  moins  en  faire  l'essai  dans  les  premières  années.  On  peut  leur 
en  assurer  le  succès  d'après  l'expérience  de  la  Provence,  où  les 
ro7nmunaufcs  (on  appelait  ainsi  les  communes  d'aujourd'hui)  qui 
vivent  sous  l'imposition  des  fruits  prospèrent  beaucoup  plus  que 
celles  où  la  taille  est  en  usage.  » 

Malgré  ces  promesses,  le  bureau  opposait  à  ce  système  de  nom- 
breuses objections  :  d'abord  l'embarras  de  la  perception,  les  diffé- 
rentes espèces  de  fruits  se  recueillant  successivement  et  presque  jour 
par  jour;  ensuite  l'incertitude  du  produit,  qui  permettait  difficile- 
ment le  paiement  exact  et  régulier  des  deniers  publics;  enfin  l'in- 
égalité d'un  impôt  qui,  portant  sur  le  produit  brut  et  non  sur  le 
produit  net,  ne  tenait  pas  compte  de  la  différence  des  frais  d'ex- 
ploitation, et  surchargeait  un  terrain  ingrat  plus  qu'un  terrain  fer- 
tile. On  voit  cependant,  par  l'importance  donnée  à  la  proposition , 
qu'elle  répondait  à  un  besoin  réel  :  d'après  la  constitution  financière 
de  la  monarchie,  l'argent  de  l'impôt  sortait  presque  tout  entier  de 
la  province,  et  il  fallait  pour  le  ramener  un  travail  incessant. 

Le  comte  Du  Buat  avait  lu  à  l'assemblée  tout  un  plan  financier 
conçu  par  lui.  Ce  plan  n'a  pas  été  publié  dans  les  procès-ver])aux, 
mais  le  résumé  qu'en  donne  l'abbé  de  Yéri  montre  qu'il  se  rappro- 
chait beaucoup  de  ce  qui  existe  aujourd'hui.  M.  Du  Buat  distinguait 
trois  sortes  de  revenus  qu'il  proposait  d'imposer  à  part  :  le  revenu 
foncier  des  terres  et  des  maisons,  le  revenu  mobilier  et  le  revenu 
industriel,  ce  qui  revient  assez  exactement  à  la  distinction  établie 
plus  tard  par  l'assemblée  constituante,  —  impôt  foncier,  impôt  mo- 
bilier et  impôt  des  patentes.  Le  bureau  avait  jugé  ces  idées  bonnes 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  AGI 

en  théorie,  mais  il  n'avait  pas  cru  devoir  s'y  arrêter  pour  le  moment, 
parce  qu'elles  supposaient  un  travail  d'ensemble,  et  qu'on  n'avait 
ni  le  temps  ni  les  moyens  de  s'y  livrer.  Il  fallait  courir  au  plus 
pressé,  c'est-à-dire  parer  aux  plus  gros  inconvéniens  du  mode  usité, 
tout  en  réservant  la  question  de  principe. 

On  redoutait  d'ailleurs  l'incurable  défiance  que  tant  d'années  de 
gouvernement  absolu  avaient  enracinée  dans  les  esprits.  «  Le  peuple, 
disait  avec  raison  le  rapporteur,  n'imagine  jamais  qu'aucune  opé- 
ration ait  pour  but  son  soulagement;  il  croit  toujours  que  ce  n'est 
qu'un  moyen  d'augmenter  l'impôt.  »  Et  le  peuple  n'était  pas  le  seul 
à  concevoir  ces  craintes  :  des  publicistes  écoutés  écrivaient  que  l'in- 
stitution des  assemblées  provinciales  n'avait  d'autre  but  que  de  con- 
tracter des  emprunts  avec  la  garantie  des  provinces,  et  de  les  acca- 
bler de  nouvelles  exactions.  Au  milieu  de  ces  difficultés,  aggravées 
encore  par  l'attitude  ombrageuse  de  l'intendant,  qui  défendait  pied 
à  pied  son  autorité ,  le  bureau  ne  proposait  que  quelques  mesures 
de  détail  qui  avaient  cependant  leur  importance  :  elles  consistaient 
à  solliciter  du  roi  la  fixation  des  vingtièmes  à  payer  par  la  province 
sous  forme  d'abonnement,  et  à  confier  aux  contribuables  eux-mêmes 
le  droit  de  /aire  dans  chaque  paroisse  la  répartition  de  la  taille  par 
des  experts  élus.  L'assemblée  adopta  ces  conclusions,  qui  appor- 
taient un  véritable  soulagement. 

Le  bureau  des  travaux  publics  vint  en  troisième;  il  avait  pour 
rapporteur  l'abbé  de  Barzelles.  Tout  le  monde  sait  combien  les  tra- 
vaux publics  manquaient  en  France  sous  l'ancien  régime.  iNecker 
évalue  à  9,000  lieues  de  2,000  toises,  ou  36,000  kilomètres,  la  lon- 
gueur des  routes  achevées  en  1780  dans  tout  le  royaume;  nous  en 
avons  aujourd'hui  plus  de  160,000,  sans  compter  les  chemins  de  fer 
et  la  petite  vicinalité.  La  situation  de  la  France  s'était  pourtant  fort 
améliorée  sous  ce  rapport,  comme  sous  tous  les  autres,  depuis  la 
mort  de  Louis  XIV,  la  plupart  des  routes  existantes  ayant  été  ou- 
vertes dans  les  trente  dernières  années  du  règne  de  Louis  XV.  Ce 
grand  travail,  entrepris  par  Trudaine,  directeur-général  des  ponts 
et  chaussées,  excitait  à  bon  droit  l'admiration.  La  France  lui  devait 
l'impulsion  qu'avaient  reçue  son  agriculture,  son  commerce  et  son 
industrie,  et  plus  on  sentait  les  effets  des  routes  ouvertes,  plus  on 
voulait  en  ouvrir  d'autres.  Le  Berri,  qui  formait  la  quarantième 
partie  de  la  surface  de  la  France,  n'avait  alors  que  92  lieues  ou 
368  kilomètres  de  routes  terminées,  c'est-à-dire  le  centième  du 
total  national.  Il  en  a  aujourd'hui  4,500  kilomètres  :  il  a  plus  que 
décuplé.  On  y  ouvrait  en  moyenne  10  kilomètres  de  chemins  neufs 
par  an,  ou  le  dixième  environ  de  ce  qu'on  en  ouvre  annuellement 
depuis  trente  ans.  On  n'avait  guère  d'autre  ressource  que  celle  des 

TOME   XXXIV.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corvées.  C'est  avec  les  corvées  que  Trudaine  avait  fait  exécuter  son 
réseau  de  grandes  routes;  mais  il  regrettait  lui-même  l'emploi  de 
ce  moyen,  et  demandait  que  les  travaux  fussent  exécutés  autant 
que  possible  h  prix  d'argent,  moyennant  un  impôt  spécial. 

Après  avoir  étudié  avec  soin  cette  question  délicate,  le  bureau  des 
travaux  publics  n'avait  pas  cru  devoir  prendre  de  parti  :  les  dé- 
fauts de  la  corvée  sautaient  aux  yeux;  mais  on  sentait  en  même 
temps  la  difficulté  de  la  remplacer,  et  on  se  demandait  s'il  ne  valait 
pas  mieux  chercher  à  la  corriger  dans  les  détails.  Lorsque  le  roi 
avait  révoqué  l'édit  qui  la  supprimait,  deux  ans  auparavant,  on  n'a- 
vait pas  osé  l'appeler  par  son  nom,  et  on  s'était  borné  à  dire  que 
Vancien  usage  était  rétabli  par  provision.  En  même  temps  une  in- 
struction envoyée  aux  intendans  recommandait  de  nombreux  adou- 
cissemens  dans  la  perception.  Ainsi  les  corvéables  ne  pouvaient  dé- 
sormais être  contraints  de  se  transporter  à  plus  de  8,000  toises  de 
distance,  ce  qui  atténuait  un  des  plus  graves  abus  du  passé.  L'in- 
génieur en  chef  de  la  généralité  proposait  à  la  fois  deux  systèmes, 
l'un  pour  maintenir  la  corvée,  l'autre  pour  la  convertir  en  argent. 
Le  bureau  rapportait  le  pour  et  le  contre  et  ne  concluait  pas.  L'as- 
semblée prit  une  résolution  qui  montrait  à  la  fois  l'impopularité 
de  la  corvée  et  l'embarras  de  la  remplacer  :  elle  décida  que  les 
routes  seraient  continuées  en  1779  au  moyen  de  la  corvée,  mais 
qu'on  les  distribuerait  par  tâches  entre  les  communautés,  et  que  la 
prochaine  assemblée  s'occuperait,  dès  le  commencement  de  ses 
séances,  des  moyens  les  plus  efficaces  à  prendre  soit  pour  supprimer 
la  corvée,  soit  pour  n'en  laisser  subsister  que  ce  qui  pourrait  se 
concilier  avec  les  principes  de  justice  et  de  bienfaisance  qui  avaient 
dirigé  le  roi  dans  l'établissement  des  assemblées  provinciales. 

Le  bureau  de  l'agriculture  et  du  commerce  fit  son  rapport  le  der- 
nier. Il  avait  pour  rapporteur  l'abbé  de  Yélard.  Le  travail  de  M.  de 
Vélard  ne  fait  partie  ni  des  procès-verbaux  imprimés,  ni  des  procès- 
verbaux  manuscrits  qui  existent  encore  aux  archives  de  Bourges. 

Cependant  le  terme  de  la  session ,  qui  ne  devait  pas  durer  plus 
d'un  mois,  arrivait.  Avant  de  se  séparer,  l'assemblée  nomma  au  scru- 
tin secret  les  sept  membres  de  la  commission  intermédiaire.  Cette 
commission  se  constitua  aussitôt  sous  la  présidence  de  l'archevêque; 
ses  fonctions  devaient  être  gratuites.  Les  deux  procureurs-syndics 
furent  pris  hors  de  l'assemblée  :  les  choix  se  portèrent  sur  M.  de 
Bengy,  lieutenant-général  au  bailliage  de  Bourges,  et  M.  Dumont, 
procureur  du  roi  au  bureau  des  finances.  Leurs  gages,  comme  on 
disait  alors,  furent  fixés  à  4,000  livres  par  tête.  Le  secrétaire  de 
l'archevêché  fut  nommé  secrétaire -greffier  avec  un  traitement  de 
2,400  livres.  Quant  aux  membres  de  l'assemblée,  ils  ne  consentirent 
à  accepter  qu'une  indemnité  de  300  livres. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  Zi03 

Telle  fut  dans  son  ensemble  cette  première  session.  Elle  ne  donna 
point  par  elle-même  de  grands  résultats,  mais  elle  prépara  ce  qui  se 
fit  par  la  suite.  Cette  réunion  de  quarante-huit  députés,  comme  on 
les  appelait,  délibérant,  sous  la  présidence  d'un  archevêque,  sur 
les  affaires  d'une  grande  province,  offrait  un  spectacle  imposant, 
qui  ne  pouvait  manquer  de  frapper  les  esprits.  La  province  y  vit 
le  signe  certain  d'un  retour  à  son  ancienne  prospérité,  et  les  parties 
du  royaume  qui  n'avaient  pas  encore  de  représentation  provinciale 
accueillirent  ce  premier  pas  comme  une  promesse. 

La  seconde  session  fut  convoquée  pour  le  16  août  1779,  bien  que 
les  deux  ans  d'intervalle  légal  ne  fussent  pas  expirés.  L'intendant  de 
la  province,  commissaire  du  roi,  y  annonça  que  le  règlement  définitif 
ne  serait  arrêté  que  plus  tard  en  ce  qui  concernait  le  mode  de  re- 
nouvellement des  membres,  et  qu'en  attendant  le  roi  avait  réduit 
de  deux  le  nombre  des  membres  du  clergé  et  augmenté  d'autant 
ceux  de  la  noblesse,  satisfaction  donnée  par  Necker  au  parti  philo- 
sophique. Les  deux  nouveaux  membres  nommés  par  le  roi  étaient 
le  duc  de  Béthune-Gharost  et  le  comte  de  Lusignan  ;  ils  prirent 
séance  immédiatement. 

On  a  cjuelque  peine  à  s'expliquer  comment  le  duc  de  Charost 
n'avait  pas  été  élu  par  l'assemblée;  on  n'avait  pas  osé  sans  doute, 
par  respect  pour  sa  qualité  de  duc  et  pair,  porter  sur  lui  des 
suffrages  qu'il  méritait  à  tant  d'égards.  Descendant  et  héritier  de 
Sully,  qui  avait  en  Berri  ses  principaux  domaines,  il  possédait  dans 
cette  province  d'immenses  propriétés.  La  petite  ville  de  Charost, 
érigée  en  duché-pairie  par  Louis  XIV,  est  aujourd'hui  un  chef-lieu 
de  canton  du  département  du  Cher.  Né  en  1728,  le  duc  de  Charost 
avait  alors  cinquante  ans.  Peu  d'hommes  ont  laissé  sur  la  terre  un 
souvenir  aussi  vénéré.  Il  avait  aboli  sur  ses  terres  les  corvées  sei- 
gneuriales dès  1770  et  fondé  dans  sa  seigneurie  de  Meillant,  près  du 
magnifique  château  qui  existe  encore,  un  hôpital  qu'il  entretenait 
à  ses'frais.  En  Bretagne,  où  il  avait  aussi  des  domaines,  il  avait  éta- 
bli des  ateliers  de  charité;  en  Picardie,  il  encourageait  la  culture  du 
lin  et  fondait  des  prix  sur  les  moyens  de  prévenir  les  épizooties. 
C'est  de  lui  que  Louis  XV  disait  un  jour  :  Vous  voyez  bien  cet 
homme;  il  ne  paie  pas  de  mine,  et  il  vivifie  trois  de  mes  pro- 
vinces. ■ — Il  porta  dans  ses  fonctions  de  simple  membre  de  l'assem- 
blée du  Berri,  quoiqu'il  eût  pu  les  considérer  comme  au-dessous 
de  son  rang,  le  même  zèle,  le  même  dévouement  qui  devaient  lui 
faire  accepter,  en  1799,  celles  de  maire  d'un  arrondissement  de 
Paris.  Une  juste  popularité  l'entourait  dans  la  province,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  d'être  arrêté  pendant  la  terreur;  il  ne  dut  la  vie  qu'au 
9  thermidor. 

Cette  session  extraordinaire  de  1779  ne  dura  que  quinze  jours.  Il 


40A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

y  fut  rendu  compte  des  études  que  la  commission  intermédiaire  avait 
entreprises  pour  bien  connaître  l'efTet  utile  des  corvées.  Deux  mem- 
bres de  cette  commission  avaient  fait  faire  sous  leuï's  yeux  des  expé- 
riences ayant  pour  but  d'évaluer  le  prix  en  argent  d'une  lieue  de 
chemin  neuf.  Ils  étaient  arrivés  l'un  et  l'autre  à  un  prix  moyen  de 
2û,000  livres.  En  même  temps  on  avait  calculé  que  les  corvées  exé- 
cutées annuellement  dans  la  province  s'élevaient  à  320,000  jour- 
nées d'hommes  et  à  96,000  journées  de  voiture,  de  sorte  qu'en 
évaluant  la  journée  d'homme  à  15  sols  et  la  journée  de  voiture  à 
à  livres,  on  obtenait  l'équivalent  de  6'2/i,000  livres.  Avec  l'emploi 
d'une  pareille  ressource,  on  n'achevait  tout  au  plus  que  deux  ou 
trois  lieues  de  chemin  neuf  par  an,  outre  les  réparations  sur  les 
chemins  existans,  ce  qui  accusait  une  perte  des  deux  tiers  au  moins 
des  fonds  employés.  On  en  concluait  qu'avec  une  somme  en  argent 
de  250,000  livres,  on  pourrait  faire  six  lieues  de  chemin  neuf  par  an, 
sans  compter  les  réparations ,  et  réaliser  encore  pour  les  contribua- 
bles une  économie  de  37/i,000  livres.  L'assemblée  renvoya  encore  sa 
décision  à  l'année  suivante,  pour  se  donner  le  temps  de  vérifier  et 
de  compléter  les  études. 

La  commission  intermédiaire  avait  rencontré  dans  l'intendant  et 
ses  subdélégués,  ainsi  que  dans  les  ingénieurs  des  ponts  et  chaussées, 
qui  formaient  dès  cette  époque  le  même  corps  qu'aujourd'hui  (l), 
un  mauvais  vouloir  manifeste.  L'archevêque  et  le  ministre,  pour  venir 
à  bout  de  ces  résistances,  imaginèrent  de  faire  un  appel  éclatant  à 
l'autorité  du  roi.  L'assemblée  délibéra  que  son  président  sollicite- 
rait l'autorisation  de  porter  au  pied  du  trône,  par  une  députation, 
les  témoignages  de  sa  reconnaissance,  et  cette  députation  fut  en  efiet 
admise  à  Versailles  au  mois  de  février  1780.  L'archevêque,  qui  la 
conduisait,  adressa  un  discours  au  roi.  Louis  XVI  répondit  avec  bien- 
veillance, et  l'éclat  qui  en  rejaillit  sur  l'assemblée  contint  pour 
quelque  temps  ses  ennemis.  Les  principaux  membres,  passant  habi- 
tuellement Ihiver  à  Paris,  voyaient  souvent  les  ministres;  Nêcker 
correspondait  en  outre  avec  quelques-uns  d'entre  eux,  notamment 
avec  l'abbé  de  Véri. 

La  session  de  1780  fut  l'apogée  de  l'institution.  L'intendant  avait 
été  changé  dans  l'intervalle,  car  les  intendans  changeaient  aussi 
souvent  sous  l'ancien  régime  que  les  préfets  de  nos  jours  :  on  a 

(1)  Le  corps  des  ponts  et  chaussées  avait  reçu  son  organisation  de  Trudaine.  Il  se 
recrutait  dans  une  école  spéciale  et  avait  à  sa  tête  un  conseil  supérieur,  qui  relevait 
directement  du  contrôleur-général  des  finances.  Sur  un  fonds  annuel  de  5  millions 
alloués  par  l'état  aux  travaux  publics  en  sus  des  corvées,  le  Berri  ne  recevait  que 
60,000  livres,  qui  passaient  presque  complètement  en  frais  de  personnel.  L'ingénieur 
en  chef  de  la  généralité  avait  un  traitement  de  6,250  livres;  les  quatre  ingénieurs  sous 
ses  ordres  recevaient  de  2,000  à  2,000  livres.  Puis  venaient  des  commis,  des  conduc- 
teurs, des  piquours,  etc. 


LES    ASSEMBLÉES    PFxOVIACIALES    Ei\    FRANCE.  405 

calculé  qu'en  cent  cinquante  ans  l'Auvergne  avait  eu  trente  intendans. 
Le  nouvel  administrateur,  M.  Dafour  de  Villeneuve,  ouvrit  la  pre- 
mière séance  par  un  discours  plein  de  témoignages  de  respect  et  de 
déférence  pour  l'assemblée.  L'archevêque-président  rendit  compte  de 
l'honorable  réception  faite  par  le  roi  à  la  députation.  Il  fut  annoncé 
en  même  temps  que  le  roi  accordait  l'abonnement  demandé  pour 
les  vingtièmes,  et,  pour  mettre  le  comble  aux  présages  favorables, 
de  nombreux  dons  volontaires  furent  faits  par  la  noblesse  et  le  clergé 
de  la  province.  Le  chapitre  métropolitain  oflrit  3,000  livres  pour 
être  employées  à  tel  objet  d'utilité  publique  que  l'assemblée  jugerait 
convenable  ;  plusieurs  autres  églises  collégiales,  plusieurs  abbés  et 
prieurs  s'étaient  empressés  de  suivre  cet  exemple,  et  ce  qu'ils  of- 
fraient montait  à  plus  de  68,000  livres;  quelques  gentilshommes 
avaient  donné,  en  moins  de  vingt-quatre  heures,  une  somme  de 
17,000  livres.  C'est  ainsi  que  les  ordres  privilégiés  cherchaient  à 
faire  oublier  leurs  immunités  avant  d'y  renoncer  tout  à  fait. 

La  grande  question  de  la  corvée  fut  remise  sur  le  tapis,  mais 
cette  fois  pour  être  résolue.  Necker,  impatient  comme  tous  les  mi- 
nistres dont  l'autorité  est  contestée,  poussait  vivement  à  la  suppres- 
sion. L'assemblée  céda,  mais  avec  quelque  hésitation  ;  elle  aurait 
préféré  visiblement  laisser  aux  paroisses  l'option  entre  le  travail  en 
nature  et  le  rachat  en  argent,  a  La  perception  en  nature  de  tous  les 
genres  d'impôts,  disait  le  rapporteur,  a  été  la  première  règle  des 
sociétés.  On  y  a  substitué,  pour  la  commodité  des  gouvernemens,  des 
perceptions  en  argent,  plus  onéreuses,  sans  consulter  les  peuples. 
La  province  en  est  encore  à  l'état  primitif  pour  les  chemins,  il  faut 
laisser  aux  contribuables  l'option  de  la  charge  pour  les  exécuter; 
c'est  un  soulagement  qu'on  leur  doit.  »  D'autres  proposaient  une 
sorte  de  corvée  mixte,  c'est-à-dire  que  les  corvéables  auraient  ac- 
quitté la  moitié  de  leur  tâche  gratuitement  et  auraient  reçu  salaire 
pour  l'autre  moitié.  Peut-être  eût-il  mieux  valu,  au  point  de  vue 
purement  économique,  adopter  ces  demi-mesures,  qui  permettaient 
de  conserver  la  corvée  tout  en  l'allégeant.  Dans  la  généralité  d'Auch 
entre  les  mains  de  l'intendant  d'Etigny,  dans  la  province  de  Bretagne 
sous  la  direction  des  états,  la  corvée,  bien  administrée,  venait  de 
donner  des  résultats  inattendus.  En  la  supprimant  tout  cà  fait,  on  se 
privait  d'une  grande  ressource,  car,  pour  la  remplacer  par  un  impôt, 
il  fallait  commencer  par  la  réduire  des  deux  tiers.  On  disait,  il  est 
vrai,  qu'avec  un  tiers  en  argent  on  obtiendrait  plus  de  travail  effectif; 
mais  on  aurait  pu  obtenir  plus  d'effet  encore  en  joignant  au  rachat 
en  argent  une  portion  de  travail  en  nature.  La  suppression  radi- 
cale de  la  corvée  a  plus  nui  que  servi  au  développement  des  routes, 
et  quand  on  a  voulu  donner  une  impulsion  sérieuse  aux  travaux, 
on  s'est  cru  ol)ligé  de  la  rétablir  sous  le  nom  adouci  de  prestation 


A06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  nature.  Sans  cloute  le  rachat  en  arcjent  vaut  mieux  en  soi,  mais 
il  n'est  pas  toujours  possible  ;  il  ne  le  devient  que  peu  à  peu,  à  me- 
sure que  le  travail  prend  de  la  valeur  par  l'ouverture  des  débou- 
chés, et  on  peut  affirmer  que,  si  le  système  de  l'option  l'avait  em- 
porté, notre  réseau  de  chemins  serait  aujourd'hui  beaucoup  plus 
complet. 

De  telles  considérations  n'arrêtaient  pas  Necker  et  ne  pouvaient 
pas  l'arrêter.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  moins  une  mesure  économique 
qu'un  acte  politique  éclatant  qui  popularisât  les  assemblées  provin- 
ciales par  la  disparition  d'un  usage  détesté.  L'assemblée  du  Berri 
comprit  cette  pensée  ;  elle  décida  que  la  corvée  serait  abolie  dans  la 
province,  et  que  les  travaux  des  chemins  s'exécuteraient  à  l'avenir 
à  prix  d'argent.  Pour  parer  à  cette  dépense,  elle  écarta  la  proposi- 
tion d'un  emprunt,  et  se  prononça  pour  une  contribution  propor-» 
tionnelle  à  la  taille  ;  cette  contribution  devait  être  du  quart  au  tiers 
du  principal. 

Bien  que  l'assemblée  n'eût  pas  précisément  à  s'occuper  des  im- 
pôts indirects,  dont  la  réforme  ne  pouvait  s'accomplir  que  par  l'au- 
torité centrale ,  elle  entendit  sur  ce  sujet  plusieurs  mémoires  étu- 
diés avec  soin.  Le  plus  lourd  de  ces  impôts  était  la  gabelle,  qui 
rapportait  dans  la  province  1,800,000  livres,  M.  de  Lusignan  pro- 
posa de  la  transformer  en  une  capitation  de  h  livres  par  tête,  à 
l'exception  des  indigens.  On  sait  que  Necker  voulait  mieux  encore  : 
il  voulait  réduire  des  deux  tiers  cet  impôt  écrasant.  Le  Berri  ne  for- 
mait pas  seulement  du  côté  du  midi  la  frontière  des  grandes  gabelles, 
il  confinait  aussi  à  la  ligne  de  douanes  qui  partageait  la  France  de 
l'est  à  l'ouest,  et  qui  séparait  les  provinces  soumises  au  tarif  de  1664 
des  provinces  réputées  étrangères.  On  payait  donc,  pour  aller  de 
l'Auvergne  et  du  Limousin  en  Berri,  ce  qu'on  appelait  des  droits 
de  traite  pour  certaines  marchandises;  ces  droits  ne  rapportaient 
annuellement  que  la  misérable  somme  de  105,000  livres,  et  entra- 
vaient inutilement  le  commerce.  L'abbé  de  Véri,  d'accord  avec  Nec- 
ker, proposa  de  les  supprimer  et  de  reporter  aux  frontières  toutes 
les  lignes  de  douanes.  Les  droits  sur  les  boissons,  qu'on  appelait 
aides,  donnaient  lieu  à  une  foule  d'abus  et  de  vexations;  on  indi- 
qua également  les  moyens  de  les  réformer,  ainsi  que  les  droits  sur 
le  contrôle  des  actes,  la  marque  des  fers,  etc. 

Le  duc  de  Charost  proposa,  dans  un  mémoire  important,  tout  un 
système  de  canalisation.  La  position  du  Berri  au  centre  de  la  France, 
le  nombre  des  cours  d'eau  qui  l'arrosent,  la  forme  de  la  Loire  qui. 
décrit  une  sorte  de  demi-cercle  autour  de  la  province,  avaient  de- 
puis longtemps  attiré  l'attention.  D'anciens  projets,  qui  remontaient 
jusqu'à  Jacques  Cœur,  accueillis  plus  tard  par  Sully  et  par  Colbert, 
étaient  restés  sans  effet.  On  calculait  cependant  que,  de  tous  les 


LES    ASSEMBLÉES    PIIOVINCIALES    EX    FRANCE.  h07 

moyens  de  transport,  les  canaux  étaient  les  plus  économiques. 
«  Un  chariot,  disait-on,  attelé  de  six  chevaux  et  conduit  par  deux 
hommes,  ne  porte  que  deux  ou  trois  milliers,  tandis  que  deux  mari- 
niers suffisent  à  un  bateau  chargé  de  trois  cents  milliers  ;  un  seul  ba- 
teau rend  donc  à  la  culture  deux  cents  hommes  et  six  cents  chevaux.  » 
Le  travail  du  duc  de  Charost,  imprimé  d'abord  dans  les  procès- 
verbaux,  a  été  réimprimé  à  part  avec  cartes  et  plans.  Il  s'agissait 
de  rendre  navigables  toutes  les  rivières  du  Berri,  l'Yèvre  jusqu'à 
Bourges,  la  Creuse  jusqu'à  Argenton,  le  Cher  jusqu'à  Montluçon, 
l'Indre  jusqu'à  La  Châtre,  et  de  relier  toutes  ces  rivières  entre  elles 
et  avec  la  Loire  par  un  ensemble  de  canaux.  En  Angleterre,  le  duc 
de  Bridgewater  venait  de  terminer  son  fameux  canal  de  Manchester 
à  Liverpool,  et  le  duc  de  Charost  ambitionnait  évidemment  l'hon- 
neur de  devenir  le  Bridgewater  de  la  France.  Comme  moyens  d'exé- 
cution ,  il  proposait  d'employer  dans  la  province  la  somme  qu'elle 
payait  tous  les  ans  pour  la  navigation  générale,  d'inviter  les  rive- 
rains des  canaux  projetés  à  contribuer  à  une  dépense  qui  devait  les 
enrichir,  et  de  solliciter  du  roi  la  concession  des  coupes  de  la  vaste 
forêt  du  Tronçais ,  inexploitée  faute  de  débouchés. 

On  était  alors  au  plus  fort  de  «la  guerre  d'Amérique,  qui  ne  devait 
se  terminer  que  par  la  paix  de  1783.  La  France  dépensait  ZiOO  mil- 
lions par  an  pour  son  armée  et  sa  marine,  et,  malgré  toutes  les  res- 
sources de  son  génie  financier,  Necker  avait  quelque  peine  à  pour- 
voir à  ces  dépenses  par  des  emprunts.  Le  moment  était  mal  choisi 
pour  entreprendre  des  dépenses  utiles;  c'était  déjà  beaucoup  que 
de  les  préparer.  L'assemblée  se  borna  donc  à  voter  de  nouvelles^ 
études;  elle  ne  devait  s'en  occuper  de  nouveau  qu'en  1786,  et  alors 
elle  vota  un  emprunt  de  150,000  livres  par  an  pendant  dix  ans.  La 
révolution  étant  survenue,  le  projet  fut  abandonné.  Il  fut  repris  en 
1807,  interrompu  encore  à  la  fin  de  l'empire,  repris  de  nouveau  sous 
la  restauration,  et,  bien  qu'il  ne  soit  exécuté  qu'en  partie,  le  dépar- 
tement du  Cher  lui  doit  d'être  aujourd'hui  le  plus  riche  de  France 
en  voies  artificielles  de  navigation.  En  revanche,  le  département  de 
l'Indre,  qui  devait  avoir  sa  part  dans  le  projet  du  duc  de  Charost, 
n'a  pas  un  seul  kilomètre  de  voie  navigable. 

C'est  à  la  fin  de  cette  session  de  1780  que  l'assemblée  du  Berri, 
sur  la  proposition  de  son  président,  vota  l'impression  de  ses  pro- 
cès-verbaux. ((  Les  désirs  d'un  grand  nombre  de  citoyens  de  tous 
les  ordres  semblent,  dit  l'archevêque,  en  faire  une  loi,  et  il  est  juste 
de  leur  accorder  une  satisfaction  si  naturelle  sur  un  objet  essentiel- 
lement lié  au  bonheur  du  peuple.  »  Ces  premiers  procès -verbaux 
forment  un  volume  in-4°,  imprimé  à  Bourges. 

L'année  suivante,  Necker  n'était  plus  ministre,  et  l'institution  des 
assemblées  provinciales  paraissait  menacée  de  tomber  avec  lui.  La 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commission  intermédiaire  ne  se  décom'agea  pas;  elle  poursuivit 
avec  persévérance  l'exécution  des  votes,  notamment  en  ce  qui  con- 
cernait les  travaux  des  chemins.  L'assemblée,  aux  termes  de  son 
institution,  devait  être  convoquée  en  1782;  elle  ne  le  fut  qu'au 
mois  d'octobre  1783,  sur  les  instances  réitérées  de  l'archevêque. 
Le  nouveau  ministre  présenta  cet  ajournement  comme  une  compen- 
sation de  la  session  extraordinaire  de  1779.  L'autorisation  de  pu- 
blier les  procès-verbaux  fut  retirée.  Trois  membres  du  clergé  avaient 
été  promus  à  l'épiscopat  :  M.  de  Séguiran,  abbé  du  Landais,  était 
devenu  évêque  de  Nevers;  M.  de  Béthisy,  abbé  de  Barzelles,  évèque 
d'Uzès,  et  M.  de  Hercé,  abbé  de  Chezal-Benoît,  évêque  de  Dol.  Tous 
trois  conservèrent  leurs  abbayes  dans  la  province,  mais  les  évoques 
d'Uzès  et  de  Dol,  étant  désormais  trop  éloignés  du  Berri  par  leur  ré- 
sidence, durent  être  remplacés  à  l'assemblée.  Le  nouvel  évêque  de 
Nevers  ne  cessa  pas  d'en  faire  partie.  Tous  les  trois  ont  été  plus  tard 
membres  de  l'assemble  des  notables,  et  élus  en  1789  aux  états-gé- 
néraux. 

Avant  de  quitter  le  ministère,  Necker  avait  pris  une  des  meilleures 
mesures  de  son  administration  :  il  avait  fait  décider  par  le  roi,  le 
13  février  1780,  que  la  taille,  qui  pouvait  jusqu'alors  s'accroître 
arbitrairement  par  un  simple  arrêt  du  conseil ,  ne  pourrait  plus  être 
augmentée  que  par  une  loi  soumise  à  l'enregistrement  des  parle- 
mens.  Le  bureau  de  l'impôt  rendit  hommage  en  ces  termes  à  la  nou- 
velle réforme  :  «  Il  est  heureusement  arrivé,  depuis  votre  séparation, 
une  sorte  de  révolution,  un  événement  mémorable  en  matière  de 
taille.  Ce  qui  rendait  surtout  cet  impôt  affligeant  pour  les  contri- 
buables, c'est  qu'il  pouvait  s'accroître  et  s'accroissait  réellement  d'an- 
née en  année  sans  formes  publiques,  sans  promulgation  quelconque, 
et  devait,  par  sa  progression  naturelle,  peser  indéhniment  sur  la  sub- 
stance de  la  nation.  Il  eût  été  chimérique,  dans  cette  situation,  d'at- 
tendre des  peuples  qu'ils  se  prêtassent  à  donner  les  éclaircissemens 
nécessaires  à  une  meilleure  répartition.  Rien  ne  les  eût  rassurés 
contre  la  crainte  de  voir  ajouter  aux  cliarges  anciennes  à  mesure 
que  leurs  facultés  seraient  mieux  connues,  et  tout  projet  de  re- 
cherche eût  été  un  signe  de  terreur.  Enfin  le  gouvernement  a  pris 
la  résolution  courageuse  de  fixer  le  montant  de  la  taille  et  de  ses 
accessoires.  Après  cet  engagement  solennel,  nous  pouvons  avec  con- 
fiance rechercher  les  rapports  des  facultés  des  contribuables  et  des 
charges,  et  les  peuples,  éclairés  sur  l'objet  de  vos  recherches,  n'y 
verront  que  le  désir  paternel  et  juste  de  partager  entre  les  mem- 
bres d'une  même  famille  les  diverses  parties  du  fardeau  commun.  » 

L'abbé  de  Vélard  lut  sur  la  situation  de  l'agriculture  et  de  l'in- 
dustrie un  grand  travail.  Quelque  misérable  que  fût  le  Berri,  l'agri- 
culture n'y  était  pas  précisément  stationnaire.  Une  société  d'agricul- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  Zi09 

ture  fondée  peu  après  celle  de  Paris,  en  1762,  avait  fait  quelques 
elfortspour  ranimer  le  travail  des  champs.  L'intendant  d'alors,  M.  Do- 
dart,  avait  prononcé  un  discours  d'ouverture  où  il  insistait  sur  la  né- 
cessité d'étendre  la  culture  des  prairies  artificielles,  d'augmenter  le 
nombre  des  bestiaux  et  la  quantité  des  engrais,  de  clore  les  champs 
par  des  haies,  d'affermer  les  communaux,  etc.  On  peut  se  moquer 
des  discours  en  fait  d'agriculture;  ils  n'en  sont  pas  moins  le  té- 
moignage de  la  situation  des  esprits  au  moment  où  on  les  prononce. 
Celui-ci  prouve  que  les  principes  du  développement  agricole  étaient 
connus  et  professés  en  Berri  il  y  a  cent  ans;  la  grande  difficulté 
venait,  comme  toujours,  du  manque  de  capitaux  et  de  débouchés. 
Expilly  s'exprimait  ainsi  dans  son  Dictionnaire  de  la  France  :  «  lie 
Berri  serait  l'une  des  meilleures  provinces  du  royaume,  si  le  com- 
merce y  était  plus  florissant  et  l'exportation  des  denrées  plus  facile. 
Les  habitans  y  font  un  débit  considérable  de  leurs  bestiaux  et  sur- 
tout de  leurs  moutons.  Ils  vendent  aussi  quantité  de  laine  et  de 
chanvre.  » 

Ces  divers  produits  allaient  en  s' accroissant,  mais  par  un  mou- 
vement de  progression  si  lent,  qu'il  paraissait  insensible.  Un  pro- 
priétaire du  pays,  le  marquis  de  Barbançois,  avait  reçu  dans  sa  terre 
de  Yillegougis  les  premiers  moutons  de  race  espagnole  importés  par 
Turgot  en  d776.  Un  autre,  le  vicomte  de  Lamerville,  le  même  qui 
fut  plus  tard  député  à  l'assemblée  constituante  et  rapporteur  de  la 
loi  de  1791  sur  les  biens  et  imiges  ruraux,  créait  dans  ses  do- 
maines, à  Dun-le-Roi,  le  plus  beau  troupeau  de  mérinos  qu'il  y  eût 
en  France,  la  race  de  Rambouillet  n'existant  pas  encore.  D'autres 
travaillaient  à  perfectionner  la  culture  du  chanvre  et  celle  des  cé- 
réales. On  avait  essayé ,  mais  sans  succès,  d'introduire  le  mûrier. 
L'abbé  de  Vélard  n'en  fit  pas  moins  dans  son  rapport  le  plus  triste 
tableau  de  l'état  des  campagnes.  Il  condamnait  surtout  l'abus  de  la 
vaine  pâture.  Sous  prétexte  que  les  troupeaux  formaient  le  revenu  le 
plus  clair  du  sol,  le  Berri  presque  tout  entier  n'offrait  qu'un  immense 
pâturage  sans  clôtures,  où  les  moutons  dévoraient  tout.  L'assemblée 
demanda  la  réforme  des  coutumes  en  matière  de  vaine  pâture,  de 
manière  à  favoriser  l'extension  ,des  prairies,  tant  naturelles  qu'arti- 
ficielles, et  la  reproduction  des  bois.  En  même  temps  elle  fonda  des 
prix  et  des  concours,  créa  une  école  pratique  de  bergers,  sous  la 
direction  de  M.  de  Lamerville,  et  acheta  de  Daubenton  vingt  béliers 
de  race  améliorée. 

Au  nombre  des  usages  locaux  les  plus  pernicieux  à  l'agriculture, 
le  rapporteur  rangeait  ce  qu'on  appelait  la  communauté  taisible  entre 
frères  et  sœurs,  pour  l'exploitation  d'un  même  domaine.  «  Dans  ces 
petites  républiques,  disait- il,  comme  dans  les  grands  états,  cha- 
cun a  la  prétention  de  profiter  de  tous  les  bénéfices  de  l'association 


410  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  rejetant  le  plus  possible  sur  les  autres  sa  part  des  charges  com- 
munes; chacun  fait  le  moins  de  travail  qu'il  peut.  Il  en  résulte  qu'a- 
vec beaucoup  de  bras  il  se  fait  très  peu  d'ouvrage;  il  faut  qu'un 
domaine  chargé  de  nourrir  tant  de  monde  sans  activité  donne  des 
récoltes  valant  h  ou  5,000  livres,  pour  que  le  propriétaire  ait  un  pro- 
duit de  h  à  500  livres,  et  quelquefois  moins.  L'anarchie  règne  natu- 
rellement dans  une  ferme  où  chacun  est  maître  au  même  titre  que 
le  chef.  Cet  usage  entretient  celui  des  mariages  prématurés,  qui  est 
une  des  principales  causes  de  la  faiblesse  et  de  la  paresse  des 
femmes,  et  contribue  beaucoup  à  la  dégradation  de  l'espèce  hu- 
maine en  Berri.  »  Ces  associations  rurales  étaient  autrefois  usitées 
dans  tout  le  centre  de  la  Fi-ance ,  et  y  portaient  partout  les  mômes 
fruits.  Quant  à  l'industrie,  elle  était  encombrée  de  tant  de  règlemens 
et  de  privilèges  qu'elle  pouvait  difficilement  faire  un  pas.  Pour  être 
admis  à  faire  à  Ghâteauroux  le  pauvre  métier  de  tisserand,  il  fallait 
commencer  par  payer  200  livres.  Heureusement  l'édit  de  Turgot  sur 
l'abolition  des  maîtrises  venait  de  commencer  une  autre  ère;  tous 
les  documens  émanés  de  l'assemblée  respirent  la  nouvelle  doctrine 
économique  de  la  liberté  du  travail. 

La  cinquième  session,  qui  devait  être  la  dernière,  s'ouvrit  au  mois 
d'octobre  1786.  L'assemblée  dut  encore  pourvoir  aux  places  deve- 
nues vacantes  dans  son  sein.  Parmi  les  noms  qu'elle  désigna,  il  s'en 
trouvait  un  destiné  à  une  prochaine  illustration.  Né  en  175/i,  le 
comte  Destutt  de  Tracy  était  alors  colonel  du  régiment  de  Pen- 
thièvre.  Il  devait  bientôt  quitter  les  armes  pour  la  politique  et  la 
philosophie.  Ses  ancêtres  avaient  été  au  nombre  de  ces  Écossais  qui, 
sous  les  ordres  d'un  Stuart,  passèrent  en  France  pour  combattre  les 
Anglais  pendant  la  guerre  de  cent  ans.  Ils  avaient  en  récompense 
reçu  du  roi  une  seigneurie  en  Berri,  et  avaient  acquis  plus  tard  par 
alliance  la  terre  de  Tracy,  sur  la  rive  droite  de  la  Loire.  M.  de 
Tracy,  qui  possédait  en  outre  de  grands  biens  dans  le  Bourbonnais, 
fut  élu  aux  états-généraux  par  la  sénéchaussée  de  Moulins  en  1789; 
il  est  mort  en  1836  pair  de  France  et  membre  de  l'Institut.  Un  des 
derniers  et  des  plus  honorables  représentans  de  la  philosophie  du 
xviii''  siècle,  il  a  marqué  par  ses  écrits  une  période  dans  l'histoire 
des  sciences  morales  et  politiques. 

Au  début  de  cette  cinquième  session,  l'intendant  félicita  l'assem- 
blée au  nom  du  roi  sur  les  résultats,  désormais  constatés  par  une 
expérience  de  six  ans ,  de  la  méthode  adoptée  pour  la  confection  et 
l'entretien  des  routes.  L'opinion  commençait  à  se  prononcer  haute- 
ment en  faveur  des  assemblées  provinciales;  l'édit  de  1787  appro- 
chait. Le  vote  le  plus  important  de  la  session  fut  l'emprunt  pour 
l'exécution  des  canaux.  L'année  suivante,  l'assemblée  fut  représen- 
tée à  la  réunion  des  notables  par  plusieurs  de  ses  membres.  On  ne 


l'es    assemblées    TROVINCIALES    en    FRANCE.  Ail 

la  réunit  point  en  1788  à  cause  de  l'agitation  générale  qui  avait 
suivi  la  convocation  des  états-généraux,  et  le  décret  de  l'assemblée 
constituante  qui  institua  la  nouvelle  organisation  départementale 
mit  fin  à  son  existence. 


II.    —   LA    HAUTE-GUI  EN  NE. 

La  généralité  de  Montauban,  qui,  sous  le  nom  de  Haute-Guienne, 
reçut  en  1779  la  seconde  assemblée  provinciale,  comprenait  les 
anciennes  provinces  de  Rouergue  et  de  Quercy,  ou  les  deux  dépar- 
temens  actuels  de  l'Aveyron  et  du  Lot,  avec  une  partie  de  Tarn-et- 
Garonne.  Elle  contenait  quatre  évêchés  :  Gahors,  Montauban,  Rodez  et 
Vabres,  et  six  élections,  dont  trois  en  Rouergue  :  Villefranche,  Rodez 
et  Millau,  et  trois  en  Quercy  :  Montauban,  Gahors  et  Figeac.  Ges  six 
élections  forment  aujourd'hui  dix  arrondissemens.  La  généralité  avait 
1,600,000  hectares  d'étendue,  et  contenait  530,000  habitans,  ou  30 
par  100  hectares,  comme  en  Berri,  quoique  le  sol  y  fût  bien  autrement 
montueux  et  stérile.  On  y  payait  22  livres  5  sols  de  contributions 
par  tête,  tandis  que  la  généralité  de  Bourges  ne  payait  que  15  livres 
12  sols,  et  cette  différence  dans  le  produit  des  impôts  peut  être 
considérée  comme  indiquant  assez  exactement  la  différence  de  ri- 
chesse. La  taille  était  plus  forte  dans  la  généralité  de  Montauban, 
mais  moins  arbitraire.  Le  Quercy  était  rédimé  de  l'impôt  du  sel,  et 
le  Rouergue  n'avait  à  supporter  que  les  petites  gabelles,  tandis  que 
la  grande  gabelle  pesait  de  tout  son  poids  sur  le  Berri. 

Avec  les  provinces  voisines  de  la  Haute-Auvergne  et  du  Gévaudan, 
le  Rouergue  forme  le  nœud  de  montagnes  le  plus  hérissé  de  France. 
Trois  rivières,  ou  plutôt  trois  torrens,  en  découlent, —  le  Lot,  l'Avey- 
ron, le  Tarn,  —  et  partagent  le  Rouergue  en  trois  grandes  chaînes 
qui  se  subdivisent  en  une  foule  de  chaînons.  Moins  élevé,  le  Quercy 
se  divisait  en  deux  groupes,  le  haut,  presque  tout  composé  de  pla- 
teaux calcaires  que  perce  le  cours  sinueux  du  Lot,  et  le  bas,  plus 
uni  et  plus  fertile,  où  le  Tarn  et  l'Aveyron  viennent  mêler  leurs  eaux 
avant  de  se  jeter  ensemble  dans  la  Garonne. 

Au  moyen  âge,  le  Rouergue  et  le  Quercy  avaient  eu  leurs  états 
particuliers.  L'histoire  locale  a  conservé  la  liste  des  membres  des 
derniers  états  du  Rouergue.  On  les  appelait  dans  le  pays  les  petits 
états  par  allusion  à  ceux  de  la  grande  province  voisine,  le  Langue- 
doc. Le  clergé  y  comptait  une  trentaine  de  membres;  à  côté  des 
deux  évêques  de  la  province  siégeait  l'abbé  ou  dom  d'Aubrac,  ce 
mont  Saint-Bernard  de  la  France,  fondé  au  xiii"  siècle  sur  la  chne  à 
peine  accessible  des  montagnes  de  la  Guiole.  Le  Larzac  presque  tout 
entier  appartenait  à  une  commanderie  de  l'ordre  du  Temple,  dont  le 
titulaire  avait  aussi  un  siège  aux  états  du  Rouergue,  ainsi  que  les  ab- 


/il2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bés  de  Conques,  de  Bonnecombe,  de  Bonneval,  de  Loc-Dieu,  de  Nant, 
de  Sylvanès,  et  jusqu'aux  abbesses  de  deux  couvens  de  femmes.  La 
noblesse  n'y  comptait  pas  moins  de  soixante  représentans,  car  ces 
montagnes  portaient  de  nombreux  châteaux-forts,  dont  les  habitans 
ont  pris  une  part  active  à  toutes  les  luttes  de  notre  histoire,  depuis 
les  croisadesjusqu'aux  guerres  de  religion.  Les  consuls,  jurats  et  syn- 
dics de  soixante-dix  villes  ou  bourgs,  dont  la  moitié  ne  sont  même 
pas  aujourd'hui  des  chefs-lieux  de  canton,  formaient  le  tiers-état  (1). 
Cette  assemblée,  qui  ne  devait  pas  compter  moins  de  deux  cents 
membres  pour  l'étendue  actuelle  d'un  seul  département,  se  réunit 
pour  la  dernière  fois  à  Yillefranche  le  27  août  1651.  L'évèque  de 
Rodez,  qui  aurait  dû  présider,  était  Hardouin  de  Péréfixe,  le  précep- 
teur de  Louis  XIV  et  l'auteur  de  la  Vie  de  Henri  IV;  mais  ce  prélat 
était  absent  ainsi  que  le  doui  d'Aubrac  :  la  cour  attirait  dès  lors 
loin  de  leur  résidence  et  de  leurs  devoirs  le  haut  clergé  comme  la 
haute  noblesse. 

Nous  n'avons  pas  de  détails  aussi  précis  sur  les  anciens  états  du 
Quercy  que  sur  ceux  du  Rouergue.  Nous  savons  seulement  que  leur 
composition  devait  être  à  peu  près  la  même  et  qu'ils  se  réunissaient 
alternativement  dans  les  quatre  villes  de  Cahors,  Montauban,  Figeac 
etMoissac,  et  dans  les  quatre  châtellenies  de  Caylus,  Lauzerte,  Gour- 
don  et  Montcuq.  Ils  existaient  avant  le  xiii*  siècle,  puisque  Simon  de 
Montfort  les  réunit  à  Figeac  en  1214.  C'étaient  eux  qui,  sous  Henri  II, 
avaient  racheté  la  gabelle  en  payant  un  faible  capital.  Ils  paraissent 
s'être  soutenus  jusqu'à  Richelieu.  «  Ce  ministre,  dit  l'historien  du 
Quercy,  créa  en  1635  une  intendance  à  Montauban,  et  dès  lors  tout 
espoir  de  voir  rétablir  les  états  du  pays  fut  perdu.  »  En  16^2,  une 
cour  des  aides  fut  créée  à  Cahors,  puis  transférée  à  Montauban.  La 
petite  vicomte  de  Turenne,  enclavée  dans  le  Quercy  ,  avait  eu  aussi 
ses  états  particuliers,  qui  se  réunissaient  à  Martel. 

Cette  destruction  des  libertés  locales  avait  eu  dans  la  Haute- 
Guienne  les  mêmes  conséquences  qu'en  Berri.  Suivant  toutes  les  ap- 
parences, la  population  du  Rouergue  et  du  Quercy  était  la  même 
versla  fin  du  xvi*"  siècle  que  deux  cents  ans  après.  Fromenteau,  dans 
son  Secret  des  finances,  écrit  en  1581,  évalue  à  65,000  le  nombre 
des  familles  du  Rouergue,  ce  qui,  à  cinq  personnes  par  famille,  don- 
nerait un  total  de  325,000  âmes;  en  supposant  que  le  Quercy  en 
eût  proportionnellement  225,000,  on  arrive  à  un  total  de  550,000, 
ou  à  très  peu  près  ce  qu'a  donné  le  dénombrement  de  1790.  La 

(1)  J'emprunte  ces  détails  aux  Études  historiques  sur  le  Rouergue,  par  M.  le  baron  de 
Gaujal,  et  aux  Documens  historiques  et  généalogiques  sur  cette  province,  par  M.  de 
Barrau.  Pour  ce  qui  touche  à  l'assemblée  provinciale,  j'ai  consulta,  outre  les  procès- 
verbaux  imprimés,  les  renseignemens  inédits  qu'a  bien  voulu  me  communiquer  M.  Rou- 
quayrol,  professeur  à  Rodez,  et  qu'il  a  tirés  des  archives  de  cette  ville. 


LES    ASSEMBLÉES    PR0V1NCL\LES    EN    FRANCE.  Al 3 

plupart  des  villes  avaient  alors  au  moins  autant  cVhabitans  qu'au- 
jourd'hui. Pour  que  Montauban  ait  pu  résister  à  l'armée  de  Louis  XIII, 
il  fallait  que  cette  ville  fût  très  peuplée.  Les  campagnes  offrant  peu 
de  sécurité,  la  population  devait  s'accumuler  dans  les  bourgs  forti- 
fiés pour  s'y  mettre  à  l'abri.  On  peut  voir  un  indice  de  ces  agglo- 
mérations dans  les  pestes  nombreuses  qui  dévastèrent  la  plupart  de 
ces  villes,  et  qui  amenèrent,  suivant  les  historiens,  des  mortalités 
hors  de  proportion  avec  le  nombre  actuel  de  leurs  habitans.  Dans 
le  cours  du  xvii'^  siècle,  cette  population  diminua.  La  ville  de  Mil- 
lau, qui,  d'après  Monteil,  avait  eu  jusqu'à  15,000  habitans,  n'est 
portée  dans  le  Dictionnaire  d'Expilly  que  pour  3,000  en  1726.  D'après 
les  dénombremens  des  intendans,  la  généralité  de  Montauban  comp- 
tait 788,000  habitans  en  1700,  mais  elle  avait  alors  deux  fois  plus 
d'étendue  qu'en  1789;  en  retranchant  les  cinq  élections  détachées  en 
1715  pour  former  la  généralité  d'Auch,  on  trouve  pour  le  Rouergue 
et  le  Quercy  environ  A00,000  âmes.  La  révocation  de  l'édit  de  Nantes 
avait  été  pour  beaucoup  dans  cette  diminution. 

Un  autre  signe  de  l'antique  prospérité  de  ces  deux  provinces  se 
retrouve  dans  les  nombreux  édifices  qui  datent  du  moyen-âge.  On 
est  frappé,  en  entrant  dans  les  moindres  cités,  du  grand  nombre  de 
vieilles  maisons  qu'on  rencontre  et  de  l'élégance  de  la  construc- 
tion. En  Rouergue  le  clocher  de  Rodez  et  le  château  de  Bournazel, 
en  Quercy  les  châteaux  de  Montai,  d'Assier,  de  Brétenoux,  portent 
le  magnifique  témoignage  de  ce  qu'a  été  dans  cette  région  l'archi- 
tecture de  la  renaissance.  Rien  de  pareil  ne  reste  des  siècles  sui- 
vans.  La  poésie  suit  les  mêmes  vicissitudes;  Clément  Marot,  le  char- 
mant poète  du  règne  de  François  I",  était  un  enfant  du  Quercy,  et 
un  autre  poète  de  cette  province,  Maynard,  venu  au  moment  de  la 
décadence ,  a  finement  exprimé  les  griefs  de  son  pays  et  les  siens 
dans  ces  vers  adressés  à  Richelieu  : 

Par  votre  humeur  le  monde  est  gouverné; 
Vos  volontés  font  le  calme  et  l'orage, 
Et  vous  riez  de  me  voir  confiné, 
Loin  de  la  cour,  dans  mon  petit  village! 
J'y  suis  heureux  de  vieillir  sans  emploi, 
De  me  cacher,  de  vivre  tout  à  moi, 
D'avoir  dompté  la  crainte  et  l'espérance. 
Et  si  le  ciel,  qui  me  traita  si  bien, 
Avait  pitié  de  vous  et  de  la  France, 
Votre  bonheur  serait  égal  au  mien. 

Après  Maynard,  tout  se  tait,  et  rien  ne  trouble  plus  le  silence  qui 
se  fait  en  Quercy  comme  partout. 

L'arrêt  du  conseil  du  11  juilletl779,  qui  instituait  l'assemblée  pro- 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vinciale  en  échange  des  anciens  états,  portait  qu'elle  serait  composée 
de  dix  membres  de  l'ordre  du  clergé,  seize  gentilshommes  proprié- 
taires et  vingt-six  membres  du  tiers-état,  en  tout  cinquante-deux, 
ou  quatre  de  plus  que  dans  le  Berri,  pour  tenir  compte  de  l'étendue 
un  peu  plus  grande  de  la  généralité.  Le  roi  nomma  les  seize  pre- 
miers membres  qui  devaient  nommer  les  trente-six  autres.  Il  dési- 
gna, pour  le  clergé,  les  quatre  évêques  de  la  généralité,  pour  la 
noblesse  le  comte  de  Durfort-Boissière,  le  comte  d'Adhémar  de  Pa- 
nât, le  comte  de  Lastic  Saint-Pol  et  le  marquis  de  Lavalette-Parisot, 
pour  le  tiers-état  MM.  Pons  de  Gaylus,  de  Combette,  de  Séguret,  de 
Neirac,  Dumas,  de  Boutaric,  de  Labro  et  Marqueyret. 

L'évêque  de  Rodez,  M.  Champion  de  Gicé,  avait  rempli,  de  1765  à 
1770,  les  fonctions  d'agent-général  du  clergé,  position  importante  et 
fort  en  vue  qui  menait  toujours  à  l'épiscopat.  Il  y  avait  montré  des  ta- 
lens  qui  le  firent  nommer  par  Necker,  devenu  son  ami,  président  de 
l'assemblée  provinciale.  L'évêque  de  Montauban  ne  prit  jamais  part 
aux  travaux  de  l'assemblée,  sans  doute  pour  ne  pas  accepter  la  pré- 
sidence de  l'évêque  de  Rodez.  L'évêque  de  Cahors,  M.  de  Nicolaï,  et 
l'évêque  de  Vabres,  M.  de  Gastries,  se  montrèrent  plus  accommodans. 
Le  siège  de  Yabres,  supprimé  par  le  concordat,  avait  eu  plusieurs 
cardinaux  parmi  ses  évêques;  Vabres,  qui  a  beaucoup  perdu  à  cette 
suppression,  n'est  plus  qu'une  modeste  commune  d'un  millier  d'ha- 
bitans,  près  de  Sainte-Affrique.  Quant  à  l'antique  domcrie  d'Aubrac, 
elle  n'existait  plus  depuis  longtemps;  elle  avait  été  sécularisée  sous 
Louis  XIV. 

Dans  la  noblesse,  le  comte  de  Durfort-Boissière  appartenait  à  la 
grande  maison  ducale  des  Durfort-Duras.  Le  marquis  de  Lavalette- 
Parisot  descendait  d'un  frère  du  fameux  grand-maître  de  l'ordre  de 
Malte  qui  défendit  si  glorieusement  son  île  contre  les  Turcs  en  1565  ; 
on  voit  encore  sur  les  bords  de  l'Aveyron,  au-dessous  de  Saint- An- 
tonin,  les  ruines  du  château  de  Lavalette,  bâti  vers  le  milieu  du 
douzième  siècle.  Ces  montagnes  avaient  produit  deux  autres  grands- 
maîtres  de  l'ordre,  Dieudonné  de  Goyon,  qui  tua  le  fameux  serpent 
de  Rhodes  et  devint  grand-maître  en  13/i5,  et  Jean  de  Lastic,  élu  en 
1437;  c'est  à  une  branche  de  cette  dernière  famille  qu'appartenait  le 
comte  de  Lastic  Saint-Pol,  lieutenant-général  des  armées  du  roi, 
nommé  membre  de  l'assemblée.  Le  comte  d'Adhémar,  issu  des  Adlié- 
mar  de  Provence,  avait  acquis  par  mariage  la  terre  de  Panât,  une 
des  plus  anciennes  chàtellenies  du  Rouergue;  les  seigneurs  de  Panât 
étaient  autrefois  au  premier  rang  parmi  les  barons  des  états,  et 
cette  nomination  rappelait  heureusement  des  souvenirs  chers  à  la 
province. 

Dans  le  tiers-état,  M.  de  Séguret  était  lieutenant-général  au  pré- 


LES    ASSExMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  Mb 

sidial  de  Rodez;  M.  de  Boutaric,  descendant  du  célèbre  juriscon- 
sulte de  ce  nom,  président  de  l'élection  de  Figeac,  et  M.  Marqueyret, 
lieutenant  de  maire  à  Montauban. 

Parmi  les  membres  élus  par  l'assemblée,  on  remarque  :  pour  le 
clergé,  l'abbé  de  Villaret,  alors  vicaire-général  de  Rodez,  et  qui  de- 
vint ensuite  député  aux  états-généraux,  évêque  d'Amiens  et  de  Casai 
sous  l'empire,  chancelier  de  l'université  ,  et  le  modeste  nom  d'un 
simple  curé  de  campagne,  M.  Cocural,  dont  le  choix  montre  l'esprit 
de  justice  et  d'égalité  qui  régnait  dans  l'assemblée  ;  dans  la  no- 
blesse, le  marquis  de  Mostuéjouls,  dont  la  famille  habite  depuis 
huit  cents  ans  sans  interruption  le  château  de  ce  nom  sur  les  bords 
du  Tarn,  exemple  de  fidélité  peut-être  unique  en  France,  et  un  autre 
descendant  d'un  ancien  baron  des  états,  le  comte  de  Yézins  (1); 
pour  le  tiers-état,  Verninac  de  Saint-Maur,  juge  à  Souillac,  père  de 
celui  qui  fut  sous  la  république  ministre  en  Suède  et  à  Gonstanti- 
nople  et  préfet  du  Rhône,  le  littérateur  Pechméja,  auteur  de  Té- 
lâphe,  poème  en  prose  qui  eut  dans  son  temps  l'honneur  d'être  com- 
paré à  Télcmaqne,  et  Allaret  des  Pradels,  agronome  passionné  qui  a 
introduit  dans  les  environs  de  Millau  la  culture  du  trèfle  et  de  la 
pomme  de  terre. 

Une  question  délicate  s'était  élevée  sur  le  lieu  où  se  réunirait  l'as- 
semblée. Quoique  le  Quercy  et  le  Rouergue  fissent  partie  depuis  long- 
temps de  la  même  administration,  chacune  de  ces  deux  provinces 
ne  cessait  de  se  considérer  à  part.  La  ville  de  Montauban,  la  plus 
importante  de  toutes,  résidence  de  l'intendant  et  de  la  cour  des 
aides,  était  située  à  l'une  des  extrémités  de  la  généralité;  on  pou- 
vait craindre  d'ailleurs  des  conflits  nombreux  entre  les  personnes  en 
rapprochant  trop  les  nouveaux  administrateurs  des  anciens.  Cahors 
et  Rodez,  les  deux  autres  capitales,  soulevaient  aussi  par  leur  situa- 
tion des  objections  et  des  rivalités.  On  préféra  Villefranche  comme 
placée  au  centre  des  deux  provinces  et  comme  ayant  été  le  siège 
des  derniers  états.  L'assemblée  s'y  réunit  le  \I\  septembre  1779,  dans 
la  chapelle  particulière  du  collège  des  frères  de  la  doctrine  chré- 
tienne, par  lettres  de  convocation  expédiées  par  ordre  du  roi  et  adres- 

(1)  La  notice  consacrée  à  la  maison  de  Levezou  de  Vézins  dans  les  Dociimens  histori- 
ques et  généalofiiques  sur  le  Rouerçjne,  de  M.  de  Barrau,  est  une  des  plus  intéressantes. 
Le  personnage  le  plus  saillant  de  cette  galerie  est  Antoine  II,  grand-bailli  d'épée,  gon- 
verneur  sous  les  derniers  Valois  des  provinces  de  l\ouergue,  Quercy,  Albigeois  et  Cé- 
vennes,  que  l'amiral  de  Coligny  appelait  le  lion  catholique,  et  dont  le  chancelier  de 
L'Hôpital  disait  qu'il  était  un  composé  de  'pur  or  et  de  fer  ardent.  Mézeray  raconte  de 
lui  un  trait  cai-actéristique.  Au  milieu  du  massacre  de  la  Saint-Barthélémy,  à  Paris,  il 
entra  l'épée  à  la  main  chez  un  huguenot  du  Quercy,  nommé  Régnicrs,  son  ennemi  juré, 
et  lui  intima  l'ordre  de  le  suivre.  Régniers,  se  croyant  perdu,  obéit;  Vézins  le  fit  monter 
sur  un  bon  cheval,  le  conduisit  à  petites  journées,  sans  lui  adresser  la  parole,  jusqu'à  la 
porte  de  son  château  en  Quercy,  et  le  laissa  là,  tout  surpris  de  ce  dénoùmcnt. 


A16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sées  à  tous  les  membres  sans  distinction.  M.  Terray,  intendant  de  la 
généralité  et  neveu  du  fameux  contrôleur-général,  prononça  un  dis- 
cours d'inauguration,  après  quoi  il  se  retira  et  ne  reparut  qu'à  la 
séance  de  clôture  pour  prononcer  un  autre  discours.  L'assemblée 
entendit  en  corps,  comme  celle  du  Berri,  une  messe  du  Saint-Esprit, 
et  commença  immédiatement  ses  travaux. 

L'abbé  de  Saint-Géry,  vicaire-général  à  Montauban ,  rapporteur 
du  bureau  dit  du  bien  public ,  entretint  le  premier  ses  collègues 
d'une  question  relative  à  la  liberté  du  commerce  des  vins.  Les  vins 
et  les  farines  formaient  dès  lors  le  principal  objet  du  commerce  du 
Quercy.  Or  on  connaît,  par  le  préambule  de  l'édit  de  Turgot  d'avril 
1776,  la  prétention,  incroyable  aujourd'hui,  des  propriétaires  du 
Bordelais  d'interdire  dans  cette  ville  la  vente  de  tout  autre  vin  que 
le  leur.  Cet  édit,  qui  avait  abrogé  tous  les  règlemens  contraires  à  la 
circulation  des  vins,  n'avait  alors  que  trois  ans  de  date,  et,  comme 
toutes  les  mesures  de  Turgot,  il  rencontrait  dans  l'exécution  des  dif- 
ficultés. L'abbé  de  Saint-Géry  se  fit  l'énergique  interprète  des  récla- 
mations de  la  Haute-Guienne  contre  l'ancien  monopole.  La  ville  de 
Bordeaux  exigeait  encore,  sous  peine  d'amende  et  de  confiscation, 
que  la  futaille  de  Gahors  fût  plus  petite  que  celle  du  Bordelais  ;  les 
droits  d'exportation  étant  perçus  par  tonneau,  sans  distinction  de 
jauge,  les  marchands  étrangers  se  voyaient  contraints  de  préférer  les 
grandes  futailles  aux  petites.  Sur  la  proposition  de  l'abbé  de  Saint- 
Géry,  l'assemblée  supplia  le  roi  de  mettre  un  terme  à  cet  abus,  qui 
fermait  presque  aux  vins  du  Quercy  leur  principal  débouché. 

L'abbé  de  Villaret  fit  le  rapport  sur  le  projet  de  règlement.  Fort 
semblable  à  celui  de  l'assemblée  du  Berri,  ce  projet  s'en  distinguait 
cependant  sur  quelques  points  importans.  Ainsi,  pour  le  renouvelle- 
ment ultérieur  des  membres,  il  admettait  la  sortie  triennale,  mais 
il  écartait  l'élection  proprement  dite  et  réservait  tous  les  choix  à 
l'assemblée.  En  revanche,  parmi  les  membres  éligibles  de  l'ordre 
du  clergé,  il  admettait  les  curés,  qu'avait  exclus  le  règlement  du 
Berri.  Il  se  déclarait  très  nettement  contre  toute  indemnité  pour  les 
députés. 

Le  rapport  du  bureau  des  impositions  fut  présenté  par  l'évêque 
de  Cahors.  La  taille  était  rccllc  dans  la  généralité,  c'est-à-dire  per- 
çue sur  la  valeur  des  biens-fonds  d'après  un  cadastre  fait  par  ordre 
de  Colbert  en  1669.  Ce  cadastre  étant  très  défectueux,  on  avait  es- 
sayé d'y  porter  remède  par  des  remises  accordées  par  le  roi  sous  le 
nom  de  trop  allivré  et  de  moins  imposé;  mais  la  répartition  de  ces 
allégemens  donnait  lieu  à  de  vives  réclamations.  On  jugera  du  far- 
deau que  la  taille  imposait  à  certaines  propriétés  par  ce  fait  qu'une 
loi  spéciale  défendait  aux  propriétaires  d'abandonner  les  fonds  trop 
imposés,  à  moins  d'abandonner  en  même  temps  tous  ceux  qu'ils  pos- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCL'vLES    EN    FRANGE.  !li7 

sédaient  dans  la  incme  commune.  Dans  l'impossibilité  de  recommen- 
cer un  cadastre  général,  l'assemblée  décida  qu'il  serait  fait  succes- 
sivement un  nouveau  cadastre  partiel  des  communes  trop  imposées, 
pour  régler  la  distril)ution  des  décharges. 

Le  rapport  sur  les  chemins  fut  fait  par  l'évêque  de  Vabres.  Avant 
•17Zi2,  on  ne  connaissait,  dans  la  généralité,  d'autre  route  que  la 
ligne  de  poste  de  Paris  à  Toulouse  et  celle  de  Montauban  à  Agen. 
Lors  de  l'impulsion  donnée  aux  travaux  publics  par  Trudaine,  on 
avait  essayé  d'en  ouvrir  deux  autres,  l'une  de  Caussade  vers  le 
Bas-Languedoc,  l'autre  de  Toulouse  aux  Gévennes;  mais  l'intendant 
d'alors,  Lescalopier,  avait  eu  recours,  pour  les  exécuter,  à  l'emploi 
des  corvées,  ce  qui  souleva  une  telle  irritation  qu'il  fallut  y  renon- 
cer. Les  fonds  provenant  de  l'impôt  établi  en  échange  avaient  été  en- 
suite si  mal  administrés  que  les  travaux  avaient  fait  très  peu  de  pro- 
grès, et  que  la  province  devait  aux  entrepreneurs  un  arriéré  de 
300,000  livres.  Sans  hésiter,  l'assemblée  entreprit  d'exécuter  les 
routes  qui  manquaient,  et  vota  k  cet  effet  une  imposition  addition- 
nelle, fixée  provisoirement  au  onzième  de  la  taille;  les  deux  ordres 
privilégiés,  le  clergé  et  la  noblesse,  déclarèrent  spontanément  qu'ils 
consentaient  à  payer  leur  part  d'imposition  pour  cet  objet.  Ln  mem- 
bre du  tiers-état,  Pechméja,  lut  au  nom  du  même  bureau  un  rap- 
port sur  les  moyens  d'améliorer  la  navigation  des  rivières;  des  tra- 
vaux étant  déjà  commencés  dans  le  Lot  par  ordre  du  roi,  l'assemblée 
se  borna  à  en  demander  la  continuation  ;  elle  émit  en  outre  le  vœu 
que  les  propriétaires  de  moulins  fussent  invités  à  exécuter  avec  plus 
de  soin  les  règlemens  protecteurs  de  la  navigation.  Le  comte  de  Pa- 
nât accepta  les  fonctions  de  procureur-syndic,  qu'il  devait  remplir 
avec  le  zèle  le  plus  assidu;  son  traitement  fut  fixé  à  4,000  livres. 
Les  membres  de  la  commission  intermédiaire  reçurent  une  indem- 
nité de  1,000  livres.  Après  avoir  nommé  au  scrutin  les  membres  de 
cette  commission  et  décidé  l'impression  de  ses  procès-verbaux,  ainsi 
que  l'envoi  d'une  députation  au  roi,  l'assemblée  se  sépara. 

Elle  se  réunit  de  nouveau  l'année  suivante,  en  1780,  la  première 
session  n'étant  considérée  que  comme  préparatoire.  L'intendant  an- 
nonça que  la  plupart  des  propositions  avaient  reçu  l'assentiment  du 
roi.  Un  rapport  du  procureur-syndic,  au  nom  de  la  commission  in- 
termédiaire, fit  connaître  l'état  de  toutes  les  questions.  Puis  vinrent 
de  nombreux  rapports  de  la  part  des  bureaux.  Il  serait  superflu  d'en- 
trer ici  dans  le  détail  d'opérations  compliquées  sur  des  impôts  qui 
ont  généralement  changé  de  nom  et  d'assiette.  Il  suffira  de  dire  que 
les  eiTorts  tendaient  toujours  vers  le  même  but,  l'amélioration  de  la 
répartition  et  le  soulagement  des  contribuables  les  plus  chargés. 
L'assemblée  avait  décidé  l'année  précédente,  conformément  aux 

TOME  XXXIV.  27 


àiS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bases  posées  par  Turgot  dans  un  édit  de  1776,  que  les  routes  se- 
raient divisées  en  quatre  classes  :  1°  les  grandes  routes  de  poste, 
qui  communiquaient  avec  la  capitale;  2"  celles  d'une  ville  de  la  pro- 
vince à  une  autre,  que  nous  appelons  aujourd'hui  routes  départe- 
mentales', 3''  celles  d'une  petiie  ville  à  une  autre,  que  nous  appelons 
chemins  vicinaux  de  grande  communication  ;  h°  celles  de  conunune 
à  commune,  que  nous  appelons  chemins  vicinaux  ordinaires.  On 
devait  pourvoir  à  l'exécution  de  chacune  de  ces  classes  sur  des  fonds 
différens  (1).  En  même  temps  on  régla  rigoureusement  l'emploi  des 
fonds  accordés  par  le  roi  pour  les  ateliers  de  charité,  institution 
ancienne,  renouvelée  et  perfectionnée  par  Turgot,  qui  consistait  à 
fournir  du  travail  sur  les  chemins,  dans  la  saison  rigoureuse,  aux 
pauvres  des  communes  rurales. 

La  grande  affaire  était  toujours  le  cadastre.  Un  travail  immense 
avait  été  préparé  pour  poser  les  bases  d'une  évaluation  aussi  exacte 
que  possible  des  terres.  La  commission  intermédiaire  avait  fait  choix, 
pour  diriger  l'exécution,  d'un  ingénieur  géomètre  connu  par  un  tra- 
vail analogue  qu'il  avait  exécuté  dans  l'île  de  Corse,  M.  Henri  de  Ri- 
cheprey,  qui  déploya  un  talent  supérieur  et  une  prodigieuse  activité. 
Pour  donner  une  idée  du  nouveau  système,  on  avait  décidé  qu'il  en 
serait  fait  un  essai  sur  la  commune  ou  communauté  de  Villefranche, 
dont  le  vaste  territoire  représentait  par  sa  variété  presque  tous  les 
terrains  de  la  province.  Le  cadastre  de  cette  commune  fut  en  eliet 
terminé  à  temps  et  présenté  à  l'assemblée. 

Plusieurs  questions  qui  intéressaient  directement  l'agriculture  fu- 
rent traitées  dans  cette  session.  L'usage  des  champarts  ou  partages 
de  fruits  en  nature  entre  le  cultivateur  et  le  propriétaire  était  assez 
répandu  dans  la  province,  et  les  terres  soumises  à  ce  mode  de  re- 
devance paraissaient  moins  bien  cultivées  que  les  autres.  Un  membre 
de  la  noblesse,  le  baron  de  LaGuépie,  avait  pris  le  \idiV\A.d inféoder 
ses  champarts,  comme,  on  disait  alors,  c'est-à-dire  de  les  transfor- 
mer en  une  rente  fixe  en  grains,  et  on  remarquait  qu'il  avait,  par 
ce  moyen,  assuré  ses  revenus  et  augmenté  le  bien-être  de  ses  co- 
lons. L'assemblée  émit  le  vœu,  pour  favoriser  de  semblables  trans- 
formations, que  les  actes  d'inféodation  des  terres  soumises  au  droit 

(1)  En  parcourant  la  liste  des  chemins  demandés  par  les  localités  intéressées,  on 
trouve  à  tout  moment  des  passages  comme  ceux-ci  :  Chemin  de  Peyreleau  à  Saint-Jean 
du  Bruel  ;  la  communauté  offre  une  contribution  de  700  livres,  et  M.  le  comte  d'Albi- 
gnac,  seigneur,  a  fait  une  soumission  de  1,800  livres.  —  Il  y  a  déjà  7,000  livres  d'em- 
ployées sur  le  chemin  de  Vézins,  dont  partie  a  été  donnée  sur  le  fonds  de  charité  et  le 
reste  par  M.  le  comte  de  Vézins.  — Chemin  de  Sylvanès  à  Montlaur:  les  religieux  de 
Sylvanès  ont  déjà  fourni  2,500  livres,  ils  offrent  encore  1,000  livres  et  se  chargent  de 
l'entretien.  Ces  dons  volontaires  venaient  s'ajouter  aux  contributions,  d('jà  votées  par 
les  ordres  privilégiés. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN   FRANCE.  A 19 

de  champart  fussent  exemptés  du  droit  de  contrôle  et  d'enregistre- 
ment. Elle  se  prononça  contre  l'institution  des  pépinières  publiques, 
qui  entraînaient  des  frais  sans  utilité.  Un  propriétaire  du  pays, 
M.  d'Auterives,  ayant  importé  avec  succès  des  béliers  flamands,  elle 
décida  qu'on  ferait  venir  de  Flandre  vingt-quatre  béliers  de  la  plus 
belle  espèce,  et  qu'on  les  distribuerait  entre  les  principaux  cultiva- 
teurs, à  la  charge  par  eux  d'en  rendre  deux  l'année  suivante,  qui  se- 
raient distribués  de  la  même  façon. 

Le  Rouergue  et  le  Quercy,  renfermant  beaucoup  de  terres  stériles 
et  difficilement  cultivables,  avaient  de  grandes  étendues  de  biens 
communaux.  L'attention  de  l'assemblée  fut  appelée  sur  ce  sujet, 
un  de  ceux  qui  occupaient  le  plus  les  économistes  et  les  agro- 
nomes. «L'opinion  générale,  disait  le  rapport,  semble  demander 
depuis  longtemps  le  partage  des  communaux  en  France,  et  les  prin- 
cipes de  l'économie  politique  doivent  en  effet  condamner  tous  les 
établissemens  dont  le  résultat  est  de  borner  la  masse  des  produc- 
tions nationales  et  d'arrêter  les  progrès  de  la  culture.  Ces  terrains, 
qui  semblent  destinés  à  assurer  au  pauvre  des  secours  indépendans 
de  toute  révolution,  ne  remplissent  même  pas  cet  objet.  Le  pauvre, 
n'ayant  ni  bestiaux  ni  troupeaux,  ne  fait  aucun  usage  de  ses  droits 
sur  des  biens  plus  stériles  encore  pour  lui  que  pour  la  société.  Des 
paysans  entreprenans  en  usurpent  des  portions  considérables,  dont 
la  taille  et  la  rente  restent  à  la  charge  de  la  totalité  des  habitans. 
De  là  une  infinité  de  procès  et  un  cri  général  pour  demander  le 
partage.  Les  principes  de  ce  partage  n'étant  fixés  ni  par  la  loi  ni 
par  l'usage,  les  discussions  n'ont  point  de  fin,  et  les  communau- 
tés s'écrasent  par  les  procès  ou  s'appauvrissent  par  leur  silence.  » 
Le  bureau  du  bien  public  proposait  donc  un  partage  sur  les  bases 
suivantes  :  une  moitié  des  communaux  eût  été  divisée  par  por- 
tions égales  entre  tous  les  habitans  de  la  commune,  et  une  autre 
moitié  suivant  la  proportion  de  l'impôt  ou  alUi'rement  payé  par 
chacun  d'eux.  On  avait  voulu  concilier  par  là  les  deux  prétentions 
qui  se  disputaient  les  communaux  et  favoriser  à  la  fois  l'extension 
de  la  grande,  de  la  moyenne  et  de  la  petite  propriété. 

L'assemblée  s'occupa  ensuite  de  la  mise  en  valeur  des  richesses 
minérales  que  possèdent  en  si  grande  abondance  les  montagnes  du 
Rouergue.  «  Les  grandes  avances  que  demande  l'exploitation  des 
mines,  dit  le  rapport,  ont  fait  négliger  ce  moyen  d'augmenter  nos 
richesses.  Nous  trouvons  encore  des  traces  du  travail  que  nos  pères 
ont  fait  en  ce  genre.  Le  gouvernement,  occupé  de  l'exploitation  des 
mines,  n'a  trouvé  d'autre  moyen  d'en  tirer  parti  que  d'en  faire  con- 
cession à  des  particuliers.  Ce  moyen  n'a  pas  toujours  eu  des  suites 
heureuses,  et  on  se  rappelle  encore  avec  effroi  les  troubles  qu'occa- 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sioima  dans  quelques  communautés  des  environs  de  Cronsac  la  con- 
cession que  le  roi  avait  faite  des  mines  de  charbon  de  ce  canton.  Ces 
mines  furent  de  nouveau  abandonnées  au  peuple  qui  les  avoisine; 
il  se  contente  d'en  tirer  ce  qu'il  lui  faut  pour  sa  consommation  et  en 
vend  une  petite  quantité  pour  satisfaire  aux  besoins  bornés  qu'il 
éprouve.  Le  genre  d'exploitation  nécessaire  est  au-dessus  de  son 
industrie  et  de  ses  moyens.  Les  mines  de  Cransac  sont  d'autant  plus 
importantes  que,  placées  sur  le  bord  du  Lot,  le  charbon  qu'on  en 
retire  se  transporte  par  eau  jusqu'à  Bordeaux.  Si  le  roi  voulait  bien 
confier  à  l'assemblée  pro^inciale  l'administration  et  l'exploitation 
des  mines,  cette  source  de  richesses  pourrait  devenir  féconde,  car 
personne  ne  peut  surveiller  un  pareil  travail  comme  une  administra- 
tion composée  des  députés  de  tous  les  cantons,  qui  ont  à  répondre 
de  leurs  fautes  à  la  province  entière.  » 

Pendant  cette  première  période  de  l'assemblée  de  la  Haute- 
Guienne,  on  retrouve  partout  l'ardente  impulsion  de  l'évêque-pré- 
sident.  M.  Champion  de  Cicé  était,  comme  l'abbé  de  Yéri,  un  ami 
et  un  disciple  de  Turgot;  ce  n'est  cependant  pas  à  lui,  mais  à  son 
frère  aîné,  qui  devint  évêque  d'Auxerre,  que  Turgot  avait  adressé  à 
vingt-deux  ans  sa  Lettre  sur  le  papier-monmiie^  où  se  révélait  tout 
entier  le  grand  économiste.  Les  archives  de  Rodez  contiennent  la 
copie  de  la  correspondance  de  M.  Champion  de  Cicé  avec  les  procu- 
reurs-syndics de  l'assemblée  pendant  l'année  1780.  Il  passa  h.  Paris 
cette  année  entière,  à  part  le  temps  de  la  session,  et  s'y  occupa  très 
activement  des  intérêts  de  la  province.  L'intendant  et  la  cour  des  aides 
de  Montauban  contrariaient  tous  les  mouvemens  de  la  nouvelle  admi- 
nistration; l'évêque,  tenu  au  courant  de  leurs  démarches,  les  combat- 
tait avec  énergie,  et,  avec  l'aide  de  Necker,  finissait  presque  toujours 
par  l'emporter.  Ses  lettres  roulent  sur  les  sujets  les  plus  divers  :  rou- 
tes, postes,  octrois,  haras,  navigation  des  rivières,  commerce,  jauge 
des  vins,  questions  d'impôts,  rien  ne  lui  échappe;  il  n'y  a  pas  jus- 
qu'à une  manufacture  de  cuirs  façon  d'Angleterre,  qu'il  s'agissait 
d'établir  à  Montauban,  qui  n'occupe  fortement  son  attention.  On  ne 
peut  lui  reprocher  qu'un  ton  de  hauteur  et  de  domination  qui  con- 
traste avec  son  caractère  épiscopal;  il  aimait  les  honneurs,  le  pou- 
voir, les  affaires,  et  cette  passion  l'a  mené  loin,  puisqu'elle  lui  a 
fait  accepter  pendant  son  ministère  la  constitution  civile  du  clergé; 
pour  le  moment,  son  ambition  même  ne  servait  qu'à  l'exciter  au 
bien. 

Au  commencement  de  1781 ,  il  fut  nommé  archevêque  de  Bordeaux 
et  quitta  la  province.  Son  successeur  au  siège  de  Rodez,  M.  Sei- 
gnelay  de  Colbert,  devint  à  son  tour  président  de  l'assemblée,  et  y 
montra  le  môme  dévouement,  avec  moins  de  fougue  peut-être,  mais 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  421 

avec  plus  de  douceur.  Si  le  Berri  a  eu  parmi  ses  administrateurs  un 
membre  de  la  famille  de  Sully,  la  lïaute-Guienne  a  pu  s'honorer  de 
compter  parmi  les  siens  un  descendant  de  Golbert.  Le  nouveau  pré- 
sident écrivait  moins  que  l'autre,  mais  il  calma  souvent  par  son  ca- 
ractère conciliant  des  froissemens  de  personnes  que  son  prédécesseur 
aurait  peut-être  irrités,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  montrer  à  l'oc- 
casion une  fermeté  inébranlable. 

La  retraite  de  Necker  en  1781  parut  mettre  un  moment  en  ques- 
tion, dans  la  Haute -Guienne  comme  dans  le  Berri,  l'existence  de 
l'assemblée  provinciale;  mais  elle  avait  eu  en  moins  de  deux  années 
le  temps  de  jeter  de  profondes  racines.  Cette  année  1781  fut  même 
celle  où  la  commission  intermédiaire  et  son  infatigable  agent,  M.  de 
Richeprey,  accomplirent  le  plus  de  travaux.  L'assemblée  avait  or- 
donné une  sorte  d'enquête  sur  l'état  agricole  de  la  généralité;  M.  de 
Richeprey  fit  à  lui  seul  cette  immense  recherche,  dont  le  résultat 
pratique  fut  impi'imé  sous  ce  titre  :  Description  des  divei^ses  qua- 
lités du  sol  de  la  Haute -Guienne.  Pour  en  réunir  les  matériaux, 
il  se  rendait  successivement  dans  chaque  commune  avec  deux  ou 
trois  géomètres;  là,  il  assemblait  les  notables,  s'enquérait  auprès 
d'eux  des  besoins  du  pays,  de  l'état  des  impôts  et  des  rentes,  et  ré- 
digeait un  procès-verbal  de  leurs  réponses,  qu'il  accompagnait  de 
ses  observations  personnelles.  La  relation  de  ce  voyage  est  distincte 
de  X^L  description  m\^\:\\\\ô,Q\  le  manuscrit  existe  encore  aux  archives 
de  Rodez.  Les  réflexions  de  M.  de  Richeprey  portent  l'empreinte  de 
l'esprit  le  plus  libéral;  toutes  les  exactions  le  révoltent,  toutes  les 
soulTrances  l'affligent;  il  réclame  partout  l'égalité  des  charges  et 
l'affranchissement  du  travail.  Tout  ce  qu'il  constate  met  en  lumière 
un  fait  qu'il  croit  local,  mais  qui  se  retrouvait  en  même  temps  d'un 
bout  du  royaume  à  l'autre,  le  souvenir  d'une  ancienne  prospérité 
qui  avait  disparu  depuis  plus  d'un  siècle.  Ce  précieux  document  con- 
tient probablement  le  tableau  le  plus  complet  qui  existe  de  l'état 
des  campagnes  à  la  fin  de  l'ancien  régime,  et,  quoiqu'il  ne  s'applique 
qu'à  une  seule  généralité,  il  a  un  grand  intérêt  historique. 

La  session  de  1782  s'ouvrit  sous  de  tristes  auspices.  Le  comte  de 
Panât,  procureur-syndic,  était  mort  à  la  peine.  «  Il  n'a  pu  suffire, 
disait  le  rapport  de  la  commission  intermédiaire,  aux  efforts  qu'il  a 
du  faire  pour  accélérer  l'application  des  remèdes  que  vous  opposez 
aux  abus;  il  est  mort  accablé  des  fatigues  d'un  travail  continuel, 
après  avoir  sacrifié  au  bonheur  de  la  province  ses  plus  douces  jouis- 
sances, son  repos,  sa  santé,  la  société  de  ses  amis  et  de  sa  famille, 
l'habitation  d'une  terre  qui  lui  était  chère  par  le  besoin  qu'on  y  avait 
de  ses  bienfaits.  »  On  lui  donna  pour  successeur  le  marquis  de  La- 
valette-Parisot.  En  même  temps  le  rapport  de  la  commission  rend 


Zi22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  témoignage  public  de  reconnaissance  à  M.  Necker,  qui  vil  dans 
la  retraite,  et  à  M.  Champion  de  Cicé,  «  ce  chef  habile,  qui,  par  la 
grandeur  de  ses  vues  et  la  profondeur  de  son  jugement,  exerçait 
l'empire  le  plus  étendu.  Il  nous  guide  encore,  son  esprit  nous  reste, 
il  est  tout  entier  dans  les  premiers  monumens  de  nos  assemblées,  et" 
son  successeur,  en  remplissant  avec  gloire  une  carrière  que  les  cir- 
constances ont  rendue  si  pénible  à  parcourir ,  n'en  acquiert  que  plus 
de  droits  à  notre  confiance.  » 

Un  peu  plus  loin,  la  commission  s'explique  plus  nettement  sur 
ces  circonstances  pénibles  en  rappelant  la  résistance  ouverte  de  la 
cour  des  aides  de  Montauban.  «  Vous  avez  dû  être  étonnés  que  cette 
cour  se  soit  élevée  contre  une  loi  qu'elle  avait  consacrée  par  son 
enregistrement,  et  qu'elle  ait  fait  un  crime  à  l'administration  des 
mesures  que  nous  avons  prises  pour  rendre  l'impôt  moins  accablant. 
Vous  n'ignorez  pas  que  notre  conduite  a  été  censurée  avec  aigreur 
dans  des  écrits  rendus  publics.  On  nous  a  reproché  d'avoir  favorisé 
le  Rouergue,  au  préjudice  du  Quercy,  dans  l'emploi  des  fonds  des- 
tinés pour  les  grandes  routes;  on  n'a  pas  craint  d'adresser  des 
plaintes  au  conseil  du  roi.  Vous  avez  été  à  portée  de  voir  par  vous- 
mêmes  qu'on  a  travaillé  dans  le  Quercy  ainsi  que  dans  le  Rouergue, 
et  qu'aucune  partie  de  la  Haute-Guienne  n'a  obtenu  de  préférence.  » 
Ces  réclamations,  qui  venaient  de  la  ville  de  Montauban,  dépossédée 
de  son  ancienne  suprématie,  portaient  principalement  sur  l'emploi 
des  80,000  livres  que  le  roi  allouait  tous  les  ans  à  la  province  pour 
les  ateliers  de  charité.  Pour  imposer  silence  à  ces  attaques,  l'assem- 
blée prit  le  meilleur  parti  :  elle  ordonna  la  publication  complète 
des  états  de  dépense  pour  les  ateliers  de  charité. 

Dans  la  lutte  entre  la  commission  intermédiaire  et  la  cour  des 
aides,  la  première  avait  eu  le  dessus,  grâce  aux  démarches  du 
nouvel  évêque.  La  cour  avait  rendu  un  arrêt,  le  6  mai  1781,  pour 
suspendre  les  travaux  du  nouveau  cadastre;  cet  arrêt  a^'Tlit  été 
cassé  par  le  conseil  du  roi  le  22  avril  suivant,  ce  qui  coupa  court 
pour  un  temps  aux  espérances  qu'avaient  fait  naître  la  retraite  de 
Necker  et  le  départ  de  M.  Champion  de  Cicé,  mais  ce  qui  ne  mit 
pas  et  ne  pouvait  pas  mettre  fin  à  la  querelle,  car  l'existence  d'une 
cour  des  aides  était  difficilement  compatible  avec  celle  de  l'as- 
semblée. 

En  même  temps  qu'elle  obtenait  satisfaction  sur  ce  point,  l'assem- 
blée échouait  dans  plusieurs  de  ses  demandes,  notamment  en  ce 
qui  concernait  les  mines,  dont  le  gouvernement  avait  refusé  de  lui 
confier  l'administration.  Ses  propositions  sur  les  communaux  étaient 
aussi  restées  sans  réponse.  La  commission  intermédiaire  en  mani- 
festa clairement  sa  mauvaise  humeur.  L'intendant  avait  été  changé 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN   FRANCE.  Zi23 

dans  l'intervalle,  et  son  successeur,  M.  Meulan  d'Ablois,  voulut 
s'opposer  à  l'impression  des  procès-verbaux.  M.  de  Colbert  se  fâcha: 
il  écrivit  un  mémoire  très  vif  au  ministre.  On  avait  pris  pour  pré- 
texte le  danger  que  pouvait  avoir  la  publication  des  renseigneraens 
sur  l'état  des  récoltes.  «  M.  l'intendant,  disait  l'évêque,  semble  nous 
accuser  de  répandre  l'inquiétude  relativement  à  la  disette.  Le  syndic  a 
dit  en  effet  que  l'année  était  très  mauvaise;  mais  quel  estl'horame  qui 
n'en  était  pas  convaincu  d'avance?  M.  l'intendant  croit-il  que  notre 
subsistance  dépende  de  lui  et  des  mesures  qu'il  va  prendre  pour 
nous  procurer  des  blés?  Nous  n'avons  aucune  confiance  dans  cette 
ressource,  et  nous  en  cherchons  de  plus  assurées  en  faisant  connaître 
d'avance  aux  particuliers  et  aux  communautés  la  possibilité  et  même 
la  probabilité  du  danger.  Ce  n'est  pas  du  gouvernement  que  nous 
devons  recevoir  notre  instruction.  Les  principes  généraux  nous  vien- 
nent de  l'éducation,  et  quant  aux  connaissances  locales,  le  gouver- 
nement a  besoin  de  nous  pour  les  acquérir.  Du  temps  du  ministère 
de  M.  de  Laverdy ,  il  y  eut  une  défense  de  rien  écrire  et  de  rien  pu- 
blier sur  les  objets  d'administration.  Cette  loi  tomba  bientôt,  comme 
un  règlement  injuste  et  nuisible.  Les  hommes  qui  gouvernent  sont- 
ils  donc  des  dieux?  N'ont-ils  aucun  besoin  de  connaissances  et  d'in- 
struction sur  les  objets  éloignés  d'eux?  Peuvent-ils  connaître  les 
besoins  des  peuples,  s'ils  interdisent  à  ceux  qui  les  représentent  les 
moyens  de  s'en  instruire  et  de  les  dépeindre?  L'impression  de  nos 
procès-verbaux  est  utile  :  elle  excite  le  zèle  pour  le  bien  public,  elle 
a  donné  aux  habitans  de  la  province  une  énergie  qu'ils  n'avaient  pas 
auparavant.  Cette  impression  ne  peut  compromettre  en  rien  le  gou- 
vernement, car  nos  délibérations  ne  sont  pas  son  ouvrage,  mais  le 
nôtre.  »  Cette  verte  remontrance  eut  un  plein  succès.  Plus  heureuse 
que  l'assemblée  du  Berri,  l'assemblée  delaHaute-Guienne  publia  ses 
procès-verbaux  jusqu'au  bout;  ils  forment  cinq  volumes  in-/i",  im- 
primés à  Villefranche. 

La  disette  de  1782  avait  porté  l'assemblée  à  s'occuper  plus  spéciale- 
ment de  l'agriculture.  Elle  institua,  sur  la  proposition  du  bureau  du 
bienp}iblic^  inspirée  par  Allaretdes  Pradels,  des  réunions  agricoles  sur 
divers  points  de  la  province,  prenant  ainsi  les  devanssur  la  généralité 
de  Paris,  où  le  premier  comice  agricole  ne  se  réunit  à  Melun  qu'en 
1787.  Les  cultivateurs  devaient  y  conférer  sur  l'état  de  la  culture  et 
sur  les  moyens  de  la  développer  ;  le  résultat  de  ces  conférences  devait 
être  envoyé  à  la  commission  intermédiaire  pour  qu'elle  rendît  public 
ce  qui  lui  paraîtrait  intéressant.  Déjà  en  1781  un  ami  et  un  com- 
patriote d'Allaret  des  Pradels,  l'abbé  Peyrot,  prieur  de  Pardinas, 
avait  publié  à  Villefranche  un  poème  en  vers  patois  sur  l'agriculture. 
Les  Mois  de  Roucher  venaient  de  paraître,  la  traduction  des  Gcor- 


Zl2Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

giqucs  par  Delille  avait  vu  le  jour,  ainsi  que  les  Saisons  de  Saint- 
Lambert.  La  poésie  champêtre  avait  donc  la  vogue,  et  les  Gêorgiqnes 
p/ftoiscs  du  bon  prieur  de  Pardinas  firent  beaucoup  de  bruit,  même 
à  Paris.  Le  comte  de  Provence,  frère  du  roi,  se  les  fit  expliquer,  le 
Mercure  de  France  en  parla  avec  éloge.  11  s'en  est  fait  dans  le  pays 
quatre  é'iitions,  et  elles  ont  eu  en  1832  l'honneur  d'une  traduction 
en  vers  français.  Il  est  peu  de  cultivateurs  du  Rouergue  qui  n'en 
sachent  quelques  morceaux  par  cœur. 

Les  principes  adoptés  pour  la  confection  du  nouveau  cadeistre 
ayant  été  contestés,  la  commission  intermédiaire  les  avait  soumis  à 
l'Académie  des  sciences  de  Paris,  qui  leur  donna  son  entière  appro- 
bation. L'assemblée  créa  à  Gahors  une  école  spéciale  d'ingénieurs 
géomètres;  elle  appela  dans  son  sein  M.  de  Richeprey  pour  le  re- 
mercier de  ses  services,  et  lui  accorda  en  récompense  une  pension 
annuelle  et  viagère  de  2,000  livres. 

Lorsqu'elle  se  réunit  deux  ans  après  pour  sa  quatrième  session, 
l'intendant  avait  encore  changé;  mais  cette  fois  tout  avait  tourné  à 
l'avantage  de  l'administration  provinciale.  Autant  les  documens  de 
1782  attestent  de  récriminations  et  de  luttes,  autant  ceux  de  1784 
manifestent  de  bonne  harmonie.  Le  nouvel  intendant,  M.  de  Tri- 
mond,  a  tout  à  fait  accepté  le  pouvoir  de  l'assemblée  ;  à  son  tour, 
celle-ci  lui  témoigne  les  plus  grands  égards,  elle  adopte  d'avance 
au  nom  de  la  province  l'enfant  que  M'"**  de  Trimond  portait  dans  son 
sein.  «  Ma  reconnaissance,  répond  l'intendant,  serait  imparfaite,  si 
elle  ne  m'inspirait  le  désir  le  plus  ardent  que  cet  enfant  soit  un  fils, 
afin  qu'il  puisse  mériter  un  jour,  dans  la  place  que  j'occupe,  la 
confiance  du  roi  et  les  bénédictions  des  peuples.  » 

Les  travaux  des  chemins  se  poursuivaient  avec  activité,  les  contri- 
butions se  percevaient  plus  aisément,  les  fondations  utiles  se  multi- 
pliaient. La  grande  question  des  mines  avait  fait  un  pas.  Le  gouver- 
nement avait  envoyé  un  inspecteur- général  pour  reconnaître  les 
houillères  d'Aubin  et  de  Cransac.  La  présence  de  ce  fonctionnaire 
ayant  réveillé  dans  la  population  les  anciennes  terreurs,  il  avait 
fallu,  pour  calmer  ces  inquiétudes,  le  faire  accompagner  par  deux 
délégués  de  l'assemblée.  La  commission  réclamait  avec  instance 
l'abrogation  des  anciennes  concessions,  qui,  embrassant  la  totalité 
des  charbonnages,  avaient  excité  une  révolte,  et  indiquait,  comme 
un  moyen  de  tout  concilier,  une  sorte  de  partage  à  l'amiable  entre 
de  nouveaux  concessionnaires  et  les  populations  usagères.  L'école 
des  mines  venait  d'être  fondée  à  Paris;  l'assemblée  décida  qu'un 
élève  y  serait  envoyé  avec  une  indemnité  annuelle  de  600  livres. 

Les  récoltes  avaient  été  un  pcui  moins  mauvaises  qu'en  1781; 
mais  un  nouveau  Iléau  était  venu  fondre  sur  la  province.  Toutes  les 


LES    ASSEMBLÉES    PROVL\CL\LES    EN    FRANCE.  425 

rivières  avaient  débordé.  L'évêque  de  Cahors,  M.  de  Nicolaï,  s'était 
particulièrement  distingué  par  sa  belle  conduite  pendant  l'inondation. 
La  commission  intermédiaire  avait  obtenu  du  roi  de  nombreuses  dé- 
charges sur  les  impositions,  et  on  travaillait  de  tous  côtés  à  réparer 
les  désastres.  Aux  vingt-quatre  béliers  flamands  dont  l'achat  était  déjà 
voté,  on  ajouta  quatre-vingt-seize  béliers  du  Roussillon,  d'une  race 
plus  fine,  moins  exigeante,  moins  difficile  à  nourrir,  par  conséquent 
plus  appropriée  aux  pâturages  de  montagnes.  La  plupart  des  trou- 
peaux qui  paissent  en  si  grand  nombre  sur  les  plateaux  du  Rouergue 
et  du  Quercy  reçurent  alors  un  mélange  de  sang  espagnol  qui  amé- 
liora la  qualité  de  leur  laine.  La  province  possédait  un  haras  depuis 
1750;  sur  la  réclamation  de  la  commission  intermédiaire,  la  garde 
des  étalons  avait  été  retirée  à  des  dépositaires  épars  qui  n'en  pre- 
naient aucun  soin,  et  on  les  avait  réunis  dans  un  seul  dépôt  ;  on 
résolut  de  joindre  aux  douze  étalons  du  gouvernement  douze  autres, 
achetés  aux  frais  de  la  province,  et  trente  jumens.  On  s'occupa  aussi 
de  la  production  du  mulet,  qui  avait  été  autrefois  une  industrie 
florissante. 

L'assemblée,  qui  songeait  à  tout,  porta  son  attention  sur  les  nom- 
breux accidens  qu'amenait  dans  les  campagnes  l'ignorance  des 
sages-femmes;  elle  créa  dans  chaque  chef -lieu  d'élection  un  cours 
d'accouchement,  et  vota  une  somme  de  /lOO  livres  par  élection  à  dis- 
tribuer entre  les  chirurgiens  qui  donneraient  leurs  soins  aux  malades  / 
pauvres.  Elle  s'occupa  aussi  d'améliorer  l'état  des  prisons.  «  Autre- 
fois, était-il  dit  dans  le  rapport,  les  prisons  étaient  entretenues  aux 
dépens  du  domaine  royal;  sous  le  dernier  règne,  la  dépense  de  leur 
entretien  a  été  mise  à  la  charge  des  villes  et  communautés.  A  cette 
époque,  les  prisons  étaient  déjà  dans  le  plus  mauvais  état;  le  déla- 
brement s'est  accru  depuis  par  l'impossibilité  où  se  sont  trouvées 
les  villes  de  fournir  à  de  si  grandes  réparations,  et  le  mal  est  par- 
venu à  un  tel  excès  qu'il  serait  injuste  et  barbare  de  le  négliger 
plus  longtemps.  » 

C'est  enfin  dans  cette  session  que  fut  voté  l'emprunt  destiné  aux 
travaux  des  routes.  Cet  emprunt  devait  être  de  trois  millions  en 
dix  ans.  L'on  comptait  qu'avec  cette  somme  on  pourrait  finir  les 
routes  commencées  et  ouvrir  quatre-vingts  lieues  de  routes  nouvelles. 
«  Nous  savons,  disait  le  rapport,  que  l'emprunt  est  le  moyen  le  plus 
dangereux  qu'un  administrateur  puisse  employer  pour  effectuer  ses 
projets.  Nous  n'aurions  aucune  réponse  à  faire  à  cette  objection, 
s'il  s'agissait  d'ouvrir  un  emprunt  pour  des  objets  indifférens  à  la 
fortune  des  peuples  et  à  la  vivification  générale;  mais  nous  ne  faisons 
que  vous  indiquer  un  moyen  infaillible  de  hâter  la  prospérité  du 
pays.  En  cédant  à  la  force  des  circonstances,  prenons  l'engagement 


426  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

formel  et  public  de  ne  jamais  revenir  à  l'emprunt  que  par  nécessité 
ou  du  moins  par  la  certitude  d'un  grand  bien,  vouant  à  l'indignation 
de  ses  concitoyens  tout  administrateur  qui  proposerait  des  em- 
prunts pour  des  dépenses  d'un  luxe  inutile;  c'est  à  bannir  la  misère 
et  à  introduire  l'aisance  et  la  richesse  qu'il  faut  réserver  ce  moyen, 
dont  les  dangers  naissent  précisément  des  facilités  qu'il  présente.  » 

Au  volume  des  procès- verbaux  de  1784  est  joint  un  grand  rapport 
de  M.  de  Richeprey  sur  le  cadastre.  Au  nombre  des  questions  que 
touche  cet  excellent  travail,  se  trouve  celle  des  poids  et  mesures. 
Tout  le  monde  voulait  l'uniformité  des  poids  et  mesures,  le  gou- 
vernement tout  le  premier,  et  l'assemblée  s'en  était  déjà  occupée  à 
plusieurs  reprises.  M.  de  Richeprey  avait  dressé  un  tableau  de  ré- 
duction des  mesures  locales  en  mesures  de  Paris  qui  fut  imprimé 
et  répandu  dans  toute  la  province.  L'idée  qui  a  servi  plus  tard  de 
base  au  système  métrique  était  déjà  connue  et  discutée,  mais  on 
n'avait  pas  cru  devoir  l'adopter.  «  Vous  n'ignorez  pas,  disait  M.  de 
Richeprey,  que  la  longueur  du  double  pendule  sous  l'équateur  au- 
rait procuré  un  terme  de  réduction  invariable,  qui,  existant  dans  la 
nature  même,  n'aurait  eu  aucun  des  inconvéniens  des  mesures  de 
Paris  ;  mais  vous  avez  considéré  que  la  réduction  à  la  longueur  du 
double  pendule  projjosée  par  les  personnes  les  plus  savantes  du 
royaume  et  projetée  par  d'habiles  ministres,  n'ayant  été  exécutée 
nulle  part,  n'aurait  peut-être  pas  été  accueillie  par  le  grand  nombre, 
qui  ne  se  décide  que  d'après  l'usage,  et  dont  la  confiance  est  né- 
cessaire pour  le  succès  d'une  administration  qui  ne  veut  même  pas 
que  la  manière  de  faire  le  bien  excite  des  inquiétudes.  La  réduction 
aux  mesures  de  Paris,  plus  généralement  connues,  plus  en  usage  que 
d'autres,  concourra  plus  facilement  aux  vues  du  gouvernement.  » 

Le  cadastre  de  1669  se  divisait  en  unités  arbitraires  appelées 
feuXj  dont  chacune  se  subdivisait  en  cent  bellngues  ou  étincelles. 
Aucune  règle  générale  n'avait  présidé  à  cette  répartition.  On  ne  sa- 
vait pas  exactement  ce  que  représentait  un  feu,  pas  plus  que  ce 
qu'était  au  juste  la  livre  d'allivrement,  divisée  elle-même  en  sols 
et  deniers,  qui  servait  au  calcul  de  F  impôt.  Il  en  résultait  que  cer- 
taines communes  payaient  pour  la  taille  le  tiers  de  leur  produit  net, 
tandis  que  d'autres  ne  payaient  que  le  douzième.  Cette  criante  iné- 
galité allait  disparaître. 

Dans  la  Ilaute-Guienne  comme  en  Languedoc,  l'exemption  de 
taille  ne  portait  pas  sur  les  personnes,  mais  sur  les  biens.  Les  nobles 
possesseurs  de  biens  non  nobles  payaient  la  taille,  et  les  roturiers 
possesseurs  de  biens  nobles  ne  la  payaient  pas.  Il  importait  donc  de 
bien  constater  les  terres  véritablement  exemptes,  et  tout  un  système 
de  recherche  avait  été  organisé  pour  en  réduire  le  nombre  autant 


LES    ASSEMBLÉES    PROYINCIALES    EN   FRANCE.  427 

que  possible.  Mille  huit  cent  quarante-trois  possesseurs  de  biens 
nobles  avaient  présenté  leurs  titres,  huit  cent  quarante-huit  étaient 
en  retard,  et  suivant  toute  apparence  la  plupart  au  moins  devaient 
être  rayés  de  la  liste. 

La  session  de  1786  fut  la  dernière  dans  la  Haute-Guienne  comme 
en  Berri.  L'emprunt  de  3  millions  en  dix  ans  n'avait  été  autorisé  par 
le  roi  que  pour  la  moitié,  c'est-à-dire  1,500,000  francs  en  cinq  ans. 
Le  parlement  de  Toulouse  fit  quelques  difficultés  pour  enregistrer 
l'édit,  mais  il  finit  par  s'y  décider,  et  tel  fut  l'empressement  des  ca- 
pitalistes que  la  souscription  fut  couverte  en  huit  jours.  Ce  témoi- 
gnage de  la  confiance  universelle  est  assurément  le  plus  bel  éloge 
qu'on  puisse  faire  de  l'administration  de  la  province.  Tous  les  docu- 
mens  communiqués  à  l'assemblée  attestent  le  bon  effet  des  mesures, 
prises,  notamment  pour  les  ateliei'S  de  charité.  ((  On  n'a  pu  qu'être 
saisi  d'admiration,  dit  un  de  ces  rapports,  en  voyant  ce  grand  nombre 
de  routes  vicinales  traverser  et  vivifier  nos  campagnes  jusqu'à  pré- 
sent inaccessibles,  en  voyant  des  marais  malsains  devenir  des  prai- 
ries fertiles,  des  cantons  secs  et  arides  auparavant  pourvus  aujour- 
d'hui de  réservoirs  abondans  et  suffisans  pour  nourrir  des  hommes 
et  des  bestiaux  dans  toutes  les  saisons  de  l'année,  en  voyant  enfin 
une  grande  quantité  d'ateliers  ouverts  où  le  pauvre  de  tout  âge  est 
nourri,  la  jeunesse  de  tout  sexe  occupée  au  travail,  et  où  elle  con- 
serve en  travaillant  les  mœurs  que  l'oisiveté  et  la  misère  lui  auraient 
infailliblement  fait  perdre.  »  Pour  achever  son  ouvrage,  l'assemblée 
fonda  des  bureaux  de  bienfaisance  dans  toutes  les  communes,  et  prit 
des  mesures  sévères  pour  la  répression  de  la  mendicité. 

Le  roi  venait  de  lever  un  des  plus  grands  obstacles  qui  eussent  re- 
tardé jusqu'alors  la  prospérité  des  provinces.  En  sus  des  corvées  le 
trésor  royal  allouait  tous  les  ans  5  millions  aux  ponts  et  chaussées 
pour  frais  de  personnel  et  travaux  d'art;  mais  ce  fonds  était  reparti 
très  inégalement.  Un  édit  porta  qu'à  l'avenir  les  contributions  payées 
par  chaque  province  pour  les  travaux  publics  seraient  employées 
autant  que  possible  au  profit  du  pays  qui  les  aurait  fournies.  La 
contribution  annuelle  de  la  Haute-Guienne  à  la  caisse  des  ponts  et 
chaussées  s'élevait  à  216,000  livres;  sur  cette  somme,  elle  ne  rece- 
vait originairement  que  /|0,000  livres  à  peu  près,  absorbées  par  les 
frais  de  personnel,  et,  sur  les  réclamations  constantes  de  la  com- 
mission intermédiaire,  cette  allocation  annuelle  avait  été  portée  à 
90,000  livres;  on  estimait  que,  déduction  faite  des  frais  généraux, 
une  nouvelle  somme  de  60  à  80,000  livres  allait  faire  retour  annuel- 
lement. Avec  cette  ressource,  accrue  de  l'emprunt,  de  l'impôt  spé- 
cial, des  fonds  de  charité,  des  souscriptions  volontaires,  la  province 
allait  disposer  d'un  fonds  annuel  de  plus  de  600,000  livres  pour  les 


4*28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

travaux  publics.  Elle  ne  reculait  plus  devant  aucune  entreprise  ;  le 
pont  de  Souillac,  sur  la  Dordogne,  évalué  à  un  million,  trois  autres 
ponts,  évalués  ensemble  à  un  autre  million,  furent  votés  et  entrepris 
sans  retard.  Sans  aucun  doute,  si  l'assemblée  provinciale  avait  duré, 
le  Rouergue  et  le  Quercy  auraient  aujourd'hui  deux  fois  plus  de 
travaux  publics. 

Aux  termes  du  règlement,  un  tiers  des  membres  devait  sortir  cette 
année.  L'assemblée,  chargée  de  les  remplacer,  n'adopta  pas  le 
principe  de  la  réélection;  dans  une  intention  plus  honnête  qu'éclai- 
rée, qui  devait  être  partagée  plus  tard  par  l'assemblée  constituante, 
elle  voulut  appeler  le  plus  grand  nombre  possible  de  citoyens  à 
prendre  part  successivement  à  l'administration.  Parmi  les  membres 
nouveaux  qu'elle  désigna,  on  peut  citer,  dans  l'ordre  du  tiers-état, 
M.  Cavaignac,  avocat  à  Gourdon,  le  même  qui  devait  être  nommé 
six  ans  après  membre  de  la  convention  nationale,  et  M.  Sirieys 
de  Meyrinhac,  fort  connu  dans  1^  chambres  de  la  restauration.  Ces 
hommes,  qui  devaient  suivre  des  carrières  si  diverses,  se  réunis- 
saient alors  dans  une  même  pensée.  L'emphatique  auteur  de  V His- 
toire des  cleuT  Indes ^  l'abbé  Raynal,  qui  était  de  Villefranche,  voulut 
s'associer  aussi  aux  travaux  de  l'assemblée  en  fondant  un  prix  an- 
nuel de  culture  qu'elle  devait  décerner. 

A  partir  de  1786,  une  agitation  violente  se  déclare  dans  la  Haute- 
Guienne  comme  dans  le  reste  du  royaume.  Des  idées  indéfinies  de 
régénération  universelle  fermentent  dans  les  têtes;  M.  de  Riche- 
prey,  poussé  par  une  ardeur  inquiète,  a  quitté  la  province.  M.  de 
La  Fayette  venait  de  donner  à  Louis  XVI  une  habitation  qu'il  possé- 
dait à  Cayenne,  !a  Gabrielle,  pour  y  faire  un  essai  d'émancipation 
graduelle  des  nègres  :  M.  de  Richeprey  fut  nommé  directeur  et  y 
mourut  à  trente-cinq  ans,  tué  par  le  climat.  Il  était  resté  cinq  ans 
dans  la  Haute-Guienne,  et  les  travaux  qu'il  a  faits  dans  ce  court  es- 
pace de  temps  semblent  ceux  d'une  vie  entière. 

Ces  faits  trop  peu  connus  montrent  assez  ce  qu'avait  de  fécond 
l'institution  des  assemblées  provinciales.  L'importance  de  leur  action 
ressortira  mieux  encore  quand  nous  la  verrons  s'exercer  sur  d'au- 
tres points  du  royaume. 

LÉONCE  DE  LaVERGNE. 


LORD  ABERDEEN 


SOUVENIRS  ET  PAPIERS  DIPLOMATIQUES, 


Quand  la  mort  vient  frapper  un  homme  d'état  éminent  en  pos- 
session du  pouvoir,  dans  la  plénitude  de  ses  forces,  alors  que  les 
destinées  d'un  grand  empire  paraissaient  devoir  rester  longtemps 
encore  associées  aux  siennes,  le  pays  lui-même  se  sent  atteint,  et 
le  deuil  d'une  famille  devient  le  deuil  de  la  nation.  Il  en  est  sur- 
tout ainsi  chez  les  peuples  libres,  où  la  seule  présence  aux  affaires 
d'un  ministre  dirigeant  accuse  toujours  dans  une  certaine  mesure  la 
sympathie  et  la  confiance  publiques.  Aussi,  quand  M.  Pitt,  M.  Fox, 
M.  Casimir  Perier  ont  été  enlevés  à  leur  pays,  les  solennels  hom- 
mages rendus  à  leur  cercueil  n'ont  que  faiblement  représenté  l'alarme 
et  la  douleur  générales.  Plus  tard,  lorsque,  dans  le  plein  exercice 
de  ses  facultés  transcendantes,  sir  Robert  Peel  est  tombé  foudroyé, 
la  consternation  universelle  a  témoigné  du  sentiment  d'une  perte 
aussi  irréparable  qu'imprévue,  et  la  même  impression  s'est  tout  ré- 
cemment produite  à  la  nouvelle  de  la  mort  du  comte  de  Cavour.  Il 
n'en  a  point  été,  il  ne  pouvait  guère  en  être  de  même  lorsque  le  plus 
fidèle  et  le  plus  illustre  des  amis  de  sir  Robert  Peel  est  à  son  tour  len- 
tement descendu  dans  la  tombe.  Sans  toucher  encore  aux  extrêmes 
limites  de  la  vie  humaine,  lord  Aberdeen  avait  dépassé  celles  des  car- 
rières politiques  ordinaires.  Depuis  longtemps,  sa  santé  était  chance- 
lante. L'Angleterre,  qui  l'avait  toujours  plus  respecté  que  compris, 
avait  cessé  de  compter  sur  lui,  soit  dans  le  présent,  soit  pour  l'ave- 
nir. Un  cortège  d'élite  lui  rendit  pieusement  les  derniers  devoirs; 
mais  en  définitive  la  nation  anglaise  vit  disparaître  avec  une  passa- 
gère émotion  le  plus  profondément  intègre  peut-être  de  ses  hommes 
d'état.  Les  services  passés  et  les  plus  rares  vertus  ne  pèsent  guère. 


Zi30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  l'heure  de  la  mort,  clans  la  mobile  balance  de  l'appréciation  po- 
pulaire. Pour  attirer  en  ce  moment  suprême  les  regrets  comme  les 
regards  de  la  foule,  il  faut  être  puissant,  utile,  fortement  en  relief. 
Et  néanmoins,  pour  n'être  pas  influens  et  efficaces  au  jour  même  où 
ils  nous  sont  enlevés,  les  hommes  vraiment  éminens  méritent  d'être 
étudiés  et  regrettés.  C'est  à  leurs  amis,  à  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur de  les  voir  de  près,  qu'il  appartient  de  rectifier  ce  qu'a  souvent 
d'inexact,  de  compléter  ce  qu'a  toujours  d'imparfait  l'opinion  du 
public,  et  d'arracher  ces  mémoires  vénérées  à  l'oubli  et  à  l'indiffé- 
rence. 

J'ai  eu  l'honneur  d'approcher  lord  Aberdeen  dans  quelque  inti- 
mité durant  les  dix-huit  dernières  et  plus  importantes  années  de  sa 
vie.  Notre  affection  s'était  accrue  et  fortifiée  à  travers  des  épreuves 
et  des  vicissitudes  peu  communes.  Je  ne  me  propose  cependant  point 
de  rapporter  avec  détail  ce  que  fut,  depuis  son  origine  jusqu'à  sa 
fin,  cette  belle  carrière.  J'entreprendrai  encore  moins  d'émettre, 
sur  l'ensemble  de  sa  vie  politique,  un  jugement  en  forme.  Je  m'ef- 
forcerai simplement  de  montrer  ce  grand  homme  de  bien  tel  qu'il 
m'est  constamment  apparu  dans  les  circonstances  les  plus  diverses 
et  parfois  les  plus  critiques.  11  m'a  été  donné  de  voir  de  près,  dans 
ma  jeunesse,  quelques  hommes  d'état  dont  les  facultés  pouvaient 
avoir  plus  d'éclat  et  de  puissance;  mais  je  n'ai  rencontré  nulle  part 
un  esprit  plus  judicieux,  plus  éclairé,  plus  libéral,  plus  profondé- 
ment équitable,  nulle  part  plus  de  simplicité,  de  dignité,  d'autorité. 
Mon  but  serait  atteint  si  je  pouvais  faire  apprécier  dans  un  pays  dont 
il  fut  parfois  l'adversaire  sans  en  être  jamais  l'ennemi  tout  ce  que 
son  caractère  avait  d'élévation,  de  droiture  et  de  charme,  a  J'aime- 
rai qui  m'aime,  »  disaient  autrefois  nos  rois  :  noble  devise  qui,  je 
l'espère,  ne  cessera  jamais  d'être  la  nôtre.  Lorsque  de  grands  ef- 
forts, de  grands  sacrifices  ont  été  faits  pour  maintenir  son  aUiance, 
c'est  bien  le  moins  que  la  France  le  sache  et  en  tienne  quelque 
compte. 

Il  est  naturel  que  les  détails  de  la  vie  politique  de  lord  Aberdeen 
n'intéressent  particulièrement  notre  nation  que  dans  ce  qui  se  rat- 
tache à  notre  politique  extérieure.  Je  n'ai  commencé  cà  le  connaître 
moi-même  que  dans  les  négociations  suivies  à  Londres  au  nom  de 
la  France.  Témoin  de  sa  vive  sollicitude  à  entretenir  avec  notre  pays 
les  plus  amicales  relations,  je  serai  conduit  parfois  à  me  mettre  en 
scène,  à  citer  en  propres  termes,  h  défaut  de  toute  donnée,  de 
tout  document  nouveau,  les  souvenirs  écrits  que  j'ai  pu  conserver. 
Je  désespérerais  autrement  de  faire  assez  bien  comprendre  les  cir- 
constances au  milieu  desquelles  se  sont  formés  ces  sentimens  de 
rare  estime  que  j'ai  à  cœur  de  proclamer,  peut-être  même  de  faire 


LORD    ABERDEEN.  531 

partager.  Peu  de  lignes  siiiïiront  ainsi  pour  rappeler  quelle  fut  la 
vie  politique  de  lord  Aberdeen  jusqu'à  l'époque  où  il  me  fut  donné 
d'entrer  en  relations  personnelles  avec  lui. 

I. 

Né  à  la  fin  de  178/i,  il  n'avait  que  sept  ans  à  la  mort  de  son  père, 
qui  lui  désigna  pour  tuteurs  les  deux  ministres  les  plus  considérables 
de  ce  temps,  M.  Pitt  et  M.  Dundas,  depuis  lord  Melville.  A  l'âge  de  dix 
ans,  il  fut  placé  par  eux  au  collège  de  Harrow.  Là  comme  plus  tard, 
au  collège  de  Saint-John,  à  Cambridge,  il  fut  le  condisciple  de  lord 
Palmerston;  mais  il  ne  paraît  pas  qu'aucune  relation  se  soit  établie 
entre  ces  deux  premiers  ministres  futurs  de  l'Angleterre.  Le  temps 
du  jeune  lord  Aberdeen,  quand  il  lui  était  permis  de  venir  à  Londres, 
se  passait  le  plus  souvent  soit  dans  les  bureaux  de  la  trésorerie , 
soit  dans  ceux  de  l'amirauté,  sous  la  surveillance  de  l'un  ou  de 
l'autre  de  ses  tuteurs.  Ainsi  dès  l'enfance  il  recueillait,  presque  à 
son  insu,  les  grandes  traditions  du  gouvernement  de  son  pays.  Il 
voyait  à  l'œuvre,  dans  une  intimité  absolue,  les  hommes  qui  diri- 
geaient la  plus  formidable  guerre  des  temps  modernes  :  grande  école, 
dont  aucun  enseignement  ne  fut  perdu  pour  lui.  On  a  imprimé  à  tort 
qu'il  avait  fait  partie  de  la  mission  de  lord  Cornwallis,  à  Paris,  en 
1801.  Il  est  vrai  qu'au  moment  de  la  paix  d'Amiens  il  vint  deux  fois 
à  Paris,  mais  sans  aucun  caractère  officiel.  Il  fut  pourtant  présenté  à 
quelques-uns  des  principaux  personnages  de  l'époque  et  au  premier 
consul  lui-même.  La  reprise  imminente  des  hostilités  devait  rendre 
impossible  au  jeune  voyageur  le  grand  tour  européen,  complément 
indispensable  de  l'éducation  patricienne  en  Angleterre.  Cependant  la 
mer  restait  libre.  Devançant  Childe-Harold,  lord  Aberdeen  parcou- 
rut la  Grèce,  que  bien  peu  d'étrangers  avaient  visitée  jusqu'alors,  la 
Turquie,  la  Russie  et  les  côtes  de  la  Baltique.  Le  romanesque  inté- 
rêt de  l'inconnu  s'attachait  encore  à  ces  aventureuses  explorations. 
Aussi  attii-èrent-elles  sur  lui  l'attention  de  la  société  de  Londres  et 
lui  valurent-elles ,  de  la  part  de  lord  Byron,  dans  sa  fameuse  sa- 
tire, le  sobriquet  du  «  thane  voyageur  »  [the  travelled  ihane),  qu'il  a 
conservé  jusqu'à  la  fin  dans  la  polémique  familière  de  la  presse  bri- 
tannique. C'est  l'aspect  de  la  Grèce,  parmi  ces  lointaines  contrées, 
qui  produisit  sur  lui  l'impression  la  plus  vive  et  la  plus  durable.  Dès 
son  retour  en  Angleteri-e,  il  fonda  la  Soriélé  Athénienne,  dont  cha- 
que membre  devait  avoir  visité  Athènes.  Il  contribua  de  la  sorte  à  in- 
spirer la  mode  de  ces  pèlerinages  comme  de  ces  sympathies  hellé- 
niques qui  valurent  plus  tard  à  l'Angleterre  un  des  plus  beaux  poèmes 
de  sa  langue,  et  à  la  Grèce  sa  laborieuse  émancipation  quand  la  France 


^32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fut  entraînée  à  son  tour.  Les  deux  seuls  travaux  purement  littéraires 
de  lord  Aberdeen  témoignent  du  souvenir  passionné  qu'il  conserva 
toujours  de  son  voyage  en  Orient.  Un  article  très  érudit  dans  la 
Beruc  d'Edimbourg  sur  la  Position  iopogniphique  de  Troie  fut 
suivi  d'un  écrit  plus  soigneusement  élaboré.  A  l'occasion  de  la  tra- 
duction de  Yitruve,  par  Wilkins,  il  publia,  sous  forme  d'introduc- 
tion, un  essai  sur  l'architecture  grecque  qui  fut  réimprimé  en  1822. 
Le  mérite  de  ce  morceau  fut  universellement  reconnu.  Bien  que  le 
jeune  auteur  prît  à  partie  une  des  renommées  les  plus  grandes  et 
les  plus  populaires  en  contestant  les  principes  de  Burke  sur  le  beau 
idéal,  sa  réfutation  du  grand  penseur  fut  jugée  victorieuse.  Aussi 
dès  1812  fut-il  nommé  président  de  la  Société  des  Antiquaires,  po- 
sition qu'il  conserva  jusqu'en  1846. 

Malgré  tous  les  avantages  que  lui  eussent  assurés  sa  naissance  et 
ses  relations,  il  ne  paraît  point  que  dans  sa  jeunesse  lord  Aberdeen 
ait  ressenti  aucun  attrait  pour  la  politique  active.  Dans  un  pays 
libre,  il  est  rare  d'avoir  été  si  longtemps  mêlé  aux  affaires  en  re- 
cherchant si  peu  le  pouvoir  et  en  négligeant  avec  une  si  constante 
insouciance  les  dons  et  les  moyens  qui  en  ouvrent  l'accès.  A  la 
mort  de  son  grand-père,  en  1801,  le  jeune  lord  Haddo  avait  suc- 
cédé au  titre  sous  lequel  il  sera  connu  de  l'histoire.  En  1806,^  il  fut 
appelé  à  la  chambre  des  lords  comme  pair  représentatif  d'Ecosse, 
et  son  mandat  fut  renouvelé  avec  des  circonstances  flatteuses  en 
1807  et  en  1812.  11  ne  semble  pourtant  point  que  la  bienveillance 
traditionnelle  de  l'illustre  assemblée  pour  ses  jeunes  membres  ait 
tenté  lord  Aberdeen  de  prendre  une  part  active  à  ses  débats.  On  ne 
cite  de  lui,  dans  ce  long  intervalle,  que  deux  discours  un  peu  déve- 
loppés, celui  dans  lequel  il  proposa  l'adresse  en  1811  et  celui  qu'il 
fit  pendant  la  même  session  pour  seconder  un  vote  de  remercîmens 
parlementaires  au  duc  de  Wellington.  Malgré  ce  peu  d'empressement 
à  rechercher  la  notoriété  publique,  lord  Aberdeen  dut  témoigner  sans 
doute  une  aptitude  peu  commune  pour  les  grandes  affaires,  car  ses 
débuts  y  furent  aussi  importans  qu'honorables.  La  guerre  avait  con- 
tinué avec  un  acharnement  toujours  croissant.  Dès  la  reprise  des  hos- 
tilités, l'Angleterre  avait  décerné  dans  une  même  année  de  solennelles 
funérailles  aux  trois  hommes  sur  lesquels  elle  avait  le  plus  compté  à 
cette  période  critique  de  ses  destinées,  M.  Pitt,  lord  Nelson,  M.  Fox. 
Habituée  cependant  à  ne  mettre  pi  foi  qu'en  elle-même,  avec  un  roi 
fou  et  des  ministres  dont  aucun  ne  devait  tenir,  ni  dans  sa  confiance, 
ni  dans  l'histoire,  une  place  considérable,  l'Angleterre  affrontait  tou- 
jours, sans  appréhension,  le  plus  puissant  génie  et  la  nation  la  plus 
guerrière  des  temps  modernes.  Quelles  institutions  ont  jamais  été 
mises  à  une  épreuve  semblable  ?  Le  despotisme  le  plus  éclatant  était 


LORD    AliERDEEK. 


aux  prises  avec  la  plus  fière  liberté.  Je  pense  souvent  à  la  réponse 
du  représentant  de  la  Grande-Bretagne  à  Napoléon  lors  de  la  rupture 
de  la  courte  trêve  d'Amiens.  Le  premier  consul  s'était  livré  à  un  de 
ces  accès  de  colère  vraie  ou  simulée  qui  lui  étaient  familiers  :  ((  .Je 
vous  attaquerai,  dit-il  à  lord  Whitworth.  —  Gela  dépend  de  vous. 
—  Je  vous  anéantirai.  —  Gela  dépend  de  nous.  »  Noble  réplique  et 
digne  mot  d'ordre  d'un  grand  peuple! 

Toutefois,  en  comptant  sur  elle-même,  la  nation  anglaise  ne 
comptait  pas  sur  elle  seule.  —  Souvent  la  fortune  devait  lui  sembler 
inconstante,  souvent  la  défaite  ou  la  séduction  devait  momentané- 
ment séparer  d'elle  ses  divers  auxiliaires  continentaux;  mais,  bien 
que  tranchés  plus  d'une  fois  par  la  glorieuse  épée  de  la  France,  ces 
liens  se  renouaient  sans  cesse,  jusqu'au  moment  où  les  folies  suprê- 
mes du  maître  de  l'Europe  rapprochèrent  l'heure  de  l'inévitable  ca- 
tastrophe. Restaient  encore,  même  à  cette  heure,  avec  le  prestige 
de  sa  miraculeuse  fortune,  les  souvenirs  des  éclatantes  vengeances 
qu'il  avait  plus  d'une  fois  tirées  d'un  allié  chancelant.  Pour  l'Au- 
triche notamment,  qu'd  s'agissait  d'enlever  aux  liens  imposés  par 
tant  de  défaites,  ces  souvenirs  devaient  n'avoir  rien  perdu  de  leur 
force.  En  1813,  sa  coopération  semblait  devoir  être  décisive.  Pour 
se  l'assurer,  pour  faire  valoir  tous  les  moyens  de  séduction,  toute  la 
terreur  des  représailles.  Napoléon  avait  envoyé  à  Vienne  M.  de  Nar- 
bonne.  Pour  lutte]'  contre  une  telle  influence  personnelle  et  tant  de 
circonstances  défavorables,  ce  fut  lord  Aberdeen  qui,  à  l'âge  de 
vingt-neuf  ans,  fut  désigné  par  le  gouvernement  anglais.  C'était  la 
mission  la  plus  délicate,  la  plus  importante  du  moment.  Il  devait 
s'en  acquitter  avec  honneur  comme  avec  succès.  On  vit  alors  le  beau- 
père  de  Napoléon  passer  successivement  de  la  neutralité  à  la  média- 
tion, de  la  médiation  à  l'hostilité,  et  d'une  hostilité  mesurée  d'abord 
aux  partis  les  plus  extrêmes. 

Ge  n'était  point  d'ailleurs  dans  la  seule  et  paisible  région  des 
cours  qu'avaient  à  s'exercer  les  talens  du  jeune  ambassadeur.  Dans 
les  états-majors,  dans  les  conseils  de  guerre,  dans  les  conférences 
des  souverains,  coalisés  sans  être  unis,  partout  sa  présence  était  ré- 
clamée. Elle  le  fut  même  sur  les  champs  de  bataille.  Il  eut  à  par- 
courir entre  autres  celui  de  Leipzig,  et  ce  fut  là  qu'à  l'aspect  de  tant 
de  carnage  il  éprouva  cette  horreur  profonde  pour  la  guerre  qui  ne 
devait  jamais  l'abandonner.  C'est  ainsi  encore  qu'il  vit  mourir  Moreau 
au  quartier-général  des  alliés,  et  qu'il  put  étudier  de  près  tous  les 
ressorts,  toutes  les  intrigues  qui  s'agitaient  dans  le  sein  de  la  vaste 
conjuration  européenne.  De  cette  époque  datent  pour  lord  Aberdeen 
tant  d'importantes  relations  que  la  mort  seule  devait  interrompre. 

On  conçoit  qu'après  un  pareil  apprentissage  il  se  soit  trouvé  à 

TOME  XiXlV.  28 


h^ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'aise  dans  les  délicates  conférences  du  congrès  de  Châtillon.  La  di- 
gnité de  son  attitude  et  sa  noble  modération  y  frappaient  tout  le 
monde  :  <(  modèle  rare,  dit  un  grand  historien,  par  sa  simplicité,  sa 
gravité  douce,  du  représentant  d'un  état  libre.  »  Par  cette  modé- 
ration même,  il  se  trouvait  souvent  en  désaccord  avec  les  membres 
les  plus  influens  de  son  gouvernement  (1).  Ainsi  dans  une  lettre 
de  lord  Gastlereagh,  datée  de  La  Haye  lA  décembre  1812,  je  lis  : 
«  Quant  à  la  déclaration  des  alliés  (de  Francfort),  je  ne  puis  parta- 
ger ni  l'avis  de  Charles  (son  frère,  depuis  marquis  de  Londonderry) 
ni  celui  d'Aberdeen.  La  substance,  le  style,  le  ton  me  semblent 
bien  calculés  pour  produire  une  impression  sur  le  peuple  français; 
mais  comment  Aberdeen  peut-il  dire  que  la  déclaration,  quoique 
faible,  est  sans  inconvéniens  et  exempte  de  blâme?  Cela  me  semble 
incompréhensible.  Quoi  de  plus  fâcheux,  quoi  de  plus  digne  de 
blâme  que  cet  engagement  gratuit  des  alliés  au  début  même  de  la 
négociation,  par  lequel  ils  admettent  pour  la  France  une  étendue 
de  territoire  plus  grande  que  celle  qu'elle  a  jamais  possédée  sous 
ses  rois  ?  »  On  voit  avec  quelle  sincérité  lord  Aberdeen  appuyait  à 
Francfort  les  ouvertures  de  M.  de  Metternich  à  M.  de  Saint-Aignan. 
Cette  profonde  aversion  pour  les  partis  extrêmes  comme  pour  les 
procédés  violens,  quand  les  transactions  étaient  encore  possibles  et 
honorables,  ne  se  mêlait  pourtant  à  aucune  irrésolution,  à  aucune 
timidité  dans  ses  propres  vues.  Nul  n'était  au  fond  plus  ferme  et 
plus  décidé  que  lui.  Il  ne  se  distinguait  pas  moins  par  sa  confiance 
dans  le  succès  final  de  sa  cause  que  par  sa  modération  envers  un 
adversaire  malheureux.  Vers  la  fin  de  1813,  il  écrivait  de  Fribourg  à 
lord  Gastlereagh  :  «  Nous  sommes  persuadés  que  nous  sommes  ici 
sur  la  vraie  route  de  Paris,  et  j'espère  que  vous  ne  me  trouverez 
pas  trop  téméraire  ou  trop  confiant,  si,  après  tout  ce  qui  a  été  dit, 
je  parle  de  Paris.  Il  me  semble  que,  du  moment  où  nous  avons  dû 
entrer  en  France,  il  serait  ridicule  de  jouer  pour  autre  chose  que 
pour  le  plus  grand  enjeu.  Si  nous  restons  unis,  je  ne  vois  pas  quelle 
résistance  elTicace  Napoléon  est  en  mesure  de  nous  faire,  et  j'espère 
avec  confiance  que  l'entreprise  sera  poursuivie  avec  l'énergie  et  la 
vigueur  qu'elle  réclame.  »  Lord  Aberdeen  pensait  qu'on  devait  être 
à  la  fois  confiant  et  modéré  lorsqu'on  représentait  l'Angleterre.  La 
calme  et  sereine  conscience  de  tout  ce  que  pouvait  son  pays  ne 
l'abandonna  jamais;  elle  ne  cessa  d'inspirer,  jusqu'à  la  fin  de  sa 
carrière,  chacune  de  ses  paroles  comme  chacun  de  ses  actes.  Une 

(1)  On  n'a  pas  oubliti  les  di'tails  intéressans  sur  cette  attitude  de  lord  Aberdeen  à  Châ- 
tillon qu'a  donnés  M.  d'Haussonville  dans  la  Revue  (  livraison  du  15  janvier  dernier). 
Le  jugement  porté  sur  son  caractère  et  ses  sentimens  par  l'historien  de  la  restauration, 
M.  Louis  de  Vicl-Castel,  est  également  présent  ù,  tous  les  souvenirs. 


LORD    ABERDEEN.  435 

puissance  pareille  n'avait  nul  besoin,  à  ses  yeux,  de  se  faire  valoir, 
et  elle  risquait  toujours,  par  une  tracassière  arrogance,  d'affaiblir 
sa  considération  sans  augmenter  son  influence. 

Lorsque  la  grande  pacification  fut  accomplie,  lord  Aberdeen,  qui 
en  avait  signé  à  Paris  les  premiers  actes,  reprit  pour  longtemps  les 
habitudes  de  la  vie  privée.  Tant  de  succès  avaient  rendu  tout-puis- 
sant le  parti  dont  il  avait  la  confiance  entière  ;  treize  années  pour- 
tant s'écoulent  sans  qu'il  paraisse  avoir  recherché  aucune  fonction 
publique.  Enfin  en  1828  nous  le  voyons  accepter,  dans  le  minis- 
tère clu  duc  de  Wellington,  d'abord  les  fonctions  de  chancelier  du 
duché  de  Lancastre,  puis  celles  de  ministre  des  affaires  étrangères. 
En  cette  qualité,  il  prêta  son  concours  à  l'émancipation  des  catho- 
liques ,  le  refusa  à  la  réforme  parlementaire ,  telle  que  la  proposait 
le  parti  whig,  et  reconnut  sans  hésiter  le  roi  Louis-Philippe.  Dès 
lors  aussi  il  prit  une  part  plus  considérable  et  plus  suivie  aux  débats 
de  la  chambre  des  pairs.  Il  quitta  le  pouvoir  à  la  fin  de  1830,  avec 
le  duc  de  Wellington,  pour  y  rentrer  avec  lui,  en  183/i,  comme  se- 
crétaire d'état  des  colonies.  Désormais  il  avait  pris  place  parmi  les 
plus  hautes  influences  de  son  pays. 

Je  vis  pour  la  première  fois  lord  Aberdeen  vers  la  fin  de  1837.  Je 
venais  d'arriver  à  Londres  comme  secrétaire  d'ambassade  et  je  tra- 
versais en  curieux  une  des  principales  rues  de  la  ville,  quand  je  fus 
frappé  de  l'attention  générale  qu'attiraient  deux  personnages  qui  se 
dirigeaient  lentement  du  côté  de  la  chambre  des  lords.  En  les  con- 
sidérant de  plus  près,  je  ne  tardai  point  à  reconnaître  les  traits 
fortement  prononcés  et  souvent  reproduits  du  duc  de  Wellington  : 
mais  quel  était  l'ami  auquel  il  donnait  le  bras  et  qui  semblait  fournir 
le  plus  à  leur  grave  entretien?  Je  demandai  à  un  passant  de  m'éclai- 
rer  :  «  Le  comte  d'Aberdeen,  »  me  répondit-il  avec  le  laconisme  na- 
tional. Longtemps  je  les  suivis  des  yeux  avec  la  curiosité  qu'éprouve 
la  jeunesse  devant  tout  ce  qui  est  éminent  ou  célèbre.  L'impres- 
sion profonde  que  produisait  sur  ses  compatriotes  le  duc  de  Wel- 
lington était  d'ailleurs  un  spectacle  assez  singulier.  Dans  cette  po- 
pulation si  affairée,  si  peu  démonstrative,  chacun  le  saluait,  chacun 
s'arrêtait  pour  le  contempler,  souvent  même  on  se  félicitait  tout 
haut  de  le  retrouver  en  si  belle  et  si  vigoureuse  santé.  Jalouse  avant 
tout  de  ses  libertés  progressives,  la  nation  anglaise  n'avait  jamais 
vu  au  pouvoir  suprême  son  grand  et  inflexible  capitaine  sans  une 
certaine  méfiance,  qui  plus  d'une  fois  s'était  traduite  en  bruyantes 
et  honteuses  manifestations  de  l'ingratitude  populaire  ;  mais  du 
moment  que  lord  Wellington  cessa  d'aspirer  au  rôle  de  ministre  di- 
rigeant, les  aigreurs  et  les  préventions  de  l'esprit  de  parti  se  con- 
fondirent dans  un  hommage  universel  et  permanent  de  reconnais- 


il 36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sance  et  de  dévouement.  Quelquefois  les  plus  vives  acclamations 
éclataient  spontanément  à  son  passage.  Plus  souvent,  comme  dans 
la  circonstance  que  je  rappelle,  pour  être  isolées  et  silencieuses,  les 
démonstrations  n'en  étaient  que  plus  imposantes.  Je  vis  le  duc  y 
répondre  par  le  geste  qui  lui  était  familier,  en  touchant  du  doigt  le 
bord  de  son  chapeau,  et  lord  Aberdeen  avec  ce  gracieux  sourire 
qui  donnait  à  sa  physionomie  un  charme  dont  la  nature  n'avait  pas 
été  très  prodigue  pour  ses  traits.  Le  sourire  qui  éclairait  ainsi  une 
figure  d'une  austérité  peu  commune  me  frappa  dès  ce  premier  jour. 
Durant  les  cinq  années  suivantes,  je  me  trouvai  souvent  auprès  de 
lord  Aberdeen  dans  les  salons  ou  dans  les  réunions  publiques  de 
Londres,  et  toujours  ce  qu'il  y  avait  de  grave  jusqu'à  la  sévérité 
dans  son  premier  aspect,  de  bienveillant  jusqu'à  la  tendresse  dans 
son  regard,  m'attirait  vers  lui.  Toutefois  la  timidité  de  mon  âge  me 
retenait.  Il  passait  d'ailleurs  pour  être  médiocrement  disposé  en  fa- 
veur du  gouvernement  que  j'avais  l'honneur  de  servir,  et  je  ne  fis 
en  définitive  sa  connaissance  personnelle  que  le  jour  même  où  je 
lui  fus  présenté  par  M.  le  comte  de  Sainte-Aulaire,  en  qualité  de 
chargé  d'affaires  de  France,  au  mois  de  juin  18Zi2. 

A  cette  époque,  les  relations  des  deux  pays,  sans  être  sérieuse- 
ment compromises,  étaient  dans  ime  situation  précaire  et  mal  dé- 
finie. Les  graves  complications  de  18/iO  avaient  profondément  séparé 
la  France  des  principales  cours  de  l'Europe,  et  surtout  de  son  alliée 
de  la  veille.  Depuis  lors,  un  changement  de  ministère  avait  eu  lieu, 
d'abord  à  Paris,  puis  à  Londres.  Les  hommes  nouvellement  arrivés 
au  pouvoir  étaient  de  part  et  d'autre  demeurés  étrangers  aux  actes 
et  aux  passions  qui  avaient  déterminé  et  aggravé  la  crise.  Pour  la 
plupart  même,  ils  les  avaient  désapprouvés.  Cependant,  sans  tenir 
grand  compte  de  ce  fait  essentiel,  l'opinion  publique  se  refusait  à 
désarmer.  En  France  surtout,  un  vague,  mais  profond  ressentiment 
demeurait  au  fond  des  cœurs.  Dans  les  chambres  comme  au  dehors, 
il  se  portait  sur  chaque  incident  du  jour,  sur  chaque  affaire  qui  met- 
tait en  présence  les  deux  gouvernemens  ou  leurs  agens  les  plus  éloi- 
gnés. L'opposition  exploitait,  la  presse  envenimait  jusqu'aux  ques- 
tions les  plus  insignifiantes.  «  Votre  ambassade,  m'écrivait  le  chef  de 
la  direction  politique  des  affaires  étrangères ,  commence  une  nou- 
velle ère.  Jusqu'ici,  elle  a  fait  plus  de  politique  générale  qu'autre 
chose;  les  affaires  spéciales  vont  désormais  en  tenir  la  place  et  se 
multiplier  de  nous  à  l'Angleterre.  En  France,  on  y  regardera  de  plus 
près  :  c'est  une  suite  nécessaire  du  réveil  des  susceptibilités.  Il  faut 
savoir  accepter  cette  situation  et  s'appliquer  seulement  à  la  gouver- 
ner de  manière  à  ce  que  la  paix  et  la  bonne  harmonie  des  deux  pays 
n'en  souffrent  aucune  atteinte.  »  Plus  calme  alors,  l'Angleterre  ce- 


LORD    ABERDEEN.  437 

dait  aussi  par  momens  à  l'animosité  qu'une  portion  notable  de  sa 
presse  n'était  pas  seule  à  fomenter,  a  L...  me  dit  (je  cite  encore,  je 
citerai  parfois  M.  Désages,  homme  d'une  perspicacité  rare  et  d'une 
modération  à  toute  épreuve  comme  d'yne  grande  élévation  de  ca- 
ractèrg),  L...  me  dit  (30  juin  1842)  qu'on  est  très  mécontent  de 
nous  à  Londres.  Les  Anglais  qui  sont  ici  (je  ne  saurais  d'ailleurs 
vous  dire  qui  ils  sont)  parlent  guerre,  et  l'appellent  à  grands  cris. 
Cela  prouve  seulement  qu'il  y  a  partout  des  fous.  »  Pour  faire  face 
à  cette  situation ,  la  France ,  qui  au  fond  voulait  fermement  la  paix 
et  qui  s'était  nettement  prononcée  dans  ce  sens,  s'était  donné  un 
ministère  décidé  à  n'en  point  sacrifier  légèrement  les  bienfaits. 
Pleinement  d'accord  avec  la  constante  pensée  du  roi  Louis-Philippe, 
l'illustre  homme  d'état  sur  qui  portait  réellement  le  poids  des  af- 
faires les  plus  critiques  consacrait  à  cette  cause  toute  son  énergie  et 
toute  son  éloquence.  Le  maréchal  Soult  et  le  comte  Duchâtel,  ses 
principaux  collègues,  n'étaient  ni  moins  convaincus  ni  moins  fermes 
que  lui;  mais  ses  amis  le  secondaient  timidement,  et  le  succès  de 
ses  efforts  ne  restait  trop  souvent  qu'imparfait  ou  douteux.  Le  ca- 
binet récemment  parvenu  au  pouvoir  en  Angleterre  était,  sous  ce 
rapport,  dans  une  position  plus  forte  et  plus  franche.  Un  retour 
très  prononcé  de  l'opinion  publique,  expliqué  surtout  par  l'estime 
personnelle  qu'inspiraient  les  principaux  membres  de  ce  cabinet, 
lui  avait  assuré  dans  les  dernières  élections  un  triomphe  signalé. 
Dans  la  chambre  des  lords  le  duc  de  Wellington,  dans  la  chambre 
des  communes  sir  Piobert  Peel,  exerçaient  sans  effort  la  domina- 
tion qui  leur  était  familière.  A  la  tête  de  chaque  branche  de  l'ad- 
ministration se  trouvait  un  homme  déjà  célèbre  par  son  aptitude 
connue,  ou  Pun  de  ceux  qui,  jeunes  à  cette  époque,  ont  réalisé  de- 
puis, comme  M.  Gladstone,  le  duc  de  Newcastle,  lord  Ganning, 
M.  Gardwell,  les  plus  brillantes  espérances.  Les  membres  les  plus 
élevés  de  l'aristocratie  territoriale  apportaient,  dans  une  mesure 
convenable,  Pappui  et  Péclat  de  leur  position  sociale.  Rarement, 
dans  ses  annales  parlementaii'es,  l'Angleterre  avait  vu  de  pareils 
chefs,  ainsi  secondés  et  soutenus.  Gelui  auquel,  dans  une  si  brillante 
combinaison,  la  direction  de  la  politique  étrangère  était  encore  une 
fois  dévolue  s'était  toujours  dérobé  à  la  faveur  populaire  avec  une 
telle  persistance  qu'il  ne  tenait  point  le  premier  rang  parmi  ceux 
qu'elle  avait  ainsi  recherchés;  mais,  en  jouissant  suffisamment  de 
la  bienveillance  publique,  lord  Aberdeen  avait  et  a  toujours  con- 
servé une  position  toute  spéciale,  qu'elle  n'eut  pu  ni  lui  ravir  ni 
lui  conférer.  La  reine  le  respectait  et  l'aimait  particulièrement.  L'a- 
mitié personnelle  et  à  toute  épreuve  du  duc  de  WeUington,  de  sir 
Piobert  Peel,  de  ses  principaux  collègues,  lui  était  depuis  longtemps 


438  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

acquise.  Son  influence,  grande  toujours  dans  le  conseil,  était  déci- 
sive et  habituellement  sans  contrôle  dans  les  affaires  de  son  dépar- 
tement. La  part  signalée  qu'il  avait  prise  aux  mémorables  luttes  du 
passé  avait  fondé  pour  lui,  disais  les  principales  cours  de  l'Europe, 
des  relations  qui  ne  s'étaient  point  interrompues.  Aussi,  à  la  seule 
exception  du  duc  de  Wellington,  nul  ne  possédait  plus  que  lui  la 
confiance  des  souverains  et  des  cabinets  étrangers;  nul  n'avait  des 
moyens  plus  assurés  d'action  et  d'information.  Tel  était  l'homme 
avec  lequel  j'étais  appelé,  très  jeune  encore,  à  traiter  et  à  débattre 
ces  graves  questions  dont  dépend  trop  souvent  le  sort  des  nations. 

Celle  qui  nous  occupa  dès  notre  premier  entretien  était  de  ce 
nombre.  J'ai  conservé  de  cette  entrevue  un  souvenir  que  peu  d'au- 
tres m'ont  laissé.  Aujourd'hui  j'ai  peine  à  croire  que  dix-neuf  an- 
nées se  soient  écoulées  depuis  lors,  et  qu'une  sanglante  guerre  ait 
désolé  l'Europe  à  l'occasion  de  ces  mêmes  affaires  du  Levant  que  je 
discutais  ainsi  au  forcign  office ,  et  qui  nous  apparaissent  encore 
aujourd'hui  aussi  menaçantes  que  jamais.  Déjà,  deux  ans  aupara- 
vant, elles  avaient  failli  amener  une  conflagration  générale  :  plus 
tard,  la  catastrophe  devait  éclater  sous  l'administration  et  malgré 
tous  les  efforts  de  lord  Aberdeen  lui-même;  mais  en  18^2  il  s'agis- 
sait de  réparer  le  mal  survenu,  de  prévenir  celui  qui  pouvait  tou- 
jours se  reproduire.  Les  relations  des  Druses  et  des  Maronites  en 
Syrie,  leur  gouvernement,  leur  administration,  le  degré  d'interven- 
tion que  chacune  des  puissances  européennes  est  appelée  à  y  exer- 
cer séparément  ou  collectivement,  telle  était  la  matière  de  mon  pre- 
mier entretien  au  foreign  office,  et  au  moment  où  j'écris  elle  n'est 
sans  doute  point  encore  épuisée. 

Lord  Aberdeen  avait  une  façon  de  traiter  les  affaires,  grandes  ou 
petites,  à  laquelle  on  ne  saurait  trop  rendre  hommage.  Toujours 
calme,  toujours  mesuré,  toujours  accessible,  plus  porté  à  écouter 
qu'à  parler  lui-même,  il  laissait  à  son  interlocuteur  toute  occasion 
d'exprimer  et  de  développer  sa  pensée.  Son  expérience  consommée 
des  questions  européennes ,  l'importance  de  celles  qui,  dès  sa  jeu- 
nesse, lui  avaient  été  confiées,  sa  longue  pratique  de  la  vie  pu- 
blique, lui  avaient  donné  pour  la  controverse  diplomatique  une  fa- 
cilité, une  aisance  qui  ne  lui  faisaient  jamais  défaut;  mais,  toujours 
plein  de  ressources,  de  lucidité,  surtout  d'autorité,  il  recherchait 
peu  la  discussion,  sans  jamais  l'éviter.  La  discussion  ne  risquait 
guère  d'ailleurs  de  se  prolonger  ou  de  s'aigrir  avec  lui,  car  il  avait 
un  art  tout  particulier  pour  réduire  chaque  question  à  son  terme  le 
plus  simple,  la  dégager  de  toute  considération  accessoire  comme  de 
tout  levain  de  personnalité,  y  marquer  enfin  la  part  du  bon  sens  et  du 
droit.  Son  esprit  semblait  planer  dans  des  régions  inaccessibles  aux 


LORD    ABERDEEN.  439 

misérables  passions  qui  viennent  trop  souvent  compliquer,  comme 
à  plaisir,  la  véi'itable  mission  de  la  diplomatie.  Il  ne  quittait  qu'à 
regret  sa  sphère  élevée  pour  prendre  part  à  nos  tristes  conflits.  Que 
d'eiïorts,  que  de  sacrifices  les  nations  ne  font-elles  pas  en  tout  genre 
pour  s'assurer  le  respect  de  leurs  rivales!  Sauraient-elles  être  trop 
sévères  dans  le  choix  de  ceux  qui  personnifient  pour  ainsi  dire  leur 
puissance  et  leur  caractère  dans  les  négociations  de  peuple  à  peuple  ? 
Dès  nos  premières  entrevues,  lord  x\berdeen  m'apparut  comme  le 
t}  pe  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  libéral  et  national  dans  la 
vieille  Angleterre.  Assez  d'autres  se  chargeaient  d'être  les  organes 
des  aveugles  préjugés ,  des  passions  déréglées  du  pays ,  et  ils  y 
trouvaient  leur  compte.  Bien  plus  que  les  princes,  les  peuples  veu- 
lent avoir  leurs  fervens  adulateurs  et  leurs  grossiers  complaisans. 
Auprès  d'eux  plus  qu'ailleurs,  l'estime  est  pour  Sénèque,  r^iais  la 
faveur  pour  Narcisse. 

J'ai  dit  que  lord  Aberdeen  avait  reconnu  promptement  et  fran- 
chement la  révolution  de  juillet.  Il  l'avait  vue  pourtant  avec  regret. 
Il  aimait  les  princes  et  les  hommes  de  la  restauration  ;  il  aimait  les 
traditions  de  l'ancienne  France  dans  ce  qu'elles  avaient  d'élevé  et  de 
chevaleresque.  Resté  fidèle  aux  souvenirs  de  1815  avec  la  mesure  et 
la  modération  qui  ne  l'abandonnaient  jamais,  il  ne  voyait  pas  sans 
une  certaine  défiance  notre  pays  reprendre  en  Europe  sa  position 
dominante.  Deux  questions  notamment  l'avaient  mis  en  conflit  pres- 
que personnel  avec  le  gouvernement  nouveau,  l'occupation  prolon- 
gée de  l'Algérie  et  le  démembrement  du  royaume  des  Pays-Bas. 
Exempt  néanmoins  de  mesquines  jalousies,  il  acceptait  plus  que 
personne  l'empire  des  faits,  et  il  rendait  pleine  justice  aux  efforts 
du  roi  Louis-Philippe  pour  faire  respecter  les  droits  de  ses  voisins 
comme  pour  faire  prévaloir  les  siens.  Il  était  revenu  au  pouvoir 
animé  du  plus  sincère  désir  de  cultiver  les  meilleurs  rapports  avec 
le  gouvernement  constitutionnel  de  la  France.  Toutefois  il  se  sentait 
moins  que  jamais  enclin  à  sacrifier  les  grandes  alliances  continentales 
qui  ont  tant  de  fois  assuré  à  la  Grande-Bretagne  sa  prépondérance 
durant  la  paix  comme  son  triomphe  durant  la  lutte.  Rien  à  ce  mo- 
ment n'annonçait  encore  la  dissolution  de  la  formidable  ligue  qui, 
après  vingt  ans  d'efforts,  avait  dompté  la  France.  Le  sagace  secré- 
taire d'état  ne  se  croyait  nullement  appelé  à  en  précipiter  la  rup- 
ture, tout  en  ne  recherchant  avec  le  gouvernement  français  que  le 
maintien  de  la  bonne  harmonie.  Les  dispositions  de  la  France  ne 
réclamaient,  ne  comportaient  pas  autre  chose.  Pendant  les  trois 
mois  que  durèrent  en  1842  mes  rapports  avec  lord  Aberdeen,  au- 
cun progrès  ne  fut  fait  entre  nous  vers  une  intimité  plus  grande, 
soit  personnelle,  soit  officielle.  Cette  intimité  d'ailleurs,  nous  l'eus- 


llhO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sions  voulue  de  part  ou  d'autre  que  nos  efforts  pour  y  atteindre 
eussent  été  illusoires  et  péi-illeux  en  présence  des  complications  que 
soulevait  sans  cesse  l'animosité  réciproque  des  deux  pays. 

Pour  faire  bien  apprécier  ce  que  devinrent  plus  tard  nos  relations 
avec  lord  Aberdeen,  il  n'est  pas  sans  intérêt  d'établir  nettement  ce 
qu'elles  furent  à  leur  origine.  Quelques  courts  extraits  des  souve- 
nirs écrits  de  l'époque  que  j'ai  pu  conserver  suffiront,  je  l'espère, 
pour  les  caractériser.  Ainsi  le  8  juillet  18Zi2  j'écrivais  à  M.  Guizot  : 

«  Lord  Aberdeen  ne  m'a  parlé  ensuite  que  des  affaires  de  pêcheries  que 
nous  cherchons  sérieusement  à  terminer.  Il  se  montre  peu  disposé  aux  con- 
cessions dans  un  moment,  m'a-t-il  dit,  «  où  vous  nous  témoignez  votre  hos- 
tilité sous  toutes  les  formes.  »  J'espère  que  la  question  est  en  bonne  voie.  » 

«  Le  13  juillet  (1).  —  On  croit  ici  avoir  déjà  gardé  bien  des  ménagemens 
inutile»  et  peu  comptés  en  France,  et  je  craindrais  en  vérité  s'il  surgissait 
une  affaire  irritante...  «Que  deviendraient,  m'a  dit  lord  Aberdeen,  les  rela- 
tions diplomatiques  des  nations,  si  les  questions  liquides,  si  les  solutions 
incontestablement  équitables  étaient,  pour  de  pareils  motifs,  indéfiniment 
ajournées?  Ne  serais-je  pas  forcé  moi-même,  par  ceux  qui  me  surveillent,  de 
suspendre  à  votre  exemple  toute  résolution  impliquant  une  concession  quel- 
conque à  une  réclamation  française?  »  —  ...  J'ai  cru  devoir,  monsieur  le  mi- 
nistre, rendre  compte  à  votre  excellence  de  ces  dispositions  de  lord  Aber- 
deen telles  qu'elles  se  manifestent,  avec  une  parfaite  courtoisie  dans  la 
forme,  toutes  les  fois  que  j'ai  l'occasion  d'aborder  avec  lui  une  question 
politique.  Il  serait  presque  inutile  d'ajouter  que  ces  dispositions  sont  ex- 
ploitées avec  une  grande  persévérance  par  les  représentans  des  principales 
puissances  européennes  à  Londres,  et  qu'ils  se  félicitent  sans  cesse  de  l'en- 
tente parfaite  établie  entre  leurs  cours  et  le  nouveau  cabinet.  » 

Parfois  pourtant,  de  loin  comme  de  près,  les  plus  sagaces  s'alar- 
maient de  l'intensité  du  mal. 

«  Londres,  le  h  août.  —  Notre  entretien  subséquent  nous  ayant  amenés, 
monsieur  le  ministre,  à  examiner  encore  une  fois  l'état  actuel  des  relations 
entre  les  deux  gouvernemens,  lord  Aberdeen  m'a  dit  qu'il  avait  dernière- 
ment reçu  communication  confidentielle  d'une  dépêche  dans  laquelle  M.  le 
prince  de  Metternich  prescrivait  au  baron  de  Neumann  d'user  de  son  in- 
fluence auprès  du  cabinet  britannique  pour  calmer  l'irritation  qui  se  ma- 
nifestait en  Angleterre  contre  la  France.  «Mais,  m'a  dit  lord  Aberdeen  en 
riant,  comme  Metternich  a  dû  le  faire  sentir  à  votre  ambassadeur,  ce  n'est 
pas  à  Londres  qu'il  faudrait  agir  pour  préparer  des  relations  plus  heureuses, 
c'est  bien  à  Paris...  Quant  à  nous,  nous  croyons  avoir  plus  d'un  légitime 
grief  contre  la  conduite  politique  du  gouvernement  français;  mais  vous  êtes 
vous-même  témoin  de  tout  le  soin  que  nous  apportons  à  ne  trahir  aucun 
ressentiment  qui  puisse  réagir  sur  nos  rapports  avec  la  France.  » 

(1)  Je  n'ai  pas  à  dire  qu'au  moment  où  ces  lignes  étaient  tracées,  j'ignorais  le  cruel 
'  malheur  qui  venait  de  frapper  la  famille  royale  et  la  France. 


LORD    ABERDEEN.  AÛl 

«  Londres,  le  29  juillet.  —  J'ai  cru  devoir  vous  donner  officiellement  un 
compte  détaillé  de  ma  grande  conversation  d'hier  avec  sir  Robert  Peel.  Je 
l'ai  trouvé  profondément  découragé  et  irrité,  sensiblement  plus  Cjue  lord 
Aberdeen,  et  il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  lui  qui  gouverne.  J'ai  plutôt 
atténué  dans  ma  dépèche,  et  pourtant  il  me  paraît  bon  que  vous  puissiez 
montrer  dans  l'occasion  à  quel  point  la  politique  de  la  paix  hostile  compro- 
met les  relations  de  la  France.  » 

Il  est  peu  dans  les  usages,  pour  un  chef  de  mission,  soit  perma- 
nent, soit  temporaire  à  Londres,  de  rechercher  une  entrevue  avec  le 
premier  lord  de  la  trésorerie.  La  gravité  des  circonstances  générales 
et  un  orage  qui  s'annonçait  dans  le  parlement  anglais  sur  la  ques- 
tion du  jour  m'avaient  décidé  à  le  faire  dans  cette  occasion  avec 
l'entier  assentiment  de  lord  Aberdeen,  Je  crois  devoir  donner  ici 
quelques  extraits  de  la  dépêche  où  je  rapportai  mon  entretien  avec 
sir  Robert  Peel.  Tout  ce  qui  fait  parler  et  pour  ainsi  dire  revivre  au- 
jourd'hui ces  hommes  illustres  et  trop  tôt  ravis  à  l'estime  univer- 
selle ne  saurait  être  dépourvu  d'intérêt. 

«  Pour  la  première  fois  peut-être,  monsieur  le  ministre,  depuis  sa 

rentrée  aux  affaires,  sir  Robert  Peel  exposait  sans  réserve  sa  pensée  sur 
l'état  actuel  de  nos  relations.  L'influence  dominante  qu'exerce  le  premier 
ministre  dans  les  conseils  de  la  Grande-Bretagne  et  l'irritation  profonde 
qui  se  révélait  dans  chacune  de  ses  paroles  me  font  un  devoir  de  rapporter 
à  votre  excellence,  avec  quelques  développemens,  la  substance  d'un  entre- 
tien qu'il  a  prolongé,  malgré  sa  réserve  et  son  laconisme  habituels,  pendant 
plus  de  trois  quarts  d'heure.  J'ai  commencé,  d'après  le  désir  de  sir  Robert 
Peel,  par  rappeler  les  difficultés  de  la  question  de  Portendick  dans  les  mêmes 
termes  à  peu  près  que  durant  l'entretien  avec  lord  Aberdeen,  dont  j'ai  déjà 
eu  l'honneur  de  rendre  compte  à  votre  excellence...  Sir  Robert  Peel  m'a 
écouté,  le  regard  baissé,  selon  son  usage,  et  avec  la  plus  grande  attention, 
mais  sans  qu'une  seule  fois  sa  physionomie  trahît  l'adhésion  la  plus  légère 
aux  considérations  que  je  développais.  Il  m'a  dit  à  son  tour  qu'ayant  dû  se 
rendre  compte  de  l'affaire  de  Portendick  pour  répondre  aux  interpella- 
tions annoncées,  il  avait  été  plus  surpris  encore  qu'affligé  de  l'état  actuel 
de  cette  question.  Tant  de  promesses  réitérées  du  gouvernement  français 
établissaient  à  ses  yeux  la  justice  des  demandes  anglaises;  tant  de  retards 
successifs,  suivis  enfin  d'un  ajournement  indéfini,  équivalaient  à  une  décla- 
ration formelle  du  gouvernement  du  roi  que  les  rapports  des  deux  pays  ne 
lui  permettaient  plus  de  faire  droit  aux  plus  justes  réclamations  suscitées 
par  la  conduite  de  ses  propres  agens.  Sans  doute  il  n'ignorait  pas  que  de 
récens  événemens  avaient  ranimé  en  France  une  méfiance  et  une  antipathie 
générales  contre  l'Angleterre;  dans  plusieurs  occasions,  le  gouvernement 
du  roi  s'était  chargé  de  le  lui  manifester.  «  Votre  ordonnance  qui  frappe  la 
branche  la  plus  importante  de  notre  commerce  avec  vous,  a-t-il  continué, 
c'est  la  guerre!  guerre  de  prohibitions  mutuelles  qui  a  ses  précédens,  ses 
usages,  ses  représailles.  Je  puis  ouvrir  les  marchés  de  la  Grande-Bretagne 


A42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  vins  d'Espagne  et  de  Portugal,  je  puis  même  à  mon  tour  vous  atteindre  di- 
rectement dans  un  de  vos  plus  grands  intérêts  commerciaux;  mais  comment 
répondre  à  cette  dernière  décision  du  gouvernement  français?  Comment  l'ex- 
pliquer? Les  justes  réclamations  de  sujets  anglais,  discutées  depuis  huit  ans, 
soumises  à  une  commission  mixte  et  déclarées  liquides,  ne  pourraient  plus 
être  prises  en  considération  par  un  cabinet  français!  Où  en  serait  donc  l'au- 
torité du  gouvernement?  Que  serait  devenue  en  France  la  majesté  du  prin- 
cipe monarchique?  » 

«  J'ai  cru  devoir,  monsieur  le  ministre,  faire  observer  à  sir  Robert  Peel  que 
je  ne  pouvais,  à  l'exemple  de  lord  Covvley,  considérer  la  question  de  Porten- 
dick  comme  ajournée  indéfiniment  par  la  dernière  réponse  de  votre  excel- 
lence, qu'il  m'était  impossible  également  de  regarder  encore  comme  nettes 
et  reconnues  les  réclamations  des  sujets  anglais.  J'admettais  en  leur  faveur 
une  forte  présomption;  mais  il  ne  suffisait  pas,  en  pareille  matière,  de  la 
conviction  profonde  des  parties  intéressées,  sincèrement  partagée  par  leur 
gouvernement,  pour  constituer  aux  yeux  d'un  autre  gouvernement  une 
créance  liquide.  Cette  question  n'était  pas  de  celles  que  le  pouvoir  exécutif 
était  seuf  appelé  à  décider.  L'intervention  des  chambres  était  indispensable. 
Assurément  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  leur  porter  l'affaire  et  de  pro- 
voquer à  tout  prix  un  vote  immédiat;  mais,  animé  du  désir  sincère  de  faire 
droit  à  toute  demande  fondée,  le  gouvernement  du  roi  devait,  dans  l'intérêt 
même  des  réclamans,  choisir  et  préparer  le  moment  où  il  appellerait  sur  une 
question  aussi  délicate  l'attention  et  les  investigations  parlementaires.  Je  ne 
regardais  assurément  pas  les  relations  actuelles  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre comme  satisfaisantes  et  régulières.  Nous  avions  assez  longtemps  fatigué 
le  foreign  office,  il  y  a  deux  ans ,  de  nos  inquiétudes  et  de  nos  prévisions  sur 
les  conséquences  d'une  politique  systématiquement  hostile  aux  sentimens 
et  aux  intérêts  de  la  France  pour  être  en  droit  de  rappeler  aujourd'hui  tant 
d'avertissemens  méconnus.  Nous  n'avions  cessé,  pendant  la  dernière  année 
de  l'administration  précédente,  d'annoncer  que  l'on  établissait  à  plaisir  en 
Europe  une  situation  nouvelle,  qui  ne  produirait  peut-être  pas  la  guerre, 
mais  qui  ne  serait  sans  doute  pas  moins  éloignée  des  conditions  d'une  paix 
tranquille  et  assurée.  Sir  Robert  Peel  avait  lui-même,  à  la  tête  de  son  parti, 
condamné  la  politique  à  laquelle  je  faisais  allusion.  Il  avait  signalé,  lors  de 
sa  rentrée  au  pouvoir,  parmi  les  difficultés  de  sa  position,  les  rapports  que 
cette  politique  avait  créés  entre  les  deux  pays.  Ces  rapports,  une  seule  pa- 
role publique  pouvait  les  aggraver  encore  aujourd'hui.  Fidèle  à  la  tradition 
de  l'ambassade  du  roi,  et  frappé  avant  tout  des  inconvéniens  de  toute  pro- 
vocation parlementaire  entre  les  deux  pays,  j'avais  voulu  à  l'avance  indi- 
quer le  péril.  Je  viendrais  trop  tard,  si  j'attendais,  pour  le  signaler,  la  dis- 
cussion qui  aurait  perdu  la  question.  —  «  Je  ne  sais  en  vérité  comment 
la  poser,  a  repris  sir  Robert  Peel,  sans  exciter  la  surprise  et  l'animadver- 
sion  du  parlement.  Je  me  bornerais  au  plus  simple  énoncé  des  faits,  que 
vous  verriez  encore  une  manifestation  des  plus  fâcheuses  éclater  sur  tous 
les  bancs.  C'est  à  tort  que  vous  me  prêteriez,  sur  la  discussion  qui  pourra 
s'élever,  une  influence  que  je  n'ai  plus.  La  politique  récente  de  la  France 
vous  a  entièrement  aliéné  le  parti  qui  me  soutient.  Personne  n'a  plus  sou- 


LORD    ABERDEEX.  AAS 

vent  que  moi  témoigné,  dès  son  origine,  mon  respect  et  ma  confiance  pour 
le  gouvernement  actuel  de  la  France.  Je  Tai  soutenu  dès  le  principe  de  tout 
mon  pouvoir,  en  dépit  des  convictions  et  des  antipathies  d'un  grand  nombre 
de  mes  partisans.  Je  n'ai  jamais  cherché  à  entraver  sa  marche  ou  à  aug- 
menter ses  difficultés  ;  mais  jamais  je  n'avais  pu  prévoir  que  nos  relations 
dussent  en  venir  à  la  situation  que  je  trouve  aujourd'hui.  Ne  me  rendez  pas 
responsable  d'un  état  de  choses  que  je  ne  saurais  me  reprocher,  et  que  je 
ne  puis  m'expliquer.  » 

Qui  sondera  les  abîmes  de  la  crédulité  populaire?  A  l'époque  où 
ces  entretiens  avaient  lieu ,  le  roi  Louis-Philippe  et  son  gouverne- 
ment étaient  sérieusement  accusés  de  condescendance  excessive  pour 
l'Angleterre,  et  ces  accusations  étaient  sincèrement  crues,  sincère- 
ment propagées.  L'un  et  l'autre  n'en  poursuivaient  pas  moins  leur 
tâche  avec  fermeté  et  avec  confiance.  «  Je  n'ai  guère  réussi  jusqu'à 
présent,  m'écrivait  M.  Guizot  le  16  août  18/i2,  qu'à  empêcher  le 
mal  :  succès  obscur  et  ingrat.  Le  moment  viendra,  je  l'espère,  où  nous 
pourrons  faire  ensemble  du  bien.  Je  ferai  de  mon  mieux  pour  hâter 
ce  moment.  »  De  leur  côté,  sir  Robert  Peel  et  lord  Aberdeen  surtout 
n'échappaient  point  à  des  imputations  de  complaisance  extrême;  elles 
ont  été  même  assez  accréditées  pour  nuire  sérieusement  plus  tard  à 
l'influence  que  ce  dernier  était  appelé  à  exercer  dans  son  pays.  L'ex- 
trait suivant,  que  je  cite  entre  mille,  montrera  du  moins  que  cette 
impression  de  ses  compatriotes  n'avait  pas  grand  cours  à  Paris  : 

«  On  parle  beaucoup,  m'écrivait  M.  Désages  le  11  novembre  18/i2,  les 
journaux  ont  déjà  parlé  d'une  circulaire  de  lord  Aberdeen  relative  au  projet 
d'union  franco-belge.  Cette  circulaire  serait  un  appel  aux  trois  cours,  dites 
du  Nord,  contre  l'ambition  française  et  le  dérangement  que  l'accomplis- 
sement du  projet  apporterait  à  l'équilibre,  au  statu  quo  européen  (1),  — 
Comme  ici  il  y  a  ajournement  obligé  à  raison  de  l'état  d'esprit  de  nos  in- 
dustriels, je  ne  pense  pas  que  cette  bombe,  chargée  par  lord  Aberdeen, 
éclate  pour  le  moment;  mais  nous  avons  depuis  longtemps  prévu  la  chose,  et 
nous  en  avons  pris  notre  parti.  Seulement  ce  qui  me  peine,  si  ce  que  l'on  dit 
de  cette  circulaire  est  vrai,  c'est  le  ton  de  vieil  Anglais  qui  y  règne...  Il  y  a 
place  pour  les  Anglais  et  pour  nous  dans  le  monde  en  fait  de  commerce,  de 
comptoirs  coloniaux,  et,  au  lieu  de  tirer  chacun  sans  cesse  de  son  côté,  il 
serait  aisé  de  s'expliquer,  de  s'entendre,  sans  quoi  les  soupçons  (et  Dieu  sait 
si  on  nous  les  épargne  à  Londres!),  les  accidens  de  rencontre  et  les  pas- 
sions des  subalternes  pourront  nous  conduire  les  uns  et  les  autres...  Dieu 
seul  sait  où.  » 

J'ai  dit  que  durant  l'année  18Z|2  aucun  progrès  sérieux  n'avait 
été  fait  ou  tenté  vers  des  relations  plus  intimes  avec  lord  Aberdeen. 

(1)  La  nouvelle  était  vraie,  et,  si  j'ai  bonne  mémoire,  les  cours  du  Nord  répondirent 
à  l'appel  du  ministre  de  l'Angleterre  par  une  protestation  immédiate  c-ontre  le  projet 
d'union  franco-belge. 


h!lh  REVUE    DES    DEUX    MOx\DES. 

Toutefois  un  événement  des  plus  douloureux  m'avait  permis  d'ap- 
précier tout  ce  qu'il  y  avait  de  bonté  dans  son  cœur,  de  vive  sensi- 
bilité dans  sa  nature.  Le  lA  juillet,  la  nouvelle  de  la  mort  de  M.  le 
duc  d'Orléans  était  tombée  comme  un  coup  de  foudre  à  Londres. 
La  consternation  fut  profonde  et  la  sympathie  universelle.  La  reine 
Victoria,  sa  cour,  chacun  à  l'envi  s'associait  à  notre  affliction.  Que 
de  témoignages  je  pourrais  reproduire  de  ce  noble  et  généreux  mou- 
vement de  la  nation  tout  entière  !  Je  me  bornerai  à  citer  les  propres 
termes  de  celui  qui,  plus  que  personne,  était  autorisé  à  parler  en 
son  nom  : 

«  A  Londres,  ce  ili  juillet,  à  la  nuit.  —  Monsieur  le  comte,  j'avais  reçu  ce 
matin  la  nouvelle  du  malheur  qui  est  arrivé  hier  à  Paris,  dont  vous  m'avez 
fait  l'honneur  de  m'envoyer  le  récit,  et  je  vous  assure  que  j'en  ai  ressenti 
les  conséquences  pour  sa  majesté  et  son  auguste  famille,  non-seulement 
dans  ses  affections  et  son  bonheur  domestiques,  mais  dans  la  position  poli- 
tique à  laquelle  l'univers  entier  est  intéressé.  Quelques  années  se  sont  pas- 
sées depuis  que  j'ai  eu  l'honneur  de  voir  et  de  connaître  le  prince  que  nous 
avons  perdu.  Il  avait  accompagné  le  roi  son  père,  alors  duc  d'Orléans,  lui 
étant  duc  de  Chartres,  dans  une  visite  que  sa  majesté  fit  à  Londres  au  feu 
roi  George  IV.  Je  fus  frappé  de  ses  talens,  et  tout  ce  que  j'ai  entendu  dire 
depuis  de  son  altesse  roj'ale  m'avait  démontré  que  ses  qualités  étaient  de 
nature  à  le  rendre  digne  de  la  position  éminente  qu'il  était  destiné  à  rem- 
plir. 

«  Il  a  laissé  deux  princes,  l'objet  des  soins  de  sa  majesté,  de  l'intérêt  et 
des  espérances  du  monde.  Ils  ne  consoleront  pas  sa  majesté  de  sa  perte,  rien 
ne  le  pourrait;  mais  ils  lui  donneront  un  nouvel  intérêt  et  de  nouveaux 
devoirs  que  son  attachement  à  la  tranquillité  et  aux  intérêts  de  son  pays 
et  du  monde  lui  rendra  chers. 

«  Wellington.  » 

Cependant,  au  milieu  de  tant  de  marques  d'intérêt,  rien  ne  m'a- 
vait autant  touché  que  la  grave  et  cordiale  condoléance  de  lord 
Aberdeen.  Ses  premiers  regrets  furent  pour  le  roi,  pour  la  famille 
royale.  Il  ne  se  lassait  pas  de  m'interroger,  au  nom  de  la  reine  Vic- 
toria, comme  au  sien,  sur  les  détails  de  la  catastrophe;  il  recueil- 
lait avec  une  émotion  visible  ceux  que  me  transmettait  M.  Guizot  : 

«  J'ai  été  pendant  trois  heures  dans  cette  misérable  chambre,  en  face  de 
ce  prince  mourant  sur  un  matelas,  son  père,  sa  mère,  ses  frères,  ses  sœurs, 
à  genoux  autour  de  lui,  se  taisant  pour  l'entendre  respirer,  écartant  tout  le 
monde  pour  qu'un  peu  d'air  frais  arrivât  jusqu'à  lui.  Je  l'ai  vu  mourir.  J'ai 
vu  le  roi  et  la  reine  embrasser  leur  fils  mort. 

«  Nous  sommes  sortis,  le  corps  du  prince  sur  un  brancard  :  un  lon,'^  cri 
de  vive  le  roi!  est  parti  de  la  foule,  qui  s'était  assemblée  autour  de  la  mai- 
son. La  plupart  croyaient  que  le  prince  n'était  pas  mort,  qu'on  le  ramenait 
h  Keuilly  pour  le  mieux  soigner.  La  marche  a  duré  plus  d'une  demi-heure. 


LORD  ABERDEEN.  !lh^ 

Je  quitte  le  roi.  Hier,  durant  cette  agonie,  il  a  été  admirable  de  courage,  de 
présence  d'esprit,  d'empire  sur  lui-même  et  sur  les  autres.  Il  est  fatigué  ce 
matin,  plus  livré  qu'hier  à  sa  tristesse,  mais  d'une  force  physique  et  mo- 
rale qui  surmonte  tout.  Nous  avons  rapproché  de  huit  jours  la  réunion  des 
chambres.  » 

La  première  stupeur  passée,  je  pus  connaître  à  fond  les  sentimens 
de  lord  Aberdeen.  Il  examinait  avec  sollicitude  la  question  de  la  ré- 
gence sous  toutes  ses  faces;  il  approuvait  surtout  la  délégation  du 
pouvoir  suprême  au  prince  que  les  titres  de  sa  naissance  et  la  con- 
fiance des  chambres  appelaient  à  l'exercer  éventuellement;  mais  avec 
la  haute  prévoyance  que  lui  avait  donnée  sa  longue  pratique  des 
vicissitudes  de  ce  monde,  il  sondait  notre  malheur  jusque  dans  ses 
conséquences  extrêmes,  et  en  tirait  pour  l'avenir  de  funestes  pré- 
sages. 

La  situation  générale  que  j'ai  essayé  de  caractériser  ne  devait 
pas,  ne  pouvait  pas  durer.  La  rupture  n'était  dans  les  vues  de  per- 
sonne, l'intérêt  le  plus  évident  commandait  à  chacun  la  bonne  in- 
telligence; une  impérieuse  sympathie  attirait  les  uns  vers  les  autres 
ces  hommes,  les  plus  éminens  de  leur  génération,  qui  présidaient 
aux  destinées  des  deux  peuples  :  l'éloignement  factice  et  périlleux 
que  l'on  s'efforçait  de  leur  imposer  ne  pouvait  donc  se  prolonger.  Les 
deux  souverains,  les  deux  gouvernemens  avaient  à  cœiu-  d'y  mettre 
un  terme,  et  nul  ne  s'y  employa  plus  que  le  secrétaire  d'état  britan- 
nique. La  première  entrevue  du  château  d'Eu  vint  le  seconder.  Le 
roi  Louis-Philippe  et  la  reine  Victoria,  M.  Guizot  et  lord  Aberdeen  se 
virent,  se  comprirent,  et  un  progrès  sensible  se  manifesta.  M.  de 
Sainte-Aulaire  avait  voué  à  cette  œuvre  toute  son  habileté ,  et  lors- 
qu'au mois  d'août  18Zi3  il  m'abandonna  encore  une  fois  la  direction 
des  affaires,  je  savais  tout  ce  qu'elles  avaient  gagné  entre  ses  mains. 
Les  liens  de  lord  Aberdeen  avec  l'Europe  ne  s'étaient  pas  relâchés; 
mais  plus  il  avait  étudié  et  pratiqué  la  situation,  plus  il  s'était  con- 
vaincu qu'elle  imposait  aux  deux  cours  de  Paris  et  de  Londres  le 
concert  intime  et  efficace  quelles  souhaitaient.  Entre  elles  était  l'affi- 
nité véritable  sur  presque  toutes  les  questions  du  jour,  entre  elles 
le  condit,  si  cette  affinité  n'était  soigneusement  cultivée.  En  dehors 
d'ailleurs  de  tant  de  motifs  de  rapprochement,  deux  questions  capi- 
tales s'annonçaient  déjà  graves,  menaçantes,  n'offrant  chance  de 
solution  amicale  que  dans  le  plus  intime  accord  pour  les  résoudre. 
Celle  du  droit  de  visite  était  la  première.  Il  s'agissait  non-seulement 
de  faire  prévaloir  la  non-ratification  d'un  traité  récemment  signé, 
mais  de  préparer  les  voies  à  l'abolition  complète  d'un  régime  en 
faveur  duquel  l'Angleterre  s'était  vivement  passionnée.  «  Travaillez- 
vous  toujours,  in  your  closcl,  m'écrivait  M.  Désages  (13  avril  i8/i3) 


lll\Q  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  cette  terrible  question  du  droit  de  visite.  A  tout  événement,  ren- 
dez-vous tout  à  fait  maître  de  la  matière.  »  — Et  le  13  juin  :  «  Etu- 
diez-vous toujours,  à  part  vous,  la  grande,  la  bien  autrement  grande 
question  du  droit  de  visite?  N'y  renoncez  pas.  »  Nous  n'y  renon- 
çâmes point  en  effet.  J'aurai  à  parler  plus  tard  de  la  seconde  des 
questions  qui  nous  préoccupaient  le  plus,'  celle  du  mariage  de  la 
reine  Isabelle,  car  elle  fut  la  pierre  de  touche  réelle  de  nos  loyales 
relations  avec  lord  Aberdeen;  mais  alors  la  crise  était  lointaine. 

II. 

Quelques  semaines  après  le  départ  de  M.  de  Sainte-Aulaire ,  le 
principal  secrétaire  d'état  britannique  se  rendit,  pour  prendre  un 
peu  de  repos,  dans  sa  terre  de  Haddo,  en  Ecosse.  Nous  avions  en- 
semble tant  de  choses  à  régler,  à  prévoir,  qu'il  voyait  s'interrompre, 
non  sans  inquiétude,  les  relations  dont  j'étais  l'intermédiaire.  Aussi 
m'engagea-t-il  fortement  à  le  suivre,  et,  sous  la  pressante  autori- 
sation de  mon  gouvernement,  je  ne  tardai  pas  à  le  rejoindre.  Le 
voyage  de  Londres  à  Aberdeen  n'était  pas  alors  une  course  d'une 
vingtaine  d'heures.  Parti  de  l'ambassade  le  7  octobre  et  en  faisant 
la  meilleure  diligence  possible,  je  n'arrivai  à  Haddo-House  que  le  12. 
Sur  mer  la  tempête,  sur  terre  les  ouragans  de  neige  :  la  sombre 
Ecosse,  que  je  voyais  pour  la  première  fois,  m'apparut  sous  son 
plus  sévère  aspect;  mais  d'abondantes  compensations  m'attendaient 
au  terme  de  ces  passagères  fatigues.  Si  lord  Aberdeen  avait  quelque 
chose  qui  inspirait,  qui  commandait  même  le  respect  et  l'affection 
dans  les  entrevues  ardues  et  compassées  du  foreign  office,  cet  at- 
trait était  bien  plus  sensible  encore  quand  on  le  voyait  dans  l'inti- 
mité et  au  sein  de  sa  famille,  quand  il  reprenait,  selon  ses  préfé- 
rences très  décidées,  sa  grande  existence  féodale  et  patriarcale  dans 
le  domaine  héréditaire  de  la  branche  cadette  des  Gordon.  Il  ché- 
rissait l'Ecosse,  sa  sauvage  et  poétique  patrie.  Il  aimait  avec  une 
passion  presque  égale  non-seulement  le  calme  enchanteur  de  la  vie 
de  campagne,  mais  tous  les  plaisirs,  toutes  les  occupations,  tous  les 
soins  qu'elle  offre  ou  qu'elle  entraîne.  Le  jardinage,  l'agriculture, 
l'administration,  tout  lui  plaisait,  jusqu'à  la  chasse  aux  loutres, 
pour  laquelle  il  avait  une  meute  célèbre  dans  le  royaume-uni. 
Comme  la  plupart  des  âmes  élevées,  rien  ne  le  ravissait  plus  que  le 
spectacle  de  la  nature,  l'étude  de  ses  lois,  de  ses  mystères.  Ici 
comme  ailleurs,  il  avait  à  son  insu  l'art  de  faire  partager  ses  impres- 
sions et  ses  goûts. 

Je  compte  ce  premier  séjour  à  Haddo-IIouse  parmi  les  souvenirs 
les  plus  intéressans  de  ma  vie.  Nous  déjeunions  de  bonne  heure,  en 


LORD    ABERDEEN.  hh7 

famille  et  à  l'écossaise,  c'est-à-dire  assez  solidement.  Le  repas  ter- 
miné, lord  Aberdeen  m'emmenait  dans  son  cabinet;  les  courriers  de 
l'ambassade  comme  ceux  à.\iforeign  office  nous  arrivaient  sans  cesse. 
Nous  nous  communiquions  tout,  autant  que  les  intérêts  du  service  le 
permettaient  ;  nous  causions  de  tout  à  cœur  ouvert,  nous  réglions  ce 
qui  était  urgent;  puis,  connaissant  ma  passion  pour  la  chasse,  il  me 
faisait  réclamer  par  ses  fils,  par  ses  gardes,  pour  arpenter  les  bois, 
les  plaines,  les  marate  de  sa  vaste  propriété.  Quel  rêve  pour  un  chas- 
seur, et  quel  rêve  accompli  !  Non  pas  que  mon  adresse  fût  en  rap- 
port avec  mon  ardeur,  et  plus  d'une  plaisanterie  m'attendait  à  mon 
retour,  car  le  maître  se  faisait  informer  de  tout.  L'expédition  des 
courriers  remplissait  la  fin  de  l'après-midi,  et  l'on  ne  se  réunissait 
plus  que  pour  le  dîner  et  pour  une  longue  soirée  passée  en  com- 
mun. La  table  était  excellente,  les  vins  très  recherchés,  car  lord 
Aberdeen  tenait  à  recevoir  somptueusement  ses  amis,  et  en  matière 
de  bonne  chère,  comme  en  toutes  choses,  son  goût  était  fin  et  délicat. 
Le  soir,  tantôt  dans  un  coin  des  salons,  tantôt  en  parcourant  les 
jardins,  les  terrasses,  les  bois,  lord  Aberdeen  me  parlait  de  l'Eu- 
rope, des  ministres  et  des  souverains  qui  la  gouvernaient.  D'un  mot, 
souvent  d'un  sourire,  lord  Aberdeen  caractérisait  chacun  de  ceux 
qu'il  avait  entrevus  ou  connus.  C'était  lord  Nelson,  ((  le  niais  in- 
spiré [tlie  uispircd  fool),  »  «ce  pauvre  Canning  [poo)-  Canning),  » 
dont  il  avait  vu  de  trop  près  les  faiblesses,  M.  Pitt,  son  tuteur,  à  la 
lente  agonie  duquel  il  avait  assisté ,  le  duc  de  Wellington ,  son  in- 
time ami,  lord  Liverpool,  lord  Bathurst,  lord  Gastlereagh,  dont  les 
portraits  ou  les  souvenirs  nous  entouraient  de  toutes  parts.  Qui  n'a- 
vait-il point  pratiqué  ou  approché,  jusqu'au  premier  consul  lui- 
même,  auquel  il  avait  été  présenté  lors  de  la  paix  d'Amiens?  Je  lui 
demandai  l'impression  qu'avait  produite  sur  sa  jeunesse  cette  im- 
posante figure  historique.  Lord  Aberdeen  convint  que  la  profondeur 
de  son  premier  regard  et  le  charme  du  sourire  qui  le  suivit  l'avaient 
beaucoup  frappé  d'abord;  mais  évidemment  le  grand  conquérant 
était  resté  à  ses  yeux  un  personnage  malfaisant  autant  que  sublime. 
Il  avait  vu  trop  longtemps  et  de  trop  près  les  ravages  de  la  guerre 
pour  s'engouer  des  hommes  qui  en  faisaient  leur  jeu.  Equitable 
pourtant  aussi  bien  que  sévère  dans  ses  jugemens,  il  était  aussi 
cosmopolite  par  l'esprit  que  profondément  ns,tional  par  le  cœur. 
Cependant  son  hommage  instinctif  était  pour  les  grandes  vertus  plus 
que  pour  les  grands  talens.  Je  lui  parlais  un  jour  de  la  physiono- 
mie, si  frappante  selon  moi,  du  prince  de  Talleyrand.  ((Sa  phy- 
sionomie vous  a  plu?  me  répondit-il  en  souriant;  pour  moi,  je  n'ai 
jamais  pu  y  voir  que  l'empreinte  de  toutes  les  mauvaises  passions 
de  notre  nature...  »  Il  parlait  plus  volontiers  de  l'inflexible  inté- 


M8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grité  du  duc  de  Broglie,  de  la  reine  Marie-Amélie,  tliat  angrl  on 
eartli,  à  laquelle  il  avait  voué  un  culte  tout  particulier,  «  la  seule 
personne  éminente  de  notre  siècle,  disait-il,  contre  laquelle  le  souille 
de  la  calomnie  n'a  jamais  osé  s'élever,  »  —  de  la  noble  lutte  que 
soutenaient  le  roi  Louis-Philippe  et  M.  Guizot  dans  les  intérêts  les 
plus  chers  de  l'humanité.  Quelle  en  serait  la  fortune,  quelle  en  se- 
rait l'issue?  Car  souvent  nous  nous  efforcions  ensemble  de  trouver, 
à  l'aide  des  enseignemens  du  passé,  quelques  lueurs  dans  les  téné- 
breux abîmes  de  l'avenir.  Le  sagace  témoin  de  tant  de  bouleverse- 
mens  ne  scrutait  jamais  sans  inquiétude  les  destinées  futures  de  la 
France.  Il  croyait  le  sol  trop  profondément  ébranlé  par  les  secousses 
révolutionnaires  pour  pouvoir  longtemps  soutenir  aucun  des  édifices 
que  notre  génération  tenterait  d'y  consolider;  mais  il  désirait  vive- 
ment le  triomphe  de  la  monarchie  constitutionnelle,  qui  offrait  tant 
de  garanties  pour  le  repos,  pour  la  grandeur  de  la  France,  comme 
pour  la  paix  qu'il  souhaitait  si  ardemment.  Cette  paix  était  dans  mes 
vœux  aussi  profondément  que  dans  les  siens.  Toutefois,  avec  l'aban- 
don qui  faisait  le  charme  de  nos  entretiens,  je  ne  pouvais  dissimuler 
à  lord  Aberdeen  qu'à  mes  yeux  la  paix,  que  je  chérissais  comme  lui, 
existait  à  des  conditions  fort  différentes  pour  les  deux  pays.  Dans 
les  étroites  limites  des  traités  de  1815,  — je  le  reconnaissais  plei- 
nement, —  la  France  avait  pu  développer  d'une  façon  réellement 
merveilleuse  ses  immenses  richesses  intérieures.  Pour  la  première 
fois  dans  sa  grande  histoire,  elle  était  devenue,  grâce  à  la  vivifiante 
influence  de  ses  institutions  libérales,  puissante  par  l'accroissement 
inoui  de  la  prospérité  et  du  crédit  publics  autant  que  par  l'appareil 
de  ses  forces  militaires.  Il  était  tout  simple  cependant  que  ceux  qui, 
comme  moi,  la  servaient  avec  ardeur  n'acceptassent  point  comme 
le  dernier  mot  de  ses  destinées  une  situation  européenne  fondée  sur 
sa  défaite.  Toute  alliance,  toute  bonne  intelligence  permanente  avec 
elle  ne  pouvaient  reposer  que  sur  une  appréciation  exacte  de  ce  fait 
essentiel  et  sur  un  esprit  équitable  de  concession  aux  changemens 
que  le  temps,  les  circonstances  et  nos  propres  efforts  pourraient 
amener  en  Europe.  Déjà  je  voyais  poindre  en  Angleterre  une  dispo- 
sition à  répudier  les  arrangemens  de  1815  dans  ce  qu'ils  avaient  de 
suranné  et  d'excessif.  Le  progrès  de  cette  tendance  devait  être  à  mes 
yeux  la  garantie  la  plus  solide  de  la  durable  alliance  que  nous  sou- 
haitions. 

Quoi  que  l'on  fasse,  les  intérêts  de  deux  grands  pays  comme  la 
France  et  l'Angleterre  ne  peuvent  être  identiques.  Je  ne  citerai  donc 
pas,  tant  s'en  faut,  comme  un  reproche  pour  sa  mémoire,  la  diver- 
gence qui  se  manifestait  entre  lord  Aberdeen  et  moi,  lorsque  nous 
parlions  en  principe  de  la  situation  européenne.  Sans  doute  il  était 


LORD    ABERDEEN.  /lAO 

dans  son  rôle  en  défendant  les  résultats  de  1815  autant  que  'étais 
moi-même  dans  le  mien  en  faisant  mes  réserves  à  cet  égard.  Les 
résultats  de  1815  étaient  pour  lui  la  consécration  du  plus  signalé 
triomphe  que  son  pays  pût  invoquer  dans  ses  longues  annales,  et, 
sachant  tout  ce  qu'ils  lui  avaient  coûté  de  trésors  et  de  sang,  il  était 
peu  disposé  à  les  laisser  battre  en  brèche  dans  quelque  accès  de 
passager  engouement  :  non  qu'il  portât  aux  arrangemens  de  cette 
époque  aucun  respect  superstitieux,  non  pas  surtout  qu'il  fût  animé 
envers  la  France  d'aucune  mesquine  jalousie,  même  sur  les  ques- 
tions de  territoire,  et  nous  en  avions  eu  la  preuve  à  Francfort;  mais 
plus  que  personne  il  avait  rélléchi  sur  la  position  de  l'Angleterre 
dans  le  monde,  sur  les  conditions  non-seulement  de  sa  grandeur, 
mais  de  sa  sécurité.  Nul  n'avait  vu  de  plus  près  tout  ce  qu'elle  pou- 
vait déployer  de  ressources  dans  un  moment  de  crise  vitale  et  d'in- 
domptable ténacité  dans  une  lutte  à  outrance;  mais  il  n'ignorait  pas 
qu'une  paix  assurée  et  un  désarmement  absolu  étaient  profondé- 
ment entrés  dans  ses  vœux  et  dans  ses  habitudes.  Aussi  me  répli- 
quait-il que,  si  la  partie  n'était  déjà  point  égale  entre  la  France  et 
l'Angleterre  sous  le  régime  de  1815 ,  elle  serait  plus  inégale  en- 
core, au  préjudice  de  son  pays,  si  ce  régime  était  profondément 
bouleversé.  «  La  France,  me  disait- il,  ne  désarme  jamais.  Ln 
vaste  et  constant  déploiement  de  ses  forces  militaires  et  maritimes 
est  dans  son  génie  comme  dans  ses  traditions.  Elle  n'est  donc  ja- 
mais à  la  merci  de  personne,  et  il  lui  suffit  d'une  seule  grande  al- 
liance pour  exercer  la  plus  formidable  domination.  Il  n'en  est  pas 
de  même  pour  l'Angleterre.  Une  Europe  fortement  constituée  dans 
son  intérêt,  ou  des  arméniens  extraordinaires  et  excessifs,  telle  est 
pour  elle  l'alternative  ;  sa  grandeur,  son  indépendance,  sa  sécurité 
même,  sont  à  ce  prix.  »  Ceci  n'était  point  pour  lord  Aberdeen  et 
pour  son  école  une  simple  question  de  suprématie  diplomatique, 
bien  qu'ils  trouvassent  tout  simple  de  maintenir  celle  que  la  vic- 
toire et  un  enchaînement  de  circonstances  heureuses  avaient  at- 
tribuée à  leur  pays  :  c'étaient  des  intérêts  de  premier  ordre  qui 
étaient  en  jeu. 

On  a  quelquefois  reproché  à  lord  Aberdeen  ses  sympathies  pour 
la  Russie.  J'avoue  que  pour  ma  part  je  ne  les  ai  jamais  trouvées 
très  ardentes.  En  ISZiS,  ce  fut  lui  surtout  qui  dut  s'opposer  à  l'in- 
sertion dans  le  discours  de  la  couronne  d'un  paragraphe  destiné  à 
constater,  conformément  au  vœu  d'une  partie  notable  du  conseil,  un 
rapprochement  intime  avec  la  cour  de  Saint-Pétersbourg.  A  cette 
époque,  la  cour  de  Russie  était  fort  en  froid  avec  le  gouvernement 
français,  fort  en  prévenance  à  l'égard  de  la  Grande-Rretagne.  Ce  fut 
dans  ces  dispositions  qu'après  la  première  visite  de  la  reine  Victoria. 

TOME  XXXIV.  29 


A50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  château  d'Eu,  l'empereur  Nicolas  se  rendit  à  Londres.  On  répéta 
que  le  puissant  autocrate  avait  cherché  et  trouvé  l'occasion  de  dire 
à  sa  jeune  alliée  qu'il  avait  toujours  six  cent  mille  hommes  à  son 
service.  Sans  faire  grand  sacrifice  pour  se  les  concilier,  lord  Aber- 
deen  n'estimait  pas  que  de  tels  auxiliaires  fussent  précisément  à  dé- 
daigner. 11  savait  d'ailleurs  qu'en  les  repoussant,  en  les  offensant,  il 
risquait  toujours  de  les  précipiter  dans  un  autre  camp,  et  de  faire 
naître  une  situation  européenne  dont  le  dernier  contribuable  en  An- 
gleterre aurait  bientôt  à  faire  les  frais. 

De  même  on  a  beaucoup  plaisanté  sur  ses  faiblesses  pour  l'Autriche. 
Ici  encore  sa  politique,  sage  ou  erronée,  était  pratiquée  et  procla- 
mée sans  le  moindre  mystère  :  aucune  prédilection  extrême  pour  le 
prince  de  Metternich,  dont  il  signalait  les  terreurs  incessantes  avec 
la  plus  fine  raillerie  ;  aucun  appui  prêté  ou  promis  au  système  de 
gouvernement  suivi  par  la  cour  de  Vienne,  et  qu'il  désapprouvait. 
11  savait  toutefois  ce  que  pesait  l'Autriche  dans  le  délicat  ajustement 
de  l'équilibre  européen,  et  il  en  tenait  grand  compte  dans  chaque 
question  spéciale.  Aussi  me  disait-il  parfois  :  ((  Souvenez-vous, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  l'intimité  de  notre  union,  qu'en  Italie  je  ne 
suis  pas  Français,  je  suis  Autrichien.  »  Je  combattais  de  mon  mieux 
cette  tendance;  mais,  je  dois  le  dire,  en  mon  âme  et  conscience  elle 
ne  m' étonnait  point,  et  les  raisons  dont  le  secrétaire  d'état  l'ap- 
puyait, sans  être  admissibles  pour  nous,  me  semblaient,  à  son  point 
de  vue,  justes  et  péremptoires.  Il  avait  vu  dès  sa  jeunesse  une  des 
nombreuses  émancipations  de  l'Italie,  entreprise  d'abord  par  la 
France  au  nom  des  principes  humanitaires,  dégénérer  bientôt  en 
une  simple  extension  de  territoire  et  d'influence,  pour  devenir  en 
définitive  une  des  causes  déterminantes  de  la  longue  lutte  entre  nos 
deux  pays.  Le  triomphe  de  l'Angleterre  avait  ramené  la  domination 
autrichienne,  et  les  mômes  considérations  en  demandaient  encore  le 
maintien.  Quel  que  fut  le  zèle  de  tout  gouvernement  français  pour 
les  plus  nobles  théories,  lord  Aberdeen  estimait  qu'aucun  ne  pour- 
rait porter  les  armes  et  les  trésors  de  la  France  dans  les  plaines  de 
la  Lombardie  pour  un  intérêt  qui  ne  fût  pas  le  sien.  Un  peu  plus  tôt, 
un  peu  plus  tard,  il  serait  conduit  ou  condamné  à  présenter  au  pays, 
comme  compensation  de  la  victoire  elle-même,  non  point  des  voi- 
sins plus  ou  moins  unis,  plus  ou  moins  libérés,  mais  de  belles  et 
bonnes  provinces  acquises,  et  la  perspective  peut-être  d'un  système 
européen  tout  nouveau.  Que  dirait,  que  ferait  alors  l'Angleterre, 
dupe  et  victime  peut-être  de  tel  entraînement  irréfléchi?  Et  quel- 
ques embarras  suscités  au  pape  constitueraient-ils  un  dédommage- 
ment suffisant  pour  les  sacrifices  et  les  périls  du  lendemain? 

Plus  je  réfléchissais  sur  cette  situation  de  l'Angleterre  à  l'égard 


LORD    AIÎERDEEN.  Zi51 

de  l'Europe,  telle  que  l'envisageait  et  la  maintenait  lord  Aberdeen, 
plus  il  me  semblait  inutile  et  puéril  pour  notre  diplomatie  de  cher- 
cher à  l'ébranler,  alors  que  la  France  elle-même  ne  hâtait  nulle- 
ment de  ses  vœux  le  moment  où  s'ouvrirait  de  nouveau  pour  elle 
la  périlleuse  carrière  des  aventures.  Lorsque,  dans  un  état  de  dés- 
armement absolu,  la  Grande-Bretagne  exerçait  un  tel  ascendant, 
comment  lui  demander  d'en  sacrifier  les  conditions?  Le  temps  seul 
pouvait  en  déterminer  la  durée,  et  le  temps  a  prononcé.  J'ai  sous 
les  yeux,  au  moment  où  j'écris,  la  principale  feuille  de  Londres; 
j'y  trouve  ces  propres  paroles  :  «  Les  dépenses  de  notre  armée ,  de 
notre  marine,  de  nos  services  divers,  sont  énormes,  épouvantables, 
terribles,  exorbitantes.  Jamais  ce  pays  n'a  fait  l'expérience  de  rien 
de  semblable.»  Je  ne  m'arrête  pas  à  rappeler  ce  qu'étaient  en  18Zi3 
les  charges  correspondantes,  et  je  laisse  aux  détracteurs  du  sage 
ministre  le  soin  de  dresser  ce  simple  tableau  comparatif.  Pour  moi, 
je  le  répète,  j'avais  moins  à  cœur  de  voir  de  tels  changemens  s'opérer 
par  quelque  vertu  magique  que  de  me  rendre  fidèlement  compte  de 
la  situation,  et  de  m'assurer  si  elle  était  compatible  avec  d'intimes 
relations  entre  les  deux  pays.  Le  gouvernement  français,  quelque 
bien  disposé  qu'il  fût  pour  l'Angleterre,  ne  songeait  nullement  à 
licencier  son  armée  ni  à  désarmer  ses  vaisseaux.  Sans  briser  encore 
les  grandes  alliances  qui  lui  tenaient  lieu  d'armemens,  le  cabinet 
anglais  nous  proposait-il  cette  intimité  nouvelle  aux  seules  conditions 
acceptables  pour  le  puissant  et  glorieux  pays  que  je  servais?  Mon 
opinion  sur  ce  point  se  forma  lentement,  avec  une  circonspection 
extrême,  je  le  crois  du  moins;  mais  jour  par  jour  la  conviction  me 
gagna,  et  elle  devint  à  la  fin  chez  moi  profonde  et  permanente.  Pour 
la  France  étaient  au  fond  la  grande  considération,  les  grands  égards, 
les  grandes  prévenances.  En  tout,  depuis  l'action  commune  sur  les 
plus  importantes  questions  jusqu'au  plus  infime  détail  de  l'étiquette 
et  du  cérémonial,  pour  elle  était  le  pas,  pour  elle  le  premier  rang.  Le 
soin  le  plus  scrupuleux  de  sa  dignité  lui  permettait  donc  d'entrer  dans 
ces  rapports  plus  intimes  autant  que  son  intérêt  le  lui  commandait. 
Il  ne  s'agissait  point  d'une  alliance  solennellement  formulée.  L'union 
des  deux  cours,  nouvelle  peut-être  dans  le  monde  par  son  caractère 
personnel  et  affectueux,  devait  aussi  adopter  insensiblement  une  dé- 
signation nouvelle,  qui  prit  précisément  naissance  à  Haddo-House. 
Tenant  surtout  à  me  convaincre  de  son  entière  sincérité  dans  les 
dispositions  qu'il  nous  témoignait,  lord  Aberdeen  m'avait  un  matin 
montré  une  longue  lettre  des  ])lus  confidentielles  qu'il  écrivait  à 
son  frère,  sir  Robert  Gordon,  ambassadeur  à  Vienne,  pour  définir 
les  relations  qu'il  désirait  désormais  entretenir  avec  le  gouverne- 
ment français.  11  se  servait  de  cette  expression  :  A  cordial  good 


Zi52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

understnnding .  A  son  tour  M.  Giiizot  la  releva,  et  elle  devint  plus 
tard  aussi  familière  dans  la  politique  que  dans  la  diplomatie.  On  l'a 
souvent  critiquée  comme  peu  conforme  à  l'idiome  national.  Je  n'ai 
garde  d'entrer,  sur  ce  point  ou  sur  aucun  autre,  en  lice  avec  les 
grammairiens.  On  a  aussi  accusé  les  deux  cabinets  et  un  illustre 
ministre  surtout  d'avoir  trop  souvent  et  trop  hautement  proclamé 
ce  terme  comme  le  mot  d'ordre  de  leur  politique.  Sans  doute,  dans 
les  pays  libres ,  les  gouvernemens ,  en  exprimant  nettement  leurs 
vues,  alimentent  les  discussions,  souvent  même  les  passions;  mais, 
comme  c'est  leur  mission  et  leur  devoir  d'éclairer  l'esprit  public,  il 
n'est  point  indifférent  que  les  voies  les  plus  salutaires  soient  par 
eux  clairement  indiquées.  En  définitive,  cette  bonne  intelligence,  si 
essentielle  aux  deux  pays  et  cultivée  depuis  par  des  gouvernemens 
si  divers,  a  gagné  plus  qu'elle  n'a  souflert  à  être  ouvertement  et 
fièrement  érigée  en  principe.  Elle  devait  momentanément  être  trou- 
blée, je  le  sais;  toutefois  les  deux  peuples,  l'Europe,  le  monde  en- 
tier, lui  ont  dû  les  années  les  plus  paisibles,  les  plus  prospères» 
les  plus  belles  que  notre  génération  ait  connues. 


III. 

Des  crises  nouvelles  ne  se  firent  pas  longtemps  attendre.  Dès  l'été 
de  i^hh ,  la  France  se  trouva  engagée  dans  un  différend  des  plus 
graves  avec  le  Maroc.  Nos  frontières  algériennes  étaient  continuelle- 
ment menacées,  souvent  même  envahies  par  des  tribus  placées  sous 
la  dépendance  de  l'empereur  marocain  :  notre  vaillant  et  infatigable 
adversaire,  Abd-el-Kader,  trouvait  chez  elles  tantôt  des  complices, 
tantôt  des  auxiliaires  très  efficaces.  De  fréquentes  représentations 
avaient  été  adressées  au  gouvernement  marocain,  appuyées  enfin  par 
des  démonstrations  navales  et  militaires.  Le  droit  de  la  France  était 
incontestable,  ses  réclamations  justes  et  modérées,  et  elles  étaient 
communiquées  au  cabinet  britannique  avec  une  loyauté  et  une  con- 
fiance qui  certes  n'ont  jamais  été  surpassées.  Cependant,  dans  le  par- 
lement comme  dans  le  public  anglais,  une  inquiétude  et  une  irritation 
extrêmes  ne  tardèrent  point  à  se  manifester  et  à  pénétrer  de  là  jus- 
que dans  les  conseils  de  la  reine.  Nous  étions  très  près  alors  de  la 
conquête  de  l'Algérie,  et  l'occupation  permanente  de  ce  pays,  en  dé- 
pit des  assurances  que  le  cabinet  conservateur  croyait  avoir  reçues 
du  gouvernement  de  la  restauration,  était  un  fait  à  peine  encore 
accepté  par  lui.  On  s'obstinait  à  ne  voir  dans  la  lutte  qui  éclatait 
que  des  projets  nouveaux  d'agrandissement  territorial,  cette  fois 
absolument  inadmissibles  pour  la  Grande-Bretagne.  Des  démonstra- 


LORD    ABERDEEN.  453 

tions,  des  armemens  étaient  réclamés  à  grands  cris,  et  plus  d'un 
ministre  influent  les  jugeait  déjà  indispensables.  «  Jamais  je  ne 
vois  ou  ne  rencontre  lord  Aberdeen,  écrivais-je  le  29  juillet  18Zi/i, 
sans  qu'il  me  répète  que  c'est  là  la  plus  grosse  question  qui  se 
soit  élevée  entre  nous  depuis  1830.  Ce  matin  encore  il  me  disait  : 
<(  Je  veux  éviter  le  plus  possible  de  susciter  des  difficultés  extérieures 
à  M.  Guizot  ou  de  prévoir  les  extrémités,  même  les  plus  inévitables; 
mais,  de  vous  à  moi,  soyez  sûr  que  l'occupation  définitive  d'un  point 
quelconque  de  l'empire  marocain  par  la  France  serait  forcément 
un  casus  belli,  et  que,  dans  la  mesure  même  où  vous  paraîtriez 
prendre  pied  définitivement,  nous  serions  contraints  de  faire  des 
démonstrations  de  guerre  proportionnelles.  Je  me  montre  toujours 
très  réservé,  très  convaincu  que  vous  voulez  avant  tout  la  paix  avec 
le  Maroc,  moins  persuadé  qu'elle  sera  toujours  possible,  et  prêt  à  ré- 
clamer au  besoin  le  droit  entier  et  sans  limites  de  la  guerre ,  si  elle 
devenait  inévitable.  » 

Le  jour  même  où  je  résumais  ainsi  la  situation,  la  nouvelle  par- 
venait à  Londres  d'un  incident  très  fâcheux,  et  qui  absorba,  bien 
plus  qu'il  ne  méritait  de  le  faire,  l'attention  de  l'Europe  entière. 
L'Angleterre  et  son  gouvernement  avaient,  dès  le  principe,  vu  d'un 
mauvais  œil  l'occupation  de  Taïti  par  la  France.  Ici  encore  notre 
droit  était  incontestable,  car  la  Grande-Bretagne  avait  formellement 
refusé  le  protectorat  de  ces  îles.  Converties  toutefois  à  la  religion 
protestante,  elles  étaient  considérées,  par  une  portion  notable  et  très 
exaltée  du  public  anglais,  comme  unies  à  l'Angleterre  par  des  liens 
moins  officiels,  mais  presque  aussi  sacrés  que  ceux  d'une  nationalité 
commune.  Le  principal  des  missionnaires  et  des  résidens  anglais 
avait  été  nommé  consul  auprès  de  la  reine  Pomaré  et  aux  îles  des 
Amis,  comme  plus  tard  aux  îles  des  Navigateurs,  et  c'était  lui  pré- 
cisément qui  venait  de  débarquer  pour  rendre  compte  du  flagrant 
outrage  dont  il  se  disait  la  victime.  Selon  la  version  qu'il  fit  circuler, 
il  avait  été,  sans  forme  de  procédure  aucune,  arrêté,  jeté  et  détenu 
durant  six  jours  dans  une  sorte  de  cachot  où  on  lui  donnait  à  man- 
ger par  un  trou  dans  le  plafond,  et  où,  gravement  malade,  il  ne 
pouvait  consulter  son  médecin  que  par  le  même  orifice.  Il  avait  été 
de  plus,  dans  une  proclamation  publique,  rendu  responsable  sur  sa 
tête  des  progrès  d'une  insurrection  qui  éclatait  à  l'autre  extrémité 
de  l'île,  et  en  définitive  expulsé  du  lieu  où  depuis  longtemps  il  avait 
placé  sa  fortune  et  ses  intérêts.  A  cette  occasion,  sir  Robert  Peel 
s'exprima  avec  la  vivacité  qui  a  caractérisé  plus  d'une  fois  ses  pa- 
roles publiques  sur  les  questions  internationales.  Il  déclara  en  eflet, 
au  milieu  des  applaudissemens  enthousiastes  du  parlement,  qu'un 
grossier  affront  {a  gross  outrage  accompanied  with  gross  indignity) 


Ilbll  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

avait  été  fait  au  consul  britannique,  et  qu'il  ne  doutait  point  que  le 
gouvernement  français  n'offrît  sur-le-champ  la  réparation  que  l'An- 
gleterre était  en  droit  d'exiger. 

Ces  malencontreuses  paroles  produisirent  en  France,  dans  les 
chambres  encore  réunies ,  le  seul  effet  qu'il  fût  possible  d'en  at- 
tendre. Depuis  longtemps,  tous  ceux  qui  regardaient  de  près  la  si- 
tuation redoutaient  surtout  une  de  ces  questions  irritantes  qui  met- 
traient directement  en  présence  l' amour-propre  ou  l'honneur  des 
deux  pays,  et  cette  complication  survenait  dans  les  circonstances  les 
moins  propices.  Quant  à  nous,  nous  avions  à  rétablir  les  faits  mécon- 
nus et  exagérés,  à  revendiquer  par  exemple  le  droit  d'expulser  un 
étranger  dangereux,  droit  inhérent  au  régime  et  conforme  à  la  pra- 
tique de  tout  établissement  colonial.  Nous  avions  à  repousser,  comme 
absolument  inadmissible,  plus  d'un  projet  de  solution  en  faveur  du- 
quel sir  Robert  Peel  et  son  cabinet  semblaient  à  la  veille  même  de  se 
prononcer  irrévocablement.  Nous  avions  aussi  à  déterminer  si  l'hon- 
neur de  la  France  était  engagé  à  adopter  ou  à  répudier  de  propos 
délibéré  certaines  paroles,  certains  actes  de  nos  officiers,  empreints 
de  l'extrême  précipitation  du  moment,  si,  en  dépit  du  mauvais 
vouloir  qu'il  excitait,  M.  Pritchard  n'avait  point  quelques  titres  à 
une  équitable  compensation  pour  ce  qu'il  avait  souffert  dans  sa 
personne  ou  dans  ses  intérêts.  De  son  côté,  lord  Aberdeen  avait  à 
réclamer  la  satisfaction  que  l'Angleterre  et  son  gouvernement  se 
croyaient  impérieusement  tenus  de  poursuivre  à  tout  événement.  Il 
était  de  son  devoir,  en  évitant  avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  qui 
aurait  eu  au  moindre  degré  un  caractère  comminatoire,  de  nous  pré- 
munir contre  une  appréciation  trop  légère  de  la  situation.  Enfin  il 
était  appelé  à  combattre  jour  par  jour,  jusque  dans  le  conseil  même, 
des  propositions  ou  des  projets  extrêmes  auxquels  des  hommes 
comme  sir  Robert  Peel  et  le  duc  de  Wellington  accordaient  leur  ap- 
pui. Sa  première  communication  me  fut  faite  à  ce  sujet  le  29  juillet 
iShh.  Le  différend  ne  fut  terminé  que  le  5  septembre.  Ce  long  in- 
tervalle fut  consacré  à  faire  laborieusement  la  part  du  vrai  et  du 
faux,  de  ce  que  la  justice  exigeait,  de  ce  que  l'honneur  réclamait  ou 
repoussait.  Cette  discussion  se  poursuivait  au  bruit  du  canon  de 
Tanger  et  de  Mogador,  au  moment  où  une  démonstration  navale  de 
la  France  devant  Tunis  était  jugée  indispensable,  où,  en  occupant, 
pour  les  besoins  de  la  guerre,  un  point  du  territoire  marocain,  nous 
faisions  précisément  surgir  le  cas  de  rupture  indiqué  par  les  plus 
modérés  en  Angleterre.  J'écrivais  de  Londres  le  1''  août  :  «  Evidem- 
ment lord  Aberdeen  est  en  lutte  violente  sur  cette  difficulté  comme 
sur  l'ensemble  de  ses  rapports  avec  vous.  Et  voyez  quel  thème  four- 
nissent à  ceux  qui  se  lassent  de  la  politique  de  ménagemens  les 


LORD   ABERDEEN.  /i55 

événemens  qui  surgissent  de  toutes  parts  et  se  conjurent  contre 
votre  œuvre.  '>  M.  Guizot  me  répondait  le  3  août  : 

«  Je  reviens  de  la  chambre  des  pairs.  Je  ne  vous  en  dis  rien.  Vous  verrez 
combien  l'émotion  est  vive.  J'ai  maintenu  mon  droit  de  me  taire ,  mes  rai- 
sons de  me  taire,  et  n'ai  voulu  faire  aucun  usage  de  votre  dépêche  de  ce 
matin;  mais  j'ai  été  fort  poussé  par  les  plus  gros  comme  par  les  plus  petits 
de  mes  adversaires.  Tenez  pour  certain  qu'ici  comme  à  Londres  il  faut  me- 
ner cette  affaire-ci  doucement,  et  que,  si  elle  continuait  comme  elle  a  com- 
mencé, elle  nous  mènerait  nous-mêmes  fort  loin.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  le  8  août,  M.  Guizot  m'écrivait  : 

«  Il  n'y  a  vraiment  pas  moyen  de  traiter  des  affaires  un  peu  délicates  à 
cette  condition  qu'à  peine  commencées  elles  feront  explosion,  explosion  tous 
les  matins,  explosion  à  Londres,  explosion  à  Paris,  mettant  le  feu  à  tout  ce 
qui  y  touche.  Vous  n'avez  pas  d'idée  de  l'effet  qu'ont  produit  ici  les  paroles 
de  sir  Robert  Peel  et  de  ce  qu'elles  ont  ajouté  de  difficultés  à  une  situation 
déjà  bien  difficile...  Le  fond  de  l'affaire  a  presque  disparu  devant  un  tel  lan- 
gage... De  tout  ceci  il  reste  une  impression  bien  vive,  et  qui  aggrave  beau- 
coup les  embarras.  » 

Je  répondis  de  Londres  le  là  août  : 

«  Tous  les  membres  du  cabinet,  sauf  lord  Aberdeen,  se  sont  prononcés 
pour  une  augmentation  forte  et  immédiate  des  armemens  maritimes  de  la 
Grande-Bretagne.  Lui  seul  a  soutenu  que  toiite  mesure  semblable  aggrave- 
rait considérablement  la  situation,  et  il  a  usé  de  toute  son  influence  person- 
nelle comme  de  toute  l'autorité  de  sa  position  pour  la  faire  écarter...  » 

Cependant  la  crise  s'aggravait  en  se  prolongeant.  M.  Guizot  m'é- 
crivit le  15  août  : 

«  Je  comprends  et  je  partage  votre  sollicitude;  mais  je  ne  saurais  ad- 
mettre qu'entre  deux  gouvernemens  sensés  et  équitables  l'un  envers  l'autre, 
un  tel  incident  puisse  amener  la  guerre...  J'irai  aussi  loin  que  me  le  per- 
mettront la  justice  envers  nos  agens  et  notre  dignité.  Puis,  s'il  y  a  de  l'hu- 
meur, j'attendrai  qu'elle  passe;  mais  s'il  y  a  un  acte  d'arrogance,  ce  n'est 
pas  moi  qui  le  subirai...  » 

Le  18  août,  je  recevais  encore  de  M.  Guizot  la  dépêche  suivante  : 

«...  J'ai  demandé  au  roi  un  conseil  pour  les  premiers  jours  de  la  semaine 
prochaine.  Dès  que  le  conseil  aura  délibéré,  je  répondrai.  Je  me  félicite  plus 
que  je  ne  puis  le  dire  que  l'affaire  soit  remise  aux  mains  de  lord  Aberdeen. 
Je  compte  pleinement  sur  son  bon  esprit,  son  bon  vouloir  et  son  courage 
contre  l'effervescence  extérieure.  Nous  avons  entre  lui  et  moi  étouffé  de- 
puis trois  ans  bien  des  germes  funestes.  J'espère  que  nous  étoufferons  en- 


A56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core  celui-ci.  Si  nous  ne  le  pouvions  pas,  j'ose  croire  que  personne  ne  le 
pourrait.  Pour  mon  compte,  je  ferai  sans  hésiter,  et  quoi  qu'il  m'en  puisse 
arriver,  ce  qui  me  paraîtra  juste  et  honorable;  mais,  s'il  devait  y  avoir  au 
bout  de  tout  ceci  ou  une  faiblesse  ou  une  folie,  bien  certainement  je  ne 
m'en  chargerais  pas.  »> 

L'affaire  cependant  s'était  envenimée;  le  29  août,  j'écrivais  à 
M.  Guizot  : 

«  Mon  entretien  avec  lord  Aberdeen  sur  les  affaires  du  Maroc,  et  parti- 
culièrement sur  les  dernières  opérations  à  Mogador,  a  été  très  grave  et  très 
long...  Tout  a  été  discuté  et  controversé  entre  nous,  et  je  ne  saurais  mieux 
vous  représenter  le  caractère  général  de  notre  entretien  qu'en  vous  rappor- 
tant la  confidence  que  lord  Aberdeen  m'a  faite  au  moment  où  nous  nous 
séparions.  Nous  en  étions  arrivés  à  Taïti  et  à  l'anxiété  qu'éprouve  chacun 
sur  la  décision  prochaine  que  vous  m'annoncez  à  ce  sujet.  Lord  Aberdeen 
m'a  dit  que  lord  Covvley  lui  avait  rapporté  quelques  paroles  de  vous  annon- 
çant que,  si  votre  dernier  mot  n'était  pas  jugé  suffisant  à  Londres,  vous  n'ac- 
cepteriez pas  la  situation  qui  s'ensuivrait  en  restant  au  pouvoir.  «  C'est 
donc  bien  la  guerre  que  M.  Guizot  entrevoit,  »  m'a  dit  lord  Aberdeen.  J'ai 
dit  qu'assurément,  nos  propositions  rejetées,  il  ne  resterait  que  cette  for- 
midable alternative  ou  des  concessions  que  vous  pourriez  ne  pas  vouloir 
faire,  et  qui  seraient  sans  doute  aussi  impossibles  pour  d'autres.  «  Alors, 
m'a  dit  lord  Aberdeen,  je  n'aurais  point  à  choisir:  nous  nous  retirerions 
ensemble,  et  notre  politique  succomberait  avec  nous.  » 

Ces  paroles  du  principal  secrétaire  d'état  résumaient  fidèlement 
l'esprit  que  les  deux  ministres  avaient  dès  l'origine  porté  dans  ce 
conflit  involontaire.  Ils  étaient  de  part  et  d'autre  décidés  à  obtenir 
tgut  ce  que  réclamerait  l'honneur  de  leur  pays  et  à  refuser  tout  ce 
qu'il  interdirait  d'accorder  sous  l'inspiration  du  patriotisme  le  plus 
vif  et  le  plus  vrai.  Ils  étaient  non  moins  déterminés  à  faire  préva- 
loir leurs  vues  sages,  modérées  et  conciliantes  au  prix  de  leur  exis- 
tence officielle.  Le  succès  le  plus  complet  couronna  leurs  constans 
efforts.  Avertie  par  notre  démonstration  navale  devant  Tunis,  la 
flotte  ottomane  ne  quitta  point  les  eaux  de  l'Archipel.  De  leur  côté, 
le  prince  amiral  et  le  maréchal  Bugeaud ,  par  la  promptitude  et  la 
vigueur  de  leurs  opérations,  conduisaient  à  une  fin  glorieuse  la 
guerre  contre  le  Maroc,  a  J'étais  sûr,  m'avait  écrit  M.  Guizot,  que 
M.  le  prince  de  Joinville  jugerait  avec  beaucoup  de  sagacité  et  agi- 
rait avec  beaucoup  de  prudence.  Je  ne  me  suis  pas  trompé.  »  Le 
31  juillet,  je  m'étais  permis  d'écrire  au  prince  sur  la  gravité  de  la 
situation.  Sa  réponse  montre  à  quel  point  les  hautes  convenances 
avaient  été  ménagées,  tandis  que  le  plus  signalé  triomphe  était  as- 
suré aux  armes  et  à  la  politique  de  la  France. 


LORD    ABERDEEN.  llbl 

«  PlutoHj  à  Cadix,  le  30  août  18Z|/i.  —  Je  viens  vous  remercier  de  vos  deux 
lettres  et  en  particulier  de  la  dernière,  dans  laquelle  vous  me  dites  de  si 
bonnes  choses  pour  moi  et  pour  ma  femme.  Tous  les  bonheurs  m'arrivent 
à  la  fois;  mais  j'oublie  que  ce  que  j'appelle  bonheur  est  peut-être  malheur 
pour  vous,  puisque  cela  risque  de  troubler  la  cordiale  entente.  Pour  moi,  je 
ne  crois  pas  à  de  si  graves  conséquences  de  nos  actes.  Kotre  cause  est  par- 
faitement juste,  plus  juste  que  beaucoup  d'autres  que  nous  avons  laissé 
passer  sans  mot  dire,  en  Chine  par  exemple.  Nous  avons  la  volonté  de  faire 
nos  affaires  nous-mêmes,  sans  le  concours  ni  l'assistance  de  personne.  Nous 
avons  eu  pour  les  étrangers,  pour  les  agens  anglais  en  particulier,  tous  les 
égards  imaginables.  Par  égard  pour  la  sûreté  de  M.  Hay,  nous  avons  attendu 
son  retour  avant  de  tirer  le  canon.  Les  maisons  consulaires  de  Tanger  n'ont 
reçu  aucune  atteinte;  pas  un  boulet  de  plus  qu'il  ne  fallait  pour  faire  taire 
les  batteries  n'a  été  tiré  sur  Tanger.  A  Mogador,  nous  avons  recueilli  le 
consul  et  les  résidens  anglais,  nous  les  avons  nourris,  nos  officiers  leur  ont 
donné  des  habits.  Le  commandant  des  forces  anglaises  m'en  a  écrit  une 
lettre  officielle  de  remercîmens  que  j'ai  envoyée  à  Paris.  Je  ne  vois  là  dedans 
rien  de  bien  outrageant  pour  l'Angleterre...  Je  crois  avoir  rendu  service  à 
mon  pays  en  frappant  un  coup  énergique  qui  nous  assurera  un  jour  une 
influence  prépondérante  qui  doit  nous  appartenir  sur  le  Maroc.  J'ai  frappé 
ce  coup  avec  tous  les  égards  dus  aux  étrangers,  mais  aussi  en  maintenant 
hautement  notre  droit  de  ne  prendre  conseil  de  personne.  Aujourd'hui  je 
suis  des  premiers  à  conseiller  au  gouvernement  de  s'en  tenir  là,  de  se  con- 
tenter de  la  saisie  d'Ouchda  et  de  Mogador  comme  gage,  de  laisser  tomber 
l'effervescence  des  Marocains  pour  pouvoir,  avant  le  printemps  prochain , 
faire  une  bonne  paix;  mais  il  faut  qu'on  nous" seconde...  Je  vous  dirai  que, 
si  nous  avons  à  nous  plaindre  de  bien  du  monde,  j'ai  grandement  à  me  louer 
de  M.  Hay  et  du  capitaine  Wallis  du  Wurspite.  Avec  ces  messieurs,  je  suis 
à  cœur  ouvert  et  cartes  sur  table.  » 

Vers  le  jour  où  cette  lettre  me  parvenait,  le  discours  de  clôture 
de  la  reine  d'Angleterre  annonçait  la  fin  de  nos  différends  tout  en 
faisant  comprendre  quelle  en  avait  été  la  gravité.  Quelques  paroles 
plutôt  de  regret  que  de  blâme  sur  des  actes  dont  il  eût  été  impos- 
sible à  aucun  gouvernement  français  d'accepter  la  solidarité,  la  pro- 
messe toute  conditionnelle  pour  M.  Pritchard  d'une  indemnité  qui, 
en  définitive,  ne  fut  jamais  payée  ni  même  réclamée,  tels  furent  les 
termes  de  l'accommodement  consenti  de  notre  part  sur  la  trop  fa- 
meuse question  de  Taïti.  Ceux  qui  ont  si  bruyamment  désapprouvé 
un  pareil  arrangement  dans  de  telles  circonstances  s'étaient  fait  une 
singulière  idée  de  ce  que  réclament  l'honneur  et  les  intérêts  d'une 
grande  nation  civilisée.  Ils  s'étaient  aussi  formé  une  étrange  opinion 
de  la  consciencieuse  maturité  avec  laquelle  ces  questions  se  discu- 
tent. En  citant  les  passages  qui  m'ont  paru  caractériser  les  sentimens 
mutuels  des  deux  ministres,  j'ai  soigneusement  évité  de  reproduire 
un  seid  paragraphe  qui  marquât  tout  ce  qui  avait  été  rejeté,  écarté 


458  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  laborieusement  débattu  entre  eux  durant  cette  controverse  ardue 
de  plus  de  cinq  semaines.  J'en  pourrais  citer  plus  d'un  qui  étonne- 
rait les  esprits  peu  initiés  aux  minuties  de  la  procédure  internatio- 
nale, qui  a  bien  aussi  ses  Pancrace  et  ses  Marphurius.  Nous  par- 
vînmes pourtant  à  terminer  en  paix  ce  misérable  conilit,  à  la  grande 
satisfaction  de  tous  les  gens  sensés  de  chaque  côté  du  détroit  comme 
des  deux  ministres  sur  qui  devait  porter,  fort  inégalement  plus  tard, 
le  poids  de  la  discussion  parlementaire. 

«  J'ai  l'âme  en  repos  (m'écrivait  M.  Guizot  le  9  septembre  18M).  A  dire 
vrai,  j'ai  toujours  espéré  ce  résultat.  Je  voyais  bien  que  nous  rasions  le  bord 
du  précipice;  mais  ma  raison  ne  pouvait  admettre  que  deux  hommes  droits 
et  sensés,  comme  lord  Aberdeen  et  moi,  s'y  laissassent  tomber  avec  tout  ce 
qu'ils  portaient.  Je  voudrais  que  lord  Aberdeen  sût  quelle  confiance  vrai- 
ment intime  et  affectueuse  s'est  enracinée  en  moi  pour  lui  dans  cette 
épreuve ,  qui  n'esf  pas  la  première  par  laquelle  nous  passions  ensemble,  et 
ne  sera  pas  la  dernière...  » 

Les  nations  ne  tiennent  pas  grand  compte  à  ceux  qui  les  gouver- 
nent des  malheurs  dont  ils  les  préservent.  Que  l'on  estime  pourtant 
de  bonne  foi  ce  qui  serait  arrivé ,  si  la  question  de  Taïti  avait  fini 
comme  s'est  terminée  dix  ans  plus  tard  la  question,  moins  grave  à 
son  origine,  des  lieux  saints  en  Orient.  On  ne  contestera  guère  dès 
lors  la  reconnaissance  due  aux  deux  souverains  et  aux  deux  minis- 
tres qui  sauvèrent  pour  cette  fois  la  paix  européenne  si  gravement 
compromise. 

En  18Zi5,  le  ministère  de  sir  Robert  Peel  fut  profondément  ébranlé. 
Les  causes  de  sa  retraite,  temporaire  d'abord,  mais  bientôt  devenue 
définitive,  sont  suffisamment  connues.  Personnellement  lord  Aber- 
deen avait  été  converti,  longtemps  avant  le  premier  ministre,  aux 
doctrines  du  libre-échange,  surtout  en  matière  de  céréales.  Aussi 
fut-il  dès  l'abord  de  cette  faible  minorité  du  conseil  qui  entreprit 
de  répudier  de  la  façon  la  plus  brusque  et  la  plus  absolue  une  lé- 
gislation dont  le  principe  formait  le  lien  du  parti  alors  au  pouvoir, 
comme  il  lui  avait  fourni  son  cri  de  ralliement,  de  l'aveu  de  tous  ses 
chefs,  durant  les  dernières  élections.  Quant  au  fond  de  la  question, 
le  temps  a  donné  grandement  raison  aux  vues  incontestablement 
éclairées  et  patriotiques  de  sir  Robert  Peel  et  de  ses  adhérons  ;  quant 
à  la  forme,  aux  circonstances,  à  la  conduite,  on  a  peine  aujourd'hui 
même  à  reconnaître  qu'ils  aient  fait  preuve  de  leur  habileté  ordi- 
naire. On  aurait  compris  qu'aux  approches  d'une  redoutable  famine 
le  chef  du  parti  conservateur  eût  suspendu  sur-le-champ,  à  l'instar 
du  sage  gouvernement  de  la  Belgique,  toute  sorte  de  droits  protec- 
teurs de  l'agriculture,  laissant  à  l'avenir  le  soin  de  prononcer  un 


LORD    AIÎERDEEN.  Ilb9 

arrêt  définitif.  On  aurait  admis  que,  préférant  une  solution  immé- 
diate d'une  aussi  périlleuse  question,  il  eût,  pour  l'assurer,  secondé 
de  tous  ses  efforts  ses  adversaires  en  se  refusant  absolument  lui- 
même  à  y  attacher  son  nom;  mais  en  présence  d'antécédens  si  po- 
sitifs et  si  récens,  rechercher,  comme  a  trop  paru  le  faire  sir  Robert 
Peel,  les  honneurs  de  l'abolition,  c'était  briser  à  plaisir  sa  belle 
majorité,  et  courir  le  risque  de  compromettre  non-seulement  la 
confiance,  mais  la  considération  nécessaires  pour  l'exercice  du  gou- 
vernement parlementaire.  L'événement  ne  l'a  que  trop  prouvé  (1). 
Le  gouvernement  parlementaire!  ce  terme,  emprunté  à  nos  ré- 
centes discussions,  s'est  rencontré  sous  ma  plume;  mais  je  m'em- 
presse de  reconnaître  qu'il  s'applique  bien  imparfaitement  à  l'antique 
monarchie  britannique.  L'usage  a  consacré,  il  est  vrai,  dans  ces  der- 
niers temps,  l'absence  de  toute  action  ostensible  du  souverain  sur 
les  affaires  de  l'Angleterre;  mais  cette  stricte  abstention,  conforme 
au  désir  général  et  actuel  du  pays,  n'est  point  rigoureusement  pres- 
crite par  les  formes  constitutionnelles.  Elle  dépend  beaucoup  des  cir- 
constances, beaucoup  aussi  du  caractère  personnel  du  monarque.  La 
maxime  «  le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas,  »  qui  a  trouvé  ailleurs 
une  faveur  momentanée,  n'a  jamais  été  proclamée  en  Angleterre 
comme  un  article  de  foi  politique.  Toutes  les  formules  officielles  sem- 
blent au  contraire  la  contredire  :  «  la  reine  qui  nous  gouverne  {the 
quccn  oiir  govcrnor);  vaisseaux  de  la  reine,  troupes  de  la  reine,  ser- 
viteurs confidentiels  de  la  reine,  »  tels  sont,  entre  mille,  les  termes 
de  la  langue  usuelle.  J'ai  même  entendu  dire  au  parlement  «  opposi- 
tion de  la  reine,  »  tant  on  tient  à  invoquer  cette  autorité  royale  dont 
tout  émane  et  tout  dépend  dans  l'ordre  exécutif,  lors  même  que  l'on 
combat  la  politique  de  ses  conseillers. 

(1)  Si  la  passion  publique  raisonnait,  je  me  serais  étonné  que,  dans  les  violentes  dis- 
cussions soulevées  à  cette  époque  en  Angleterre  par  les  corn-laws,  le  côté  fiscal  de  la 
question  ait  été  tellement  perdu  de  vue  ;  il  méritait  pourtant  que  l'on  en  tînt  quelque 
comité.  D'après  le  dernier  exposé  financier  de  M.  Gladstone,  le  simple  droit  de  balance 
de  1  shilling  par  quarter  anglais,  maintenu  par  sir  Robert  Peel,  soit,  approximative- 
ment, 40  cent,  par  hectolitre,  a  produit  en  1800  plus  de  21  millions  de  francs.  D'après 
cette  donnée,  le  droit  d'entrée  de  8  shillings,  proposé  par  lord  John  Russell  en  1841,  eût 
rendu  1G8  millions,  et  le  droit  de  5  shillings,  dont  il  fut  question  plus  tard,  105  mil- 
lions. Il  est  vrai  que  dans  les  deux  cas  l'imput  sur  les  grains  eût  été  maintenu  sérieu- 
sement et  d'une  manière  sensible;  mais  quelle  influence  eût  pu  exercer  sur  le  prix  de 
consommation  un  droit  de  3  shillings  par  quarter,  soit  de  1  fr.  20  cent,  par  hectolitre? 
Ce  droit  de  0  pour  100  environ,  en  prenant  20  fr.  comme  prix  moyen  de  l'hcrtolitre, 
eût  rendu  pourtant  au  trésor  britannique  plus  de  G3  millions,  et  eût  permis  de  réduire 
d'iiutant  l'impôt  sur  les  revenus,  objet  de  tant  de  réclamations.  Ces  considérations  ne 
sont  pas  sans  intérêt  pour  la  France  en  ce  moment,  et  viennent  fort  à  l'appui  des  sages 
réflexions  présentées  dernièrement  dans  la  Revue  par  M.  Léonce  de  Layergne  (livraison 
du  1"  avril). 


460  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  couronne  d'Angleterre  n'est  point  un  vain  symbole.  C'est  un 
pouvoir  de  l'état,  pouvoir  très  efficace  et  très  salutaire,  mais  con- 
tenu par  des  restrictions  qui  ne  le  sont  pas  moins.  Parmi  ces  der- 
nières, le  vote  annuel  de  l'impôt  n'est  peut-être  pas  la  plus  impor- 
tante. Le  mutiny  bill,  qui  seul  sanctionne  la  fidélité  de  la  "force 
armée,  est  voté  annuellement  dans  les  mêmes  conditions.  Il  y  a 
plus  :  tous  ces  agens  de  la  puissance  executive,  nommés  par  elle 
seule,  soumis  à  elle  seule,  sont  passibles  sans  rémission,  depuis  le 
plus  puissant  jusqu'au  plus  humble,  de  l'inexorable  justice  du  pays. 
Ils  obéissent  en  présence  de  l'échafaud  toujours  dressé  de  Strafford. 
S'ensuit-il  que  tant  de  précautions  prises,  non  contre  l'exercice 
régulier  de  l'autorité  royale,  mais  contre  ses  excès  et  ses  abus,  ou 
que  tant  d'immenses  attributions  dont,  de  son  côté,  le  parle- 
ment est  armé,  constituent  pour  la  Grande-Bretagne  un  gouverne- 
ment parlementaire?  La  locution  serait  des  plus  incorrectes.  L'An- 
gleterre n'a  pas  mis  moins  de  soin  à  distinguer  et  à  séparer  les 
pouvoirs  qu'à  les  restreindre.  Le  parlement  ne  gouverne  point, 
même  dans  ces  cas  extrêmes  où  il  dépend  de  lui  de  rendre  le  gou- 
vernement impossible.  Sa  puissance  législative,  la  seule  qui  lui  soit 
garantie  par  le  bill  des  droits  comme  par  les  franchises  tradition- 
nelles du  pays,  serait  elle-même  imparfaite  sans  le  concours  du 
souverain.  Les  Anglais  ont  eu,  il  est  vrai,  leur  gouvernement  parle- 
mentaire et  leur  armée  parlementaire  ;  mais  alors  leur  admirable 
constitution  avait  cessé  de  les  régir,  comme  leurs  libertés  cessèrent 
bientôt  d'exister.  Il  importe  de  rappeler  quelquefois  ces  vérités  bien 
élémentaires  et  pourtant  trop  souvent  méconnues  par  des  publicistes 
distingués.  Les  fausses  locutions  font  les  fausses  appréciations  et 
créent  les  injustes  préjugés. 

La  première  crise,  qui  se  termina  par  la  rentrée  au  pouvoir  du 
cabinet  de  sir  Robert  Peel,  à  l'exception  de  lord  Stanley,  fut  signa- 
lée par  un  incident  des  plus  honorables  pour  lord  Aberdeen.  On  sait 
que  ce  fut  sur  la  répugnance  décidée  de  lord  Grey  à  voir  introduire 
dans  la  direction  de  la  politique  étrangère  les  changemens  prévus 
par  chacun  que  lord  .lohn  Russell  abandonna  la  tâche  de  former  son 
ministère.  Cette  adhésion,  de  la  part  de  ses  adversaires  même,  à  la 
politique  essentiellement  libérale,  patriotique,  mais  conciliante  du 
ministre  conservateur,  semblait  alors  assez  générale  dans  le  pays. 
^Les  critiques  et  les  censeurs  ne  faisaient  pourtant  ])as  défaut  à  lord 
Aberdeen;  mais  j'ai  rencontré  peu  d'hommes  publics  qui  s'y  mon- 
trassent plus  profondément  indifl'érens.  Frappé  pour  ma  part  de  la 
multiplicité  d'attaques  semblables,  je  voyais  avec  un  étonnement 
assez  naïf,  chaque  fois  que  je  rentrais  en  France,  des  accusations 
plus  vives  encore  dirigées  contre  le  gouvernement  du  roi  sous  ce 


LORD    ABERDEEN.  461 

même  chef  de  condescendance  excessive  pour  l'étranger.  Les  unes 
et  les  autres  étaient  acceptées,  accréditées  :  pouvaient- elles  être 
fondées  de  chaque  côté?  Je  m'en  expliquai  un  jour  avec  M.  Guizot. 
Je  lui  témoignai  ma  surprise  qu'aucun  des  journaux  qui  défendaient 
sa  politique  ne  fît  jamais  aucune  allusion  à  cette  contre-partie  con- 
stante des  inculpations  qu'ils  repoussaient.  Il  reconnut  avec  moi 
qu'un  moyen  semblal)le  serait  souvent  fort  efficace  auprès  de  ses 
amis;  ((  mais,  ajouta-t-il,  jamais,  en  tant  qu'il  dépendra  de  moi,  une 
feuille  qui  me  soutiendra  ne  reproduira  un  seul  mot  hostile  à  lord 
Aberdeen.  )>  C'est  ainsi  que  se  manifestait  de  part  et  d'autre  la  loyale 
amitié  des  deux  ministres;  c'est  ainsi  que  les  idées  et  les  pratiques 
de  la  paix  s'emparaient  si  profondément  du  public,  que  nous  avons 
été  jusqu'à  croire  leur  empire  à  jamais  établi,  tandis  que  les  doc- 
trines sagement  libérales  et  constitutionnelles  se  propageaient  len- 
tement, mais  d'autant  plus  sûrement  dans  toute  l'Europe. 

Cette  intime  et  mutuelle  confiance  nous  avait  aussi  permis , 
entre  autres  bienfaits,  de  conduire  bien  près  d'une  solution  heu- 
reuse la  question  non  pas  la  plus  dangereuse,  mais  assurément  la 
plus  compliquée  et  la  plus  délicate  de  notre  temps.  En  reconnais- 
sant immédiatement  le  droit  de  succession  au  trône  d'Espagne  des 
deux  jeunes  princesses  fdles  de  Ferdinand  VII ,  la  France  et  l'An- 
gleterre avaient  incontestablement  fait  preuve  d'une  parfaite  saga- 
cité :  là  était  la  vraie  légitimité,  là  étaient  aussi  les  espérances  les 
mieux  fondées  de  la  nation:  mais  en  s' acquittant  de  ce  devoir,  les 
deux  gouvernemens  s'étaient  préparé  pour  l'avenir  une  immense 
difficulté.  Qui  épouserait  les  jeunes  princesses  successivement  appe- 
lées au  trône  de  cette  antique  monarchie?  Serait-il  permis  à  l'Angle- 
terre, serait-il  possible  à  la  France  de  rester  indifférentes  à  leur  choix? 
Sous  quelle  forme,  de  quel  droit  pourraient-elles  prétendre  à  l'in- 
fluencer? (c  Vous  allez  en  Angleterre,  disait  le  prince  de  Metternich 
au  comte  de  Sainte-Aulaire  quand  il  quitta  l'ambassade  de  Vienne 
pour  celle  de  Londres  ;  vous  y  allez  pour  maintenir  la  cordiale  en- 
tente. Vous  vous  mettrez  d'accord  sur  tout  le  reste;  vous  ne  vous 
mettrez  jamais  d'accord  sur  l'Espagne.  »  Nous  fûmes  bien  près  de 
démentir  le  sinistre  pronostic  du  Nestor  de  la  diplomatie  ;  mais  en 
dernière  analyse  il  eut  raison  contre  nous. 

Pour  l'Angleterre,  la  question  était  bien  simple  :  il  s'agissait 
d'empêcher  l'avènement  au  trône  d'Espagne  d'un  prince  français. 
Quels  que  dussent  être  l'inclination  personnelle  de  la  jeune  reine, 
le  désir  de  la  reine  sa  mère  et  le  vœu  de  la  nation  espagnole,  le  but 
constant  de  la  Grande-Bretagne  était  de  prévenir  tout  accroissement 
semblable  d'influence  pour  sa  rivale.  Elle  le  poursuivit  avec  une 
ténacité  et  une  rudesse  intraitables.  De  quel  droit  elle  posait  cette 


À62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

interdiction  à  la  reine  d'Espagne  sous  peine  de  la  perte  de  son  ap- 
pui, elle  ne  s'appliqua  jamais  aie  définir.  L'alliance,  de  l'aveu  de 
tous,  la  plus  sortable  pour  la  jeune  souveraine,  comme  la  plus  pro- 
pre à  garantir  son  bonheur  domestique,  ne  convenait  point  à  l'An- 
gleterre :  tel  était  le  seul  argument  produit  en  son  nom  avant  l'évé- 
nement. Jamais  le  pro  ratione  voluntas  n'a  été  plus  laconiquement 
proclamé.  Les  vues  du  gouvernement  français  étaient,  sinon  aussi 
simples,  du  moins  plus  logiques  et  plus  raisonnées.  Depuis  le  pre- 
mier jour  jusqu'au  dernier,  rien  ne  lui  eût  mieux  convenu,  s'il  avait 
formé  quelque  ambitieux  projet,  que  d'accepter  d'avance  le  choix 
librement  fait,  librement  délibéré  de  l'Espagne,  de  son  gouverne- 
ment, de  sa  jeune  reine.  Aussi,  quand  le  5  mars  18A3  sir  Robert  Peel 
dit,  dans  le  parlement,  qu'il  ne  concevait  point  de  restrictions  à  un 
pareil  choix,  dans  de  pareilles  circonstances,  nous  empressâmes- 
nous  de  prendre  acte  de  cette  déclaration,  bien  promptement  ré- 
tractée et  modifiée  par  son  plus  sagace  collègue.  Je  ne  pense  pas 
qu'aucun  gouvernement  français  eût  pu  admettre  explicitement  la 
limite  posée  par  l'Angleterre  au  libre  choix  de  la  reine  d'Espagne. 
«  Toute  protestation  doit  se  fonder  sur  un  droit,  dit  M.  Guizot  dans 
le  cours  de  la  discussion  ultérieure.  On  n'est  point  admis  à  protes- 
ter contre  un  fait  uniquement  parce  qu'il  ne  nous  convient  pas.  » 
Mais  derrière  cette  hautaine  prétention  il  y  avait  évidemment  un 
fait  très  grave  pour  la  France,  un  péril  très  grand  pour  l'Espagne. 
Le  roi  Louis-Philippe  avait  la  plus  grande  aversion  pour  tout  ce  qui 
eût  pu  compromettre  la  politique  du  pays  au  dehors  dans  une  cause 
qui  lui  fût  personnelle.  11  avait  de  plus  une  répugnance  invincible 
et  spéciale  à  engager  sa  propre  responsabilité  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  l'Espagne.  Quand  même  la  question  ne  se  fût  compliquée 
d'aucune  jalousie  étrangère,  jamais  il  ne  se  fût  volontairement  prêté, 
avec  la  branche  espagnole,  à  une  alliance  de  famille  dont  le  carac- 
tère eût  été  essentiellement  politique.  Il  était  d'autant  plus  libre 
de  remplir  strictement  les  devoirs  de  la  royauté  à  l'égard  des  in- 
térêts permanens  de  l'état.  Sans  entrer  dans  aucune  comparaison 
de  la  puissance  relative  des  deux  nations,  sans  tenir  le  moindre 
compte  des  traditions  du  passé,  il  semble  impossible  à  tout  esprit 
sensé  et  impartial  de  ne  point  reconnaître,  sur  la  simple  inspection 
de  la  carte,  que  cet  intérêt  de  la  France  dans  les  affaires  de  l'Es- 
pagne est  plus  direct  et  plus  impérieux  que  ne  saurait  être  celui 
de  l'Angleterre.  Que  prescrivait-il  surtout  dans  la  question  du  ma- 
riage de  la  jeune  reine  ?  Le  simple  statu  giio,  le  simple  maintien  de 
la  couronne  dans  la  maison  régnante.  Cet  intérêt  convenait-il  moins 
à  l'Espagne,  qui  deux  fois  avait  versé  le  plus  pur  de  son  sang  pour 
les  droits  de  la  famille  régnante,  et  à  l'Angleterre,  qui  naguère  avait 


LORD    ABERDEEN.  463 

fait  pour  cette  cause  tant  d'efforts  et  de  sacrifices?  Nul  ne  le  préten- 
dait. Cependant,  en  reconnaissant  la  succession  féminine,  la  France 
ne  s'était  pas  seulement  exposée,  par  le  mariage  de  la  reine  Isa- 
belle, à  voir  une  famille  nouvelle,  hostile  peut-être,  s'asseoir  sm*  ce 
trône  si  voisin;  elle  était,  par  l'appui  qu'elle  avait  prêté  au  nouvel 
ordre  de  choses,  indirectement  responsable  des  dangereux  change- 
mens  qu'il  pourrait  entraîner,  et  elle  aggravait  encore  cette  respon- 
sabilité en  refusant  ses  jeunes  princes  au  vœu  et  aux  offres  de  la  cour 
d'Espagne.  La  situation  donnée,  aucun  cabinet  français,  je  pense, 
n'aurait  pu  laisser  jour  par  jour  grandir  un  pareil  péril  sous  ses  yeux 
sans  essayer  de  le  prévenir  ou  de  le  combattre.  Que  devaient  faire 
les  deux  gouvernemens  de  France  et  d'Angleterre,  complètement  unis 
sur  l'ensemble  de  leur  politique,  mais  complètement  séparés  encore 
sur  la  question  qui  pouvait  tout  compromettre?  Poursuivraient-ils 
dans  l'ombre  le  résultat  que  chacun  avait  en  vue,  au  risque  de  se 
trouver  subitement  précipités  dans  le  plus  grave  conflit?  Cherche- 
raient-ils, là  comme  ailleurs,  à  restreindre  le  terrain  de  la  divergence 
inévitable,  et  cà  s'établir  fermement  sur  celui  d'une  honorable  con- 
ciliation? Pas  plus  que  le  roi,  M.  Guizot  ne  voulait  la  seule  com- 
binaison qui  inquiétât  le  gouvernement  anglais.  Pas  plus  qu'eux, 
lord  Aberdeen  ne  souliaitait  le  succès  de  la  seule  candidature  qui 
excitât  notre  sérieuse  inquiétude,  celle  du  prince  Léopold  de  Co- 
bourg.  On  examina  la  question  avec  soin,  sous  toutes  ses  faces,  dans 
un  esprit  de  sage  appréciation  des  difficultés  diverses;  on  convint, 
non  sans  peine,  de  s'entendre  franchement,  en  engageant  l'appui 
combiné  des  deux  cours  à  Madrid  pour  la  candidature  exclusive  des 
princes  descendans  de  Philippe  Y. 

A  peine  le  croira-t-on  un  jour,  en  adoptant  hautement  ce  prin- 
cipe, qui  avant  tout  excluait  nos  propres  princes  et  ne  garantissait 
que  l'ordre  de  succession  déjà  établi,  le  gouvernement  français  fut 
accusé  de  mettre  en  avant  une  prétention  excessive ,  de  porter  at- 
teinte à  l'indépendance  de  la  reine  d'Espagne.  Il  y  avait  alors  huit 
princes,  tous  très  jeunes,  placés  dans  cette  catégorie  :  trois  infans 
fils  de  don  Carlos,  deux  infans  fils  de  don  François  de  Paule,  deux 
princes  de  Naples,  et  l'infant  fils  du  duc  de  Lucques.  Au  risque  de 
voir  se  perdre  la  qualité  royale  de  leurs  descendans,  les  princesses, 
comme  les  princes,  sont  condamnées,  en  fait  de  mariage,  à  des  choix 
très  restreints.  Surviennent  encore  les  obstacles  créés  par  la  reli- 
gion, par  les  considérations  internationales.  Quelle  princesse  d'An- 
gleterre, obligée  de  choisir  parmi  les  princes  protestans,  quelle 
princesse  de  France  ou  de  Russie,  soumise  à  des  restrictions  cor- 
respondantes, a  pu  voir  désigner  à  son  choix,  par  la  politique,  plus 
de  huit  partis  parfaitement  sortables,  de  son  âge  et  de  sa  condition? 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  n'est  pas  digne  de  porter  une  grande  couronne,  de  représenter 
sur  le  trône  une  famille  illustre  entre  toutes,  si  l'on  ne  tient  pas  un 
compte  sérieux  des  intérêts  de  cette  couronne  et  de  cette  famille, 
même  dans  ce  qui  touche  à  la  vie  domestique.  Rien  n'annonçait  que 
la  reine  Isabelle  et  la  cour  de  Madrid  fussent  insensibles  à  ces  con- 
sidérations. Nous  ne  pouvions  nous  dissimuler  cependant  que  ce  prin- 
cipe de  la  candidature  exclusive  des  descendans  de  Philippe  V,  admis 
par  les  esprits  les  plus  sensés  en  France  et  en  Angleterre,  rencon- 
trait moins  d'adhésion  en  Espagne.  Lorsque  je  parle  de  l'Espagne,  je 
me  sers  évidemment  de  ce  terme,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  dans 
le  sens  le  plus  pratique.  Il  y  a  toujours  dans  un  grand  pays  telle 
influence  prépondérante  du  moment  sur  laquelle  et  avec  laquelle 
la  diplomatie  étrangère  est  tenue  de  compter.  Dans  cette  question 
du  mariage,  l'influence  décisive,  c'était  la  reine-mère,  et  ses  vues 
au  fond  n'étaient  point  celles  des  deux  cours  alliées.  Les  princesses 
ses  filles  étaient  les  deux  grands  partis  de  l'Europe.  La  reine  Chris- 
tine voulait  pour  elles  un  éclatant  mariage,  un  mariage  qui  compro- 
mît d'une  façon  personnelle  et  permanente,  dans  leurs  destinées  fu- 
tures, un  puissant  auxiliaire  à  l'étranger.  Telle  était  notre  difficulté 
réelle  et  en  même  temps  la  moins  connue  du  public.  Constamment 
animée  de  cette  pensée,  la  reine-mère  désirait  avant  tout  le  mariage 
français.  La  main  des  deux  princesses  ses  filles  pour  deux  jeunes 
princes  de  France ,  tel  fut  son  vœu ,  telle  fut  son  offre  constante  ; 
mais,  sur  le  refus  non  moins  constant  de  la  cour  des  Tuileries,  elle 
ne  dissimula  nullement  qu'elle  se  croyait  d'atitant  plus  libre  de  re- 
chercher le  mariage  anglais,  car  personne  n'affectait  de  considérer 
sous  un  autre  jour  l'alliance  avec  le  prince  de  Cobourg.  C'est  sans 
doute  à  cette  tendance  de  la  reine-mère  que  nous  dûmes  en  partie 
de  voir  successivement  écarter,  malgré  tous  les  efforts  de  l'ambas- 
sade de  France,  tant  de  princes  descendans  de  Philippe  V.  Les  fils 
de  don  Carlos  furent  déclarés  inadmissibles  à  cause  de  leurs  pro- 
pres prétentions  au  trône,  les  princes  de  Naples  à  raison  de  leur 
impopularité  présumée.  L'infant  fils  du  duc  do  Lucques,  sous  l'in- 
fluence de  la  cour  de  Vienne,  ne  se  présenta  point.  Restaient  donc 
seulement  les  deux  jeunes  princes  fils  de  don  François  de  Paule, 
peu  agréables,  disait-on,  à  l'une  comme  à  l'autre  reine.  La  difficulté 
grandissait  donc  malgré  tous  nos  efforts.  Elle  entrait  dans  sa  ci^ise 
au  moment  même  où  le  gouvernement  dont  faisait  partie  lord  Aber- 
deen  recevait  son  premier  ébranlement.  Si  la  France  ne  se  refusait 
péremptoirement  au  mariage   de  la  reine  Isabelle  avec  un  prince 
français,  si  l'Angleterre  ne  se  refusait  péremptoirement  au  mariage 
de  la  jeune  reine  avec  un  prince  de  Cobourg,  l'un  ou  l'autre  de  ces 
mariages  pouvait  se  conclure  au  premier  jour,  car,  après  trois  an- 


LORD    ABERDEEN.  465 

nées  de  stériles  négociations,  la  reine  Christine  et  les  cortès  étaient 
pressées  d'en  finir. 

La  candidature  du  prince  de  Cobourg  devenait  de  plus  en  plus 
menaçante.  Une  portion  de  sa  famille,  un  parti  considérable  en  Es- 
pagne et  l'habile  représentant  de  l'Angleterre  à  Madrid  s'y  ralliaient 
plus  ou  moins  ouvertement.  La  reine-mère  elle-même,  lasse  des  refus 
persistans  de  la  cour  de  France,  faisait  offrir  au  duc  régnant  de  Co- 
bourg la  main  de  la  reine  Isabelle  pour  le  prince  Léopold.  Contre 
son  succès,  nous  n'avions  qu'une  garantie  au  dehors,  la  loyauté  de 
la  cour  d'Angleterre  et  de  lord  Aberdeen.  «  iNous  sommes  destinés  à 
nous  revoir  souvent,  m'avait-il  dit  vers  l'origine'  de  nos  rapports 
plus  intimes;  croyez  tout  ce  que  je  vous  affu^merai  jusqu'au  moment 
où  je  vous  aurai  trompé  en  quoi  que  ce  soit;  dès  lors  ne  me  croyez 
plus  du  tout.  »  Mais  les  jours  ministériels  de  lord  Aberdeen  étaient 
comptés,  et  son  successeur  évident  n'avait  cessé  de  combattre  sa 
politique  avec  une  extrême  vivacité.  Tout  le  monde  à  Paris  conve- 
nait que  l'avènement  de  la  maison  de  Cobourg,  remplaçant  sur  le 
trône  d'Espagne  la  maison  de  Bourbon ,  serait  pour  le  gouverne- 
ment français  le  plus  sérieux,  peut-être  le  plus  funeste  des  échecs. 
En  présence  de  cette  éventualité,  il  était  impossible  de  déclarer  d'a- 
vance plus  nettement  que  ne  le  fit  alors  M.  Guizot,  dans  une  note 
souvent  citée,  la  conduite  que  le  gouvernement  français  se  verrait 
contraint  de  tenir,  si  cette  solution,  contre  laquelle,  dès  le  pre- 
mier jour,  il  n'avait  cessé  de  s'élever,  devenait  probable  et  immi- 
nente. J'assistai  avec  l'ambassadeur  à  la  remise  de  cette  note  à  lord 
Aberdeen.  Nous  l'appuyâmes  du  récit  détaillé  de  tout  ce  que  j'avais 
vu  et  entendu  dans  un  récent  voyage  à  Paris.  Je  me  souviens  même 
d'avoir  demandé  au  secrétaire  d'état  s'il  était  possible  à  l'ambassade 
de  mettre  directement  le  prince  Albert  au  courant  de  la  gravité  de 
toute  la  question,  telle  que  l'envisageait  le  gouvernement  du  roi.  La 
rupture  pouvait  encore  être  prévenue  par  le  fidèle  accomplissement 
de  la  condition  essentielle  de  notre  accord,  la  résistance  de  l'Angle- 
terre à  toute  prétention  du  prince  de  Cobourg.  Telle  fut  aussi  la 
condition  que,  jusqu'à  la  fin  de  son  existence  ministérielle,  lord 
Aberdeen  remplit  avec  sa  loyauté  accoutumée.  Son  représentant  à 
Madrid,  sir  Henri  Bulwer,  s'étant  plus  résolument  prononcé  en  fa- 
veur du  prince  Léopold,  il  lui  adressa  une  si  forte  remontrance  que 
sir  Henri  Bulwer  lui  offrit  sa  démission. 

Ce  fut,  dans  la  question  des  mariages  espagnols,  le  dernier  acte 
du  ministère  de  lord  Aberdeen.  Le  premier  acte  de  son  successeur  fut 
de  placer  le  nom  du  prince  de  Cobourg  à  la  tète  des  trois  candidats 
officiellement  désignés  par  le  nouveau  gouvernement  au  choix  de  la 
reine  Isabelle.  Le  résultat  est  connu;  le  grave  dissentiment  qu'il  fit 

TOME  xxxrv.  30 


llQQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

éclater  entre  les  deux  gouvernemens  ne  l'est  pas  moins.  Au  fond, 
les  clameurs  soulevées  en  Angleterre  par  le  parti  que  prit  la  Fi-ance 
pour  se  garantir  d'un  désastreux  échec  n'étaient  nullement  justi- 
fiées. La  reine  Isabelle  épousait  en  définitive  un  des  trois  candidats 
oiïiciellement  recommandés  à  son  choix  par  le  cabinet  nouveau; 
l'infante,  sa  sœur,  le  prince  le  plus  propre,  comme  l'événement  l'a 
prouvé,  à  assurer  son  bonheur  domestique  (1).  .le  me  suis  toujours 
étonné  que  le  ministère  anglais  n'ait  pas  ainsi  accepté  et  présenté 
la  question  sous  son  véritable  jour,  d'autant  plus  que,  selon  sa  con- 
stante affirmation,  il  n'avait  jamais  réellement  voulu  ou  appuyé  le 
prince  de  Goboarg.  A  défaut  d'argumens,  les  invectives  ne  man- 
quèrent pas,  et  elles  trouvent  toujours  plus  de  faveur  auprès  du  pu- 
blic que  les  plus  rigoureuses  déductions  de  la  logique.  L'Angleterre 
croit  avec  une  inébranlable  ténacité  aux  vertus  et  à  la  candeur  de 
ses  hommes  d'état;  elle  est  convaincue  d'avance  de  tous  les  forfaits 
qu'il  leur  plaît  d'attribuer  aux  ministres  et  aux  souverains  étrangers. 
Le  temps  a  donné  un  rude  démenti  à  ces  absurdes  imputations,  à 
ces  monstrueux  pronostics.  Au  milieu  de  tant  de  trônes  ébranlés, 
celui  de  la  reine  Isabelle  ne  cesse  de  se  consolider;  la  succession 
directe  est  pleinement  assurée,  et  l'heureuse  existence  de  l'infante 
et  du  prince  français  s'écoule  loin  de  la  cour  et  loin  de  la  poli- 
tique. 

Lord  Aberdeen  quittait  le  pouvoir  sans  le  regretter.  Je  crois 
même  qu'il  hâtait  secrètement  de  ses  vœux  l'heure  où  il  pourrait 
déposer  son  écrasant  fardeau  pour  reprendre  momentanément  les 
douces  occupations  de  sa  vie  privée.  Il  aimait  pourtant  les  affaires, 
et  souffrait  de  les  voir  conduites  d'après  des  principes  qui  n'étaient 
pas  les  siens.  Je  crois  même  qu'en  iSIiQ  il  eut  voulu  mener  jusqu'à 
une  solution  satisfaisante  pour  nos  deux  pays  cette  difficile  question 
du  mariage  des  princesses  espagnoles.  Toujours  est-il  qu'il  con- 
templait avec  une  certaine  appréhension,  pour  l'affaire  elle-même 
comme  pour  nous,  la  fâcheuse  coïncidence  d'un  changement  de 
ministère  à  Londres  avec  la  période  critique  à  Madrid  :  non  qu'il 
envisageât  avec  aucune  prévention  de  parti  ni  aucun  préjugé  per- 
sonnel la  politique  de  ses  successeurs;  pour  l'illustre  chef  du  nou- 
veau cabinet  surtout,  il  avait  une  sympathie  particulière.  —  Lord 

(1)  Telle  fut  la  première  et  judicieuse  impression  du  public  anglais;  telle  fut  celle 
de  lord  Aberdeen  quant  au  fond  de  la  question,  car  sur  la  forme  et  les  circonstances 
nous  ne  nous  mîmes  jamais  complètement  d'accord  avec  lui.  Dès  le  14  septembre,  il 
écrivait  de  Haddo  :  «  I  présume  that  tlie  marriage  of  the  Queen  is  regarded  witb  satis- 
faction in  this  country.  We  niight  perhaps  bave  preferred  the  duc  de  Scville,  but  \ve 
can  bave  no  reason  to  object  to  tbe  duc  de  Cadiz.  »  Et  plus  tard,  le  28  octobre  :  «  To 
the  marriage  itself  of  the  duc  de  Montpensier  1  attach  littlc  importance.  » 


LORD    A15EBDEE^.  Zi67 

John  and  I  arc  onc  minci,  —  me  dit-il  le  dernier  jour,  tandis  que 
nous  tentions  de  tirer  ensemble  l'horoscope  des  prochaines  relations 
des  deux  cours.  L'expression  était  juste,  en  tant  qu'elle  s'appliquait 
à  l'élévation  commune  de  l'esprit,  au  dédain  commun  pour  le  côté 
tracassier  et  personnel  des  affaires.  Quant  à  l'appréciation  des  inté- 
rêts européens  de  l'Angleterre,  les  deux  hommes  d'état  étaient  au 
fond  d'une  école  différente. 

Malgré  toute  la  latitude  que  permettent,  que  commandent  même 
les  nobles  usages  de  la  société  de  Londres,  je  savais  combien  sont 
délicates  les  relations  d'une  ambassade  étrangère  avec  les  chefs  d'un 
parti  éloigné  du  pouvoir,  même  lorsque  ceux-ci,  comme  le  procla- 
maient sir  Robert  Peel  et  lord  Aberdeen,  annoncent  l'intention  d'ap- 
puyer leurs  successeurs.  Je  savais  aussi  qu'en  pareille  matière  nul 
n'était  juge  plus  compétent  que  lord  Aberdeen  lui-même.  Je  lui 
abandonnai  donc  le  soin  de  régler  ce  que  deviendraient  désormais 
nos  rapports.     . 

Fidèle  aux  vues  conciliatrices  qui  l'avaient  toujours  animé,  lord 
Aberdeen  resta  préoccupé,  même  en  dehors  du  pouvoir,  de  rétablir 
entre  les  deux  cours  les  relations  amicales  si  nécessaires  à  la  paix 
du  monde,  et  M.  le  duc  de  Broglie,  que,  sur  la  demande  du  roi  et 
de  M.  Guizot,  une  même  pensée  avait  décidé  à  accepter  l'ambas- 
sade de  Londres  quand  M.  de  Sainte-Aulaire  la  quitta,  ne  trouva 
point  d'auxiliaire  plus  efficace.  Nous  aurions  souhaité  sans  doute 
parfois  que  son  opinion  fut  proclamée  aussi  haut  dans  le  parlement 
qu'elle  était  nettement  constatée  dans  la  conversation;  mais  lord 
Aberdeen  n'était  point  orateur.  Il  était  d'ailleurs,  ainsi  que  sir  Robert 
Peel,  lié  et  enchaîné  par  sa  sincère  intention  de  prêter  tout  appui  à 
ses  successeurs  contre  les  attaques  du  parti  protectioniste.  La  fata- 
lité le  voulait  alors  ainsi.  Notre  monarchie  constitutionnelle  comptait 
en  Angleterre  peu  d'adversaires  et  d'innombrables  amis;  mais  nos 
amis  étaient  de  leur  nature  circonspects,  prudens,  peu  agressifs  : 
parmi  nos  rares  adversaires  se  rencontrait  tout  ce  que  le  pays  avait 
de  plus  passionné,  de  plus  audacieux,  de  plus  entreprenant,  ci  Vous 
aurez  neuf  sur  dix  contre  vous,  disait  un  de  ses  amis  à  Cromwell. 
—  Oui,  mais  le  dixième  tiendra  l'épée.  »  Que  de  fois  l'opinion  du 
grand  nombre  a  été  ainsi  maîtrisée  !  u  Jamais  nous  ne  vous  avons 
assez  secondés!  s'écria  lord  Aberdeen  après  la  catastrophe.  —  Je 
vous  l'ai  dit  souvent;  maintenant  il  est  trop  tard.  » 

Combien  de  calamités  en  effet  allait  attirer  sur  l'Europe  la  chute 
du  gouvernement  constitutionnel  de  la  France!  Celui  qui  les  avait 
conjurées  durant  tant  d'années,  le  roi  Louis-Phihppe,  arrivait  en 
proscrit  sur  le  sol  hospitalier  de  la  Grande-Bretagne.  Lord  Aberdeen 
et  sir  Robert  Peel  n'étaient  pas  de  ceux  que  la  contagion  du  malheur 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

éloigne  ou  refroidit.  Leurs  offres  de  service,  leurs  témoignages  de 
sympathie  à  l'égard  des  augustes  exilés  furent  empressés,  constans, 
prirent  les  formes  les  plus  délicates  et  les  plus  touchantes.  Je  n'y 
eus  recours  qu'une  fois,  mais  dans  une  circonstance  qui  m'a  laissé 
un  souvenu'  indélébile.  La  reine  Victoria  avait  fait  immédiatement 
proposer  par  mon  entremise  la  résidence  royale  de  Claremont  au 
roi  et  à  sa  famille ,  qui  avaient  provisoirement  agréé  cette  gracieuse 
attention.  Quelques  membres  du  cabinet  en  conçurent  de  l'inquié- 
tude, et  l'un  d'eux  me  le  témoigna.  Je  tins  à  connaître  sur  ce  sujet 
le  sentiment  des  chefs  du  parti  conservateur.  Jamais  je  n'oublierai 
avec  quelle  vivacité  ils  me  l'exprimèrent,  mais  dans  un  sens  tout 
opposé.  D'après  leur  conseil,  je  vis  le  duc  de  Wellington,  arbitre 
généralement  consulté  et  accepté  aloi's  à  Londres  dans  les  questions 
difficiles.  Je  fus  frappé  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  chaleur  et  d'élé- 
vation dans  le  cœur  du  vieux  guerrier.  Il  discuta  la  position  du  roi 
et  de  la  famille  déchus,  et  la  convenance  toute  particulière  de  leur 
établissement  h  Claremont,  avec  la  justesse  et  la  netteté  d'appré- 
ciation qui  lui  étaient  propres.  Il  se  résuma  ainsi  :  Mind  the  king 
does  not  Icave  Claremont  nnlil  I  Icll  you. 

Cet  avis,  qui  fut  celui  de  tout  le  pays,  prévalut  en  effet,  et  les  in- 
quiets ne  tardèrent  pas  à  se  rassurer.  Pourtant  le  sentiment  public 
en  Angleterre,  si  empressé  pour  le  roi  Louis-Philippe  dans  des  jours 
plus  heureux,  ne  lui  fut  guère  fidèle  au  jour  de  l'adversité.  A  travers 
l'abîme  des  siècles  écoulés,  qui  de  nous  n'a  entendu  ce  cri  :  «  mieux 
vaut  être  un  pauvre  pêcheur  que  de  gouverner  les  hommes  !  »  Que 
de  fois  a-t-il  été  répété  depuis  par  la  vertu  politique  proscrite! 
Quel  souverain  étranger  a  jamais  prodigué,  comme  le  roi  Louis- 
Philippe,  sa  royale  hospitalité  à  tout  ce  qui  appartenait  à  l'Angle- 
terre? Qui  a  conçu  et  témoigné  pour  elle  une  aussi  vive  sympathie? 
Qui  a  fait  autant  d'efforts  pour  maintenir  son  alliance,  souvent  peu 
populaire?  Les  princes  n'ont  guère  à  compter  sur  la  reconnaissance 
des  peuples  dont  ils  assurent  le  bonheur;  qu'ils  n'attendent  pas  da- 
vantage de  ceux  auxquels  leur  courage  et  leur  sagesse  ont  épargné 
des  maux  incalculables  ! 

La  révolution  de  1848  marqua  le  terme  de  mes  relations  suivies 
avec  lord  Aberdeen.  Je  n'eus  dès  lors  que  de  rares  occasions  de  le 
revoir.  Il  reprit  la  direction  des  affaires  au  mois  de  janvier  1853, 
dans  les  circonstances  les  plus  honorables.  Le  ministère  de  lord 
Derby  succombait  faute  d'un  appui  ])arlementaire  suffisant.  Qui  pré- 
siderait à  ses  adversaires  combinés  ?  Sous  quelle  autorité,  respectée 
de  tous,  se  fonderait  enfin  l'union  des  vvhigs  et  des  peelites,  atten- 
due depuis  longtemps  par  l'Angleterre,  et  qui  la  gouverne  encore 
aujourd'hui?  Le  choix  de  la  reine  Victoria,  d'accord  avec  le  senti- 


I.ORD    ABERDEEiX.  Zi69 

ment  public,  désigna  lord  Aberdeen  comme  le  chef  de  l'administra- 
tion la  plus  brillante  par  sa  composition  personnelle  que  la  Grande- 
Bretagne  ait  peut-être  jamais  vue.  L'hommage  était  grand  et  mérité; 
mais  le  succès  ne  répondit  point  à  l'espérance  générale.  «  Quand 
vous  viendrez  parmi  nous,  m'écrivait  un  des  membres  les  plus  dis- 
tingués du  nouveau  cabinet  (3  mars  1853),  vous  verrez  un  étrange 
aspect  des  aflaires  et  des  partis,  surtout  dans  les  murs  d'Argyle- 
House.  »  En  eflet,  trop  de  puissantes  ambitions  se  heurtaient  et  se 
neutralisaient  dans  ces  étroites  limites.  Pourtant  rien  n'eût  empê- 
ché sans  doute  lord  Aberdeen  de  fournir  la  carrière  moyenne  des 
premiers  ministres  de  la  Grande-Bretagne  depuis  le  bill  de  réforme 
sans  la  grave  complication  étrangère  qui  survint  dès  sa  rentrée  au 
pouvoir;  mais  l'ère  de  la  paix  européenne,  dont  il  était  devenu  le 
plus  illustre  représentant  et  le  plus  constant  défenseur,  touchait  alors 
à  son  terme.  Lorsque  le  différend  entre  la  France  et  la  Bussie  sur  la 
question  des  lieux  saints  éclata,  l'opinion  en  Angleterre  se  prononça 
d'abord  pour  l'abstention.  Bientôt  cependant  on  vit  prévaloir  les 
inspirations  d'une  politique  diflerente.  Avec  une  soudaine  et  surpre- 
nante ardeur,  les  principes  de  la  paix  et  les  hommes  qui  les  repré- 
sentaient furent  abandonnés.  Les  convictions  intimes  de  lord  Aber- 
deen n'en  furent  point  ébranlées.  Comme  tout  le  monde,  il  blâmait 
la  folle  présomption  de  l'empereur  Nicolas;  mais  depuis  quarante 
ans  la  Bussie  était  en  Europe  l'alliée  de  l'Angleterre,  depuis  vingt 
ans  l'adversaire  déclarée  de  la  France.  Les  plus  éclatans  succès  n'é- 
tabliraient point  pour  la  Grande-Bretagne  une  situation  meilleure,  et 
si  par  aventure,  dans  cette  guerre  lointaine,  le  premier  rôle  n'était 
point  pour  elle,  si,  entrant  dans  la  lutte  avec  plus  de  calme  et 
moins  de  passion,  son  alliée,  par  une  paix  habilement  prématurée, 
se  conciliait  l'ennemi  aux  dépens  du  frère  d'armes,  si  ce  premier 
bouleversement  de  la  situation  de  1815  devait  y  apporter  une  con- 
fusion permanente,  qu'aurait  gagné  l'Angleterre  aux  sacrifices  qu'elle 
s'imposait? —  Telles  étaient  les  appréhensions  de  lord  Aberdeen  au 
moment  où  allait  s'engager  ce  grand  conflit.  Appelant  la  guerre 
avec  ardeur,  le  pays  reporta,  je  le  répète,  ses  sympathies  sur  les 
hommes  qui  partageaient  ses  entraînemens,  sur  celui  avant  tout 
qui  unissait  l'expérience  consommée  d'une  longue  carrière  politi- 
que à  la  virile  ardeur  d'une  aml)ition  et  d'un  patriotisme  exaltés. 
La  situation  donnée,  la  confiance  publique  était  bien  placée,  et  nul 
ne  le  sentit  mieux  que  lord  Aberdeen.  Sa  retraite,  précipitée  par 
quelques  dissensions  fâcheuses,  fut  au  fond  volontaire,  comme  elle 
devait  être  définitive. 

Le  cœur  de  la  reine  Victoria  demeura  plus  fidèle  que  l'inconstante 
faveur  populaire  au  plus  judicieux  et  au  plus  dévoué  de  ses  conseil- 


h70  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

lers.  Après  lui  avoir  fait  accepter  l'ordre  de  la  Jarretière,  elle  tint 
à  lui  donner  un  témoignage  nouveau  de  sa  bienveillance  en  lui  ren- 
dant visite  à  Iladdo-Ilouse  (octobre  1857).  La  réception  fut  digne 
de  la  circonstance,  et  cinq  cents  fermiers  à  cheval,  sous  la  con- 
duite du  colonel  Gordon,  officier  distingué  de  l'armée  de  Grimée, 
formèrent,  sur  les  terres  patrimoniales  de  Haddo,  l'escorte  de  la 
souveraine  bien-aimée.  Ge  fut  là  le  dernier  événement  comme  le 
dernier  effort  de  la  vie  publique  de  lord  Aberdeen.  Lorsque  je  le 
revis  bientôt  après  à  Haddo -House,  la  maladie  avait  déjà  frappé 
cette  constitution  vigoureuse.  Cependant  la  pénétration  de  l'esprit, 
la  tendresse  des  sentiraens,  l'attrait  de  la  conversation,  n'avaient  reçu 
en  lui  aucune  atteinte.  La  récente  révolte  de  l'Inde  était  alors  la 
question  dominante.  Justement  indignée  des  excès  de  l'insurrection, 
l'opinion  en  Angleterre  persistait  à  réclamer  une  répression  excessive 
avec  les  fureurs  qui  lui  sont  propres  quand  la  passion  l'enivre.  Que 
n'ai-je  pir  recueillir  chaque  parole,  chaque  pensée  de  l'homme  d'état 
dont  la  fin  semblait  si  prochaine  !  Qui  a  jamais,  avec  une  plus  ex- 
quise etplus  lumineuse  équité,  marqué  ainsi  la  part  de  la  justice  en 
revendiquant  celle  de  l'humanité?  Cependant  un  effort  pénible,  pé- 
rilleux peut-être,  se  trahissait  à  chaque  instant,  et,  d'accord  avec  sa 
famille,  je  ne  me  prêtais  qu'en  tremblant  à  nos  courtes  et  rares  en- 
trevues. Un  jour  il  fut  question  de  la  chasse  aux  loutres,  longtemps 
son  sport  da  prédilection.  «  Mes  loutres  sont  épuisées,  ivorn-oul , 
dit-il  en  souriant,  mes  chiens  sont  épuisés,  et  je  suis  épuisé  moi- 
même.  »  Ainsi  se  trahissait  parfois  la  calme  et  sereine  conscience 
de  son  état  sans  que  son  active  sollicitude  pour  les  affaires  publiques 
en  fût  ralentie.  Averti  à  Edimbourg  de  ce  triste  changement,  j'avais 
poursuivi  mon  voyage  à  Haddo  non  sans  de  grands  scrupules.  Mon 
séjour  ne  me  causait  pas  une  moindre  perplexité.  Je  craignais  à  la 
fois  de  le  prolonger  et  de  contrarier  lord  Aberdeen  en  l'abrégeant 
outre  mesure.  Une  nouvelle  bien  funeste  fut  la  cause  toute  naturelle 
de  mon  départ.  La  mort  avait  frappé  du  coup  le  plus  soudain  et  le 
plus  cruel  une  princesse  supérieure  dans  toutes  les  fortunes.  Pressé 
de  m'associer  de  plus  près  à  une  affliction  que  lord  Aberdeen  par- 
tagea sincèrement,  je  lui  fis  en  toute  hâte  des  adieux  que  je  croyais 
être  les  derniers.  Je  me  trompais  pourtant.  Je  devais  le  revoir  plu-' 
sieurs  fois  encore.  Il  revint  lui-même  à  Londres,  et  on  put  croire  à 
une  amélioration  sensible  dans  son  état.  On  le  vit  reprendre,  avec 
une  portion  de  ses  forces,  quelques-unes  de  ses  habitudes;  mais  ce 
retour  à  la  santé  fut  bientôt  suivi  d'une  rechute,  et  en  1860  il  de- 
vint impossible  de  se  dissimuler  les  ravages  croissans  d'un  mal  in- 
curable. —  Lord  Aberdeen  s'éteignit  à  Londres,  sans  douleur,  au 
sein  de  sa  famille,  vers  la  fin  du  mois  de  décembre  1860. 


LORD    ABtRDEEiX.  A?! 

J'ai  atteint,  j'ai  dépassé  môme  les  limites  de  la  tâche  que  je 
m'étais  assignée,  et  pourtant  je  n'ai  que  bien  incomplètement,  bien 
imparfaitement  retracé  cette  belle  carrière  parcourue  pendant  cin- 
quante-quatre années  sans  faste,  sans  bruit,  féconde  en  résultats 
obtenus  par  la  plus  habile  persévérance ,  et  jamais  exploités  dans 
un  intérêt  personnel,  jamais  étalés  avec  vanité.  C'est  le  caractère 
original  de  la  politique  de  lord  Aberdeen  et  de  lui-même,  ({u'il 
était  sincèrement  et  qu'il  a  été  constamment  à  la  fois  conservateur 
et  libéral,  dévoué  à  l'ordre  européen  et  aux  principes  sur  lesquels  il 
repose,  mais  attentif  aussi  à  respecter  les  droits,  à  tenir  compte  des 
intérêts,  à  ménager  les  sentimens  des  peuples  divers,"  et  partout 
défenseur  de  l'équité,  partout  ami  de  la  civilisation  générale,  en 
même  temps  que  serviteur  fidèle  de  son  propre  pays.  Je  me  suis 
surtout  attaché,  en  parlant  de  lui,  à  recueillir  les  souvenirs  qui  in- 
téressent particulièrement  la  France;  il  appartient  à  d'autres  de 
faire  connaître  pleinement  cette  grande  époque  et  lord  Aberdeen 
lui-même  par  les  documens  qu'il  a  laissés.  Si  les  nombreuses  lettres 
qu'il  a  écrites  à  l'occasion  des  affaires  publiques  étaient  recueillies 
avec  soin,  quel  trésor  serait  ainsi  accumulé  de  curieux  renseigne- 
mens ,  de  sages  appréciations ,  de  noble  jurisprudence  politique  ! 
Souffrira-t-on  que  cette  pure  et  précieuse  lumière  soit  perdue  pour 
nous  et  pour  la  postérité,  qu'elle  s'éteigne  sans  retour  dans  le  néant 
de  l'oubli?  Espérons  plutôt  qu'elle  sera  vivifiée  et  entretenue  par 
une  pieuse  sollicitude.  On  affirme  à  Londres  que  lord  Aberdeen  a 
laissé  ses  papiers  politiques  sous  la  pieuse  garde  de  sa  propre  fa- 
mille en  désignant,  pour  surveiller  toute  publication  éventuelle ,  sir 
James  Graham  et  M.  Gladstone,  dignes  entre  tous  d'élever  à  la  mé- 
moire de  leur  chef  vénéré  un  monument  digne  de  lui. 

Jarnac. 


UNE 


PRINCESSE  DE  SAVOIE 


A  LA.  COUR  DE   LOUIS  XIV 


I.  Mémoires  d'une  Demoiselle  d'honneur  de  madame  la  duchesse  de  Bowgogtie. 
II.  Souvenirs  de  madame  de  Caylus,  nouvelle  édition. 


La  fortune  se  plaît  à  mêler  sur  la  scène  du  monde  bien  des  êtres 
divers,  humbles  ou  grands,  puissans  ou  gracieux,  qui  se  montrent, 
passent,  disparaissent,  et  les  plus  heureux,  ceux  qui  gardent  dans 
l'histoire  la  plus  sympathique  figure,  ne  sont  pas  ceux  qui  vont 
jusqu'au  bout  de  leur  carrière.  Ceux-là  n'ont  plus  rien  h  demander 
à  la  vie,  plus  rien  à  donner  d'eux-mêmes.  Ils  ont  dit  leur  dernier 
mot,  montrant  tout  ce  qu'ils  pouvaient,  tout  ce  qu'ils  étaient,  ne 
laissant  rien  à  deviner,  dissipant  trop  souvent  les  charmes  de  leur 
jeunesse  par  les  tristesses  de  leur  déclin,  et  quelquefois  on  se  prend 
à  dire  d'eux  :  a  Ce  n'était  que  cela!  »  Ceux  qui  disparaissent  avant 
le  temps  ont  pour  eux  le  mystère  d'une  destinée  inachevée,  qui  n'a 
pas  connu  le  désenchantement.  Princes,  poètes  ou  hommes  d'état, 
ils  représentent  une  force  brusquement  enlevée  au  monde,  ou  un 
charme  prématurément  évanoui,  une  espérance  arrêtée  dans  son 
essor;  ils  sont  comme  la  poésie  de  l'histoire.  Ce  qui  est  arrivé  de 
ceux  qui  ont  vécu,  nous  le  savons  :  c'est  la  réalité,  souvent  maus- 
sade, quelquefois  navrante,  rarement  victorieuse.  De  ceux  qui  s'en 
sont  allés  avant  l'âge,  nous  ne  savons  rien;  l'imagination  seule  leur 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  473 

fait  une  destinée  fictive,  ils  ont  une  légende  qui  va  se  mêler  à 
l'histoire. 

Quel  esprit  curieux,  en  contemplant  le  xvii''  siècle  dans  la  suite 
de  ses  péripéties,  dans  ce  tumulte  de  personnages  qui  se  heurtent, 
se  pressent  et  se  succèdent,  ne  s'est  demandé  ce  qui  serait  arrivé,  si 
le  duc  et  la  duchesse  de  Bourgogne  eussent  assez  vécu  pour  régner, 
et  ce  qui  serait  survenu  pour  la  France  elle-même  du  règne  de  ce 
petit- fils  de  Louis  XIV,  élève  de  Beauvilliers  et  de  Fénelon,  ayant  à 
ses  côtés  la  plus  spirituelle  et  la  plus  gracieuse  des  princesses?  La 
réalité,  nous  la  connaissons  :  c'est  la  régence  et  Louis  XV  s'endor- 
mant  dans  les  voluptés  efféminées,  tandis  que  tout  se  détraque  et 
va  vers  l'abîme.  Le  roman  de  ce  qui  aurait  pu  être  et  de  ce  qui  n'a 
point  été,  c'est  le  règne  du  duc  de  Bourgogne,  et  l'héroïne  de  ce  ro- 
man, c'est  cette  petite  princesse  de  Savoie,  véritable  enfant  gâté  de 
Louis  XIV,  élève  soumise  et  révoltée  de  M'"*"  de  Maintenon,  échap- 
pant à  toute  contrainte  par  les  saillies  de  son  humeur,  animant  une 
cour  vieillie  de  sa  grâce  pétulante,  puis  disparaissant  tout  à  coup 
dans  la  fleur  de  sa  jeunesse,  à  vingt-six  ans  :  image  singulièrement 
vivante,  qui  se  dégage  du  déclin  d'un  grand  siècle.  La  duchesse  de 
Bourgogne  est  une  de  ces  apparitions  charmantes  dont  je  parlais, 
qui  ne  font  que  passer,  et  dont  l'indéfinissable  attrait  semble  se 
rajeunir  sans  cesse,  tantôt  par  une  notice,  tantôt  par  quelques 
lettres  inédites,  tantôt  par  une  de  ces  fictions  qui  sont  l'illusion  de 
l'histoire.  Était-elle  accompagnée,  quand  elle  vint  en  France,  d'une 
demoiselle  (V honneur ,  jeune  et  intelligente  comme  elle,  qui  l'a 
suivie  jusqu'à  la  mort,  puis  a  raconté  ce  qu'elle  a  vu  dans  des  mé- 
moires inconnus  jusqu'ici  et  heureusement  tirés  de  l'oubli?  C'est 
plutôt,  je  pense  bien,  une  demoiselle  d'honneur  de  notre  temps  qui 
a  lu  Saint-Simon  et  M'"^  de  Gaylus  et  bien  d'autres,  et  qui,  avec  ce 
qu'elle  a  lu,  a  formé  ce  tissu  léger  où  se  dessine  encore  l'aimable 
figure. 

Ce  passage  de  la  duchesse  de  Bourgogne  à  la  cour  de  France, 
ce  règne  anticipé  et  interrompu  de  la  vivacité  et  de  la  grâce  fut  le 
dernier  rayon  qui  éclaira  la  vieillesse  de  Louis  XIV,  de  1696  à  1712, 
de  même  que  le  règne  d'une  autre  princesse,  de  Madame,  duchesse 
d'Orléans,  avait  marqué  le  plus  beau  moment  de  sa  jeunesse,  de 
1661  à  1670.  On  s'est  plu  longtemps  à  voir  dans  cette  époque  un 
type  de  majesté  correcte  et  d'uniforme  grandeur,  où  tout  se  meut 
sous  le  regard  et  au  signal  du  maître.  C'est  au  contraire  une  époque 
pleine  de  vie  et  de  mouvement,  de  ce  mouvement  dont  l'unique 
expression  est  dans  Saint-Simon.  Les  épisodes  s'y  multiplient,  les 
personnages  s'y  pressent  comme  les  événemens,  et  plusieurs  fois 
l'époque  change  de  physionomie.  C'est  un  drame  aux  acteurs  in- 


Mil  REVUE    DE?    DEUX    MONDES. 

nombrables  et  aux  péripéties  très  diverses.  Dans  cette  carrière  de 
grandeurs  et  de  désastres  qui  compose  le  xvii''  giècle,  la  paix  de 
Niniègue  est  le  point  culminant,  la  paix  de  Ryswyk  est  une  sorte 
de  point  d'équilibre,  comme  une  halte  avant  le  déclin,  avant  la  for- 
midable étreinte  de  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne,  et  cette 
paix  de  Ryswyk,  on  le  sait,  a  pour  prologue  la  paix  d'Italie,  négociée 
entre  deux  combats  avec  le  duc  de  Savoie  Victor-Amédée  II.  C'est 
alors,  dans  ce  monde  où  régnent  Louis  XIV  vieilli  et  M'"^  de  Main- 
tenon,  où  s'agite  la  foule  des  courtisans  et  des  princes  légitimés, 
qu'apparaît  la  jeune  duchesse,  rejeton  vivace  de  cette  vivace  maison 
de  Savoie  qui  poussait  ses  rameaux  dans  toutes  les  cours,  ei  qui  eut 
vers  le  même  temps  ou  à  peu  d'intervalle  deux  filles  de  son  sang 
reines  ou  presque  reines.  L'une  porta  la  couronne  en  Espagne  et  fut 
la  reine  Marie-Louise-Gabrielle,  la  première  femme  de  Philippe  V; 
l'autre  était  faite  pour  régner  en  France  :  ce  fut  Marie-Adélaïde,  du- 
chesse de  Bourgogne.  Les  deux  sœurs  se  ressemblaient  par  je  ne 
sais  quelle  grâce  fière  et  charmante.  Une  alliancp  de  famille  entre 
les  deux  cours  n'avait  rien  de  nouveau  ;  c'était  au  contraire  une 
tradition.  Ce  mariage  de  Marie -Adélaïde  de  Savoie  et  du  petit- fils 
de  Louis  XIV  se  fit  pourtant  d'une  façon  singulière. 

On  était  au  moment  où  se  préparait  cette  évolution  qui  allait  faire 
passer  Victor-Amédée  du  camp  des  alliés  dans  le  camp  de  la  France. 
Louis  XIV  réclamait  comme  otage  une  des  filles  du  duc.  On  négo- 
ciait secrètement  tout  en  se  battant,  lorsqu'un  jour  un  envoyé  de 
Victor-Amédée,  Gropello,  arrivait  à  Pignerol,  où  était  le  comte  de 
Tessé,  avec  la  mission  de  remettre  un  portrait  de  la  jeune  princesse. 
Ce  fut  l'idée  première  du  mariage  qui  devint  une  des  conditions  de 
la  paix  négociée  par  Tessé  et  étrangement  disputée  par  Victor-Amé- 
dée. La  paix  se  fit  en  effet  à  Turin  le  29  août  1696,  et  en  même 
temps  Marie-Adélaïde  de  Savoie  fut  fiancée  au  duc  de  Bourgogne. 
Elle  devait  être  conduite  en  France  pour  y  être  formée  aux  usages 
de  la  cour  et  achever  son  éducation  sous  les  yeux  de  M'"*"  de  Mainte- 
non,  en  attendant  que  le  mariage  put  être  accompli  :  elle  avait  onze 
ans  à  peine,  et  le  duc  de  Bourgogne  en  avait  treize  !  Il  est  vrai  que  le 
contrat  de  mariage  de  la  jeune  duchesse  disait  qu'elle  était  «  douée 
de  connaissance  et  de  jugement  au-dessus  de  son  âge.  »  C'est  ainsi 
que  cette  enfant  précoce  devenait  comme  un  gage  de  paix  et  par- 
tait pour  la  France  non  plus  comme  otage,  mais  comme  future  dau- 
phine.  Elle  quittait  sa  petite  cour  de  Turin  le  7  octobre  avec  Tessé 
et  tout  un  cortège  savoyard  qui  la  conduisit  jusqu'à  Pont-de-Beau- 
voisin,  où  elle  fut  reçue  par  Dangeau,  et  le  ih  novembre  elle  se 
trouvait  aupi-ès  de  Louis  XIV,  qui  était  allé  l'attendre  à  Montargis. 
C'était  désormais  la  duchesse  de  Bourgogne,  quoiqu'elle  ne  dût 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  Mb 

être  mariée  réellement  qu'un  an  plus  tard,  au  mois  de  décembre 
1697,  et  qu'elle  dût  vivre  quelques  années  encore,  jusqu'en  1699, 
séparée  de  son  jeune  mari.  Du  premier  coup  elle  fit  la  conquête  du 
grand  roi,  et  cette  impression  d'enchantement  est  passée  tout  en- 
tière dans  une  lettre  que  Louis  XIV  écrivait  le  soir  même  à  M'"''  de 
Maintenon,  lettre  où  il  peint  sa  nouvelle  petite-fdle,  et  où  il  se  peint 
lui-même  naïvement  préocccupé  du  dehors,  de  l'extérieur,  de  l'efîet. 
Il  la  décrit  un  peu  comme  un  homme  qui  vient  de  recevoir  un  oiseau 
rare,  ou,  mieux  encore,  comme  un  vieillard  désaccoutumé  de  la  jeu- 
nesse :  «  Je  l'ai  montrée  de  temps  en  temps  à  ceux  qui  s'appro- 
chaient, dit-il,  et  je  l'ai  considérée  de  toutes  manières...  Elle  a  la 
meilleure  grâce  et  la  plus  belle  taille  que  j'ai  jamais  vues,  habillée  à 
peindre  et  coiffée  de  même;  des  yeux  très  vifs  et  très  beaux,  des 
paupières  noires  et  admirables,  le  teint  fort  uni,  blanc  et  rouge 
comme  on  peut  le  désirer;  les  plus  beaux  cheveux  blonds  que  l'on 
puisse  voir,  et  en  grande  quantité.  Elle  est  maigre  comme  il  convient 
à  son  âge;  la  bouche  fort  vermeille,  les  lèvres  grosses,  les  dents 
blanches,  longues  et  mal  rangées...  Elle  parle  peu,  au  moins  à  ce 
que  j'ai  vu,  n'est  point  embarrassée  qu'on  la  regarde,  comme  une 
personne  qui  a  vu  du  monde.  Elle  fait  mal  la  révérence  et  d'un  air 
un  peu  italien.  Elle  a  quelque  chose  d'une  Italienne  dans  le  visage, 
mais  elle  plaît,  et  je  l'ai  vu  dans  les  yeux  de  tout  le  monde.  Pour 
moi,  j'en  suis  tout  à  fait  content  ; ...  je  la  trouve  à  souhait  et  serais  fâ- 
ché qu'elle  fût  plus  belle...  »  Ce  qui  frappe  surtout  Louis  XIV  dans 
le  premier  moment,  c'est  que  la  jeune  duchesse  ne  manque  à  rien  et 
tient  sa  place  à  merveille.  Simple,  naturelle  et  aisée,  ainsi  cette  pe- 
tite personne  faisait  son  entrée  dans  un  monde  si  nouveau,  se  prê- 
tant à  tout  pour  réussir,  ayant  le  don  de  plaire,  mais  gardant  tou- 
jours le  sentiment  de  sa  race  et  cette  originalité  italienne  qui  était 
un  charme  de  plus. 

C'était  comme  une  fleur  transplantée  de  cette  petite  cour  de  Turin 
qui  se  modelait  de  loin  sur  la  cour  de  Versailles,  mais  qui  ne  laissait 
point  d'avoir  elle-même  son  originalité  dans  le  monde  de  ce  temps. 
Quoique  tout  imprégnées  de  l'inlluence  de  la  France  et  formées  à  la 
galanterie,  les  mœurs  y  gardaient  je  ne  sais  quoi  de  fruste  et  d'un  peu 
provincial.  Là  vivait  une  noblesse  qui  nourrissait  l'orgueil  du  sang 
plus  qu'à  Versailles  peut-être,  qui  affectait  les  façons  françaises,  qui 
parlait  notre  langue,  mais  qui,  selon  le  mot  d'un  écrivain  italien, 
était  bien  loin  d'avoir  cette  affabilité,  cet  air  dégagé  et  courtois, 
cette  vivacité  de  caractère  de  la  noblesse  française.  Il  y  avait  dans 
cette  nature  piémontaise  de  la  gravité,  de  la  rudesse,  de  la  sagacité 
mêlée  de  défiance,  et  une  forte  saveur  de  terroir.  C'était  une  no- 
blesse qui  vivait  des  armes  et  de  la  politique  où  elle  était  passée 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maîtresse.  Les  femmes,  avec  de  la  beauté  naturelle,  avaient  de  la 
vivacité,  de  l'esprit,  de  l'enjouement,  mais  peu  de  culture.  Quel- 
ques romans  français  composaient  toute  la  bibliothèque  de  celles 
qui  savaient  lire.  «  Les  femmes  en  général,  dit  un  observateur  du 
temps,  sont  portées  à  la  galanterie,  quelques-unes  par  nature, 
d'autres  par  mode,  et  pour  ne  pas  paraître  oubliées.  Il  en  est  qui 
restent  à  l'abri,  mais  elles  sont  rares.  »  Qui  ne  se  souvient  des  libres 
peintures  d'Hamilton  et  des  aventures  un  peu  scabreuses  du  cheva- 
lier de  Gramont  à  la  cour  de  Turin?  Il  n'y  avait  point  réellement 
peut-être  ce  qu'on  peut  appeler  une  société  à  Turin:  c'était  plutôt 
un  petit  monde  que  le  maître ,  Yictor-Amédée,  gouvernait  comme 
une  grande  famille;  il  avait  le  regard  à  tout,  disposait  de  tout,  au 
point  de  régler  les  relations  des  personnes  de  sa  cour,  à  qui  il  inter- 
disait un  moment  les  assiduités  chez  l'ambassadeur  de  France.  Et 
comme  M.  de  Tessé  le  lui  reprochait,  il  répondait  sans  façon  :  «  Nous 
ne  sommes  ici  qu'une  poignée  de  gens,  tout  se  sait.  Nos  Piémontais 
n'ont  guère  d'esprit,  nos  Piémontaises  encore  moins...  On  n'aura 
pas  été  dix  fois  de  suite  dîner  chez  M.  l'ambassadeur  qu'il  en  naîtra 
toute  sorte  de  dits  et  de  redits  qui  ne  sont  que  trop  ordinaires  dans 
les  petites  cours.  Celle  de  France  est  une  mer  où  l'on  s'observe 
moins;  celle-ci  n'est  quasi  qu'une  famille  où  l'on  sait  tout...  » 

Cette  petite  cour,  comme  celle  de  France,  avait  cà  cette  époque  sa 
favorite  qui  subjuguait  le  duc  et  le  tenait  captif  autant  qu'on  pouvait 
tenir  cette  insaisissable  et  ombrageuse  nature  de  prince  :  c'était  une 
Française,  de  la  maison  de  Luynes,  d'une  beauté  attachante  et  ma- 
riée à  un  gentilhomme  piémontais.  La  comtesse  de  Verrue  avait  com- 
mencé par  être  une  Lavallière,  elle  finissait  par  être  une  Montespan, 
hautaine,  impérieuse,  poursuivant,  elle  aussi,  la  légitimation  de  ses 
enfans  jusqu'au  jour  où  elle  en  vint  à  trahir  le  duc  en  livrant  ses  se- 
crets à  Louis  XIV.  Victor-Amédée  portait  dans  ses  amours  une  hu- 
meur inquiète  et  ardente  qui  en  faisait  une  suite  d'orages.  Il  avait 
sa  Montespan,  dis-je;  il  eut  plus  tard  sa  Maintenon  dans  la  comtesse 
de  Saint-Sébastien  :  homme  étrange  d'ailleurs,  emporté  dans  ses 
passions  et  inépuisable  dans  ses  ruses ,  conduisant  ses  amours 
comme  ses  affaires,  incompréhensible  d'humeur,  et  capable,  lorsqu'il 
lui  survenait  un  prince  héritier  de  sa  couronne,  d'avoir  des  mouve- 
mens  de  paternité,  selon  le  mot  de  Tessé,  qui  allaient  jusqu'à  la 
fureur.  C'est  là,  dans  cette  cour  où  se  reflétaient  les  mœurs  galantes 
de  la  France,  mais  où  régnait  avant  tout  la  préoccupation  de  la  po- 
litique concentrée  dans  une  pensée  unique  d'agrandissement,  c'est 
là,  sous  les  yeux  de  la  duchesse  Anne  d'Orléans,  femme  de  Victor- 
Amédée,  petite-fille  par  sa  mère  de  la  séduisante  Henriette  d'An- 
gleterre, que  s'était  formée  depuis  1685  cette  jeune  Marie-Adélaïde, 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  kll 

appelée  à  l'improviste  à  devenir  un  gage  de  rapprochement  entre 
deux  mondes  si  divers  de  puissance,  d'éclat  et  d'esprit.  La  petite 
princesse  n'avait  pas  tout  pris  de  la  cour  de  Savoie;  elle  en  avait 
pris  une  certaine  originalité  native,  la  grâce  qu'elle  tenait  de  la  fa- 
mille de  sa  mère  et  un  peu  aussi  de  la  ruse  de  son  père,  tout  ce  qui 
charma  au  premier  instant,  lorsqu'elle  montait  les  degrés  de  l'es- 
calier de  Fontainebleau,  conduite  par  Louis  XIV,  et  ce  qui  faisait 
dire  à  M'"''  de  Maintenon  elle-même,  chargée  désormais  de  faire  son 
éducation  :  ((  Cette  Italienne  est  vraiment  fort  jolie.  » 

Les  jeux  de  la  politique,  on  l'avouera,  en  faisant  de  la  duchesse  de 
Bourgogne  l'élève  de  M'""  de  Maintenon,  ne  pouvaient  combiner  un 
spectacle  plus  curieux  et  mettre  en  présence  deux  figures  plus  dif- 
férentes. Tout  était  mouvement,  pétulance  et  action  chez  l'une,  fille 
d'une  race  originale  et  hardie.  L'autre,  la  dame  aux  coiffes  noires, 
selon  le  nom  qui  lui  est  resté,  était  la  reine  équivoque  d'une  cour 
figée  dans  l'étiquette,  l'image  grise  et  terne  d'une  époque  vieillie. 
De  quelque  façon  qu'on  juge  M'""  de  Maintenon,  qu'on  la  représente 
sensée,  judicieuse,  reine  par  la  grâce  d'une  raison  aimable  et  en- 
jouée, elle  garde  toujours  ce  maussade  reflet  qui  s'attache  à  une 
liaison  de  vieillards ,  cette  liaison  prît-elle  une  couleur  de  vertu  et 
de  religion,  —  à  une  fortune  de  ce  genre,  conquise  non  par  la  pas- 
sion, mais  par  l'habileté  et  le  calcul,  cette  fortune  fût-elle  présentée 
comme  un  sacrifice  et  un  martyre.  M'"^  de  Maintenon  a  pu  avoir  le 
mérite  de  préserver  la  vieillesse  de  Louis  XIV  des  amours  déshono- 
rans;  elle  rétrécit  son  règne.  C'est  peut-être  la  raison,  mais  la  rai- 
son stérile  et  sans  élan.  Nul  ne  l'a  mieux  peinte  que  M'"''  Du  Def- 
fand,  qui  a  dit  d'elle  :  «  Ses  lettres  sont  réfléchies,  mais  elles  ne 
sont  point  animées...  On  voit  qu'elle  n'aimait  ni  le  roi,  ni  ses  amis, 
ni  ses  parens,  ni  même  sa  place:  sans  sentiment,  sans  imagination, 
elle  ne  se  fait  point  d'illusions,  elle  connaît  la  valeur  intrinsèque  de 
toutes  choses...  Il  me  reste  de  cette  lecture  beaucoup  d'opinion  de 
son  esprit,  peu  d'estime  de  son  cœur  et  nul  goût  pour  sa  per- 
sonne... »  M'""  de  Maintenon,  à  la  cour  de  Louis  XIV,  ressemble  un 
peu  à  une  gouvernante  :  elle  a  le  goût  de  régenter,  de  diriger;  elle 
fait  sa  merveille  de  Saint-Cyr,  et  sous  ce  rapport  elle  est  du  moins 
dans  son  rôle  avec  la  duchesse  de  Bourgogne.  Elle  commence  par 
lui  créer  une  maison,  et  elle  l'entoure  naturellement  de  tout  ce 
qu'elle  peut  trouver  de  plus  dévoué  à  sa  propre  fortune,  la  duchesse 
du  Lude,  M'"«  de  Montgon,  M'"*^  d'O,  M'"''  de  Nogaret,  sans  compter 
jyjines  ^|g  Montchevreuil  et  d'Heudicourt,  celles  que  la  spirituelle  prin- 
cesse appelait  les  dames  sérieuses.  Le  précepteur  est  Dangeau ,  que 
Saint-Simon  peint  comme  ((  chamarré  de  ridicules.  )>  —  «  Il  est  bi- 
zarre de  vouloir  faire  de  vous  un  précepteur,  lui  écrit  M'"""  de  Main- 


A78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenon;  mais  vous  êtes  capable  de  tout  pour  le  bien,  et  vous  en  pou- 
vez plus  faire  à  la  princesse  que  tous  les  maîtres  du  monde...  Je 
crois  qu'il  faudrait  lui  faire  tous  les  jours  deux  leçons,  l'une  de  la 
fable,  et  l'autre  de  l'histoire  romaine.  Vous  savez  mieux  que  moi 
qu'il  ne  faut  pas  songer  à  la  faire  savante,  on  n'y  réussirait  pas;  il 
faut  se  borner  à  lui  apprendre  certaines  choses  qui  entrent  conti- 
nuellement dans  le  commerce  des  plaisirs  et  de  la  conversation.  » 

Je  ne  sais  si  la  petite  duchesse  apprenait  la  fable  ou  l'histoire 
romaine  ;  elle  faisait  mieux ,  elle  se  laissait  aller  à  son  naturel ,  et  si 
elle  négligeait  fort  les  leçons  de  M'"''  de  Maintenon,  elle  la  sédui- 
sait, elle  la  flattait,  elle  s'asseyait  sur  ses  genoux  et  l'embrassait 
malgré  elle  en  lui  disant  qu'elle  n'était  point  si  vieille.  Elle  agissait 
de  même  avec  Louis  XIV,  dont  elle  amusait  la  vieillesse  morose,  se 
jetant  à  travers  l'étiquette,  se  permettant  tout  et  mettant  à  tout  une 
grâce  aimable  ou  un  tour  piquant,  soit  qu'elle  accueillît  Bossuet, 
qui  lui  prêtait  serment  à  genoux  le  jour  de  son  mariage ,  en  lui 
disant  :  «  Ah!  je  suis  honteuse  d'avoir  à  mes  pieds  une  si  bonne 
tête  !  ))  soit  que,  peu  touchée  de  la  trop  longue  harangue  du  pré- 
sident de  la  grand' chambre,  elle  lui  répondît  :  c(  Monsieur,  ce  que 
vous  me  dites  est  sans  doute  fort  beau  ;  mais  heureusement  on  ne 
se  marie  pas  tous  les  jours.  »  Ce  jour  du  mariage,  le  7  décembre 
1697,  ne  fut  encore  qu'une  demi- émancipation.  Le  soir,  toutes 
les  cérémonies  du  coucher  accomplies,  les  deux  jeunes  époux  furent 
séparés;  la  petite  princesse  n'y  voulait  pas  trop  entendre,  et  en 
pleura,  a  Eh  quoi!  ne  suis-je  pas  sa  femme?  »  disait-elle  plaisam- 
ment. L'émancipation  ne  fut  complète  qu'en  1699,  par  la  réunion 
définitive  du  prince  et  de  la  princesse.  Alors  commence  un  nouveau 
personnage,  la  vraie  duchesse  de  Bourgogne,  vive,  parlante,  agis- 
sante, libre  même  à  la  cour  et  se  sentant  croître,  comme  elle  le 
disait,  ne  cessant  pas  d'être  la  a  mignonne  »  de  M"""  de  Maintenon, 
mais  lui  échappant  à  chaque  instant,  et  devenue  surtout  la  joie,  l'a- 
musement de  Louis  XIV,  qui  ne  pouvait  plus  se  séparer  d'elle,  qui 
voulait  l'avoir  partout  à  ses  côtés,  aimant  à  reposer  son  regard  sur 
ce  frais  visage.  Alors  aussi  commence  une  vie  nouvelle  d'enchante- 
mens  et  de  fêtes  dont  elle  est  la  gaieté  et  la  lumière.  Qu'on  se  re- 
présente cette  aimable  personne  dans  ces  premiers  jours  d'épanouis- 
sement et  de  liberté  :  elle  éclaire  tout  autour  d'elle. 

«  Ma  princesse  prend  tous  les  jours  des  grâces  nouvelles  (dit  la  demoiselle 
d'honneur,  qui  n'a  eu  qu'à  recueillir  les  souvenirs  du  temps)  ;  elle  embellit  à 
vue  d'oeil.  Quand  nous  sommes  arrivés  ici,  elle  était  petite  et  délicate;  elle 
a  beaucoup  grandi  sans  perdre  son  embonpoint;  son  teint  est  maintenant 
blanc,  incarnat,  comme  on  peut  le  désirer;  son  cou,  si  beau  et  si  rond,  s'est 
élancé.  Jamais  on  ne  vit  de  taille  si  fine  ni  si  noble,  et  rien  de  si  gracieux 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  479 

ni  d'un  tour  plus  achevé  que  toute  la  forme  de  son  corps.  A  sa  démarche 
aisée  et  légère,  quand  elle  passe  suivie  de  son  petit  nègre,  on  croirait  voir 
courir  une  m'mphe  dans  les  jardins  de  Versailles.  A  sa  fraîcheur,  on  la  pren- 
drait pour  Faurore  d'un  jour  d'été.  On  ne  peut  moins  penser  à  son  ajuste- 
ment, qui  est  souvent  négligé;  mais,  si  simplement  vêtue  qu'elle  soit,  un 
arrangement  naturel  la  pare  en  dépit  de  ses  habits.  Ses  cheveux  sont  de- 
venus de  couleur  un  peu  plus  brune;  elle  a  le  front  et  les  sourcils  arqués 
de  la  plus  belle  forme  du  monde.  Ses  yeux  sont  si  beaux,  si  vifs,  et  quelque- 
fois si  amoureux  et  si  languissans,  qu'on  ne  peut  ni  en  soutenir  l'éclat  ni  en 
détacher  ses  regards,  et  qu'ils  semblent  éclairer  tous  les  objets  sur  lesquels 
ils  se  fixent.  Pour  son  esprit,  on  peut  dire  qu'il  brille  autant  que  ses  yeux. 
Son  humeur  est  galante  et  enjouée.  Elle  a  le  cœur  haut,  mais  l'esprit  flat- 
teur, et  une  douceur,  un  charme  dans  l'air  du  visage  qui  donnent  du  prix 
à  ses  moindres  paroles.  Enfin  il  n'y  a  rien  de  si  aimable  ni  de  si  assorti  que 
son  esprit  et  sa  personne.  Aussi  peut-on  bien  dire  que  ma  jeune  princesse 
est  vraiment  la  déesse  de  ces  lieux...  » 

Cette  vie  de  la  cour  de  Louis  XIV  n'était  pas  une  vie  de  loisir  et 
de  paisibles  jouissances;  c'était  au  contraire  une  vie  de  fatigue,  où 
l'on  s'agitait  beaucoup,  et  souvent  pour  ne  pas  s'ennuyer.  Ce  n'était 
qu'un  tourbillon  de  fêtes,  de  comédies,  de  chasses,  de  voyages,  puis 
le  jeu  suivait  toute  la  nuit.  La  petite  princesse  se  livrait  avec  fureur 
à  tous  ces  divertissemens ,  qu'elle  animait.  La  crainte  d'être  grosse 
était  un  stimulant  de  plus  à  se  hâter  de  jouir  de  tout.  Grosse  ou 
malade,  il  fallait  qu'elle  fût  parée,  habillée  deux  ou  trois  fois  par 
jour,  qu'elle  dansât,  qu'elle  veillât,  qu'elle  accompagnât  le  vieux 
roi  à  Marly,  à  Trianon,  à  Fontainebleau.  Elle  ne  songeait  guère  à  sa 
santé,  le  roi  y  songeait  encore  moins  pour  elle;  il  eût  été  fort  mé- 
content d'être  dérangé  dans  ses  habitudes.  Dès  qu'il  se  portait  bien, 
tout  devait  marcher.  Il  faut  se  souvenir  qu'on  vivait  dans  un  temps 
où  Dangeau  disait  :  «  Le  tremblement  de  terre  que  le  roi  sentit  à 
Marly!...  »  Il  y  avait  un  tremblement  de  terre  poin-  le  roi,  de  même 
que  les  amusemens  étaient  pour  le  roi.  A  travers  ce  tourbillon  pour- 
tant, la  jeune  duchesse  s'arrêtait  quelquefois  comme  surprise,  sen- 
tant une  bouffée  de  souvenir  du  pays  natal,  et  disant  :  «  On  rit  de 
tout,  on  se  moque  de  tout  ici...  »  Sa  gaieté,  à  elle,  était  plus  libre, 
plus  naturelle,  moins  raffinée,  et  elle  plaisait  justement  par  ces  sail- 
lies d'une  nature  qui  restait  elle-même  jusque  dans  une  atmosphère 
si  prodigieusement  factice. 

Si  la  politique  eût  été  pour  Louis  XIV  une  combinaison  de  pré- 
voyance et  d'avenir,  ou  plutôt,  pour  rester  juste,  si  le  temps  l'eût 
voulu,  la  duchesse  de  Bourgogne  eût  été  dès  cette  époque  la  vive 
et  séduisante  personnification  d'une  alliance  qui,  en  agrandissant  la 
maison  de  Savoie  au-delà  des  Alpes,  garantissait  la  France  en  Italie 
et  la  laissait  plus  libre  en  Europe.  Malheureusement  ce  n'était  qu'un 


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mariage,  mieux  fait,  il  est  vrai,  que  celui  du  premier  dauphin,  pour 
assurer  une  distraction  à  la  vieillesse  du  roi  :  ce  n'était  pas  une  al- 
liance. Entre  Louis  XIV  et  le  duc  Yictor-Amédée,  il  y  avait  émulation 
de  réserve,  de  méfiance  et  de  diplomatie;  sous  les  couleurs  d'une 
récente  amitié,  on  ne  s'entendait  guère.  Le  roi  voulait  bien  retenir 
le  duc  dans  la  sphère  de  sa  politique,  lui  demander  ses  filles,  et  lui 
laisser  même  entrevoir  vaguement  quelque  avantage  pour  prix  de 
son  concours  ou  de  sa  neutralité  en  Italie  ;  mais  il  se  défiait  et  ne 
voulait  rien  promettre.  Yictor-Amédée  à  son  tour  voulait  bien  donner 
ses  filles,  prodiguer  les  marques  de  son  dévouement  au  roi,  et 
agir,  s'il  le  fallait,  avec  la  France;  mais  il  n'abdiquait  pas  son  am- 
bition et  ne  se  livrait  pas.  C'était  le  prince  ruminant  toujours  quel- 
que évolution  extraordinaire,  n'étant  jamais  plus  près  d'être  l'ami 
de  l'empereur  que  lorsqu'il  négociait  avec  le  roi. 

Rien  n'est  plus  curieux  que  la  scène  qui  se  passa  vers  1699  entre 
Victor-Amédée  et  Tessé,  qui  fut  envoyé  à  Turin  en  apparence  pour 
porter  les  complimens  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  au  fond  pour 
sonder  le  duc  à  l'approche  de  la  succession  espagnole,  lorsque  la 
santé  du  roi  d'Espagne,  selon  le  mot  de  Tessé  lui-même,  était  (c  un 
jour  d'automne  qui  fait  encore  plaisir,  et  que  l'hiver  talonne.  »  Tessé 
voulait  savoir  ce  que  le  duc  aurait  à  lui  proposer,  et  le  duc  voulait 
savoir  quelles  ofl'res  lui  seraient  faites  par  le  roi.  Yictor-Amédée  se 
montra  ce  qu'il  était  toujours,  fin,  éloquent,  grand  questionneur, 
ayant  l'œil  sur  tout  en  Europe,  allant  de  la  Hongrie  sur  le  Rhin,  de 
l'Angleterre  en  Espagne.  «  Que  dit-on  des  affaires  de  Hongrie  et  du 
peu  de  réforme  que  l'empereur  a  fait  dans  ses  troupes?  —  Quel  re- 
tardement apporte-t-on  à  la  remise  de  Brisach?  —  Parlons  un  peu 
d'Angleterre.  Le  parlement  traverse  étrangement  le  roi  de  la  Grande- 
Bretagne.  »  Puis  il  ajoutait  gravement  :  «  J'admire  la  vicissitude  des 
choses  de  ce  monde,  car  aurions-nous  cru,  il  y  a  quatre  ans,  que  le 
roi  et  le  roi  d'Angleterre  fussent  aussi  amis  qu'il  paraît  qu'ils  le 
sont.  »  Il  en  venait  enfin  par  voie  détournée  à  l'Espagne.  «  Que  pen- 
sez-vous de  l'exil  du  comte  d'Oropesa,  et  que  disait-on  à  la  cour, 
quand  vous  en  êtes  parti,  de  la  maladie  du  roi  d'Espagne?  »  Tessé, 
sans  se  livrer ,  défendait  de  son  mieux  et  avec  esprit  son  terrain 
contre  le  duc,  qui  ne  défendait  pas  moins  habilement  le  sien,  et  on 
finissait  par  se  quitter  ainsi,  ne  sachant  rien  de  part  ni  d'autre,  non 
cependant  sans  que  Yictor-Amédée  eût  déclaré  une  fois  de  plus  qu'il 
considérait  comme  le  plus  beau  jour  de  sa  vie  le  jour  où  il  était  ren- 
tré dans  les  bonnes  grâces  du  roi,  qu'il  voulait  être  tout  au  roi, — 
ce  qui  était  un  mauvais  signe.  Tessé  partit  sans  rien  savoir,  et  bien- 
tôt, la  guerre  de  la  succession  éclatant,  après  une  courte  alliance 
avec  la  France,  Yictor-Amédée  passait  dans  la  coalition,  d'où  il  sor- 


UNE    rRI.XCESSE    DE    SAVOIE.  481 

tait  avec  cette  coiii'onne  de  roi  qui  devient  aujourd'hui,  sur  la  tète 
d'un  de  ses  héritiers,  la  couronne  d'Italie. 

Ainsi  la  duchesse  de  Bourgogne  se  trouvait  être  le  gage  aimable 
d'un  rapprochement  momentané,  non  d'une  alliance  durable.  Elle 
restait  avec  sa  gentillesse  et  sa  bonne  humeur,  tandis  que  la  poli- 
tique suivait  son  cours  et  allait  à  la  guerre.  Il  en  résultait  sans  doute 
pour  elle  une  épreuve  délicate  au  moment  de  la  rupture.  Elle  dé- 
fendit d'abord  son  père  contre  tout  soupçon  de  défection;  mais  enfin 
il  fallait  bien  se  rendre.  Qu'on  imagine  ce  que  pouvait  être  sa  situa- 
tion à  la  cour  de  Versailles,  lorsque  le  duc  de  Vendôme,  qui  com- 
mandait les  armées  en  Italie,  recevait  l'ordre  de  retenir  prison- 
nières les  troupes  du  duc  de  Savoie,  et  que  Victor-Amédée  à  son 
tour  faisait  arrêter  par  représailles  l'ambassadeur  de  France  Phi- 
lippeaux.  Elle  traversa  heureusement  cette  épreuve.  Le  roi  avait  le 
ménagement  délicat  de  ne  rien  dire  et  de  ne  laisser  rien  dire  du 
duc  de  Savoie  devant  elle.  A  son  tour,  elle  gardait  un  silence  élo- 
quent et  habile.  Au  fond,  qu'en  pensait-elle,  et  où  était  son  cœur? 
Elle  avait  un  fier  sentiment  de  la  gloire  de  son  père  ;  elle  gardait 
pour  son  pays  natal  un  attachement  qui  étincelait,  selon  le  mot  de 
Saint-Simon,  et  jamais  elle  ne  versa  autant  de  larmes  pour  tous  les 
malheurs  de  la  famille  royale  de  France  qu'elle  en  versa  d'émotion 
et  de  joie  à  la  naissance  d'un  prince  héritier  de  la  couronne  de  Sa- 
voie. Le  cri  du  sang  jaillissait  en  elle.  Bien  que  toute  Française,  elle 
ne  pouvait  suivre  que  d'un  cœur  singulièrement  partagé  les  chances 
de  la  guerre.  Alla-t-elle  plus  loin?  Profita-t-elle  de  ses  familiarités 
avec  le  roi  pour  lire  dans  ses  papiers  et  transmettre  à  son  père  les 
secrets  de  la  guerre  et  de  la  politique?  On  l'a  cru,  on  l'a  dit;  un 
mot  de  Louis  XIV  le  donnerait  à  entendre.  «  La  petite  coquine  nous 
trompait,  »  dit-il  en  ouvrant  une  cassette  à  sa  mort  ;  mais  peut-être 
s'agissait-il  de  toute  autre  chose  que  des  secrets  de  la  politique  et 
de  la  guerre. 

La  brillante  princesse  n'en  restait  pas  moins  en  ces  années  la 
reine  capricieuse  et  charmante  de  la  cour,  la  folâtre  enfant  qui 
animait  tout.  La  duchesse  de  Bourgogne  est  la  fée  lumineuse  de 
ce  déclin  morose,  disais-je,  comme  Madame,  duchesse  d'Orléans, 
représente  le  moment  de  jeunesse  du  règne,  de  1661  à  1670.  Chez 
l'une  et  l'autre,  il  y  a  le  don  de  plaire  et  de  répandre  la  vie  au- 
tour d'elles.  Seulement  à  je  ne  sais  quelle  grâce  supérieure  ma- 
dame Henriette  joignait  les  goûts  de  l'esprit;  elle  était  la  protectrice 
sympathique  de  Molière  et  confiait  le  soin  de  raconter  son  histoire 
et  ses  faiiîlesses  à  M""'  de  La  Fayette;  elle  aimait  les  conversations 
avec  Turenne  et  le  duc  de  La  Rochefoucauld.  La  jeune  duchesse  de 
Bourgogne  avait  peut-être  moins  de  ces  goûts  élevés.  Si  elle  n'eut 

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Molière,  elle  avait  du  moins  Racine  et  Atludie  où  elle  jouait  un  per- 
sonnage ;  mais  elle  désespérait  Racine  et  elle  trouvait  la  pièce  en- 
nuyeuse et  froide  :  elle  ne  commença  à  la  trouver  admirable  que 
lorsqu'elle  y  eut  du  succès  dans  son  riche  costume  de  Josabetli.  La 
duchesse  d'Orléans  avait  été  une  fascination  pour  Louis  XIV;  la  du- 
chesse de  Bourgogne  était  un  amusement  pour  le  vieux  roi,  une 
enfant  impétueuse  qui  avait  le  droit  de  tout  faire,  même  ce  qui  n'eût 
point  été  permis  aux  autres  princes,  et  qui  émerveillait  par  l'imprévu 
de  ses  saillies,  par  la  liberté  de  ses  propos,  témoin  le  jour  où,  enten- 
dant le  roi  et  M'""  de  Maintenon  parler  de  la  cour  d'Angleterre  et 
de  la  reine  Anne ,  elle  disait  avec  une  piquante  brusquerie  :  <c  Ma 
tante,  —  c'était  le  nom  qu'elle  donnait  à  M'"''  de  Maintenon,  -t-  il 
faut  convenir  qu'en  Angleterre  les  reines  gouvernent  mieux  que  les 
rois,  et  savez-vous  bien  pourquoi,  ma  tante?...  C'est  que  sous  les 
rois  ce  sont  les  femmes  qui  gouvernent,  et  ce  sont  les  hommes  sous 
les  reines,  d  Le  règne  d'ailleurs  avait  changé,  et  le  siècle  aussi  incli- 
nait vers  sa  fin,  allant  se  perdre  dans  le  xviii*  siècle  commençant. 
Les  mœurs  tendaient  à  s'altérer  de  plus  en  plus;  l'amour  de  tous 
les  plaisirs  avait  un  caractère  moins  raffiné.  C'était  le  temps  où  tout 
un  monde  de  jeunes  cavaliers  et  de  jeunes  femmes  d'une  généra- 
tion nouvelle  échappait  à  l'étiquette  en  s'en  allant  la  nuit  dans  les 
bois  de  Marly.  On  jouait  un  jeu  effréné,  et  même  le  goût  de  la  table 
se  répandait.  La  jeune  duchesse  de  Bourgogne  elle-même,  avec  sa 
fougue  naturelle,  se  laissait  allqjL;  à  l'étourdissement.  Elle  aimait  ces 
courses  mystérieuses  et  irritantes  dans  les  bois  de  Marly.  Elle  jouait, 
perdait  des  sommes  folles,  se  repentait  d'une  façon  charmante,  de- 
mandait pardon  à  M""'  de  Maintenon,  qui  la  grondait,  puis  recom- 
mençait. L'entraînement  du  plaisir  l'emportait  toujours. 

Dans  cette  vie  agitée  d'une  jeune  femme  souveraine  par  la  grâce, 
tout  était  fête  et  enivrement,  et  celui  qui  pouvait  avoir  le  moins 
d'empire  sur  cette  brillante  et  impétueuse  organisation  était  le  duc 
de  Bourgogne  lui-même.  C'était,  à  vrai  dire,  l'union  inégale  de  deux 
natures  bien  différentes.  Autant  la  princesse  était  vive  et  légère,  au- 
tant le  jeune  prince  était  sérieux  et  presque  sauvage.  Le  duc  de 
Bourgogne,  fils  du  dauphin  et  petit-fils  de  Louis  XIV,  est  assurément 
une  des  plus  curieuses  et  des  plus  originales  figures  de  ce  siècle. 
Son  père,  le  grand  dauphin,  était  né  indolent  et  paresseux,  «  tout 
à  la  matière,  »  dit  Saint-Simon.  La  forte  parole  de  Bossuet,  qui  fut 
son  précepteur,  ne  put  le  réveiller  et  l'élever  au-dessus  d'une  vul- 
gaire condition  morale.  Le  duc  de  Bourgogne  était  né  avec  des  in- 
stincts terribles  et  emportés.  Plein  de  passions  et  d'opiniâtreté,  il 
ne  souffrait  aucune  résistance.  Il  se  livrait  à  tous  les  plaisirs  avec 
fureur,  et  était  farouche  jusqu'à  la  cruauté.  Il  joignait  à  une  hau- 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  483 

teur  étrange  de  caractère  un  esprit  vif  et  pénétrant.  Ce  fut  l'œuvre 
du  duc  de  Beauvilliers,  secondé  par  le  duc  de  Chevreuse  et  sur- 
tout par  Fénelon,  d'assouplir  cette  rude  nature  par  une  éducation 
de  tous  les  jours  et  de  toutes  les  heures.  Par  un  eflbrt  singulier  sur 
lui-môme,  ce  jeune  prince,  né  violent,  était  devenu  un  homme  nou- 
veau, doux,  affable,  animé  d'un  haut  sentiment  du  devoir,  austère, 
fuyant  les  plaisirs,  et  toujours  un  peu  sauvage  par  crainte  de  lui- 
même  et  des  autres.  Le  duc  de  Bourgogne  ressentait  pour  sa  jeune 
femme  un  amour  ardent;  il  avait  pour  elle  des  préoccupations  et 
des  délicatesses  infinies.  Il  s'inquiétait  surtout  de  cette  vie  de  plai- 
sirs qu'elle  menait;  quelquefois  il  refusait  de  la  suivre,  et  se  réfu- 
giait chez  lui.  En  un  mot,  ce  qu'elle  aimait,  il  ne  l'aimait  pas,  et  le 
contraste  éclatait  dans  les  goûts  autant  que  dans  les  caractères. 
Cette  sérieuse  et  austère  nature  ne  pouvait  plaire  à  la  vive  et  pétu- 
lante princesse.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  eût  une  antipathie  réelle.  La 
duchesse  de  Bourgogne  avait  de  l'estime  pour  le  jeune  prince,  elle 
le  défendait  même  dans  sa  considération  contre  les  intrigues  de 
cour,  elle  cherchait  à  adoucir  ses  mœurs;  mais  elle  ne  l'aimait  pas, 
elle  se  moquait  de  son  austérité  et  de  ses  dévotions,  et  elle  disait 
en  riant  :  a  Je  suis  sûre  que  si  je  mourais  demain,  le  duc  de  Bour*- 
gogne  épouserait  une  sœur  grise  ou  une  tourière  de  Sainte-Marie.  » 
Et  Louis  XIV  était  de  l'avis  de  sa  petite-fille  ;  il  n'aimait  pas  ce  jeune 
homme  sévère  ou  bizarre,  qui  se  refusait  au  plaisir,  s'absentait  du 
bal  de  la  cour,  et  ressemblait  à  un  censeur;  il  le  lui  faisait  sentir 
par  ses  railleries  de  Jupiter  mécontent.  Le  dauphin  et  sa  petite  cour 
de  Meudon  semblaient  préférer  un  autre  frère  du  jeune  prince,  le  duc 
de  Berri.  Tout  le  monde  était  un  peu  de  cette  conspiration  contre  le 
farouche  époux  de  la  brillante  princesse. 

Vive,  d'humeur  galante,  ayant  peu  de  goût  pour  son  mari  et  tout 
enivrée  de  jeunesse  et  de  fêtes,  la  duchesse  de  Bourgogne  n'eut- 
elle. pas  d'autres  goûts,  — je  ne  veux  dire  d'autres  passions?  C'est 
peut-être  ici  un  point  délicat  que  M'"""  de  Caylus  eflleure,  que  le 
grand  révélateur  Saint-Simon  laisse  entrevoir,  et  que  n'oublie  pas 
la  spirituelle  demoiselle  d'honneur  qui  écrit  aujourd'hui;  il  y  a  en 
un  mot  ce  qu'on  peut  appeler  le  chapitre  des  amoureux  de  la  du- 
chesse de  Bourgogne  et  des  faibles  de  cœur  de  la  piquante  prin- 
cesse, chapitre  romanesque  et  resté  à  demi  dans  l'ombre.  Ce  fu- 
rent tout  au  moins  des  commencemens  d'aventure  et  de  sentiment. 
Le  premier  amoureux  fut  M.  de  Nangis,  un  des  plus  brillans  sei- 
gneurs de  la  cour,  quoiqu'il  soit  devenu  un  pauvre  maréchal  de 
France,  beau,  bien  fait,  ayant  de  la  grâce  et  de  la  discrétion,  connu 
pour  sa  valeur  à  la  guerre.  La  duchesse  de  Bourgogne  ne  fut  pas 
insensible,  dit-on;  elle  avait  du  goût  pour  M.  de  Nangis,  et  les  bois 


hSk  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Marly  couvrirent  plus  d'une  entrevue.  Le  malheur  est  que  Nan- 
gis  était  pris  d'un  autre  côté;  il  était  gardé  par  M""'  de  La  Vrillière, 
qui,  «  sans  beauté,  était  jolie  comme  les  amours  et  avait  toutes  les 
grâces,  »  et  disputait  sa  conquête  même  à  la  princesse.  De  là  mille 
péripéties  intimes,  mille  scènes  piquantes,  qui  troublaient  le  repos 
de  cette  aimable  jeune  femme  et  excitaient  chez  elle  ce  besoin  de 
plaire,  devenu  son  charme  comme  son  piège.  Un  autre  amoureux  fut 
M.  de  Maulevrier,  gendre  de  M.  de  Tessé,  que  la  princesse  traitait 
toujours  avec  une  affection  particulière  parce  qu'il  avait  été  le  né- 
gociateur de  son  mariage  et  son  introducteur  en  France.  Maulevrier 
était  un  fou  furieux,  plein  d'intrigue  et  d'ambition,  terriblement  ja- 
loux de  Nangis  et  étudiant  toujours  la  mesure  de  la  faveur  de  celui- 
ci  soit  dans  un  regard  de  la  princesse,  soit  dans  les  jalousies  de 
M""'  de  La  Vrillière.  Déjà  fort  avant  dans  la  maison  de  la  duchesse 
de  Bourgogne,  il  employa  un  moyen  singulier  pour  entrer  encore 
plus  dans  son  intimité.  Il  feignit  une  maladie  de  poitrine,  une  ex- 
tinction de  voix  qui  lui  permettait  de  parler  bas  à  la  princesse  de- 
vant toute  la  cour;  il  joua  son  rôle  pendant  plus  d'un  an,  parlant 
de  sa  passion,  redoutant  le  bonheur  de  Nangis,  éclatant  parfois  en 
reproches  contre  la  princesse,  et  lui  faisant  un  jour,  au  sortir  de  la 
messe,  une  scène  presque  violente  qui  laissait  la  jeune  femme  trem- 
blante et  éperdue,  lorsque  Tessé,  heureusement  informé,  fit  une  di- 
version de  tacticien  et  persuada  à  son  gendre  de  le  suivre  en  Es- 
pagne. Malheureusement  Maulevrier  revint  d'Espagne  plus  violent 
que  jamais,  croyant  avoir  acquis  de  l'importance  par  une  sorte  de 
faveur  auprès  de  M'"^  de  Maintenon  et  de  M'"*"  des  Ursins,  toujours 
jaloux  de  Nangis  et  de  tout  le  monde,  et  il  finit  tragiquement,  en  se 
précipitant  du  haut  d'une  fenêtre.  La  ducliesse  reçut  la  nouvelle  à  la 
messe  du  roi;  elle  en  pleura  en  secret  sans  qu'on  pût  dire  si  c'était 
de  pitié  ou  d'attendrissement. 

Il  y  eut  enfin  parmi  ces  amoureux  de  la  duchesse  de  Bourgogne 
un  personnage  qui  n'est  pas  le  moins  étrange  et  le  moins  imprévu  : 
c'est  l'abbé  de  Polignac,  depuis  cardinal,  celui  qui,  dans  un  poème, 
entreprit  de  réfuter  Lucrèce  et  l/r  Nature  des  Choses  au  nom  de  la 
Providence.  L'abbé  de  Polignac  était  bien  fait,  lui  aussi,  comme 
Nangis,  beau  de  visage,  gracieux  de  manières  et  d'esprit,  insinuant, 
flatteur,  parfait  courtisan,  au  point  de  dire  un  jour  au  roi,  dans  les 
jardins  de  Marly,  où  l'on  était  surpris  par  la  pluie  :  «(Ce  n'est  rien, 
sire;  la  pluie  de  Marly  ne  mouille  point.  »  Il  s'insinua  adroitement 
dans  le  monde  intime  du  duc  de  Bourgogne,  et  il  fit  si  bien  qu'il 
devint  le  favori  du  prince  au  moins  autant  que  de  la  princesse.  Que 
se  passait-il?  On  ne  le  sait;  mais  lorsque  l'abbé  de  Polignac  partait 
pour  Rome  en  1706  comme  auditeur  de  rote,  l'aimable  princesse  ne 


UNE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  /i85 

put  cacher  son  émotion;  elle  resta  enfermée  tout  le  jour  sous  pré- 
texte d'une  migraine,  et  elle  pleura,  dit-on.  Il  faut  le  dire,  dans  ces 
liaisons  rapides  que  les  bois  de  ^larly  couvraient  de  leur  ombre 
mystérieuse,  il  y  avait  plus  de  légèreté  et  de  vivacité  de  jeunesse 
que  d'entraînement  vulgaire;  il  y  avait  surtout  cette  coquetterie 
naturelle  qui  voulait  plaire  à  tout  le  monde,  et  laissait  toujours 
espérer.  Et  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  tout  le  monde  à  la 
cour  était  dans  la  confidence  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  et  nul 
ne  la  trahissait.  Elle  était  si  bien  aimée  qu'on  s'entendait  pour  se 
taire  et  pour  garder  ce  secret,  qui  était  le  secret  de  tous.  Un  jour 
des  vers  satiriques  furent  déposés  sur  une  balustrade  de  Versailles, 
ils  furent  trouvés  par  Madame,  la  Palatine,  cette  rude  Allemande, 
qui  ne  se  gêna  pas  pour  les  montrer;  mais  ils  furent  aussitôt  dé- 
truits, et  la  cruelle  médisance  resta  étouffée  dans  le  silence.  Le 
secret  était  si  bien  gardé  que  le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne  ne  se 
doutaient  nullement  de  ces  petites  intrigues.  M'"*"  de  Maintenon  seule 
ne  les  ignorait  pas,  et  un  jour,  comme  la  duchesse  de  Bourgogne, 
folâtrant  et  badinant,  remuait  avec  sa  familiarité  habituelle  les  pa- 
piers de  celle  qu'elle  appelait  sa  tante,  elle  tomba  sur  une  lettre 
où  ses  aventures  de  galanterie  étaient  racontées  par  une  de  ses 
dames  d'atours.  La  princesse  pâlit  et  rougit  tour  à  tour,  tandis  que 
M'"*'  de  Maintenon  la  suivait  du  regard  en  lui  disant  :  «Eh  bien! 
mignonne,  qu'avez-vous  donc?  »  La  dame  aux  coiffes  noires  gronda, 
la  duchesse  pleura,  et  tout  fut  fini,  car  M'"**  de  Maintenon  l'aimait 
réellement;  elle  aussi,  elle  gardait  son  secret.  Ce  goût  de  galanterie 
d'ailleurs  était  contenu  chez  la  duchesse  de  Bourgogne  par  une  fierté 
naturelle  qui  l'empêchait  de  glisser  dans  le  désordre  ou  qui  la  rame- 
nait à  temps,  et  qui  la  tenait  éloignée  soit  de  la  petite  cour  de  Meu- 
don,  où  régnait  M"''  Choin  à  côté  du  grand  dauphin,  soit  des  autres 
princesses  légitimées,  telles  que  M"""  la  Duchesse  et  M""*  de  Conti, 
qui  étaient  des  filles  de  M'""  de  Montespan.  Elle  n'était  pas  toujours 
en  bonne  intelligence  avec  ce  monde,  où  l'on  enviait  sa  faveur  au- 
près de  Louis  XIV,  et  où  l'on  se  moquait  des  enfantillages  auxquels 
elle  se  livrait  pour  amuser  le  vieux  roi.  Elle  se  moquait  encore  plus 
des  princesses  qui  remarquaient  ses  galanteries  ou  ses  enfantillages. 
«  Eh  !  je  m'en  ris  !  Eh  !  je  me  moque  d'elles  !  disait-elle  plaisamment, 
et  je  serai  leur  reine.  Je  n'ai  que  faire  d'elles  ni  à  cette  heure  ni  ja- 
mais, et  elles  auront  à  compter  avec  moi,  et  je  serai  leur  reine!  » 
La  malice,  chez  la  pétulante  princesse,  ne  laissait  pas  de  cacher  de 
la  hauteur  et  de  la  fierté. 

La  duchesse  de  Bourgogne  était  donc  à  vingt -cinq  ans  dans  le 
plein  épanouissement  de  la  jeunesse,  elle  jetait  sur  une  époque  en 
déclin  le  dernier  reflet  de  sa  grâce  piquante;  tout  était  fête  pour 


hS6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  dans  le  présent,  et  tout  lui  souriait  dans  l'avenir.  C'était  pour- 
tant le  moment  où  elle  touchait  à  une  suite  de  catastrophes  qui, 
après  l'avoir  rapprochée  à  l' improviste  du  trône,  l'enlevaient  elle- 
même  brusquement  à  la  puissance  et  à  la  vie.  Rien  n'est  plus  sai- 
sissant et  plus  lugubre  que  ces  années  où ,  tandis  que  la  guerre  est 
partout  allumée  aux  frontières ,  la  mort  entre  en  maîtresse  dans  ce 
règne  et  frappe  à  coups  redoublés,  comme  pour  achever  la  ruine. 
Les  catastrophes  royales  commencèrent  en  IVU,  par  la  mort  du  dau- 
phin, gros  homme  de  cinquante  ans,  apathique  et  vulgaire.  Qui  ne 
se  souvient  de  cette  scène  si  étrangement  puissante  où  Saint-Simon 
peint  tout  ce  mouvement  qui  suit  la  mort  du  premier  dauphin,  les 
plaintes  intéressées,  les  ambitions  éveillées  ou  déçues,  les  cabales 
s' agitant,  les  valets  cherchant  des  nouvelles,  les  courtisans  se  pres- 
sant dans  les  galeries  de  Versailles ,  les  uns  «  tirant  des  soupirs  de 
leurs  talons,  »  d'autres  composant  leur  visage,  les  plus  avisés  allant 
saluer  dans  les  nouveaux  dauphins,  le  duc  et  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, le  soleil  levant,  <(  la  première  pointe  de  l'aurore,  »  puis  tout 
à  coup  Madame  paraissant  en  habits  de  deuil ,  «  hurlante  de  dou- 
leur, »  sans  savoir  pourquoi,  parce  que  sans  doute  elle  pensait  qu'il 
le  fallait,  et  enfin  le  bon  gros  suisse  cuvant  son  vin  sans  se  réveiller 
au  milieu  de  cette  cohue  dorée,  agitée  et  flottante?  Tout  n'était 
point  malheur.  Le  grand  dauphin  ne  promettait  qu'un  règne  vul- 
gaire, où  M"®  Choin  eût  remplacé  M""'  de  Maintenon.  Par  sa  mort,  le 
duc  et  la  duchesse  de  Bourgogne  montaient  d'un  degré  vers  le  trône 
et  devenaient  les  héritiers  de  Louis  XI Y.  La  petite  princesse  de  Sa- 
voie s'élevait  au  rang  de  dauphine  de  France,  et  elle  entrait  de  bon 
cœur  dans  ce  rôle  nouveau,  heureuse  dans  sa  jeunesse  et  sa  gran- 
deur. Une  année  n'était  point  encore  passée  cependant  que  déjà  la 
mort  avait  soufflé  sur  ce  rêve  en  enlevant  subitement  et  la  jeune 
dauphine  et  le  nouveau  dauphin  lui-même. 

C'est  au  mois  de  janvier  1712  que  la  duchesse  de  Bourgogne 
ressentit  les  premières  atteintes  d'une  indisposition  qui  n'avait  d'a- 
bord que  l'apparence  légère  d'une  fluxion.  Elle  avait  accompagné  le 
roi  à  Marly,  et  comme  avec  le  roi  il  fallait  toujours  marcher  et  faire 
figure,  elle  ne  cessait  point  de  se  lever  pour  tenir  le  salon  et  le  jeu. 
Peu  à  peu  ce  qui  n'était  qu'une  indisposition  s'aggravait,  la  souf- 
france devenait  plus  intense,  les  symptômes  d'un  mal  inconnu  ap- 
paraissaient, et  bientôt,  le  11  février,  le  danger  était  assez  grand 
pour  qu'on  parlât  des  derniers  sacremens.  Alors  se  passait  une  scène 
qui  laissait  peut-être  pressentir  quelques-uns  de  ces  petits  mystères 
de  la  vie  de  la  jeune  dauphine  qu'on  avait  réussi  à  cacher  au  roi. 
Louis  XIV,  avec  cette  naïveté  d'autocratie  qui  était  l'essence  de  sa 
nature,  allait  jusqu'à  choisir  les  confesseurs  des  princes.  Il  avait 


UXE    PRINCESSE    DE    SAVOIE.  487 

donné  notamment  pom*  confesseur  à  la  duchesse  de  Bourgogne  un 
homme  à  lui,  un  jésuite,  le  père  La  Rue.  Lorsque  celui-ci  s'appro- 
cha de  la  princesse  et  l'interrogea,  elle  le  regarda,  lui  dit  qu'elle 
l'entendait,  et  se  tut.  Le  père  La  Rue  renouvela  ses  questions  sans 
obtenir  aucune  réponse.  La  princesse  craignait  de  l'affliger,  et  en 
même  temps  elle  ne  voulait  pas  se  confesser  à  lui.  Se  défiait-elle  de 
sa  discrétion?  Avait-elle  à  révéler  en  ce  suprême  moment  quelques- 
unes  de  ces  choses  intimes  qu'elle  n'avait  point  avouées  jusque-là 
dans  ses  confessions  ordinaires?  Le  père  La  Rue  sentit  cet  embarras 
et  eut  l'esprit  de  le  respecter.  Il  se  borna  à  lui  demander  qui  elle 
désirait  appeler,  et  elle  désigna  un  prêtre  de  la  paroisse  de  Versailles, 
M.  Bailly,  qui  n'était  pas  net  du  soupçon  de  jansénisme,  au  dire  de 
Saint-Simon.  M.  Bailly  ne  se  trouva  pas  là,  et  ce  fut  un  récollet,  le 
père  Noël,  qui  fut  appelé.  Ce  changement  de  confesseur  à  la  der- 
nière heure  fit  éclat  à  la  cour  et  éveilla  tous  les  commentaires.  Le 
roi  lui-même  fut  plein  de  surprise,  et  n'eut  peut-être  des  soupçons 
qu'à  ce  moment.  La  pauvre  princesse,  en  refusant  de  se  confesser  au 
père  La  Rue,  s'était  peut-être  confessée  à  tout  le  monde.  Elle  n'a- 
vait plus  d'ailleurs  que  quelques  heures  à  vivre  :  le  lendemain, 
12  février,  elle  expirait  entourée  de  M'"*  de  Maintenon  et  du  roi, 
qui  pleuraient  en  voyant  leur  échapper  cette  créature  charmante, 
quoique  ni  l'un  ni  l'autre  ne  fussent  extrêmement  tendres.  Et  le 
deuil  de  la  royauté  ne  s'arrêtait  pas  là  :  sous  le  coup  même  d'une 
douleur  qui  était  chez  lui  aussi  sincère  que  profonde,  le  dauphin  à 
son  tour  était  pris  d'un  mal  mystérieux  qui  l'abattait  en  quelques 
jours.  Le  18  février,  il  était  mort.  «Avec  la  dauphine,  dit  Saint- 
Simon,  s'éclipsèrent  joie,  plaisirs,  amusemens  même,  et  toutes 
espèces  de  grâces;  les  ténèbres  couvrirent  toute  la  surface  de  la 
cour;  elle  la  remplissait  tout  entière,  elle  y  animait  tout,  elle  en 
pénétrait  tout  l'intérieur.  Si  la  cour  subsista 'après  elle,  ce  ne  fut 
plus  que  pour  languir...  »  Avec  le  duc  de  Bourgogne  s'évanouissait 
l'espoir  d'un  règne  sérieux,  qui  eût  pu  relever  la  royauté  et  la  ra- 
jeunir peut-être. 

Tout  s'en  allait  d'ailleurs.  Ce  n'était  plus  le  temps  du  bonheur 
pour  Louis  XIY,  qui  restait  presque  comme  le  dernier  et  l'unique 
demeurant  de  son  siècle,  voyant  tout  changé  autour  de  lui,  ses 
grands  hommes  disparus,  ses  héritiers  les  plus  directs  prématuré- 
ment enlevés,  ses  dernières  joies  évanouies,  toutes  ses  combinai- 
sons déjouées  par  une  sorte  de  fatalité.  A  quoi  lui  servait  tout  ce 
qu'il  avait  vu  passer  sous  ses  yeux,  tout  ce  qu'il  avait  tenté?  Il  avait 
eu  Bossuet  pour  élever  son  fils;  Bossuet  n'avait  pu  faire  de  ce  fils 
un  homme,  et  le  premier  dauphin  était  mort  sans  régner.  Il  avait 
eu  Fénelon  pour  élever  son  petit-fils;  Fénelon  avait  mieux  réussi, 


Z|88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  le  duc  de  Bourgogne  avait  disparu  avant  l'âge.  Il  avait  trouvé 
dans  les  combinaisons  de  sa  politique  une  petite  princesse  qui  était 
la  lumière  et  la  grâce  d'un  règne  assombri,  et  la  duchesse  de  Bour- 
gogne n'était  plus.  La  reine  d'Espagne,  elle  aussi,  mourait  peu 
après.  Ces  deux  sœurs  de  Savoie  s'en  allaient  presque  ensemble.  Je 
ne  veux  point  exagérer  le  rôle  des  princes  dans  les  destinées  des 
peuples,  dans  la  marche  mystérieuse  des  choses,  et  cependant  ne 
peut-on  se  demander  ce  qui  serait  arrivé  si  la  mort  eût  été  moins 
inexorable,  si  elle  eût  laissé  vivre  la  duchesse  de  Bourgogne  à  côté 
du  second  dauphin  devenu  roi,  la  reine  Louise-Gabrielle  à  côté  de 
Philippe  Y  en  Espagne?  Ce  destin  ne  s'est  point  accompli. 

Telle  qu'elle  est,  la  duchesse  de  Bourgogne  apparaît  comme  une 
de  ces  figures  de  l'histoire  qui  charment  par  ce  qu'elles  ont  été  et 
par  ce  qu'elles  auraient  pu  être,  qui  s'éclipsent  avant  de  réaliser 
les  espérances  qu'elles  éveillent.  Dans  cette  cour  du  grand  roi  où 
tout  vieillit,  se  refroidit  et  s'affaisse,  elle  est  la  vie,  la  grâce  spiri- 
tuelle et  attachante.  Dans  ce  monde  de  princes  légitimés,  fruits  des 
amours  royales,  elle  a  un  air  de  vraie  princesse,  elle  a  une  hauteur 
pétulante  et  une  fierté  naturelle.  Par  son  esprit,  elle  touche  au 
wii*^  siècle  qui  finit  et  au  xviii'^  siècle  qui  commence,  réunissant 
dans  sa  personne  quelques-uns  des  traits  des  deux  époques.  Prin- 
cesse de  Savoie  enfin,  n'est-elle  pas  à  la  cour  de  Louis  XIV  comme 
une  personnification  prématurée  et  piquante  de  cette  alliance  de  la 
France  et  du  Piémont  qui  a  été  si  souvent  essayée,  qui  a  été  le  nœud 
de  tant  de  combinaisons,  et  qui  n'est  devenue  une  réalité  sérieuse 
que  de  nos  jours?  Et  c'est  ainsi  qu'un  reflet  de  cette  aimable  figure 
vient  encore  se  mêler  à  tous  les  événemens  contemporains. 

Charles  de  Mazade. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  juillet  1861. 

Nous  sommes  au  moment  de  Tannée  où  à  peu  près  partout  on  devient  las 
de  politique.  Il  y  a  longtemps  que  Ton  a  remarqué  cette  division  naturelle, 
qui,  coupant  Tannée  en  deux,  fait  à  peu  près  pour  toute  TEurope  de  Thiver 
la  saison  politique,  de  Tété  la  saison  du  repos.  Il  y  aurait  entre  ces  deux 
divisions  une  autre  démarcation  à  tracer.  L'hiver  est  Tépoque  où  les  gou- 
vernemens  sont  en  conférence  avec  les  parlemens  ;  les  hommes  d'état  sont 
sur  la  scène  :  c'est  à  la  spontanéité  et  à  la  raison  des  hommes  politiques  de 
déterminer  la  direction  des  affaires  et  de  rendre  un  compte  raisonné  de 
leur  initiative  à  l'opinion.  L'été,  cette  initiative,  si  elle  s'exerce  encore,  se 
renferme  dans  le  cabinet,  se  blottit  dans  l'ombre  des  parcs,  flâne  et  papil- 
lonne aux  eaux.  La  parole  alors,  comme  dit  un  lieu-commun  pompeux,  est 
aux  événemens,  c'est-à-dire  que  la  marche  de  la  politique,  loin  qu'on 
puisse  la  calculer  sur  les  déclarations  publiques  des  gouvernemens  ou  les 
discussions  des  chambres,  dépend  des  accidens  qui  naissent  des  choses 
mêmes.  Les  étés  de  ces  dernières  années  ont  été  remplis  et  tout  émus  d'ac- 
cidens  de  cette  sorte,  qui,  au  point  de  vue  de  la  curiosité  et  de  Tamusement 
du  spectacle,  rendirent  ces  étés  plus  intéressans  que  les  hivers  auxquels  ils 
succédèrent.  Ce  fut  par  exemple  dans  la  saison  des  accidens  que  nous  assis- 
tâmes. Tannée  dernière,  au  roman  des  expéditions  garibaldiennes.  Cette  an- 
née-ci, la  saison  des  accidens  paraît  devoir  être  une  morte  saison.  On  se 
reposera  à  peu  près  partout,  et  comme  le  repos  est  un  besoin  universel,  il 
faut  souhaiter  qu'aucun  caprice  du  dieu  Hasard  ne  nous  vienne  troubler  eu 
nos  quartiers  d'été. 

Commençons  par  la  France  la  tournée  de  cette  quinzaine.  De  quoi  l'opi- 
nion s'est-elle  surtout  occupée  depuis  deux  semaines?  Il  faut  le  dire,  de 
Taffaire  Mirés.  Le  moment  n'est  point  encore  venu  où  Ton  puisse  tirer  de  ce 
procès  les  inductions  morales,  sociales  et  politiques  qui  s'en  dégagent.  Une 
voie  d'appel  est  encore  ouverte  aux  condamnés  du  tribunal  de  police  cor- 


lldO  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rectionnelle,  la  cause  n'est  point  décidée  en  dernier  ressort.  Entre  les  ac- 
cusés et  la  justice,  il  ne  serait  point  convenable  d'intervenir.  Ce  sont  les 
idées  françaises,  et  nous  nous  y  tenons.  Devant  un  accusé,  on  a  chez  nous 
ce  sentiment,  que  sur  un  seul  homme  pèsent  toutes  les  forces  de  la  société, 
représentée  par  le  pouvoir  judiciaire,  et  Ton  se  ferait  un  scrupule  de  por- 
ter secours  à  l'accusation  armée  de  tant  de  puissance.  Il  n'en  est  point 
ainsi  en  Angleterre,  où  l'on  sait  que  la  justice  participe  elle-même  du  self- 
government,  et  où  la  part  des  pouvoirs  publics  dans  les  poursuites  est  ex- 
trêmement réduite.  Il  y  a  quelques  années,  une  affaire  analogue  à  la  décon- 
fiture de  la  Caisse  des  chemins  de  fer  éclata  à  Londres,  l'affaire  de  la  Royal 
British-Bank.  La  presse  politique  et  économique  d'Angleterre  fut  loin  de 
garder  envers  les  directeurs  et  les  administi'ateurs  de  la  Brilish-Bank  l'at- 
titude de  réserve  où  la  presse  française  s'est  tenue  à  l'égard  des  directeurs 
de  la  Caisse  des  chemins  de  fer.  La  presse  anglaise  épousa  chaudement  la 
cause  des  créanciers  et  des  malheureux  actionnaires  de  la  Brilish-Bank, 
qui  était  en  réalité  celle  du  public  ;  elle  en  seconda  l'instruction  en  établis- 
sant les  véritables  principes  de  morale  et  de  droit  qui  doivent  présider  à  la 
direction  des  sociétés  financières,  en  faisant  ressortir  la  responsabilité  en- 
courue par  les  directeurs,  dont  plusieurs  étaient  membres  du  parlement  ou 
aldermen  de  Londres.  Mais,  nous  le  répétons,  l'administration  de  la  justice 
n'est  point  en  Angleterre  aussi  armée  qu'en  France,  et  il  est  naturel  que 
chez  nous  la  presse  s'abstienne  d'accabler  des  accusés  placés  devant  un  pou- 
voir judiciaire  redoutable.  Par  réciprocité  du  moins,  il  serait  convenable 
que  tous  les  journaux  en  France  voulussent  bien  observer  entre  les  accu- 
sés et  l'accusation  une  impartialité  absolue,  et  s'abstinssent  de  donner,  ne 
fût-ce  qu'indirectement,  aux  inculpés  des  témoignages  de  sympathie  qui, 
jusqu'à  ce  que  leur  innocence  soit  démontrée  et  reconnue  par  les  tribu- 
naux, risquent  de  s'égarer  et  d'égarer  les  préventions  de  l'opinion  sur  de 
grands  coupables.  Nous  ne  nous  croyons  donc  autorisés  à  émettre  sur  le 
procès  Mirés  aucune  appréciation  avant  que  tous  les  degrés  de  juridiction 
aient  été  épuisés.  Qu'il  y  ait  à  tirer  de  cette  affaire  des  moralités  qui  ap- 
partiennent à  la  politique,  cela  est  manifeste.  N'a-t-on  pas  vu,  d'après  le  té- 
moignage même  de  l'accusé,  consigné  dans  des  lettres  qui  n'étaient  point 
destinées  à  la  publicité,  l'immense  influence  qu'il  avait  pu  acquérir  sur  les 
journaux,  grâce  à  la  triste  condition  qui  est  faite  à  la  presse?  Nous  le  di- 
sions ici  même  il  y  a  trois  ans  :  dans  les  pays  où  la  presse  n'est  point  libre, 
les  intérêts  politiques  du  pays  ne  sont  pas  seuls  compromis.  A  la  faveur 
du  régime  qui  entrave  les  libres  manifestations  de  l'opinion,  il  s'établit 
toute  sorte  de  despotismes  subalternes  dont  les  intérêts  des  particuliers  ont 
à  souffrir.  M.  Mirés  lui-même  a  été  la  victime  de  ce  régime  de  la  presse,  où 
il  croyait  puiser  une  force  irrésistible,  parce  qu'il  y  trouvait  d'inépuisables 
complaisances.  Supposez  un  instant  qu'il  eût  pu  exister  depuis  huit  ans  dans 
la  presse  parisienne  un  journal  tel  qu'était  l'ancien  National;  aucune  des 
témérités  que  l'annonce  et  la  réclame  rendaient  faciles  à  M.  Mirés  n'eût  été 


REVUE.  CHRONIQUE.  AOl 

possible;  les  systèmes  erronés  de  finances  et  d'économie  dans  lesquels  nous 
sommes  engagés,  combattus  énergiquement  à  l'origine  et  dans  chacune  de 
leurs  premières  manifestations  décisives,  eussent  été  redressés  à  temps. 
M.  Mirés  lui-même,  à  l'heure  qu'il  est,  ne  doit-il  pas  penser  qu'il  eût  tiré  un 
meilleur  parti  de  ses  facultés  naturelles  et  de  cette  ardeur  entreprenante 
qui  a  fixé  sur  lui  l'attention  publique,  s'il  avait  eu  à  compter  avec  le  sé- 
vère contrôle  de  journaux  indépendans,  au  lieu  de  s'emparer  de  l'influence 
d'une  presse  énervée  et  corrompue  dans  son  principe? 

Après  ce  grand  procès,  dramatisé  par  l'énergie  et  l'activité  de  M.  Mirés, 
et  qui,  nous  le  répétons,  acquiert  une  véritable  importance  politique  par 
les  questions  qu'il  soulève  soit  sur  le  régime  de  la  presse,  soit  sur  les  lois 
qui  régissent  en  France  les  sociétés  commerciales,  soit  sur  le  mouvement 
qui  a  été  imprimé  aux  affaires  depuis  1852 ,  nous  ne  trouvons  plus  guère  à 
l'intérieur  de  faits  intéressans.  M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  bien  publié 
une  circulaire  modeste  et  pratique  qui  élargit  un  peu  l'action  des  préfets. 
Ces  représentans  du  pouvoir  exécutif  sont  autorisés  à  se  réunir  pour  se 
concerter  sur  les  intérêts  communs  aux  départemens  qu'ils  administrent. 
Nous  aurons  ainsi  des  conciles  provinciaux  de  préfets.  Nous  n'y  trouvons 
pas  à  redire.  Il  est  clair  que,  malgré  la  division  administrative  de  la  France 
en  départemens,  qui  a  exagéré  l'arbitraire  de  l'ancienne  délimitation  des 
généralités,  il  subsiste  en  France  des  intérêts  communs  à  nos  vieilles  pro- 
vinces démembrées,  dont  la  configuration  et  la  constitution  avaient  été  la 
conséquence  même  de  cette  communauté  d'intérêts  et  l'œuvre  du  temps.  Il 
y  a  donc  dans  l'autorisation  nouvelle  accordée  aux  préfets  un  principe  con- 
forme à  la  nature  des  choses  et  le  germe  peut-être  d'un  travail  de  saine  dé- 
centralisation. Il  reste  à  voir  ce  que  cela  deviendra  dans  l'application.  Un 
document  non  moins  important  est  la  lettre  de  l'empereur  annonçant  la 
suppression  du  recrutement  des  engagés  volontaires  sur  la  côte  d'Afrique. 
Personne  n'était  plus  dupe  du  véritable  effet  des  engagemens  volontaires 
des  noirs  en  Afrique.  On  savait  que,  malgré  l'honnêteté  du  mot,  la  chose 
produisait  des  résultats  analogues  à  ceux  de  la  traite.  C'étaient  des  esclaves 
appartenant  aux  petits  chefs  de  la  côte,  des  esclaves,  butin  de  la  guerre, 
et  non  des  hommes  libres,  qui  devenaient  des  engagés,  et  c'était  à  leurs 
maîtres,  non  à  eux,  que  la  prime  d'engagement  était  payée.  Dès  l'affaire 
du  Charles-el-George ,  nous  demandions  l'abandon  de  ce  système.  Une  des 
chances  de  l'abolition  de  l'esclavage  dans  les  sociétés  participant  à  la  civi- 
lisation européenne  qui  l'ont  encore  conservé,  c'est  que  les  cultures  qui  ré- 
clament le  travail  des  noirs  se  puissent  établir  dans  le  pays  même  des  noirs, 
en  Afrique.  Pour  atteindre  ce  résultat,  il  faut  que  les  noirs  d'Afrique  soient 
intéressés  par  les  profits  du  commerce  à  s'appliquer  chez  eux  à  ces  cul- 
tures. Les  bénéfices  que  les  chefs  africains  tirent  de  la  traite  et  des  enga- 
gemens les  détournent  de  ces  grands  et  féconds  intérêts  de  l'agriculture  et 
du  commerce.  Privés  de  ces  odieux  profits,  leur  cupidité  les  obligera  bien- 
tôt à  se  tourner  vers  une  source  d'avantages  plus  légitimes.  Ceci  n'est  point 


Zl92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  simple  conjecture.  L'expérience  a  prouvé  que,  partout  où  cessait  la 
traite,  le  travail  et  le  commerce  succédaient  à  cet  infâme  trafic.  Nous  de- 
vons donc  nous  féliciter,  malgré  la  satisfaction  que  l'Angleterre  en  éprouve, 
de  voir  la  France  rompre  entièrement  avec  tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin, 
peut  ressembler  à  la  traite.  Ce  n'est  pas  nous  qui  nous  plaindrons,  tant  que 
notre  gouvernement  ne  fera  à  l'Angleterre  que  des  concessions  de  ce  genre, 
concessions  qui  profitent  à  l'humanité  et  par  conséquent  nous  honorent.  Un 
esprit  éclairé,  animé  d'un  libéralisme  et  d'une  philanthropie  sincères,  M.  Au- 
gustin Cochin,  vient  de  publier  sur  le  côté  historique  de  cette  question  de 
l'abolition  de  l'esclavage  deux  volumes  où  la  matière  est  épuisée  avec  un 
véritable  talent.  La  crise  américaine  donne  un  intérêt  particulier  d'oppor- 
tunité à  ce  généreux  ouvrage,  auquel  l'abandon  par  la  France  du  système 
des  engagemens  volontaires  de  la  côte  d'Afrique  fournira  naturellement, 
pour  une  édition  prochaine,  un  dernier  chapitre. 

Un  de  ces  maux  qui  tiennent  inévitablement  à  notre  état  économique  et 
social  se  manifeste  en  ce  moment  sur  divers  points  de  l'Europe,  et  même  de 
la  France,  par  des  symptômes  auxquels  il  importe  de  prendre  garde.  Le  dé- 
bat des  salaires  entre  les  patrons  et  les  ouvriers  provoque  des  grèves  en 
Belgique,  en  Angleterre,  dans  plusieurs  de  nos  villes.  C'est  un  terrible  pro- 
blème que  celui  de  la  compétition  du  capital  et  de  la  main-d'œuvre.  Tout 
conflit  entre  ces  deux  agens  de  la  production  annonce  un  malaise  réel,  sus- 
cite des  maux  immédiats  et  crée  un  péril.  Il  est  possible,  au  milieu  de  ces 
débats,  que  quelquefois  les  ouvriers  aient  tort  dans  leurs  exigences,  se  mé- 
prennent sur  leur  intérêt  véritable,  et  il  faut  convenir  qu'il  est  rare  que  le 
résultat  ait  donné  raison  au  système  des  grèves.  Ce  mal,  à  notre  avis,  ne 
comporte  point  de  remède  absolu  :  on  ne  s'en  débarrasse  point  par  une  lé- 
galité rigoureusement  répressive,  et  la  science  économique  est  impuissante 
à  le  prévenir  par  l'organisation  d'un  système  infaillible  de  relations  entre 
le  capital  et  la  main-d'œuvre.  Il  y  a  là  une  maladie,  une  sorte  de  fièvre  d'ac- 
cès inhérente  à  la  forme  économique  de  la  condition  humaine,  et  dont  les 
sociétés  ne  peuvent  pas  plus  être  radicalement  délivrées  que  l'homme  phy- 
sique ne  peut  être  affranchi  de  la  souffrance  et  de  la  mort.  Il  faut  être  bien 
pénétré  de  cette  vérité  avant  d'aborder  l'examen  particulier  des  luttes  qui 
s'engagent  entre  le  capital  et  le  travail,  car,  une  fois  édifié  sur  ce  point,  on 
ne  cherchera  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  le  remède  dans  les  moyens  violens 
et  arbitraires.  Du  côté  du  capital,  on  ne  demandera  pas  le  salut  à  une  lé- 
gislation cruelle  et  contraire  à  la  liberté;  du  côté  du  travail,  on  ne  placera 
pas  l'espoir  d'un  triomphe  prochain  et  final  dans  le  mirage  d'une  organisa- 
tion artificielle  de  la  société.  L'on  abordera  chaque  problème  particulier  à 
mesure  qu'il  se  présentera,  en  recherchant  de  bonne  foi  les  palliatifs  qu'il 
comporte,  et  avec  l'attention  scrupuleuse,  la  sympathie  sincère  qui  sont 
dues  à  la  condition  matérielle  et  morale  des  classes  populaires.  Si  d'ailleurs 
l'économie  politique  n'a  point  de  solution  absolue  sur  les  relations  du  tra- 
vail et  du  capital,  il  s'en  faut  qu'elle  soit  dans  l'impuissance  complète  de 


REVUE.  CHRONIQUE.  Zi93 

prévenir  quelques-unes  au  moins  de  ces  crises  douloureuses.  Toutes  ces 
crises  ne  sont  point  naturelles,  et  ne  proviennent  pas  de  l'aveugle  force  des 
choses  :  il  en  est  d'artificielles,  qui  sont  amenées  par  le  vice  des  institutions 
et  la  faute  des  hommes.  La  puissance  de  l'économie  s'arrête  devant  l'in- 
fluence que  les  causes  naturelles  exercent  sur  le  prix  des  choses  et  la  ré- 
munération des  services,  devant  l'action  des  saisons  et  devant  les  accidens 
politiques,  qui  peuvent  paralyser  le  travail  au  sein  des  nations  barbares  qui 
fournissent  à  l'industrie  des  peuples  civilisés  de  grands  articles  de  consom- 
mation, ou  les  principales  matières  premières  de  la  production.  Les  plus 
intelligens  et  les  plus  savans  économistes  placés  à  la  tête  des  gouvernemens 
ne  peuvent  rien  sur  les  accidens  météorologiques,  qui  mettent  la  pertur- 
bation dans  l'équilibre  des  récoltes;  ils  ne  peuvent  rien  sur  les  troubles 
politiques,  qui  altéreront  les  conditions  du  travail  et  le  mouvement  de  la 
production  dans  les  pays  plus  ou  moins  barbares,  plus  ou  moins  avancés, 
qui  sont  de  grands  marchés  de  matières  premières  ou  de  denrées,  tels  que 
rinde  ou  la  Chine,  l'Amérique  ou  la  Russie.  Mais  outre  ces  causes  natu- 
relles et  générales  qui  viennent  troubler  à  IMmproviste  les  prix  des  choses, 
les  rémunérations,  et  par  conséquent  les  relations  du  capital  et  de  la  main- 
d'œuvre,  causes  qui  échappent  à  la  prévoyance  ou  à  la  direction  de  l'homme 
d'état,  il  est  d'autres  causes  de  crise  que  la  prudence  humaine  peut  pré- 
venir, ou  que  l'ignorance,  l'imprévoyance,  l'inapplication  des  gouverne- 
mens peut  engendrer.  De  cette  nature  sont  les  actes  politiques  tels  que  des 
guerres  qui  ne  sont  pas  nécessaires,  ou  des  armemens  excessifs  qui  ab- 
sorbent et  anéantissent  improductivement  une  quantité  trop  considérable 
du  capital  disponible  d'un  pays;  telle  est  encore  une  impulsion  exagérée 
donnée  aux  travaux  publics.  Un  état,  des  administrations  publiques,  en  s'a- 
bandonnant  avec  excès  à  la  séduisante  fantaisie  et  à  la  luxueuse  prodigalité 
des  travaux  et  des  constructions,  deviennent  des  industriels  et  des  spécu- 
lateurs sur  une  colossale  échelle  :  ils  appliquent  à  la  branche  d'industrie  et 
de  spéculation  à  laquelle  ils  se  livrent  des  ressources  et  des  forces  supé- 
rieures à  celles  que  les  producteurs  apportent  dans  les  autres  branches  d'in- 
dustrie. Or  les  économistes  connaissent,  —  et  les  hommes  d'état  de  notre 
temps  commettent  ce  que  la  loi  appelle  la  faute  lourde,  s'ils  ignorent  ce  que 
l'économie  politique  enseigne  et  démontre,  —  les  économistes  connaissent 
les  conséquences  inévitables  de  tout  développement  excessif  donné  à  une 
branche  particulière  d'industrie.  Ces  conséquences  sont  le  capital  enlevé 
dans  une  proportion  souvent  trop  grande  à  la  masse  disponible  sur  la- 
quelle se  prélèvent  les  salaires  et  les  profits,  pour  être  détruit  en  partie  et 
pour  être  employé  à  des  transformations  trop  lentement  ou  insuffisamment 
reproductrices,  la  cherté  artificielle  des  prix  produite  par  une  application 
disproportionnée  de  capital  à  un  objet  au  détriment  des  autres,  le  renché- 
rissement des  prix,  accru  encore  arbitrairement  par  les  folies  de  la  spécu- 
lation, enfin  une  altération  inévitable  des  relations  du  capital  et  du  travail 
dans  les  autres  branches  de  l'industrie.  Nous  le  répétons,  les  phénomènes 


Zl94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  cette  nature  ont  été  étudiés  scientifiquement,  les  causes  et  les  effets  en 
sont  connus.  L'ignorance  des  gouvernemens  en  cette  matière  n'est  plus  par- 
donnable aujourd'hui.  Les  grèves  qui  éclatent  sous  nos  j^eux  sont  un  aver- 
tissement donné  aux  gouvernemens,  surtout  à  ceux  qui,  amplifiant  leur  rôle, 
ont  pris  un  pouvoir  immodéré  et  ont  la  prétention  d'exercer  sur  la  société 
une  impossible  tutelle.  Les  grèves  invitent  les  gouvernemens  à  faire  un  exa- 
men de  conscience,  à  rechercher  s'il  n'existe  point  des  causes  factices  de 
crise  industrielle,  et  si,  en  partie  du  moins,  ces  causes  n'émanent  point 
d'eux-mêmes.  Il  est  temps  peut-être  d'j^  faire  attention  :  des  emprunts  oné- 
reux pour  l'état,  et  qui,  offrant  une  excitante  amorce  à  la  spéculation, 
amèneraient  une  fabuleuse  abondance  de  souscriptions  aux  guichets  du  tré- 
sor, ne  sont  point  une  vraie  démonstration  de  prospérité  générale.  En  tout 
cas,  des  grèves,  des  débats  sur  les  salaires  entre  les  patrons  et  les  ouvriers, 
sont  un  signe  du  temps  qui  tempère  singulièrement  le  sens  de  la  hausse  ex- 
travagante des  terrains,  de  la  cherté  de  la  main-d'œuvre  à  Paris,  et  du  suc- 
cès spéculatif  des  souscriptions  ouvertes  au  trésor.  C'est  le  devoir  des  éco- 
nomistes et  du  gouvernement  d'étudier  promptement  la  nature  et  la  portée 
de  ce  mouvement  douloureux ,  car  l'action  des  lois  qui  régissent  certains 
faits  économiques  se  peut  calculer  presque  aussi  facilement  et  avec  plus  de 
profit  pour  l'humanité  que  l'orbite  de  la  comète  régnante. 

Quoique  la  session  dure  encore  pour  quelques  jours  en  Angleterre,  on  en 
sent  l'agonie  au  peu  d'intérêt  que  présentent  les  séances  du  parlement. 
Cette  fin  de  vie  parlementaire  est  consacrée  à  l'expédition  du  détail  des 
affaires  de  second  et  de  troisième  ordre.  Rarement  s'y  présentent  des  ques- 
tions qui  puissent  mettre  encore  aux  prises  les  partis  fatigués.  Qi^iand  le 
parti  tory  rencontre  pourtant  l'occasion  de  quelque  escarmouche,  il  ne 
la  laisse  point  échapper  et  se  donne  le  plaisir  de  mettre  le  ministère  en 
minorité,  ou  plutôt  il  en  fait  la  menace.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  propos 
d'une  motion  qui  demandait  que  les  électeurs  de  Wakefield  fussent  con- 
voqués pour,  la  nomination  d'un  nouveau  député.  Aux  élections  dernières, 
le  bourg  de  Wakefield  se  distingua  par  de  cyniques  manœuvres  de  cor- 
ruption. Le  candidat  tory  et  le  candidat  libéral  achetèrent  les  votes  à 
l'envi.  Le  candidat  libéral,  qui  n'était  autre  que  le  propre  beau-frère  de 
M.  Bright,  fut  nommé.  L'élection  de  Wakefield,  après  une  longue  enquête, 
fut  cassée  par  la  chambre  des  communes,  et  ce  bourg  n'a  point  de  repré- 
sentant. Wakefield  sera-t-il  puni  par  la  perte  de  la  représentation?  C'est  la 
peine  que  l'on  inflige  en  Angleterre  aux  bourgs  où  la  corruption  s'est  trop 
effrontément  étalée.  Il  semble  que  le  cabinet  n'ait  point  pris  encore  parti  à 
cet  égard.  A  la  fin  d'une  séance,  après  minuit,  les  tories,  se  trouvant  les 
plus  nombreux  dans  la  chambre,  tentèrent  de  résoudre  la  question  en  pro- 
posant qu'un  xcril  fût  émis  pour  que  Wakefield  fût  appelé  à  élire  un  repré- 
sentant. Trois  fois  les  whigs  présentèrent  un  amendement  contraire  à  la 
motion,  trois  fois  l'amendement  fut  repoussé.  Les  tories,  satisfaits  de  ce 
petit  succès,  consentirent  à  l'ajournement  de  la  discussion,  et  enfin  leur 


REVUE.  CHRONIQUE.  495 

motion  a  été  rejetée  par  une  majorité  considérable  dans  une  autre  séance. 
Wakefield  demeure  donc  pour  le  moment  frappé  d'interdit.  Les  tories  ont 
paru  essayer  de  prendre  leur  revanche  à  propos  d'un  bill  relatif  égale- 
ment à  une  question  électorale.  Ils  ont  demandé,  se  trouvant  en  nombre, 
à  la  fin  d'une  séance,  que  la  chambre  votât  la  troisième  lecture  de  ce  bill. 
C'était  une  niche  à  M.  Gladstone,  grâce  à  laquelle  ils  espèrent  lui  enlever 
le  collège  de  l'université  d'Oxford,  en  faisant  voter  une  clause  qui  permet- 
trait aux  membres  de  l'université  de  voter  par  procuration.  C'est  encore 
en  proposant  l'ajournement,  plusieurs  fois  repoussé,  que  lord  Palmerston 
a  fatigué  les  tories  et  leur  a  fait  lâcher  prise.  Ces  misères  de  la  fin  de  la 
session,  en  somme  peu  profitables  aux  tories,  ont  été  effacées  par  la  dis- 
cussion sur  les  affaires  de  Pologne  et  par  les  explications  que  lord  John 
Russell  a  données,  en  réponse  à  M.  Kinglake,  sur  la  question  de  Savoie  et 
les  réclamations  suisses.  Il  semble  que,  dans  le  discours  auquel  nous  fai- 
sons allusion,  lord  John  Russell  ait  tenu  à  en  finir  avec  la  question  de 
Savoie.  Les  puissances  continentales  n'ont  pas  voulu  prendre  en  considé- 
ration les  réclamations  suisses  et  les  soumettre  au  jugement  général  d'un 
congrès  européen.  Que  pouvait  lord  John  Russell  après  ce  résultat?  S'en 
laver  les  mains,  et  c'est  ce  qu'il  fait  en  rejetant  sur  lefe  puissances  la  res- 
ponsabilité de  leur  mauvais  vouloir.  Il  se  console  en  constatant  que  les 
relations  entre  la  France  et  l'Angleterre  sont  établies  sur  le  pied  de  l'ami- 
tié, déclaration  dont  on  ne  saurait  trop  se  réjouir,  si  elle  devait  rapporter 
aux  Anglais  et  à  nous  quelques  économies  de  canons  rayés  et  de  vaisseaux 
cuirassés. 

La  cause  polonaise  a  en  Angleterre  assurément  de  fidèles  et  généreux 
amis  :  la  récente  discussion  qui  a  eu  lieu  à  la  chambre  des  communes  sur 
les  affaires  de  Pologne  n'a  peut-être  point  répondu  cependant  à  ce  que  l'on 
devait  attendre  de  l'assemblée  la  plus  libérale  de  l'Europe.  On  comprend  la 
réserve  dont  lord  John  Russell,  lié  par  sa  position  officielle,  a  dû  accompa- 
gner les  sincères  témoignages  de  sympathie  qu'il  a  donnés  au  malheur  des 
Polonais.  On  aurait  souhaité  que  des  orateurs  influens,  plus  libres  que  le 
ministre,  eussent  adressé  au  gouvernement  russe  quelques  remontrances 
plus  chaleureuses.  La  Russie  est  dans  une  situation  qui  devrait  d'ailleurs  la 
porter  d'elle-même  aux  justes  concessions  que  réclame  la  Pologne.  Ce 
grand  empire  russe,  qui  a  de  si  vastes  ressources,  se  laisse  consumer  par 
une  sorte  de  phthisie  financière.  C'est  le  mal  qui  atteint  infailliblement  tous 
les  despotismes.  La  Russie  a  encore  un  malheur  commun  à  tous  les  gouver- 
neniens  absolutistes,  dont  le  vice  et  à  la  fois  le  châtiment  sont  de  ne  point 
vouloir  et  de  ne  pouvoir  pas  appeler' aux  affaires  les  esprits  élevés  et  les 
hommes  d'un  vrai  talent,  auxquels  le  pouvoir  répugne  lorsqu'il  y  faut  entrer 
sous  la  livrée  de  la  domesticité  :  le  gouvernement  russe  montre  une  rare 
incapacité  financière.  Des  capitaux  considérables  de  l'Occident  s'étaient  en- 
gagés dans  la  construction  des  chemins  de  fer  russes  avec  une  étourderie 
confiante.  Ils  pensaient  du  moins  que  le  gouvernement  de  Pétersbourg  au- 


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rait  toujours  assez  d'esprit  pour  réparer  les  erreurs  d'une  concession  trop 
légèrement  étudiée,  et  pour  s'assurer  par  des  avantages  habilement  et  op- 
portunément accordés  le  concours  du  crédit  occidental.  Ils  avaient  trop 
présumé  de  l'intelligence  des  deux  ministres  de  l'empereur  Alexandre  qui 
gouvernent  les  finances  et  l3S  travaux  publics  de  ce  vaste  empire.  La  France 
ne  s'est  point  effrayée  de  l'aide  que  les  capitaux  anglais  lui  prêtèrent  au 
commencement  de  ses  grandes  entreprises  de  chemins  de  fer,  et  elle  n'a 
point  regretté  le  profit  que  les  capitaux  anglais  ont  pu  retirer  de  ce  con- 
cours. La  Russie,  elle,  a  peur  que  l'on  ne  s'enrichisse  à  ses  dépens  quand 
on  va  lui  porter  l'instrument  qui  doit  féconder  ses  richesses  naturelles! 
L'état  en  France  s'est  imposé  d'énormes  charges  pour  engager  l'industrie 
privée  à  entreprendre  la  construction  du  réseau;  le  gouvernement  russe  a 
feint  d'ignorer  jusque  dans  ces  derniers  temps  que  les  gouvernemens  con- 
tinentaux ont  tous  subvenu  largement  à  la  construction  des  chemins  de  fer. 
Tandis  qu'aujourd'hui  encore,  en  France,  l'état  est  obligé,  pour  continuer 
l'œuvre  des  chemins  de  fer,  de  prendre  à  son  compte  la  moitié  de  la  dé- 
pense d'établissement  des  nouvelles  lignes,  en  Russie  le  gouvernement  se 
figure  qu'il  pourra  se  donner  des  chemins  de  fer  avec  l'amorce  usée  d'une 
simple  garantie  d'intérêt!  Quelle  est  la  conséquence  de  ces  erreurs,  où  l'on 
ne  sait  ce  qui  l'emporte  de  l'incapacité,  de  la  vanité,  ou  de  la  jalousie  de 
l'étranger?  Le  crédit  de  la  Russie  est  gravement  entamé;  la  Russie  est  en 
proie  à  une  crise  financière  au  moment  où,  par  la  généreuse  initiative  de 
l'empereur  Alexandre,  elle  affronte  une  crise  sociale.  Pour  faire  réussir 
l'émancipation  des  serfs,  il  fallait  la  soutenir  par  une  habile  politique  de 
travaux  publics  et  par  une  savante  et  hardie  politique  financière.  On  ne  l'a 
pas  su,  et  les  deux  crises  s'aggravent  en  se  compliquant  Tune  par  l'autre. 
Dans  cette  situation,  il  n'est  point  téméraire  de  prédire  que  la  force  des 
choses  entraînera  l'empereur  de  Russie  à  finir  par  où  il  aurait  dû  commen- 
cer, à  réformer  les  institutions  politiques  de  son  empire,  11  fera  plus  ainsi 
pour  sa  vraie  puissance,  pour  la  prospérité  et  l'honneur  de  ses  peuples, 
qu'en  essayant,  comme  une  rumeur  le  prétend,  de  renouveler  avec  la  Prusse 
et  l'Autriche  la  ligue  des  copartageans  de  la  Pologne.  On  aurait  pu  tenir 
avec  autorité  ce  langage  au  gouvernement  de  Saint-Pétersbourg  dans  le  par- 
lement d'Angleterre  ;  mais  la  défiance  que  des  fautes  commises  sur  le  con- 
tinent inspirent  à  l'Angleterre,  le  besoin  qu'elle  croit  avoir  de  l'alliance  des 
puissances  du  nord  et  du  centre  de  l'Europe  pour  parer  on  ne  sait  à  quelle 
éventualité,  altèrent  le  ton  du  libéralisme  anglais.  Dans  son  humeur  actuelle, 
l'Angleterre  aime  mieux  commenter  les  statistiques  que  lui  envoie  sa  léga- 
tion de  Pétersbourg  :  elle  y  voit  que  l'Angleterre  absorbe  la  moitié  des  ex- 
portations et  fournit  le  tiers  des  importations  de  la  Russie.  C'est  un  beau 
compte-courant  entre  deux  peuples,  et  l'Angleterre  en  est  satisfaite.  Tout 
au  plus  laisse-t-elle  entendre  que  ses  sympathies  pour  la  Pologne  pourraient 
prendre  une  forme  pratique,  si  la  question  d'Orient  venait  à  donner  de  nou- 
veaux soucis;  mais,  bah!  le  moment  n'est  guère  propice  aux  agressions 


EEVUE.   —  CIirxOMOUE.  ^97 

russes  contre  la  Turquie.  Les  propriétaires  russes  à  demi  ruinés  par  Tafîran- 
chissement  des  paysans  ne  permettront  pas  à  leur  gouvernement  de  se 
brouiller  avec  le  meilleur  customer  de  la  Russie.  John  Bull  rassuré  ne  doit 
pour  l'instant  à  la  Pologne  que  de  platoniques  vœux! 

Peut-être  est-il  moins  permis  aujourd'hui  de  désespérer  que  la  querelle 
de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie  se  puisse  arranger  à  l'amiable.  En  consen- 
tant à  changer  la  suscription  de  son  adresse  à  l'empereur,  la  diète  hon- 
groise a  fait  une  première  concession  de  forme  qui  a  prévenu  un  éclat  im- 
médiat. Ce  qui  nous  confirme  dans  l'espoir  d'une  transaction  amial^le,  ce 
sont  les  embarras  semblables,  sinon  égaux,  qui  paralysent  dans  l'action  les 
deux  adversaires.  L'Autriche  ne  saurait  songer  à  courber  la  Hongrie  par  la 
force  :  elle  exposerait  tout  par  une  résolution  violente,  et  la  Hongrie  en- 
core une  fuis  conquise  et  comprimée  ne  lui  apporterait  aucune  ressource. 
Quant  à  la  Hongrie,  elle  n'a  point,  comme  en  I8/18,  une  armée  organisée  à 
sa  disposition  :  sa  résistance  matérielle  n'aboutirait  donc  qu'à  des  émeutes 
qui  compromettraient  sa  cause,  et  ne  lui  fourniraient  pas  de  chances  de 
succès.  Entre  l'Autriche  et  la  Hongrie,  si  des  deux  côtés  on  se  place  au  point 
de  vue  de  la  raison,  le  conflit  semble  devoir  demeurer  renfermé  sur  le  ter- 
rain de  la  discussion  du  droit  et  des  interprétations  de  la  légalité.  Sans 
doute  la  prolongation  sans  mesure  d'un  tel  état  de  choses  est  irritante,  mais 
l'esprit  allemand  ne  se  déplaît  point  aux  subtilités  légales,  et  s'il  y  a  chez 
le  Mrgyar  un  poète,  un  orateur,  un  soldat,  le  légiste  entre  à  coup  sûr  pour 
une  forte  part  dans  la  composition  de  ce  type  national  si  original  et  si 
brillant.  Les  querelles  de  légistes  peuvent  durer  longtemps.  Les  légistes  ne 
disent  pas  du  premier  coup  leur  dernier  mot.  L'adresse  de  M.  Deak  est  bien 
longue;  les  plaintes  et  les  remontrances  sur  le  passé  y  occupent  une  bien 
large  place.  L'empereur  d'Autriche,  en  s'accusant  cordialement  pour  les 
fautes  passées  de  son  gouvernement  envers  la  Hongrie,  donnerait  peut-être 
aux  sentimens  hongrois  une  satisfaction  dont  il  retrouverait  la  compensation 
dans  le  règlànent  des  choses  présentes.  Des  deux  côtés,  on  garde  donc  vrai- 
semblablement des  concessions  en  réserve.  En  tout  cas,  l'empereur  François- 
Joseph  doit  se  féliciter  aujourd'hui  d'avoir  eu  recours  aux  institutions  par- 
lementaires, n  a  derrière  lui  des  assemblées  qui  le  préservent  du  péril  de 
l'isolement,  qui  l'absolvent  en  partie  de  la  responsabilité  des  résolutions 
que  lui  commanderont  les  circonstances.  Les  Hongrois  peuvent  s'apercevoir, 
eux  aussi,  de  l'influence  qu'ils  pourraient  exercer  sur  ces  assemblées  le 
jour  où  ils  consentiraient  à  y  entrer;  ils  grandiraient  leur  rôle  et  leur  ac- 
tion en  Europe  de  la  puissance  du  grand  empire  auquel  ils  se  seraient  libre- 
ment associés. 

Nous  continuons  à  ne  comprendre  que  médiocrement  les  éternelles  dis- 
putes qui  divisent  la  confédération  germanique,  et  tant  d'importance  atta- 
chée par  les  polémiques  allemandes  à  tant  de  petitesses.  L'incorporation  du 
contingent  cobourgeois  dans  l'armée  prussienne  est  toujours  la  grosse  af- 

TOMB  XXXIV.  3"1 


Zi98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faire.  C'est  un  exemple  d'une  nature  d'annexion  d'une  nouvelle  forme,  et 
c'est  à  titre  d'exemple  que  ce  fait  est  digne  de  remarque.  Il  ne  semble  pas 
que  le  duc  de  Cobourg-Gotha  doive  avoir  des  imitateurs  prompts  ou  nom- 
breux. Le  premier  journal  de  l'Allemagne,  la  Gazette  iV Augshourg ,  avait  an- 
noncé prématurément  que  le  grand-duché  de  Bade  allait,  lui  aussi,  faire  sa 
fusion  militaire.  Cette  assertion  a  été  démentie  par  le  journal  du  grand-du- 
ché. Ce  n'est  pas  la  tentation  de  censurer  bruyamment  Cobourg-Gotha,  et 
de  protester  contre  les  envahissemens  prussiens,  qui  fait  en  ce  moment  dé- 
faut aux  cours  secondaires.  Ces  cours  se  taisent  néanmoins  :  on  ne  peut 
compter  sur  la  cour  de  Vienne,  elle  a  trop  d'affaires  ailleurs,  et  l'on  n'ose 
point  s'attaquer  à  la  Prusse.  Les  mécontens  se  consolent  en  espérant  du 
moins  que  la  Saxe  royale,  elle  qui  est  la  tête  de  toutes  les  ligues  saxonnes, 
tancera  le  petit  duc  comme  il  le  mérite.  Ce  serait  en  ce  cas  M.  de  Beust 
qui  serait  chargé  de  laver  la  tête  au  duc  de  Saxe-Gotha.  M.  de  Beust  est  un 
homme  d'esprit,  supérieur  au  petit  théâtre  qu'il  occupe,  et  qui  ferait  bien 
de  ne  point  discréditer  son  mérite  et  user  ses  facultés  dans  ces  pédantes  et 
ridicules  résistances  à  la  marche  des  choses  et  aux  nécessités  du  temps.  M.  de 
Cavour  avait  touché  juste  lorsqu'il  avait  retiré  Vexc(]iialur  aux  consuls  de  la 
Bavière,  du  Wurtemberg  et  du  Mecklembourg  en  Italie  pour  répondre  à  une 
petite  piqûre  que  la  petite  diplomatie  des  petits  états  avait  voulu  faire  au 
nouveau  royaume  d'Italie.  D'après  une  explication  que  le  ministre  des  af- 
faires étrangères  a  présentée  sur  cet  incident  devant  la  seconde  chambre 
wurtembergeoise,  il  paraîtrait  que  les  états  secondaires,  un  peu  honteux  de 
leur  impuissante  pointillerie  d'étiquette,  voudraient  atténuer  la  portée  que 
M.  de  Cavour  avait  donnée  à  leurs  objections.  Le  nouveau  représentant  de 
Bade  à  Francfort,  M.  Mohl,  a  fait  un  début  sensé  en  demandant  que  la  diète 
mît  un  terme  à  la  plaisanterie  éternelle  des  élections  et  des  dissolutions 
d'assemblées  qui  se  joue  à  Cassel  depuis  douze  ans,  et  permît  que  la  consti- 
tution de  1831  fût  rétablie  conformément  au  vœu  des  populations.  La  propo- 
sition de  M.  Mohl  sera  sans  doute  repoussée.  L'obstination  de  la  diète  à  refuser 
à  rélectorat  la  constitution  qu'il  réclame  a  un  digne  pendant  :  c'est  l'obsti- 
nation avec  laquelle  la  même  diète  réclame  du  Danemark  la  modification 
de  ses  institutions  pour  le  plus  grand  plaisir  des  hobereaux  du  Holstein  et 
du  Slesvig.  11  nous  vient  cependant  de  ce  côté  une  nouvelle  assez  rassu- 
rante. Le  Danemark  entamerait  avec  l'Autriche  une  négociation  nouvelle. 
L'exécution  fédérale  dont  le  Danemark  était  menacé  serait  ajournée  à  l'an- 
née prochaine;  ce  délai  serait  mis  à  profit,  et  une  solution  définitive  serait 
à  peu  près  certaine.  L'Europe  se  trouverait  ainsi  délivrée  enfin  de  l'im- 
mense ennui  que  la  bonne  diète  de  Francfort  lui  infligeait  depuis  si  long- 
temps avec  cette  malheureuse  question  du  Slesvig-Holstein. 

Certes  l'Italie  a,  elle  aussi,  des  embarras;  mais  qu'ils  sont  différens  des 
mesquines  tracasseries  qui  sont  l'occupation  politique  de  l'Allemagne!  Les 
difficultés  italiennes  ont  un  caractère  de  grandeur  qui  peut  effrayer  cer- 
tains esprits,  mais  qui  du  moins  séduit  l'imagination  et  l'exalte.  Du  premier 


REVUE.  CHRONIQUE.  499 

coup,  le  gouvernement  italien  aborde  par  la  nécessité  même  de  son  exis- 
tence des  problèmes  qui  font  tressaillir  le  monde.  Ce  n'est  pas  M.  Ricasoli 
qui  est  homme  à  dissimuler  l'importance  de  ces  problèmes.  On  reproche 
au  contraire  au  premier  ministre  italien  de  les  avoir  trop  nettement  accu- 
sés par  le  discours  politique  qu'il  a  prononcé  dans  la  discussion  de  l'em- 
prunt. Il  y  a  une  singulière  injustice  dans  cette  critique.  M.  Ricasoli  a  pris 
le  pouvoir  dans  un  moment  où  le  mouvement  italien,  ayant  conquis  les 
positions  intermédiaires,  n'a  plus  devant  lui  que  ses  deux  grands  écueils, 
Rome  et  Venise.  Personne  n'est  moins  disposé  que  nous  à  conseiller  l'impa- 
tience aux  Italiens;  nous  ne  leur  dirons  pas  de  se  hâter  vers  Rome  ou  vers 
Venise.  Ces  deux  grands  obstacles,  où  ils  rencontrent  la  France  et  l'Autri- 
che, au  lieu  de  provoquer  leur  élan,  doivent  au  contraire  les  inviter  à  se 
replier  sur  eux-mêmes,  à  se  recueillir,  à  se  fortifier.  La  question  romaine 
d'ailleurs,  nous  l'avons  mainte  fois  répété,  et  c'est  l'avis  des  plus  éminens 
esprits  de  l'Italie,  ne  peut  se  trancher  par  un  coup  de  force;  mais,  cela  étant, 
et  les  paroles  de  M.  Ricasoli  ont  été  sur  ce  point  conformes  aux  conseils  de 
la  prudence,  le  premier  ministre  pouvait-il  raisonnablement  voiler  l'objet 
des  aspirations  italiennes  et  passer  sous  silence  ce  qui  est  la  condition  vi- 
tale de  la  constitution  définitive  du  nouveau  royaume?  Plus  M.  Ricasoli  était 
résolu  à  pratiquer  la  modération  dans  la  conduite,  et  plus,  suivant  nous, 
il  devait  être  énergique  et  net  dans  l'expression  des  vœux  de  l'Italie.  Nous 
voyons  donc  une  garantie  de  sagesse  pratique  dans  ces  paroles  vigoureuses 
où  d'autres  ont  voulu  blâmer  une  provocation  imprudente.  Nous  conseillons 
aux  Italiens  de  ne  point  se  décourager,  s'ils  n'ont  pas  réussi  d'emblée  à 
convertir  le  gouvernement  français  à  leurs  théories  sur  Rome.  Ils  veulent 
donner  à  l'église  la  liberté  spirituelle  la  plus  large  en  échange  du  pouvoir 
temporel  de  la  papauté.  La  situation  qu'ils  entendent  faire  à  l'église  en  Ita- 
lie est  une  révolution  radicale  dans  les  rapports  de  l'église  et  de  l'état. 
Cette  révolution  ne  pourrait  être  contenue  dans  les  limites  de  la  pénin- 
sule, elle  s'étendrait  nécessairement  à  tous  les  pays  catholiques;  mais  ces 
pays,  et  la  France  au  premier  rang,  n'ont  pas  tous  encore  des  institutions 
politiques  qui  comportent  l'entière  liberté  de  l'église  :  ils  ne  sont  donc 
point  préparés  à  la  révolution  méditée  par  les  Italiens.  Il  faut  que  les  Ita- 
liens, tout  en  gardant  l'espoir  fondé  qu'ils  auront  pour  eux  le  bénéfice  du 
temps,  accordent  aux  autres  nations  catholiques,  surtout  à  la  France,  des 
délais  indispensables.  Résoudre  à  nouveau  le  problème  des  relations  de  l'é- 
glise et  de  l'état  n'est  point  une  œuvre  aussi  facile  que  la  conquête  et  la 
pacification  du  royaume  de  Naples,  et  pourtant  les  Italiens  n'ont  rempli 
encore  de  cette  dernière  tâche  que  la  moitié,  comme  nous  le  montrent  les 
troubles  des  provinces  napolitaines,  la  regrettable  retraite  de  M.  de  Sàn- 
Martino,  et  la  mission  militaire  qui  vient  d'être  donnée  au  général  Cialdini. 

E.    FORCADE. 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LES    SOFRANISTES. 


I. 

VELLUTI. 

Dans  le  mois  de  février  dernier,  il  est  mort  un  chanteur  italien  qui  a  joui 
pendant  sa  vie  d'une  grande  célébrité  :  nous  voulons  parler  de  Velluti,  le 
dernier  des  sopranistes  remarquables  qu'on  ait  entendus  au  théâtre.  Suc- 
cesseur des  Pacchiarotti,  des  Marchesi  et  des  Crescentini,  Velluti  a  vu  s'ac- 
complir une  grande  transformation  dans  la  musique  dramatique,  dont  le 
premier  résultat  a  été  de  proscrire  les  voix  factices  de  ces  êtres  étranges 
que  ritalie  a  produits  en  si  grand  nombre  pendant  le  xviii"'  siècle.  En  effet, 
c'est  depuis  l'avènement  de  Rossini  que  les  voix  de  contralto  féminin  ont 
été  substituées  à  celles  des  castrats,  et  que  les  Molanotte,  les  Pisaroni, 
les  Pasta  et  les  Malibran,  ont  pris  la  place  des  Guadagni,  des  Farinelli,  des 
Caffarelli  et  des  Gizzielo.  Velluti  a  connu  Rossini,  qui  a  composé  pour  lui  un 
ouvrage  de  sa  jeunesse;  il  a  connu  Meyerbeer,  qui  a  écrit  également  pour  le 
sopraniste  un  rôle  important  dans  son  opéra  italien,  il  Crocialo  in  EyiUo- 
Velluti  cependant  appartient  à  la  génération  de  chanteurs  qui  a  précédé 
la  réforme  opérée  par  Fauteur  de  Tancredi;  il  était,  par  le  st3ie  et  par  les 
tendances  de  son  goût,  le  contemporain  de  Mayer,  de  Paër,  de  Niccolini  et 
des  compositeurs  qui  forment  la  transition  entre  le  xviir  siècle  et  la  mu- 
sique moderne.  A  ce  titre,  et  comme  le  dernier  représentant  d'une  forme 
de  l'art  qui  n'existe  plus ,  Velluti  mérite  que  nous  lui  consacrions  quelques 
lignes  de  souvenir. 

Il  était  né  à  Monterone,  dans  les  Marches  d'Ancône,  en  1781,  disent  la  plu- 
part des  biographes;  mais  j'ai  tout  lieu  de  croire  que  cette  date  n'est  pas 
vraie,  car  Rossini  m'a  affirmé  cet  hiver  que  Velluti  est  mort  âgé  de  quatre- 
vingt-quatre  ans,  ce  qui  le  ferait  naître  en  1777.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce 
détail  peu  important,  Velluti,  après  avoir  subi  assez  tard  la  cruelle  opéra- 
tion qui  a  fixé  le  timbre  de  son  organe,  fut  confié,  à  l'âge  de  quatorze  ans, 
à  un  maître  de  chant  de  la  ville  de  Ravenne,  l'aljbé  Calpi,  qui  le  prit  dans- 
sa  maison  et  se  chargea  de  son  éducation  musicale.  C'est  ainsi  qu'ont  été 
élevés  la  plupart  des  sopranistes  célèbres  qui  ont  émerveillé  l'Europe.  Us 
entraient  rarement  dans  un  conservatoire,  et  presque  toujours  ils  étaient 
confiés  aux  soins  d'un  maître  particulier  qui  les  dirigeait  jusqu'au  moment 
de  leurs  débuts.  C'est  à  Forli  que  Velluti  débuta  dans  la  carrière  théâtrale 
vers  le  commencement  de  ce  siècle.  Il  parcourut  ensuite  les  petites  villes 
des  états  de  l'église  et  arriva  en  1805  à  Rome,  où  il  obtint  beaucoup  de 
succès  dans  un  opéra  de  Niccolini,  la  Selvar/r/ia.  Deux  ans  après,  Velluti  re- 
tourna à  Rome  et  chanta  avec  un  plus  gi-and  succès  encore  dans  un  nouvel 
opéra  du  même  compositeur,  Trajano  in  Dacia.  A  l'automne  de  la  même 
année,  il  fut  engagé  au  théâtre  de  Saint-Charles,  à  Naples,  où  il  produisit 
un  très  grand  effet.  Après  avoir  tour  à  tour  chanté  à  Milan  en  1809,  à  Tu- 
rin, à  Milan  encore  en  l'année  1810,  Velluti  se  rendit  à  Vienne  en  1812.  Ds 


REVUE.  CHRONIQUE.  501 

retour  en  Italie,  il  chanta  successivement  à  Venise,  à  Milan,  dans  un  opéra 
de  son  compo-iteur  favori,  Niccolini.  En  182/i,  il  créait  h  Venise  un  rôle  dans 
il  Crociato  de  Meyerbeer.  En  1825,  Velluti  traversa  Paris  pour  se  rendre  à 
Lotidres,  où  il  est  resté  deux  ans.  Il  fit  un  second  voyage  en  Angleterre  en 
1829,  et  depuis  lors,  je  crois,  il  n'a  plus  paru  sur  aucun  théâtre.  Il  vivait 
retiré,  dans  une  petite  propriété  qu'il  avait  dans  les  environs  de  Padoue, 
avec  un  frère  et  un  neveu,  jouissant  d'une  modeste  aisance  qu'il  avait  chè- 
rement achetée. 

Velluti  était  grand,  d'une  taille  mince  et  élancée.  Sa  voix  était  un  véri- 
table soprano  d'une  grande  douceur,  et  qu'il  dirigeait  avec  beaucoup  d'ha- 
bileté; mais  il  ne  pouvait  pas  parcourir  une  gamme  entière,  soit  ascendante, 
soit  descendante,  dit  Stendhal  dans  sa  Vie  de  Rossini,  et  ce  fait  m'a  été  con- 
firmé par  le  grand  maestro.  Velluti  était  un  chanteur  un  peu  froid,  au  style 
brillant,  mais  tempéré,  qui  ne  possédait  ni  l'éclat  de  vocalisation  qui  dis- 
tinguait Marcliesi,  ni  l'accent  pathétique  de  Pacchiarotti,  ni  l'élégance  sou- 
tenue de  Crescentini.  Un  amateur  anglais  fort  distingué,  le  comte  Edge- 
cumbe,  qui  a  entendu  Velluti  à  Londres  en  1825,  a  apprécié  avec  beaucoup 
de  justesse  le  talent  de  ce  virtuose.  «  Je  vais  parler  maintenant,  dit-il  dans 
un  volume  curieux  où  il  a  consigné  ses  souvenirs  (1),  de  l'arrivée  d'un  so- 
prano, le  seul  qui  existe  encore  en  Europe.  Il  vint  à  Londres  avec  de  fortes 
recommandations,  mais  sans  que  le  directeur  du  théâtre  osât  l'engager.  Il 
se  passa  même  quelque  temps  avant  que  Velluti  eût  le  courage  de  paraître 
en  public,  car  la  génération  qui  avait  admiré  Pacchiarotti  et  Marchesi  avait 
complètement  disparu.  Depuis  la  fin  du  xviir  siècle,  aucun  sopraniste  n'a- 
vait paru  en  Angleterre,  et  il  existait  parmi  nous  un  grand  préjugé  contre 
de  pareils  chanteurs.  Aussi,  la  première  fois  que  Velluti  se  fit  entendre  dans 
un  concert,  il  excita  une  sorte  de  surprise  qui  n'avait  rien  de  commun  avec 
l'admiration.  On  fut  même  obligé  de  prendre  certaines  précautions  de  po- 
lice le  jour  où  Velluti  débuta  dans  il  Crociato  de  Meyerbeer.  La  salle  était 
comble,  et  d'abord  le  public  garda  un  profond  silence.  Ceux  des  spectateurs 
qui  n'avaient  jamais  entendu  ce  genre  de  voix  éprouvèrent  d'abord  une  sur- 
prise qui  allait  jusqu'au  dégoût.  Peu  à  peu  cependant  le  virtuose  se  fit  écou- 
ter et  vivement  applaudir.  «  Velluti  n'est  plus  jeune,  dît  le  comte  Edgecumbe, 
et  sa  voix,  qui  a  été  fort  étendue,  est  aujourd'hui  très  altérée.  C'est  le  corps 
de  la  voix  qui  a  le  plus  soutTert,  tandis  que  les  notes  supérieures  ont  encore 
une  douceur  ravissante.  Velluti  possède  aussi  de  belles  cordes  dans  le  re- 
gistre inférieur  dont  il  tire  de  beaux  effets.  Son  style  est  gracieux,  mais 
sans  élévation,  et  ne  rappelle  pas  la  manière  large  de  l'ancienne  école.  Il 
chante  avec  goût,  mais  non  pas  sans  un  peu  de  monotonie.  » 

C'est  un  phénomène  curieux  que  l'apparition  des  sopranistes  dans  l'opéra 
italien  au  commencement  du  xviii""  siècle.  On  ne  sait  trop  à  quelle  époque 
remonte  l'usage  monstrueux  de  mutiler  la  nature  humaine  pour  obtenir  un 
genre  de  voix  factice  qui  pût  remplacer  la  voix  de  femme;  mais  tout  porte 
à  croire  que  c'est  à  l'église  qu'on  doit  l'invention  de  ce  sacrilège.  Les  femmes 
n'étant  pas  admises  à  chanter  dans  la  chapelle  papale,  on  eut  d'abord  l'idée 
de  les  remplacer  par  des  enfans;  mais  comme  les  enfans  ne  peuvent  con- 

(1)  Musical  Réminiscences  of  an  old  amateur,  Londres  1827. 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

server  le  diapason  qui  leur  est  propre  que  jusqu'à  la  fin  de  l'adolescence, 
on  dut  facilement  concevoir  le  projet  de  fixer  cette  voix  juvénile  en  portant 
la  main  sur  l'œuvre  de  Dieu.  C'est  ainsi  que  les  eunuques,  qui  existent  de 
toute  antiquité  et  qui  sont  un  témoignage  irrécusable  de  la  barbarie  des 
temps,  ont  été  supportés  par  le  christianisme  comme  il  a  supporté  l'escla- 
vage, et  qu'ils  sont  devenus  un  ornement,  un  luxe  pieux  de  la  sainte  église 
romaine.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  castrats  ont  été  admis  de  très 
bonne  heure  à  la  chapelle  Sixtine,  et  que,  depuis  la  fin  du  xvr  siècle  jus- 
qu'à nos  jours,  ils  n'ont  cessé  d'y  chanter  les  louanges  du  divin  supplicié. 
A  la  naissance  de  l'opéra,  les  sopranistes,  qui  existaient  depuis  longtemps 
dans  les  églises  et  les  chapelles  princières,  se  jettent  avec  empressement 
dans  la  carrière  dramatique.  On  les  voit  apparaître  dès  l'époque  de  Monte- 
verde,  de  Cavalli  et  de  Cesti,  et  au  commencement  du  XYiir  siècle  ils  sont 
l'idole  du  public,  les  maîtres  souverains  de  l'opéra  italien,  qu'ils  dominent 
de  leur  incomparable  bravoure.  Tous  les  grands  compositeurs,  Scarlatti, 
Léo,  Pergolèse,  Handel,  Hasse,  Jomelli,  Gluck,  ont  écrit  expressément  des 
opéras  pour  des  sopranistes  célèbres  qui  ont  laissé  l'empreinte  de  leur 
talent  dans  l'œuvre  du  maître.  Leur  influence  a  été  considérable,  et  c'est 
contre  le  despotisme  que  les  sopranistes  exerçaient  sur  la  volonté  et  l'ima- 
gination du  compositeur  que  Gluck  a  eu  particulièrement  à  lutter.  Cepen- 
dant Gluck  lui-même  n'a  pas  dédaigné  de  composer  pour  Guadagni  le  rôle 
d'Orfeo  dans  le  chef-d'œuvre  que  tout  Paris  a  pu  entendre  au  Théâtre- 
Lyrique,  interprété  par  M'""^  Viardot. 

Les  castrats  qui  se  sont  illustrés  dans  la  carrière  dramatique  peuvent  se 
diviser  en  deux  classes  distinctes  :  ceux  qui  ont  possédé  une  voix  élevée, 
dite  voix  de  soprano,  et  les  contrallisles,  dont  le  diapason  occupait  la  partie 
inférieure  de  la  voix  de  femme.  Avant  de  se  décider  à  faire  subir  à  un  en- 
fant la  mutilation  cruelle  et  déshonorante  dont  nous  parlons,  il  fallait  s'as- 
surer si  l'organe  naturel  de  l'enfant  prédestiné  valait  le  sacrifice  qu'on  lui 
imposait.  L'opération  une  fois  décidée,  on  n'était  pas  toujours  certain  que 
le  résultat  répondît  aux  prévisions  de  ceux  qui  l'avaient  ordonnée.  Il  arri- 
vait très  souvent,  hélas  !  que  la  victime  succombait  sans  aucune  compensa- 
tion, ou  que  la  voix  de  l'enfant  élu  changeait  de  caractère,  et  perdait  le 
charme  naturel  qui  avait  suscité  l'idée  de  la  mutilation.  Lorsque  l'évolution 
était  heureusement  accomplie,  l'enfant  passait  sous  la  direction  d'un  maître 
qui  lui  enseignait  les  élémens  de  la  musique,  et  le  soumettait  pendant  des 
années  à  un  long  travail  de  vocalisation.  C'était  là  la  partie  importante  de 
l'éducation  d'un  sopraniste,  dont  la  bravoure  était  la  qualité  la  plus  appré- 
ciée du  public.  On  assure  que  Farinelli,  qui  fut  élève  de  Porpora,  resta 
des  années  à  étudier  une  page  de  vocalisation  sans  qu'il  lui  fût  permis 
de  chanter  autre  chose.  L'élève,  s'ennuyant  à  la  fin  de  répéter  incessam- 
ment les  mêmes  traits,  demanda  au  maître  quand  il  lui  serait  permis, 
comme  on  dit,  de  passer  à  un  autre  exercice.  «  Dans  deux  ans,  »  aurait  ré- 
pondu Porpora.  Le  temps  prescrit  s'était  écoulé.  «  Va,  dit  Porpora  à  Fari- 
nelli, tu  peux  chanter  maintenant  tout  ce  que  tu  voudras,  car  tu  es  le  pre- 
mier virtuose  de  l'Italie.»  Sans  attacher  à  cette  anecdote  plus  d'importance 
qu'elle  n'en  mérite,  elle  nous  prouve  du  moins  que  l'étude  du  mécanisme 
vocal  était  la  grande  occupation  des  sopranistes  avant  de  monter  sur  les 


REVUE.  CHRONIQUE.  503 

planches  d'un  théâtre.  On  se  tromperait  beaucoup  cependant  si  Ton  croyait 
que  ces  chanteurs  exceptionnels,  victimes  d'un  goût  dépravé  et  d'une  mons- 
trueuse aberration  des  mœurs,  ne  fussent  que  des  instrumens  perfection- 
nés dépourvus  d'intelligence  et  de  sentiment.  Ils  étaient  en  général  bons 
musiciens,  avaient  l'esprit  cultivé  et  n'étaient  incapables  ni  de  comprendre 
les  belles  situations  dramatiques,  ni  d'exprimer  fortement  les  élans  de  la 
passion.  Quelques-uns  des  plus  célèbres  sopranistes,  tels  que  Senesino,  qui 
chanta  à  Londres  sous  la  direction  de  Handel,  Guadagni,  Millico  et  surtout 
Pacchiarotti  ont  été  d'excellens  comédiens  aussi  bien  que  des  chanteurs 
merveilleux  et  touchans.  Il  existe  encore  de  vieux  amateurs  qui  ont  pu  en- 
tendre à  Paris,  sous  le  premier  empire,  le  célèbre  Crescentini  chanter  avec 
une  émotion  profonde  l'air  de  Romeo  e  Giidietla  de  Zingarelli  : 

Ombra  adorata  aspetta. 

Cet  air,  qui  arracha  des  larmes  à  Napoléon  lui-même,  était  de  la  composi- 
tion du  virtuose  qui  le  disait  si  bien.  On  sait  que  l'empereur  Napoléon,  après 
la  représentation  de  l'opéra  de  Zingarelli  sur  le  théâtre  des  Tuileries,  où  le 
jeu,  la  voix  et  le  sentiment  de  Crescentini  l'avaient  si  doucement  ému,  en- 
voya au  virtuose  la  décoration  de  la  Couronne-de-Fer,  ce  qui  fit  dire  à  la 
Grassini,  une  grande  cantatrice  aussi  :  «  Poverelto!  il  l'a  bien  méritée!  » 

Une  qualité  que  possédaient  presque  tous  les  sopranistes,  c'était  une  lon- 
gue respiration,  dont  ils  avaient  l'art  d'économiser  l'émission.  On  raconte 
que,  lorsque  Farinelli  chanta  pour  la  première  fois  à  Rome  dans  un  opéra 
de  son  maître  Porpora,  Comene ,  il  rencontra  dans  le  petit  orchestre  du 
théâtre  Aliberti  un  trompettiste  allemand  qui  excitait  l'admiration  du  pu- 
blic. L'administration  du  théâtre  demanda  au  compositeur  d'écrire  un  air 
.pour  son  élève  avec  accompagnement  de  trompette  obligé,  et  d'établir  entre 
les  deux  virtuoses  une  lutte  qui  ne  pouvait  être  que  favorable  au  succès  de 
l'ouvrage.  L'air  commençait  par  une  note  tenue  longuement  par  le  trom- 
pettiste, que  répétait  ensuite  le  chanteur,  en  y  ajoutant  tous  les  ornemens 
que  pouvait  lui  fournir  une  riche  vocalisation.  Le  chanteur  vainquit  l'in- 
strumentiste dans  ce  duel ,  qui  excita  dans  toute  la  salle  des  transports 
d'admiration.  Lorsque  Farinelli  se  rendit  à  Londres  en  173/i,  il  débuta  dans 
un  opéra  de  Hasse,  Artaxercès,  et  il  y  fit  intercaler  un  air  que  lui  avait 
composé  son  frère  Richard  Broschi,  où  était  reproduit  le  même  genre  d'ef- 
fets que  dans  celui  de  Porpora.  Mais  c'est  par  des  qualités  d'un  ordre  supé- 
rieur que  Farinelli  a  conquis  l'immense  renommée  qu'il  a  laissée  dans  l'his- 
toire de  l'art.  D'un  physique  charmant,  doué  d'une  voix  de  soprano  très 
étendue,  claire  et  admirablement  assouplie,  plein  de  goût  et  de  sentiment, 
Farinelli  n'avait  qu'à  ouvrir  la  bouche  pour  enchanter  ceux  qui  l'écoutaient. 
Qui  ne  sait  le  rôle  important  qu'a  joué  Farinelli  à  la  cour  d'Espagne,  près 
du  roi  Philippe  V,  dont  il  soulageait  la  sombre  tristesse  en  lui  chantant 
tous  les  jours  quatre  morceaux,  parmi  lesquels  se  trouvaient  deux  airs  de 
Hasse,  Pallido  e  il  sole  et  Per  queslo  dolce  amplesso!  J'ai  eu  la  bonne  for- 
tune de  trouver  dans  un  recueil  de  vieille  musique  un  de  ces  airs  de  Hasse 
que  chantait  Farinelli  :  Pallido  e  il  sole  j,  et  je  puis  assurer  que  rien  dans 
le  canevas  mélodique  du  compositeur  saxon  n'indique  l'effet  prodigieux 
qu'en  tirait  le  virtuose.  C'est  que  Farinelli  et  tous  les  sopranistes  célèbres 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  xviii''  siècle  étaient  des  espèces  d'improvisateurs  qui,  sur  un  thème  très 
simple  que  leur  préparait  le  maestro,  ajoutaient  les  ornemens  et  les  in- 
flexions de  voix  qu'ils  voulaient.  Ils  étaient  plus  que  des  interprètes  de  la 
pensée  du  maître;  ils  décidaient  souvent  du  choix  du  sujet,  prenaient  une 
grande  part  à  la  conception  de  l'œuvre  et  se  montraient  fort  exigeans  sur 
la  nature  des  effets  qu'ils  voulaient  produire.  Millico,  qui  a  été  un  sopra- 
niste  d'un  très  grand  goût,  n'a-t-il  pas  imposé  à  Sacchini  l'obligation  d'in- 
tercaler dans  un  air  de  sa  composition,  se  cerca  se  dice,  un  passage  qui 
appartenait  à  un  air  de  VAlcesle  italienne  de  Gluck  :  Ah!  per  qneslo  gia 
slanco  mio  cuore?  Les  interpolations  de  ce  genre  sont  très  nombreuses  dans 
l'ancien  opéra  séria  italien ,  où  dominaient  la  personnalité  et  la  fantaisie 
des  sopranistes.  Ils  paraissaient  rarement  dans  Vopera  hujfa,  genre  émi- 
nemment national,  qui  se  développa  librement  avec  le  concours  des  voix 
naturelles,  la  basse,  le  ténor  et  les  diverses  voix  de  femme.  Aussi,  pendant 
que  Vopera  serin  demeura  stationnaire  jusqu'à  la  fin  du  xviii'"  siècle,  ne  ren- 
fermant dans  une  action  des  plus  simples  que  des  airs,  des  duos,  tout  au 
plus  des  trios,  Vopera  buffa,  sous  la  main  de  Pergolèse,  de  Piccinni,  de 
Guglielmi,  de  Paisiello  et  de  Cimarosa,  atteignait  aux  plus  grands  dévelop- 
pemens  de  la  musique  dramatique.  Il  y  a  une  distance  immense  entre  gli 
Orazi  e  i  Curiazi,  opéra  séria  que  Cimarosa  a  composé  à  Venise  en  1797 
pour  le  sopraniste  Crescentini  et  la  belle  M""^  Grassini,  et  il  Malrimouio  se- 
gretOj  chef-d'œuvre  d'une  rare  perfection,  que  le  grand  maître  italien  du 
XIX*  siècle  n'a  pas  dépassé.  On  peut  dire  la  même  chose  des  opéras  bou-Tes 
de  Paisiello,  tels  que  il  Re  Teodoro,  il  Marchese  di  Tulipano,  la  Cuiftara, 
l'Idolo  chinese,  comparés  à  ses  opéras  sérieux,  Pirro,  l'Olipnpinde,  etc.,  qui 
renferment  des  morceaux  exquis,  mais  qu'on  ne  pourrait  plus  représenter 
de  nos  jours. 

Les  sopranistes  sont  les  représentans  de  l'âge  héroïque  de  l'art  de  chan- 
ter. Suscités  par  l'église  pour  remplacer  les  voix  de  femmes  dans  la  cha- 
pelle du  pape  et  dans  les  grandes  métropoles  de  l'Italie,  ces  victimes  de  la 
sensualité  de  l'oreille  et  de  la  dépravation  du  sens  moral  apparaissent  au 
théâtre  dès  la  naissance  de  l'opéra,  au  commenci^ment  du  xvii'"  siècle.  Au 
siècle  suivant,  les  sopranistes,  de  plus  en  plus  nombreux,  étonnent  l'Italie  par 
leur  incomparable  bravoure;  ils  enchantent  l'Europe,  qui  les  paie  au  poids 
de  l'or.  Tous  les  princes  souverains  de  l'Allemagne  ont  un  opéra  italien  où 
domine  un  sopraniste  plus  ou  moins  célèbre,  qui  fait  les  beaux  jours  de  la 
cour.  On  les  entend  partout,  à  Londres  principalement,  à  Lisbonne,  Madrid, 
Vienne,  Stuttgart,  Dresde,  Berlin,  Varsovie,  et  même  à  Saint-Pétersbourg, 
du  temps  de  la  grande  Catherine.  Ils  sont  les  maîtres  de  la  situation,  ils 
traitent  de  puissance  à  puissance  avec  les  princes  et  les  rois,  ils  imposent 
au  musicien,  au  poète,  à  l'entrepreneur  de  théâtre  leur  goût  et  leurs  ca- 
prices enfantins.  Ici  ils  exigent  une  entrée  triomphale,  là  une  scène  d'a- 
mour, un  duo  avec  la  prima  donna,  plus  loin  un  monologue  dans  un  ca- 
chot et  les  bras  chargés  de  chaînes,  au  dénoûment  un  air  de  bravoure  où 
ils  puissent  faire  éclater  la  souplesse  de  leur  organe,  l'étonnante  fécon- 
dité de  leurs  combinaisons  vocales.  Eh  bien  !  malgré  ces  travers  qui  cho- 
quent le  bon  sens  et  la  logique  des  passions,  malgré  la  puérilité  de  la  fable 
dramatique,  la  simplicité  de  la  composition  musicale,  malgré  l'idée  pé- 


KEVLE.  CHROMQUE.  505 

nible  que  pouvait  inspirer  la  vue  d'un  être  aussi  étrange  qu'un  castrat, 
on  s'explique  très  bien  l'effet  prodigieux  d'un  Farinelli,  d'un  Guadagni,  d'un 
Pacchiarotti  et  d'un  Crescentini  dans  des  opéras  aussi  simples  que  le  Romeo 
e  (iitdielta  de  Zingarelli.  La  perfection  de  l'art  de  moduler  la  voix  humaine, 
qui  était  le  partage  de  presque  tous  les  sopranistes,  le  sentiment  profond 
dont  quelques-uns  étaient  doués,  la  beauté  de  l'organe,  l'agrément  du  phy- 
sique, le  talent  de  comédien  dont  plusieurs  d'entre  eux  ont  fait  preuve,  les 
mœurs  du  temps  et  les  concessions  que  l'imagination  du  public  est  toujours 
disposée  à  faire  au  plaisir  qu'il  éprouve,  tout  cela  ne  sufflt-il  pas  pour  ex- 
pliquer le  succès  extraordinaire  des  sopranistes  pendant  plus  d'un  siècle? 
Mozart,  Haydn,  Handel,  Jonielli,  Hasse,  Gluck,  Cimarosa,  Rossini  ont  écrit 
expressément  pour  ces  admirables  virtuoses,  que  la  génération  actuelle  ne 
connaît  plus.  Qu'on  n'oublie  pas  que  c'est  pour  le  contraltiste  Guadagni  que 
Gluck  a  composé  l'air  touchant  iVOrfeo  : 

Che  faro  senza  Euridice! 

J'ai  entendu  dans  ma  jeunesse  au  théâtre  de  la  Fenice,  à  Venise,  Velluti 
dans  un  opéra  de  Mayer,  Ginevra  di  Soz^ia.  Plus  tard,  à  Milan,  j'ai  eu  l'oc- 
casion d'entendre  le  vieux  sopraniste  Marchesi  chanter  d'une  voix  chevro- 
tante un  rondeau  de  Sarti  avec  un  goût  et  une  manière  qui  me  firent  une 
grande  impression.  Par  ces  deux  exemples,  par  celui  de  la  Grassini  et  de 
M""^  Pisaroni,  qui  avait  reçu  des  conseils  de  Pacchiarotti,  j'ai  pu  me  faire 
une  idée  du  grand  art  des  sopranistes,  de  cette  large  manière  de  phraser, 
et  de  la  longue  respiration  qui  leur  était  propre.  Sans  regretter  la  révolution 
morale  qui  a  banni  de  la  scène  italienne  des  chanteurs  qui  témoignaient 
d'an  outrage  fait  à  la  natare  humaine,  en  rendant  justice  au  beau  génie  qui 
le  premier  a  écarté  de  ses  œuvres  les  voies  factices  des  castrats  pour  les 
remplacer  par  des  voix  de  femmes,  ne  craignons  pas  d'avouer  cependant 
que  des  virtuoses  comme  Senesino,  Farinelli,  CaiTarelli,  Gizzielo,  Guadagni, 
Pacchiarotti  et  Crescentini  ont  eu  leur  raison  d'être,  et  qu'on  s'explique 
l'admiration  qu'ils  ont  excitée  pendant  un  siècle  dans  toute  l'Europe.  Si 
nous  pouvions  entendre  de  nos  jours  au  Tbéàtre-Italien  de  Paris  un  Pac- 
chiarotti chanter  le  fameux  air  de  Piccinni  : 

Destrier,  che  ail'  armi  usato, 

avec  le  goût,  le  style  large  et  le  sentiment  profond  que  tous  les  contempo- 
rains de  ce  virtuose  lui  ont  reconnus,  est-il  bien  certain  que  le  public  de 
notre  temps  restât  insensible  à  de  pareils  effets,  et  que  son  penchant  pour 
le  mélodrame,  pour  les  cris  forcenés,  les  scènes  violentes  et  compliquées 
l'empêchât  de  sentir  le  prix  d'un  art  plus  simple  et  plus  touchant?  Quand 
on  a  vu  Rubini  exciter  des  transports  d'enthousiasme  avec  une  simple  mé- 
lodie de  Bellini  : 

Una  furtiva  lagrima, 

il  est  facile  de  comprendre  que  l'Italie  se  soit  attardée  pendant  un  siècle 
dans  le  développement  musical  de  Vopera  séria,  qui  n'était  qu'un  cadre  dra- 
matique pour  faire  ressortir  l'étonnante  virtuosité  des  sopranistes, 
Velluti,  le  dernier  venu  de  ces  virtuoses  exceptionnels,  qui  presque  tous 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  vu  le  jour  dans  Tancien  royaume  de  Naples  et  dans  les  états  de  Féglise, 
n'a  été  qu'un  chanteur  froid,  l'interprète  gracieux  des  compositeurs  médio- 
cres qui  ont  succédé  aux  grands  maîtres  du  xyiii*^  siècle  et  précédé  l'avéne- 
ment  de  Rossini.  Rossini  n'a  écrit  pour  Velluti  qu'un  ouvrage  de  sa  jeu- 
nesse sans  importance.  Il  Crociato  de  Meyerbeer  est  le  seul  opéra  connu 
où  Velluti  ait  créé  un  rôle  dont  on  puisse  apprécier  le  caractère.  Bien  qu'il 
y  ait  encore  quelques  vieux  castrats  à  la  chapelle  Sixtine  à  Rome  et  dans 
d'autres  églises  moins  importantes  de  la  péninsule,  il  n'est  pas  probable 
que  les  mœurs  et  les  lois  de  notre  époque  permettent  le  retour  de  pareilles 
monstruosités.  Les  sopranistes  ont  donc  disparu  pour  toujours  de  l'opéra 
italien,  qu'ils  ont  dominé  pendant  plus  d'un  siècle.  Ils  ont  été  l'expression 
d'une  forme  de  l'art  qui  n'existe  plus  et  des  virtuoses  incomparables.  Aussi 
nous  proposons-nous  de  revenir  sur  ce  sujet  piquant,  qui  offre  plus  d"un 
genre  d'intérêt,  en  racontant  successivement  aux  lecteurs  de  la  Revue  l'his- 
toire des  plus  célèbres  sopranistes  dont  Velluti  a  été  le  dernier  représen- 
tant, p.   SCLDO. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


SYLVIE,  par  M.  Ernest  Feydeau. 

Les  jeunes  écrivains  se  plaignent  fréquemment  depuis  quelques  années 
de  l'abandon  où  les  laisse  la  critique,  et  dans  ces  derniers  temps  surtout 
l'accent  de  leurs  plaintes  a  quelque  chose  d'amer  et  d'irrité.  Ils  ne  com- 
prennent pas,  disent-ils  parfois,  les  préférences  de  la  critique  pour  certains 
livres,  et  peu  s'en  faut  que  quelques-uns  ne  voient  dans  ces  préférences  les 
indices  d'une  conspiration  sourdement  tramée  contre  les  nouvelles  géné- 
rations. Ils  seraient  plus  indulgens,  s'ils  savaient  à  combien  d'injustices 
involontaires  est  exposé  le  critique  le  plus  bienveillant,  et  à  combien  de 
préjugés  innocens  il  obéit  sans  s'en  douter.  Voulez -vous  connaître  un 
de  ces  mille  préjugés  auxquels  l'homme  le  plus  juste  obéit  à  son  insu? 
Une  formidable  barricade  de  livres  s'est  élevée  sourdement  autour  du  cri- 
tique, qui  s'est  levé  un  matin  avec  la  ferme  intention  de  la  démolir,  ainsi 
que  l'y  obligent  sa  conscience  et  son  devoir;  mais  par  quel  pavé  littéraire 
comniencera-t-il  son  œuvre  de  démolition?  Involontairement  sa  main  s'é- 
tend sur  ceux  qui  présentent  la  plus  large  surface,  qui  offrent  une  forme 
saisissable,  qui  en  un  mot  sont  le  plus  en  vue.  Lorsque  le  travail  est  achevé, 
on  s'aperçoit  souvent  qu'on  aurait  pu  tout  aussi  bien  le  mener  à  fin  en  atta- 
quant la  barricade  par  un  autre  côté,  et  qu'on  aurait  même  dépensé  moins 
de  temps,  de  soins  et  de  peine.  Le  préjugé  du  nom  est  un  des  plus  puis- 
sans  parmi  ces  préjugés  involontaires  auxquels  obéit  le  critique.  Il  ne  lit 
pas  toujours  un  livre  parce  qu'il  le  croit  bon,  mais  parce  que  Fauteur  s'est 
acquis  une  certaine  notoriété,  parce  que  son  nom  est  populaire,  parce  que 
ses  opinions  sont  connues,  parce  qu'enfin  il  est  intér(,-ssant  et  curieux  de 
suivre  les  mouvemens  d'un  esprit  dont  on  s'est  occupé  déjà,  et  de  mesu- 
rer quel  chemin  il  a  fait  depuis  qu'on  l'a  quitté.  Les  innocens  paient  pour 
les  coupables,  et  les  inconnus  pour  les  gens  célèbres;  c'est  un  axiome  aussi 


REVLE.  CHRONIQUE.  507 

vrai  en  matière  de  critique  littéraire  qu'en  morale  transcendante.  Je  ne 
puis  qu'engager  les  inconnus,  les  jeunes  écrivains  trop  impatiens,  à  se 
consoler  par  quelques  minutes  de  méditation  sur  cette  grande  loi  de  solida- 
rité, qui  veut  que  nous  portions  le  poids  des  erreurs,  des  scandales  et  de  la 
gloire  d'autrui.  Un  peu  de  philosophie  ne  nuit  jamais,  et  quelquefois  même 
il  arrive  qu'elle  fait  quelque  bien. 

Voilà  les  raisons  pour  lesquelles  je  me  suis  empressé  de  lire  le  nouveau 
roman  de  M.  Ernest  Feydeau,  au  détriment  de  tant  d'autres  livres  que  je 
m'étais  promis  d'examiner.  Que  me  reste-t-il  de  cette  lecture?  La  satisfac- 
tion d'une  curiosité  un  peu  banale  et  un  assez  grand  désappointement. 

Le  lecteur  connaît  notre  opinion  sur  les  œuvres  précédentes  de  l'auteur; 
nous  les  avons  jugées  avec  une  sévérité  qui  a  paru  excessive  à  beaucoup,  et 
que  nous  ne  croyons  que  juste;  mais  si  quelque  considération  pouvait  nous 
faire  modifier  nos  jugemens  antérieurs,  ce  serait  la  lecture  de  Sylvie.  Com- 
parés à  son  dernier  livre,  ses  premiers  romans  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
délicatesse  et  de  poésie.  Nous  avons  reconnu  et  signalé  dans  Daniel  quelques 
notes  de  passion  violente  à  la  Verdij,  qui  ne  manquaient  pas  de  frénésie  poé- 
tique. Il  y  a  çà  et  là  dans  ses  livres,  et  surtout  dans  Fanny,  —  le  meilleur 
de  tous,  —  quelques  observations  fortes  et  vraies;  mais  que  dire  de  Sylvie? 
Vous  y  chercherez  en  vain  ces  notes  de  passion  brutale  de  Daniel  et  de  Ca- 
therine d'Overmeire  qui  éclataient  parfois  au  visage  du  lecteur  comme  des 
obus,  cette  véhémence  et  ce  mouvement  fiévreux  qui  sont  le  caractère  le 
plus  sérieux  et  en  même  temps  l'attrait  de  ses  romans.  M.  Feydeau  a  es- 
sayé d'une  nouvelle  gamme,  la  gamme  du  rire  et  du  comique.  Il  fera  bien 
d'y  renoncer  et  de  revenir  au  plus  vite  à  l'emportement,  à  la  misanthropie 
et  à  la  colère,  qui  lui  réussissent  beaucoup  mieux.  La  verve  amère  qui  dis- 
tinguait ses  premiers  romans  choquait  souvent,  l'auteur  et  le  lecteur  finis- 
saient par  s'enflammer  de  compagnie,  et  l'irritation  du  second  croissait  en 
raison  de  l'emportement  mal  fondé  du  premier.  C'est  un  succès  pour  un 
auteur  que  d'obtenir  la  colère  de  son  lecteur,  un  succès  que  M.  Feydeau 
n'a  pas  apprécié  toujours  peut-être  à  sa  juste  valeur.  Mieux  vaut  en  tout 
cas  la  colère  que  l'indifférence.  Or  c'est  l'indifférence  que  produit  la  gaieté 
de  M.  Feydeau.  Son  rire  n'est  pas  communicatif  et  contagieux  comme  sa 
colère  et  sa  misanthropie;  sa  plaisanterie  manque  de  mordant,  d'imprévu  et 
de  vivacité,  et  il  est  seul  à  s'amuser  des  bons  mots  qu'il  invente  et  des  facé- 
ties qu'il  imagine.  M.  Feydeau  a  la  mainjtrop  forte  pour  agiter  la  marotte  du 
vaudeville,  il  sait  mieux  donner  le  coup  de  poignard  que  le  coup  d'épingle; 
aussi  nous  ne  pouvons  que  lui  recommander  le  conseil  du  fabuliste,  que 
nous  sommes  tous  trop  portés  à  oublier,  et  que  beaucoup  feraient  bien  de 
faire  graver  au-dessus  de  leur  cabinet  de  travail,  pour  s'exhorter  à  la  per- 
sévérance dans  les  qualités  qu'ils  ont  éprouvées,  et  à  un  usage  discret  des 
qualités  dont  ils  n'ont  pas  fait  l'essai  : 

Ne  forçons  pas  notre  talent, 
Nous  ne  ferions  rien  avec  grâce. 

Cependant  nous  ne  faisons  aucune  difficulté  de  reconnaître  que  dans  son 
dernier  roman  M.  Feydeau  a  montré  un  talent  que  nous  ne  lui  connaissions 
pas  :  il  s'est  révélé  comme  peintre  d'animaux.  Le  héros  de  son  dernier  livre 


508  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  un  singe,  le  singe  Poléinon,  que  quelques  personnes  ont  déjà  surnommé 
le  siiifje  compromcllanl.  Je  n'exagère  rien  :  vous  pourrez  en  juger  vous- 
même  par  la  consciencieuse  analyse  de  ce  roman,  qui  n'est  pas  difficile  à 
raconter,  car  il  serait  vide  de  tout  intérêt,  si  Polémon  ne  le  remplissait  pas 
de  ses  cris  et  ne  le  traversait  pas  de  ses  gambades.  Polémon  habite  rue  de 
l'Ouest  dans  une  espèce  de  volière  qu'un  jeune  poète  néo-romantique  de 
l'an  1860,  Anselme  Schanfara,  —  un  nom  malheureux  qui  semljle  formé  du 
mélange  d'un  nom  auvergnat  et  d'un  nom  persan,  —  s'est  fait  construire 
sans  doute  d'après  les  indications  contenues  dans  une  nouvelle  de  M.  Gau- 
tier appelée  Forlunio.  Schanfara  et  Polémon  vivent  en  bonne  intelligence 
dans  cette  volière,  en  compagnie  de  quelques  perruches  et  d'un  caniche 
blanc.  De  ces  deux  compagnons  si  bien  assortis,  le  personnage  supérieur 
est  Polémon.  Schanfara  a  beau  se  nourrir  de  confitures  de  gingembre,  viser 
à  l'excentricité  et  traiter  lord  Byron  de  bourgeois;  il  n'égalera  jamais  son 
singe  en  originalité,  en  passion  véhémente,  en  intelligence  des  choses  pra- 
tiques de  la  vie;  voyez  plutôt.  Un  jour,  la  solitude  de  cette  volière  est  trou- 
blée par  une  visite  inattendue;  une  jeune  femme  merveilleusement  belle, 
et  qui  refuse  de  dire  son  nom,  vient  déclarer  son  amour  à  Schanfara,  le- 
quel reste  interdit  devant  cette  apparition,  et  ne  trouve  presque  rien  à 
dire.  Polémon,  irrité  sans  doute  de  la  timidité  de  son  compagnon  et  le  ju- 
geant in  petto  un  peu  niais,  prend  le  parti  de  brusquer  les  choses  et  exécute 
une  manœuvre  dont  vous  vous  rendrez  compte,  si  vous  lisez  le  roman. 
Encouragé  par  la  hardiesse  de  Polémon,  Schanfara  se  trouve  enfin  au  com- 
ble de  ses  vœux,  et  rien  n'égale  alors  la  pantomime  turbulente  et  le  déses- 
poir du  singe,  qui  dépassent  de  beaucoup  comme  expression  passionnée  tout 
ce  que  sait  imaginer  le  cerveau  de  l'heureux  poète.  —  Cet  atroce  animal 
est  horriblement  jaloux,  fait  observer  délicatement  Schanfara.  —  Cepen- 
dant un  beau  jour  l'inconnue  disparaît,  sans  doute  pour  punir  Schanfara 
de  l'avoir  suivie  indiscrètement  malgré  ses  recommandations  expresses. 
Désespoir  du  poète,  qui  serait  vraiment  fort  en  peine  de  découvrir  la  re- 
traite de  Sylvie,  si  l'intelligent  et  agile  Polémon  ne  lui  venait  en  aide.  Il 
grimpe  le  long  des  murs,  escalade  les  balcons,  s'accroche  aux  jalousies  et 
désigne  par  ses  cris  rauques,  mais  expressifs,  la  fenêtre  de  la  bien-aimée. 
Tout  finit  par  un  mariage  entre  l'inconnue,  qui,  paraît-il,  a  bon  caractère  et 
oublie  facilement  les  injures,  et  Schanfara,  qui  la  mérite  beaucoup  moins 
que  Polémon.  Ce  dernier  assiste  aujnariage,  et,  sans  en  être  prié,  appose 
sa  griffe  au  contrat.  Il  en  a  vraiment  le  droit,  car  il  est  le  véritable  héros 
de  l'aventure. 

Voilà  tout  le  dernier  roman  de  M.  Feydeau.  De  pareils  enfantillages  sont 
excusables  peut-être,  plus  excusables  du  moins  lue  des  livres  comme  lununj 
par  exemple;  mais  je  préviens  charitablement  M.  Feydeau  que  souvent  les 
puérilités  nuisent  plus  à  la  réputation  d'un  auteur  que  de  très  gros  péchés. 
Il  vaut  peut-être  mieux  pour  sa  gloire  qu'il  revienne  aux  douleurs  des  Da- 
niel et  des  Roger,  et  qu'il  laisse  Schanfara  exécuter  seul  ses  promen  des 
indiscrètes.  Les  auteurs  de  mélodrames  font  rarement  concurrence  aux  au- 
teurs de  vaudevilles,  et  ils  ont  raison;  ils  y  compromettraient  leur  réputa- 
tion de  gravité,  de  tenue  et  de  sérieux,  sans  y  gagner  en  revanche  une 
réputation  de  légèreté  et  de  bonne  humeur.  émile  montégut. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  509 


UN    NOUVEAU     COMMENTAIRE    DE     CORNEILLE.    ' 

Les  esprits  délicats  qui  se  nourrissent  de  la  lecture  du  Cid  et  de  Polyeucte 
seraient  bien  étonnés,  si  on  leur  apprenait  qu'ils  ont  lu  jusqu'à  présent  leur 
poète  à  rebours,  et  que,  s'ils  en  savent  la  lettre  par  cœur,  ils  en  connaissent 
bien  imparfaitement  l'esprit.  Un  professeur  de  la  nouvelle  université  fran- 
çaise s'est  chargé  d'éclairer  ces  épaisses  ténèbres,  et,  avec  beaucoup  plus  de 
hardiesse  que  de  goût,  il  a  prétendu  que  l'histoire  critique  et  philosophique 
de  toutes  les  grandes  époques  de  Rome  se  trouvait  dans  Corneille.  L'idée 
est  plus  bizarre  qu'elle  ne  semble  à  première  vue.  Le  défenseur  de  cette 
idée,  M.  Ernest  Desjardins,  pouvait  d'autant  mieux  surprendre  ici  l'opinion 
distraite  do  la  foule  qu'il  paraît  tout  d'abord  ne  lui  présenter  que  les  déve- 
loppemens  d'un  thème  connu.  On  s'accorde  généralement  à  voir  dans  le 
style  de  Corneille  l'expression  même  du  génie  romain,  et  si  l'on  n'oublie 
pas  que  la  série  de  ses  tragédies  touche  en  effet  par  les  dates  aux  princi- 
pales périodes  de  l'histoire  romaine,  on  est  naturellement  tenté  de  regar- 
der toute  cette  histoire  comme  complètement  élucidée  par  l'auteur  d'/7o- 
race,  de  Serlorius  et  cVAllila.  Rien  d'abord,  ni  dans  ce  qu'on  sait  de  lui,  ni 
dans  ce  qu'il  dit  de  lui-même,  ne  prouve  que  Corneille  ait  jamais  eu  l'in- 
tention de  faire  de  son  œuvre  un  perpétuel  enseignement  historique;  rien 
surtout  n'indique  à  quelle  idée  générale  il  eût  voulu  faire  servir  cet  ensei- 
gnement. «  Corneille,  nous  dit-on,  n'est  pas  contredit  par  les  découvertes  de 
la  science  moderne;  »  mais  quelles  sont  les  idées  de  Corneille?  quelle  en  est 
surtout  l'expression?  Quand  la  poésie  traite  de  politique  ou  de  morale,  son 
langage,  pour  être  plus  majestueux  et  plus  frappant,  n'est  ni  plus  précis  ni 
plus  pratique  que  dans  l'ode  ou  l'épopée.  Il  est  permis  d'y  voir  et  d'y  trou- 
ver tout  ce  que  l'on  veut.  On  peut  de  la  sorte  s'expliquer  que  M.  Desjardins 
fasse  surtout  de  Corneille  l'avocat  des  institutions  impériales  contre  la  pré- 
tendue impuissance  de  la  république  ou  d'un  gouvernement  discuté  à  rien 
fonder  de  durable.  La  vérité,  c'est  que  Corneille  a  la  plus  vive  pénétration 
du  génie  romain,  de  son  patriotisme  jaloux  et  de  sa  constante  politique  ex- 
térieure. Lorsqu'il  doit  exprimer  ces  vérités  générales,  il  le  fait  avec  sûreté 
et  grandeur;  mais  ces  variétés  de  politique  intérieure,  ces  causes  lentement 
fondées  sur  la  succession  des  faits  et  le  travail  des  esprits,  il  ne  les  expose 
le  plus  souvent  que  par  un  froid  énoncé  de  détails  enchâssé  dans  de  lon- 
gues tirades,  où  se  trouvent  cependant  de  belles  pensées,  mais  qui  sont  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  La  forme  vague  de  cette  rhétorique  per- 
met facilement  de  supposer  au  poète  des  intentions  philosophiques  qu'il  n'a 
jamais  eues.  La  grandeur  de  Corneille  n'est  pas  en  réalité  dans  ce  fragile 
mérite  d'historien,  elle  est  dans  ce  mérite  qui  a  rendu  également  grands 
d'autres  écrivains,  d'autres  poètes  :  l'agencement  des  situations,  le  style, 
l'étude  des  caractères.  Il  importe  peu  que  Pauline  soit  ou  non  une  vraie 
femme  de  la  société  romaine,  que  l'empereur  Auguste  ne  soit  qu'un  masque 
de  théâtre  :  ici  vivent  deux  personnes. 

Celle  des  tragédies  romaines  de  Corneille  qui  se  présente  la  première, 
Horace,  pourrait  peut-être,  si  l'on  s'y  tenait,  faire  illusion  sur  l'ensemble 

(1)  Corneille  historien,  par  M.  E.  Desjardins,  1  vol.  in-S",  Didier. 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  système  historique.  Horace  en  effet  résume  véritablement  une  période, 
c'est-à-dire  les  institutions,  les  mœurs,  les  nuances,  tous  les  élémens  qui 
font  qu'un  peuple  vit  d'une  certaine  vie  à  une  certaine  époque;  mais  aussi 
comme  Corneille  suit  exactement  ici  le  récit  de  Tite-Live!  comme  il  s'in- 
spire étroitement  de  l'esprit  et  de  l'amour  patriotique  qui  animent  l'his- 
torien romain!  Dès  qu'il  l'abandonne  pour  obéir  aux  règles  d'Aristote,  il 
retombe  aussitôt  dans  le  milieu  de  la  tragédie,  qui  ne  se  soutient  plus  que 
par  la  déclamation,  et  que  la  déclamation  rend  incompatible  avec  la  stricte 
vérité  historique,  tout  en  se  prêtant  elle-même  aux  plus  élastiques  interpré- 
tations. Quant  aux  personnages,  ce  sont  d'ordinaire  et  forcément  des  êtres 
abstraits  ;  mais,  loin  que  cette  remarque  soit  un  appui  pour  le  système 
proposé,  elle  le  combat  directement.  On  ne  comprend  point  en  effet  que  le 
tableau  vrai  d'une  époque  puisse  se  retracer,  si  l'on  en  retranche  les  élé- 
mens qui  précisément  constituent  cette  vérité.  Si  les  personnages  ne  sont 
que  des  abstractions ,  tout  ce  qui  les  entoure  se  généralise  et  perd  égale- 
ment son  caractère  précis.  Au  lieu  de  se  laisser  guider  par  la  réalité  des 
faits,  de  montrer  les  personnages  aux  prises  avec  la  succession  régulière 
des  événemens,  l'écrivain  plie  ces  événemens  et  ces  personnages  aux  exi- 
gences plus  impérieuses  et  à  ses  yeux  plus  sacrées  de  l'art,  aux  besoins  de 
l'émotion  qu'il  veut  produire.  Il  suffit  de  lire  les  examens  de  Corneille  lui- 
même  pour  s'assurer  que  ce  qui  le  préoccupe,  c'est  la  question  d'art,  la 
vraisemblance,  beaucoup  plus  que  la  question  de  vérité  historique.  Il  sem- 
ble que  M.  Desjardins  veuille  ici  renouveler  au  profit  de  sa  thèse  la  pré- 
tention scolastique  des  réalistes  contre  les  nominaux.  A  toute  force ,  il 
prétend  donner  une  réalité  particulière  à  ces  idées  générales,  à  ces  abstrac- 
tions, à  ces  universaux  historiques  en  quelque  sorte  qu'il  est  permis  à  tout 
le  monde  de  trouver  dans  Corneille,  mais  auxquels  on  ne  saurait  donner  une 
existence  pratique,  car,  selon  la  juste  parole  de  Boèce,  «  tout  ce  qui  existe 
réellement  n'existe  qu'en  tant  qu'individuel.  »  Au  reste  Corneille  lui-même 
fait-il  autre  chose  qu'affirmer  purement  et  simplement  une  pensée  générale? 
Jamais  il  ne  vise  au  compte- rendu  exact  d'une  situation  limitée.  «Mon 
principal  but,  dit-il  dans  l'examen  de  Nicomède,  c'est  de  peindre  la  poli- 
tique des  Romains  au  dehors,  et  comme  ils  agissaient  impérieusement  avec 
leurs  alliés,  leurs  maximes  pour  les  empêcher  de  s'accroître,  etc.  »  On  le 
voit  :  ce  que  Corneille  veut  exprimer,  c'est  la  forme  générale  de  la  politique 
romaine,  politique  qui  précisément  a  très  peu  varié  pendant  plus  de  huit 
siècles,  et  qui  se  résume  dans  ce  beau  vers  de  Virgile  : 

Tu  regere  imperio  populos,  Romane,  mémento  ! 

On  s'explique  ainsi  que  Corneille  ait  toujours  fait  parler  à  ses  Romains  le 
même  langage. 

L'examen  de  Cinna  porte  pour  sous-titre  :  La  fondation  de  l'empire,  l'or- 
dre établi.  Ici  se  fait  jour  la  véritable  pensée  du  système  :  déjà  dans  Serlo- 
rius,  paraît-il.  Corneille  avait  prédit  la  nécessité  de  l'empire;  l'empire  se 
fait,  et  cet  empire,  c'est  moins  un  résultat  social  que  l'œuvre  et  la  person- 
nification d'un  homme,  Auguste.  A  s'en  tenir  à  la  tragédie  de  Corneille,  au 
seul  but  qu'il  poursuit,  aux  limites  anecdotiques  dont  il  se  contente,  mais 
qu'il  embellit  des  magnifiques  détails  que  l'on  connaît,  Auguste  est  un  ca- 


REVUE.  CHRONIQUE.  511 

ractère  individuel  qui  vit  et  qui  excite  l'intérêt  par  la  façon  dont  il  dénoue 
l'incident  qui  le  menace,  et  surtout  par  les  sentimens  sincères  que  lui  in- 
spire un  juste  retour  sur  lui-même.  Veut-on  voir  en  lui  le  représentant  abs- 
trait d'un  système  politique,  aussitôt  ce  qu'il  a  de  personnel  disparaît,  et 
il  ne  demeure  plus  qu'un  masque  théâtral  de  la  bouche  duquel  s'échappe  un 
flot  de  maximes  olRcielles. 

C'est  cependant  ce  fantôme  du  pouvoir  monarchique  et  de  la  raison  d'état 
que  M.  Desjardins  prend  à  témoin  de  la  foi  du  poète  tragique  dans  la  né- 
cessité et  la  légitimité  de  l'empire!  Attribuer  à  Corneille  une  telle  pensée, 
c'est  bien  se  payer  de  mots.  Les  maximes  de  Cinna  sont  des  armes  à  double 
tranchant  avec  lesquelles  il  est  facile  de  se  blesser.  Il  est  une  chose  cer- 
taine, c'est  que  l'établissement  de  l'empire,  en  introduisant  peu  à  peu  dans 
les  habitudes  latines  l'idée  de  la  majesté  d'un  seul,  le  despotisme  et  l'éti- 
quette des  cours  asiatiques,  a  été  la  perte  de  Rome.  Et  Rome  perdue,  que 
pouvaient  les  provinces  seules  contre  le  christianisme  donnant  la  main  aux 
Barbares?  En  temps  de  paix,  le  génie  romain  et  la  puissante  administration 
de  Rome  suffisent  à  soutenir  ce  grand  corps  ;  mais  quand  le  cœur  ne  bat  plus, 
étouffé  par  la  proscription  du  patriciat  et  la  tyrannie  prétorienne,  comment 
veut-on  qu'il  envoie  aux  extrémités  quelques  gouttes  de  son  sang?  Tuer 
l'aristocratie  romaine,  c'était  tuer  Rome,  et  Tacite  l'a  fort  bien  compris, 
quoi  qu'en  dise  M.  Desjardins.  Autre  erreur  que  de  croire  que  les  nationa- 
lités conquises  n'existaient  plus.  Rome  ne  prétendait  que  les  administrer, 
et  je  ne  sache  pas  que  notre  Gaule  par  exemple  s'en  soit  si  mal  trouvée  ; 
mais  elles  vivaient  de  leur  vie  propre,  grâce  aux  libertés  municipales,  et  la 
preuve,  c'est  que  le  grec  et  le  latin  n'effacèrent  point  les  idiomes  de  chaque 
peuple.  On  parle  de  la  grandeur  des  institutions  impériales  :  quelles  sont- 
elles  donc?  Elles  ne  se  trouvent  ni  dans  Corneille,  ni  dans  la  réalité.  Ce 
qu'il  y  eut  de  grand  dans  l'empire  fut  toujours  dû  à  la  persistance  du  génie 
républicain.  Tant  que  les  césars  renfermèrent  dans  Rome  leur  tyrannie  et 
leurs  crimes,  les  provinces  continuèrent  d'être  sagement  administrées.  Il 
n'y  eut  réellement  pas  d'institutions  nouvelles.  L'ancien  ordre  de  choses  sub- 
sista un  temps  hors  de  l'Italie  par  sa  seule  force;  mais,  pour  le  faire  durer, 
il  eût  fallu  le  vieil  esprit  romain  et  les  traditions  du  sénat.  Quant  à  l'anar- 
chie étouffée  par  le  système  impérial,  on  sait  ce  qui  en  est,  et  une  simple 
comparaison  en  fait  justice  :  en  trois  siècles  et  demi,  sur  quarante-neuf  em- 
pereurs, trente  et  un  périrent  de  mort  violente,  sans  compter  le  chaos  des 
trente  tyrans  et  la  succession,  qui  ne  s'arrête  plus,  des  usurpateurs. 

Il  est  maintenant  hors  de  doute,  et  c'est  un  fait  qui  rentre  dans  les  con- 
ditions ordinaires  de  l'évolution  sociale,  que  l'empire  romain  a  dû  surtout 
sa  chute  à  des  raisons  économiques.  M.  Desjardins  l'attribue  uniquement 
au  christianisme.  Où  donc  est  en  ce  cas  la  valeur  de  ces  institutions  impé- 
riales si  bien  interprétées  par  l'intuition  de  Corneille?  Quoi!  Rome,  c'est-à- 
dire  le  monde  tout  entier,  doit  sa  renaissance  politique  à  un  système  né- 
cessaire d'autorité  absolue,  et  à  la  même  heure  apparaît  sur  la  terre  celui 
dont  la  doctrine  est  «  incompatible  avec  cet  empire,  »  dont  la  parole  va  dé- 
truire cette  société  si  récemment  renouvelée!  Je  ne  veux  pas  insister  sur 
cette  contradiction;  mais  il  est  bien  certain  que  quelqu'un  s'est  trompé  ici  : 
est-ce  la  Providence  ou  M.  Desjardins? 


512  REVUE    DES    DEUX    MOINDES. 

En  continuant  de  soutenir  sa  thèse,  c'est-à-dire  d'affirmer  la  pénétration 
de  Corneille  dans  les  détails  réels  qui  spécifient  les  époques,  M.  Desjardins 
se  trouve  amené  à  prétendre  que  le  poète  a  aussi  bien  compris  la  valeur 
historique  du  christianisme  naissant  que  celle  de  la  politique  romaine.  Pour 
nous,  notre  objection  reste  la  même.  Il  nous  est  difficile  de  voir  dans  les 
vers  de  Pobjeacle  autre  chose  que  l'expression  éloquente  d'un  sentiment 
religieux  assez  vague,  appartenant  aussi  bien  à  une  sorte  de  renaissance 
néo-platonique  qu'à  toute  espèce  de  dogme.  Les  fameuses  strophes  sont  des 
maximes  de  la  sagesse  antique  auxquelles  s'ajoutent  parfois  les  sombres  et 
monacales  volitions  du  cerveau  rigide  et  solitaire  qui  entreprendra  plus 
tard  la  traduction  de  Y I  mi  la  lion;  mais  il  n'y  a  pas  dans  Pohjeucle  de  véri- 
table critique  religieuse  :  il  n'y  a  que  le  fanatisme  dramatique  d'un  martyr. 
La  gloire  de  Corneille  n'en  est  pas  le  moins  du  monde  diminuée  :  il  n'a  pas 
en  eîTet  prétendu  faire  autre  chose,  et  d'ailleurs  les  impérissables  beautés 
de  cette  tragédie  ne  sont-elles  pas  toutes  dans  ce  rôle  de  Pauline,  tout  en- 
tier créé  par  le  poète? 

En  résumé,  Corneille  est  un  grand  écrivain  qui  a  donné  à  sa  pensée  des 
cadres  historiques,  mais  ce  n'est  point  un  historien.  Il  n'en  a  pas  moins 
pour  cela  profondément  pénétré  le  génie  des  institutions  romaines;  mais  il 
est  demeuré  sur  les  sereines  hauteurs  de  la  poésie,  et  il  n'est  pas  descendu 
réellement  dans  le  dédale  des  causes  et  des  enchaînemens  de  faits  où  peuvent 
seuls  porter  la  lumière  le  philosophe  et  le  critique.  Il  aime  Rome,  il  en  com- 
prend les  forces  vives,  les  superficies  dramatiques,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi;  mais  les  formules  qu'il  emploie  sont  générales,  et  elles  ne  serrent  pas 
d'assez  près  le  texte  et  la  réalité  pour  en  être  le  commentaire  historique. 
On  connaît  le  mot  de  Napoléon  :  «  Si  Corneille  eût  vécu  de  nos  jours,  j'en 
eusse  fait  mon  premier  ministre.  »  C'est  un  hommage  éclatant  sans  doute, 
mais  c'est  un  hommage  profondément  égoïste.  Rien  ne  prouve  que  Corneille 
se  fût  beaucoup  entendu  à  la  conduite  des  affaires  d'état,  et  il  est  probable 
que  ministre  il  eût  été  ce  que  le  cardinal  de  Richelieu,  poète  tragique, 
parvenait  à  être,  quelque  chose  d'assez  médiocre.  J'imagine  que  Napoléon, 
avec  une  intuition  toute  dynastique,  eût  spécialement  créé  pour  Corneille 
ce  poste  de  ministre-orateur  auquel  vont  si  bien  les,  phrases  générales  &x 
abstraites  de  Cinna.  Napoléon  trouvait  sans  doute  que  le  tableau  fait  à  Emi- 
lie par  Cinna  des  motifs  de  la  conspiration  était  «  déclamatoire,  rempli  de 
lieux  communs  et  de  procédés  de  rhétorique  surannée.  »  En  revanche  il 
admirait  plus  loin  «  les  belles  sentences  du  même  Cinna  sur  les  excès  du 
gouvernement  populaire  et  les  avantages  de  la  monarchie.  »  Pourtant  Cor- 
neille est  lui-même  partout,  et,  pour  conclure,  disons  que  la  fameuse  dis- 
cussion politique  entre  Auguste,  Cinna  et  Maxime,  ne  prouve  rien  que  le 
génie  de  l'écrivain.  Enfin,  s'il  fallait  nous  appuyer  d'une  autorité  que  per- 
sonne ne  récusera,  voici  ce  que  pensait  La  Bruyère  :  «  Corneille  est  poli- 
tique, il  est  philosophe;  il  entreprend  de  faire  parler  des  héros,  de  les  faire 
agir;  il  peint  les  Romains  :  ils  sont  plus  grands  et  plus  Romains  dans  ses 
vers  que  dans  leur  histoire.  »  f.l:gè.\e  l\taye. 

V.  DE  Maus. 


TROIS   MINISTRES 

DE  L'EMPIRE  ROMAIN 

SOUS  LES  FILS  DE  THÉODOSE. 


RUFIN,    ECTROPE,    STILICON. 


EUTROPE. 


DEUXIEME      PARTIE. 


L 

Tandis  que  le  sinistre  génie  d'Eiitrope  agitait  si  violemment  l'Oc- 
cident (1),  l'Orient  était  tranquille,  et,  il  faut  bien  le  dire,  la  jeune 
Rome  ne  voyait  pas  avec  déplaisir  les  huiniliations  accumulées  sur 
son  aînée.  Devant  un  si  habile  ministre,  Arcadius  avait  passé  de  la 
peur  à  l'admiration,  et  se  soumettait  à  lui  désormais  sans  arrière- 
pensée.  Eutrope  gouverna  dès  lors  la  vie  de  son  jeune  maître  plus 
despotiquement  encore  que  l'empire.  Il  n'y  eut  pas  de  petit  détail 
quotidien  où  ne  s'étendît  le  contrôle  de  l'eunuque  :  audiences  pu- 
bliques ou  privées,  fêtes  de  la  cour,  lever  ou  coucher  du  prince, 
tout  jusqu'aux  moindres  divertissemens  était  réglé  à  l'avance.  Les 
jeux  du  cirque,  pour  lesquels  Eutrope  montrait  une  sorte  de  fureur, 
devinrent,  par  une  conséquence  logique,  la  passion  d' Arcadius,  et 
reçurent  de  sa  présence  assidue  une  splendeur  et  une  vogue  inac- 
coutumées. C'était  là  qu'il  fallait  chercher  l'empereur,  quand  il  ha- 

(1)  Voyez,  sur  la  première  période  de  la  vie  d'Eutrope,  la  Revue  du  1*'''  mars  1801. 

TOME  XXXIV.  —  1'=''  AOUT  1861.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bitait  Constantinople.  Les  voluptueux  voyages  d'Ancyre  amenaient 
d'autres  divertissemens  que  savait  varier  à  l'infini  l'imagination  d'un 
esclave  enfant  de  l'Euphrate  :  Eudoxie  seule  y  manquait. 

En  dépit  du  philosophe  Synésius  et  de  ses  remontrances,  la  cour 
s'abîmait  de  plus  en  plus  dans  les  fantaisies  d'un  luxe  sans  frein. 
Nos  magnificences  pâliraient  auprès  de  celles  du  palais  d'Arcadius, 
et  nos  recherches  de  mollesse  seraient  en  comparaison  presque  gros- 
sières. De  peur  que  le  contact  du  bois,  de  la  pierre  ou  même  des 
marbres  précieux  n'offensât  les  pieds  sacrés  du  prince,  on  étendait 
sur  le  pavé  des  appartemens,  comme  un  tapis  plus  moelleux  que 
ceux  de  l'Egypte  ou  de  l'Indè,  un  lit  de  sable  d'or  très  fin,  apporté 
de  loin  et  renouvelé  chaque  jour.  Un  service  régulier  de  navires  et 
de  chariots  était  organisé  pour  cet  emploi  entre  Constantinople  et 
les  contrées  de  l'Asie  qui  produisaient  la  poussière  d'or.  D'innom- 
brables esclaves  de  toute  profession  et  de  tout  pays,  distingués  par 
le  costume,  formaient  comme  un  peuple  intérieur,  qui  faisait  du  pa- 
lais et  de  ses  dépendances  une  véritable  ville.  On  était  loin  alors 
des  temps  de  Constantin,  pourtant  si  critiqués  pour  leur  luxe,  et  les 
mille  cuisiniers,  les  mille  barbiers,  les  mille  échansons,  que  Julien 
chassa  avec  tant  de  fracas  à  son  entrée  dans  Constantinople,  eussent 
paru  sous  Arcadius  d'une  simplicité  rustique  et  bien  peu  digne  d'un 
maître  de  l'empire. 

Sitôt  qu'arrivait  l'été  avec  ses  chaleurs,  le  fils  de  Théodose,  sur  un 
signe  de  son  ministre,  se  préparait  à  déserter  le  palais  pour  les 
fraîches  campagnes  de  la  Phrygie.  Le  jour  du  départ  était  proclamé 
dans  la  ville,  comme  celui  d'un  spectacle  où  la  foule  curieuse  était 
conviée.  Dès  le  matin  en  effet,  les  rues  qui  s'étendaient  du  forum  au 
port  se  remplissaient  d'une  multitude  impatiente  de  voir  et  d'admi- 
rer. Dans  le  port  stationnait  une  flotte  de  barques  richement  déco- 
rées, prêtes  à  conduire  le  prince  et  sa  suite  sur  la  rive  opposée  du 
Bosphore.  A  l'heure  fixée  par  le  cérémonial  commençait  à  déboucher 
des  portiques  du  palais,  en  longues  files  espacées,  la  double  milice 
des  appariteurs  et  des  soldats,  ceux-ci  habillés  de  blanc  sous  des 
enseignes  brodées  d'or.  Le  corps  des  domestiques,  avec  ses  tribuns 
et  ses  généraux  vêtus  de  toges  d'or,  montés  sur  des  chevaux  har- 
nachés d'or,  une  lance  dorée  dans  la  main  droite,  et  dans  la  gauche 
un  bouclier  à  champ  d'or  semé  de  pierres  précieuses,  attirait  surtout 
l'attention  des  spectateurs.  A  la  suite  des  cohortes  palatines,  et  flan- 
qué d'un  cortège  de  grands  officiers,  de  ministres  et  de  comtes  à 
cheval,  apjîaraissait  le  char  impérial  traîné  par  des  mules  d'une 
blancheur  sans  tache,  portant  des  housses  de  pourpre  parsemées  d'or 
et  de  pierreries.  Le  char  lui-même,  garni  dans  tout  son  pourtour  de 
lames  d'or  mobiles  qu'agitait  perpétuellement  le  mouvement  des. 


TROIS    MIAISÏRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  515 

roues,  rayonnait  comme  un  foyer  de  lumière,  au  milieu  duquel  on 
distinguait  le  prince.  A  voir  ce  jeune  homme  pâle  et  somnolent  près 
de  la  figure  immobile  et  ridée  de  l'eunuque,  qui  semblait  couver  sa 
proie,  on  eût  plaint  volontiers  le  captif  insensible  à  sa  chaîne,  on  du 
moins  impuissant  à  la  secouer;  mais  le  peuple  de  Gonstanllnople 
avait  de  bien  autres  soucis.  Il  contemplait  de  loin  toutes  ces  mer- 
veilles, et  les  pennons  de  soie  flottans,  brodés  d'animaux  fantasti- 
ques, qui  ombrageaient,  comme  un  dais,  le  char  impérial.  Heureux 
qui  pouvait  apercevoir  le  prince,  admirer  l'éclat  de  ses  pendans 
d'oreilles,  l'orbe  éblouissant  de  son  diadème,  le  nombre  et  la  gros- 
seur des  perles  qui  recouvraient  son  vêtement  et  jusqu'aux  bande- 
lettes de  sa  chaussure!  La  ville  n'avait  pas  d'autre  conversation  ni 
le  soir  ni  les  jours  suivans.  Au  retour  de  Phrygie,  c'étaient  des  fêtes 
d'un  genre  différent,  mais  non  moins  dispendieuses  :  on  simulait  un 
triomphe  militaire;  Arcadius,  reçu  par  les  troupes,  l'épée  au  poing, 
était  réinstallé  dans  son  palais,  au  bruit  des  fanfares,  comme  s'il  fût 
revenu  vainqueur  des  Perses  ou  des  Huns.  Ces  traits  de  mœurs  nous 
sont  donnés  par  les  contemporains  eux-mêmes,  et,  en  les  reprodui- 
sant ici,  nous  les  avons  plutôt  affaiblis  qu'exagérés. 

C'est  ainsi  que  l'eunuque  amusait  par  des  divertissemens  un 
prince  enfant  et  une  capitale  aussi  frivole  que  lui.  Dans  les  pro- 
vinces, l'esprit  était  tendu  surtout  vers  la  lutte  des  deux  ministres; 
leur  inimitié,  leurs  projets  patens  ou  secrets,  leurs  mérites  divers, 
leurs  chances  de  réussite  étaient  l'objet  de  tous  les  entretiens,  la 
thèse  de  toutes  les  discussions.  Si  ces  instrumens  subordonnés  de 
l'autocratie  impériale  avaient  eu  l'ambition  d'effacer  leurs  maîtres, 
cette  ambition  devait  être  bien  satisfaite,  car  on  semblait  à  peine  sa- 
voir qu'Honorius  et  Arcadius  fussent  vivans  et  sur  le  trône  :  on  ne 
connaissait  qu'Eutrope  et  Stilicon.  Les  mesures  de  police  établies 
depuis  la  guerre  gênant  considérablement  les  communications  d'un 
empire  à  l'autre,  on  s'adressait  aux  voyageurs  pour  apprendre  d'eux 
ce  que  les  lettres  n'osaient  pas  dire.  Un  historien  du  temps,  qui  ha- 
bitait une  ville  de  l' Asie-Mineure,  nous  raconte  comment  les  curieux, 
en  quête  de  récits,  accostaient  les  nouveaux  débarqués  dans  les 
ports,  et  les  patrons  de  navires,  qui,  plus  que  tous  les  autres, 
avaient  à  subir  de  longs  interrogatoires.  —  «  Vous  venez  de  Ra- 
venne?  de  Constantinople?  —  Que  s'y  passe-t-il?  qu'y  dit-on?  — 
Le  régent  d'Occident  nous  menace-t-il  d'une  guerre?  Connaissez- 
vous  Stilicon?  —  Avez- vous  vu  l'eunuque?  )>  Les  réponses  n'étaient 
la  plupart  du  temps  que  des  mensonges,  selon  la  remarque  du 
même  historien  ;  mais  ces  nouvelles  imaginaires  contentaient  la  cré- 
dulité et  lui  servaient  d'aliment  jusqu'cà  ce  qu'elles  fussent  rempla- 
cées par  d'autres.  Toutefois  en  dépit  de  la  gêne  des  communications. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  dépit  de  la  stagnation  des  afiaires  commerciales,  il  se  formait 
dans  l'esprit  des  grandes  villes  de  l'Asie  une  sorte  de  patriotisme 
oriental  favorable  à  T eunuque  :  beaucoup  approuvaient  le  fond  de  sa 
politique,  et  il  n'eût  pas  été  prudent  aux  autres  de  soutenir  trop 
vivement  celle  de  Stilicon. 

Eudoxie  cependant  supportait  avec  une  impatience  croissante  l'es- 
pèce d'exil  où  elle  était  condamnée  dans  son  propre  palais.  Cette 
fille  altière  des  Franks,  en  qui  le  sang  barbare  coulait  presque  pur, 
ne  se  consolait  pas  d'avoir  été  le  jouet  d'un  esclave,  elle  qui  n'avait 
rêvé  dans  son  mariage  que  les  satisfactions  de  l'orgueil  et  le  triomphe 
d'une  domination  absolue.  Quand,  révoltée  contre  sa  chaîne,  elle 
s'eiïorçait  de  ressaisir  par  les  séductions  de  la  femme  la  puissance 
qui  lui  échappait,  elle  rencontrait  au  fond  de  son  gynécée  un  regard 
insolent  qui  semblait  la  menacer  jusque  dans  les  bras  de  son  époux; 
mais  ses  efforts  pour  reconquérir  son  autorité  ne  parvenaient  qu'à 
l'aHaiblir.  Trop  violente,  trop  impérieuse  pour  ce  fail3le  jeune  homme 
qu'elle.eiïrayait,  la  Barbare  voyait  son  esprit  s'amortir  avec  l'éclat 
de  sa  beauté,  et  elle  put  à  bon  droit  regretter  l'existence  paisible 
qu'elle  menait  dans  cette  modeste  maison  de  Promotus,  d'où  ce 
même  Eutrope  l'avait  tirée.  Elle  se  prit  donc  d'une  haine  féroce 
contre  son  tyran,  ne  se  nourrit  plus  que  d'idées  de  vengeance,  et, 
appelant  à  son  aide  le  mécontentement  pubhc,  elle  résolut  de  jouer 
dans  un  dernier  coup  de  fortune  la  perte  de  l'eunuque  ou  la  sienne. 

Les  amis  ne  lui  manquèrent  point  dans  la  haute  société  de  Gon- 
stantinople,  et  elle  put  compter  sur  l'appui  de  quiconque  avait  à  se 
plaindre  d'Eutrope.  Trois  femmes  surtout,  ses  intimes  confidentes, 
mirent  au  service  de  sa  vengeance  leur  propre  haine,  égale  à  la 
sienne,  et  un  puissant  génie  d'intrigue.  L'histoire  nous  a  conservé 
leurs  noms,  devenus  célèbres  dans  les  luttes  d'Eudoxie,  dont  la  vie 
ne  fut  qu'un  long  combat  :  c'était  d'abord  Marcia,  récemment  veuve 
de  Promotus,  le  tuteur  officieux  de  l'impératrice,  puis  Castricia, 
femme  de  Saturninus,  fonctionnaire  éminent,  prince  du  sénat,  et 
enfin  une  autre  veuve,  appelée  Eugraphia,  brouillonne  acariâtre 
qu'un  contemporain  nous  peint  d'un  seul  trait  :  «  elle  poussait,  dit-il, 
l'esprit  de  discorde  jusqu'à  la  folie.»  Ce  trio  féminin  forma  autour 
de  l'impératrice  un  foyer  permanent  de  dénigrement  contre  le  mi- 
nistre et  contre  ses  actes.  Les  ennemis  d'Eutrope,  hommes  et  femmes, 
s'y  rallièrent  avec  empressement,  et  l'intrigue  de  palais  finit  par  être 
un  vrai  complot  où  des  ambitieux  prirent  pied  pour  leur  fortune,  en 
paraissant  servir  l'épouse  du  prince.  La  galanterie  se  mêle  assez 
naturellement  aux  conspirations  dont  les  femmes  sont  l'âme;  c'est 
ce  qui  arriva  pour  celle-ci,  ou  du  moins  ce  qu'on  ne  manqua  pas  de 
prétendre.  L'impératrice  eut  à  en  souffrir  dans  son  honneur.  Eudoxie 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  517 

étant  accouchée  le  13  janvier  399,  au  plus  fort  de  ces  conciliabules 
et  aussi  de  son  délaissement,  d'une  fille  qui  fut  nommée  Pulcliérie, 
la  malignité  publique  donna  pour  père  à  l'enfant  un  officier  du  palais 
bien  venu  d'elle,  disait-on,  le  comte  Jean,  homme  encore  jeune, 
distingué  d'esprit,  et  qui  parvint,  lorsqu'elle  fut  toute  puissante,  à 
l'intendance  des  largesses  sacrées. 

Gainas  ne  pouvait  être  oublié  en  pareille  circonstance;  mais  l'a- 
veugle exécuteur  du  complot  de  l'hippodrome,  le  bourreau  de  Ru- 
fin,  dupé  par  Eutrope,  avait  appris  à  ne  plus  prêter  son  bras  sans  ré- 
serve, mais  à  garantir  avant  tout  son  intérêt  dans  le  succès  d' autrui. 
Il  ne  voyait  pas  d'ailleurs  pour  qui,  dans  l'empire,  il  pouvait  travail- 
ler, sinon  pour  lui-même ,  tant  il  était  infatué  de  sa  propre  impor- 
tance. Borné,  dans  son  autorité  militaire,  au  commandement  des 
corps  auxiliaires  de  sa  nation ,  il  leur  faisait  partager  les  rancunes 
de  sa  disgrâce,  comme  si  elle  eût  été  une  injure  pour  eux,  et  se  rat- 
tachant par  des  relations  habiles,  la  plupart  du  temps  secrètes,  les 
autres  Goths  disséminés  en  Asie,  soit  comme  garnisons  dans  les  villes, 
soit  comme  colonies  agricoles  dans  les  campagnes,  il  les  habituait 
à  voir  en  lui  leur  chef  naturel.  Ainsi  déjà  se  réalisait  dans  l'ombre 
la  sinistre  prédiction  de  Synésius,  quand  l'écho  de  ses  sages  paroles 
retentissait  peut-être  encore  sous  les  voûtes  du  palais  impérial. 

L'année  398  amena  au  parti  des  mécontens,  sinon  un  complice 
(ce  mot  serait  un  outrage  pour  l'homme  dont  il  s'agit),  du  moins  un 
appui  considérable  en  la  personne  du  nouvel  évêque  de  Gonstanti- 
nople,  Jean  Chrysostome,  promu  à  ce  siège  éminent  en  397,  après 
le  décès  de  Nectaire.  Chose  singulière,  ce  fut  Eutrope  lui-même 
qui,  malgré  l'opposition  d'un  grand  nombre  d'évéques  orientaux, 
en  dépit  de  cabales  puissantes  et  par  un  véritable  esprit  de  religion, 
appela  dans  la  métropole  de  l'empire  celui  qui  devait  être,  avant 
l'année  écoulée,  son  adversaire  le  plus  déclaré.  La  fortune  ne  voulut 
pas  tenir  compte  d'une  bonne  action  à  cet  homme,  qui  en  pratiquait 
d'ailleurs  si  peu. 

Le  personnage  qui  fait  ici  son  entrée  sur  la  scène  de  nos  récits  y 
doit  jouer  un  rôle  tellement  important,  et  sa  place  est  si  grande  dans 
l'histoire  du  iv'"  siècle,  que  nous  devons,  comme  introduction  aux 
faits  qui  vont  suivre,  exposer  brièvement  quels  étaient  son  carac- 
tère ,  sa  famille ,  et  de  quelle  condition  il  arriva  subitement  à  un 
rang  si  élevé.  Jean  avait  alors  environ  cinquante  ans,  né  qu'il  était 
vers  347,  dans  la  ville  d'Antioche,  d'une  famille  aisée,  dont  le  chef 
appartenait  comme  officier  à  la  préfecture  du  prétoire  d'Orient.  Son 
père  étant  mort  lorsqu'il  était  encore  enfant,  sa  mère  prit  soin  de 
son  éducation,  l' éleva,  et,  bien  qu'ils  fussent  chrétiens  tous  deux, 
elle  le  remit  aux  mains  du  sophiste  païen  Libanius,  qui  tenait  à  An- 


518  REVUE    DES    DEUX    JlONDES. 

tioche  même  l'école  la  plus  célèbre  de  l'Asie.  Jean  s'y  fit  remarquer 
dès  son  début  par  ce  don  de  la  parole  qui  lui  valut  plus  tard  le  sur- 
nom de  Ghrysostome,  c'est-à-dire  bourlie  d'or.  Le  vieux  maître  ad- 
mirait dans  le  jeune  homme  ce  langage  vif,  coloré,  tantôt  arrondi 
en  périodes  savamment  balancées,  tantôt  impétueux  et  rompu  à  des- 
sein, qui  faisait  le  cachet  de  l'éloquence  grecque  asiatique,  et  qui 
caractérise  celle  de  Ghrysostome.  Il  songeait  à  l'avoir  pour  succes- 
seur dans  la  direction  de  son  école,  et  quand  il  se  vit  déçu  dans  son 
projet,  on  l'entendit  s'écrier  avec  amertume  :  <(  Les  chrétiens  me 
l'ont  enlevé!  »  La  mère  de  Jean  le  destinait  au  barreau,  chemin  de 
tous  les  honneurs;  elle  ne  réussit  pas  davantage.  Après  avoir  plaidé 
quelque  temps,  Jean  se  dégoûta  de  sa  profession;  il  se  dégoûta  plus 
encore  de  la  vie  licencieuse  que  menaient  les  jeunes  avocats  d'An- 
tioche  :  des  passions  plus  sérieuses  le  sauvèrent. 

Ce  fut  vers  l'étude  de  l'Écriture  sainte  qu'au  sortir  des  mains  de 
Libanius  Jean  se  sentit  entraîné  par  une  pente  irrésistible.  Il  s'a- 
dressa à  l'évêque  d'Antioche,  qui  le  reçut  dans  son  clergé  en  qualité 
de  lecteur;  mais,  trouvant  l'église  trop  mondaine,  il  voulut  s'enfuir 
au  désert  en  compagnie  d'un  ami.  Retenu  par  les  larmes  de  sa  mère, 
il  se  créa  dans  sa  propre  maison  une  solitude  où,  pour  se  tromper 
lui-même,  il  accumula  tout  ce  qu'il  rêvait  ailleurs  d'austérités  : 
veilles,  jeûnes,  macérations,  et  ce  que  l'ascétisme  pouvait  imaginer 
de  plus  dures  pratiques.  Cette  fiction  du  désert  ne  lui  suffit  pas  long- 
temps; il  lui  fallut  la  réalité.  Un  grand  nombre  de  chrétiens,  tour- 
mentés de  la  même  passion,  s'étaient  alors  retirés  dans  les  mon- 
tagnes voisines  d'Antioche,  où  ils  formaient  comme  une  nation  de 
cénobites  :  Jean  courut  les  rejoindre;  mais  cette  demi-solitude  l'eut 
bientôt  rassasié  :  il  n'était  fait  ni  pour  les  règles  vulgaires,  ni  pour 
les  tempéramens  de  conduite.  Un  jour  donc  il  quitta  son  couvent 
pour  aller  vivre  dans  une  caverne  où  il  passa  quatre  années,  s* abî- 
mant dans  l'étude,  dans  la  contemplation,  dans  des  privations 
inouies,  mangeant  à  peine,  et  passant  les  nuits  debout  pour  domp- 
ter le  sommeil.  Poussée  avec  la  ténacité  que  Jean  mettait  dans  ses 
entreprises,  cette  lutte  de  l'esprit  contre  le  corps  ruina  sa  santé 
pour  jamais.  Quand  il  se  fut  saturé  d'isolemens  et  d'austérités,  il 
reparut  subitement  dans  An  tioche,  où  l'évêque,  ravi  de  le  retrouver, 
le  prit  comme  diacre  et  ensuite  comme  prêtre.  Ses  premières  pré- 
dications attirèrent  par  leur  éclat  l'attention  de  toute  la  chrétienté 
orientale.  L'enfant  des  rhéteurs  païens,  orateur  chrétien  par  la  vertu 
du  désert,  apportait  dans  le  monde,  avec  un  savoir  immense,  une 
pensée  mûrie  par  la  méditation,  sans  que  sa  parole  eût  rien  perdu 
,de  cette  ampleur  élégante  et  de  ces  vives  images  qui  plaisaient  tant 
aux  Grecs  d'Asie.  Ce  fut  coinme  une  apparition  du  génie  ionien, 


TIÎOÎS    MINISTRES    IJE    L  EMPIRE    ROMAIN.  519 

jetant  sa  poussière  d'or  et  ses  fleurs  sur  la  tribune  austère  des  apô- 
tres. Chrysostome  atteignit  le  comble  de  sa  renommée  dans  les  jours 
terribles  qui  suivirent  la  sédition  d'Antioche,  quand,  par  le  charme 
de  ses  discours,  il  sut  retenir  au  pied  du  sanctuaire,  l'instruisant,  la 
soutenant,  la  consolant,  une  ville  entière  tremblante  sous  la  colère 
de  Théodose. 

Dans  cette  situation  humble  par  le  titre,  élevée  par  les  services  et 
la  gloire,  Chrysostome  se  félicitait  d'avoir  su  repousser  les  tentations 
de  l'épiscopat,  car  on  avait  voulu  le  faire  évêque  au  temps  de  sa  re- 
traite dans  la  montagne,  et  il  n'avait  pas  résisté  sans  quelque  peine, 
lui-même  l'avoue  naïvement.  La  tentation  se  représenta  en  397,  et 
cette  fois  avec  plus  de  succès.  L'église  de  Gonstantinople  venait  de 
perdre,  le  17  septembre  de  cette  année,  son  évêque  Nectaire,  qui 
l'avait  administrée  seize  ans,  au  milieu  de  circonstances  difficiles, 
sans  grand  éclat,  mais  aussi  sans  trouble.  La  vacanqe  de  ce  siège  était 
toujours  un  événement  public,  non  qu'il  possédât  sur  l'Orient,  comme 
celui  de  Rome  sur  l'Occident,  une  suprématie  avouée,  dérivant  soit 
du  consentement  des  autres  églises,  soit  d'une  origine  apostolique; 
il  exerçait  une  simple  suprématie  de  fait  en  qualité  de  siège  de  la 
ville  impériale,  mais  cette  suprématie  était  grande.  L' évêque  de 
Gonstantinople  occupait  à  la  cour  un  rang  égal  à  celui  des  pi-emiers 
fonctionnaires  de  l'empire,  et  mettait  toujours  un  poids  considérable 
dans  les  discussions  de  l'église,  quelquefois  même  dans  celles  de 
l'état.  Les  évêques  étrangers  que  leurs  affaires  amenaient  dans  la 
métropole,  reçus,  hébergés  chez  lui,  lui  formaient  une  espèce  de 
cour,  et  de  plus,  sans  qu'on  pût  invoquer  pour  cette  extension  de 
pouvoir  aucune  règle  de  droit,  les  titulaires  du  siège  de  Byzance  s'é- 
taient attribué,  sur  leurs  collègues  des  diocèses  administratifs  de 
Thrace,  d'Asie  et  de  Pont,  une  juridiction  qui  avait  été  confirmée 
par  l'usage.  C'était  donc  une  chose  grave  en  tout  temps  que  l'élec- 
tion d'un  évêque  de  Gonstantinople,  et  elle  se  compliquait  en  ce 
moment  d'embarras  nouveaux  par  la  présence  de  plusieurs  évêques 
réunis  à  Gonstantinople,  qui  réclamèrent  le  droit  ou  de  la  diriger, 
ou  de  la  contrôler.  Leur  nombre  ne  fit  que  s'accroître  à  mesure  que 
le  bruit  de  la  vacance  se  répandit  en  Orient,  et  il  se  forma  près  du 
siège  à  remplir  une  sorte  de  concile  improvisé  avec  lequel  durent 
compter  les  électeurs  et  le  gouvernement  lui-même. 

A  la  tête  de  ce  petit  concile  se  trouvait  un  homme  remuant  et 
dangereux,  le  patriarche  d'Alexandrie,  Théophile,  prêtre  d'un  savoir 
reconnu,  mais  d'une  moralité  contestée,  machinateur  infatigable 
d'intrigues,  influent  à  la  cour,  plein  de  séduction  près  des  autres 
évêques,  habile  enfin  à  déguiser  un  esprit  dominateur  sous  des  appa- 
rences de  désintéressement.  Ses  prétentions  à  la  fidélité  envers  ses 


520  r.EVLE    DES    DEUX    MONDES. 

amis,  à  la  justice  paternelle  envers  son  clergé,  n'avaient  au  fond  d'au- 
tre motif  que  son  intérêt,  et  la  protection  parfois  bruyante  dont  il 
couvrait  les  autres  n'était  qu'une  manœuvre  pour  les  enchaîner  sous 
lui  ou  les  désarmer.  Dans  la  circonstance  présente,  Théophile  vou- 
lait s'emparer  de  l'élection,  non  afin  d'en  profiter  lui-même,  soit  qu'il 
ne  l'osât  pas,  soit  qu'il  se  contentât  du  siège  d'Alexandrie,  qui  était 
canoniquement  la  première  parmi  les  églises  orientales  ;  mais  il  de- 
mandait le  siège  vacant  pour  un  de  ses  prêtres,  et  ce  par  des  rai- 
sons que  nous  ferons  connaître  tout  à  l'heure.  Grâce  à  son  influence, 
la  plupart  des  èvêques  s'engagèrent  dans  cette  candidature;  les  au- 
tres réservèrent  leur  liberté,  désireux  de  sonder  le  terrain  dans  leur 
intérêt  et  de  courir  au  besoin  les  chances  d'une  compétition. 

A  côté  de  cette  cabale  de  prélats  étrangers,  une  autre  s'était  for- 
mée dans  le  clergé  même  de  Gonstantinople,  résolu  à  ne  point  céder 
la  place.  Qui  donc  en  effet  pouvait  revendiquer  la  légitime  posses- 
sion de  ce  grand  siège ,  sinon  ceux  qui ,  sous  Grégoire  de  iNazianze 
et  Nectaire ,  en  avaient  étudié  les  besoins  et  supporté  les  rudes  la- 
beurs? Ainsi  s'exprimaient  avec  une  apparente  raison  les  prêtres  et 
les  diacres  de  l'église  métropolitaine.  Des  brigues  contraires  entrè- 
rent donc  en  lutte,  et  la  ville  ne  présenta  plus  qu'un  spectacle  d'agi- 
tation ardente  et  de  disputes.  Dès  l'aube  du  jour,  les  portiques  des 
temples ,  les  places ,  les  lieux  de  réunion  et  de  promenades  étaient 
occupés  par  les  candidats  et  leurs  amis,  discourant,  prêchant,  tra- 
vaillant à  séduire  le  peuple,  qui,  avec  le  clergé  et  les  honorés  (1), 
devait  prendre  part  à  l'élection.  On  ne  négligeait  aucune  des  hon- 
teuses manœuvres  ordinaires  aux  candidatures  électorales,  pro- 
messes, grossières  flatteries,  basses  supplications  à  la  populace, 
éloge  de  soi  et  des  siens,  dénigrement  de  ses  rivaux.  La  brigue  près 
des  honorés  se  faisait  avec  un  peu  plus  de  pudeur;  on  allait  frapper 
humblement  aux  portes  des  gens  en  crédit ,  on  se  glissait  chez  eux 
à  l'aide  de  présens  destinés  à  faciliter  les  audiences  ou  à  corrompre 
les  gardiens  :  l'un  offrait  quelque  rareté  d'Egypte  ou  quelque  statue 
de  la  Grèce,  l'autre  apportait  de  la  soie  de  l'Inde  ou  des  parfums  de 
l'Arabie;  des  sommes  d'argent  furent  même  distribuées.  Heureux 
qui  pouvait  se  procurer  l'appui  d'une  noble  matrone  ou  le  patro- 
nage d'un  officier  du  palais!  Tant  de  compétitions  se  formèrent,  tant 
de  factions  se  combattirent,  qu'il  fut  impossible  de  procéder  à  l'é- 
lection pendant  quatre  mois  entiers.  Sans  atteindre  à  la  gravité  des 
désordres  de  Rome  lors  de  la  promotion  du  pape  Damase,  quand 
les  électeurs,  après  une  bataille  rangée,  laissèrent  cent  trente-sept 

(1)  Hoiiorali  :  on  appelait  ainsi  la  classe  des  hommes  qui  avaient  traversé  les  hautes 
fonctions  publiques. 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  521 

cadavres  sur  le  pavé  de  l'église,  le  spectacle  donné  à  Constantinople 
n'en  était  ni  moins  affligeant  ni  moins  honteux.  Le  peuple  fut  le  pre- 
mier à  en  rougir,  et,  trouvant  que  ces  ambitieux  qui  se  déclaraient 
les  uns  les  autres  indignes  de  l'épiscopat  avaient  tous  également  rai- 
son, il  résolut  de  s'en  remettre  à  l'empereur  pour  faiie  choix  d'un 
véritable  évêque,  qui  répondît  par  le  caractère  et  les  talens  à  la 
grandeur  de  sa  mission.  Ce  vœu  du  peuple,  délibéré  en  place  pu- 
blique, fut  porté  au  palais  pour  être  mis  sous  les  yeux  du  prince. 
Les  honorés  n'osèrent  point  récuser  un  si  auguste  arbitrage,  et  l'é- 
lection du  futur  évêque  de  Constantinople  se  trouva  transportée  du 
forum  et  de  l'église  dans  le  cabinet  impérial. 

La  faveur  des  gens  du  palais,  celle  de  l'empereur  peut-être,  avait 
paru  pencher  du  côté  d'Isidore  :  c'était  le  nom  du  prêtre  d'Alexan- 
drie protégé  de  Théophile.  Les  raisons  qui  poussaient  le  patriarche 
de  cette  grande  église  à  patroner  son  prêtre  avec  tant  d'ardeur  lui 
étaient  toutes  personnelles,  et  méritent  d'être  relatées  ici.  Théophile 
n'avait  pas  toujours  été,  quoiqu'il  proclamât  le  contraire,  un  ami 
bien  fidèle  de  Théodose.  A  l'époque  où  l'empereur  catholique  en- 
trait en  lutte  avec  le  tyran  Maxime,  suscité  par  les  païens  de  l'Occi- 
dent, l'évêque  d'Alexandrie  avait  réfléchi  que,  grâce  au  hasard  des 
batailles,  le  chrétien  pouvait  être  vaincu  malgré  la  sainteté  de  sa 
cause,  et  Maxime  devenir  le  souverain  de  l'Orient;  il  avait  écrit  en 
conséquence  deux  lettres  de  félicitations  pour  l'un  et  pour  l'autre, 
suivant  le  résultat  de  la  guerre.  Le  messager  chargé  de  les  porter 
était  ce  même  prêtre  Isidore,  lequel  se  rendit  à  Rome  pour  y  at- 
tendre discrètement  le  dernier  mot  de  la  victoire.  Ce  dernier  mot 
ayant  été  pour  Théodose,  Isidore  courut  lui  présenter,  de  la  part  du 
patriarche,  la  lettre  qui  lui  était  destinée  ;  mais  il  ne  rapporta  pas 
l'autre  à  Alexandrie  :  «  elle  lui  avait  été  dérobée,  disait-il,  par  un 
diacre  qui  l'accompagnait.  »  Dans  le  fait,  on  ne  sut  jamais  ce  qu'elle 
était  devenue.  Théophile  put  soupçonner  pour  plus  d'une  raison 
qu'Isidore  la  retenait  à  part  soi,  pour  s'en  servir  au  besoin  :  il  y  eut 
même  quelques  rumeurs  répandues  à  ce  sujet  dans  le  public.  Telle 
était  la  situation  de  l'évêque  vis-à-vis  de  son  prêtre,  et  il  fallait  que 
celui-ci  nourrît  des  prétentions  bien  désordonnées  pour  que  Théo- 
phile n'eût  pas  encore  trouvé  moyen  de  les  satisfaire.  Enfin  se  pré- 
senta cette  magnifique  vacance  du  siège  de  Constantinople,  capable 
de  suffire  assurément  au  plus  ambitieux  des  hommes.  En  y  portant 
le  témoin  dangereux  de  ses  faiblesses,  le  patriarche  espérait  le  dés- 
armer par  une  marque  solennelle  d'affection,  en  même  temps  qu'il 
mettait  au  grand  jour  son  propre  désintéressement.  Et  puis  c'était 
se  placer,  comme  évêque,  au-dessus  du  siège  de  Constantinople  que 
de  le  donner  et  de  n'en  vouloir  pas. 


522  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Eutrope ,  qui  connaissait  de  longue  main  Théophile ,  et  à  qui 
d'ailleurs  il  restait,  au  milieu  des  ignominies  de  sa  vie,  un  fonds  de 
piété  sincère,  Eutrope,  inquiet  de  tant  d'intrigues,  voyait  surtout 
avec  un  grand  déplaisir  la  candidature  d'Isidore.  Il  en  eût  voulu 
une  autre  à  laquelle  personne  ne  songeait  à  Gonstantinople,  et  qu'il 
résolut  de  faire  triompher  maintenant  que  l'empereur  était  le  maître 
de  l'élection.  Pendant  un  voyage  qu'il  avait  fait  récemment  à  An- 
tioche  pour  certaines  affaires  d'état,  Eutrope  avait  eu  occasion  d'en- 
tendre Ghrysostome,  et  il  avait  été  émerveillé  de  son  éloquence  ;  il 
le  proposa  donc  à  l'empereur,  dépeignant  avec  feu  le  génie  et  les 
vertus  de  ce  prêtre,  l'austérité  de  ses  mœurs  et  la  modestie  de  sa 
situation  au  milieu  de  tant  de  gloire.  Arcadius  applaudit  à  son  mi- 
nistre, comme  il  faisait  toujours;  mais  la  chose  n'était  point  sans 
difficulté.  Ghrysostome  avait  refusé  autrefois  l'épiscopat;  persiste- 
rait-il dans  son  refus?  La  ville  dont  il  était  le  conseiller  et  l'idole 
consentirait-elle  à  son  départ  ?  Il  fallait  compter  en  tout  avec  ce  peu- 
ple d'Antioche,  léger,  ardent,  toujours  prêt  à  la  sédition;  des  trou- 
bles, des  regrets  publics,  une  seule  goutte  de  sang,  amèneraient 
infailliblement  le  refus  de  Ghrysostome.  Il  fallait  aussi  pi'évoir  les 
oppositions  que  ce  choix  rencontrerait  à  Gonstantinople,  soit  de  la 
part  des  évêques  étrangers,  soit  de  la  part  du  clergé  métropolitain, 
qui  se  croirait  méprisé.  L'esprit  timide  d' Arcadius  avait  besoin  d'être 
rassuré,  car  ces  objections,  qui  se  présentaient  d'ailleurs  naturel- 
lement, ne  manquaient  ni  de  vérité,  ni  de  force.  Eutrope  les  résolut 
comme  il  lui  plut,  et  lorsqu'il  eut  tout  aplani,  il  se  mit  à  l'œuvre 
avec  la  dextérité  d'un  eunuque  de  théâtre  préparant  le  dénoûment 
d'une  comédie. 

Avant  que  rien  fût  ébruité,  il  adressa  au  comte  d'Orient,  Astérius, 
qui  résidait  à  Antioche,  une  lettre  signée  de  l'empereur,  laquelle  lui 
enjoignait  d'enlever  adroitement  Ghrysostome,  et  de  l'envoyer  à  Gon- 
stantinople sous  bonne  garde.  On  lui  recommandait  la  prudence,  et 
l'exécution  se  montra  digne  en  tout  point  dun  tel  message.  Astérius 
ayant  attiré  Ghrysostome  hors  de  la  ville,  près  de  la  porte  qu'on  ap- 
pelait Romaine,  sous  le  prétexte  de  visiter  ensemble  un  martyre  (1), 
il  le  retint  bon  gré,  mal  gré,  et  l'emmena  jusqu'à  Pagres,  première 
station  de  la  course  publique.  Là  les  attendaient  un  chariot  tout 
attelé,  un  eunuque  du  palais  impérial  et  un  maître  des  milices  ac- 
compagné de  soldats.  Geux-ci,  s' emparant  du  prêtre,  le  firent  monter 
dans  le  chariot,  quelles  que  fussent  sa  surprise  et  ses  réclamations; 
puis  l'escorte  s'éloigna  au  grand  galop  des  chevaux.  Il  en  fut  de 


(1)  On  désignait  sous  ce  nom  les  chapelles  construites  en  l'honneur  des  saints  morts 
pour  la  foi. 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  523 

même  à  chaque  relais.  Les  courtes  explications  que  put  recevoir 
Chrysostome  pendant  le  trajet  augmentèrent  sa  stupéfaction.  Réflé- 
chissant ensuite  aux  étranges  moyens  employés  pour  son  élévation 
au  j*-remier  siège  de  l'Orient,  il  crut  voir  dans  cet  événement  la  main 
de  la  Providence  et  se  résigna.  C'est  de  cette  façon ,  et  plutôt  en 
criminel  d'état  qu'en  évêque,  que  le  futur  chef  du  diocèse  de  Con- 
stantinople  vint  prendre  possession  de  sa  métropole. 

Ce  coup  de  théâtre  fit  sur  le  troupeau  des  prétendans  l'effet  de  la 
foudre.  Le  peuple,  qui  connaissait  la  renommée  de  Jean  d'Antioche, 
applaudit  avec  transport  à  cette  idée  de  l'eunuque;  mais  les  évêques 
se  trouvèrent  indignement  offensés.  Non  contens  de  se  plaindre  et  de 
verser  sur  l'intrus  toute  leur  malignité,  ils  protestèrent  contre  l'em- 
pereur lui-même  au  nom  de  la  liberté  électorale,  et  Théophile  dé- 
clara tout  haut  qu'il  n'ordonnerait  pas  Chrysostome.  «  Yous  l'or- 
donnerez, ))  lui  dit  l'eunuque,  et,  le  prenant  à  part,  il  lui  montra 
des  papiers  devant  lesquels  l' évêque  d'Alexandrie  pâlit.  Eutrope 
s'était  procuré  sous  main  des  lettres  qui  compromettaient  Théophile 
pour  des  choses  que  nous  ne  connaissons  pas;  il  en  avait  d'autres 
aussi  où  l'affaire  du  prêtre  Isidore  était  expliquée  de  point  en  point. 
La  communication  fut  telle,  à  ce  qu'il  parait,  et  accompagnée  de 
tels  avertissemens ,  que  non-seulement  Théophile  retira  sa  menace 
de  refus,  mais  qu'il  ordonna  lui-même  Jean  Chrysostome,  dont  l'in- 
tronisation eut  lieu  le  2  février  398,  en  présence  d'une  foule  de 
peuple  innombrable. 

Alors  commença  cette  administration  épiscopale  si  orageuse,  qui 
devait  avoir  pour  péripéties  deux  exils,  des  conciles  pleins  de  scan- 
dale, une  émeute  populaire  et  l'embrasement  de  la  moitié  de  Con- 
stantinople  par  les  partisans  mêmes  de  l'évêque.  Avec  un  si  grand 
savoir,  un  génie  incomparable  et  des  mœurs  qu'on  ne  put  jamais 
noircir,  Chrysostome  manquait  de  la  première  des  vertus  pasto- 
rales, l'amour  de  la  paix  :  aussi  sa  vie,  constamment  tourmentée, 
fut  la  justification  du  mot  profond  de  l'Évangile  :  «  heureux  les  pa- 
cifiques! »  Ces  réflexions  l'avaient  sans  doute  frappé  durant  sa  re- 
traite au  mont  Cassius,  quand  seul,  vis-à-vis  de  sa  conscience  et 
encore  étranger  aux  enivremens  de  la  célébrité,  il  avait  repoussé 
l'épiscopat.  Les  circonstances  actuelles,  en  exaltant  chez  lui  le  sen- 
timent de  sa  valeur,  firent  taire  ses  anciens  scrupules,  et  l'aventure 
étrange  de  son  élévation  le  persuada  aisément  que  Dieu  le  jugeait 
propre  à  un  état  qu'il  lui  laissait  imposer  par  la  force.  A  tout  pren- 
dre, Jean  d'Antioche  n'était  point  né  pour  le  gouvernement  des 
hommes  :  il  lui  fallait  l'isolement  pour  rester  lui-même.  Dans  la  mé- 
ditation solitaire,  sa  bonne  et  vraie  passion,  résidait  aussi  sa  force; 
elle  avait  purifié  son  cœur,  agrandi  son  esprit,  placé  ses  désirs 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au-dessus  des  besoins  et  des  misères  terrestres;  il  lui  devait  sa 
grandeur  et  sa  vertu,  et  pourtant  elle  ne  lui  suffisait  pas.  Il  avait 
besoin  des  hommes  pour  leur  faire  admirer  cette  vertu  et  leur  im- 
poser cette  grandeur,  il  lui  fallait  le  monde  pour  le  dominer.  Simple 
jusqu'à  la  pauvreté,  sobre  jusqu'à  défier  les  plus  rigides  anacho- 
rètes, désintéressé  jusqu'à  livrer  au  premier  indigent  venu  sa  maigre 
table  et  son  vêtement,  Ghrysostome  avait  l'orgueil  de  sa  vertu  comme 
il  avait  celui  de  son  génie,  et  devant  ces  deux  orgueils  disparaissaient 
trop  souvent  l'indulgence  et  les  ménagemens  nécessaires  à  l'accom- 
plissement du  bien.  Sa  volonté  était  impérieuse  et  prompte,  son 
action  inclinait  presque  toujours  à  la  violence;  un  tempérament  dans 
les  choses  graves  l'offusquait  comme  une  trahison  au  devoir,  tandis 
que  ses  séquestrations  volontaires  et  son  amour  de  la  solitude  le 
privaient  des  leçons  de  l'expérience  et  des  conseils  souvent  sensés 
du  monde. 

Par  un  effet  de  son  caractère  sauvage,  qui  lui  faisait  fuir  les 
grands  et  les  riches,  il  s'était  pris  d'une  ardente  tendresse  pour  les 
classes  misérables  du  peuple ,  et  cette  préférence  revêtait  parfois  la 
couleur  d'une  envie  secrète  contre  les  heureux  de  la  terre.  Il  fut  ac- 
cusé près  de  l'empereur  d'exciter  les  pauvres  contre  les  riches,  et 
ces  excès  de  charité  dans  une  ville  telle  que  Constantinople,  où  se 
réunissait  la  lie  de  l'Orient,  pouvaient  n'être  pas  sans  péril.  Cinq 
siècles  plus  tôt,  il  eût  été  au  forum  un  compagnon  de  Gracchus  prê- 
chant la  loi  agraire  sous  l'inviolabilité  du  tribunat;  au  quatrième 
siècle  et  sous  l'inviolabilité  de  l'épiscopat,  il  ne  fut  ni  moins  hardi 
dans  ses  systèmes,  ni  moins  opiniâtre  dans  ses  luttes,  ni  moins  puis- 
sant à  la  tête  d'une  multitude  qui  fut  pour  lui  comme  une  armée. 
C'était  d'ailleurs  un  bizarre  spectacle  que  cet  homme  au  corps  chétif, 
au  teint  jaune  et  d'apparence  maladive,  à  la  tête  dépouillée  de  che- 
veux, qui  semblait  n'avoir  qu'un  souffle  de  vie  et  venait  soulever  en 
présence  de  l'empereur  et  de  la  cour  les  questions  sociales  les  plus 
redoutables.  Le  contraste  n'était  pas  moindre  entre  la  véhémence  de 
ses  idées  et  cette  éloquence  asiatique,  à  périodes  cadencées,  un  peu 
molle,  dont  il  fut  à  son  époque  le  plus  parfait  modèle;  mais  lorsqu'il 
parlait,  sa  tête  et  son  corps  semblaient  s'illuminer,  et  de  ses  yeux, 
dont  on  pouvait  à  peine  supporter  l'éclat,  rayonnait  au  dehors  le 
feu  sacré  de  son  génie,  ce  feu  dont  la  trace  est  restée  vivante  dans 
les  siècles. 

Son  entrée  en  fonction  fut  une  véritable  révolution  qui  engloba 
tout  le  régime  épiscopal  et  toute  la  discipline  de  son  église.  Nectaire, 
ancien  questeur  de  Constantinople,  resté  homme  du  monde  dans 
l'épiscopat,  entretenait,  autant  par  raison  que  par  goût,  un  grand 
train  de  maison,  et  recevait  avec  une  large  hospitalité  les  grands  de 


TROIS    MIMSTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  525 

la  ville  et  les  évêques  en  passage.  Ghrysostome  supprima  tout  cela. 
Les  meubles  du  palais  furent  vendus,  ainsi  que  la  garde-robe  des 
anciens  évêques;  à  l'or  et  à  la  soie  succédèrent  partout  la  laine  et  la 
bure.  Quand  l'économe  de  l'église  lui  présenta  le  livre  des  dépenses 
de  table,  Ghrysostome  le  repoussa  avec  mépris  :  «  Qu'est  cela?  dit-il. 
Mes  minces  revenus  sont  suffisans  pour  me  nourrir,  je  ne  veux  point 
de  l'argent  de  l'église.  »  Le  luxe  des  basiliques  ne  fut  pas  plus  épar- 
gné que  celui  des  appartemens  et  de  la  table  :  le  nouvel  évêque  ven- 
dit tous  les  ornemens  de  prix,  et  jusqu'à  des  vases  sacrés  qu'il  jugea 
trop  magnifiques.  Il  fit  mettre  également  à  l'encan  des  marbres  pré- 
parés par  Nectaire  pour  l'église  d'Anastasie,  que  cet  évêque  affec- 
tionnait, et  où  Grégoire  de  Nazianze  avait  prononcé  ses  éloquens 
adieux  :  on  put  voir  dans  l'acte  de  Ghrysostome  un  blâme  jeté  sur 
son  prédécesseur,  qui  avait  été  un  prêtre  indulgent  et  regretté,  et 
ce  blâme  n'était  pas  charitable.  Du  produit  de  ces  ventes,  l'évêque 
fonda  un  hospice  pour  les  étrangers  malades,  et  donna  le  reste  aux 
pauvres;  ses  ennemis  ne  manquèrent  pas  de  publier  qu'il  appliquait 
l'argent  à  son  profit.  Sa  justification  était  évidente  par  ses  œuvres  et 
par  ses  aumônes  ;  mais  son  âpre  désir  de  tout  changer,  de  tout  bri- 
ser, de  dominer  jusqu'à  la  mémoire  de  ses  prédécesseurs,  choquait 
la  conscience  publique  dans  les  rangs  élevés  du  monde,  et  on  en 
profitait  pour  le  perdre. 

Sa  manière  de  vivre,  il  faut  l'avouer,  put  surprendre  une  grande 
métropole,  capitale  de  l'empire,  où  l'évêque,  considéré  comme  un 
haut  fonctionnaire ,  marchant  de  pair  avec  les  plus  élevés,  fréquen- 
tait la  cour,  et  entretenait  des  relations  au  sein  de  la  société  élé- 
gante et  riche.  Ghrysostome  rompit  tout  d'abord  ces  relations,  et 
déclara  qu'il  ne  mettrait  le  pied  à  la  cour  que  pour  les  affaires  ur- 
gentes de  son  église.  Gédant  à  son  goût  constant  pour  la  retraite,  il 
se  fit  dans  le  palais  épiscopal,  comme  autrefois  dans  la  maison  de 
sa  mère,  une  solitude  où  il  aima  à  se  confiner,  mangeant  seul,  n'in- 
vitant jamais  personne  à  sa  table,  et  ne  dînant  jamais  chez  autrui. 
Gette  vie  passablement  étrange  donna  lieu  à  mille  interprétations  qui 
ne  le  furent  pas  moins  :  les  uns  firent  de  Ghrysostome  un  avare  qui 
se  laissait  mourir  de  faim  pour  entasser  écus  sur  écus;  d'autres  le 
peignirent  comme  un  débauché  qui  se  livrait,  loin  de  tous  les  re- 
gards, à  «  des  orgies  de  cyclope  »  (c'était  le  terme  dont  on  se  ser- 
vait); d'autres  enfin  racontèrent  de  lui  des  infirmités  bizarres,  in- 
connues, qu'il  avait  intérêt  de  cacher  aux  regards  des  hommes.  Ges 
accusations,  dont  la  source  principale  résidait  dans  le  mauvais  vou- 
loir du  clergé,  prirent  une  telle  consistance  que  l'évêque  se  crut 
obligé  d'en  parler  en  chaire,  et  il  réfuta  la  calomnie  des  «  oi-gies 
de  cyclope  »  en  découvrant  sa  poitrine  et  montrant  ses  ])ras  amai- 


526  REVUE    DES    J3EUX    MONDES. 

gris  par  le  jeûne.  Ce  fut  bien  pis  quand  il  voulut  prescrire  à  ses  clercs 
un  régime  conforme  au  sien,  quand  il  leur  interdit  par  exemple 
d'aller,  comme  ils  faisaient,  quêter  des  dîners  à  la  table  des  grands 
et  mener  la  vie  de  parasites  sous  le  costume  de  prêtres.  <(  Les  deniers 
de  l'église,  disait-il,  devaient  suffire  à  la  nourriture  des  clercs.  »  Le 
clergé  en  masse  réclama  :  l'évêque  tint  bon;  mais  l'abus  trop  enra- 
ciné n'en  persista  pas  moins,  malgré  ses  menaces. 

Après  les  clercs,  ce  fut  le  tour  des  veuves  ou  diaconesses,  espèce 
d'ordre  ecclésiastique  féminin,  chargé  primitivement  du  service  des 
femmes  admises  au  baptême  par  immersion,  utilisé  ensuite  pour 
divers  ministères  dans  l'intérieur  des  églises.  Ce  titre  était  fort  re- 
cherché par  les  veuves  de  haut  rang  auxquelles  il  procurait  une  po- 
sition respectable,  sans  leur  enlever  entièrement  la  fréquentation  du 
monde;  aussi  beaucoup  n'y  cherchaient  qu'un  manteau  dont  elles 
couvraient  leur  vie  dissipée.  L'austère  Ghrysostome  les  fit  compa- 
raître toutes  devant  lui,  et,  après  une  enquête  sur  les  habitudes  de 
chacune  d'elles,  il  en  renvoya  plusieurs  en  leur  conseillant  de  se  re- 
marier au  plus  tôt.  Des  veuves,  il  passa  aux  sœurs.  Les  sœuj^s  adop- 
tives  formaient  une  autre  classe  de  femmes  qui  tenaient,  sinon  à 
l'église,  du  moins  aux  ecclésiastiques.  Quoique  le  célibat  à  cette 
époque  ne  fut  point  de  rigueur  pour  les  clercs,  beaucoup  le  préfé- 
raient au  mariage,  afin  de  s'épargner  les  charges  et  les  ennuis  d'une 
famille.  Ils  prenaient  alors  chez  eux  une  jeune  fille,  quelquefois  non 
encore  nubile,  la  logeaient  sous  leur  toit,  où  elle  vaquait  aux  soins 
du  ménage ,  et  le  frère  et  la  sœur  électifs  étaient  censés  ne  devoir 
plus  se  séparer  qu'à  la  mort.  On  voyait  ainsi  des  enfans  abandonner 
leur  famille  pour  des  hommes  qui  ne  leur  étaient  rien  ;  quelquefois 
même  c'étaient  des  vierges  consacrées  qui,  par  une  confiance  exces- 
sive dans  leur  force,  croyaient  concilier  leur  vœu  de  chasteté  avec 
ces  liens  de  fraternité  menteuse.  En  Orient,  ces  sortes  de  sœurs  par 
élection  s'étaient  donné  le  nom  de  vierges  agapHes,  c'est-à-dire 
vierges  d'amour  spirituel  {agapc  étant  l'amour  de  Dieu  par  opposi- 
tion à  erôs,  l'amour  mondain);  en  Occident,  elles  prirent  commu- 
nément celui  de  femmes  sous-introduUes.  Leur  tolérance  avait  amené 
dans  le  clergé  une  corruption  morale  extrême,  contre  laquelle  les 
censeurs  ecclésiastiques  ne  cessaient  de  tonner,  soit  en  Orient,  soit 
en  Occident.  Saint  Jérôme  qualifiait  ces  fausses  sœurs  «  d'épouses 
sans  mariage,  de  concubines  d'un  nouveau  genre,  de  courtisanes 
d'un  seul  homme.  »  Ghrysostome,  plus  hardi  dans  l'énergie  de  son 
blâme,  s'écria  un  jour  qu'un  évoque  qui  souffrait  ces  désordres  avait 
moins  d'excuse  que  les  entremetteurs  de  débauches  publiques.  Il  ré- 
solut d'extirper  le  mal  dans  son  église;  mais  les  mesures  qu'il  prit, 
trop  brusques  et  trop  violentes,  manquèrent  d'abord  leur  but. 


TROIS    MINISTRES    DE    L  EMPIRE    ROMAIN.  527 

Il  n'avait  pas  gouverné  trois  mois  que  tout  son  clergé  était  soulevé 
contre  lui  :  diacres  et  prêtres  cabalaient  à  qui  mieux  mieux;  l'évè-' 
que  leur  rendit  guerre  pour  guerre,  il  en  cassa,  il  en  renvoya  plu- 
sieurs. Un  mot  imprudent  mit  le  comble  à  leur  exaspération,  tn 
diacre  nommé  Sérapion,  qui  le  poussait  dans  la  voie  des  rigueurs, 
et,  comme  il  arrive  de  tous  les  caractères  excessifs,  avait  pris  une 
grande  influence  sur  lui,  se  penchant  vers  son  oreille  au  milieu 
d'une  discussion  tumultueuse,  lui  dit  assez  haut  pour  être  entendu 
de  quelques-uns  :  «  livêque,  prends  un  bâton  et  chasse-moi  du  même 
coup  tous  ces  gens-là,  car  autrement  tu  n'en  viendras  pas  à  bout.  » 
C'en  était  trop.  L'évêque  et  le  clergé  formèrent  dès  lors  deiLx  camps 
séparés  qui  s'épiaient  incessamment,  l'un  pour  diffamer,  l'autre  pour 
punir.  Les  clercs  répandus  dans  le  monde  allaient  de  porte  en  porte 
déverser  le  ridicule  ou  la  calomnie  sur  leur  chef,  qu'ils  bravaient 
par  l'infraction  de  tous  ses  ordres.  Tandis  que  la  division  la  plus  la- 
mentable régnait  dans  l'église  de  Gonstantinople,  Chrysostome  ne  se 
fit  pas  plus  d'amis  parmi  les  évêcfues  des  diocèses  voisins,  sur  les- 
quels une  suprématie  de  fait  était  exercée  par  le  siège  de  la  ville  im- 
périale. Jean  les  traita  sans  beaucoup  plus  de  ménagement  que  ses 
propres  clercs,  et  des  hommes,  ses  égaux,  qui  pouvaient  même,  à 
un  moment  donné,  devenir  ses  juges,  crièrent  aussi  à  la  tyrannie  et 
tendirent  la  main  aux  ennemis  du  dedans. 

Si  le  ministre  d'Arcadius ,  en  appelant  près  de  lui  Chrysostome 
et  livrant  au  simple  prêtre  d'Antioche  le  plus  beau  siège  épiscopal 
de  l'empire,  avait  pu  songer  à  se  faire  un  complaisant,  il  aurait  certes 
montré  peu  de  discernement  des  hommes.  Il  suffisait  même,  en  de- 
hors de  toute  autre  considération,  que  le  nouvel  élu  fût  notoirement 
la  créature  d'Eutrope,  pour  qu'il  évitât  avec  soin  toute  apparence 
de  faiblesse  au  nom  de  sa  propre  dignité  et  des  devoirs  de  son  mi- 
nistère :  ici  le  caractère  de  l'évêque  répondait  trop  bien  aux  idées 
d'indépendance  sacerdotale  pour  qu'il  n'en  fût  pas  ainsi.  La  bonne 
intelligence  exista  donc  à  peine  quelques  jours  entre  des  person- 
nages si  différons,  placés  en  face  l'un  de  l'autre  et  en  contact  per- 
pétuel. Le  spectacle  de  ce  qui  se  passait  à  la  cour  fit  fermenter 
la  bile  du  prélat,  qui  se  crut  le  droit  de  régenter  les  ministres  de 
l'empereur,  et  l'empereur  lui-même,  comme  il  régentait  ses  clercs. 
Ce  furent  d'abord  des  remontrances  privées,  orales  ou  par  écrit, 
tantôt  sur  le  luxe  et  les  dépenses  du  palais,  tantôt  sur  la  passion 
du  théâtre  et  des  courses  du  cirque  ;  peu  à  peu  ces  plaintes  devin- 
rent publiques;  des  avertissemens  et  presque  des  menaces  étaient 
proférés  en  pleine  chaire  sous  des  allusions  qui  ne  trompaient  per- 
sonne. Enfin,  des  tremblemens  de  terre  ayant  eu  lieu  à  Constanti- 
nople  pendant  cette  année  398,  Chrysostome  s'emporta  jusqu'à  dire 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  c'étaient  les  injustices,  les  prodigalités,  4es  clébaucbes  des  piiis- 
sans  et  des  magistrats  qui  avaient  allumé  la  colère  de  Dieu,  retenue 
seulement  par  les  prières  des  pauvres.  Eutrope  lui-même,  comme 
si  les  allusions  ne  lui  eussent  pas  suffi,  donna  à  Chrysostome  le  si- 
gnal des  attaques  directes  en  complétant,  par  un  nouveau  décret, 
les  mesures  restrictives  de  l'immunité  des  asiles. 

Nous  avons  déjà  parlé  (1)  du  droit  d'asile  ecclésiastique  et  de  ses 
abus,  qui  créaient,  sous  la  main  des  évêques  et  des  abbés  des  mo- 
nastères, un  droit  à  l'impunité  en  faveur  des  condamnés  fugitifs.  Il 
fallait  que  ces  abus  fussent  bien  crians,  puisque  Théodose  lui-même 
avait  cru  devoir  y  porter  remède.  Des  décrets,  comme  on  l'a  vu,  li- 
mitatifs de  l'immunité  d'asile,  avaient  donc  été  rendus  antérieure- 
ment au  règne  d'Arcadius,  et  l'avaient  été  dans  une  sage  mesure  : 
Eutrope  gâta  tout  en  choisissant,  pour  renouveler  et  étendre  les  an- 
ciennes prescriptions,  une  circonstance  où  la  question  de  droit  n'é- 
tait évidemment  que  le  prétexte,  et  la  satisfaction  d'une  vengeance 
personnelle  le  véritable  but.  Aussi  Nectaire  avait-il  eu  pour  lui  la  fa- 
veur générale  lorsqu'il  avait  adressé  à  l'empereur  des  représentations 
qui  par  malheur  n'avaient  point  été  écoutées.  L'affaire  en  était  là 
lorsque  Chrysostome  vit  paraître,  sous  la  date  du  27  juillet,  plu- 
sieurs lois  nouvelles  qui  complétaient  et  aggravaient  en  divers  points 
les  actes  précédens.  De  Nectaire  à  Chrysostome,  la  différence  était 
grande  :  celui-ci  prit  feu  aAec  l'animosité  d'un  tribun,  et  l'évêque 
se  déclara  hautement  l'ennemi  du  ministre. 

Cependant  le  parti  des  mécontens ,  attentif  à  ce  qui  se  passait, 
vit  avec  joie  ses  rangs  s'accroître  d'un  auxiliaire  aussi  opiniâtre  que 
puissant.  L'impératrice,  avec  cette  intuition  des  femmes  qui  ne  les 
trompe  jamais  quand  leur  intérêt  ou  leur  vanité  est  enjeu,  avait 
pressenti,  dès  les  premiers  momens,  l'antagonisme  qui  éclatait,  et 
non  moins  habilement  elle  s'était  mise  en  mesure  d'en  profiter.  L'é- 
vêque ne  la  recherchant  point  et  évitant  la  cour,  elle  était  allée  vers 
lui,  et  s'était  jetée  avec  une  apparente  passion  dans  tout  ce  qui 
pouvait  lui  complaire  et  l'attirer.  Son  chambellan  particulier,  l'eu- 
nuque Amantius,  homme  d'une  grande  droiture  de  cœur  et  d'une 
sincère  piété,  devint  son  intermédiaire  près  du  prélat  et  le  canal 
des  libéralités  dont  elle  se  mit  à  combler  sans  mesure  les  églises  et 
les  pauvres.  Cette  liaison  de  l'impératrice  avec  Chrysostome  s'éta- 
blit, comme  on  le  pense  bien,  aux  dépens  d' Eutrope.  Pour  donner 
des  gages  de  sa  bonne  foi  à  ce  nouvel  et  ombrageux  allié,  on  vit  l'al- 
tière  Eudoxie  afficher,  malgré  ses  goûts  mondains,  les  pratiques 
d'une  dévotion  excessive,  suivre  les  reliques  pieds  nus,  dans  un 

(1)  Bévue  du  l"  mars  18G1. 


TUOIS    MIMSTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  529 

costume  moitié  monastique  et  moitié  impérial,  traînant  l'empereur 
à  sa  suite,  et  fonder  au  loin  des  basiliques  dont  elle  dessinait  elle- 
même  les  plans.  Aussi  la  chaire  épiscopale  ne  trouvait-elle  pas  de 
louanges  assez  retentissantes  pour  remercier  «  cette  mère  des  égli- 
ses, cette  nourricière  des  moines,  cette  protectrice  des  saints,  ce 
bâton  des  pauvres.  »  Eudoxie  était  la  lumière  de  l'empire,  l'eu- 
nuque en  était  l'ombre  et  la  nuit. 

Ainsi  s'amoncelait,  au  fond  du  gynécée  impérial  et  dans  les  re- 
traites du  sanctuaire  de  Sainte-Sophie,  un  double  orage  qu'Eutrope 
dédaigna  ou  ne  vit  pas.  La  foudre  était  bien  près  d'éclater  lorsque 
l'imprudent  ministre,  dans  l'infatuation  de  ses  succès,  jeta  un  der- 
nier défi  à  l'opinion  du  monde  en  se  faisant  conférer  par  son  maître 
le  titre  de  patrice  avec  celui  de  consul. 

II. 

Le  consulat  d'Eutrope  causa  dans  le  monde  romain  une  émotion 
à  laquelle  l'eunuque  ne  s'était  pas  attendu,  parce  qu'il  ne  connais- 
sait pas  bien  l'Occident.  En  Orient,  on  fut  offensé  de  cet  orgueil 
excessif  de  l'esclave  aspirant  à  une  dignité  voisine  du  trône,  et  l'on 
se  demanda  si  quelque  jour  l'étrange  consul  n'aurait  pas  la  fantai- 
sie de  se  faire  empereur.  Quant  au  titre  de  patrice,  il  fut  accueilli 
par  des  railleries  qui  retombaient  directement  sur  le  prince.  ((  Il  a 
bien  fait,  disait-on,  de  se  choisir  un  tel  père.  »  Ainsi  se  produisait  de- 
vant les  entreprises  ambitieuses  d'Eutrope  le  sentiment  des  Romains 
d'Orient.  En  Occident,  en  Italie  surtout,  où  le  consulat  n'était  pas 
seulement  le  premier  des  honneurs,  mais  une  institution  sacrée,  liée 
aux  grandeurs  de  la  vieille  Rome  et  pour  ainsi  dire  sa  représenta- 
tion historique  et  l'âme  de  son  passé,  l'étonnement  fut  plus  grand 
et  l'indignation  plus  profonde.  D'abord  on  ne  crut  pas  à  la  nouvelle, 
arrivée  de  Constantinople  par  des  bruits  vagues  en  octobre  ou  no- 
vembre 398,  qu'Eutrope  venait  d'être  désigné  consul;  on  la  repoussa 
comme  une  fable.  «  Autant  vaudrait,  se  disaient  les  Romains,  nous 
annoncer  un  cygne  noir  ou  un  corbeau  blanc.  »  Quand  la  fable  se  fut 
trouvée  vraie,  qu'aucun  recours  ne  resta  plus  au  doute,  la  colère 
éclata  de  toutes  parts  en  manifestations  bruyantes  :  chacun  se  sentit 
blessé  dans  sa  croyance,  dans  ses  préjugés,  dans  sa  dignité  de  ci- 
toyen, dans  l'honneur  même  de  sa  maison. 

Le  consulat  avait  à  Rome  un  caractère  religieux,  dérivé  des  insti- 
tutions païennes,  et  dont  la  trace  subsistait  dans  beaucoup  d'esprits, 
malgré  l'afTaiblissement  de  l'ancien  culte  et  les  progrès  croissans  du 
nouveau.  Ce  caractère  religieux  reprenait  sa  force  sous  le  coup  de 
graves  inquiétudes  publiques  ou  de  grands  désastres  :  il  reparut 

TOME  xxxrv.  34 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  cette  circonstance,  où  la  pureté  du  consulat  était  mise  en  ques- 
tion. Les  nouveaux  consuls  inaugurant  à  la  fois  leur  magistrature  et 
l'année,  ni  leur  personne,  ni  leur  nom  n'étaient  censés  indifférens  au 
destin  de  cette  année  nouvelle,  et  les  vieux  Romains  avaient  porté 
en  cela  la  superstition  à  l'excès.  Sans  être  aussi  crédules  que  leurs 
pères,  les  contemporains  d'Honorius  ne  virent  pas  sans  une  secrète 
terreur  l'année  399  s'ouvrir  sous  les  auspices  d'Eutrope.  On  s'abor- 
dait dans  les  rues,  sur  les  places,  on  se  communiquait  mutuellement 
ses  alarmes.  «  Quels  auspices!  disait  l'un,  les  enfans  à  deux  tètes,  les 
bœufs  qui  parlent,  les  oiseaux  sinistres,  ne  sont  rien  à  côté  de  ceci  : 
c'est  la  stérilité  qui  nous  menace.  Plus  de  mariages  féconds,  plus 
de  récoltes.  A  quoi  bon  ensemencer  les  champs?  Qui  perdra  son 
temps  à  planter  la  vigne  ?  Le  ciel  ne  peut  féconder  une  année  que 
l'impuissance  même  va  ouvrir.  —  Non,  non,  répliquait  un  autre, 
l'année  repousse  un  pareil  nom;  Janus,  de  sa  double  bouche,  défend 
de  l'inscrire  sur  les  fastes.  —  Les  lois  du  monde  sont  renversées, 
ajoutait  un  troisième;  si  les  eunuques  usurpent  la  trabée,  les 
hommes  n'ont  plus  qu'à  prendre  la  quenouille  et  à  fder.  L'univers 
va  se  soumettre  au  gouvernement  des  amazones.  —  Oh!  s'écriait  un 
survenant  avec  l'autorité  ou  la  prétention  de  l'érudit,  l'antiquité, 
dans  ses  plus  grandes  fureurs,  n'a  rien  offert  de  si  monstrueux  : 
OEdipe  épousa  sa  mère,  Thyeste  sa  fdle,  Médée  immola  son  père,  les 
frères  se  sont  égorgés  dans  Thèbes ,  les  dieux  se  sont  battus  devant 
Troie;  mais  un  eunuque  consul,  on  ne  l'a  jamais  vu!  »  Ainsi  écla- 
taient les  émotions  du  peuple;  telles  étaient  ses  idées  et  ses  terreurs 
superstitieuses,  dont  la  poésie  contemporaine  nous  a  laissé  le  vivant 
tableau. 

Pour  des  cœurs  plus  élevés,  c'étaient  de  plus  sérieuses  douleurs  : 
la  patrie  romaine  dégradée  dans  le  présent,  souillée  jusque  dans 
son  histoire,  et  les  noms  des  Brutus,  des  Scipions,  des  Fabius,  des 
Claude,  profanés  par  le  contact  d'un  nom  servile.  Ceux  des  séna- 
teurs qui  comptaient  des  personnages  consulaires  dans  les  annales 
de  leurs  familles  allaient  gémir  au  milieu  des  images,  rangées  par 
ordre,  dans  l'atrium  de  leur  demeure.  Tous,  grands  et  petits,  se 
remémoraient  les  affronts  et  les  misères  de  tout  genre  que  cet  es- 
clave, consul  désigné,  avait  fait  peser  sur  l'Italie  :  le  feu  de  la  ré- 
volte soufflé  en  Afrique,  les  navires  de  l'annone  saisis,  la  ville  éter- 
nelle livrée  à  la  famine!  Comme  tout  le  monde  avait  souffert,  tout 
le  monde  s'indignait  à  ce  souvenir  de  la  veille,  et  l'on  jurait  que  le 
consulat  d'Eutrope  ne  serait  pas  inscrit  au  Capitole.  Il  fut  même  ré- 
solu que  le  peuple  et  le  sénat  porteraient  ce  vœu  à  l'empereur  par 
une  députation  solennelle. 

Au  camp  de  Milan,  où  résidait  le  prince  sous  l'œil  de  son  tuteur. 


TROIS    .MIMSTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  531 

la  nouvelle  n'avait  pas  été  mieux  reçue  qu'à  Rome,  et  pour  des  rai- 
sons plus  personnelles,  car  c'était  vis-à-vis  d'eux  une  raillerie  amère 
et  un  défi  ;  Stilicon  et  Honorius  étaient  déjà  convenus  de  ne  point 
reconnaître  Eutrope  en  Occident.  Au  moment  où  les  députés  de  Rome 
arrivèrent  au  palais,  l'empereur  donnait  audience  à  des  Germains 
venus  des  bords  du  Rhin  au  nom  de  leurs  peuplades  pour  renouer 
avec  l'empire  l'alliance  un  moment  ébranlée.  Haut  de  taille  et  d'un 
port  assez  majestueux,  le  fils  de  Théodose  répondait  avec  assez  d'à- 
propos  à  ces  fils  de  la  Germanie,  ambassadeurs  au  manteau  de 
peaux  de  bêtes,  aux  longues  moustaches  rousses,  à  la  chevelure  liée 
sur  le  sommet  de  la  tête  ou  retombant  en  anneaux  sur  leurs  épaules. 
Aux  uns  il  imposait  des  rois,  à  d'autres  il  demandait  des  otages  en 
garantie  de  leurs  promesses;  quelques-uns  recevaient  l'ordre  d'en- 
voyer des  contingens  à  l'armée  romaine,  et  le  Sicambre,  mêlé  aux 
légions,  devait  raser  cette  épaisse  crinière  qui  distinguait  les  fédérés 
servant  comme  troupes  barbares  de  ceux  qui  combattaient  sous  les 
aigles.  En  assistant  à  cette  revue,  pâle  image  des  temps  où  Rome 
était  puissante  et  révérée  dans  le  monde ,  les  députés  du  Capitole 
se  sentirent  émus  et  eurent  peine  à  retenir  leurs  larmes. 

Ce  qui  se  dit  entre  eux  et  l'empereur,  ou  plutôt  entre  eux  et  le 
wai  souverain,  Stilicon,  nous  ne  le  savons  que  par  la  bouche  d'un 
poète;  mais  celui-ci  n'était  pas  un  vulgaire  versificateur  chantant 
les  grands  par  ouï-dire  et  n'apercevant  que  de  loin  les  lambris  de  la 
cour.  Claudien,  tribun  d'une  légion  par  la  faveur  de  Stilicon,  assistait 
peut-être  à  cette  audience  ;  en  tout  cas,  il  put  la  connaître  dès  le 
joui"  même  par  le  récit  de  son  protecteur.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous 
en  fait,  suivant  l'habitude  des  poètes,  une  narration  allégorique, 
où  la  déesse  Rome  représente  la  députation  de  la  ville  éternelle  et 
adresse  à  l'empereur  un  discours,  celui  sans  doute  que  lui  tinrent 
les  envoyés.  C'est  du  moins  le  genre  d'argumens,  c'est  la  suite  des 
idées  que  l'orateur  du  sénat  et  du  peuple  de  Rome  put  exposer  au 
jeune  homme  qui  tenait  en  ses  mains,  sinon  la  destinée,  du  moins 
la  dignité  du  consulat. 

Puisant  son  exorde  dans  le  spectacle  inattendu  qui  venait  de  frap- 
per ses  regards,  l'orateur  (on  peut  supposer  que  c'était  lui)  réca- 
pitula les  gloires  de  Théodose  et  d' Honorius  :  le  Saxon  défait  sur 
l'Océan,  la  Bretagne  délivrée  des  attacfues  du  Picte,  la  Gaule  vengée 
des  menaces  de  la  Germanie.  «  Par  toi,  prince,  ajouta-t-il,  Rome 
voit  à  ses  pieds  le  Frank  humilié,  le  Suève  abattu,  et  le  Rhin,  sou- 
mis à  ta  loi,  te  salue  du  nom  de  Germanique...  Mais,  hélas!  l'Orient, 
cette  terre  vouée  à  la  discorde,  envie  nos  prospérités.  De  l'autre  côté 
du  soleil  fermentent  d'abominables  complots  qui  tendent  à  nous 
désunir,  à  empêcher  que  l'empire  tout  entier  ne  forme  un  seul 
corps.  »  Alors  vient  l'énumération  de  toutes  les  insultes  faites  à 


532  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Occident  par  le  gouvernement  de  Byzance  :  révolte  de  Gildon,  ra- 
vage des  villes  africaines,  famine  de  Rome,  souffrances  de  l'Italie. 
Tout  cela  est  l'ouvrage  d'Eiitrope,  c'est  ainsi  qu'il  a  mérité  le  consulat 
que  lui  décerne  l'Orient;  mais  ce  consulat  lui-même  est  le  plus  grand 
des  crimes. 

«  Accoutumé  à  se  courber  sous  le  sceptre  des  femmes,  FOrient  peut  ac- 
cepter celui  d'un  eunuque,  on  le  comprend  bien  ;  mais  ce  que  TOronte  ou 
THalys  regarde  comme  un  usage  serait  une  souillure  pour  le  Tibre.  S'ils  res- 
tent indifférens  à  leur  gloire,  nous  sommes  juges  et  gardiens  de  la  nôtre. 
Depuis  que  la  Perse  a  fait  passer  dans  nos  mœurs  son  luxe  et  sa  corruption, 
l'espèce  dégradée  des  collègues  d'Eutrope  s'est  glissée  chez  nous;  mais  sa 
puissance  est  heureusement  limitée  à.  la  chambre  impériale,  à  la  surveil- 
lance du  vestiaire,  à  la  garde  des  bijoux.  Qu'ils  s'occupent  de  colliers, 
qu'ils  soignent  les  vêtemens  de  pourpre,  qu'ils  protègent  le  sommeil  du 
prince  contre  des  bruits  importuns,  ou  sa  tête  sacrée  contre  les  ardeurs  du 
soleil,  à  la  bonne  heure  !  Mais  revêtir  la  pourpre  au  lieu  de  la  soigner,  mais 
toucher  aux  rênes  de  l'état  au  lieu  de  manier  l'éventail,  la  majesté  romaine 
le  leur  défend! 

«  Quoi  !  nous  irions  convoquer  les  comices  au  Champ-de-Mars,  poser  les 
barrières,  recueillir  les  suffrages  pour  un  eunuque!  La  tribune  du  Forum 
retentirait  de  ses  louanges!  L'image  d'Eutrope  serait  portée  parmi  celles 
des  Emile,  des  Décius,  des  Camille,  sauveurs  et  soutiens  de  la  patrie!  La 
dignité  fondée  par  Brutus  irait  se  salir  aux  mains  des  Chrysogone  et  des 
Narcisse!  Voilà  où  auraient  abouti  ta  chaste  mort,  ô  Lucrèce!  ton  dévoue- 
ment devant  les  brasiers  de  Porsenna,  ô  Mucius!  ton  héroïsme,  ô  Brutus! 
quand  tu  sacrifiais  les  sentimens  du  père  au  devoir  du  citoyen,  et  les  fais- 
ceaux auraient  été  ravis  aux  Tarquins  pour  être  jetés  aux  pieds  d'un  es- 
clave?... Sortez  donc  des  profondeurs  de  vos  tombeaux,  vieux  Romains, 
orgueil  du  Latium,  venez  contempler  sur  vos  chaises  curules  un  collègue  in- 
connu! Ou  plutôt,  ombres  magnanimes,  apportez-nous  la  vengeance  du  sein 
de  l'éternelle  nuit!  vengez-vous,  vengez  la  majesté  romaine  :  des  monstres 
au  sexe  douteux  se  parent  de  vos  insignes;  des  mains  serviles,  faites  pour 
porter  des  fers,  osent  brandir  la  hache  des  consuls... 

«  Vous  aussi,  qui  fûtes  quatre  fois  décoré  du  titre  consulaire,  prince,  fils 
de  Théodose,  songez  à  votre  propre  gloire,  épargnez  à  nos  fastes  l'infamie 
qui  veut  les  atteindre.  Cette  magistrature  est  la  seule  que  les  césars  au 
comble  de  leur  puissance  peuvent  encore  ambitionner  :  elle  leur  est  com- 
mune avec  nous  ;  par  une  noble  participation  d'honneurs,  on  la  voit  passer 
des  mains  du  monarque  dans  celles  du  sujet,  et  de  nos  mains  dans  ses  mains 
augustes:  gardez-la  donc  dans  sa  pureté,  puisqu'elle  vous  appartient  aussi; 
éloignez  d'elle  une  flétrissure  qui  retomberait  sur  vous.  Nous  te  le  deman- 
dons également,  Stilicon!  ta  gloire  y  est  intéressée  comme  la  nôtre.  Quelle 
guerre  ton  bras  voudrait-il  entreprendre,  quelle  victoire  Rome  pourrait-elle 
espérer  sous  les  auspices  d'un  eunuque?  » 

Trop. habile  pour  faire  un  éclat  qui  aurait  amené  la  guerre  immé- 
diate, Stilicon  répondit  par  quelques  brèves  paroles,  d'une  mode- 


TROIS    MINISTRES    DE    L  EMPIRE    ROMAIN.  533 

ration  apparente.  Il  affirma  n'avoir  reçu  aucune  notification  directe 
de  la  nomination  du  consul  d'Orient,  ajoutant  qu'il  n'en  recevrait 
probablement  pas  avant  les  calendes  de  janvier,  la  mer  et  les  vents 
étant  contraires,  qu'ainsi  on  devait  s'attendre  à  ne  proclamer  dans 
Rome  qu'un  seul  consul.  Le  choix  de  ce  consul  unique  avait  été  fait 
avec  mûre  réflexion,  et  comme  pour  contraster  d'avance  avec  ce  qui 
allait  se  passer  en  Orient,  iïonorius  désignait  Mallius  Theodorus, 
préfet  actuel  d'Italie,  un  des  hommes  les  plus  considérables  et  les 
plus  honorés  de  l'Occident.  Des  mesures  furent  arrêtées  d'ailleurs 
entre  la  cour  de  Milan  et  le  sénat  de  Rome  pour  que  son  entrée  en 
charge  reçût  un  éclat  extraordinaire  en  rapport  avec  l'étrange  té  des 
circonstances. 

Mallius  Theodorus  était  un  type  curieux  du  noble  romain  à  cette 
époque  de  transition  religieuse  où  le  païen  était  attiré  vers  le  chris- 
tianisme par  l'exemple  du  prince  ou  le  cri  de  sa  conscience,  et  le 
chrétien  retenu  sur  la  limite  du  polythéisme  par  le  respect  des  tra- 
ditions séculaires  et  l'esprit  intolérant  de  la  noblesse.  Dans  ce  con- 
flit de  doctrines  et  de  cultes,  la  philosophie  platonicienne,  voisine 
du  christianisme  par  ses  sublimités,  tandis  qu'elle  purifiait  le  gros- 
sier réalisme  païen  par  des  interprétations  idéales ,  formait  un  ter- 
rain neutre  où  chrétiens  et  païens  pouvaient  se  rencontrer  sans  se 
choquer.  C'était  sur  ce  terrain  que  Mallius  Theodorus,  chrétien  de 
profession,  mais  noble  par  sa  naissance  et  ses  fonctions,  avait  planté 
sa  tente,  là  qu'il  pouvait  être  à  la  fois  l'ami  du  vieux  pontife  Sym- 
maque  et  le  protecteur  du  jeune  Augustin,  récemment  converti,  qui 
lui  dédia  son  traité  de  la  vie  heureuse.  Lui-même  avait  composé  un 
livre  sur  l'origine  du  monde  et  la  source  de  nos  idées,  probablement 
d'après  le  système  de  Platon.  Séduisant  dans  ses  manières,  irrépro- 
chable dans  ses  mœurs,  bienveillant  dans  ses  rapports  avec  les  au- 
tres, écrivain  correct  en  prose  et  en  vers,  Théodore  avait  eu  une 
vie  facile  et  applaudie.  Dans  ce  temps  de  discorde  de  tout  genre,  on 
ne  lui  connaissait  point  d'ennemi.  Successivement  avocat  au  barreau 
du  prétoire,  proconsul  en  Afrique  et  en  Macédoine,  intendant  des  lar- 
gesses privées  et  préfet  du  prétoire  des  Gaules,  il  occupait  la  grande 
préfecture  de  l'Italie,  lorsqu'Honorius  jeta  les  yeux  sur  lui.  Tous  les 
partis  approuvèrent  un  choix  si  prudent,  et,  afin  de  flatter  le  sénat, 
le  nouveau  consul  réclama  la  présence  de  Symmaque  à  la  cérémonie 
de  son  installation.  Symmaque,  n'ayant  pu  venir,  se  fit  remplacer 
par  son  fils  Flavien ,  de  sorte  que  le  chrétien  Théodore ,  montant  au 
Capitole  pour  y  bénir  l'année,  se  trouva  flanqué  d'un  exilé  de  la 
veille,  chef  du  parti  païen  dans  les  dernières  guerres  religieuses. 
Claudien  reçut  l'ordre  de  célébrer  le  consulat  de  Mallius  par  ses  vers 
les  plus  retentissans,  et  on  lui  commanda  en  même  temps  une  satire 
sur  celui  d'Eutrope;  mais  l'homme  pacifique  et  modéré  ne  sut  guère 


b?)ll  REVUE    DES    DEUX    3IUNDE.S. 

inspirer  la  muse  passionnée  du  poète  :  elle  se  trouvait  plus  à  l'aise 
devant  l'ennemi  de  Stilicon. 

Tandis  que  la  ville  de  Rome,  aux  calendes  de  janvier  399,  célé- 
brait l'entrée  en  charge  d'un  seul  consul,  une  cérémonie  semblable 
ou  plutôt  une  parodie  des  grandeurs  romaines  avait  lieu  le  même 
jour,  à  la  même  heure,  dans  les  murs  de  Gonstantinople.  Eutrope, 
vêtu  du  manteau  à  larges  palmes,  venait  s'asseoir  au  foyer  des  cé- 
sars; le  sénat  l'entourait,  tout  ce  que  l'empire  avait  de  plus  illustre, 
le  genou  fléchi  devant  cet  esclave,  se  disputait  l'honneur  de  baiser 
sa  main;  les  plus  favorisés  venaient  appliquer  leurs  lèvres  sur  ses 
joues  ridées  et  difformes.  On  l'appelait  le  soutien  des  lois,  le  sauveur 
de  la  patrie,  le  père  du  prince.  Eutrope  avait  voulu  que  les  portes  du 
palais  fussent  ouvertes,  comme  si  cette  demeure  eût  été  la  sienne, 
et  une  foule  immense  s'y  précipita,  faisant  retentir  les  galeries  de 
marbre  de  ses  cris  d'impatience  mêlés  à  mille  railleries.  Enfin  le 
cortège  se  met  en  marche  :  —  du  palais  il  se  rend  à  la  curie  de  Con- 
stantin, réservée  pour  l'inauguration  des  consuls,  puis  au  forum  voi- 
sin, dont  l'enceinte  circulaire  était  formée  de  deux  portiques  super- 
posés. Eutrope  traverse  cette  vaste  place  que  décorent  des  marbres 
de  toutes  couleurs,  des  statues,  des  colonnes  d'airain:  il  s'avance 
vers  le  tribunal,  élevé  sur  des  gradins  de  porphyre,  il  y  monte  et 
harangue  le  peuple  au  milieu  d'acclamations  payées.  Pendant  que 
ce  cérémonial  a  lieu  dans  le  quartier  du  palais  impérial  et  du  sénat, 
d'autres  parties  de  la  ville  se  remplissent  d'ouvriers  qui  dressent  les 
statues  de  l'arrogant  parvenu;  les  unes  sont  d'airain,  les  autres  du 
marbre  le  plus  beau.  Ici  on  le  voit  en  costume  de  juge,  là  il  porte 
la  toge,  ailleurs  il  a  ceint  l'épée.  Le  sénat  a  voulu  l'avoir  à  cheval, 
et  bientôt  ses  portiques  l' étaleront  aux  regards,  pressant  les  flancs 
d'un  coursier.  Au-dessous  de  chacun  des  monumens  sont  inscrits 
des  titres  emphatiques  qui  eussent  fait  rougir  un  plus  digne  que  lui  : 
on  l'appelle  le  troisième  fondateur  de  la  ville,  après  Byzas  et  Con- 
stantin, et  l'on  ose  y  parler  de  sa  haute  naissance,  quand  les  maî- 
tres qu'il  servait  sont  encore  vivans. 

«  Quel  excès  de  bassesse  dans  cette  cour!  s'écrie  Claudien,  qui  nous  donne 
une  partie  de  ces  détails.  La  terreur  règne-t-elle  donc  là-bas?  un  effroi  se- 
cret comprime-t-il  l'indignation?  l'horreur  du  moins  siége-t-elle  au  fond 
des  âmes?  Non;  le  sénat  applaudit  de  bon  cœur,  et  les  grands  de  Byzance 
font  écho  :  voilà  les  Romains  de  la  Grèce  !  Peuple  bien  digne  de  son  sénat, 
sénat  bien  digne  de  son  consul!  L'armée  elle-même  ne  sait  que  rester  oi- 
sive; il  n'y  a  plus  un  seul  soldat  qui,  dans  une  pudique  colère,  saisisse  son 
arme  et  se  lève.  C'est  apparemment  aux  Barbares  qu'il  appartiendra  de  laver 
l'ignominie  des  Romains. 

«  Il  ne  reste  plus  qu'une  chose  :  c'est  que  tous  les  eunuques  du  monde, 
les  égaux,  les  compagnons  du  consul,  viennent  occuper  les  sièges  de  ces  faux 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  535 

pères  de  la  patrie!  Allons,  eunuques,  accourez,  venez  faire  cortège  à  votre 
chef!  Patriciens  d'un  nouveau  genre,  quittez  la  chambre  à  coucher,  votre 
place  est  au  tribunal  ;  vous  avez  suivi  assez  longtemps  la  litière  des  matrones, 
on  vous  attend  derrière  la  chaise  des  consuls!  ou  plutôt,  non,  cela  ne  se  pas- 
sera pas  ainsi.  Si  le  terrible  Stilicon  rougissait  de  combattre  un  tel  ennemi 
avec  l'épée,  qu'a-t-il  besoin  de  tirer  la  sienne?  Que  le  fouet  seul  retentisse, 
et  Ton  verra  se  courber  des  dos  habitués  au  châtiment.  On  nous  raconte  que 
les  Scythes,  au  bout  d'une  guerre  de  plusieurs  années,  trouvèrent  leurs 
esclaves  assis  à  leurs  foyers,  maîtres  de  leurs  femmes  et  opprimant  leurs 
enfans.  Ces  misérables  voulaient  encore  leur  fermer  l'entrée  de  leur  pays, 
et  s'avançaient  au-devant  d'eux  avec  des  armes  :  les  Scythes  ne  montrèrent 
que  des  fouets,  et  au  seul  bruit  des  lanières  les  esclaves  redemandèrent 
leurs  chaînes.  » 

Le  poète  va  plus  loin  :  il  met  clans  la  bouche  de  Mars ,  père  des 
Romains,  un  fougueux  appel  aux  armes,  et  comme  la  côte  d'Asie 
éprouvait  alors  des  secousses  de  tremblement  de  terre  assez  vio- 
lentes pour  avoir  endommagé  un  quartier  de  Constantinople,  Clau- 
dien  énumère  ces  désastres  avec  un  contentement  sinistre,  et  il  ose 
ajouter  ces  mots  :  «  Puisse  Neptune,  d'un  revers  de  son  trident,  re- 
jeter dans  la  mer  cette  terre  souillée  avec  le  crime  qu'elle  a  enfanté! 
—  Nous  accordons  volontiers  aux  furies  une  seule  ville  pour  sauver 
l'univers.  »  Telle  était  la  haine  fratricide  qui  animait  l'une  contre 
l'autre  les  deux  métropoles  du  monde  romain. 

L'Orient  était  dans  cette  situation,  lorsqu'au  mois  de  février  ou 
de  mars  arriva  dans  Constantinople  un  officier  goth  qui  comman- 
dait, avec  le  grade  romain  de  tribun,  une  colonie  militaire  barbare, 
établie  dans  les  provinces  phrygiennes,  autour  de  la  ville  de  Nacolie. 
Il  se  nommait  Tarbigile  ou  Tribigilde,  et  la  tribu  de  colons  fédérés 
placée  sous  ses  ordres  appartenait  aux  Gruthonges,  branche  consi- 
dérable des  Ostrogoths.  Tribigilde  venait  à  la  cour  saluer  l'empereur 
et  solliciter  pour  lui-même  un  avancement  de  grade,  pour  ses  colons 
une  solde  plus  forte  en  argent,  attendu  que  les  Gruthonges,  mau- 
vais laboureurs  comme  tous  les  Barbares,  mouraient  de  faim  sur  les 
terres  les  plus  fertiles  de  l'Asie.  La  richesse  par  un  travail  productif 
leur  convenait  beaucoup  moins  que  l'oisiveté  avec  un  peu  d'argent 
et  le  pouvoir  de  satisfaire  doublement  les  vices  de  leur  race  et  ceux 
qu'ils  empruntaient  aux  Romains.  Ils  avaient  d'ailleurs  devant  les 
yeux  l'exemple  d'Alaric,  qui  avait  montré  comment  on  se  procurait 
en  Épire  les  gratifications  que  refusait  Constantinople.  Le  voyage  de 
Tribigilde  n'eut  point  le  succès  qu'il  en  attendait.  Assailli  de  récla- 
mations semblables  de  la  part  de  tous  les  cantonnemens  barbares 
de  son  empire,  Arcadius  repoussa  celle-là,  et  Eutrope,  après  avoir 
promené  le  Gruthonge  de  délai  en  délai,  finit  par  le  congédier  en  se 
moquant  de  lui.  Tribigilde  était  parent  de  Gainas,  qu'il  avait  entre- 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenu  des  espérances  de  sa  mission,  et  à  qui  il  vint  confier  sa  décon- 
venue et  son  dépit.  Gainas  se  garda  bien  de  le  calmer;  il  sembla  au 
contraire  plus  irrité  que  lui  des  airs  insolens  de  l'eunuque  vis-à-vis 
d'un  chef  de  leur  race.  On  ne  sut  pas  d'ailleurs  ce  qui  se  passa  entre 
ces  deux  Barbares;  mais,  quand  le  tribun  partit  pour  regagner  sa 
colonie,  il  avait  le  cœur  profondément  ulcéré. 

Il  s'acheminait  lentement  vers  sa  demeure,  honteux  d'y  reparaître 
les  mains  vides  et  de  la  retrouver  pauvre,  dénuée  de  ce  luxe  gros- 
sier qui  faisait  l'orgueil  des  familles  germaines,  et  attestait  soit  le 
bonheur  de  son  chef  dans  les  expéditions  de  guerre,  soit  son  crédit 
près  des  généraux  romains  et  sa  faveur  près  de  l'empereur.  Les 
femmes  surtout  tenaient  à  étaler  ces  marques  de  l'autorité  de  leurs 
maris,  ou  sur  elles  en  parures  bizarres,  ou,  comme  ornement,  sur 
les  parois  de  leur  maison.  La  femme  de  Tribigilde  devançait  en 
idée  le  moment  de  son  retour,  impatiente  de  voir  les  cadeaux  que 
devait  rapporter  du  palais  impérial  un  chef  de  son  importance,  un 
tribun  parent  du  maître  des  milices  Gainas.  Si  loin  donc  qu'elle  l'a- 
perçut, elle  franchit  le  seuil  de  sa  porte  pour  courir  au-devant  de 
lui,  et  le  serra  joyeusement  dans  ses  bras.  C'était,  suivant  le  por- 
trait que  nous  en  trace  Claudien ,  une  grande  et  robuste  Germaine 
à  la  voix  rude,  à  l'œil  hardi,  aux  instincts  belhqueux,  digne  en  un 
mot  d'être  dans  les  vers  du  poète  une  personnification  de  Bellone. 
Comme  les  femmes  de  sa  colonie,  elle  avait  adopté  un  costume 
moitié  phrygien,  moitié  go  th.  Son  corps  se  dessinait  sous  une  lon- 
gue chemise  de  lin;  une  agrafe,  placée  entre  les  mamelles,  retenait 
les  deux  pans  de  sa  robe  rejetée  en  arrière,  et  le  contour  d'une  mitre 
solidement  agencée  emprisonnait  ses  longues  tresses  blondes  toutes 
prêtes  à  s'échapper.  «  Que  m'apportes-tu?  lui  dit-elle;  le  prince  a 
sans  doute  été  généreux,  la  cour  favorable.  —  Je  n'apporte  rien,  » 
répondit  tristement  le  guerrier,  et  il  lui  raconta  ses  déboires,  l'inu- 
tilité de  ses  démarches  et  les  outrages  qu'il  avait  essuyés  de  la  part 
de  l'eunuque. 

A  mesure  qu'il  parlait,  la  surprise,  la  honte,  la  colère,  se  pei- 
gnaient tour  à  tour  sur  les  traits  de  la  Germaine.  Soudain  elle  se 
déchire  le  visage  avec  les  ongles,  elle  éclate  en  malédictions  contre 
les  Romains,  en  reproches  contre  son  mari.  «  Te  voilà  donc  voué  à 
la  charrue,  lui  disait-elle;  laisse  l'épée  pour  enseigner  à  tes  cama- 
rades Fart  de  fendre  la  terre  et  de  suer  sous  le  râteau.  Le  beau  mé- 
tier pour  des  hommes!  Le  Gruthonge,  par  tes  soins,  va  devenir  un 
adroit  laboureur,  un  bon  vigneron  qui  saura  planter  sa  vigne  en 
temps  opportun.  Heureuses  les  autres  femmes  dont  les  maris  con- 
quièrent des  cités!  Elles  peuvent  se  parer  des  dépouilles  enlevées  par 
la  vaillance  :  aussi  nos  sœurs  de  l'armée  d'Alaric  sont  riches  et  fières; 
les  filles  d'Argos  et  de  Lacédémone  tremblent  devant  elles,  et  les 


TROIS    MINISTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  537 

célèbres  beautés  de  la  Tliessalie  sont  les  servantes  de  leur  maison. 
Mais  moi,  j'ai  épousé  un  homme  faible  et  sans  cœur,  un  Goth  dégé- 
néré qui  renie  les  mœurs  de  ses  pères  et  prétend  être  fidèle  à  dos 
maîtres,  un  lâche  qui  aime  mieux  vivre  en  sujet  sur  un  champ  qu'on 
lui  prête  que  de  le  ravir  lui-même  et  de  le  posséder  par  le  droit  de 
l'épée.  Ces  grands  mots  de  justice  et  de  fidélité  dont  on  se  couvre, 
au  fond  que  signifient-ils,  sinon  qu'on  n'ose  rien,  parce  que  le  cou- 
rage manque?  Les  Romains  nous  enseignent  eux-mêmes  en  ce  mo- 
ment comment  on  récompense  les  fédérés  qui  observent  les  traités  et 
comment  on  punit  les  autres.  Toi,  tu  vas  humblement  réclamer  ce 
qui  t'est  dû,  on  te  chasse.  Alaric  vivait  pauvre  dans  les  contrées  de 
la  Mésie  :  irrité  d'un  refus,  il  envahit  l'Épire,  il  la  pille,  et  on  l'en  fait 
gouverneur.  Tu  me  diras  peut-être  :  ((  Alaric  avait  une  grande  ar- 
mée, et  je  compte  a  peine  quelques  soldats!  »  C'est  vrai,  mais  la 
guerre  t'en  donnera,  et  puis  as-tu  affaire  à  des  hommes?  Vois  plu- 
tôt celui  qui  les  commande  et  qui  marchera  devant  leurs  aigles... 
Écoute  donc  mon  conseil  et  suis-le  ;  reprends  enfin  ta  vie  de  Bar- 
bare. Les  Romains  te  méprisent  fidèle  et  te  foulent  aux  pieds  :  ils  te 
craindront  rebelle  et  t'admireront;  puis  quand  tu  seras  enrichi  de 
butin  et  redouté  de  tous,  tu  deviendras  Romain  si  tu  veux.  » 

Cette  scène  d'intérieur  barbare,  admirablement  tracée  par  Clau- 
dien,  est  de  la  plus  complète  vérité  historique.  C'était  bien  là  la 
pensée  et  le  langage  de  toutes  les  femmes  de  fédérés  germains  à  la 
vue  des  succès  d' Alaric;  c'étaient  bien  là  les  excitations  qui  venaient 
troubler  l'officier  vandale  ou  goth  dans  son  passage  de  la  barbarie 
à  la  romanité,  et  ébranlaient  sa  fidélité  jusque  sous  le  toit  domes- 
tique. 

Quelques  jours  à  peine  s'écoulèrent,  et  la  colonie  de  Tribigilde 
présenta  l'aspect  d'un  cantonnement  barbare  en  insurrection.  Les 
charrues  étaient  brisées  ou  abandonnées  dans  les  champs  ;  les  che- 
vaux, dételés  des  chars  rustiques,  reprenaient  leurs  harnais  de 
guerre,  chacun  fourbissait  ses  armes.  Bientôt  commença  le  pillage 
des  fermes  et  des  villas  romaines.  Comme  il  arrive  toujours  en 
pareille  occurrence,  tous  les  misérables,  tous  les  gens  sans  aveu 
vinrent  se  joindre  aux  Gruthonges;  les  Barbares  des  cantonnemens 
voisins  en  firent  autant,  et  le  nombre  des  soldats  de  Tribigilde  fut 
doublé.  Assez  fort  alors  pour  assaillir  des  villes  fermées,  il  en  prit 
plusieurs  et  en  passa  la  population  par  les  armes.  La  Phrygie  tout 
entière  fut  en  feu,  et  l' Asie-Mineure,  craignant  le  même  sort,  de- 
manda des  renforts  de  troupes  à  l'empereur.  Ces  nouvelles,  comme 
on  le  pense  bien,  jetèrent  une  vive  inquiétude  dans  Constantinople  ; 
Arcadius  était  alarmé,  et  Gainas  semblait  l'être  plus  que  tout  le 
monde.  «  Je  connais  les  Gruthonges,  répétait-il,  et  je  connais  Tribi- 
gilde; rien  ne  leur  coûtera  pour  assouvir  leurs  rancunes,  et  ce  sont 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  braves  soldats.  »  Eutrope  au  contraire  affichait  la  plus  entière  sé- 
rénité; il  nia  d'abord  l'événement,  traitant  les  nouvelles  de  fables 
ridicules,  puis,  quand  il  ne  fut  plus  possible  de  les  nier,  il  affecta 
d'en  rire  :  «  C'était,  disait-il,  une  émeute  de  bandits  qui  ne  récla- 
mait pas  l'emploi  de  l'épée,  mais  la  potence  et  le  bourreau.  —  J'en- 
verrai là  un  juge,  ajoutait-il,  et  non  pas  un  général.  »  Ce  dernier 
mot  avait  trait  à  Gainas,  qui,  dans  ses  exagérations  suspectes,  se 
présentait  comme  le  seul  homme  qui  pût  aisément  étouffer  la  rébel- 
lion. Bien  décidé  à  décliner  de  tels  servicefi,  Eutrope  offrait  sous 
main  à  Tribigilde  un  arrangement  que  celui-ci  refusait.  Fier  d'être 
à  son  tour  sollicité  par  l'homme  qui  naguère  l'avait  accueilli  avec 
tant  de  dédain,  le  Barbare  prenait  amplement  sa  revanche.  A  toutes 
les  propositions  que  lui  adressaient  les  émissaires  du  ministre,  il  ré- 
pondait qu'il  ne  voulait  rien.  —  Quel  grade  souhaites -tu?  lui  di- 
saient-ils. —  Aucun.  —  Est-ce  de  l'argent  que  tu  désires? —  Non. 
—  Que  te  faut-il  donc?  — ■  La  tête  de  l'eunuque. 

Eutrope,  ne  pouvant  éviter  la  guerre,  tâcha  du  moins  de  ne  point 
recourir  à  Gainas.  Il  laissa  ce  dernier  à  la  tête  des  auxiliaires  barbares 
en  lui  donnant  la  charge  honorable  de  protéger  la  métropole  et 
l'empereur,  si  Tribigilde  osait  passer  le  Bosphore;  mais  il  envoya 
son  favori  Léon  en  Asie  avec  les  légions  romaines  et  des  levées  assez 
considérables  faites  à  Constantinople,  les  garnisons  de  la  Thrace  et 
de  la  Mésie  restant  d'ailleurs  cà  leur  poste.  Léon  se  voyait  donc  gé- 
néral en  chef,  préposé  au  commandement  d'une  guerre  importante, 
et  sa  surprise  d'une  telle  bonne  fortune  égala  peut-être  celle  des 
autres.  Ce  n'est  pas  que  cet  homme  fût  complètement  incapable,  ou 
qu'il  manquât  de  qualités  bienveillantes  envers  le  soldat;  mais  les 
satires  dont  il  était  perpétuellement  l'objet  avaient  détruit  son  auto- 
rité dans  l'armée,  et  sa  grotesque  figure,  son  énorme  embonpoint,  le 
souvenir  enfin  de  son  ancien  métier  de  cardeur,  excitaient  une  risée 
générale  dès  qu'il  voulait  parler  de  discipline  ou  punir.  Ses  lieute- 
nans  ne  le  respectaient  pas  davantage;  chacun  obéissait,  chacun 
ordonnait  suivant  son  caprice,  et  cette  armée,  grossie  de  soldats 
recrutés  dans  les  bas  lieux  de  Constantinople ,  était  l'une  des  plus 
mauvaises  qu'eût  jamais  abritées  l'aigle  romaine. 

Cependant  sa  présence  sur  la  rive  orientale  du  Bosphore  rendit 
confiance  aux  provinces  dévastées.  Les  citoyens  prirent  les  armes 
et  s'organisèrent.  De  la  Phrygie,  où  ils  ne  laissaient  que  des  ruines, 
les  Gruthonges  avaient  passé  dans  la  Pisidie;  mais  ils  y  trouvèrent 
une  sérieuse  résistance  chez  les  montagnards  du  Taurus.  Ceux-ci, 
trompant  Tribigilde,  qui  ne  connaissait  point  le  pays,  le  poussèrent 
dans  des  défilés  qu'il  reconnut  trop  tard  impraticables  à  sa  cavale- 
rie. Il  approchait  alors  de  Selgé,  ville  autrefois  peuplée  et  guer- 
rière, réduite  à  n'être  plus  qu'un  petit  bourg  fortifié  sur  une  colline, 


TROIS    MIMSTRES    DE    l'e:iIPÎRE    ROMAIN.  539 

mais  appelée  par  sa  position  à  commander  les  gorges  où  l'ennemi 
s'engageait.  Décidés  à  se  débarrasser  de  ces  brigands,  et  conduits 
par  un  ancien  officier  d'un  grand  courage  nommé  Valentinus,  les  ha- 
bitans  allèrent,  à  l'approche  de  la  nuit,  se  poster  sur  les  hauteurs, 
d'où,  se  démasquant  tout  à  coup,  ils  firent  pleuvoir  au  fond  de  la 
vallée  une  telle  avalanche  de  pierres  que  les  lignes  barbares  furent 
rompues  et  une  partie  de  la  troupe  ensevelie  sous  un  amas  de  ro- 
chers. Le  vallon  aboutissait  à  un  escarpement  d'une  prodigieuse 
hauteur  que  l'on  ne  pouvait  franchir  que  par  un  sentier  tortueux,  à 
peine  assez  large  pour  deux  hommes  de  front.  C'est  là  que  Valenti- 
nus se  proposait  de  rejoindre  au  point  du  jour  les  Gruthonges,  pour 
les  exterminer,  et  il  avait  confié  la  défense  du  sentier  à  un  autre 
habitant  de  Selgé,  nommé  Florentius:  mais  celui-ci,  gagné  par  l'ar- 
gent de  Tribigilde,  lui  livra  passage.  Les  Gruthonges  étaient  déjà 
loin  quand  le  jour  parut,  et  ils  atteignirent  la  Pamphilie  en  suivant 
le  cours  de  l'Eurymédon. 

Pendant  cette  marche  des  Barbares,  Léon  s'était  mis  à  leur  pour- 
suite, et  il  arriva  presque  en  même  temps  qu'eux  aux  défilés  du 
mont  Taurus.  Il  franchit  cette  chaîne  sur  leurs  derrières,  et  les  deux 
armées  se  trouvèrent  bientôt  en  présence  dans  la  vaste  plaine  où 
coulent  l'Eurymédon  et  le  Mêlas,  et  que  ferment  au  nord  les  der- 
niers contre-forts  de  la  montagne,  au  midi  le  golfe  de  Pamphilie. 
Elles  y  manœuvrèrent  durant  plusieurs  jours,  Tribigilde  évitant  une 
bataille  décisive,  Léon  cherchant  à  l'acculer  le  long  du  golfe  pour 
finir  la  guerre  par  un  seul  combat.  Dans  cette  situation  d'ailleurs 
fort  critique,  le  chef  gruthonge  ne  manqua  ni  de  sang-froid,  ni  de 
ruse.  Étudiant  par  des  mouvemens  simulés  les  dispositions  de  son 
ennemi,  il  feint  un  découragement  qui  accroît  la  confiance  des  Ro- 
mains :  sûrs  de  vaincre,  ceux-ci  se  contentent  de  le  bloquer  contre 
la  mer,  en  attendant  qu'il  leur  plaise  de  l'y  rejeter  avec  toutes  ses 
forces.  Quant  à  Léon,  en  dépit  des  précautions  les  plus  vulgaires, 
il  va  adosser  son  camp  à  un  marais  qui  peut  lui  couper  la  retraite, 
tandis  qu'il  se  fortifie  à  peine  du  côté  des  Barbares,  soit  ignorance 
du  général,  soit  plutôt  indiscipline  du  soldat  et  refus  d'exécuter  les 
travaux  de  défense.  A  l'intérieur  règne  une  anarchie  sans  nom  :  on 
ne  connaît  ni  gardes,  ni  sentinelles;  les  soldats  courent  librement 
la  campagne,  ou  passent  la  nuit  à  jouer  et  à  boire.  Tribigilde  aux 
aguets  épiait  le  moment  favorable  pour  une  attaque.  En  effet,  par 
une  nuit  obscure,  il  approche  à  pas  de  loup,  franchit  un  rempart  mal 
gardé,  et  lance  son  armée  sur  le  camp  ennemi.  Les  Barbares  n'ont 
d'autre  peine  que  d'égorger  des  gens  surpris  ou  endormis  dans 
l'ivresse.  Les  Romains  qui  parviennent  à  s'échapper  rencontrent  le 
marais  qui  leur  barre  le  chemin  ;  ils  essaient  inutilement  de  le  tra- 
verser et  vont  s'entasser  par  monceaux  dans  la  vase.  Léon,  entraîné 


hliO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  le  courant  des  fuyards,  arrive  lui-même  au  bord  de  ces  maré- 
cages, dont  le  sol  défoncé  ne  présente  plus  qu'une  boue  liquide;  il  y 
pousse  au  milieu  des  ténèbres  son  cheval  couvert  de  sueur;  l'ani- 
mal nage  d'abord  courageusement,  puis,  écrasé  sous  le  poids  de 
son  cavalier,  il  fléchit  et  tombe  dans  un  bas-fond.  Léon  se  dégage 
comme  il  peut;  il  rampe  sur  son  ventre;  mais  plus  il  s'agite,  plus  il 
enfonce,  et  sa  lourde  masse  disparaît  enfin  sous  les  eaux.  Au  point 
du  jour,  on  retrouva  son  cadavre,  et  on  connut  les  vains  efforts  qu'il 
avait  faits  pour  se  sauver.  Quoique  en  réalité  il  ne  fût  pas  méchant, 
sa  mort  excita  plus  de  rires  que  de  pitié  :  un  si  joyeux  compagnon 
semblait  mériter  une  fin  moins  tragique.  Le  lendemain,  Tribigilde 
était  maître  de  toute  l'Asie-Mineure,  et  les  soldats  romains,  en  pleine 
déroute,  regagnaient  par  tous  les  chemins  possibles  le  voisinage  du 
Bosphore. 

A  ces  nouvelles  et  à  la  consternation  profonde  qu'elles  jetèrent 
dans  Constantinople ,  Gainas  ne  put  retenir  l'excès  de  sa  joie.  Son 
attitude  pendant  le  cours  de  la  campagne  avait  été  de  plus  en  plus 
arrogante  :  exaltant  Tribigilde  aux  dépens  de  Léon,  il  semblait  pré- 
dire à  coup  sûr  un  échec  à  l'armée  romaine.  On  le  soupçonna  même 
d'entretenir  une  correspondance  secrète  avec  le  chef  des  révoltés,  et 
on  put  le  croire  en  efiet  quand  on  vit  certains  détachemens  de  Goths 
auxiliaires,  qu'il  avait  recommandés  comme  très  fidèles,  passer  avec 
leurs  armes  à  l'ennemi.  Pourtant,  quels  que  fussent  les  répugnances 
et  les  soupçons,  la  nécessité  obligeait  l'empereur  à  recourir  à  Gaïnas: 
eût- il  été  prudent  d'avoir  à  Constantinople  ce  Barbare  mécontent 
ou  disgracié  et  Tribigilde  vainqueur  à  Ghalcédoine?  Le  plus  simple 
et  le  plus  sûr  peut-être  était  d'accepter  pour  bonnes  ses  protesta- 
tions de  service  et  de  l'éloigner  :  c'est  ce  que  fit  Arcadius.  Gaïnas, 
avec  les  troupes  auxiliaires,  alla  donc  jDrendre  position  sur  la  rive 
orientale  du  Bosphore,  comme  pour  couvrir  Constantinople.  Il  pou- 
vait marcher  au-devant  de  Tribigilde  et  l'arrêter  au  débouché  des 
montagnes  lydiennes  :  il  n'en  fit  rien,  ou  plutôt  il  laissa  tous  les  pas- 
sages dégarnis,  et  les  Gruthonges  recommencèrent  à  se  promener 
le  fer  et  la  flamme  en  main  dans  les  campagnes  de  la  Phrygie  et 
de  la  Bithynie,  Gaïnas  les  cherchant  sans  cesse  et  ne  les  trouvant 
jamais.  Cependant  les  messages. du  général  romain  à  l'empereur  dé- 
notaient une  grande  irrésolution  :  il  continuait  à  représenter  Tribi- 
gilde comme  un  chef  inépuisable  en  ressources,  qu'il  ne  fallait  affron- 
ter qu'avec  réserve,  d'autant  plus  que  les  deux  armées  se  composaient 
de  deux  peuples  du  même  sang.  Alors  Gaïnas  discutait  avec  son  sou- 
verain les  causes  de  la  guerre  :  «  Tribigilde,  écrivait-il,  était  pour  le 
prince  un  aussi  bon  serviteur  que  lui-même,  et  les  Gruthonges  ne 
demandaient  pas  mieux  que  de  vouer,  comme  ils  l'avaient  fait  long- 
temps, leurs  bras  à  la  défense  de  l'empire;  mais  le  gouvernement 


TROIS    MIMSTRES    DE    l'e.MPISE    ROMAIN.  5/il 

romain  avait  été  injuste  pour  eux.  Qu'exigeaient-ils?  La  destitution 
du  ministre  qui  les  avait  offensés  :  à  ce  prix,  la  paix  était  faite. 
Eutrope  était-il  donc  si  nécessaire  à  la  prospérité  publique,  que  le 
prince  et  l'empire  dussent  se  sacrifier  pour  lui  de  gaieté  de  cœur?  » 
Telle  était  la  conclusion  de  toutes  les  lettres  de  Gainas,  qui,  deve- 
nant de  plus  en  plus  positif,  déclara  qu'il  répondait  à  peine  de  son 
armée,  s'il  n'était  pas  donné  satisfaction  aux  demandes  des  Gru- 
thonges. 

A  Constantinople,  comme  on  le  pense  bien,  les  ennemis  d'Eutrope 
ne  s'endormaient  pas  et  agissaient  de  leur  côté  sur  Arcadius;  mais  le 
ministre  tenait  bon.  Deux  événemens  nouveaux  amenèrent  pourtant 
quelque  incertitude  dans  l'esprit  du  prince  en  augmentant  ses  ter- 
reurs. La  Perse  avait  eu  jusqu'alors  pour  roi  Yararane,  quatrième  du 
nom,  ami  de  Théodose  et  constant  allié  de  l'empire;  il  venait  d'être 
tué  par  une  faction  opposée  aux  Romains,  et  le  premier  acte  de  son 
successeur  Isdégerd,  chef  de  cette  faction,  avait  été  d'envoyer  des 
troupes  d'expédition  sur  la  frontière  de  Syrie.  Le  bruit  s'accrédita 
presque  au  même  instant  que  Stilicon,  prenant  pour  motif  ou  pour 
prétexte  les  réclamations  de  plusieurs  provinces  d'Orient,  qui  im- 
ploraient son  assistance  armée  contre  le  mauvais  gouvernement  d'Eu- 
trope, faisait  des  préparatifs  sérieux,  autorisés  par  le  sénat  de  Rome. 
Le  fait  était  vrai,  et,  d'après  les  révélations  du  poète  son  confident, 
Stilicon  ne  projetait  pas  moins  que  la  réunion  des  deux  empires  et 
des  deux  princes  sous  sa  double  régence.  Cette  dernière  menace  jeta 
plus  d'épouvante  que  tout  le  reste  dans  l'âme  d' Arcadius  :  il  se  de- 
manda si,  après  tout,  Eutrope  lui  était  tellement  précieux  qu'il  dût 
braver,  à  cause  de  lui,  le  danger  de  tomber  en  tutelle  sous  l'homme 
qu'il  haïssait  le  plus  au  monde. 

Ce  fut  le  ministre  lui-même  qui,  par  un  acte  d'impudence  inouie, 
mit  fin  aux  hésitations  de  son  jeune  maître.  Ces  oppositions,  qui 
éclataient  de  toutes  parts  et  tout  à  la  fois  autour  de  lui,  l'envahissant 
comme  une  mer  montante,  le  mettaient  dans  une  rage  qu'il  ne  sa- 
vait plus  dissimuler  :  cet  homme  d'ordinaire  si  cauteleux  ne  se 
possédait  plus.  11  s'en  prit  à  l'impératrice,  dont  il  avait  découvert  les 
menées,  et  un  jour  il  s'emporta  jusqu'à  lui  dire  :  «  Prenez-garde  à 
vous!  la  main  qui  vous  a  amenée  dans  ce  palais  est  encore  assez  forte 
pour  vous  en  chasser...  »  L'impératrice,  à  ce  mot,  se  redressa  de 
toute  sa  fierté  barbare;  elle  écarta  d'un  geste  l'eunuque,  et,  passant 
dans  l'appartement  où  se  trouvaient  ses  deux  filles,  Flaccile,  âgée 
de  trois  ans,  et  Pulchérie,  qui  avait  à  peine  cinq  mois,  elle  les  prit 
dans  ses  bras  et  s'achemina  à  grands  pas  vers  le  cabinet  de  son  mari. 
L'indignation  l'étouffait;  ses  larmes  coulaient  en  abondance,  au  mi- 
lieu des  sanglots.  Émus  de  l'agitation  de  leur  mère,  les  enfans  y 
répondirent  par  des  cris  perçans  qui  retentissaient  au  loin  sous  les 


bh'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

galeries  du  palais.  En  face  d'xVrcadius,  accouru  à  ces  cris,  Eudoxie 
resta  longtemps  sans  proférer  une  parole ,  puis ,  en  mots  entrecou- 
pés et  la  fureur  dans  les  yeux,  elle  lui  apprit  l'outrage  qu'elle  avait 
reçu  de  son  esclave.  Cette  scène  était  trop  violente  pour  le  faible 
Arcadius.  Il  fit  venir  Eutrope  à  l'instant,  et  en  présence  de  l'impé- 
ratrice il  le  cassa  de  sa  charge,  déclara  qu'il  lui  retirait  tous  ses 
biens,  et  lui  ordonna  de  quitter  aussitôt  le  palais,  sous  peine  de 
la  vie.  Les  serviteurs  des  appartemens  impériaux  et  les  chefs  des 
gardes,  attirés  par  le  bruit,  purent  assister  à  la  dégradation  du 
tout-puissant  ministre.  Eudoxie  commanda  de  le  suivre  et  de  mettre 
sur  lui  la  main,  coûte  que  coûte.  Redevenue  calme  par  la  satisfac- 
tion de  la  vengeance,  elle  prit  pour  la  circonstance  les  dispositions 
que  son  mari  était  hors  d'état  de  régler,  et  son  regard  impérieux 
lit  comprendre  à  tout  le  monde  qu'elle  régnait  désormais  dans  le 
palais. 

Eutrope  ne  s'y  était  pas  trompé,  et  il  sentit  qu'il  était  perdu.  Il 
traversa  précipitamment  ces  vastes  salles  et  ces  portiques  où  le  matin 
encore  il  recevait  plus  d'adorations  que  son  maître,  et  où  mainte- 
nant les  mêmes  courtisans,  empressés  de  le  fuir,  lui  ouvraient  leurs 
rangs ,  comme  à  un  pestiféré.  Sorti  du  palais  par  une  porte  secrète, 
la  tète  troublée,  ne  sachant  que  devenir,  il  courut  se  réfugier  à 
l'église  métropolitaine,  qui  était  assez  voisine  du  palais,  y  cherchant 
un  asile,  et  oubliant  que  lui-même  avait  aboli  l'immunité  ecclésias- 
tique pour  les  criminels  de  lèse-majesté.  Avant  de  franchir  le  seuil, 
il  se  baissa  vers  le  pavé,  et,  prenant  une  poignée  de  poussière,  il 
s'en  souilla  les  cheveux  et  le  front,  comme  pour  mieux  exciter  la 
pitié.  Voyant  qu'on  le  suivait  du  côté  de  l'église,  il  marcha  hardi- 
ment au  sanctuaire,  entr'ouvrit  le  voile  qui  séparait  le  saint  des 
saints  des  parties  de  la  basilique  réservées  aux  fidèles,  et,  embras- 
sant une  des  colonnes  qui  soutenaient  la  table  du  sacrifice,  il  atten- 
dit dans  cette  attitude  suppliante  l'arrivée  de  l'évêque.  Cependant 
le  voile  était  retombé ,  mais  il  entendait  les  pas  pressés  de  la  foule 
qui  se  répandait  dans  les  nefs,  et  bientôt  un  bruit  d'armes  et  des 
voix  menaçantes  l'avertirent  que  des  soldats  étaient  à  sa  recherche. 
L'évêque  ne  tarda  pas  à  paraître,  environné  de  son  clergé.  A  la  vue 
de  ce  suppliant  qu'il  n'attendait  pas,  il  ressentit  un  mouvement  non 
de  satisfaction  pour  lui-même,  mais  d'orgueil  pour  son  ministère.  Il 
rassura  le  fugitif  par  quelques  paroles,  lui  recommandant  d'avoir 
bon  courage,  et  comme  dans  le  cortège  des  clercs  quelques-uns 
murmuraient  de  ce  qu'un  misérable  tel  qu'Eutrope  pouvait  être  en- 
levé à  son  juste  châtiment:  «  Quoi  donc!  interrompit  l'évêque,  ne 
comprenez-vous  pas  la  gloire  de  l'église,  qui  voit  son  persécuteur 
reconnaître  ses  droits  et  implorer  sa  miséricorde?  » 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  en  dedans  du  voile,  les  sol- 


TROIS    MIMSTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN,  5^3 

clats,  l'épée  nue,  mais  n'osant  pénétrer  plus  avant,  appelaient  l'é- 
vêque  à  grands  cris.  Ghrysostome  alarmé  prit  Eutrope  par  la  main, 
et  le  conduisit  dans  la  sacristie,  où  il  le  cacha  parmi  les  vases  sacrés, 
puis  il  revint  à  grands  pas  s'opposer  à  la  profanation  du  sanc- 
tuaire. «  Evèque,  lui  criaient  les  soldats  furieux,  Eutrope  est  caché 
ici;  livre-le-nous;  nous  avons  ordre  de  le  saisir.  —  Cet  asile  est  sa- 
cré, répondait  Ghrysostome,  nul  n'y  pénétrera  que  sur  mon  corps. 
L'église  est  l'épouse  de  Jésus-Christ,  qui  m'a  confié  son  honneur;  je 
ne  le  trahirai  jamais.  »  Ils  firent  mine  de  porter  la  main  sur  lui; 
mais,  sans  s'effrayer,  il  présenta  sa  poitrine  aux  coups  :  «  Menez- 
moi  à  l'empereur,  répétait- il,  nous  nous  expliquerons  en  sa  pré- 
sence. »  De  guerre  lasse,  les  chefs  de  la  troupe  consentirent  k  ce 
qu'il  proposait,  et  Ghrysostome,  placé  entre  deux  haies  de  lances  et 
d'épées,  s'achemina  vers  le  palais,  comme  un  prisonnier.  A  l'heure 
où  cette  scène  avait  lieu  dans  l'église,  sur  les  marches  du  sanctuaire, 
il  s'en  passait  une  autre  bien  différente  dans  le  grand  amphithéâtre 
si  fréquenté  jadis  par  Eutrope,  et  où  se  donnait  ce  jour  là  une  repré- 
sentation extraordinaire.  A  peine  la  nouvelle  des  derniers  événemens 
fut-elle  connue  des  spectateurs,  que  l'assistance  tout  entière  se  leva 
en  demandant  la  tête  du  ministre. 

III. 

L'apparition  de  cet  évêque  emmené  par  des  soldats  à  travers  les 
rues  ne  causa,  soit  dans  la  ville,  soit  au  palais,  guère  moins  d'é- 
motion que  l'événement  même  du  matin.  L'audience  impériale  ne 
se  fit  point  attendre,  et  les  explications  commencèrent  entre  Ghry- 
sostome et  l'empereur.  L'évêque  développa  la  thèse  qu'il  avait  déjà 
soutenue  contre  Eutrope  à  propos  du  dernier  décret  sur  l'immu- 
nité ecclésiastique,  à  savoir  que  l'enceinte  de  l'église  protégeait,  par 
un  droit  dérivant  de  son  caractère  sacré,  quiconque  y  cherchait  un 
refuge,  soit  juif,  soit  païen,  soit  chrétien,  condamné  par  la  justice 
des  hommes.  Et  quand  l'empereur  objectait  qu'une  loi  rendue  par 
lui-même  avait  excepté  du  privilège  d'asile  les  criminels  de  lèse- 
majesté,  et  qu'aucun  n'était  plus  coupable  assurément  que  celui  qui 
avait  osé  insulter  la  nohîlissimc  impératrice^  celui  dont  les  crimes  ou 
la  mauvaise  administration  avaient  compromis  la  sûreté  de  l'empire  : 
—  «  Les  lois  humaines,  répondait  l'évêque,  ne  sauraient  prévaloir 
contre  la  loi  divine.  »  Eutrope  n'en  fournissait-il  pas  une  preuve  écla- 
tante, lui  qui,  après  avoir  attenté  aux  droits  du  sanctuaire  par  cet 
acte  dont  la  responsabilité  pesait  sur  sa  tête,  était  forcé  de  les  pro- 
clamer aujourd'hui  en  venant  se  placer  sous  leur  ombre?  Dieu,  qui 
l'avait  frappé  pour  ce  crime,  mettait  dans  son  châtiment  un  aver- 
tissement salutaire  pour  ceux  qui  oseraient  l'imiter.  »  Ges  choses 


5Z|4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  d'autres  pareilles,  exprimées  avec  feu,  dans  ce  magnifique  lan- 
gage que  possédait  seul  Chrysostome ,  troublèrent  profondément 
Arcadius,  qui  ne  se  sentait  pas  de  force  cà  discuter  avec  un  tel  homme 
des  questions  où  le  droit  divin  était  aux  prises  avec  la  souveraineté 
temporelle  et  la  théologie  avec  l'obéissance  due  aux  lois.  Une  secrète 
frayeur  le  saisit  d'ailleurs  en  songeant  qu'il  avait  signé  de  sa  main 
ce  décret  qui  semblait  entraîner  des  conséquences  si  funestes  pour 
son  ministre.  Il  accorda  ce  que  demandait  l'évêque,  c'est-à-dire  que 
la  retraite  de  l'eunuque  serait  respectée  :  on  n'alla  pas  plus  loin,  à 
ce  qu'il  paraît.  C'était  déjà  beaucoup,  car  les  troupes  de  l'escorte  et 
celles  qui  se  trouvaient  de  garde  au  palais  se  révoltèrent  en  appre- 
nant cette  décision  :  «  Il  nous  faut  Eutrope,  criaient-elles.  Eutrope 
à  mort!  »  Et  les  soldats  agitaient  leurs  lances  au  milieu  d'un  tumulte 
affreux.  L'empereur  dut  aller  en  personne  calmer  cette  émeute.  Dans 
un  long  discours  qu'il  fit  aux  séditieux,  il  essaya  de  reproduire  les 
argumens  qu'il  avait  entendus  de  la  bouche  de  l'évêque,  ajoutant 
que,  si  Eutrope  avait  commis  de  grandes  fautes,  il  fallait  recon- 
naître aussi  qu'il  avait  fait  quelque  bien.  Évidemment  la  résolution 
d' Arcadius  commençait  à  chanceler;  voyant  que,  loin  de  l'écouter, 
les  soldats  redoublaient  de  cris  et  de  menaces,  il  se  mit  à  fondre  en 
larmes,  demandant  grâce  pour  son  ministre,  comme  il  l'eût  fait  pour 
lui-même.  Les  soldats  alors  se  laissèrent  lléchir.  Tel  fut  l'incroyable 
spectacle  que  présenta  le  palais  impérial  durant  cette  soirée  avant  le 
départ  de  l'évêque. 

(]es  dramatiques  incidens  se  passaient  un  samedi,  l'évêque  devait 
célébrer  le  lendemain  les  saints  mystères  et  parler  au  peuple  sui- 
vant l'usage.  Or  de  quoi  l'entretenir  sinon  de  l'étrange  catastrophe 
qui  occupait  tous  les  esprits,  et  des  marches  du  trône  était  venue, 
comme  sous  la  main  de  Dieu,  aboutir  à  celles  du  sanctuaire?  Fatigué 
des  émotions  de  la  journée ,  Chrysostome  eut  à  peine  le  temps  de 
méditer  sur  un  si  grand  sujet;  cependant  le  lendemain  matin  il  était 
prêt.  La  basilique,  dès  le  point  du  jour,  commençait  à  se  remplir 
d'une  foule  curieuse,  passionnée,  avide  d'émotions  :  les  femmes  quit- 
taient le  gynécée  de  leur  maison,  les  vierges  l'appartement  secret 
où  elles  étaient  confinées  près  de  leur  mère;  les  hommes,  désertant 
les  places  publiques  ou  l'amphithéâtre,  tous  accouraient  à  ce  drame 
de  la  fragilité  des  grandeurs  humaines  comme  à  une  représentation 
scénique.  L'église,  avec  ses  nefs,  ses  tribunes,  ses  portiques,  se 
trouva  bientôt  encombrée  de  monde.  «  La  solennité  de  Pâques,  disait 
Chrysostome,  en  avait  à  peine  réuni  autant.  »  Des  sentimens  divers 
agitaient  cette  foule,  composée  de  gens  de  toute  classe;  mais  la  haine 
d' Eutrope  dominait  à  tel  point  qu'on  put  craindre  un  retour  de  vio- 
lence contre  le  sanctuaire.  Il  s'éleva  même  d'amères  récriminations 
contre  l'évêque,  qui  couvrait  le  scélérat  d'une  protection  imméri- 


TROIS   MINISTRES    DE   l'eMPIRE    ROMAIN.  545 

tée.  Partout  sur  les  visages  éclatait  cette  joie  vulgaire  que  produit 
chez  les  petits  la  chute  inopinée  des  grands.  Quant  à  Chrysostome, 
une  seule  pensée  l'absorbait,  celle  du  triomphe  de  l'église  sur  les 
puissances  de  la  terre,  et  il  y  joignait  l'orgueil  d'avoir  été  choisi 
d'en  haut  pour  instrument  de  ce  beau  triomphe.  C'était  là  la  signi- 
fication religieuse  des  faits  qui  se  déroulaient  sous  ses  yeux  :  ce  fut 
le  thème  de  son  discours.  Eutrope  n'était  point  pour  lui  un  ennemi 
personnel,  mais  un  ennemi  de  l'église;  il  n'était  point  non  plus  un 
de  ces  obscurs  misérables  envers  qui  la  charité  commune  ordonne 
l'oubli;  c'était  un  grand  coupable,  entouré  de  l'éclat  du  monde,  qui 
avait  osé  méconnaître  les  droits  de  Dieu,  que  Dieu  avait  renversé 
dans  sa  colère,  et  à  qui,  pour  dernier  châtiment,  le  prêtre  allait  in- 
fliger, du  haut  de  sa  chaire,  l'humiHation  du  pardon.  Tel  est  le 
point  de  vue  où  il  faut  se  placer  pour  bien  comprendre  la  scène 
qui  va  s'ouvrir,  et  qui  donna  lieu  chez  les  spectateurs  eux-mêmes 
à  des  appréciations  très  diverses. 

On  pourrait  croire  que  l'évêque  avait  voulu  seconder  l'effet  de  sa 
puissante  parole  par  un  appareil  un  peu  théâtral,  car  à  l'instant  où, 
monté  sur  l'estrade  qui  lui  servait  de  chaire,  il  commandait  le  si- 
lence d'un  mouvement  de  sa  main,  le  voile  du  sanctuaire  s'ouvrit, 
et  l'auditoire  aperçut  Eutrope.  L'ancien  ministre  était  agenouillé 
presque  sous  l'autel,  qu'il  enlaçait  de  ses  bras,  pâle,  couvert  de 
cendres,  et  si  tremblant  qu'on  pouvait  entendre  en  quelque  sorte  le 
claquement  convulsif  de  ses  dents.  Profitant  de  l'émotion  produite 
par  ce  spectacle  inattendu,  l'évêque  commença  ainsi  : 

«  C'est  en  ce  moment  plus  que  jamais  qu'il  est  permis  de  dire  avec  le 
sage  :  Vanité  des  vanités,  tout  est  vanité.  Où  donc  est  maintenant  la  splen- 
deur du  consulat?  Où  est  l'éclat  des  lampes  et  des  torches?  Où  sont  les  ap- 
plaudissemens  et  les  chœurs  de  danse,  les  festins  et  les  joyeuses  assemblées? 
Où  sont  les  couronnes  et  les  magnifiques  tentures?  Les  rumeurs  flatteuses 
de  la  ville,  les  acclamations  du  Cirque,  les  adulations  des  milliers  de  specta- 
teurs, où  sont-elles?  Tout  cela  a  passé.  Le  vent,  soufflant  tout  à  coup,  a  ba- 
layé les  feuilles,  et  nous  montre  l'arbre  nu,  ébranlé  jusque  dans  ses  ra- 
cines :  si  violente  a  été  la  tempête,  que  toute  force  a  été  brisée  en  lui,  et 
qu'il  va  tomber.  Où  sont  les  prétendus  amis?  où  est  l'essaim  des  parasites? 
Et  les  tables  chargées  de  viandes,  le  vin  bu  à  la  ronde  pendant  des  jour- 
nées entières,  les  raflinemens  variés  des  cuisiniers,  le  langage  souple  des 
serviteurs  de  la  puissance  :  qu'est  devenu  tout  cela?  Un  rêve  de  la  nuit 
qui  s'évanouit  au  jour,  une  fleur  du  printemps  qui  se  fane  à  l'été,  une 
ombre  qui  passe,  une  fumée  qui  se  dissout,  une  bulle  d'eau  qui  éclate,  une 
toile  d'araignée  qui  se  déchire.  —  Aussi  disons,  disons  toujours  :  Vanité  des 
vanités,  tout  est  vanité.  Inscrivez  ces  mots  sur  vos  murailles,  sur  vos  vête- 
mens,  sur  vos  places,  dans  vos  rues,  sur  vos  maisons,  sur  vos  fenêtres,  sur 
vos  portes;  inscrivez-les  surtout  dans  vos  consciences,  afin  qu'ils  se  repré- 

XOME  xxxiv.  35 


546  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentent  incessamment  à  votre  pensée.  Répétez -les  à  dîner,  répétez -les  à 
souper,  que  dans  les  assemblées  du  monde  chacun  les  répète  à  son  voisin!... 
Vanité  des  vanités,  tout  est  vanité.  » 

Se  tournant  alors  vers  Eutrope,  il  continua  : 

«  Ne  te  disais-je  pas  sans  cesse  que  la  richesse  est  fugitive?  Tu  ne  m'écou- 
tais pas.  Ne  te  disais-je  pas  :  Elle  est  de  la  nature  des  serviteurs  ingrats,  qui 
ne  songent  qu'à  s'échapper?  Tu  ne  m'as  pas  voulu  croire.  Et  pourtant  l'ex- 
périence t'a  démontré  qu'elle  n'est  pas  seulement  chose  fugitive  et  ingrate, 
mais  meurtrière,  car  elle  te  fait  pâlir  et  trembler.  Ne  te  répétais -je  pas 
quand  tu  t'irritais  contre  moi,  qui  te  disais  la  vérité  :  «  Je  suis  plus  ton  ami 
que  ceux  qui  te  flattent?  »  Et  j'ajoutais  que  les  blessures  que  fait  celui  qui 
aime  valent  mieux  que  les  baisers  trompeurs  de  celui  qui  hait.  Si  tu  avais 
sagement  supporté  mes  blessures,  les  baisers  des  autres  ne  t'auraient  pas 
perdu  :  mes  blessures,  à  moi,  donnent  la  santé;  leurs  baisers,  la  mort.  Où 
sont  maintenant  les  échansons?  Où  sont  ces  armées  d'appariteurs  qui  écar- 
taient la  foule  devant  toi,  pour  proclamer  en  tous  lieux  ta  toute-puissance? 
Ils  ont  déserté  à  l'ennemi,  et  ils  renient  ta  faveur,  cherchant  leur  propre 
sûreté  dans  tes  périls.  Je  n'ai  point  agi  ainsi;  quoique  tu  me  supportasses  à 
peine,  je  ne  t'ai  point  abandonné,  et  maintenant  dans  ta  chute  je  suis  le 
seul  à  t'apporter  appui  et  soulagement.  Tu  combattais  l'église,  et  l'église  a 
ouvert  ses  bras  pour  te  recevoir.  Tu  aimais  au  contraire,  tu  favorisais  les 
théâtres,  et  les  théâtres  t'ont  trahi  :  aujourd'hui  ils  demandent  ta  tête. 
Quand  je  te  répétais  jusqu'à  satiété  :  «  Pourquoi  agir  ainsi?  pourquoi  te  lan- 
cer en  furieux  contre  l'église  et  te  précipiter  de  gaieté  de  cœur  à  ta  ruine?  » 
tu  haussais  les  épaules  et  courais  au  cirque  :  le  cirque,  à  qui  tu  prodiguais 
tout,  a  aiguisé  le  glaive  qui  te  perce  ;  l'église,  que  tu  persécutais,  n'a  qu'un 
souci  aujourd'hui  :  te  tendre  la  main  dans  ta  détresse  et  te  sauver. 

«  Ce  que  je  dis  là,  ce  n'est  pas  pour  insulter  un  homme  abattu,  mais  pour 
prémunir  et  fortifier  ceux  qui  sont  encore  debout;  ce  n'est  pas  pour  exas- 
pérer les  plaies  d'un  blessé,  mais  pour  garantir  la  santé  à  ceux  qui  n'ont 
point  de  blessures;  ce  n'est  pas  pour  enfoncer  sous  les  flots  celui  qui  se 
noie,  mais  pour  avertir  ceux  qui  naviguent  le  vent  en  poupe,  leur  signaler 
les  écueils,  et  tracer  la  route  à  leur  navire... 

«  Qui  fut  jamais  plus  grand  que  cet  homme?  Nul  dans  le  monde  entier  ne 
pouvait  prétendre  à  sa  richesse;  aucun  honneur  ne  lui  manquait,  il  en  avait 
atteint  le  faîte;  on  l'enviait,  on  le  redoutait,  et  voilà  qu'il  est  devenu  plus 
misérable  que  le  captif  chargé  de  fers,  plus  dénué  que  l'esclave,  plus  indi- 
gent que  le  mendiant  aflamé!  Il  n'a  devant  lui  à  toute  heure  que  glaives 
affilés,  bourreaux,  précipices  affreux,  tortures  où  s'éteint  la  vie  des 
hommes.  Et  ce  n'est  pas  le  souvenir  de  ses  voluptés  passées  qui  l'occupe 
et  entretient  ses  visions  :  ce  qui  lui  apparaît  incessamment,  c'est  le  sup- 
plice sous  toutes  les  formes,  la  mort  avec  toutes  ses  horreurs.  Mais  pourquoi 
chercher  à  vous  émouvoir  par  des  peintures  imaginaires?  Ne  le  voyez-vous 
pas  vous-mêmes  là-bas,  sous  l'autel?  Lorsqu'hier  on  voulut  l'en  arracher 
par  la  force,  il  s'y  cramponnait,  plus  serré  que  s'il  y  eût  été  rivé  par  une 
chaîne,  plus  livide  que  le  buis,  plus  pâle  qu'un  cadavre,  et  il  vous  donne 
encore  le  même  spectacle.  Voyez  comme  ses  dents  claquent,  comme  son 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  547 

corps  tremble,  comme  sa  voix  sanglote,  comme  sa  langue  est  paralysée 
par  la  frayeur!  Ce  n'est  plus  un  être  vivant,  c'est  une  statue  dont  l'àme  a 
pris  le  froid  et  la  rigidité  de  la  pierre. 

«  Non,  je  le  répète,  je  ne  veux  point  par  mes  paroles  insulter  à  son  infor- 
tune; ce  que  je  veux,  c'est  vous  toucher,  c'est  vous  montrer  ce  qu'il  soufTre, 
afin  que  ses  souffrances  vous  suffisent  et  que  votre  cœur  soit  amolli.  Je  sais 
qu'il  est  parmi  vous  des  hommes  si  peu  charitables,  qu'ils  me  reprochent  à 
moi  d'avoir  reçu  ici  cet  homme,  et  qu'ils  me  l'imputent  à  crime;  mais,  dis- 
moi,  mon  ami  (toi  qui  m'accuses),  que  peux-tu  reprendre  dans  mon  action? 
—  Il  attaquait  l'église.  —  Oui,  mais  il  s'y  est  réfugié.  Glorifions  plutôt,  glo- 
rifions Dieu  d'avoir  permis  qu'à  ce  terrible  instant  l'ennemi  de  l'église  en 
ait  reconnu  la  puissance  et  la  miséricorde  :  la  puissance,  parce  qu'elle  l'a 
vaincu  dans  la  lutte  qu'il  osait  rêver;  la  miséricorde,  parce  qu'elle  a  étendu 
sur  lui  ses  ailes  après  la  victoire.  Est-il  un  trophée  plus  éclatant  que  la  pré- 
sence de  ce  coupable  dans  cette  enceinte,  plus  propre  à  faire  rougir  les 
Juifs  et  les  païens?  Un  homme  combattait  l'église,  il  niait,  il  violait  les  im- 
munités du  sanctuaire;  il  tombe,  et  voici  que  cette  mère  très  aimante  le 
cache  sous  son  voile  et  se  jette  entre  lui  et  le  ressentiment  de  l'empereur 
ou  la  fureur  de  la  multitude.  Respectez  Eutrope  dans  son  asile;  il  est  là-bas 
le  plus  bel  ornement  de  l'autel  ! 

«  Un  ornement,  allez -vous  vous  écrier,  cet  homme  avare,  rapace,  in- 
juste !  ce  scélérat  qui  voulait  attenter  à  ces  mêmes  autels,  en  serait  Torne- 
ment!  —  Oh  !  taisez-vous;  lorsque  la  courtisane  impure  a  pu  baiser  les  pieds 
du  Christ,  ne  répétez  pas  cela.  Le  crucifié,  dont  nous  sommes  les  serviteurs, 
n'a-t-il  pas  dit  lui-même  à  son  père  :  Pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent  ce 
qu'ils  font?  Mais,  ajouterez- vous,  il  a  fermé  lui-même  cet  asile  et  abrogé 
par  sa  propre  loi  le  pardon  qu'il  implore!  —  Sans  doute;  mais  l'inviolabi- 
lité de  cet  asile,  il  la  rend  plus  forte  et  plus  manifeste  par  son  action  même. 
L'église  est  comme  les  rois,  dont  la  majesté  est  moins  grande  s'ils  sont  assis 
tranquillement  sur  un  trône,  la  pourpre  aux  épaules  et  le  diadème  au  front, 
que  s'ils  se  montrent  à  nous  debout,  le  pied  levé,  foulant  la  tête  des  enne- 
mis qu'ils  ont  vaincus.  » 

Ghrysostome  termina  en  invitant  le  peuple  à  se  rendre  avec  lui 
au  palais,  après  la  célébration  des  saints  mystères,  pour  y  solliciter 
la  grâce  d'Eutrope,  et  «déposer,  comme  il  disait,  aux  genoux  du 
prince  très  clément  les  moissons  dorées  de  la  miséricorde.  »  L'au- 
ditoire n'obéit  point  à  cette  exhortation,  que  le  reste  du  discours 
avait  assez  mal  préparée.  Eutrope  resta  plusieurs  jours  renfermé 
dans  l'église  comme  dans  une  prison,  puis  il  disparut  subitement, 
et  l'on  apprit  que,  conduit  au  port  sous  bonne  garde,  il  avait  été  dé- 
posé dans  un  navire  partant  pour  l'île  de  Chypre.  Le  bruit  se  ré- 
pandit aussitôt  que  Ghrysostome  l'avait  livré  pour  complaire  à  l'im- 
pératrice, et  quoiqu'une  pareille  calomnie  répugnât  à  l'évidence, 
qu'elle  fût  en  contradiction  flagrante  soit  avec  le  caractère  personnel 
du  prêtre,  soit  avec  le  rôle  de  protecteur  des  immunités  ecclésiasti- 
ques qu'il  avait  adopté  dans  cette  affaire,  le  mensonge  s'accrédita 


5/j8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tellement  dans  Constantinople  que  Chrysostome  sentit  le  besoin  de 
se  justifier.  Il  le  fit  par  un  sermon  que  nous  avons  encore,  où  il 
prend  pour  texte  ce  peassage  significatif  du  psaume  quarante-qua- 
trième :  «  La  reine  s'est  assise  à  la  droite  du  roi.  »  —  ((  Qu'on  ne 
vienne  pas  me  dire,  s'écrie-t-il  avec  indignation,  que  si  cet  homme 
a  été  trahi,  c'est  la  perfidie  de  l'église  qui  l'a  livré  :  s'il  n'avait  pas 
abandonné  l'église,  il  n'eût  pas  été  trahi. —  IN'allez  pas  me  dire  : 
«  C'est  parce  qu'il  s'est  réfugié  ici,  qu'il  a  été  trahi;  non,  non,  l'é- 
glise ne  l'a  pas  abandonné,  mais  il  a  abandonné  l'église;  il  n'a  pas 
été  trahi  dans  les  entrailles  du  sanctuaire,  mais  hors  des  limites  de 
l'église,  parce  qu'il  s'est  soustrait  à  sa  protection.  »  On  sut  plus  tard 
qu'attiré  par  les  promesses  des  agens  de  la  cour,  Eutrope  s'était  re- 
mis entre  leurs  mains,  et  qu'après  l'avoir  effrayé  sur  les  mauvaises 
dispositions  du  peuple  et  des  soldats,  ces  agens  s'étaient  engagés 
par  serment,  au  nom  de  l'empereur,  à  ne  pas  toucher  un  cheveu  de 
sa  tête,  s'il  se  laissait  conduire  à  Chypre  sans  résistance.  Le  mal- 
heureux qui  avait  violé  tant  de  sermons  pareils  au  temps  de  sa 
grandeur  s'abandonna  à  ces  vaines  paroles  comme  un  enfant. 

Tandis  que  le  navire  qui  le  portait  cinglait  vers  l'île  de  Chypre, 
on  instruisit  son  procès.  L'empereur  en  chargea  une  commission  de 
hauts  personnages  sous  la  présidence  d'Aurélien,  préfet  du  prétoire, 
un  de  ses  plus  intimes  conseillers.  Outre  les  méfaits  et  attentats  déjà 
connus  et  répétés  par  toutes  les  bouches,  les  juges  en  découvrirent 
un  qui  constituait  le  crime  de  lèse-majesté  au  premier  chef:  l'usur- 
pation des  signes  et  ornements  impériaux.  On  constata  en  effet 
que  lors  de  la  cérémonie  de  son  consulat,  Eutrope,  plutôt  à  des- 
sein que  fortuitement,  avait  mêlé  au  costume  ordinaire  des  consuls 
certains  insignes  réservés  à  la  dignité  des  césars.  Dès  lors  il  n'y  avait 
plus  de  doute  sur  le  caractère  à  donner  à  l'accusation;  Eutrope 
était  coupable  de  complot  secret  pour  usurper  l'empire,  et  la  peine 
portée  par  les  lois  contre  ce  crime  était  la  mort.  Un  pareil  dénoû- 
ment  cadrait  mal  avec  les  engagemens  pris  envers  ce  malheureux 
pour  le  tirer  de  son  asile,  et  la  conscience  de  l'empereur  pouvait 
être  inquiète.  On  concilia  tout  en  expliquant  au  jeune  prince  que  la 
vie  n'avait  été  garantie  qu'au  prévenu  contumace,  menacé  par  la 
haine  populaire,  et  nullement  au  condamné  que  réclamait  la  rigueur 
des  lois,  que  d'ailleurs  le  serment  de  respecter  sa  tête  regardait  le  seul 
territoire  de  Constantinople  et  non  les  autres  parties  de  l'empire. 
Ces  subtilités  ne  persuadant  pas  complètement  Arcadius,  Eudoxie, 
qui  ne  se  voyait  maîtresse  ni  de  son  mari  ni  de  l'empire  tant  que 
l'eunuque  respirait  encore,  insista  fortement  pour  l'exécution  de  la 
sentence.  De  son  côté.  Gainas  ne  déposait  point  les  armes,  préten- 
dant qu'on  l'avait  joué,  et  qu'il  ne  croirait  au  châtiment  d'Eutrope 
que  lorsqu'il  pourrait  toucher  sa  tête.  Il  put  la  toucher  à  loisir,  car 


TROIS    MIMSTRES    DE    l' EMPIRE    ROMAIN.  5^(9 

un  second  navire  alla  chercher  l'eunuque  dans  son  île  et  le  ramena 
à  Chalcédoine,  où  il  fut  décapité. 

Son  supplice  avait  été  précédé  de  la  publication  de  sa  sentence, 
affichée  dans  toutes  les  villes  et  sur  toutes  les  places;  elle  était  con- 
çue en  ces  termes  : 

«Arcadius  et  Honorius,  augustes,  à  Aurélien,  préfet  du  prétoire. 

«  Nous  réunissons  aux  revenus  de  notre  trésor  toutes  les  propriétés  d'Eu- 
trope,  qui  fut  naguère  préposé  de  notre  chambre  sacrée,  l'ayant  déclaré 
déchu  de  son  rang  et  ayant  purifié  le  consulat  de  la  tache  ignominieuse  de 
son  nom.  Nous  voulons  en  outre  que  tous  ses  actes  soient  abolis  et  que  le 
titre  de  Tannée  soit  changé.  Que  ceux  donc  qui  par  leur  vaillance  et  au 
prix  de  leur  sang  étendent  les  frontières  romaines,  ou  ceux  qui  les  conser- 
vent en  faisant  régner  parmi  nous  l'équité  des  lois,  cessent  de  gémir  à  l'as- 
pect du  hideux  prodige  qui  avait  sali  par  son  contact  la  divine  récompense 
du  consulat.  Qu'ils  sachent  également  qu'Eutrope  est  dépouillé  de  la  dignité 
de  patrice  et  de  toutes  les  dignités  moindres  qu'il  déshonorait  par  la  cruauté 
de  ses  mœurs. 

«  Nous  ordonnons  enfin  que  toutes  les  statues  et  représentations  quelcon- 
ques qui  lui  ont  été  élevées  dans  les  cités,  villes,  bourgs,  lieux  publics  ou 
privés,  en  bronze,  marbre,  métaux  fusibles  ou  toute  autre  matière,  soient 
renversées,  afin  de  ne  plus  offenser  les  regards  comme  une  tache  infamante 
pour  notre  siècle. 

L'ancien  consul,  avant  de  mourir,  put  contempler  à  Chalcédoine 
les  débris  de  ses  bustes  et  de  ses  statues,  car  la  flatterie  avait  su 
les  multiplier  dans  une  ville  qui  n'était  pour  ainsi  dire  qu'un  fau- 
bourg de  Constantinople. 

La  place  laissée  vacante  par  Eutrope  avait  été  aussitôt  remplie, 
on  devine  par  qui,  et  de  ce  jour  datait,  dans  l'histoire  d' Arcadius, 
le  ministère,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  de  la  nobilissime  impératrice 
Eudoxie.  En  même  temps  qu'elle  ressaisissait  dans  l'intérieur  du 
palais  son  autorité  perdue,  Eudoxie  s'emparait  de  la  direction  sou- 
veraine de  l'état;  elle  faisait  nommer  consul  le  préfet  du  prétoire 
Aurélien,  principal  juge  d'Eutrope,  et  donnait  à  son  mari  pour  in- 
tendant des  largesses  le  comte  Jean,  son  amant.  Son  règne  fut  na- 
turellement celui  de  la  coterie  qui  avait  comploté  avec  elle  le  ren- 
versement de  l'eunuque:  Castricia,  Eugraphia,  Marcia,  devinrent 
les  membres  d'un  gouvernement  de  gynécée,  qui,  pour  n'être  pas 
officiel,  ne  fut  pas  moins  puissant  que  l'autre.  Quoique  déjà  très 
riches  par  la  fortune  de  leurs  maris,  ces  trois  femmes  se  livrèrent  à 
toute  sorte  de  rapines  et  souvent  de  violences  pour  entretenir  leur 
luxe  ou  leur  galanterie.  L'impératrice,  qui  ne  voyait  que  par  les 
yeux  de  ses  favorites ,  se  laissa  entraîner  à  des  actes  qui  lui  firent 
perdre  beaucoup  de  sa  popularité.  Elle  porta  d'ailleurs  dans  le  rè- 
glement des  affaires  publiques  les  tendances  outrées  de  sa  nature  ; 


550  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

elle  y  fut,  comme  partout,  hardie,  impérieuse,  impatiente  de  sages 
conseils  :  Arcadius  n'avait  fait  que  changer  de  tyran. 

Ce  n'était  pas  pour  un  pareil  dénoûment  que  Gainas  avait  ren- 
versé deux  ministres,  tué  l'un  et  amené  en  grande  partie  la  chute 
de  l'autre  :  aussi  prit-il  une  attitude  dédaigneuse,  mais  toujours 
hostile,  en  face  de  ce  gouvernement  féminin.  Sitôt  après  la  mort 
d'Eutrope,  il  conclut  la  paix  avec  Tribigilde,  en  son  propre  nom, 
comme  de  puissance  à  puissance,  et  leurs  deux  armées  se  réunirent, 
ou  plutôt  Tribigilde  devint  le  lieutenant  de  son  parent  Gainas,  gé- 
néralissime des  Goths  auxiliaires  ou  fédérés  en  commune  révolte 
contre  l'empereur.  L'Asie  était  à  leur  discrétion;  ils  achevèrent  de 
l'épuiser  par  des  contributions  publiques  et  par  le  pillage.  Gainas 
avait  dû  s'attendre  à  une  attaque  de  la  part  des  troupes  romaines 
qui  se  trouvaient  encore  en  Europe;  ne  voyant  rien  venir,  il  prit 
l'offensive  et  envoya  Tribigilde  sur  l'Hellespont  menacer  Constanti- 
nople  à  revers,  tandis  qu'il  la  tenait  en  échec  du  haut  des  rochers 
de  Ghalcédoine.  Dans  cette  situation,  il  ouvrit  des  négociations  avec 
l'empereur.  Sa  prétention  affichée  tout  d'abord  fut  de  traiter  directe- 
ment avec  le  prince,  de  n'avoir  affaire  qu'au  prince,  «  leJ  intérêts 
d'un  homme  tel  que  lui,  disait-il  sans  doute  dans  son  langage  inso- 
lent, ne  devant  point  être  discutés  devant  un  conseil  de  femmes  ou 
par  des  ministres  soumis  à  l'influence  d'une  femme.  )>  Et  afin  de  bien 
montrer  que  sa  volonté  en  ce  point  était  immuable.  Gainas  exigea 
qu'on  lui  livrât  les  trois  plus  intimes  conseillers  de  l'empereur,  le 
préfet  du  prétoire  Aurélien,  Saturninus,  mari  de  Gastricia,  et  le 
comte  Jean,  intendant  des  largesses,  pour  en  faire  ce  qu'il  lui  plai- 
rait. Ces  choix,  surtout  celui  du  comte  Jean,  dénotaient  un  dessein 
arrêté  d'attaquer  personnellement  l'impératrice.  A  cette  demande 
sans  raison,  le  palais  fut  dans  le  plus  grand  trouble.  L'impératrice, 
blessée  dans  son  honneur  ou  dans  son  affection,  dut  combattre  avec 
un  redoublement  d'énergie  la  lâche  idée  de  céder  à  de  si  cruelles 
fantaisies;  Arcadius  pourtant  balançait,  quand  ces  trois  hommes, 
pour  éviter  à  l'empire  et  à  l'empereur  la  dernière  des  hontes,  et 
s' inspirant  de  leur  nom  de  Romain,  prirent  un  parti  digne  des  vieux 
temps  de  la  république.  Traversant  le  Bosphore  sur  une  barque,  à 
l'insu  de  tout  le  monde,  ils  débarquèrent  sur  la  côte,  à  quelques 
milles  de  Ghalcédoine,  et  envoyèrent  prévenir  Gainas  qu'ils  se  re- 
mettaient eux-mêmes  en  son  pouvoir.  Le  Barbare  les  fit  amener 
chargés  de  chaînes,  sous  sa  tente,  où  il  les  reçut  en  présence  du 
bourreau.  Tout  ce  qu'on  peut  endurer  de  tortures  morales,  d'in- 
sultes, de  menaces,  ces  trois  hommes  l'éprouvèrent;  Gainas  leur  fit 
savourer  à  plaisir  l'avant-goût  de  la  mort,  puis  il  ordonna  à  l'exé- 
cuteur de  les  frapper.  Celui-ci  s'avança  vers  eux  le  glaive  nu  et  la 
fureur  dans  les  yeux;  puis  se  radoucissant  tout  à  coup,  il  se  con- 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  551 

tenta  de  leur  tirer  un  peu  de  sang  en  leur  écorchant  la  peau  avec  la 
pointe  du  fer.  Cette  féroce  plaisanterie  achevée,  Gainas  retint  dans 
son  camp  les  trois  Romains  qui  restèrent  ses  prisonniers. 

Débarrassé  de  trois  conseillers  dont  il  redoutait  à  bon  droit  la  fer- 
meté, Gainas  revint  à  la  charge  et  somma  l'empereur  pour  la  der- 
nière fois  de  se  rendre  à  Ghalcédoine,  afm  d'y  conférer  avec  lui. 
A  proximité  des  murs  de  la  ville,  près  du  rivage,  s'élevait  une  église 
dédiée  à  sainte  Euphémie  martyre;  ce  fut  le  lieu  désigné  pour  l'en- 
trevue, et  les  deux  parties  s'engagèrent,  sous  serment,  à  ne  se  point 
dresser  mutuellement  d'embûches.  L'empereur  arriva  comme  il  avait 
été  convenu,  et  Gainas  lui  signifia  de  vive  voix  ses  conditions  :  il  vou- 
lait le  généralat  suprême  des  armées  de  l'empire,  infanterie  et  cava- 
lerie, troupes  romaines  et  troupes  barbares;  en  un  mot,  il  voulait  ce 
que  possédait  Stilicon  en  Occident,  ce  qu'il  avait  ambitionné  avant 
et  depuis  la  mort  de  Rufin,  ce  qui  en  réalité  était  tout  le  gouverne- 
ment avec  un  prince  enfant  comme  Honorius ,  ou  imbécile  comme 
son  frère.  Ce  dernier  accepta  tout  et  signa  la  paix  avec  son  général 
révolté.  La  première  conséquence  fut  de  livrer  Constantinople  aux 
Goths,  ainsi  que  la  Thrace  et  la  Chersonèse,  où  l'on  échelonna  leurs 
troupes.  Des  navires  romains,  unis  à  une  flottille  barbare  que  Gainas 
s'était  construite  pour  ses  expéditions,  amenèrent  successivement  de 
l'autre  côté  du  Bosphore  les  divisions  de  l'armée  rebelle,  et  la  mé- 
tropole de  l'Orient  prit  l'aspect  d'une  ville  conquise. 

Le  généralissime  Gainas  ne  fut  pas  plus  tôt  installé  à  son  poste,  que 
de  nouvelles  difficultés  surgirent;  elles  naissaient  chaque  jour  plus 
vives  et  plus  imprévues.  Ainsi  il  voulut  que  l'empereur  cédât  une 
des  églises  de  la  ville  à  ses  Goths,  qui  étaient  ariens,  et  qui,  en  vertu 
des  lois  de  Théodose  sur  l'exercice  du  culte  chrétien,  ne  pouvaient 
avoir  d'église  dans  l'enceinte  de  Constantinople,  réservée  aux  seuls 
catholiques.  «  Que  signifient  cette  humiliation  et  cette  gêne?  disait 
Gainas.  Les  catholiques  sont-ils  plus  braves  que  nous?  défendent-ils 
mieux  l'empire?  sont-ils  des  serviteurs  plus  attachés  au  prince?» 
Arcadius  lui  objectant  que  telle  était  la  loi,  Gainas  répliquait  avec 
colère  que,  si  la  loi  était  mauvaise,  il  fallait  la  changer,  et  qu'un 
césar  pouvait  bien  défaire  ce  qu'un  autre  césar  avait  fait.  A  bout 
de  raisons,  Arcadius  renvoya  le  Barbare  à  Chrysostome  :  «  Enten- 
dez-vous ensemble,  lui  dit-il,  et  ce  qui  sera  décidé  entre  vous,  je 
le  ferai.  »  Gainas,  à  toutes  ses  prétentions  désordonnées,  mêlait 
celle  de  la  théologie,  et  il  se  portait  pour  l'apôtre  de  l'arianisme 
depuis  qu'il  avait  soutenu  contre  saint  iSil  une  discussion  sur  la 
question  fondamentale  du  dogme  arien,  la  ressemblance  et  non 
l'identité  de  substances  dans  le  mystère  de  la  Trinité,  et  qu'il  se 
flattait  d'avoir  battu  son  adversaire.  Il  consentit  donc  à  une  con- 
férence avec  le  célèbre  évêque  de  Constantinople,  qu'il  attendit  de 


552  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pied  ferme,  armé  de  tous  ses  argumens;  mais  Chrysostome  ne  dai- 
gna pas  l'écouter  jusqu'au  bout.  Le  maître  des  milices,  dans  le  cours 
de  son  argumentation,  s' étant  exprimé  en  mécontent  dont  les  Ro- 
mains n'avaient  pas  su  récompenser  le  mérite,  Chrysostome  l'arrêta 
court.  «  Quoi!  lui  dit-il,  les  Romains,  qui  t'ont  fait  chef  de  leurs  ar- 
mées, qui  t'ont  prodigué  jusqu'aux  honneurs  consulaires,  seraient 
ingrats  envers  toi?  Tu  n'y  songes  pas,  et  la  récompense  dépasse  de 
beaucoup  la  valeur  des  services.  La  mémoire  te  manque  trop,  Gainas; 
tu  oublies  dans  quel  dénûment  on  t'a  vu  jadis  arriver  ici,  et  dans 
quelle  abondance  maintenant  nous  t'y  voyons  vivre.  Tu  étais  nu  ou 
couvert  de  haillons  quand  tu  as  passé  le  Danube  quêtant  une  place 
parmi  nos  stipendiés,  et  aujourd'hui  te  voilà  vêtu  magnifiquement, 
décoré  même  des  insignes  de  nos  magistrats.  Sois  donc  juste  envers 
toi,  qui  as  tant  reçu  et  si  peu  fait,  et  ne  parle  plus  d'ingratitude  de 
peur  d'en  montrer  à  un  peuple  qui  t'a  accablé  de  richesses  et  de 
dignités.  »  Les  historiens  disent  que  Gainas  resta  sans  voix  à  ce  dis- 
cours, comme  si  un  pouvoir  surhumain  l'eût  rendu  muet.  Cet  homme 
terrible,  disposé  à  tout  briser  ou  tuer,  n'avait  jamais  entendu  de  vé- 
rités si  dures  dites  avec  tant  d'autorité.  Chrysostome  avait  dans  le  re- 
gard et  dans  la  parole  cette  décision  qui  apaise  la  lutte  en  la  bravant; 
Gainas  connaissait  son  invincible  opiniâtreté,  il  savait  aussi  sa  puis- 
sance sur  le  peuple,  et  ne  poussa  pas  plus  loin  l'affaire  de  l'église. 

D'ailleurs  la  violence  allait  mieux  que  la  discussion  à  cette  gros- 
sière nature  sans  vergogne.  Tout  en  vivant  au  palais  et  singeant  les 
allures  et  le  ton  d'un  courtisan,  Gainas  méditait  avec  ses  Goths  le 
pillage  de  la  ville.  On  devait  faire  d'abord  main  basse  sur  les  bou- 
tiques des  changeurs  et  des  banquiers ,  chez  lesquels  on  espérait 
trouver  des  monceaux  d'or,  et  à  la  faveur  du  désordre,  pendant  la 
nuit,  on  irait  attaquer  et  incendier  le  palais.  Un  hasard,  plutôt  que 
les  bonnes  dispositions  des  officiers  romains,  sauva  la  ville.  Une  se- 
conde tentative  échoua  également,  mais  par  l'attitude  courageuse  du 
peuple ,  qui  prit  les  armes ,  courut  sus  aux  Rarbares  et  en  brûla  ou 
tua  plusieurs  milliers  dans  leur  église  même.  Ralliés  aux  environs  de 
Constantinople,  les  Goths  commencèrent  une  guerre  de  brigandage 
qui  ne  leur  fut  pas  toujours  heureuse.  Gainas  éprouva  d'ailleurs  une 
perte  irréparable  par  la  mort  de  son  compagnon  Tribigilde,  qui  laissa 
les  Gruthonges  sans  commandement  dans  la  Chersonèse  de  Thrace. 

Il  s'en  fallait  bien  que  tous  les  Goths  partageassent  les  passions 
de  l'homme  qui  s'était  fait  leur  représentant  auprès  des  Romains  : 
beaucoup  d'entre  eux,  au  contraire,  surtout  parmi  les  chefs,  le 
voyaient  avec  dégoût  trancher  déjà  du  souverain  vis-à-vis  de  gens 
ses  égaux  ou  ses  supérieurs.  Ils  étaient  donc  loin  de  désirer  que  la 
guerre  se  terminât  à  son  avantage.  Dans  le  nombre  était  un  chef  que 
j'ai  déjà  nommé,  Fravitta,  qui  joignait  à  des  talens  militaires  éprouvés 


TROIS    MINISTRES    DE    l'eMPIRE    ROMAIN.  553 

le  goût  instinctif  de  la  civilisation  ainsi  qu'un  sentiment  inébranlable 
du  devoir.  Entre  tous  ces  caractères  barbares,  incertains  ou  faux, 
celui-ci  s'était  dessiné  constamment  par  sa  droiture  :  nul  dans  les 
deux  nations  ne  jouissait  de  plus  d'estime  que  Fravitta.  Jeune  encore, 
il  avait  épousé  une  Romaine  qui  l'avait  probablement  conquis  de  cette 
sorte  à  la  civilisation  et  à  l'empire.  Il  possédait  d'ailleurs  un  esprit 
cultivé,  des  manières  élégantes,  et  la  connaissance  des  choses  qui  fai- 
saient aux  yeux  du  monde  le  parfait  Romain  :  c'était  en  tout  l'opposé 
de  Gainas.  Il  alla  trouver  l'empereur  et  s'offrit  à  balayer  de  la  Thrace, 
à  rejeter  même,  s'il  le  fallait,  au-delà  du  Danube  les  bandes  qui  me- 
naçaient Gonstantinople  :  que  l'empereur  daignât  lui  confier  le  com- 
mandement des  troupes  romaines,  avec  celui  des  Rarbares  qui  n'a- 
vaient point  suivi  Gainas,  il  se  faisait  fort  de  réussir.  L'empereur 
accueillit  avec  joie  la  proposition  d'un  homme  qui  ne  trompait  ja- 
mais, et  Fravitta  se  mit  à  l'œuvre.  Il  n'était  pas  arien  comme  la 
plupart  de  ses  compatriotes,  mais  païen,  afitilié  aux  doctrines  de  ce 
polythéisme  philosophique  né  du  mélange  des  idées  platoniciennes 
avec  l'ancien  culte  national  de  la  Grèce.  En  un  mot,  Fiavitta,  con- 
verti peut-être  par  sa  femme,  était  hellène,  hellène  convaincu  et 
fervent.  On  rapporte  que  plus  tard  l'empereur,  voulant  l'élever  à  dé 
grandes  dignités,  en  récompense  de  ses  services,  l'engageait  à  se 
faire  chrétien  :  Fravitta  s'y  refusa.  «  Que  veux-tu  donc  que  je  te 
donne?  lui  dit  l'empereur,  contrarié  de  son  refus.  —  Rien,  répondit 
le  païen  avec  calme,  sinon  le  droit  d'adorer  Dieu  à  ma  mode.  »  Son 
opiniâtreté  n'empêcha  point  qu'il  ne  fût  consul  l'année  suivante. 

Ce  Romain  de  Gothie,  qui  savait  faire  revivre  dans  les  armées  de 
l'empire  l'ancienne  discipline,  se  signala  par  des  succès  dès  le  début 
de  la  campagne.  Laissant  Gainas  exhaler  sa  fougue  en  vaines  fanfa- 
ronnades et  le  battant  chaque  jour  en  détail,  il  l'obligea  de  quitter 
les  abords  de  Gonstantinople  et  bientôt  la  longue  muraille.  Par  une 
manœuvre  qu'on  ne  comprend  pas  bien,  celui-ci  voulut  gagner  la 
Ghersonèse  pour  se  rejeter  en  Asie;  mais  Fravitta,  non  moins  habile 
sur  mer  que  sur  terre,  l'assaillit  au  passage  de  l'Hellespont,  culbuta 
sa  flotte  et  noya  une  partie  de  son  armée.  Les  bandes  découragées 
se  dispersèrent  alors,  et  Gaïnas  gagna  l'autre  versant  de  l'Hémus 
pour  tâcher  de  ranimer  la  guerre  dans  les  provinces  riveraines  du 
Danube  :  Fravitta  l'y  suivit.  Aidé  des  paysans  daces  et  mésiens,  qui 
se  joignirent  aux  troupes  impériales,  il  déjoua  tous  ses  efforts,  dé- 
truisit ses  dernières  ressources  et  le  pourchassa  lui-même  de  canton 
en  canton.  Désespéré,  hors  de  sens,  et  d'ailleurs  sur  le  point  d'être 
pris ,  Gaïnas  se  fit  amener  des  captifs  romains  qu'il  traînait  avec  lui 
dans  sa  fuite  (le  comte  Jean  et  ses  deux  compagnons  n'étaient  pas 
du  nombre,  heureusement  pour  eux),  les  poignarda  de  sa  main,  et, 
lançant  son  cheval  à  travers  le  Danube,  il  atteignit  avec  quelques 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Goths  fidèles  les  gorges  des  Carpathes,  où  il  se  cacha.  Son  projet, 
dit-on,  était  de  retourner  dans  la  patrie  de  ses  ancêtres  sur  les 
bords  du  Prutli  ou  du  Borysthène,  et  d'y  achever  tranquillement  ses 
jours.  Cette  fin  si  différente  de  sa  vie  ne  lui  fut  pas  accordée.  Les 
Huns  occupaient  alors  l'ancienne  terre  des  Goths,  et  leur  roi  Uldin 
recherchait  l'alliance  des  Romains.  Informé  de  la  présence  de  leur 
ennemi  au  nord  du  Danube,  il  le  fit  traquer  de  caverne  en  caverne 
comme  une  bête  fauve,  le  prit,  le  tua  et  envoya  sa  tête  à  Constan- 
tinople  en  témoignage  de  bonne  amitié.  Solidement  plantée  au  bout 
d'une  lance,  la  tête  de  l'ancien  généralissime  des  milices  d'Orient 
arriva  dans  la  ville  impériale  le  3  janvier  de  l'année  l\Ol;  elle  put 
presque  assister  à  l'entrée  en  charge  du  consul  Fravitta  et  au  triom- 
phe d'Eudoxie,  proclamée  solennellement  auguste. 

Ainsi  donc  des  quatre  personnages  qui,  après  la  mort  de  Théo- 
dose, s'étaient  promis  le  gouvernement  du  monde  romain,  des 
quatre  acteurs  principaux  du  drame  sanglant  de  l'Hebdomon,  un. 
seul  restait,  Stilicon  :  Rufin,  Eutrope  et  Gainas  avaient  l'un  après 
l'autre  péri  de  mort  violente.  Stilicon  gouvernait  toujours  l'Occident, 
où  nos  récits  le  retrouveront  bientôt;  il  le  gouvernait  avec  plus  de 
puissance  et  d'éclat  que  jamais,  tandis  que  le  sceptre  de  l'Orient, 
voué  à  un  ballottement  perpétuel,  venait  de  passer  des  mains  d'un 
eunuque  dans  celles  d'une  femme. 

Associée  au  gouvernement  et  devenue  l'égale  de  l'empereur,  la 
fille  des  Bructères  et  des  Sicambres  sembla  ramener  dans  l'histoire 
romaine  les  temps  d'Agrippine  et  de  Livie.  Sa  statue,  portée  à  tra- 
vers les  provinces  comme  celles  des  césars,  y  reçut  des  adorations 
presque  païennes;  ce  ne  fut  pas  assez  :  il  fallut  qu'une  de  ses  images, 
fondue  en  argent  massif  et  dressée  au  haut  d'une  colonne  de  por- 
phyre, vînt  sur  le  forum  de  Constantin  dominer  le  tribunal,  et  le 
sénat,  et  l'église  elle-même.  Cet  excès  d'orgueil  la  perdit;  elle  trouva 
là  en  face  d'elle  Chrysostome,  cet  autre  souverain  de  Constantinople, 
qui  s'était  fait  de  la  multitude  une  milice  ardente  et  dévouée.  Alors 
commença  entre  Augusta  et  l'évêque  la  lutte  fameuse  qui  remplit 
de  troubles  tout  l'Orient,  et  eut  pour  incidens  des  émeutes,  des 
conciles  pleins  de  scandales  et  de  tumulte,  deux  exils,  deux  condam- 
nations épiscopales,  Sainte-Sophie  en  cendres,  et  Constantinople, 
avec  les  merveilles  des  arts,  à  moitié  ruinée  par  la  flamme.  Ces  évé- 
nemens,  dont  l'intérêt  dramatique  relève  encore  l'importance  aux 
yeux  de  l'histoire  politique  comme  à  ceux  de  l'histoire  religieuse, 
mériteraient  assurément  d'être  exposés  en  détail;  mais  ils  n'entrent 
point  dans  le  cadre  où  je  dois  renfermer  ces  récits. 

Amédée  Thierry,  de  rinstitut. 


LES   HALLUCINATIONS 


DU  PROFESSEUR  FLOREAL 


Au  temps  de  ma  jeunesse,  —  «  il  n'y  ha  pas  trois  jours,  »  dirait 
Panurge,  — j'avais  pour  compagnon  un  jeune  homme  qui  était  élève 
à  l'Ecole  des  Chartes;  nous  vivions  côte  à  côte,  épris  l'un  pour  l'autre 
d'une  de  ces  belles  amitiés  qui  sont  la  gloire  de  la  vingtième  année, 
et  partageant  nos  travaux,  qui  ne  se  ressemblaient  guère.  Quand  il 
était  fatigué  de  déchiffrer  les  vieux  documens  de  la  diplomatique, 
il  venait  me  trouver  et  me  suivait  dans  les  courses  à  travers  les  mu- 
sées, les  hôpitaux,  les  bibliothèques,  le  théâtre  et  la  campagne,  qui 
se  partagaient  ma  vie.  Il  m'accompagnait  tantôt  à  l'Ecole  de  Méde- 
cine, tantôt  à  la  Sorbonne,  tantôt  au  Collège  de  France,  suivant  que 
mon  goût  de  ce  jour-là  avait  été  de  faire  de  la  physiologie,  de  la  phi- 
losophie ou  de  l'histoire.  Ah  !  le  bel  emportement  qui  vous  pousse 
à  tout  apprendre,  et  qui  dure  jusqu'à  l'heure  où  l'on  s'aperçoit  que 
l'on  n'a  rien  appris!  Bien  souvent  nous  sommes  allés  ensemble  visi- 
ter à  Charenton  ou  à  la  Salpétrière  ces  pauvres  êtres  vers  qui  m'en- 
traînait mon  insatiable  curiosité ,  et  que  leur  raison  trop  faible  ou 
trop  forte  a  séparés  du  reste  des  hommes.  Au  retour  de  ces  excur- 
sions, c'étaient  entre  nous  des  discussions  interminables,  où  l'har- 
monie préétablie  de  Leibnitz,  le  médiateur  plastique  de  Cudworth, 
l'âme  et  le  corps,  l'esprit  et  la  matière,  jouaient  un  grand  rôle;  la 
nuit  se  passait  quelquefois  dans  ces  ardentes  causeries;  la  fatigue 
et  le  soleil  levant  nous  arrêtaient,  et  nous  en  étions  quittes  pour 
dormir  une  partie  de  la  journée.  Nous  nous  promettions  d'être  plus 
sages  à  l'avenir,  mais  le  diable  de  la  jeunesse  soufflait  mécham- 
ment sur  nos  résolutions,  et  nous  recommencions  le  lendemain. 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  bonne  vie  de  recherches,  de  rêveries,  de  curiosités  toujours 
nouvelles  et  de  développement  forcé  dura  jusqu'au  moment  où  mon 
ami  quitta  subitement  ses  études  et  Paris  pour  aller  se  marier  en 
province.  Il  habitait  Caen.  Notre  correspondance  était  active  et  ré- 
gulière; chaque  semaine  m'apportait  une  lettre  volumineuse  à  la- 
quelle je  répondais  longuement  :  nous  échangions  nos  idées,  nous 
reprenions  nos  discussions  d'autrefois;  la  distance  qui  nous  sépa- 
rait et  quelques  années  de  plus  n'avaient  rien  changé  à  notre  vieille 
amitié. 

Dans  les  derniers  mois  de  1847,  je  reçus  une  lettre  timbrée  de 
Caen  et  d'une  dimension  inusitée;  elle  était  de  mon  ami,  qui  m'é- 
crivait :  «  Je  t'envoie  un  récit  qui  m'a  paru  de  nature  à  t' intéresser 
et  à  éclaircir  peut-être  quelques  points  de  cette  philosophie  indécise 
qui  nous  a  si  souvent  fait  discuter  dans  notre  bon  temps.  Le  pauvre 
diable  dont  tu  vas  lire  l'histoire,  écrite  par  lui-même,  inspire  ici  une 
sorte  de  compassion  que  méritent  l'honnêteté  et  la  douceur  passées 
de  sa  vie,  car  il  est  question  de  l'envoyer  en  cour  d'assises.  »  Je 
lus  cette  bizarre  confession,  et  je  la  reproduis  textuellement. 


Je  m'appelle  Marius-Floréal  Longue-Heuze  :  les  deux  premiers 
de  ces  noms  disent  assez  que  je  suis  né  pendant  l'époque  que  la 
banalité  des  métaphores  françaises  appelle  obstinément  la  tourmente 
révolutionnaire  ;  le  dernier  indique  que  j'appartiens  à  la  vieille 
race  normande,  et  qu'il  fut  certainement  donné  à  l'un  de  mes  aïeux 
comme  un  surnom,  devenu  par  l'usage  un  nom  patronymique  pour 
ses  petits-fds.  J'ignore  quel  est  celui  de  mes  ascendans  dont  la  dif- 
formité mérita  cette  appellation  de  Longue-Heuze,  qui,  comme  on 
le  sait,  signifie  longue-jambe;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  toutes 
mes  recherches  furent  inutiles  pour  découvrir  notre  vrai  nom  ori- 
ginel. 

Ma  famille  était  une  famille  de  petits  robins  et  mon  père  tenait 
l'emploi  de  greffier  d'une  justice  de  paix,  charge  fort  honorable 
sans  contredit,  mais  peu  lucrative,  et  qui  le  laissa  pendant  toute 
sa  vie  dans  un  état  assez  voisin  de  la  gêne  pour  qu'il  ait  souvent 
côtoyé  la  misère.  J'étais  le  dernier  de  six  enfans,  le  plus  chétif  et 
peut-être  le  moins  désiré.  Je  grandis  entre  les  taquineries  de  mes 
frères  et  le  dur  service  qu'exigeait  l'entretien  de  la  maison,  dont 
ma  mère  seule  était  chargée.  —  Floréal,  va  chercher  du  bois.  — 
Floréal,  apporte-moi  de  l'eau.  —  Floréal,  va  voir  chez  le  bou- 
langer si  le  pain  est  cuit.  —  Floréal  par-ci.  Floréal  par-là!  —  Et 
j'allais,  ^ns  jamais  murmurer,  portant  les  falourdes,  tirant  de  l'eau 
du  puits,  soutenant  dans  mes  bras  trop  faibles  de  grosses  piles 


LES    HALLUCINATIONS   DU   PROFESSEUR   FLOREAL.  557 

de  pains  brûlans;  j'allais  toujours,  n'obtenant  souvent,  en  guise  de 
remercîmens ,  qu'un  mot  bien  sec  et  des  reproches  sur  ma  mala- 
dresse. J'étais  fort  maladroit  en  effet,  je  ne  puis  en  disconvenir;  ma 
croissance  avait  été  extraordinairement  rapide.  Il  semblait  que  je 
fusse  arrivé  tout  exprès  au  monde  pour  affirmer  la  justesse  du  nom 
de  notre  famille,  car  la  longueur  démesurée  de  mes  jambes  et  de 
mes  bras  faisait  de  moi  un  être  osseux,  mal  attaché  et  sans  pro- 
portions; je  ressemblais  à  un  pantin  dont  les  fils  se  sont  desserrés. 
Les  autres  enfans  riaient  de  moi  quand  je  passais  dans  la  rue,  et  les 
beaux-esprits  du  voisinage  prétendaient  que  je  pouvais,  sans  flé- 
chir les  reins,  nouer  les  cordons  de  mes  souliers.  Sans  altérer  la 
douceur  qui  est  le  fonds  de  mon  caractère,  ces  plaisanteries,  que  je 
savais  justifiées  par  mes  allures  inharmonieuses,  m'avaient  rendu 
extrêmement  timide.  Je  fuyais  mes  camarades  parce  qu'ils  me  rail- 
laient sans  cesse  et  que  je  ne  savais  pas  me  mêler  à  leurs  jeux;  je 
n'accompagnais  pas  mes  frères  quand  ils  se  rendaient  aux  assemblées 
des  bourgs  voisins  de  la  ville;  je  restais  seul  à  la  maison,  mais  je  ne 
m'ennuyais  guère,  car,  dévoré  par  un  perpétuel  besoin  de  lecture,  je 
lisais  ardemment  tous  les  livres  qui  me  tombaient  sous  la  main.  Je 
grandissais  cependant  ou  plutôt  j'allongeais,  et  le  temps  vint  de  me 
faire  commencer  des  études  plus  sérieuses.  Les  services  obscurs, 
mais  dévoués,  que  mon  père  avait  rendus  pendant  de  longues  années, 
sa  pauvreté,  sa  probité  proverbiale,  sa  nombreuse  famille,  lui  valu- 
rent la  protection  du  préfet,  qui  obtint  pour  moi  une  bourse  au  col- 
lège. Ce  fut  un  éclat  de  rire  général  lorsque  j'y  fis  mon  entrée,  vêtu 
d'un  vieil  habit  trop  court  d'où  mes  bras  s'échappaient  à  moitié  et 
couvert  d'un  pantalon  qui  faisait  paraître  mes  jambes  plus  grêles 
et  plus  démesurées  encore.  Ce  fut  à  qui  s'en  moquerait.  On  m'avait 
surnommé  Gotret  P''  ou  le  prince  Échalas;  je  m'en  consolais  en  tra- 
vaillant, et  j'étais  d'une  nature  si  placidement  douce  que  mes  cama- 
rades finirent  par  s'accoutumer  à  moi,  comprenant  que  ce  qu'ils 
appelaient  volontiers  ma  bêtise  n'était  peut-être  bien  que  la  man- 
suétude d'une  âme  incapable  de  méchanceté.  Dans  les  compositions, 
j'étais  souvent  le  premier;  à  la  fin  de  l'année,  j'obtenais  presque 
tous  les  prix;  les  professeurs  m'aimaient  pour  mon  assiduité  au  tra- 
vail, les  maîtres  d'étude  pour  la  régularité  de  ma  conduite;  en 
somme,  j'étais  heureux. 

Lorsque  j'eus  terminé  mes  études  en  méritant  le  prix  d'honneur, 
ce  qui  me  valut  une  aubade  des  deux  tambours  du  collège,  tout  était 
bien  changé  dans  ma  famille.  Mon  père  et  ma  mère  étaient  morts; 
deux  de  mes  frères,  enlevés  par  la  conscription,  servaient  à  l'armée; 
deux  autres  étaient  allés  tenter  la  fortune  en  Amérique  ;  ma  sœur 
mariée  habitait  Saint-Malo,  et  mon  dernier  frère  venait  de  s'établir 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marchand  de  bonneterie  à  Rouen.  Je  restais  donc  seul,  ayant  pour 
toute  fortune  mes  vingt  ans  près  de  sonner,  mon  diplôme  de  bache- 
lier es  lettres,  et  une  somme  d'environ  trois  mille  francs,  qui  était 
toute  ma  part  dans  l'héritage  paternel.  Néanmoins  je  ne  me  trouvais 
pas  à  plaindre;  les  privations  ne  m'ont  jamais  beaucoup  effrayé; 
n'ayant  pas  grands  besoins,  il  ne  me  coûta  guère  de  mener  une  vie 
restreinte.  Je  donnais  des  répétitions  au  collège,  j'avais  quelques 
leçons  particulières  en  ville,  et  tout  en  continuant  mes  études  clas- 
siques, car  je  voulais  être  nommé  professeur  titulaire,  je  trouvai 
facilement  moyen  de  mener  une  très  passable  existence. 

J'eus  à  cette  époque  une  aventure  qui  fit  grand  bruit  et  me  fut 
utile  au  lieu  de  me  nuire,  ainsi  que  j'aurais  pu  le  craindre.  Un  l'é- 
giment  de  la  garde  royale  tenait  garnison  dans  la  ville,  et  je  dois 
dire  que  la  conduite  agressive  des  officiers  amenait  entre  eux  et 
les  étudians  des  rencontres  continuelles.  Des  idées  politiques  se 
mêlaient  à  tout  cela,  les  mots  les  plus  inoffensifs  étaient  pris  pour 
des  provocations,  et  presque  chaque  jour  les  querelles  se  dénouaient, 
les  armes  à  la  main ,  dans  les  prairies  de  Saint-Pierre.  La  police 
impuissante  fermait  les  yeux;  en  effet,  que  pouvait-elle  contre  des 
officiers  qui  appartenaient,  pour  la  plupart,  aux  premières  familles 
du  royaume  ?  L'irritation  était  extrême  entre  les  péquins  et  les  mi- 
litaires, ainsi  que  l'on  disait;  insensiblement  la  ville  se  divisa  en 
deux  factions,  et  le  préfet  avait  fort  à  faire  pour  calmer  un  peu  les 
esprits.  Je  restais  naturellement  étranger  à  ces  déplorables  disputes: 
je  n'aime  point  la  violence;  je  n'ai  jamais  pu  m'intéresser  à  une  opi- 
nion politique  quelconque,  et  je  vivais  enfermé  dans  mon  travail, 
beaucoup  plus  occupé  de  Silius  Italiens  et  de  Velleius  Paterculus  que 
des  discours  ministériels  ou  libéraux  qui  à  cette  époque  passion- 
naient le  pays.  Une  inexplicable  fatalité  qui  semble  peser  sur  ma  vie 
et  la  diriger  devait  cependant  me  faire  jouer  un  rôle  dans  les  luttes 
insensées  dont  la  ville  était  le  théâtre.  Un  soir,  dans  un  café  où  j'al- 
lais quelquefois  pour  causer  avec  les  étudians  qui  s'y  réunissaient 
.d"habitude,  j'étais  assis  sur  un  tabouret,  et  j'avoue  que,  sans  mé- 
chante intention  de  ma  part,  mes  malheureuses  jambes  s'étendaient 
jusque  sur  l'espace  libre  ménagé  entre  les  tables  pour  la  circulation 
des  allans  et  venans.  Un  officier  entra,  le  chapeau  sur  l'oreille,  l'œil 
provocant  et  la  moustache  en  crocs;  je  le  regardais,  admirant  ses 
allures  hardies  et  dégagées,  lorsque,  passant  près  de  moi,  il  s'em- 
barrassa dans  mes  jambes  et  tomba.  Chacun  éclata  de  rire,  et  ce  fut 
à  qui  dirait  sa  plaisanterie  ou  son  insolence  :  «  Il  est  tombé  pile.  — • 
Il  est  tombé  face.  —  Éteignez  les  bougies,  monsieur  est  couché!  »  Ce 
fut  un  concert  de  lazzis  plus  grossiers  les  uns  que  les  autres.  J'étais 
désespéré  de  cet  accident  dont  j'avais  été  la  cause  fortuite.  L'offi- 


LES  HALLUCINATIONS  DU  PROFESSEUR  FLOREAL.        559 

cier  se  releva  rouge  de  colère ,  et  comme  je  me  penchais  vers  lui 
-pour  lui  faire  mes  excuses,  il  me  frappa  au  visage.  Malgré  l'éton- 
nement  que  me  causa  cette  injustifiable  agression,  je  lui  fis  observer 
qu'il  avait  tort  de  répondre  par  un  acte  de  brutalité  réfléchie  à  une 
maladresse  involontaire.  Il  répliqua  que  je  l'avais  fait  exprès,  qu'il 
saurait  bien  mettre  à  la  raison  les  petits  bourgeois  libéraux,  et  que 
si  je  n'étais  pas  content  il  me  couperait  les  oreilles;  puis  il  me  jeta 
sa  carte  au  nez  et  sortit.  J'étais  fort  penaud  et  tout  à  fait  humilié  d'a- 
voir été  souffleté  devant  tant  de  monde.  Chacun  m'entourait  et  me 
criait  aux  oreilles  :  «  Il  faut  vous  battre.  —  Nous  serons  vos  témoins. 
—  Vous  ne  pouvez  garder  sans  vengeance  un  affront  pareil.  »  Tant 
de  clameurs  m'assourdissaient,  et  je  me  sauvai,  ne  sachant  auquel 
entendre. 

Je  rentrai  chez  moi  fort  perplexe  et  je  passai  une  mauvaise  nuit, 
ballotté  entre  toute  sorte  de  projets  contraires.  J'étais  cependant 
très  décidé  à  ne  point  me  battre.  Eh  !  comment  me  serais-je  battu? 
Jamais  je  n'avais  manié  une  arme,  car  j'ai  une  instinctive  horreur 
pour  ces  outils  de  destruction;  le  sang  versé  m'effraie,  je  déteste  la 
guerre,  que  je  trouve  un  fléau  inutile,  et  j'aurais  volontiers  écrit 
sur  les  murs  de  ma  chambre  cette  inscription  qu'un  notaire  avait 
fait  graver  dans  son  étude  :  «  Une  plume  d'oie  vaut  seule  plus  que 
vingt  épées!  »  Je  ne  me  sentais  donc  pas  l'homme  de  la  circonstance 
où  le  hasard  m'avait  poussé,  et  j'en  souffrais.  Vers  le  point  du  jour, 
j'étais  à  peu  près  résolu  à  déposer  une  plainte  régulière  au  parquet 
du  procureur  du  roi,  lorsque  plusieurs  jeunes  gens  qui  avaient  as- 
sisté à  la  scène  de  la  veille  entrèrent  chez  moi.  «  Allons!  êtes-vous 
prêt?  me  dirent-ils.  — Prêt  à  quoi? —  Mais  prêt  à  vous  battre; 
votre  adversaire  est  prévenu,  toutes  les  conditions  sont  réglées, 
vous  vous  battrez  au  pistolet,  à  vingt  pas.  Allons  vite,  dépêchons! 
Pour  un  duel,  l'exactitude  est  plus  que  de  la  politesse.  »  J'eus  beau 
protester,  on  ne  m' écouta  point,  et  l'on  m'entraîna.  Sous  prétexte 
qu'il  ne  faut  jamais  se  battre  à  jeun,  on  me  fit  boire  plusieurs  verres 
d'eau-de-vie  qui  me  troublèrent  la  tête.  J'allai  au  rendez- vous  fixé 
par  mes  trop  officieux  amis  avec  la  persuasion  que  je  marchais  à  la 
mort.  Nous  arrivâmes;  on  me  mit  un  pistolet  dans  la  main  en  me 
disant  comment  je  devais  m'en  servir.  J^^  voulus  faire  bonne  conte- 
nance; mais  ce  n'était  pas  facile,  car  j'avais  peur,  je  l'avoue  sans 
honte,  n'étant  pas  homme  de  guerre,  mais  homme  d'étude  et  de 
contemplation.  Je  ne  me  rappelle  plus  trop  ce  qui  se  passa.  Je  sais 
seulement  qu'à  un  signal  donné  je  fis  feu,  que  j'entendis  un  grand 
cri,  et  qu'en  rouvrant  les  yeux,  que  j'avais  fermés  pour  tirer,  j'a- 
perçus le  pauvre  officier  étendu  la  face  contre  terre  et  sans  vie, 
car  ma  balle  lui  avait  brisé  le  crâne.  J'étais  désespéré,  et  je  me  mis 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  pleurer  en  voyant  cette  sanglante  besogne  que  l'on  m'avait  forcé 
de  faire.  Mes  amis  voulaient  me  rapporter  en  triomphe;  je  me  dé- 
battis, je  luttai  contre  eux,  mais  ce  fut  en  vain,  et  ils  me  ramenè- 
rent dans  le  café  où  j'avais  reçu  l'insulte  qui  venait,  hélas!  d'être 
si  cruellement  expiée.  On  but  à  ma  santé  plus  que  je  n'aurais  voulu, 
j'avais  le  deuil  dans  l'âme;  mais  j'étais  obligé  de  répondre  aux 
toasts  que  l'on  me  portait.  Quel  supplice!  On  fit  tant  et  si  bien  que 
ma  raison,  déjà  fort  ébranlée  par  les  émotions  du  matin,  m'aban- 
donna tout  à  fait,  et  qu'on  fut  dans  la  nécessité  de  me  reporter  chez 
moi.  C'est  la  seule  fois  de  ma  vie  que  je  me  sois  enivré,  et  j'en  rougis 
encore  lorsque  j'y  pense. 

J'étais  devenu  le  héros  du  moment;  on  ne  parlait  que  de  mon 
courage.  Moi  qui  savais  à  quoi  m'en  tenir,  je  cherchais  où  me  ca- 
cher lorsque  j'entendais  vanter  ma  bravoure.  On  composa  sur  cet 
événement  un  mauvais  couplet  qui  faisait  allusion  à  la  longueur  de 
mes  bras  : 

Déployant  son  bras  surhumain, 
A  vingt  pas,  la  distance  est  belle. 
Sur  son  front  il  posa  la  main 
Et  lui  fit  sauter  la  cervelle  ! 

Cette  ineptie  courut  la  ville  ;  les  gamins  me  la  chantaient  aux  oreilles 
lorsqu'ils  me  voyaient  passer.  J'étais  honteux,  désolé,  et  je  croyais 
que  ce  grand  scandale  allait  ruiner  toutes  mes  espérances.  Ce  fut 
le  contraire  qui  arriva.  Les  hommes  qui  appartenaient  aux  fonctions 
civiles  du  département  prirent  parti  pour  moi ,  qui ,  disait-on  avec 
plus  de  rhétorique  que  de  vérité,  avais  enfin  mis  un  terme  au  des- 
potisme d'une  soldatesque  effrénée.  Le  régiment  reçut  l'ordre  de 
changer  de  garnison  ;  la  victoire  fut  complète  du  côté  des  bourgeois, 
et  l'on  m'en  attribua  toute  la  gloire.  Des  personnages  importans, 
qui  déjà  commençaient  contre  le  gouvernement  des  Bourbons  cette 
opposition  systématique  qui  devait  aboutir  à  la  révolution  de  1830, 
s'intéressèrent  vivement  à  mon  sort:  je  devins  momentanément  une 
sorte  de  point  de  mire  vers  lequel  tous  les  yeux  se  tournaient;  l'o- 
pinion générale  de  la  ville  s'était  prononcée  en  ma  faveur,  et  l'on 
crut  faire  un  acte  de  bonne  et  conciliante  politique  en  me  nommant 
d'emblée  professeur  titulaire  de  la  classe  de  cinquième  au  collège. 
C'est  plus  que  je  n'avais  espéré  dans  mes  rêves  les  plus  ambitieux, 
et  il  se  trouva  que  je  dus  à  un  déplorable  malheur  une  position  que 
dix  années  de  travail  ne  m'auraient  pas  value. 

Arrivé  à  une  situation  stable  qui  me  permettait  de  vivre  honora- 
blement en  me  livrant  à  mes  études  les  plus  chères,  étais-je  heu- 
reux? Oh!  non  pas!  Jamais  au  contraire  je  n'avais  été  plus  tour- 


LES    HALLUCINATIONS    DU   PROFESSEUR   FLOREAL.  561 

mente,  car  je  sentais  s'agiter  dans  les  profondeurs  de  mon  âme  un 
drame  terrible  qui  ne  me  laissait  plus  .aucun  repos.  Je  venais  de  faire 
sur  moi-même  une  découverte  psychologique  extrêmement  grave,  et 
j'en  suivais  avec  anxiété  les  résultats,  qui  bien  souvent  m'ont  épou- 
vanté. On  a  cru  jusqu'à  ce  jour  que  les  morts  enlevés  du  milieu  de 
nous  n'existent  plus,  si  ce  n'est  par  le  souvenir  que  nous  en  conser- 
vons et  par  les  regrets  qu'ils  nous  inspirent.  C'est  là  une  erreur  ca- 
pitale de  nos  philosophies  incomplètes.  Je  fis  sur  moi  la  triste  expé- 
rience que  certains  morts  vivent  toujours,  que  leur  âme  ne  suit  pas 
leur  corps,  disparu  à  jamais,  et  qu'elle  vient  au  contraire  se  mê- 
ler à  l'âme  des  vivans  pour  l'effrayer,  la  diriger,  la  conduire,  selon 
ses  propres  tendances,  au  bien  et  au  mal.  Ce  jeune  officier  que  j'a- 
vais tué,  que  j'avais  vu  tout  sanglant  étendu  à  mes  pieds,  qu'on 
avait  enterré  en  grande  cérémonie  militaire,  et  dont  je  connaissais 
le  tombeau,  cet  homme,  dont  on  m'avait  contraint  de  devenir  le 
meurtrier,  cet  homme  n'était  point  mort;  il  vivait  en  moi,  visible, 
presque  palpable,  me  raillant,  m' accablant  de  reproches,  et  boule- 
versant incessamment  mon  esprit  en  faisant  combattre  ses  idées 
contre  les  miennes.  Parfois,  lorsque  j'étais  absorbé  dans  mon  travail, 
lorsque,  toutes  les  fibres  de  mon  cerveau  tendues  vers  le  but  que 
je  poursuivais,  je  cherchais  à  rétablir  les  mots  à  demi  calcinés  de 
quelque  palimpseste  retrouvé  à  Herculanum,  je  voyais  tout  à  coup 
ce  jeune  homme  apparaître  en  moi,  alerte  et  bruyant  comme  au 
premier  jour  où  j'admirais  sa  fière  tournure.  Une  indicible  terreur 
me  saisissait,  les  sueurs  froides"  de  l'angoisse  mouillaient  mes 
tempes,  tout  l'échafaudage  scientifique  que  j'avais  construit  avec 
tant  de  peine  s'écroulait,  et  je  restais  saisi  de  vertige,  fasciné,  sans 
force  et  sans  volonté  pour  repousser  ce  fantôme  qui  s'évoquait  lui- 
même  en  mon  âme.  Ce  n'était  point  une  hallucination,  et  je  n'étais 
pas  fou;  je  le  sentais  bien  à  la  logique  serrée  avec  laquelle  je  con- 
duisais mes  raisonnemens;  je  n'étais  pas  malade,  et  je  n'ai  jamais 
été  très  nerveux  :  non,  j'étais  habité  par  ce  mort,  et  j'étais  devenu 
sa  proie.  Lorsque,  tout  tremblant,  je  lui  disais,  comme  Horatio  à 
l'ombre  du  roi  de  Danemark  :  «  S'il  y  a  quelque  bonne  action  à  faire 
pour  te  soulager,  parle-moi!  »  je  le  voyais  qui  se  mettait  à  rire,  et 
j'entendais  sa  voix  mordante  qui  me  disait  :  «  Laisse  donc  là  ton  fa- 
tras de  grec  et  de  latin ,  va  faire  danser  les  fillettes  dans  les  fau- 
bourgs, va  au  café  boire  avec  tes  amis  et  chanter  quelqu'une  de  ces 
bonnes  chansons  grivoises  qui  valent  mieux  que  toutes  les  odes  de 
ton  Horace.  La  vie  est  courte,  la  seule  loi  est  le  plaisir;  dépêche-toi 
de  jouir,  ou  tu  mourras  sans  avoir  vécu.  »  J'avais  beau  raisonner 
avec  ce  tyrannique  interlocuteur;  il  raillait  mes  résolutions,  bafouait 
mes  argumens,  et  se  moquait  si  fort  de  mes  douces  occupations, 

TOME  xxxiv.  30 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  m'en  rendait  honteux.  Je  quittais  mon  travail  alors,  j'allais 
au  café,  j'y  restais  tard,  m'amusant  aux  sornettes  que  l'on  y  débi- 
tait, mais  troublé  cependant  par  la  voix  de  ma  propre  conscience, 
qui  me  disait  :  «  Tu  as  tort,  Floréal,  la  voie  droite  n'est  pas  celle  où 
tu  t'engages.  »  Après  ces  soirées,  qui  n'eussent  été  des  excès  pour 
personne,  mais  qui  pour  moi  étaient  presque  des  débauches,  j'avais 
un  sommeil  agité  et  tout  troublé  de  rêves  étranges  ;  il  me  semblait 
que  j'étais  un  beau  capitaine  reluisant  d'or,  buvant  de  larges  ra- 
sades, embrassant  des  femmes  charmantes,  et  donnant  de  grands 
coups  d'épée  à  tout  venant. 

Au  matin,  je  me  réveillais  triste  et  découragé  de  n'être   qu'un 
pauvre  professeur  dans  un  collège  de  province.  On  avait  remarqué 
que  parfois  je  fréquentais  les  cafés,  et  déjà  j'avais  entendu  dire  : 
«  Floréal  se  dérange  !  »  Je  rougissais  alors  de  ma  conduite,  je  me  ré- 
pétais la  belle  phrase  de  Montaigne  :  «  Le  vice  laisse  comme  un  ul- 
cère en  la  chair,  une  repentance  en  l'âme  qui  toujours  s'égratigne  et 
s'ensanglante  elle-même,  »  et  je  me  promettais  de  ne  plus  me  mon- 
trer dans  les  lieux  publics,  où,  pour  obéir  à  des  suggestions  qui 
m'étaient  odieuses,  je  compromettais  ma  dignité,  mon  savoir  et  ma 
considération.  Je  tenais  ma  promesse,  mais  ce  n'était  pas  sans  sup- 
porter des  luttes  terribles  contre  cet  ennemi  intérieur  qui  m'était, 
pour  ainsi  dire,  inhérent  et  subjectif.  Quand  à  force  de  ténacité  j'a- 
vais réussi  à  le  vaincre,  il  se  retournait  avec  une  prestesse  merveil- 
leuse vers  quelque  autre  défaut  qu'il  essayait  de  faire  naître  ou  de 
développer  en  moi.  Ses  évolutions  me  déroutaient,  et  je  tombais 
innocemment  dans  les  pièges  qu'il  me  tendait.  «  Si  tu  savais,  me 
disait-il,  comme  on  se  moque  de  toi  dans  la  \ille,  tu  n'oserais  plus 
sortir;  c'est  à  qui  raillera  ta  grotesque  tournure  et  tes  mouvemens 
de  télégraphe  cassé;  on  se  retourne  pour  te  voir,  les  enfans  te  sui- 
vent en  te  montrant  la  langue;  tu  es  un  objet  de  ridicule  pour  tout 
le  monde,  et  tu  ferais  bien,  dans  ton  propre  intérêt,  de  donner  une 
bonne  leçon  au  premier  drôle  qui  rira  de  toi.  »  Je  lui  répondais, 
mais,  hélas!  sans  pouvoir  le  convaincre,  que  les  défauts  physiques 
sont  insignifians  et  que  les  beautés  de  l'âme  importent  seules  à  la 
grandeur  humaine.  «  Esope  était  bossu,  disais-je,  Tyrtée  contrefait, 
Annibal  borgne ,  Démosthènes  a  été  bègue ,  Alexandre  avait  le  cou 
de  travers.  Marins  avait  les  jambes  couvertes  de  verrues,  César  était 
chauve,  Gharlemagne  avait  les  pieds  hors  de  toute  proportion,  ce 
qui  ne  les  a  pas  empêchés  d'être  de  grands  hommes.  »  Vains  ar- 
gumens,  rhétorique  inutile!  l'oiïicier  maudit  faisait  si  bien  que  ce 
jour-là  je  sortais  sentant  en  moi  une  hardiesse  inconnue;  j'allais  par 
la  ville,  donnant  à  ma  démarche  tout  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de 
martial  et  à  mes  regards  tout  ce  qu'ils  comportaient  de  provocant. 


LES    HALLUCIÎVATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  563 

On  s'étonnait  de  ces  façons  d'être  si  étrangères  à  ma  nature  et  si 
incompatibles  avec  ma  profession.  Quelquefois  des  amis  m'arrêtaient 
et  me  disaient  :  «  Qu'est-ce  donc,  Floréal?  et  que  vous  prend-il? 
Pourquoi  portez -vous  ainsi  votre  chapeau  sur  le  coin  de  la  tête? 
Pourquoi  ces  regards  irrités  que  vous  lancez  aux  passans?  Étes- 
vous  donc  devenu  querelleur,  et  le  souvenir  de  votre  fameux  duel 
vous  pousse-t-il  à  chercher  de  nouvelles  disputes  ?  »  Ces  paroles 
fermes  et  raisonnables  me  faisaient  reprendre  possession  de  moi- 
même.  Je  ne  pouvais  répondre  à  mes  amis  :  «  Je  ne  suis  pas  coupable 
de  ces  sottes  puérilités,  ce  n'est  pas  moi  qui  les  commets,  c'est  le 
capitaine  que  j'ai  tué  jadis  et  qui  vit  en  moi  pour  me  tourmenter.  » 
Je  ne  pouvais  dévoiler  cette  simple  vérité,  car  personne  ne  l'aurait 
crue,  et  l'on  m'eût  ri  au  nez.  Je  baissais  d'un  air  contrit  mon  cha- 
peau sur  mes  yeux,  et  je  rentrais  chez  moi,  irrité  contre  cet  être 
dont  j'étais  doublé,  et  que  je  ne  parvenais  à  réduire  au  silence  qu'a- 
près des  combats  d'où  je  sortais  épuisé. 

J'avais  compris  cependant  que  tous  les  conseils  qu'il  me  donnait 
étaient  pernicieux,  et  qu'il  tentait  sans  cesse  de  substituer  à  mon 
caractère  doux,  tolérant  et  pacifique  jusqu'à  l'excès  son  caractère 
violent,  querelleur,  habile  à  excuser  le  mal  et  porté  à  tous  les  genres 
de  plaisir.  Il  me  sembla  qu'il  n'était  venu  se  réfugier  en  moi  après 
sa  mort  que  pour  se  venger  du  meurtre  que  j'avais  presque  inno- 
cemment commis.  Je  me  décidai  alors  à  lutter  contre  lui  sans  re- 
lâche jusqu'à  ce  que  j'eusse  remporté  une  victoire  si  complète 
qu'elle  me  remît  dans  l'absolue  possession  de  mon  être  réel  et  pri- 
mitif. Cette  lutte  entre  deux  créatures  qui  n'en  faisaient  qu'une, 
entre  deux  âmes  qui  se  confondaient  dans  la  même  monade,  entre 
deux  tendances  unies  qui  se  contrariaient  sans  repos,  cette  lutte  fut 
longue,  acharnée,  pleine  de  péripéties  étranges  qui  parfois  ont  lassé 
mon  courage,  mais  ue  l'ont  jamais  abattu.  J'en  sortis  victorieux, 
ayant  forcé  mon  ennemi  au  silence  et  l'ayant  réduit  à  subir  le 
triomphe  de  ma  raison  supérieure  à  la  sienne  ;  je  pus  enfin  me  ra- 
voir tout  entier,  et  si  quelquefois  encore  il  éleva  sa  voix  mauvaise 
conseillère,  ce  ne  fut  plus  que  timidement,  comme  une  dernière 
protestation  d'un  prisonnier  enchaîné,  et  non  plus  avec  cette  tyran- 
nie qui  pendant  les  premiers  temps  m'avait  tenu  courbé  sous  sa 
volonté.  Il  ne  m'avait  point  quitté  cependant,  et  je  ne  puis  dire  qu'il 
fût  mort  en  moi,  car  je  le  sentais  toujours;  non,  il  dormait,  inca- 
pable de  prendre  goût  aux  travaux  qui  faisaient  ma  joie ,  trop  bru- 
tal pour  jouir  des  belles  leçons  de  l'antiquité  et  trop  matérialiste 
pour  s'élever  aux  contemplations  philosophiques  dont  je  nourrissais 
mon  esprit.  S'il  s'agitait  encore,  c'était  pendant  mon  sommeil,  et 
alors  il  me  promenait,  sous  sa  forme  passée,  à  travers  des  rêves 


56/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

souvent  grossiers  que  je  me  dépêchais  d'oublier  au  réveil.  Une 
seule  fois  il  me  tourmenta  encore.  C'était  au  moment  où  la  guerre 
d'Espagne  venait  d'être  décidée  à  la  suite  du  congrès  de  Vérone.  Un 
matin,  avant  de  me  rendre  au  collège  pour  faire  ma  classe,  je  par- 
courais un  journal  qui  racontait  qu'une  partie  de  nos  troupes  avait 
reçu  l'ordre  de  franchir  les  Pyrénées;  je  lisais  cette  nouvelle  avec 
indifférence,  lorsque  tout  à  coup  je  vis  l'officier  surgir  en  moi.  Ce 
me  fut  un  battement  de  cœur  affreux,  car  depuis  bien  longtemps 
j'avais  perdu  l'habitiide  de  le  voir.  Il  était  pâle,  des  pleurs  gon- 
flaient ses  yeux,  une  large  plaie  sanglante  ouvrait  son  front  comme 
au  jour  de  sa  mort.  «  Ah  !  me  dit-il  d'une  voix  lente  et  profonde, 
pourquoi  m'as-tu  tué?  »  A  ce  mot,  je  compris  la  douleur  poignante 
et  les  regrets  qui  travaillaient  cette  pauvre  âme  en  peine,  et,  lais- 
sant tomber  ma  tête  dans  mes  mains,  j'éclatai  en  larmes,  en  m'é- 
criant  :  «  Ah  !  pardonne-moi  !  »  Hélas  !  ce  mot  que  je  prononçais  avec 
un  si  sincère  repentir,  je  devais  l'entendre  souvent  plus  tard  dans 
les  circonstances  cruelles  qui  ont  perdu  ma  vie.  De  ce  jour,  une  cu- 
riosité que  je  n'avais  jamais  éprouvée,  moi  qui  avais  traversé  les 
jours  de  l'empire,  me  saisit  pour  le  sort  de  notre  armée;  je  lisais  les 
journaux  avec  avidité,  j'allais  aux  nouvelles,  j'espérais  une  vic- 
toire avec  un  emportement  inexplicable,  et  j'étais  pris  de  frisson  à 
la  seule  idée  d'une  défaite.  Quand  arriva  enfin  la  dépêche  qui  an- 
nonçait la  prise  du  Trocadéro,  je  ne  me  tins  pas  de  joie;  je  courus 
par  la  ville,  je  payai  à  boire  à  tous  les  soldats  que  je  rencontrai,' 
j'eus  envie  d'embrasser  le  drapeau  qui  flottait  sur  la  caserne,  et  le 
soir  je  mis  des  lampions  sur  mes  fenêtres,  (c  Qu'a  donc  Floréal?  di- 
sait-on; quelle  mouche  patriotique  l'a  piqué?  d'où  lui  vient  cette 
joie  de  conscrit?  »  Le  lendemain  je  fus  surpris  moi-même  de  mes 
extravagances  de  la  veille;  mais  j'aurais  bien  étonné  les  gens  si  je 
leur  avais  dit  :  «  Il  y  a  en  moi  un  être  qui  se  réjouit  de  cette  vic- 
toire, dont  pour  ma  part  je  ne  me  soucie  guère.  »  C'eût  été  la  vé- 
rité pourtant.  De  ce  jour,  l'oflicier  et  moi  nous  vécûmes  en  paix, 
et  je  repris,  sans  plus  m'en  départir,  l'existence  studieuse  que  j'avais 
toujours  aimée. 

Je  me  suis  étendu  longuement,  trop  longuement  peut-être,  sur 
cette  aventure  et  sur  les  conséquences  psychologiques  qu'elle  eut 
pour  moi;  mais  je  ne  crois  pas  avoir  eu  tort.  Il  était  nécessaire  d'ex- 
pliquer les  curieux  phénomènes  dont  j'ai  été  le  siège,  afin  qu'on 
pût  bien  comprendre  comment  j'ai  été  amené,  sans  participation 
morale,  à  commettre  un  crime  inexplicable. 

Chaque  année  cependant,  le  temps  impassible  retournait  son  sa- 
blier; un  gouvernement  nouveau  avait  remplacé  un  gouvernement 
tombé;  j'avais  revu  ce  drapeau  tricolore,  égalitaire  et  symbolique, 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  565 

qui  flottait  pendant  les  jours  de  ma  jeunesse.  Le  bruit  de  l'écroule- 
ment de  la  vieille  monarchie  vint  à  peine  jusqu'à  moi,  et,  dans  la 
retraite  profonde  où  j'avais  enfermé  ma  vie,  j'aurais  pu  l'ignorer 
toujours,  si  parfois  le  soir  je  n'avais  entendu  retentir  au  loin  des 
chants  patriotiques,  qui  tombaient  dans  mon  oreille  comme  l'écho 
de  ma  première*  enfance.  Gela  n'interrompit  point  mes  études,  qui 
me  devenaient  plus  chères  à  mesure  que  j'avançais  en  âge;  elles 
étaient  le  seul  intérêt  sérieux  de  ma  vie,  et  quoique  depuis  plusieurs 
années  j'eusse  passé  la  trentaine,  elles  satisfaisaient  à  tous  mes  be- 
soins et  me  tenaient  l'âme  en  équilibre.  Je  n'étais  point  de  complexion 
fort  amoureuse;  les  femmes  ne  me  causaient  pourtant  aucune  répu- 
gnance, mais  elles  m'inspiraient  un  respect  tel  qu'on  eût  pu  le 
prendre  volontiers  pour  de  la  terreur.  Parfois,  je  dois  l'avouer,  j'ai 
essayé  quelques  galanteries  avec  des  femmes  qui  me  semblaient 
avenantes  ;  mais  ce  fut  en  vain  :  ma  maladresse  native  paralysait  mes 
efforts.  Je  me  consolais  de  mon  mieux  de  ces  défaites  en  lisant  quel- 
ques passages  du  Slratagemuticon  de  Frontin,  dont  je  préparais  les 
commentaires,  dernière  satisfaction  donnée  à  ce  mort  qui  dormait  en 
moi;  mais,  il  faut  bien  le  confesser,  les  ruses  d'Archidamas,  d'Iphi- 
crate,  de  Sulpicius  Peticus  et  de  Memnon  de  Rhodes  n'étaient  qu'une 
médiocre  compensation  aux  besoins  d'aimer  qui  me  tourmentaient; 
je  prenais  mon  parti  de  ma  solitude,  mais  difficilement,  et  j'éprou- 
vais souvent  une  certaine  peine  à  calmer  le  sentiment  qui  regimbait 
dans  mon  cœur.  «  Allons,  me  disais-je  alors  avec  quelque  mélan- 
colie, je  ne  suis  et  ne  serai  jamais  qu'un  pauvre  professeur;  mes 
amours  habitent  les  temps  passés,  elles  s'appellent  Hélène,  Lesbie, 
Lalagé,  et  les  tendresses  de  ce  monde  sont  fermées  pour  moi.  » 

Ces  révoltes  n'étaient  point  trop  fréquentes.  Habitué  à  ma  soli- 
tude, j'avais  fait  mon  deuil  de  bien  des  choses,  ainsi  que  disent  les 
gens  illettrés,  et  je  me  croyais  sûr  de  moi  pour  l'avenir,  lorsqu'un 
matin,  en  sortant  pour  aller  faire  ma  classe  au  collège,  je  rencon- 
trai sur  l'escalier  une  jeune  fille  que  je  ne  connaissais  pas.  Elle  me 
salua  d'un  sourire;  je  lui  rendis  son  salut  en  rougissant.  Je  me  re- 
tournai pour  la  voir;  elle  était  arrêtée,  et  me  regardait.  Je  fus  hon- 
teux d'être  pris  en  flagrant  délit  de  curiosité,  et  je  hâtai  le  pas.  Tout 
en  marchant,  je  me  rappelai  que,  peu  de  jours  auparavant,  j'avais 
vu,  devant  la  porte  de  la  maison  que  j'habitais,  une  voiture  char- 
gée de  meubles.  «  Ah!  me  dis-je,  c'est  la  fille  des  nouveaux  loca- 
taires. »  J'espérais  la  rencontrer  en  revenant  du  collège,  mais  je  ne 
l'aperçus  pas;  j'en  fus  contrarié  et  même  un  peu  triste. 

Le  soir,  pendant  que  je  travaillais  à  la  clarté  de  ma  petite  lampe» 
j'entendis  tout  à  coup  une  jeune  voix  dont  les  accens  semblaient  se 
marier  au  ronflement  d'un  rouet.  J'écoutai;  nulle  parole  distincte 


566  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'arrivait  jusqu'à  moi;  je  ne  percevais  qu'un  chant  léger  auquel  le 
bruit  monotone  du  rouet  faisait  une  basse  continue.  Je  laissai  là 
ma  besogne;  je  repoussai  de  la  main  une  longue  dissertation  que 
je  venais  de  terminer  sur  Varies  obliqua  d'Épaminondas,  et,  met- 
tant ma  tête  dans  mes  mains,  je  m'abandonnai  tout  entier  au  plaisir 
que  j'éprouvais.  Quand  la  chanson  eut  cessé  et  que  tout  fut  rentré 
dans  le  silence,  je  fus  surpris  de  me  trouver  les  yeux  humides.  Je 
me  levai,  je  marchai  dans  ma  chambre;  pour  la  première  fois,  elle 
me  parut  triste,  trop  grande  et  comme  déshabitée.  Il  me  sembla 
qu'elle  serait  égayée ,  et  que  je  serais  plus  heureux ,  si  près  de 
ma  table  il  y  avait  un  rouet  qu'une  jeune  fille  semblable  à  celle  que 
j'avais  rencontrée  le  matin  tournât  en  chantant.  Je  me  couchai  ; 
mais,  au  lieu  de  prendre  Frontin  pour  continuer  mon  travail  avant 
de  m' endormir,  j'ouvris  un  volume  d'Ovide,  et,  lisant  le  treizième 
livre  des  Métamorphoses,  j'eus  quelque  pitié  du  sort  de  Polyphème. 
Le  lendemain  matin,  comme  je  venais  de  descendre  pour  aller 
chercher,  chez  la  crémière,  la  tasse  de  lait  qui  compose,  avec  un 
petit  pain  de  seigle,   mon  déjeuner  quotidien,  je  rencontrai  une 
vieille  voisine  avec  qui  je  causais  quelquefois,  et  que  j'aimais  beau- 
coup, car  elle  m'avait  soigné  dans  une  maladie  que  j'avais  eue  peu 
de  mois  auparavant.  Je  l'abordai  et  lui  dis  en  souriant  :  «  Quel  est 
donc  le  rossignol  qui,  le  soir,  chante  si  bien  dans  notre  maison  ?  — 
Ah  !  dit-elle,  il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir,  à  la  pauvrette,  si  sa  chan- 
son vous  a  empêché  de  travailler;  elle  est  aimable  et  ne  recommen- 
cera plus,  si  elle  apprend  qu'elle  vous  a  dérangé;  mais,  vous  savez, 
ces  jeunesses,  il  faut  que  ça  chante ,  ou  bien  ça  étouffe.  C'est  la 
fille  de  Darnetal,  le  gros  mercier  de  la  rue  Saint-Jean;  la  mère  est 
morte  il  y  a  six  mois;  le  père  est  devenu  paralytique;  il  a  fallu 
vendre  le  magasin  ;  ce  pauvre  M.  Darnetal  s'est  retiré  avec  un  peu 
d'argent,  pas  grand' chose,  vous  pensez  bien;  alors  il  est  venu  ha- 
biter notre  maison  avec  sa  fille.  Lorsqu'elle  chante  en  filant  au 
rouet,  cela  amuse  son  pauvre  homme  de  père  qu'il  faut  soigner 
comme  un  enfant,  car  il  ne  peut  plus  remuer  les  jambes,  c'est  une 
pitié  que  de  le  voir  ;  la  pauvre  Gélestrie  est  bonne  pour  lui  et  ne 
le  quitte  pas,  quoique  ce  soit  bien  triste  pour  une  fille  de  vingt  ans 
passés  de  vivre  toujours  avec  un  impotent,  sans  compter  que  cela 
pourrait  bien  l'empêcher  de  s'établir.  »  La  bonne  femme  continua, 
et,  comme  elle  était  fort  bavarde,  se  perdit  dans  mille  détails  qui 
m'intéressaient,  quoique  je  les  jugeasse  superflus.  Elle  ne  cessait 
de  parler  et  je  ne  cessais  de  l'écouter,  lorsque,  se  retournant  tout 
à  coup,  elle  me  dit  :  «Tenez,  la  voilà,  cette  belle  chanteuse!  »  Et 
s' adressant  à  M"*"  Darnetal  :  a  Bonjour,  ma  mignonne,  lui  dit-elle, 
voilà  monsieur  Floréal,  un  savant  tout  entier  dans  ses  livres,  qui  se 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  567 

plaint  que  vous  l'empêchiez  de  travailler  avec  vos  chansons.  »  Cé- 
lestrie  me  regarda  d'un  air  boudeur  en  me  disant  :  «  Excusez-moi, 
monsieur;  je  ne  chanterai  plus,  puisque  cela  vous  gêne.  »  J'aurais 
voulu  disparaître  sous  terre,  tant  j'étais  troublé  et  furieux  de  la  fa- 
çon ridicule  dont  cette  sotte  vieille  femme  avait  interprété  ma  ques- 
tion; je  me  sentais  très  rouge  et  tout  paralysé  par  ma  timidité.  Je  fis 
un  effort,  et  je  répondis  quelques  phrases  sans  suite,  mais  qui  purent 
faire  comprendre  à  la  jeune  fille  que,  loin  de  me  déplaire,  son  chant 
m'avait  charmé.  Elle  tenait  sa  boîte  à  lait  d'une  main  et  de  l'autre 
un  panier  plein  de  provisions.  Je  m'enhardis  jusqu'à  lui  demander  la 
permission  de  l'aider  et  de  porter  son  panier  jusque  chez  elle.  «  Ce 
sont,  lui  dis-je,  de  petits  services  qui  sont  permis  entre  voisins.  »  Elle 
me  laissa  faire  avec  bonne  grâce,  et  comme  elle  s'excusait  de  la  peine 
qu'elle  me  causait,  je  lui  répondis  avec  une  certaine  galanterie  que 
le  chant  que  j'avais  entendu  la  veille  me  récompensait,  et  au-delà,  de 
toutes  les  peines  que  je  pouvais  prendre  pour  elle.  Je  la  quittai  à  sa 
porte  en  lui  disant  que  je  serais  heureux  si  je  pouvais  rendre  quel- 
ques soins  à  son  père,  dont  je  connaissais  la  triste  situation.  La  vieille 
voisine  nous  avait  suivis  ;  au  moment  de  rentrer  chez  elle,  lorsque 
déjà  Célestrie  avait  disparu,  elle  me  heurta  le  coude  d'un  air  rail- 
leur, et  avec  ce  rire  bête  des  gens  maladroits  qui  croient  faire  une 
finesse,  elle  me  dit  :  «  Ah  !  grand  séducteur,  vous  en  tenez  pour  la 
petite!  »  Je  m'éloignai  sans  même  daigner  lui  répondre. 

Sa  phrase  maligne  m'était  cependant  restée  au  cœur,  et  j'y  pen- 
sais en  me  rendant  au  collège  :  «  Séducteur,  me  disais-je  ;  non  pas  ! 
j'ai  de  la  probité;  il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  m'appliquer  les  paroles 
de  Yirgile  :  Vetitos  invasit  hyyncnœosl  Cette  jeune  fille  est  char- 
mante, et  j'en  veux  bien  faire  la  compagne  de  ma  vie,  mais  devant 
Dieu,  dont  les  ministres  nous  béniront,  en  loyal  mari  et  non  pas 
en  abusant  de  sa  sainte  innocence.  »  J'aurais  été,  je  l'avoue,  fort 
embarrassé  pour  abuser  de  son  innocence,  car,  je  l'ai  dit,  j'étais  un 
pauvre  séducteur,  ignorant  toutes  les  choses  de  l'amour  et  sans  pou- 
voir sur  moi-même  pour  les  affronter.  J'étais  honnête,  voilà  ce  que 
je  savais.  Bien  des  idées  confuses  m'assaillaient  à  travers  lesquelles 
je  démêlais  seulement  que  j'étais  fort  troublé,  et  que  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie  j'étais  préoccupé  par  une  image  de  femme. 
Cette  préoccupation  se  fit  jour,  pendant  ma  classe,  au  moment 
où  j'expliquais  à  mes  élèves  un  passage  de  la  Pharsale  de  Lucain. 
Je  m'interrompis  tout  à  coup,  oubliant  où  j'étais,  et,  répondant  à 
mes  propres  pensées  :  «  Célestrie,  dis-je,  n'est  qu'un  nom  de  bap- 
tême, il  est  vrai  ;  mais  ce  nom  était,  comme  mon  nom  de  famille, 
souvent  porté  chez  nos  pères  les  vieux  Normands.  En  effet,  j'ai  dé- 
couvert dans  une  charte  datant  du  roi  Guillaume  qu'un  certain  Noël, 


568  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

accompagné  de  sa  femme  Gélestrie,  se  rendit  en  Angleterre  après 
la  conquête  :  Quidam  Noël  nominc  et  Cclestria  uxor  cjus  vencrunt 
in  exercitu  Wilhielmi  bastardi ,  in  Angliam...  Ce  rapprochement 
est  digne  de  remarque  et  peut  même  servir  de  base  à  de  sérieuses 
négociations  matrimoniales.  »  Les  rares  écoliers  qui  m' écoutaient 
éclatèrent  de  rire,  et  le  tumulte  de  cette  joie  me  rappela  doulou- 
reusement que  je  devais  faire  un  grand  effort  sur  moi-même  pour 
rester  maître  de  mon  esprit. 

J'abrège  par  raison  ce  récit,  sur  lequel  il  me  serait  si  doux  de 
m'étendre.  J'aurais  voulu  raconter  les  émotions  dont  débordait  mon 
cœur,  peu  accoutumé  à  de  pareilles  fêtes;  mais  à  quoi  bon  ces  détails 
dont  ma  mémoire  est  pleine  et  qui  n'ont  de  charmes  que  pour  moi? 
Qu'il  suffise  de  savoir  que  j'allai  voir  M'.  Darnetal,  qui  m'accueillit 
avec  bonté,  que  mes  visites  se  renouvelèrent  jusqu'à  devenir  quoti- 
diennes, et  qu'au  bout  d'un  mois  j'étais  amoureux  fou  de  Gélestrie. 
Chaque  soir,  je  descendais  près  de  son  père,  et  je  jouais  aux  domi- 
nos avec  lui  ;  on  approchait  la  table  du  fauteuil  où  le  retenait  son 
infirmité,  et  pendant  qu'il  me  gagnait  facilement,  car  ma  pensée 
était  loin  de  mon  jeu,  Gélestrie  faisait  tourner  son  rouet  au  bruit  de 
ses  chansons.  J'avais  tout  oublié,  le  grec,  le  latin,  Homère,  Horace, 
Virgile,  Ovide  lui-même,  car  ses  poèmes  sur  l'amour  me  semblaient 
une  fade  rhétorique  en  comparaison  de  ce  que  j'éprouvais.  Géles- 
trie me  recevait  gracieusement,  mais  je  ne  remarquais  en  elle  au- 
cun de  ces  symptômes  extérieurs  par  où  la  passion  qui  me  dévorait 
éclatait  au  grand  jour.  M'aime-t-elle?  était  l'incessante  question  que 
je  me  posais  sans  pouvoir  la  résoudre.  «  Si  tu  veux  le  savoir,  de- 
mande-le-lui, »  me  disais -je;  mais  mon  indomptable  timidité  me 
fermait  les  lèvres  et  refoulait  vers  mon  cœur  déjà  trop  plein  toutes 
les  pensées  que  je  n'osais  en  laisser  échapper. 

Ces  tourmens  ou  plutôt  ces  délices  duraient  depuis  six  semaines 
déjà,  et  je  ne  pouvais  me  décider  à  faire  au  père  de  Gélestrie  une 
demande  définitive.  Je  croyais  me  donner  du  courage  et  me  mettre 
moi-même  au  pied  du  mur  en  allant  à  la  mairie  retirer  les  pa- 
piers qui  pouvaient  m'être  nécessaires  pour  mon  mariage;  mais  ce 
fut  en  vain  :  je  lisais  ces  paperasses  qui  me  parlaient  de  la  mort  des 
miens,  et  je  ne  prenais  aucune  résolution.  Ghaque  jour,  en  revenant 
de  faire  ma  classe  et  en  me  promenant  dans  les  prairies  que  bai- 
gne rOdon  pour  distraire,  par  un  exercice  violent,  les  angoisses  qui 
m'étouffaient,  je  me  disais  :  «  Ce  soir,  je  parlerai.  »  Le  soir  venait, 
j'allais  près  de  M.  Darnetal,  et  nous  commencions  à  jouer.  Je  me  di- 
sais alors  :  «  A  la  fin  de  cette  partie-ci,  je  parlerai.  »  La  partie  finis- 
sait» nous  en  recommencions  une  autre,  et  je  ne  parlais  pas.  Dix 
heures  sonnaient  au  coucou  pendu  à  la  muraille  et  je  remontais  chez 


LES  HALLUCINATIONS  DU  PROFESSEUR  FLOREAL.       569 

moi,  désespéré  de  ma  sottise  et  me  disant  :  «  Ce  sera  pour  demain;  » 
mais  les  mêmes  scènes  se  renouvelaient  le  lendemain ,  car  mon 
trouble  ne  diminuait  pas.  Enfin,  comprenant  que  jamais  je  n'oserais 
parler,  je  me  décidai  à  écrire.  Je  fis  une  lettre,  je  la  recommençai 
bien  vingt  fois,  où  je  demandais  à  M.  Darnetal  la  main  de  Célestrie. 
Je  donnai  sur  ma  position  tous  les  renseignemens  désirables,  et  je 
détaillai  le  chiffre  de  mes  économies;  je  terminai  cette  lettre  par  un 
post-scriptum  où  je  disais  :  <(  J'attends  votre  réponse  avec  une  anxiété 
inexprimable;  si  elle  est  négative,  adieu,  car  je  quitterai  la  maison 
et  ne  vous  verrai  plus;  je  ne  sens  pas  dans  mon  cœur  le  courage 
d'affronter,  après  un  refus,  la  vue  de  celle  que  j'aime.  Si  cette  ré- 
ponse doit  être  favorable,  ne  me  faites  pas  languir;  frappez  trois 
coups  au  plafond  de  votre  chambre,  je  les  entendrai,  et  j'irai  me 
jeter  dans  les  bras  de  celui  qui  veut  bien  faire  mon  bonheur  et  de- 
venir mon  père  en  me  donnant  sa  fille  !  »  A  l'heure  où  j'avais  l'habi- 
tude d'aller  chez  M.  Darnetal,  j'envoyai  cette  lettre,  et  j'attendis. 
Jamais  damné  heurtant  aux  portes  du  ciel  ne  fut  dans  une  telle  an- 
goisse. J'étais  immobile,  n'osant  remuer  dans  la  crainte  de  faire  du 
bruit.  Je  savais  que  le  sort  de  ma  vie  se  débattait  au-dessous  de 
moi,  à  mes  pieds;  je  tremblais  de  tous  mes  membres  et  je  me  disais  : 
«  Malheureux  !  jusqu'à  quelle  espérance  as-tu  osé  monter?  on  va  te 
rire  au  nez  et  te  renvoyer  ta  lettre.  »  Je  m'appuyais  contre  la  muraille 
pour  ne  pas  tomber;  il  me  sembla  qu'au-dessous,  chez  M.  Darnetal, 
j'entendais  remuer  une  chaise;  mon  cœur  battait  à  rompre.  Un  pre- 
mier coup  retentit,  je  n'attendis  pas  le  second,  je  descendis  l'esca- 
lier je  ne  sais  comment,  j'ouvris  la  porte,  je  me  jetai  aux  pieds  de 
Célestrie.  Je  voulus  parler,  lui  dire  que  je  l'aimais,  que  j'étais  l'être 
le  plus  heureux  du  monde;  mais  le  cantique  d'amour  qui  chantait 
dans  mon  cœur  ne  put  parvenir  jusqu'à  mes  lèvres,  et  je  m'éva- 
nouis. 

Un  mois  après,  nous  étions  mariés.  Je  ne  dirai  rien  de  mon  bon- 
heur, car  je  ne  sais  point  de  mots  humains  qui  puissent,  non  pas  le 
raconter,  mais  en  donner  seulement  une  idée.  Il  fut  momentané- 
ment troublé  par  la  mort  de  mon  beau-père,  qui  s'éteignit  près  de 
nous,  heureux  de  savoir  l'avenir  de  sa  fille  à  jamais  assuré;  mais,  à 
la  honte  du  cœur  humain,  je  dirai  que  ma  douleur  ne  fut  pas  de 
longue  durée,  et  que  toute  pensée  donnée  à  ce  pauvre  mort  qui  avait 
été  si  bon  pour  moi  me  semblait  un  vol  fait  à  la  félicité  au  milieu 
de  laquelle  je  vivais.  Ma  femme  était  charmante,  et  je  l'adorais; 
le  petit  avoir  qu'elle  m'avait  apporté,  joint  à  mes  émolumens  de 
professeur  et  au  revenu  de  mes  économies,  nous  mettait  dans  une 
situation  excellente.  Nous  n'avions  que  des  goûts  simples,  et  les  six 
ou  sept  mille  livres  de  rente  que  nous  parvenions  à  réunir  suffisaient 


570  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

amplement  à  nos  besoins.  Nous  avions  déménagé  et  pris  un  appar- 
tement plus  grand,  plus  gai,  ayant  vue  sur  des  jardins,  et  que  ma 
chère  Gélestrie  s'était  plu  à  orner  avec  le  goût  exquis  qu'elle  met- 
tait en  toutes  choses.  Par  ses  soins,  nos  fenêtres  s'entourèrent  de 
plantes  grimpantes,  un  gros  tapis  s'étendit  sous  mes  pieds  dans  mon 
cabinet  de  travail,  deux  chardonnerets  presque  apprivoisés  chantè- 
rent dans  leur  cage,  et  pour  la  première  fois  mes  livres,  rangés  par 
ordre  de  taille,  s'alignèrent  régulièrement  sur  de  belles  plancheîtes 
en  bois  de  Norvège.  Ah!  le  bon  petit  nid  que  nous  avions  là,  et  les 
belles  heures  que  j'y  ai  passées! 

J'adorais  ma  femme,  je  le  répète;  mais  il  ne  suffît  pas  d'aimer,  il 
faut  encore  savoir  aimer,  et  c'est  là  peut-être  le  plus  difficile  de 
tous  les  arts.  Cet  art,  je  l'ignorais;  j'étais  trop  pris  par  ma  tendresse 
pour  pouvoir  la  diriger.  Toutes  les  volontés  de  Gélestrie  étaient  sa- 
crées pour  moi,  et  je  m'efforçais  de  les  accomplir  en  me  donnant  cette 
joie  égoïste  de  plaire  à  celle  que  j'aimais  plus  que  tout  au  monde. 
Dans  les  premiers  jours  qui  suivirent  notre  mariage,  j'avais  essayé  de 
parfaire  son  éducation,  qui,  sous  le  rapport  des  lettres  et  de  l'his- 
toire, avait  été  quelque  peu  négligée;  mais  comment  y  parvenir? 
Elle  m'échappait  toujours.  Lorsque,  voulant  lui  donner  une  idée  des 
grandeurs  de  la  langue  latine,  je  cherchais  à  lui  faire  comprendre 
les  beautés  du  procimibit  Jiumi  bos  de  Virgile,  ou  les  difficultés  du 
devi'wn  scortum  de  l'ode  d'Horace  à  Quintius  Hirpinus,  elle  hochait 
la  tête  d'un  petit  air  mutin  qui  lui  allait  à  ravir,  et,  me  passant  sur 
les  bras  un  écheveau  de  fil  qu'elle  vou-lait  pelotonner,  elle  me  disait 
avec  un  sérieux  désespérant  :  u  Comment  dis-tu  dévidoir  en  latin?  » 
Lorsque,  désirant  l'intéresser  aux  origines  de  notre  cité,  je  lui  di- 
sais que  le  nom  de  Caen  est  la  contraction  du  mot  saxon  Cathein, 
qui  signifie  demeure  de  guerre,  elle  profitait  de  ce  que  le  mot  Gaen 
revenait  souvent  dans  ma  phrase,  et  chantait  :  <(  Quand,  quand, 
quand  les  cannes  vont  aux  champs!  »  Je  me  mettais  à  rire,  je  l'em- 
brassais, et  la  leçon  était  terminée.  Quelquefois  je  lui  lisais  V His- 
toire des  Eynpereurs  romains,  par  Crevier,  et  ce  n'est  pas  sans  éîon- 
nement  que  je  lui  voyais  préférer  à  ces  récits  sérieux,  écrits  en  bon 
langage,  les  romans  modernes  infectés  alors  du  virus  romantique. 
Quand  par  hasard  nous  allions  au  spectacle,  j'aurais  choisi  de  pré- 
férence le  jour  où  l'on  jouait  une  tragédie  célèbre;  mais  ma  femme 
ne  l'entendait  pas  ainsi,  et  j'allais  avec  elle  entendre  des  drames 
invraisemblables  qui  choquaient  le  bon  sens  et  la  grammaire.  De 
tout  ce  qui  précède  et  des  efforts  que  je  faisais  incessamment  pour 
lui  plaire,  on  a  conclu  que  j'étais  soumis  sans  réserve  à  Gélestrie,  et 
que,  pour  me  servir  d'une  expression  triviale,  elle  me  menait  par  le 
bout  du  nez.  Gela  est  faux;  je  ne  demandais  qu'à  la  rendre  heu- 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  571 

relise,  et  naturellement  je  m'arrangeais  de  façon  à  être  toujours 
d'accord  avec  elle.  C'est  à  cela  que  se  bornaient  les  prétendues 
concessions  humiliantes  qu'on  m'a  souvent  reproché  de  lui  avoir 
faites. 

Quelques  voisins,  méchans  hors  de  toute  mesure,  ont  même  été 
jusqu'à  oser  dire  qu'elle  me  battait.  C'est  là  une  calomnie  sans  pa- 
reille et  qui  se  réfute  d'elle-même,  car  il  n'est  pas  supposable 
qu'armé  d'une  force  naturelle  supérieure  à  la  sienne,  je  lui  aie  ja- 
mais permis  de  se  porter  sur  moi  à  des  voies  de  fait  que  rien  du 
reste  ne  pouvait  motiver.  Non  certes,  elle  n'était  ni  méchante,  ni 
acariâtre ,  ni  même  impérieuse  ;  mais  le  sang  qui  coulait  dans  ses 
jeunes  veines  lui  mettait  parfois  au  cœur  des  vivacités  singulières  : 
elle  s'emportait  alors  et  dépassait  peut-être  les  saines  limites  de  la 
raison;  pouvais-je  lui  en  vouloir  de  ces  élans  d'ardeur  et  de  vie  où 
se  manifestait  sa  jeunesse?  Elle  eut  un  défaut  cependant  ou  plu- 
tôt une  imperfection  :  elle  était  jalouse.  Elle  ne  supportait  pas  que 
je  regardasse  une  autre  femme  dans  la  rue  ;  lorsque  par  hasard  je 
revenais  du  collège  un  peu  plus  tard  que  de  coutume,  elle  me  bou- 
dait et  se  livrait  à  des  suppositions  dont  j'avais  quelque  peine  à  lui 
faire  comprendre  l'invraisemblance.  Lorsque,  pendant  l'été,  nous 
allions  le  dimanche  en  voiture  jusqu'à  Dives  (c'étaient  là  nos  grands 
jours  de  fête),  et  que  nous  nous  promenions  sur  les  bords  de  la  mer 
en  ramassant  des  coquillages,  elle  se  fâchait  gravement  contre  moi 
quand  il  m' arrivait  de  suivre  des  yeux  une  de  ces  femmes  vaillantes 
qui  vont,  jambes  nues,  à  la  marée  basse,  chercher  sur  la  grève  des 
équilles  et  des  vignots.  Sa  jalousie  s'exerçait  surtout  contre  une  de 
ses  amies  que  nous  voyions  assez  fréquemment,  et  qui  se  nommait 
Henriette  Fatargolle.  C'était  une  fort  aimable  personne,  blonde, 
blanche,  douce,  timide  même,  et  dont  le  mari,  petit  homme  haut  en 
couleur,  chauve,  reluisant,  jovial,  quelquefois  même  un  peu  gros- 
sier dans  ses  plaisanteries,  était  employé  dans  un  des  greffes  du 
palais  de  justice.  Henriette  et  ma  femme  s'aimaient  beaucoup,  quoi- 
qu'il n'y  eût  aucun  point  de  ressemblance  entre  elles;  autant  l'une 
était  calme  et  lente,  autant  l'autre  était  vive  et  impétueuse.  Faisant 
allusion  à  la  couleur  diiférente  de  leurs  cheveux  et  aux  aptitudes 
plus  différentes  encore  de  leurs  caractères,  j'avais  coutume  de  les 
appeler  ((  le  jour  et  la  nuit.  »  Célestrie  goûtait  peu  cette  comparai- 
son, et  prétendait  qu'elle  était  faite  à  son  désavantage.  Henriette 
avait  été  élevée  avec  ma  femme,  et  de  la  vie  commune  du  pension- 
nat elle  avait  conservé  l'habitude  de  supporter  ses  petites  tyrannies 
sans  jamais  murmurer  contre  elle.  Souvent  je  m'étais  hasardé  à  faire 
à  Célestrie  de  légères  observations  sur  la  façon  un  peu  dure  dont 
elle  traitait  son  amie;  elle  n'en  avait  tenu  aucun  compte  et  m'avait 


572  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  répondu  :  «  Vous  la  défendez  parce  que  vous  lui  faites  la  cour; 
elle  est  blonde  et  vous  l'aimez  mieux  que  moi;  toutes  les  fois  que 
je  ne  vous  regarde  pas,  vous  essayez  de  lui  prendre  les  mains.  » 
Je  repoussai  avec  horreur  une  si  grave  accusation,  mais  je  l'excusai 
bientôt  en  me  disant  que  le  soupçon  avait  pu  naître  dans  l'esprit  de 
Célestrie,  car  j'avais  eu  en  effet  avec  M'"^  Fatargolle  quelques-unes 
de  ces  petites  familiarités  innocentes  que  l'intimité  de  nos  relations 
me  paraissait  devoir  expliquer  suffisamment.  Parfois,  abusant  de  ce 
qu'elle  était  très  craintive,  j'avais  tout  à  coup  poussé  un  cri  dans 
son  oreille  afin  de  l'effrayer;  un  jour  qu'elle  avait  très  froid,  je  lui 
pris  les  mains  et  les  tapotai  dans  les  miennes  pour  les  lui  réchauf- 
fer. Il  n'y  a  pourtant  là,  ce  me  semble,  rien  qui  dépasse  les  bornes 
des  convenances;  Célestrie  n'avait  donc  aucune  raison  de  paraître 
choquée,  car  moi,  je  ne  me  choquais  pas  lorsque  je  voyais  Etienne 
Fatargolle  lui  prendre  aussi  les  mains  après  quelques-unes  de  ses 
vivacités  et  lui  dire  avec  un  gros  rire  retentissant  :  «  Eh  bien  !  ma- 
dame Longue -Heuze,  nous  sommes  donc  toujours  méchante?  » 
Malheureusement  elle  était  ainsi  faite,  la  pauvre  chère  âme;  elle  se 
tourmentait,  se  troublait,  et  avait  des  crises  violentes  lorsqu'on  lui 
résistait.  Elle  ne  raisonnait  pas  ses  impressions,  elle  les  subissait; 
mais  elle  rachetait  ce  léger  défaut  par  tant  de  qualités  exquises,  par 
tant  de  prévoyante  bonté,  tant  de  chanté  naturelle,  tant  de  fran- 
chise dans  l'esprit,  qu'on  ne  pouvait  lui  en  vouloir  longtemps,  et 
que  ceux  même  qui  en  souffraient  se  hâtaient  de  lui  pardonner. 
Néanmoins,  malgré  mes  explications  loyales  et  malgré  mes  efforts 
pour  détruire  des  soupçons  que  rien  ne  justifiait,  elle  voyait  Hen- 
riette avec  peine  ;  elle  l'avait  «  prise  en  grippe,  »  ainsi  qu'elle  disait 
elle-même. 

Une  scène  insignifiante  en  apparence,  et  qui  eut  sur  ma  vie  une 
influence  incalculable,  vint  briser  tout  à  coup  les  relations  que 
nous  entretenions  avec  M.  et  M'"^  Fatargolle.  C'était  pendant  cette 
foire  qui  commence  le  second  dimanche  après  Pâques  et  dure  quinze 
jours.  Cette  année-là,  le  printemps  fut  précoce  et  le  mois  de  mai 
d'une  douceur  charmante.  Dès  que  la  nuit  venait ,  les  habitans 
de  la  ville  allaient  dans  les  prairies  de  Saint-Pierre  se  promener  à 
travers  les  boutiques  illuminées,  les  bruyantes  baraques  de  saltim- 
banques et  les  jeux  de  toute  sorte  établis  en  plein  air.  Un  soir,  imi- 
tant la  foule  et  nous  mêlant  au  profamim  riihjus,  nous  étions  allés 
avec  les  Fatargolle  voir  toutes  ces  choses  futiles  et  mondaines.  Cé- 
lestrie et  Henriette,  qui  avaient  toujours  entre  elles  de  ces  petites 
rivalités  auxquelles  les  femmes  ne  savent  pas  renoncer,  avaient  mis 
leurs  plus  belles  toilettes  et  s'en  étaient  mutuellement  fait  mille 
complimens  avec  un  air  trop  aimable  pour  ne  pas  cacher  quelque 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  573 

jalousie.  Nous  avions  parcouru  tout  le  champ  de  foire,  nous  arrêtant 
tantôt  à  écouter  les  paroles  ridicules  que  les  paillasses  débitent  du 
haut  de  leurs  tréteaux,  tantôt  à  regarder  les  élans  d'une  danseuse  de 
corde  qui  bondissait  au  bruit  d'un  mauvais  orchestre,  perdant  notre 
temps  en  un  mot  à  mille  spectacles  sans  goût,  dont  Henriette  et  Gé- 
lestrie  se  divertissaient.  Nous  étions  même  entrés  dans  une  tente  où 
une  somnambule  débitait  ses  oracles.  Cette  femme  m'avait  pris  pour 
un  capitaine,  ce  qui  me  causa  un  grand  trouble,  car  je  pensai  tout  de 
suite  au  malheureux  que  j'avais  tué  jadis,  et  qui  si  longtemps  avait 
revécu  en  moi.  Nous  revenions  donc,  et  je  marchais  en  baissant  les 
yeux,  préoccupé  de  mes  souvenirs,  lorsque  Henriette  s'arrêta  devant 
une  boutique  où  s'étalaient  des  bimbeloteries,  des  rubans,  des  pains 
de  savon  et  quelques  menus  bijoux.  Elle  prit  un  collier  d'ambre  trans- 
parent qui  reposait  sur  un  lit  de  coton,  et  le  marchanda.  On  lui  de- 
manda cinquante  ou  soixante  francs,  je  ne  sais  plus  au  juste,  et, 
comme  elle  se  récriait  sur  ce  prix  élevé,  on  lui  fit  remarquer  que  les 
perles  étaient  fort  grosses,  bien  taillées,  sans  défaut  et  toutes  à  peu 
près  de  môme  dimension.  M.  Fatargolle  dit  alors  à  sa  femme  qu'une 
pareille  dépense  serait  une  folie,  et  qu'il  ne  fallait  plus  y  penser. 
Henriette  rendit  en  soupirant  le  collier  d'ambre  à  la  marchande, 
et  nous  continuâmes  notre  route.  Henriette  était  triste  et  ne  parlait 
pas;  son  mari  semblait  contrarié  de  n'avoir  pu  lui  donner  ce  qu'elle 
désirait;  Gélestrie  riait  et  disait  :  «  L'ambre  ne  sied  pas  aux  blondes, 
et  c'est  faire  preuve  de  goût  que  de  vous  refuser  cette  babiole.  » 
Sur  ce  propos ,  les  deux  femmes  se  querellèrent ,  Gélestrie  avec  sa 
vivacité  habituelle  et  Henriette  avec  une  raideur  que  je  ne  lui  con- 
naissais pas  encore,  et  qui  prouvait  combien  elle  avait  été  humiliée 
de  ne  pouvoir  obtenir  de  son  mari  le  cadeau  qui  l'avait  tentée. 
M.  Fatargolle  intervint  dans  cette  petite  dispute,  et  au  moment  où, 
arrivés  devant  la  porte  de  ma  maison,  nous  allions  nous  séparer, 
il  dit  à  sa  femme  :  u  Voyons,  mauvaise  tête,  calme-toi;  demain 
soir,  nous  irons  acheter  ce  collier  d'ambre,  puisqu'il  te  fait  envie.  » 
Henriette  fut  si  contente  qu'elle  embrassa  son  mari  au  milieu  de 
la  rue. 

Tout  le  reste  de  la  soirée,  Gélestrie  fut  de  méchante  humeur,  et, 
quelques  efforts  que  je  fisse,  je  ne  pus  parvenir  à  l'adoucir.  ((  Gette 
Henriette  est  une  coquette  avec  ses  airs  de  sainte  nitouche,  disait- 
elle,  et  son  mari  est  un  pauvre  sire  de  ne  pas  savoir  lui  résister.  » 
Je  hasardai  une  timide  observation  qu'elle  reçut  fort  mal,  et  je  me 
couchai  sans  avoir  pu  réussir  à  calmer  son  inexplicable  irritation. 
Le  lendemain,  en  revenant  du  collège  à  mon  heure  ordinaire,  après 
avoir  fait  ma  classe  du  matin,  je  fus  très  surpris  de  ne  point  trouver 
Gélestrie  à  la  maison;  j'allais  m'enquérir  de  cette  absence  inaccou- 


57/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tumée,  lorsque  je  la  vis  entrer,  u  Eh!  d'où  viens-tu  donc?  lui  de- 
mandai-je.  —  Du  champ  de  foire,  me  répondit-elle,  où  j'ai  acheté 
le  collier  d'ambre.  —  Ah!  bonne,  aimable  et  douce  créature!  m'é- 
criai-je  en  la  prenant  dans  mes  bras,  par  quelles  prévenances  char- 
mantes tu  sais  réparer  les  vivacités  où  ton  cœur  n'a  point  part!  Al- 
lons vite  porter  ce  collier  à  Henriette,  qui  sera  d'autant  plus  ravie 
de  le  tenir  de  toi  que  tu  l'as  plaisantée  un  peu  durement  hier  au 
soir.  »  Elle  se  dégagea  brusquement  de  mon  étreinte.  «Tu  te  trompes, 
me  dit-elle,  j'avais  vu  ce  collier  avant-hier,  et  j'en  avais  eu  envie; 
par  conséquent  il  est  juste  que  je  l'aie  :  c'est  pourquoi  je  l'ai  acheté 
et  c'est  pourquoi  je  le  garderai.  Du  reste,  il  irait  très  mal  à  Hen- 
riette, qui  ne  voulait  l'avoir  que  parce  qu'elle  avait  deviné  que  je  le 
désirais.  Ce  bijou  serait  ridicule  pour  elle,  car  les  Fatargolle,  tout 
le  monde  sait  cela,  ne  sont  pas  en  position  de  faire  une  aussi  grosse 
dépense.  »  En  achevant  ces  paroles,  elle  attacha  le  collier  autour  de 
son  cou,  et  comme  j'essayais  de  la  faire  revenir  à  des  sentimens 
plus  équitables  envers  son  amie  :  «  Ah!  tu  m'ennuies!  me  dit-elle; 
si  tu  n'aimais  pas  Henriette,  tu  ne  prendrais  pas  toujours  son  parti 
contre  moi!  Si  elle  n'est  pas  satisfaite,  elle  n'a  qu'à  rester  chez  elle; 
nous  y  gagnerons  tous  !  » 

Le  soir,  M.  et  M'"^  Fatargolle  vinrent  nous  voir  vers  les  neuf 
heures.  Henriette  avait  le  visage  allongé  d'une  personne  qui  a  sup- 
porté une  déconvenue;  son  mari  riait,  selon  son  invariable  habitude. 
«  Le  sort  nous  force  à  être  sages  malgré  nous,  me  dit-il  en  entrant, 
le  collier  d'ambre  n'y  est  plus,  et  ma  pauvre  femme  en  est  toute 
contrariée.  »  J'étais  fort  troublé,  car  plus  j'avais  réfléchi,  plus  j'avais 
trouvé  le  procédé  de  Gélestrie  agressif  et  peu  aimable.  En  levant  les 
yeux,  Henriette  aperçut  le  collier,  dont  les  perles,  pénétrées  par  la 
lumière  de  la  lampe,  brillaient  comme  des  gouttes  d'or  liquide  au 
cou  de  Gélestrie.  ((  Ah!  dit-elle  avec  un  cri  d'étonnement  qu'elle  ne 
put  réprimer,  c'est  vous  qui  l'avez?  —  Eh!  pourquoi  donc  ne  l'au- 
rais-je  pas?  repartit  Gélestrie  avec  aigreur.  Mon  mari  ne  me  refuse 
jamais  rien  pour  ma  toilette,  et  Dieu  merci  nous  sommes  assez  riches 
pour  acheter  des  colliers.  »  Gommencée  sur  ce  ton,  la  conversation 
dégénéra  bientôt  en  dispute.  M.  Fatargolle  et  moi,  nous  nous  regar- 
dions sans  mot  dire,  pendant  que  les  deux  femmes,  debout,  rouges, 
parlant  à  la  fois,  s'accablaient  de  reproches  qui  ressemblaient  bien 
à  des  injures.  Suffoquée  par  ses  larmes,  Henriette  prit  tout  à  coup 
le  bras  de  son  mari.  «  Sortons  d'ici,  lui  dit-elle,  et  n'y  revenons  ja- 
mais. »  Ils  s'en  allèrent  sans  même  nous  dire  adieu.  Je  ressentis  une 
douleur  sincère  en  les  voyant  s'éloigner,  car  cette  relation  était 
agréable  pour  nous,  et  il  n'y  avait  aucun  motif  plausible  de  la  bri- 
ser. J'en  fis  l'observation  à  Gélestrie,  qui  me  répondit  :  a  Si  tu  les 


LES    HALLUCINATIONS    DU   PROFESSEUR   FLOREAL.  575 

aimes  mieux  que  moi,  tu  n'as  qu'à  les  suivre,  je  ne  te  retiens  pas.  » 
Je  savais  déjà  par  expérience  qu'il  est  inutile  de  raisonner  avec  une 
femme,  lorsqu'elle  ost  en  colère,  et  je  me  tus,  tout  en  donnant  inté- 
rieurement tort  à  Gélestrie.  Henriette  ne  revint  plus  nous  voir,  et 
lorsque,  seul  dans  les  rues,  je  rencontrais  M.  Fatargolle,  j'osais  à 
peine  lui  serrer  la  main,  dans  la  crainte  que  ma  femme  ne  le  sût  et 
s'en  irritât. 

On  eût  dit  vraiment  que  cette  scène  et  la  rupture  qui  en  fut  le 
résultat  avaient  éveillé  en  Gélestrie  des  sentimens  de  coquetterie  que 
je  ne  lui  connaissais  pas  encore  :  elle  aimait  à  se  mettre  en  toilette 
pour  avoir  l'occasion  de  se  parer  de  son  collier  d'ambre.  Bientôt 
même  elle  ne  le  quitta  plus,  elle  le  portait  tous  les  jours,  le  net- 
toyait sans  cesse,  le  regardait,  admirait  les  jeux  de  la  lumière  à 
travers  ses  grains  à  facettes,  s'en  servait  quelquefois  en  guise  de  bra- 
celet, et  semblait  enfin  ne  pouvoir  le  quitter.  Je  souriais  à  ces  enfan- 
tillages, et  je  la  laissais  faire.  Elle  sauta  de  joie  en  m'entendant  dire 
que  les  anciens  croyaient  voir  dans  les  perles  d'ambre  les  larmes  cris- 
tallisées des  sœurs  de  Phaéton.  Un  soir  qu'elle  jouait  avec  son  collier 
pendant  que  je  travaillais,  elle  en  rompit  le  fil,  et  toutes  les  petites 
boules,  chassées  violemment  de  sa  main,  s'éparpillèrent  sur  le  par- 
quet. Il  fallut  tout  quitter  et  rattraper  une  à  une,  sous  les  meubles, 
les  perles  égarées.  Gélestrie  les  mit  précieusement  dans  une  boîte, 
et  me  chargea  d'aller,  dès  le  lendemain  matin,  chez  un  bijoutier, 
les  faire  réunir  de  nouveau  à  l'aide  d'un  fil  qui  ne  se  pourrait  briser. 
Je  n'oublierai  jamais  qu'en  me  rendant  le  collier  qu'il  venait  de  ré- 
parer, le  bijoutier  me  dit  :  «  J'ai  remplacé  le  cordon  rompu  par  une 
petite  corde  à  violon  que  je  vous  défie  bien  de  casser.  Elle  est  si  so- 
lide, monsieur  Floréal,  ajouta-t-il  en  souriant,  que  vous  pourriez 
étrangler  votre  femme  avec.  »  Je  frémis  encore  quand  je  pense  à 
cette  sinistre  parole,  qui  n'était  cependant  qu'une  plaisanterie  de 
mauvais  goût. 

Plusieurs  fois  je  fis  des  efforts  pour  amener  Gélestrie  à  aller  voir 
W"^  Fatargolle  et  lui  dire  qu'elle  regrettait  ses  vivacités  passées; 
mais  il  me  fut  impossible  de  vaincre  sa  résistance.  Par  un  effet  de  la 
passion  que  les  femmes  mettent  dans  les  choses  les  plus  simples, 
elle  en  était  arrivée  à  se  persuader  que  Henriette  avait  tous  les  torts. 
«Pourquoi,  disait-elle  sérieusement,  a- t-elle  voulu  s'approprier  un 
collier  que  je  désirais  acheter  ?  »  Elle  était  sincère  en  parlant  ainsi  ; 
sans  s'en  douter,  elle  avait  interverti  les  rôles,  et  elle  avouait  elle- 
même  qu'elle  aimait  d'autant  plus  son  collier  d'ambre  qu'il  avait 
failli  lui  échapper. 

Quoiqu'il  me  fût  pénible  de  ne  plus  voir  les  Fatargolle,  j'avais 
fini  par  prendre  mon  parti  de  leur  absence,  et  mon  bonheur  n'en 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fut  pas  atteint.  Rien  ne  l'interrompit;  il  coulait  pur  et  profond  ainsi 
qu'un  beau  fleuve  limpide,  et  peut-être  durerait-il  encore,  comme 
il  a  duré  pendant  dix  ans,  s'il  n'avait  été  arrêté  dans  sa  course  par 
une  effroyable  catastrophe.  Célestrie  tomba  malade;  son  indisposi- 
tion, qui  dans  le  principe  paraissait  n'avoir  aucune  gravité,  prit  tout 
à  coup  un  caractère  inquiétant.  J'obtins  aussitôt  l'autorisation  de  me 
faire  remplacer  au  collège,  et  je  soignai  jour  et  nuit  la  chère  créa- 
ture à  qui  je  devais  toutes  les  joies  de  mon  existence.  J'appelai  à 
mon  aide  les  médecins  les  plus  renommés;  nulle  dépense,  nulle 
fatigue  ne  m'arrêtèrent;  mais  hélas!  ce  fut  en  vain,  la  mort  l'avait 
touchée  déjà,  et  l'implacable  déesse  allait  me  la  ravir.  Chaque  jour, 
chaque  heure  l'affaiblissait,  et  la  nuit,  pendant  que  je  la  veillais  à 
la  pâle  lueur  d'une  lampe  à  demi  baissée,  je  suivais  avec  épouvante 
les  ravages  que  le  mal  creusait  sur  sa  pauvre  figure.  Je  voyais  s'a- 
grandir ces  yeux  si  doux  qui  m'avaient  regardé  avec  indulgence  et 
qui  ne  s'étaient  point  fermés  devant  ma  laideur;  je  voyais  se  con- 
tracter et  se  déformer  cette  bouche  charmante  d'où  était  sorti  ce  oui 
tant  attendu  qui  m'avait  fait  son  époux.  Ses  mains  amaigries,  déjà 
revêtues  de  blancheurs  transparentes,  erraient  machinalement  comme 
à  la  recherche  de  choses  indécises.  Le  bleu  des  veines  marbrait  ses 
tempes,  auxquelles  maintenant  la  chevelure  semblait  trop  lourde. 
Ah!  quels  instans!  quel  silence,  interrompu  çà  et  là  par  quelques 
plaintes  de  la  mourante,  et  où  j'entendais  seulement  les  battemens 
de  mon  cœur  et  le  balancement  régulier  de  la  pendule! 

Célestrie  sentait  bien  que  ses  heures  étaient  comptées,  et  courageu- 
sement elle  surmontait  ses  souffrances  pour  apaiser  ma  douleur.  A 
sa  voix,  j'éclatais  en  larmes,  je  laissais  tomber  ma  tête  sur  son  lit, 
je  criais  :  «  Ne  meurs  pas!  ne  meurs  pas!...  »  La  pauvre  femme  es- 
sayait de  se  soulever;  ses  mains  froides  passaient  sur  mon  visage 
comme  une  caresse  de  neige  :  «  Du  courage  !  me  disait-elle,  ne  pleure 
pas,  garde  mon  souvenir...  »  Puis  sa  raison  paraissait  l'abandonner 
tout  à  coup,  et  elle  parlait  de  grands  oiseaux  qui  lui  frappaient  le  front 
en  volant  auprès  d'elle.  L'accès  aigu  passait;  elle  retrouvait  sa  sé- 
rénité résignée,  elle  me  prenait  la  main,  et  s'endormait  ainsi  pen- 
dant que  je  ne  la  quittais  pas  des  yeux.  Une  fois  elle  se  réveilla, 
c'était  vers  les  heures  suprêmes  qui  précèdent  la  dernière  :  «  Flo- 
réal, me  dit-elle,  promets-moi,  quand  tout  sera  fini,  de  laisser  mon 
collier  d'ambre  à  mon  cou  et  d'empêcher  Henriette  de  venir  me  le 
voler  dans  ma  tombe.  »  Je  jurai.  «  Mais  tu  ne  mourras  pas!  m'é- 
criai-je.  —  Tais-toi,  reprit-elle,  pense  à  ta  promesse;  ne  parle  pas, 
laisse-moi,  le  calme  vient,  mon  âme  est  en  repos,  et  je  ne  souffre 
déjà  plus  !  » 

Elle  mourut!...  Ce  qui  se  passa  alors,  je  ne  pourrais  le  dire.  Des 


LES  HALLUCINATIONS  DU  PROFESSEUR  FLOREAL.        577 

voisins  compatissans  m'entraînèrent,  et  je  ne  sais  plus  rien  de  ces 
heures  exécrables.  A  ces  inslans  où  mon  âme  sombrait  dans  un  ver- 
tige sans  fond,  je  vis  apparaître  en  moi  celui  qui  m'avait  habité  si 
longtemps.  ((  0  fantôme,  lui  criai-je,  que  me  veux-tu?  Pourquoi  ne 
m'as-tu  pas  tué  jadis  aux  jours  de  ma  jeunesse  ?  Si  j'étais  resté  sur 
la  prairie  qui  fut  teinte  de  ton  sang,  je  n'aurais  pas  connu  le  bon- 
heur qui  vient  de  m'être  arraché,  et  dont  la  disparition  fait  ma  vie 
misérable  à  jamais.  »  Les  personnes  qui  étaient  près  de  moi  me  cru- 
rent fou.  «  La  douleur  lui  trouble  l'esprit!  »  disaient-elles,  et  elles 
s'empressaient  à  me  soigner,  baignant  mes  tempes,  me  faisant  res- 
pirer du  vinaigre,  et  débitant  devant  moi  ces  phrases  de  convention 
dont  la  banalité  exaspère  la  douleur  au  lieu  de  la  calmer. 

Vint  l'enterrement;  je  suivis  le  cercueil  malgré  toutes  les  obser- 
vations que  l'on  put  me  faire.  On  me  disait:  a  Ce  n'est  point  l'u- 
sage; ce  n'est  pas  convenable,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'agissent  les 
gens  bien  élevés.  »  Eh!  que  me  faisait  cela?  Est-ce  que  j'appartiens 
à  telle  ou  telle  catégorie  de  la  société?  Je  ne  suis  qu'un  homme,  et 
rien  de  plus.  En  dépit  des  efforts  conjurés  contre  moi,  j'allai  où 
mon  cœur  m'entraînait.  Tête  nue,  dévasté,  secoué  par  ma  douleur 
comme  un  arbre  est  secoué  par  l'orage,  je  marchais  derrière  la  voi- 
ture qui  emportait  tout  ce  que  j'avais  aimé;  des  amis  me  soute- 
naient; je  me  tournais  vers  eux  en  gémissant  et  en  cherchant  dans 
leurs  regards  quelque  commisération  pour  mon  infortune,  car  il  me 
semblait,  tant  mon  malheur  était  grand,  que  chacun  devait  s'api- 
toyer sur  moi.  A  l'église,  j'assistai  à  cette  cérémonie  théâtrale  et 
farouche  où  des  versets  terribles  semblent  s'interpeller  et  se  ré- 
pondre avec  des  paroles  de  menace  et  de  colère.  Les  psalmodies, 
accompagnées  du  murmure  profond  des  orgues,  montaient  sous  les 
voûtes  et  retombaient  sur  moi  ainsi  qu'un  ouragan  de  désolation. 
Tout  à  coup,  à  l'un  de  ces  instans  où  les  chantres  disent  en  chœur: 
Requiescut  in  pare!  je  me  sentis  illuminé  par  une  clarté  intérieure 
qui  m'envahit  tout  entier,  et  en  moi,  dans  mon  cœur  gonflé,  dans 
ma  poitrine  brisée  par  les  sanglots,  je  vis  surgir,  semblable  à  un 
ange  rayonnant,  Célestrie,  ma  Gélestrie,  cette  chère  compagne  dont 
je  pleurais  la  mort  et  dont  j'escortais  la  dépouille.  «  Me  voici,  me 
dit-elle  avec  un  sourire  que  sa  pâleur  rendait  plus  charmant  encore, 
me  voici  avec  toi,  à  toi,  et  pour  toujours!  »  Je  me  levai  en  poussant 
un  cri  :  (c  Elle  vit!  elle  vit!  elle  n'est  point  morte!  »  Tout  le  monde 
courut  vers  moi,  le  prêtre  même  quitta  l'autel,  on  s'empressait  au- 
tour de  la  bière,  qu'on  avait  déjà  débarrassée  de  ses  noires  tentures, 
et  qu'on  voulait  briser.  «  Où  donc?  me  disait-on.  L'avez-vous  entendue 
remuer?  —  Je  l'ai  vue!  je  l'ai  vue!  répondais-je  en  levant  vers  le 
ciel  des  yeux  pleins  d'extase  et  de  reconnaissance.  —  Mais  où  donc? 

TOAIE   XXXIV.  37 


578  REVUE    DES    DELX    MONDES. 

demandait-on.  —  Là,  répliquais-je  en  frappant  sur  mon  cœur, — 
Ah!  le  pauvre  homme!  dirent  les  assistans  en  se  regardant  entre 
eux  et  en  haussant  les  épaules  par  un  geste  de  pitié.  Il  est  fou!  » 
Non,  vraiment,  je  n'étais  pas  fou,  je  ne  l'ai  jamais  été,  et  je  ne  le  suis 
pas.  Suis-je  coupable,  et  faut-il  calomnier  ma  raison,  parce  que  je 
subis  des  phénomènes  inconnus  à  la  plupart  des  autres  hommes? 
La  messe  interrompue  reprit  son  cours;  on  m'entraîna,  on  voulut 
me  calmer  et  me  prouver  que  j'avais  tort,  a  Elle  est  là,  elle  est  là, 
je  la  vois,  je  la  sens!  »  criais-je  toujours  en  pressant  ma  poitrine; 
mais  j'avais  été  battu  par  de  si  violentes  émotions  que  j'en  fus  ac- 
cablé :  je  tombai  sans  connaissance,  et  l'on  m'emporta. 

Lorsque  je  rentrai  dans  mon  appartement,  qui  me  parut  plus  dé- 
sert et  plus  sinistre  qu'une  ville  ravagée  par  la  peste,  ce  fut  avec  un 
sentiment  d'inexprimable  tristesse.  Je  le  parcourus  comme  si  j'y 
cherchais  l'hôte  chéri  que  la  mort  en  avait  enlevé;  je  touchais  avec 
une  sorte  de  recueillement  religieux  à  tous  les  objets  qui  avaient 
appartenu  à  Célestrie,  et  pendant  ce  temps  je  voyais  cette  même 
Célestrie  sourire  dans  mon  cœur  et  tourner  vers  moi  des  regards 
pleins  de  commisération.  Les  larmes  coulaient  de  mes  yeux.  Comme 
tout  était  triste!  Les  chardonnerets,  si  babillards  ordinairement,  se 
taisaient  dans  un  coin  de  leur  cage,;  les  fleurs,  qu'on  avait  oublié 
d'arroser  durant  ces  jours  cruels,  penchaient  leurs  tiges  souillées  de 
poussière.  L'appartement  me  semblait  agrandi  et  rempli  d'un  si- 
lence qui  m'elfrayait;  quelque  chose  de  nouveau  venait  d'y  entrer: 
la  solitude,  que  j'avais  désapprise  pendant  tant  de  bonnes  années 
auprès  de  Célestrie;  oui,  la  solitude,  car  je  sentais  bien  que  l'image 
qui  vivait  en  moi,  invisible  pour  le  monde  extérieur,  ne  remplacerait 
jamais  l'être  charmant  près  de  qui  j'aurais  voulu  vivre  toujours.  Je 
continuai  ma  lugubre  inspection,  je  rassemblai  tous  ces  gracieux 
petits  outils  dont  les  femmes  se  servent,  le  dé,  les  aiguilles,  les  ci- 
seaux, l'ouvrage  que  la*mort  avait  interrompu.  Je  rangeais  le  livre 
de  messe  à  côté  d'une  vieille  Bible  qui  avait  autrefois  servi  à  ma 
mère,  lorsque,  levant  les  yeux,  j'aperçus  tout  à  coup  le  collier 
d'ambre  sur  un  meuble!  Je  jetai  un  cri  de  désolation.  Dans  le  tour- 
billon de  douleur  où  j'avais  disparu  après  la  mort  de  Célestrie,  je 
n'avais  plus  pensé  à  sa  recommandation  dernière,  et  les  voisines 
qui  prirent  soin  d'elle  crurent  bien  faire  en  lui  retirant  ce  collier 
avec  lequel  elle  avait  voulu  être  ensevelie  et  enterrée.  Que  faire? 
J'avais  beau  fatiguer  mon  esprit,  je  n'inventais  aucun  moyen  de 
réparer  cet  oul)li  déplorable  qui  me  faisait  manquer  au  vœu  sacré 
d'une  mourante.  Je  regardai  Célestrie  :  son  visage  était  sévère  et 
son  regard  sans  douceur.  «  Je  te  jure  que  je  le  conserverai  toujours 
comme  un  précieux  dépôt  que  tu  m'aurais  confié,  »  m' écriai -je  en 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  579 

appuyant  le  collier  contre  ma  poitrine.  Célestrie  secoua  la  tête,  et 
des  pleurs  affluèrent  à  ses  yeux.  Sous  un  globe  de  verre,  je  réunis 
le  bouquet  qu'elle  portait  le  jour  de  noti'e  mariage  et  la  couronne 
virginale  qui  avait  pressé  son  front;  j'y  joignis  le  collier  d'ambre,  et 
je  déposai  ces  pieuses  reliques  devant  moi ,  près  de  ma  table  de 
travail,  afin  de  les  avoir  toujours  sous  les  yeux. 

Je  repris  ma  vie  bien  tristement  et  sans  courage.  Le  cher  fantôme 
qui  m'habitait  et  ne  me  quittait  plus  avait  beau  rappeler  mon  éner- 
gie, je  me  traînais  à  tâtons  dans  l'existence  comme  un  aveugle  qui 
a  perdu  son  guide.  Ce  n'est  pas  que  Célestrie  eût  cessé  de  me  con- 
seiller; au  contraire  plus  que  jamais,  maintenant  que  disparue  pom* 
tous  elle  ne  vivait  absolument  que  pour  moi ,  elle  dirigeait  mes  ac- 
tions et  substituait  peu  à  peu  ses  pensées  à  celles  qui  jusqu'alors 
m'avaient  conduit.  Je  sentais  en  moi  son  influence  permanente  tou- 
jours éveillée.  Elle  me  dofinait  des  vertus  que  je  n'avais  pas,  et 
aussi,  je  dois  le  dire,  des  vivacités,  des  emportemens  que  mon  ca- 
ractère n'avait  pas  encore  connus.  Que  de  fois,  ayant  passé  indiffé- 
rent et  songeur  devant  des  mendians  qui  tendaient  leurs  mains  vers 
moi,  je  me  suis  arrêté,  je  suis  revenu  sur  mes  pas,  j'ai  déposé  mon 
humble  aumône  pour  obéir  à  Célestrie ,  qui  disait  dans  mon  cœur  : 
«  Donne,  celui  qui  donne  aux  pauvres  prête  à  Dieu!  »  Ce  n'est  pas 
moi,  c'était  elle  qui  faisait  la  charité.  Bien  souvent,  au  collège,  j'a- 
vais contre  mes  élèves  trop  turbulens  des  colères  que  j'ignorais  jadis  : 
je  les  grondais,  je  les  punissais  à  outrance  ;  une  fois  même  je  m'a- 
bandonnai jusqu'à  en  frapper  un  qui  m'avait  appelé  ineiix  foui 
Lorsque  j'étais  revenu  à  moi,  je  déplorais  ces  excès  et  je  disais  à  Cé- 
lestrie :  «  Pourquoi  donc  te  mets-tu  ainsi  en  colère  ?  » 

On  pourrait  croire  que ,  réuni  et  pour  ainsi  dire  indissolublement 
mêlé  à  celle  que  j'aimais,  j'étais  heureux.  On  se  tromperait.  J'étais 
le  plus  infortuné  des  hommes.  Pour  ne  pas  m'éloigner  des  lieux  où 
j'avais  vécu  près  de  Célestrie  et  pouvoir  sans  cesse  contempler  les 
muets  témoins  de  mon  bonheur  passé,  j'avais  conservé  notre  ap- 
partement, qui  était  pour  moi  comme  un  temple.  0  faiblesse  des 
hommes!  ce  fut  là  cependant  que  je  commis  le  crime,  mon  vrai 
crime,  celui  d'avoir  trompé  tant  de  chers  s'ouvenirs,  crime  punis- 
sable bien  plus  que  l'accident  fatal  qui  s'ensuivit...  Passons,  pas- 
sons :  l'instant  ne  viendra  que  trop  vite  de  raconter  cet  événement 
funeste  dont  la  responsabilité  m'écrase,  quoique  aux  yeux  de  Dieu 
elle  ne  doive  pas  m'incomber.  C'est  donc  dans  cet  appartement  qu'elle 
s'était  plu  à  orner  pour  en  faire  l'asile  de  notre  heureuse  existence  que 
je  vivais  maintenant,  cherchant  en  vain  à  tromper  par  mes  occupa- 
tions accumulées  les  pensées  de  désolation  qui  ne  cessaient  de  m' ob- 
séder. J'étais,  pour  ainsi  dire,  environné  de  regrets  qui,  à  toute 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heure,  me  parlaient  de  celle  que  je  ne  voyais  plus  que  par  les  yeux 
de  l'esprit.  Son  âme  identifiée  à  la  mienne  était  en  moi,  je  le  sais,  et 
ce  fut  un  incomparable  adoucissement  à  mes  peines;  mais  son  corps, 
ce  corps  charmant  qui  avait  la  lîlancheur  du  duvet  de  cygne,  où  était- 
il?  Rien  ne  pouvait  suppléer  à  son  absence,  et  je  me  désespérais  d'être 
seul  après  avoir  été  deux.  Non,  non,  son  âme  ne  me  suffisait  pas  : 
elle  m'aimait  encore,  elle  me  soutenait  dans  mes  défaillances,  c'est 
vrai;  mais  l'apparence,  cette  apparence  que  j'avais  idolâtrée,  que 
je  regrettais  sans  relâche,  à  laquelle  j'avais  dû  tant  de  joies  inef- 
fables, cette  apparence  n'était  plus  là,  et  je  m'agitais  dans  le  vide, 
sans  savoir  que  faire  des  trésors  de  tendresse  que  je  sentais  amassés 
en  moi.  Bien  souvent,  lorsqu' entraîné  par  mes  rêveries  doulou- 
reuses, je  m'écriais  en  pensant  à  Célestrie  :  <(  Où  es-tu?  »  je  l'ai  vue 
apparaître  en  moi,  me  disant  :  ((  Me  voilà!  —  Non,  lui  répondais-je 
alors,  tu  n'es  pas  celle  que  j'appelle,  pauvre  âme  évoquée  qui  crois 
suffire  à  mon  bonheur!  Non,  tu  n'es  pas  telle  que  je  te  voudrais. 
Où  est  ton  regard  limpide?  où  est  ton  rire  étincelant?  où  sont  tes 
mains  si  douces  que  je  frémissais  tout  entier  lorsqu'elles  passaient 
sur  mon  visage?  où  sont  tes  lèvres  si  regrettées,  et  dont  les  miennes 
restent  altérées  jusqu'à  en  mourir?  Où  es-tu,  toi  qui  étais  mes  dé- 
lices et  mon  idole?  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  la  vie  maintenant 
que  je  ne  t'ai  plus?  »  Célestrie  ne  répondait  pas,  et  qu'aurait-elle 
pu  répondre?  Que  de  fois,  la  nuit,  assis  sur  mon  lit,  si  tristement 
solitaire,  je  suis  resté  jusqu'au  point  du  jour,  la  tête  dans  mes 
mains,  pleurant,  appelant  Célestrie  et  ne  pouvant  écouter  les  con- 
solations qu'elle  me  prodiguait  au  dedans  de  moi-même! 

Un  an  s'était  écoulé  ainsi  dans  une  peine  constante  qui  souvent 
s'exaspérait  jusqu'à  devenir  une  souffrance  aiguë.  Pour  tous  ceux 
qui  me  connaissaient,  je  n'étais  qu'un  pauvre  homme  accablé  d'un 
chagrin  auquel  le  temps  devait  apporter  son  infaillible  remède; 
mais  pour  moi,  qui  savais  de  mes  douleurs  tout  ce  que  je  n'en  vou- 
lais pas  dire,  j'étais  un  être  misérable,  d'autant  plus  à  plaindre  que 
la  présence  intérieure  de  Célestrie  me  rendait  insupportable  son  ab- 
sence réelle.  Je  fuyais  le  monde,  je  remplissais  exactement  mes  de- 
voirs de  professeur,  mais  sans  plaisir,  comme  une  besogne  à  la- 
quelle j'étais  machinalement  accoutumé  ;  en  dehors  de  mes  heures 
de  classe,  où  je  me  trouvais  forcément  en  rapport  avec  mes  élèves, 
je  vivais  dans  une  solitude  absolue,  ayant  brisé  le  peu  de  relations 
que  j'avais  et  redoutant  d'en  créer  de  nouvelles.  Je  marchais  beau- 
coup, je  faisais  de  longues  courses  à  travers  la  campagne,  mais  sans 
trouver  le  repos  qui  semblait  s'obstiner  à  me  fuir. 

Un  soir  qu'au  soleil  couchant,  plein  de  mélancolie,  je  suivais,  en 
songeant  à  mon  bonheur  envolé,  les  bords  de  l'Odon,  je  me  trouvai 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PllOFESSEUR    FLOREAL.  581 

face  à  face  avec  FatargoUe.  Il  vint  cordialement  à  moi,  la  main  ou- 
verte ;  son  premier  mot  fut  une  doléance  sur  le  malheur  qui  m'avait 
frappé.  Il  répondait  si  précisément  aux  pensées  qui  m'agitaient  à  ce 
moment  même  que  j'en  fus  touché,  et  que,  me  laissant  t(3mber  dans 
ses  bras,  j'éclatai  en  sanglots.  Il  me  consola  par  de  bonnes  paroles  : 
u  Venez  donc  nous  voir,  me  dit-il  ;  toutes  nos  petites  querelles  sont 
oubliées  depuis  longtemps,  Henriette  m'a  parlé  bien  souvent  avec 
regret  de  cette  pauvre  Gélestrie  :  si  vous  êtes  libre,  venez  passer  la 
soirée  avec  nous,  ma  femme  en  sera  ravie,  et  nous  renouerons  notre 
vieille  amitié  que  rien  jamais  n'aurait  dû  rompre.»  Il  y  avait  si  long- 
temps que  j'amassais  mes  douleurs  sans  les  épancher  que  je  ne 
refusai  point  l'offre  de  FatargoUe,  et  que,  prenant  son  bras,  je  le 
suivis.  Pendant  le  trajet,  je  regardais  en  moi-même,  je  voyais  Géles- 
trie :  son  visage  paraissait  joyeux;  on  eût  dit  qu'elle  était  heureuse 
de  se  réconcilier  en  moi  et  par  moi  avec  l'amie  qu'elle  avait  jadis 
injustement  blessée.  Henriette  me  reçut  à  merveille;  je  la  trouvai 
peu  changée,  légèrement  engraissée  peut-être,  mais  toujours  char- 
mante et  portant  dans  ses  regards  une  douceur  pénétrante  qui  était 
son  plus  sérieux  attrait.  Ai-je  besoin  de  dire  que  toute  notre  soirée 
fut  employée  à  causer  de  Gélestrie?  Dans  mon  cœur,  elle  se  réjouis- 
sait et  s'attristait  en  même  temps  des  regrets  qu'elle  avait  inspirés. 
On  me  fit  promettre  de  revenir  souvent.  «  Voyez,  me  dit  M'"*"  Fatar- 
goUe, je  suis  bien  seule:  Etienne  est  toute  la  journée  occupé  à  son 
greffe,  et  moi  je  reste  à  la  maison  :  venez  quelquefois  me  tenir  com- 
pagnie dans  l'intervalle  de  vos  classes,  nous  parlerons  de  votre 
pauvre  femme,  et  au  moins  vous  ne  vivrez  plus  comme  un  ours, 
enfermé  dans  votre  chagrin  et  votre  solitude.  » 

Gette  visite  me  lit  un  grand  bien,  car  elle  diminua  le  poids  qui 
m'oppressait,  et,  loin  de  déplaire  à  Gélestrie,  elle  parut  lui  avoir  été 
agréable.  En  eflet,  lorsque,  resté  seul  avec  cette  chère  apparition, 
je  l'interrogeai,  je  ne  vis  en  elle  aucun  signe  de  colère;  elle  souriait 
doucement  lorsque  je  lui  faisais  l'éloge  d'Henriette,  approuvant 
ma  conduite  et  m'encourageant  à  chercher  dans  cette  intimité  non 
pas  un  oubli,  mais  un  allégement  à  mes  chagrins.  Toutes  ces  mes- 
quines jalousies  qui  jadis  l'avaient  séparée  de  son  amie  semblaient 
mises  à  néant,  et  pour  la  première  fois  depuis  bien  des  jours  je 
m'endormis  le  cœur  moins  attristé. 

Le  soir  souvent,  au  lieu  de  m'enfermer  chez  moi  ou  d'errer  sur 
les  routes,  j'allais  passer  une  heure  avec  Étierme  et  sa  femme.  Quel- 
quefois, dans  la  journée,  j'allais  voir  Henriette;  il  me  plaisait  sin- 
gulièrement d'être  seul  près  d'elle,  je  causais  avec  plus  d'abandon, 
et  nous  n'étions  pas  dérangés  par  FatargoUe,  dont  l'intarissable 
gaieté  me  fatiguait  beaucoup.  Insensiblement  ces  visites  se  renouve- 


58*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lèrent  jusqu'à  devenir  quotidiennes,  et  bientôt  elles  furent  pour  moi 
une  telle  habitude  que  le  matin,  en  sortant  du  collège,  je  prenais 
instinctivement  le  chemin  de  la  maison  d'Henriette.  Lorsque  j'en- 
trais, j'étais  toujours  accueilli  par  un  :  «  bonjour,  monsieur  Floréal  !  » 
accompagné  d'un  beau  sourire  avenant.  Je  m'asseyais ,  et  pendant 
qu'elle  se  livrait  aux  soins  de  son  ménage  ou  à  ces  petits  travaux 
d'aiguille  auxquels  elle  excellait,  je  causais  avec  Henriette.  Elle 
m'écoutait,  me  redonnait  du  courage  quand  j'étais  triste  et  m'ad- 
mirait même  un  peu.  <(  Vous  êtes  si  savant!  »  me  disait- elle.  Peu 
à  peu,  fortifiée  par  les  confidences,  notre  confiance  mutuelle  de- 
vint extrême.  Je  pus  alors  connaître  sa  vie  dans  tous  ses  détails. 
La  pauvre  femme  n'était  pas  heureuse  ;  trop  douce  pour  se  plain- 
dre, elle  ne  souffrait  pas  moins;  son  mari  la  négligeait  fort;  il  s'était 
lié  avec  une  ouvrière  du  voisinage,  il  passait  chez  elle  une  partie 
de  son  temps,  et  presque  tout  l'argent  qu'il  gagnait  s'en  allait  en 
dîners  qu'il  faisait  avec  elle  dans  les  petits  restaurans  de  la  ville. 
Une  fois  ou  deux  Henriette  avait  essayé  d'adresser  quelques  remon- 
trances à  son  mari;  il  lui  avait  ri  au  nez  en  lui  répondant  qu'il 
était  fait  ainsi  et  qu'il  ne  pouvait  se  changer.  Elle  se  l'était  tenu 
pour  dit  et  n'avait  point  recommencé.  Elle  n'avait  point  d'enfans, 
et  parfois  elle  trouvait  les  journées  bien  longues,  seule,  travail- 
lant dans  sa  chambre,  pendant  qu'Etienne  courait  la  prétantaine. 
Elle  s'ennuyait,  et  mes  visites  lui  étaient  d'un  grand  secours; 
nous  nous  consolions;  elle  me  plaignait  d'être  isolé  dans  la  vie, 
et  moi  je  la  réconfortais  de  mon  mieux  lorsque  Fatargolle  avait 
fait  quelque  nouvelle  fredaine.  <(  C'est  un  mari  semblable  à  vous 
qu'il  m'aurait  fallu,  me  dit-elle  un  jour,  doux,  rangé  et  instruit 
comme  un  livre.  —  Ma  pauvre  tournure  mal  gracieuse  ne  vous  au- 
rait donc  pas  rebutée?  »  lui  demandai-je.  Elle  me  regarda  avec 
ses  bons  yeux  doux  et  me  répondit  :  «  On  aime  tout  dans  ceux 
qu'on  aime.  »  Ce  jour-là,  je  me  retirai  fort  troublé;  une  sorte  de 
sensation  nouvelle  qui  ressemblait  à  une  espérance  indécise  m'agi- 
tait. Dans  mon  cœur,  Célestrie  se  remuait  confusément.  «  Qu'as-tu 
donc?  lui  disais-je.  —  Ah  !  répliqua-t-elle,  tu  vas  l'aimer  ;  je  ne  sau- 
rais t'en  vouloir,  car  tu  ne  peux  pas  toujours  vivre  seul  parce  que  je 
suis  partie;  elle  est  douce  et  soumise,  vous  êtes  malheureux  .tous 
les  deux  ;  aime-la  donc,  mais  n'oublie  pas  cependant  ta  pauvre  Cé- 
lestrie! » 

Étais-je  donc  amoureux?  Je  ne  sais,  mais  à  coup  sûr  je  ne  tar- 
dai pas  à  le  devenir,  et  sans  oser  dévoiler  à  Henriette  l'état  de  mon 
cœur,  où  se  livraient  de  grands  combats,  je  fus  très  attentif  et  plus 
assidu  près  d'elle.  Nos  causeries  se  prolongeaient  plus  intimes  chaque 
jour  et  plus  émues;  je  me  sentais  troublé  jusqu'au  plus  profond  de 


LES    IIALLLCINATIOXS    TU'    PROFESSELT.    FL0B*ÉAL.  583 

mon  être,  j'éprouvais  des  angoisses  poignantes  qui  ne  resseml^laient 
en  rien  au  sentiment  presque  éthéré  qui  jadis  avait  envahi  mon  cœur 
avant  mon  mariage.  <(  Que  faire?  disais-je  h  Gélestrie.  —  Aime-la, 
me  répondit-elle,  mais  ne  m'oublie  pas  !  » 

Un  hasard,  fut-ce  bien  un  hasard?  précipita  ma  chute.  Un  soir 
que  je  m'étais  plaint  devant  Henriette  du  désordre  qui  régnait  chez 
moi  depuis  la  mort  de  Gélestrie  :  «  Les  hommes  n'entendent  rien  à 
tout  cela,  me  dit-elle;  demain,  si  vous  me  le  permettez,  j'irai  chez 
vous  visiter  votre  linge  et  donner  un  coup  d'œil  à  vos  armoires.  » 
J'acceptai  avec  reconnaissance.  Le  reste  de  la  soirée  se  traîna  lan- 
guissamment;  nous  avions  peine  à  reprendre  notre  conversation,  qui, 
faute  d'aliment,  tombait  à  chaque  minute.  Lorsque  je  quittai  Hen- 
riette, elle  me  serra  la  main,  et  je  crus  sentir  dans  sa  pression  quel- 
que chose  de  plus  doux  que  d'ordinaire,  et  qui  ressemblait  à  une  pro- 
messe. Je  dormis  mal;  à  demi  éveillé,  en  proie  à  des  cauchemars 
qui  participaient  du  rêve  et  de  la  vie  réelle,  je  ne  cessais  de  m'entre- 
tenir  avec  Gélestrie;  parfois  elle  m'encourageait  à  aimer  Henriette 
et  parfois  au  contraire  elle  entrait  dans  des  violences  excessives  et 
s'écriait  :  «  Ahl  comme  tu  trahis  notre  amour!  »  J'étais  comme  une 
boussole  affolée  entre  deux  courans  magnétiques  contraires:  je  cher- 
chais mon  pôle  à  travers  ces  hésitations  où  le  souvenir  et  l'espé- 
rance se  combattaient,  et  je  ne  pouvais  parvenir  à  le  trouver.  Le 
lendemain,  j'allai  au  collège;  c'était  un  mardi,  jour  de  composition 
par  bonheur,  car,  une  fois  la  dictée  faite,  je  n'avais  d'autre  devoir  à 
remplir  que  de  surveiller  mes  élèves.  Je  pus  donc,  sans  contrainte, 
m'abandonnera  toutes  mes  pensées,  que  Gélestrie  dirigeait  ou  plutôt 
bouleversait  sans  pitié.  On  eût  dit  que  son  souvenir,  si  précieusement 
conservé  et  personnifié  en  moi  par  sa  permanente  apparition,  se  ré- 
voltait à  l'idée  d'une  liaison  nouvelle  qui  peut-être  allait  l'affaiblir. 
Je  luttais,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  Gélestrie  luttait  dans 
mon  cœur.  Ses  irrésolutions  se  reflétaient  dans  mon  esprit;  balancé 
entre  deux  extrémités,  je  ne  savais  que  résoudre.  Ah  !  qu'ils  sont 
heufeux,  ceux  qui  ont  une  volonté! 

Je  revins  chez  moi  lentement  et  tout  à  fait  bouleversé.  Devant  la 
porte  de  ma  maison,  Henriette  m'attendait.  «  Fi,  que  c'est  laid 
d'être  en  retard!  »  me  dit-elle  en  souriant.  Nous  montâmes  l'escalier 
sans  parler.  A  peine  entré  dans  l'appartement,  Gélestrie  m'enve- 
loppa pour  ainsi  dire,  et  je  ne  pensai  plus  qu'à  elle.  «  C'est  ici 
qu'elle  s'asseyait  pour  coudre,  disais-je  à  Henriette;  c'est  là  qu'elle 
était  lorsque  je  lui  faisais  la  lecture;  c'est  ainsi  qu'elle  parlait  à  ses 
oiseaux...  Ah!  je  suis  bien  malheureux!  »  m'écriai-je.  Henriette  me 
prit  la  main,  et,  me  regardant  avec  ses  yeux  dont  l'étrange  douceur 
avait  le  don  de  me  troubler  jusqu'au  fond  de  l'âme,  elle  me  dit  : 


584  '  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Pauvre  monsieur  Floréal  !  »  Je  laissai  tomber  ma  tête  sur  son  épaule, 
et  je  pleurai.  Elle  me  caressait  le  visage  de  sa  main,  comme  on  fait 
aux  enfans  qu'on  veut  calmer.  Dans  mon  cœur,  Gélestrie  fermait  les 
yeux  et  semblait  se  raidir  contre  une  insupportable  «émotion,  u  Ah! 
Henriette,  disais-je,  qui  remplacera  jamais  celle  que  j'ai  perdue?  » 
Il  me  sembla  que  sa  bouche  murmurait  à  mon  oreille  :  «  Moi  !  »  Je 
relevai  le  front,  nos  lèvres  se  rencontrèrent,  et,  avant  même  que 
j'eusse  pu  combattre,  j'étais  vaincu. 

jNous  fûmes  coupables,  si  c'est  être  coupable  que  d'obéir  aux  im- 
pulsions terribles  de  la  nature;  je  trahissais  un  ami:  bien  plus,  je 
trahissais  un  souvenir  sacré,  et  lorsque  je  restai  seul  après  cette 
crise,  je  demeurai  longtemps  absorbé  dans  un  engourdissement  dou- 
loureux. Mon  trouble  intérieur  n'était  pas  près  de  finir,  et  il  se  re- 
fléta dans  ma  vie  d'une  façon  déplorable.  Gélestrie  me  dirigeait,  je 
subissais  son  in'fluence  sans  pouvoir  m'y  soustraire,  et  cette  influence 
étrange  et  mobile  imposait  à  ma  conduite  d'inexplicables  contradic- 
tions. Quand  j'étais  seul,  Gélestrie,  douce,  charmante,  quoique  at- 
tristée, me  parlait  d'Henriette  sans  colère.  Je  me  trouvais  heureux 
alors,  un  grand  calme  se  faisait  dans  mon  cerveau,  si  souvent  battu 
d'idées  contraires,  et  j'estimais  que  nul  au  monde  n'avait  ce  bon- 
heur de  posséder  une  maîtresse  enviable  et  de  sentir  exister  en  soi 
une  créature  autrefois  adorée;  mais  il  n'en  était  plus  ainsi  lorsque, 
dans  nos  rendez-vous,  Henriette  et  moi  nous  étions  réunis;  on  eût 
dit  alors  que  Gélestrie  devenait  folle;  elle  s'agitait  dans  mon  cœur 
comme  si  elle  eût  voulu  se  jeter  sur  sa  rivale;  toute  son  ancienne 
jalousie  contre  elle  se  réveillait  avec  des  ardeurs  d'injustice  que  je 
ne  soupçonnais  pas,  mais  que  je  subissais  avec  ma  passivité  ordi- 
naire, tout  en  m'en  eflrayant.  Pour  le  plus  léger  motif,  profitant  d'un 
prétexte  souvent  insensé,  j'entrais  dans  d'absurdes  colères  contre 
la  pauvre  Henriette,  qui  supportait  ces  bourrasques  sans  pouvoir  en 
deviner  la  cause.  «Ah!  Floréal,  me  disait-elle,  mon  Dieu!  comme 
vous  êtes  méchant,  vous  que  je  croyais  si  doux!  »  Ces  paroles  me 
rappelaient  à  moi-même,  je  faisais  un  effort  désespéré,  je  réduisais 
Gélestrie  au  silence,  et,  m'inclinant  vers  Henriette,  qui  pleurait,  je 
lui  disais  en  lui  baisant  les  mains  :  «  Ah  !  je  vous  aime  tant  et  je  suis 
si  bon  pour  vous  quand  vous  n'êtes  pas  là  !  »  Elle  riait  de  cette  phrase, 
qu'elle  appelait  une  naïveté,  car  elle  ne  se  doutait  guère  de  l'incon- 
cevable réalité  que  ces  mots  renfermaient.  Je  pourrais  affirmer,  sans 
crainte  de  me  tromper,  que  Gélestrie  s'efforçait  de  se  substituer  en 
moi  à  Henriette,  et  il  me  semble,  tant  l'apparition  était  violente,  que 
parfois  je  n'ai  pas  su  laquelle  des  deux  je  tenais  dans  mes  bras. 

Gette  vie  de  lutte  était  affreuse;  je  souffrais  beaucoup,  et  j'essayais 
en  vain  de  calmer  le  fantôme  jaloux  qui  m'habitait.  Pendant  mes 


LES    HALLUCINATIOÎSS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  585 

t 

nuits  sans  sommeil,  je  suppliais  Gélestrie  de  me  donner  enfin  le  re- 
pos dont  j'avais  tant  besoin;  elle  s'attristait  alors  de  ma  douleur,  elle 
me  jurait  d'être  plus  sage  à  l'avenir,  me  parlait  d'Henriette  en 
termes  affectueux;  mais  dès  qu'elle  la  revoyait  près  de  moi,  elle  ou- 
bliait ses  résolutions  promises  et  entrait  dans  des  colères  nouvelles, 
dont  je  faisais  injustement  supporter  le  poids  à  mon  innocente  maî- 
tresse. Vingt  fois,  pour  éviter  ces  combats  où  je  perdais  le  meilleur 
de  mes  forces,  j'ai  voulu  tout  quitter,  m'enfuir,  aller  cacher  ma  vie 
dans  quelque  coin  ignoré  de  tous;  mais  je  n'avais  pas  l'énergie  né- 
cessaire pour  accomplir  un  projet  pareil,  et  puis  j'aimais  Henriette, 
et  je  restais. 

Je  lui  avais  remis  une  clé  de  mon  appartement  afin  qu'elle  pût  y 
entrei'  pendant  mon  absence  et  m'attendre;  elle  pouvait  se  rendre 
assez  secrètement  chez  moi  par  une  sorte  d'allée  qui  aboutissait  à 
ma  maison,  et  lui  épargnait,  par  son  obscurité,  les  regards  indiscrets 
du  voisinage.  Elle  rangeait  mes  affaires,  raccommodait  mon  linge  et 
donnait  à  tout  mon  intérieur  une  proprette  élégance.  J'aimais  à  la 
trouver  chez  moi  quand  j'arrivais.  ((  Ne  me  querellez  pas  trop  au- 
jourd'hui, mon  cher  Floréal,  »  me  disait-elle  en  me  voyant  paraître. 
Je  le  lui  promettais  en  l'embrassant,  et  j'étais  bien  heureux  quand 
j'avais  pu  tenir  ma  promesse. 

((  J'ai  quelque  chose  à  vous  demander,  me  dit-elle  un  jour.  —  Faites 
vite,  lui  répondis-je',  afin  que  j'aie  la  joie  de  vous  obéir  promptement. 
—  Ce  collier  d'ambre  que  j'ai  tant  désiré  autrefois  et  qui  n'est  plus 
pour  yous  aujourd'hui  qu'un  souvenir  insignifiant,  donnez-le-moi, 
car  je  le  désire  encore.  »  A  ces  mots,  Gélestrie  fit  un  bond  dans 
mon  cœur.  «  Jamais  vous  n'aurez  ce  collier,  dis-je  sévèrement  à 
Henriette;  je  vous  défends  de  m'en  parler  de  nouveau,  et  si  vous 
redoutez  un  grand  malheur,  évitez  même  d'y  toucher  lorsque  vous 
viendrez  ici.  »  Henriette  voulut  insister ,  j'entrai  en  fureur  ;  elle 
pleura  et  partit  en  me  disant  :  «  Vous  êtes  en  vérité  trop  méchant 
pour  moi  !  d 

«  Pourquoi  ne  veux- tu  pas  lui  donner  ton  collier?  demandai-je  à 
Gélestrie,  quand,  resté  seul,  je  pus  l'interroger.  —  Tu  m'avais  pro- 
mis de  l'enterrer  avec  moi,  me  répondit-elle.  N'est-ce  donc  pas  assez 
déjà  de  t' avoir  pardonné  ta  négligence?  Ge  collier  est  à  moi,  il  ne 
doit  appartenir  à  personne;  si  cette  créature  y  touche,  je  l'étrangle.  » 
Que  faire?  Je  me  tus  sans  oser  répliquer.  Henriette  ne  me  parla  plus 
du  collier;  mais  son  désir  persistait  toujours,  je  m'en  apercevais  fa- 
cilement aux  regards  de  convoitise  qu'elle  jetait  souvent  sur  ce  pau- 
vre bijou,  qui  m'avait  déjà  valu  tant  de  contrariétés  et  qui  devait 
encore  me  valoir  bien  des  douleurs.  Toutes  les  fois  qu'Henriette 
contemplait  le  collier  d'ambre,  je  sentais  les  tressaillemens  irrités 


586  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Gélestrie.  Une  fois  j'eus  envie  de  le  prendre  et  d'aller  le  jeter 
à  la  rivière;  Gélestrie  me  fit  de  tels  reproches,  si  douloureux  et 
si  acres  en  même  temps,  que  je  n'eus  pas  le  courage  de  mettre 
mon  projet  à  exécution.  Je  comprenais  vaguement  qu'un  malheur 
planait  sur  nous;  mais  l'inconcevable  fatalité  de  ma  vie  déjouait  mes 
projets  les  plus  sages,  et  la  catastrophe  s'abattit  sur  moi  comme  la 
foudre. 

C'était  pendant  les  premiers  jours  du  mois  d'août.  Une  chaleur 
accablante  rampait  sourdement  sous  un  ciel  de  plomb.  Ues  oiseaux 
se  taisaient  parmi  les  feuilles  immobiles;  un  air  épais  et  carbonique 
miroitait  au-dessus  des  prairies  desséchées  comme  au-dessus  d'un 
terrain  sulfureux.  Voilé  de  gros  nuages  blanchâtres  que  nulle  brise 
ne  remuait ,  le  soleil  laissait  tomber  sur  nous  des  effluves  sembla- 
bles à  l'haleine  d'un  four  embrasé.  Les  chiens  haletans,  couchés  à 
l'ombre,  le  museau  étendu  sur  leurs  pattes,  tiraient  la  langue  et  ne 
luttaient  plus  contre  les  mouches  voraces  qui  les  harcelaient;  les 
hirondelles  même,  moins  rapides  dans  cette  atmosphère  alanguis- 
sante,  volaient  mollement  en  rasant  la  surface  des  eaux  où  nul  pois- 
son n'apparaissait.  Parfois  on  entendait  à  l'horizon  le  bruit  sourd 
d'un  tonnerre  lointain.  .Je  revenais  du  collège,  me  traînant  à  peine, 
sentant  un  cercle  de  fer  presser  mes  tempes  :  un  engourdissement 
singulier  m'avait  saisi;  mes  pensées  étonnées  et  comme  disloquées 
s'agitaient  dans  ma  tète  sans  pouvoir  se  rejoindre,  pareilles  aux  tron- 
çons d'un  serpent  coupé.  Ma  peau  brillait,  et  cependant  une  sorte 
de  froid  glacial  circulait  jusque  dans  la  moelle  de  mes  os.  Avant  de 
rentrer  chez  moi,  je  fus  obligé,  par  lassitude,  de  m'arrêter  sur  les 
bords  de  la  rivière;  j'y  trempai  mon  front  pour  en  dissiper  l'insup- 
portable douleur;  les  objets  dansaient  devant  mes  yeux  et  prenaient 
des  formes  étranges  ;  j'entendais  de  grands  bourdonnemens  dans  mes 
oreilles;  j'étais  comme  ivre,  tout  à  fait  étourdi,  et  je  trébuchais  à 
chaque  pas. 

Henriette  était  chez  moi  lorsque  j'y  arrivai;  en  m'apercevant,  elle 
fit  un  geste  d'elfroi  que  je  me  suis  rappelé  depuis,  mais  que  je  ne  re- 
marquai pas  sur  le  moment  même.  Une  fatigue  trop  énervante  était 
en  moi  pour  que  je  pusse  faire  attention  à  quoi  que  ce  soit;  je  me 
laissai  tomber  sur  une  chaise  en  prenant  ma  tête  dans  mes  mains. 
«  Qu'avez-vous  donc.  Floréal?  me  demanda  Henriette.  —  Je  souffre, 
lui  répondis-je,  cette  chaleur  me  fait  mal.  »  Elle  me  baigna  les  tempes 
avec  de  l'eau  fraîche,  et  comme  je  levais  les  yeux  vers  elle  pour  la 
remercier,  j'aperçus  le  collier  d'ambre  qui  brillait  à  son  cou  comme  un 
chapelet  de  feu.  La  malheureuse  avait  profité  de  mon  absence  pour 
l'essayer,  et  mon  retour  l'avait  surprise  avant  qu'elle  eût  pu  le  reti- 
rer. A  cette  vue,  Gélestrie  se  dressa  en  moi  comme  une  furie;  je  la 


LES    IIAI.LUCIXATIOXS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  587 

sentais  littéralement  qui  trépignait  dans  mon  cœur  en  criant  :  <(  Mon 
collier!  mon  collier!  »  Une  rage  aveugle  m'envahit,  je  me  levai 
d'un  bond;  un  nuage  de  sang  troublait  mes  yeux,  et  comme  celle 
qui  s'agitait  en  moi,  je  me  mis  à  crier  :  «  Mon  collier,  mon  collier! 
—  Le  voilà!  le  voilà!  »  répondit  Henriette  éperdue,  courant  dans  la 
chambre  pâle  de  frayeur,  et  ne  pouvant  parvenir  à  dénouer  la  corde 
qui  rattachait  les  perles.  Je  la  poursuivais  en  répétant  toujours  : 
«  Mon  collier  !  mon  collier  !  »  sans  conscience  de  mes  paroles ,  sans 
conscience  de  mes  actions,  ivre,  fou  peut-être,  à  coup  sur  stu- 
pide!  Henriette  s'était  jetée  sur  mon  lit,  ramassée  dans  un  coin,  les 
deux  mains  sur  son  visage,  grelottant  de  terreur.  ((  Je  ne  voulais 
pas  le  garder,  disait-elle,  c'était  pour  l'essayer.  Floréal!  ô  mon- 
sieur Floréal!  ne  me  maltraitez  .pas  ;  je  vais  m'en  aller,  jamais  je 
ne  le  ferai  plus,...  je  n'y  toucherai  plus  jamais,  »  Je  n'écoutais  ou 
plutôt  je  n'entendais  rien.  Une  force  invincible  me  poussait.  »  Mon 
collier,  m'écriai-je,  ah!  misérable,  tu  m'as  pris  mon  collier!  »  J'al- 
longeai le  bras,  je  saisis  le  collier  à  pleines  mains,  je  criais  :  «  Veux- 
tu  me  le  rendre?  »  Une  voix  étranglée  répondit  quelque  chose  que  je 
n'entendis  pas;  je  tirai  le  collier  à  moi,  et  comme  il  ne  cédait  pas  à 
mon  mouvement,  je  me  mis  à  le  tordre  en  fermant  les  yeux,  n'a- 
percevant plus  en  moi  et  autour  de  moi  que  Célestrie  debout,  fu- 
rieuse, effrayante  à  voir.  —  Je  tordais  toujours  cet  infernal  collier. 
H  me  semble  que  j'entendis  une  sorte  de  râle  étoufle,  que  des  mains 
battirent  mon  bras  avec  une  rapidité  indicible  ;  il  me  semble  qu'il  y 
eut  près  de  moi  des  convulsions  dont  je  ressentis  le  contre-coup, 
mais  je  ne  puis  rien  affirmer  ;  ce  qui  se  passa  dans  cette  chambre 
fut  un  rêve.  Combien  cela  dura-t-il?  Je  ne  sais;  une  éternité  sans 
doute,  car  le  temps  me  parut  très  long.  Les  yeux  clos,  raidissant 
toujours  ma  main  dans  son  étreinte  terrible,  je  regardais  Célestrie, 
qui  éclata  d'un  rire  farouche.  Puis  peu  à  peu,  par  d'insensibles  gra- 
dations, le  calme  se  fit  sur  son  visage;  à  la  colère  qui  l'animait  tout 
à  l'heure  succéda  une  impression  d'épouvante  et  de  désespoir:  de 
grosses  larmes  roulèrent  sur  ses  joues,  et,  levant  ses  regards  comme 
si  elle  eût  voulu  me  voir,  elle  me  dit  d'une  voix  que  secouaient  des 
sanglots  :  «  Ah!  mon  pauvre  homme!  qu'avons-nous  fait?  » 

Je  rouvris  les  paupières;  ce  que  je  vis  fut  horrible!  Henriette, 
couchée  en  travers  sur  mon  lit,  avait  le  visage  tout  pâle,  marbré  de 
taches  violettes;  ses  yeux  renversés  en  arrière  ne  montraient  que 
leur  orbe  blanc  traversé  par  des  filets  sanguins  que  couvrait  une 
teinte  laiteuse;  sa  langue  tuméfiée  apparaissait  livide  sur  le  bord 
de  ses  lèvres;  ma  main,  ma  main  meurtrière  tenait  encore  le  collier, 
dont  quelques  perles  brisées  jonchaient  les  draps  blancs.  Je  déga- 
geai mes  doigts  lentement,  avec  un  effroi  qui  me' remua  tout  en- 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tier.  Une  ligne  rouge  traçait  autour  du  cou  un  cordon  sanglant; 
nulle  respiration  ne  soulevait  la  poitrine  immobile.  Je  mis  la  main 
sur  le  cœur,  il  ne  battait  plus;  la  douce  Henriette  était  morte!... 

Je  tombai  anéanti,  cà  genoux,  le  front  appuyé  sur  le  lit  où  gisait 
le  corps  de  la  pauvre  créature,  ne  comprenant  rien  au  forfait  que  je 
venais  de  commettre,  en  proie  à  une  sorte  d'abrutissement  aigu  qui 
me  faisait  douter  de  ma  raison  ;  des  bruits  de  cloches  sonnaient  dans 
ma  tète,  et  mes  pensées  indécises  s'envolaient  confusément  sans  que 
je  pusse  les  saisir,  semblables  à  des  oiseaux  de  nuit  effarouchés.  «  Ah  ! 
malheureuse  !  qu'as-tu  fait?  disais-je  à  Gélestrie.  —  Pardonne-moi,  » 
me  répondit-elle  en  pleurant.  Je  pleurais  comme  elle,  et  je  restais 
prosterné,  n'osant  lever  les  yeux  dans  la  crainte  d'apercevoir  la 
chose  affreuse  qui  était  étendue  près  de  moi.  Je  demeurai  là  long- 
temps, longtemps,  dans  une  somnolence  douloureuse,  abattu  par 
une  lassitude  sans  nom,  et  hors  d'état  de  faire  un  mouvement;  je 
crois  même  que  je  m'assoupis  pendant  quelques  minutes.  Tout  cela 
du  reste  est  plein  de  confusion  dans  mon  esprit;  c'est  un  cauchemar 
qui,  pour  moi,  disparaît  dans  les  épouvantes  de  mon  souvenir.  Mon 
nom  prononcé  à  haute  voix,  puis  des  coups  précipités  frappés  à  ma 
porte  me  tirèrent  de  ma  léthargie.  Je  me  levai  avec  un  battement 
de  cœur  affreux.  «Est-ce  qu'on  vient  m'arrêter?»  La  voix  disait: 
«  Monsieur  Floréal,  il  est  plus  de  deux  heures,  vous  êtes  en  retard; 
on  vous  attend  au  collège  pour  faire  votre  classe,  le  censeur  m'a  en- 
voyé vous  prévenir.  »  Je  me  tins  immobile,  n'osant  même  plus  res- 
pirer. «  Il  n'y  est  pas,  »  reprenait  la  voix.  Une  autre  voix  répondit  : 
«  Ah  !  il  y  était  ce  matin,  je  vous  assure,  car  on  a  fait  un  beau  va- 
carme dans  sa  chambre.  »  J'entendis  encore  quelque  mots,  puis 
tout  rentra  dans  le  silence. 

Je  m'assis  dans  un  coin,  la  face  contre  la  muraille,  tournant  le 
dos  au  lit,  et  j'essayai  de  réfléchir.  Chose  étrange!  dans  cet  instant, 
l'idée  de  mourir  ne  me  vint  même  pas.  «  Allons,  me  dis-je  après  une 
longue  méditation,  c'est  un  irrémédiable  malheur;  je  suis  l'instru- 
ment du  meurtre  plutôt  que  le  meurtrier;  ce  que  j'ai  de  mieux  à 
faire,  c'est  de  me  remettre  loyalement  entre  les  mains  de  la  jus- 
tice et  de  dire  la  vérité.  «  Au  moment  de  sortir,  je  pensai  à  Fatar- 
golle,  et  j'éclatai  en  larmes.  Quand  je  fus  un  peu  remis,  j'ouvris  ma 
porte  avec  mille  précautions,  je  descendis  l'escalier  sur  la  pointe  du 
pied;  dans  la  rue,  je  me  glissai  le  long  des  murailles,  et  j'arrivai 
chez  le  commissaire  de  police;  je  le  connaissais,  car  son  fils  était 
un  de  mes  élèves.  Dès  qu'il  me  vit  entrer,  il  vint  à  moi  en  me  ten- 
dant la  main.  <(  Eh  !  bonjour,  cher  monsieur  Floréal,  comment  allez- 
vous  par  cette  chaleur?  —  Monsieur,  lui  répondis-je,  je  vais  très 
mal,  et  je  viens  de  tuer  une  femme.  »  Il  éclata  de  rire.  «  Joli,  joli! 


LES  HALLUCINATIONS  DU  PROFESSEUR  FLOREAL.        589 

s'écria-t-il;  ah!  la  plaisanterie  est  vraiment  excellente!  — Je  ne 
plaisante  pas,  repris-je  en  sentant  les  pleurs  déborder  de  mes  yeux, 
le  malheur  que  je  viens  vous  annoncer  n'est  que  trop  réel;  j'ai  com- 
mis un  crime.  —  Mais  alors,  dit  le  commissaire  de  police  en  pre- 
nant tout  à  coup  un  maintien  sévère,  c'est  à  l'officier  public  et  non 
à  l'ami  que  vous  vous  adressez;  quelle  est  cette  femme?  Comment 
l'avez-vous  tuée?  Est-ce  à  l'aide  d'un  instrument  contondant?  — 
Non,  c'est  avec  le  collier.  —  Quel  collier?  C'est  donc  par  mode  de 
strangulation?  »  Il  appela  son  secrétaire,  ceignit  son  écharpe,  en- 
voya chercher  deux  agens  de  police  entre  lesquels  il  me  fit  placer, 
et  nous  nous  rendîmes  ainsi  à  ma  maison.  La  honte  m'étouffait;  ah  ! 
si  la  terre  avait  pu  m'engloutir! 

Nous  pénétrâmes  dans  ma  chambre;  en  voyant  sur  le  lit  Henriette 
morte  et  encore  crispée  par  les  dernières  convulsions,  le  commis- 
saire s'écria  :  «  C'est  donc  vrai!  »  Puis,  approchant  d'elle,  il  voulut 
détacher  le  collier  en  disant  :  ((  Je  saisis  cette  pièce  de  conviction.  » 
Un  nouvel  accès  de  fureur  s'empara  de  moi,  je  me  jetai  sur  le  com- 
missaire en  lui  criant  :  u  N'y  touchez  pas!  »  Ses  hommes  m'arrê- 
tèrent, me  lièrent  les  bras,  me  firent  asseoir  sur  une  chaise  et  me 
gardèrent  à  vue.  Le  commissaire  m'interrogeait,  je  répondais.  Il 
haussait  les  épaules  pendant  que  son  secrétaire  écrivait,  et  il  me 
disait  :  «  A  qui  voulez-vous  faire  croire  de  semblables  sornettes?» 
Je  n'inventais  rien  cependant,  et  Célestrie,  qui  se  désespérait  dans 
mon  cœur,  était  là  pour  m'affîrmer  que  je  ne  mentais  pas.  Quand  il 
fallut  sortir,  ce  fut  affreux  ;  tous  les  voisins  remplissaient  la  rue  ; 
c'est  à  peine  si  je  parvins,  toujours  tenu  par  les  deux  agens,  à  tra- 
verser la  foule.  Chacun  cherchait  à  me  voir;  les  uns  me  plaignaient, 
les  autres  m'accusaient.  «  Mais  il  est  fou  depuis  la  mort  de  sa  femme! 
—  Bath!  c'est  un  vieil  hypocrite;  autrefois  déjà  il  a  tué  un  homme 
en  duel.  —  Il  avait  l'air  doux  comme  un  mouton.  —  Il  aura  eu  un 
transport  au  cerveau.  »  Je  baissais  la  tête,  n'osant  pas  regarder  au- 
tour de  moi;  je  souffrais  cruellement  de  cette  implacable  curiosité, 
et  je  disais  à  Célestrie  :  «  Tu  vois,  malheureuse,  où  tu  m'as  conduit! 
Que  t'ai-je  fait,  et  ne  t'avais-je  donc  pas  assez  aimée?  » 

On  me  mena  dans  la  prison,  où  l'on  m'enferma  dans  une  cellule, 
tout  seul,  en  présence  d'un  crucifix  en  bois  noir  pendu  contre  la  mu- 
raille. Je  me  jetai  tout  habillé  sur  le  lit,  et  je  dormis  longtemps  d'un 
sommeil  lourd,  sans  rêve,  comme  on  doit  dormir  dans  la  tombe. 
A  mon  réveil,  j'eus  beau  me  raconter  les  événemens  de  cette  jour- 
née maudite;  je  ne  pus  pas  mieux  les  comprendre.  J'eus  une  ter- 
reur indicible  en  pensant  que  sans  doute  Henriette  allait  apparaître 
en  moi,  comme  jadis  y  avait  apparu  le  capitaine;  mais  il  n'en  fut 
rien  heureusement,  car  je  serais  devenu  fou.  Gardienne  vigilante  de 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  cœur  où  elle  avait  régné  de  son  vivant  et  où  elle  voulait  régner 
après  sa  mort,  Gélestrie  n'en  permit  pas  l'accès  à  sa  rivale. 

Un  médecin  vint,  qui  me  palpa  le  front,  me  fit  longtemps  causer 
sur  diflférens  sujets  et  me  quitta  en  secouant  la  tète  ;  un  prêtre  vint 
aussi,  qui  n'écouta  rien  de  ce  que  j'essayai  de  lui  dire;  il  me  débita 
une  sorte  de  sermon  qui  paraissait  avoir  déjà  servi  dans  d'autres 
circonstances,  a  Ce  sont  vos  mauvaises  passions  qui  vous  ont  con- 
duit au  crime,  me  disait-il;  votre  impiété  vous  a  poussé  vers  l'a- 
mour déréglé  des  femmes  ;  Dieu  maudit  les  unions  illicites ,  et  vous 
auriez  dû  vous  rappeler  qu'on  lit  dans  l'Ecclésiaste  :  «  La  femme  est 
plus  amère  que  la  mort,  son  cœur  est  un  piège,  et  ses  mains  sont 
des  chaînes.  »  Hélas!  nul  ne  compatit  à  mes  douleurs;  le  remords 
me  déchire,  et  je  suis  très  malheureux.  C'est  à  peine  si  j'ose  parler 
à  Célestrie  ;  dès  que  je  lui  adresse  la  parole,  elle  fond  en  larmes 
et  ne  peut  me  répondre  qu'un  seul  mot  :  ((  Pardonne-moi  !  » 

Mon  interrogatoire  est  commencé.  Je  me  perds  dans  ce  dédale  où 
nul  fil  ne  me  conduit,  et  cependant  je  puis  dire  en  toute  sincérité  : 
«  J'ai  perpétré  le  crime;  mais  je  ne  l'ai  pas  conçu;  je  suis  incon- 
scient de  mon  forfait,  comme  le  couteau  est  inconscient  du  meurtre 
qu'il  sert  à  commettre.  Que  Dieu  me  pardonne  si  je  prononce  un 
blasphème,  mais  j'affirme  sans  honte  que  je  suis  innocent.  » 


Tel  était  le  récit  de  Floréal.  Ainsi  qu'on  a  pu  le  deviner  en  le 
lisant,  il  croyait  être  prochainement  traduit  devant  la  cour  d'as- 
sises; mais,  grâce  à  Dieu,  la  justice  des  hommes  est  trop  perspicace 
pour  commettre  de  pareilles  erreurs.  Une  commission  de  médecins- 
légistes  examina  Floréal  avec  soin,  et  leur  rapport  le  déclara  un  hal- 
luciné sujet  à  des  colères  pouvant  dégénérer  en  folie  furieuse.  Ce 
rapport  mettait  toute  procédure  à  néant.  Floréal,  par  mesure  de  sû- 
reté, fut  enfermé  à  l'hôpital  Saint-Yon,  un  des  plus  remarquables 
asiles  que  la  France  ait  ouverts  à  la  folie.  Ce  fut  là  que  je  le  vis  et 
que  je  le  vis  souvent,  dans  les  courses  fréquentes  que  je  faisais  à 
Rouen.  Sa  vue  ne  me  surprit  pas,  car  il  s'était  dépeint  assez  fidèle- 
ment dans  son  récit.  C'était  un  grand  homme  d'une  cinquantaine 
d'années,  disgracieux  et  remarquable  surtout  par  la  forme  fuyante 
de  son  front  et  de  son  menton,  qui  donnait  à  sa  figure  l'apparence 
d'une  grosse  tête  de  lièvre;  cette  similitude  était  rendue  plus  frap- 
pante encore  par  des  yeux  saillans,  des  tempes  creuses,  et  par  l'in- 
cessant mouvement  des  narines,  qui  indiquait  les  tressaillemens 
nerveux  d'une  insurmontable  inquiétude.  Ordinairement  il  était  si- 
lencieux et  solitaire ,  absorbé,  comme  on  dit  en  style  de  maison  de 
santé,  très  doux  du  reste  pendant  des  mois  entiers,  et  tout  à  coup 


LES    HALLUCINATIONS    DU    PROFESSEUR    FLOREAL.  591 

pris  d'inexplicables  fureurs  dont  il  s'excusait,  quand  l'accès  était 
passé,  en  disant  :  «  Ce  n'est  pas  moi,  c'est  ma  femme.  » 

Il  ne  se  plaignait  pas,  acceptait  son  sort  avec  humilité,  était  per- 
suadé que  ce  n'était  pas  lui-même,  mais  Célestrie  qu'on  retenait  en 
prison  pour  le  crime  qu'elle  avait  commis  sur  Henriette,  lisait  beau- 
coup et  écrivait  souvent  pendant  des  heures  entières.  «  Il  faut  qu'on 
sache  la  vérité,  disait-il;  je  compose  un  grand  traité  qui  est  toute 
une  philosophie  nouvelle.  »  On  lui  laissait,  dans  ses  jours  de  calme, 
une  liberté  relative  dont  il  n'abusait  pas;  un  matin  même  il  alla  trou- 
ver le  directeur  et  lui  dit  :  <(  Monsieur,  je  vous  prie  de  me  faire  sur- 
veiller, parce  que  ma  femme  s'ennuie  ici  et  désire  se  sauver;  je  ne 
veux  point  prêter  les  mains  à  un  pareil  projet,  et  je  vous  serai  obligé 
de  mettre  obstacle  à  sa  fuite.  La  détention  qu'elle  subit  par  moi  est 
la  juste  punition  de  son  crime.  » 

A  certaines  époques  de  l'année,  vers  les  équinoxes  surtout  et  les 
jours  caniculaires,  il  se  troublait,  abandonnait  ses  tranquilles  occu- 
pations, injuriait  les  gardiens  et  semblait  pré\  oir  ses  accès  furieux. 
u  Prenez  garde,  disait-il,  je  sens  que  Célestrie  va  se  mettre  en  co- 
lère. »  Jamais  ces  avertissemens  singuliers  n'ont  trompé.  On  l'en- 
fermait alors  dans  ce  triste  préau  qu'on  appelle  la  cour  des  agités. 
On  fut  obligé  parfois  de  le  revêtir  de  la  camisole  de  force. 

En  vieillissant,  il  devint  plus  calme;  sa  santé  s'altérait  visible- 
ment; il  se  traînait  affaissé  sur  lui-même,  et  n'en  profitait  pas  moins 
de  tous  ses  instans  de  repos  pour  écrire.  Bientôt  il  ne  put  quitter  son 
lit;  on  l'entoura  de  soins,  car  il  était  bon  homme,  serviable  et  avait 
su  se  faire  aimer.  Il  s'en  allait  peu  à  peu,  sans  secousses,  sans  an- 
goisses, avec  une  résignation  qui  ressemblait  bien  à  la  joie  d'une 
délivrance.  Son  dernier  mot  fut  pour  sa  femme.  «  Ah!  ma  chère  Cé- 
lestrie, nous  allons  donc  partir  ensemble!  » 

On  découvrit  après  sa  mort,  sous  son  matelas,  un  énorme  manu- 
scrit; c'était  le  fameux  traité  dont  il  s'était  tant  occupé,  un  gros 
volume,  tout  en  langue  latine  et  intitulé  :  De  la  Résurrection  des 
morts  dans  les  vivans,  et  des  modifications  que  cette  importante  dé- 
couverte doit  apporter  aux  lois  morales,  pliilosophiques  et  politi- 
ques qui  sont  actuellement  en  vfgueur,  par  Marius-Floréal  Longue- 
Heuze,  autrefois  professeur  au  collège  de  Caen.  On  garde  encore  ce 
manuscrit  à  l'hôpital,  et  on  le  montre  aux  curieux  qui  visitent  la 
maison. 

Maxime  Du  Camp. 


LA 


MÉDITERRANÉE  CASPIENNE 


LE  CANAL  DES  STEPPES 


I.  Kaspisehe  Sludien  {L'iticlcs  sur  la  Mer-Caspienne),  par  M.  de  Baer;  18.54-1860,  Saint-Péievs- 
bourg.  —  II.  Die  Verbindung  des  Kaspischen  mit  dem  Scinvarzen  Mee^-c  {la  Jonction  de  la 
Mer-Caspienne  et  de  la  Mer- Noire),  par  M.  de  Bergstraesser,  dans  les  Miltheilungen  de  Pe- 
termann,  Gotha  1859. 


C'est  un  fait  désormais  incontesté  qu'une  grande  mer  s'étendait 
autrefois  du  Pont.-Euxin  à  l'Océan -Glacial  :  la  Caspienne,  la  mer 
d'Aral,  les  innombrables  lacs  parsemés  dans  les  plaines  d'Astrakhan 
et  de  la  Tartarie,  sont  des  restes  de  cette  antique  Méditerranée  d'Asie, 
non  moins  grande  que  notre  Méditerranée  européenne.  Les  traces 
diverses  laissées  sur  le  sol  pendant  les  périodes  géologiques  ré- 
centes, les  amas  de  coquillages,  les  bancs  de  sel  épars  au  milieu  des 
steppes,  ne  permettent  pas  de  mettre  en  doute  le  long  séjour  des 
eaux  marines  dans  ces  plaines,  aujourd'hui  desséchées,  et  l'on  peut 
même  reconnaître  en  grande  partie  la  ligne  des  falaises  que  venaient 
])attre  autrefois  les  eaux  de  l'océan  disparu.  Il  n'est  pas  étonnant  que 
dans  une  contrée  où  chaque  rocher,  chaque  dune,  chaque  grain  de 
sable  est  un  éloquent  témoin  des  anciens  jours,  les  populations  aient 
inventé  ou  conservé  la  tradition  de  la  mer  immense  qui  séparait  les 
continens  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  D'ailleurs  l'homme  a  peut-être 
assisté  au  dessèchement  graduel  de  cette  mer;  il  a  peut-être  vu  le 
Pont-Euxin  s'éloigner  de  la  Caspienne,  la  Caspienne  abandonner 
dans  la  plaine  son  ancien  golfe  de  l'Aral,  et  des  lacs  considérables 
s'évaporer  au  soleil  ou  se  changer  en  masses  de  sel  gemme. 


LA    .MLDITEr.RAMΠ   CASPIENNE.  593 

Nous  ignorons  si  le  volume  des  eaux  diminue  encore  de  nos  jours 
dans  le  bassin  de  la  Caspienne,  la  plus  grande  mer  intérieure  qui 
reste  de  l'antique  océan  d'Hyrcanie:  mais  il  est  certain  qu'on  ne 
cesse  d'observer  bien  des  changemens  importans  dans  la  forme  de 
ses  rivages,  dans  les  terrains  des  steppes  qu'elle  abandonna  jadis, 
dans  les  allures  des  fleuves  qui  s'y  déversent.  Le  livre  que  vient  de 
publier  M.  de  Baer,  ouvrage  remarquable  à  la  fois  par  ses  patientes 
analyses  et  ses  généralisations  hardies,  nous  prouve  que  la  nature 
est  encore  en  travail,  comme  dans  les  premiers  âges,  pour  transfor- 
mer la  Caspienne  et  les  contrées  qui  l'avoisinent  :  aucune  force  géo- 
logique ne  s'est  arrêtée  dans  son  œuvre.  Même  pendant  les  quelques 
années  de  nos  si  courtes  vies,  nous  voyons  le  territoire  de  la  Russie 
méridionale  s'enrichir  d'espaces  considérables  aux  dépens  de  la 
mer,  nous  voyons  les  steppes  salines  modifier  la  nature  de  leur  sol, 
des  lacs  se  résoudre  en  étangs  et  en  mares,  des  fleuves  incertains  os- 
ciller dans  les  plaines  comme  des  serpens  déroulant  leurs  anneaux. 
Et  ces  changemens  n'arrivent  point  à  la  suite  de  soudaines  révolu- 
tions, de  redoutables  cataclysmes;  ils  sont  amenés  par  de  lents  et 
imperceptibles  mouvemens  du  sol,  par  les  variations  périodiques  des 
météores,  les  immuables  lois  de  la  rotation  du  globe  et  de  la  pesan- 
teur; ils  s'accomplissent  en  se  succédant  chaque  jour  d'une  manière 
inappréciable  à  l'œil  nu,  mais  certaine.  Par  leur  majestueuse  lenteur, 
ils  donnent  un  démenti  à  ce  que  nos  théories  géologiques  ont  de 
brutal.  Si  fiers  que  nous  soyons  de  notre  science  moderne,  il  faut 
avouer  qu'elle  diffère  assez  peu  des  conceptions  grossières  de  nos 
ancêtres;  comme  eux,  nous  avons  le  grand  défaut  des  faibles,  celui 
d'adorer  la  violence,  et  l'histoire  de  la  terre  n'est  pour  nous  qu'une 
succession  de  terribles  catastrophes.  Autrefois  on  attribuait  la  for- 
mation de  chaque  langue  de  sable,  de  chaque  éboulis  de  montagne, 
de  chaque  défilé,  à  la  verge  de  Moïse,  au  marteau  de  Thor,  à  la  Du- 
randal  de  Roland;  nous,  moins  poètes  que  nos  pères,  mais  non  moins 
matérialistes  qu'eux,  nous  voyons  partout  les  traces  de  violentes  con- 
vulsions, de  luttes  sauvages  entre  les  forces  indomptées  du  chaos. 
Pour  expliquer  tous  les  phénomènes  géologiques,  nous  ne  parlons 
de  rien  moins  que  de  changemens  de  l'axe  terrestre,  de  ruptures 
de  la  croûte  solide,  d'effondremens  gigantesques;  un  grand  savant, 
Halley,  va  même  jusqu'à  attribuer  la  concavité  du  bassin  de  la  Cas- 
pienne au  choc  d'une  comète  égarée.  Ce  n'est  point  ainsi  que  la  na- 
ture procède  d'ordinaire;  elle  est  plus  calme,  plus  régulière  dans  ses 
œuvres,  et,  contenant  sa  force,  opère  les  changemens  les  plus  gran- 
dioses à  l'insu  des  créatures.  Elle  soulève  les  montagnes  et  dessèche 
les  mers  sans  déranger  le  vol  des  moucherons;  telle  révolution  qui 
nous  semble  avoir  été  produite  comme  par  un  coup  de  foudre  a  mis 

TOME    XXXIV.  38 


59/l  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

peut-être  des  milliers  de  siècles  à  s'accomplir.  C'est  que  le  temps 
appartient  à  la  terre  :  elle  renouvelle  chaque  année,  sans  se  hâter, 
sa  parure  de  feuilles  et  de  fleurs;  de  même  elle  rajeunit  pendant  le 
cours  des  âges  ses  mers  et  ses  continens,  et  les  promène  lentement  à 
sa  surface  suivant  des  lois  qui  nous  sont  encore  inconnues,  mais  que 
nous  commençons  à  entrevoir.  Grâce  à  des  études  profondes  comme 
celles  de  M.  de  Baer  sur  la  Caspienne,  nous  pouvons  espérer  un  jour 
de  voir  se  dérouler  devant  nous  l'ancienne  histoire  de  la  terre,  non 
pas  dans  ses  coups  de  théâtre  gigantesques  et  ses  bouleversemens 
terribles,  mais  dans  sa  vie  de  chaque  jour  et  pour  ainsi  dire  dans 
l'intimité  même  de  ses  lentes  évolutions  géologiques.  Nous  appren- 
drons comment  le  plus  simple  phénomène  exerce  son  influence  dans 
la  distribution  des  continens  et  des  mers,  comment  le  moindre  grain 
de  sable  accomplit  sa  petite  œuvre  dans  la  grande  œuvre  du  globe. 
Toutes  les  manifestations  de  cette  force  vivante  qui  pénètre  la  terre 
auront  un  sens  pour  nous,  et  la  statue  si  longtemps  voilée  de  la 
grande  Isis  nous  apparaîtra  dans  sa  divine  beauté  ! 

I. 

Il  y  a  peu  de  siècles  encore,  la  Caspienne  appartenait  plus  au  do- 
maine de  la  fable  qu'à  celui  de  la  géographie.  On  sait  que  presque 
tous  les  anciens,  le  grand  Strabon  lui-même,  prenaient  la  mer 
d'Hyrcanie  pour  un  appendice  de  l'Océan-Boréal,  de  la  Mer-Noire, 
ou  pour  un  prolongement  du  Golfe-Persique.  Seuls,  Hérodote,  Aris- 
tote,  Diodore,  Ptolémée  y  voyaient  une  mer  intérieure;  mais  Aris- 
tote  ne  pouvait  en  expliquer  l'isolement  que  par  l'hypothèse  de  ca- 
naux souterrains  qui  déversaient  le  trop -plein  des  eaux  dans  la 
Mer-Noire.  En  plein  xvii"  siècle,  le  géographe  et  voyageur  hollandais 
Jean  Struys  adoptait  encore  cette  idée  et  dessinait  au  centre  de  la 
Mer-Caspienne  un  tourbillon  dans  lequel  devaient  se  perdre  les  eaux 
pour  se  rendre  à  l'Océan  par  des  gouffres  secrets.  L'antique  mer 
d'Hyrcanie  fut  enfm  enlevée  à  la  fable  lorsque  Pierre  le  Grand  eut 
présenté  à  l'Académie  des  sciences  de  Paris  la  carte  dressée  de  1710 
à  1720  par  le  capitaine  hollandais  van  Yerden.  Puis  Vinrent  Pallas, 
Gmelin,  Eichwald  et  d'autres  savans  voyageurs  :  Kolotkin,  Karelin 
publièrent  leurs  beaux  atlas;  Humboldt  écrivit  son  livre  si  impor- 
tant de  VAsie  ccntnile.  Maintenant  le  gouvernement  russe  fait  lever 
des  cartes  qui  pourront  servir  de  base  certaine  à  toutes  les  recher- 
ches; en  même  temps  on  sonde  la  profondeur  des  eaux,  on  en  con- 
state la  salure,  et  sur  les  rochers  des  bords  on  trace  des  marques 
qui  raconteront  aux  savans  toutes  les  oscillations  du  niveau. 

Le  fait  le  plus  étonnant  révélé  par  les  explorateurs  scientifiques 


LA    .AIÉDITERÎÎAM'E    CASI'IEXNE.  595 

est  la  dépression  considérable  des  steppes  de  la  Caspienne  au-des- 
sous des  eaux  de  la  Mer-Noire.  De  nombreuses  observations  baro- 
métriques, faites  pendant  le  cours  du  siècle  dernier  et  au  commen- 
cement du  nôtre,  ont  donné  une  différence  de  niveau  de  plus  de 
90  mètres  entre  les  deux  mers;  mais  les  nivellemens  barométri- 
ques doivent  être  acceptés  avec  une  extrême  défiance  lorsqu'il  s'a- 
git de  mesures  aussi  délicates.  Le  poids  de  l'air  n'est  pas  le  même 
sur  toutes  les  parties  de  la  surface  terrestre  :  il  change  avec  les  dif- 
férences de  température,  la  direction  des  courans  atmosphériques, 
la  forme  et  la  hauteur  des  montagnes  (1).  Il  fallait  donc  attendre  les 
résultats  d'un  nivellement  géodésique  avant  de  pouvoir  admettre 
comme  un  fait  désormais  hors  de  doute  la  dépression  des  steppes 
caspiennes  au-dessous  de  la  hauteur  moyenne  de  la  Mer-Noire.  Ce 
nivellement,  exécuté  en*1837  par  MxM.  Fuss,  Sabler  et  Sawitch  avec 
toutes  les  garanties  désirables  d'exactitude,  fixe  le  niveau  de  la  Cas- 
pienne à  plus  de  25  mètres  en  contre-bas  de  la  Mer-Noire.  Aujour- 
d'hui ce  chiffre  est  universellement  accepté  comme  à  peu  près  irré- 
vocable, et  de  récens  nivellemens  trigonométriques  opérés  par  le 
général  de  Chodzko  sur  plusieurs  points  à  la  fois,  dans  la  Transcau- 
casie,  entre  le  Don  et  le  Yolga,  et  directement  à  travers  la  dépression 
ponto-caspienne,  ont  pleinement  confirmé  le  résultat  obtenu  par  les 
trois  savans  géomètres.  Quant  au  nivellement  vrai  ou  prétendu  de 
M.  Hommaire  de  Hell,  d'après  lequel  la  différence  de  niveau  serait 
de  12  mètres  seulement,  les  savans  russes  le  considèrent  comme  non 
avenu. 

Qu'on  admette  un  instant  l'existence  des  gouffres  souterrains  d'Aris- 
tote,  et  la  Mer-Caspienne,  se  trouvant  en  communication  avec  la 
Mer-Noire,  monterait  tout  à  coup  de  25  mètres.  Au  sud,  la  chaîne  de 
l'Elbourz  ne  lui  permettrait  de  recouvrir  qu'une  étroite  lisière  de 
côtes;  entre  l'Elbourz  et  le  Caucase,  elle  envahirait  seulement  le 
delta  marécageux  du  Kour  et  de  FAraxe;  mais  plus  au  nord,  à  partir 
de  l'embouchure  du  Terek,  elle  déroulerait  ses  flots  du  côté  de  l'ouest 
sur  une  immense  étendue  :  enveloppant  de  son  nouveau  rivage  toute 
la  vallée  inférieure  du  Kouma  et  la  dépression  du  Manytch  jusqu'à 
une  petite  distance  du  seuil  des  deux  mers,  elle  inonderait  tout  le 
bassin  du  Volga  au-dessous  de  Saratov;  elle  engloutirait  les  lacs 
d'Elton,  de  Baskouchok,  tant  d'autres  lacs  qu'elle  avait  oubliés  jadis 
dans  les  steppes,  et  s'arrondirait  au  pied  des  collines  calcaires  du 
Turkestan  jusqu'au-delà  de  l'embouchure  de  l'Emba.  Contenue  par 
la  ligne  de  hautes  falaises  qui  bordent  le  plateau  rocheux  d'Oust- 

(1)  D'après  le  capitaine  Maiiry  et  le  lieutenant  Herndon,  l'erreur  probable  donnée 
par  les  lectures  barométriques  serait  de  plus  de  600  mètres  dans  la  vallée  du  Maranon  ; 
quand  on  remonte  les  bords  du  fleuve,  le  baromètre  annonce  que  l'on  descend. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ourt ,  la  partie  septentrionale  de  sa  rive  orientale  ne  gagnerait 
qu'une  faible  largeur  sur  le  continent;  mais,  plus  au  sud,  la  mer, 
refluant  dans  les  golfes  de  Karaboghaz,  de  Balkhan,  de  Kbiva,  en- 
vahirait le  désert  de  la  Tartarie  et  reformerait  une  grande  partie  du 
détroit  qui  l'unissait  jadis  au  lac  d'Aral  :  peut-être  même  ne  ferait- 
elle  avec  cette  vaste  nappe  d'eau  et  les  lacs  environnans  qu'une 
seule  méditerranée,  car  l'élévation  du  niveau  de  l'Aral  au-dessus  de 
la  Mer-Noire,  élévation  qui,  d'après  les  observations  barométriques 
de  M.  Struve  en  1858,  serait  d'environ  7  mètres  et  1/2,  pourrait  fort 
bien  n'être  pas  confirmée  par  les  nivellemens  géodésiques.  Hum- 
boldt  a  désigné  sous  le  nom  de  concavité  du  bassin  caspien  cette 
énorme  étendue  de  terrain,  comparable  à  la  superficie  de  la  France, 
que  la  Caspienne  recouvrirait  de  ses  ondes,  si  elle  remontait  sou- 
dain au  niveau  de  la  Mer-Noire.  Il  est  impossible  de  séparer  l'étude 
de  ce  bassin  desséché  et  celle  de  la  dépression  que  remplissent  en-' 
core  les  eaux;  bien  que  les  plaines  d'Astrakhan  soient  aujourd'hui 
transformées  en  terre  ferme,  leur  histoire  ne  se  confond  pas  moins 
avec  l'histoire  de  la  Caspienne. 

Certes  ces  plaines  basses  n'ont  rien  de  pittoresque  :  elles  ne  peu- 
vent se  comparer  au  rivage  du  Mazandéran,  où  les  plages  ombra- 
gées de  palmiers,  les  collines  verdoyantes  et  les  lointains  horizons 
bleuâtres  que  domine  le  cône  du  Demawend  forment  une  succession 
d'admirables  paysages;  elles  n'offrent  qu'un  spectacle  ennuyeux  à 
ceux  qui  ont  pu  voir  les  monts  du  Caucase  étalant  au-dessus  des 
eaux  leurs  larges  terrasses  de  verdure ,  ou  le  défilé  des  Portes-de- 
Derbend  gardé  par  sa  ville  bâtie  en  amphithéâtre  et  semblable  à  une 
pyramide  aux  gigantesques  degrés  de  pierre;  mais,  quelles  que  soient 
la  désolation  et  l'uniformité  des  steppes,  c'est  là  que  les  voyageurs 
ont  pu  le  mieux  lire  sur  le  sol  l'histoire  récente  de  la  Russie  méri- 
dionale. Les  montagnes  nous  parlent  d'un  passé  trop  lointain,  leurs 
cimes  superbes  se  dressent,  pour  ainsi  dire,  au-delà  des  temps  ;  les 
empreintes  gravées  sur  leurs  assises  de  rochers  témoignent  de  tant 
de  changemens  et  de  révolutions  qu'en  les  étudiant  l'esprit  reste 
souvent  confondu.  Plus  modestes,  offrant  moins  de  problèmes  à  ré- 
soudre, les  steppes  sont  aussi  plus  faciles  à  explorer;  leur  surface, 
nivelée  graduellement  par  les  eaux,  raconte  clairement  au  géologue 
l'œuvre  de  l'Océan. 

Les  Russes  divisent,  suivant  la  nature  du  sol,  les  plaines  de  la 
Mer-Caspienne  en  steppes  de  sable  ou  d'argile,  en  steppes  rocheux 
et  en  steppes  salins.  Les  premiers  forment  la  plus  grande  partie 
du  bassin  occidental  de  la  Caspienne  ;  les  steppes  rocheux  s'éten- 
dent à  l'est  dans  la  direction  de  la  Tartarie;  les  plaines  salines  oc- 
cupent une  étendue  considérable  entre  le  cours  du  Volga  et  celui  de 


LA    .AIKOIÏERKANKE    CASPIEXNE.  597 

l'Oural.  En  général,  tous  ces  steppes  mériteraient  presque  le  nom 
de  désert  :  ils  ne  comprennent  point  de  magnifiques  prairies 
comme  les  steppes  du  Dnieper  et  du  Don,  et  leurs  pâturages  oc- 
cupent une  zone  très  limitée,  à  une  assez  grande  distance  au  nord 
du  rivage  actuel  de  la  mer.  Quand  les  sauterelles  s'y  abattent,  ce 
qui  arrive  assez  fréquemment,  il  n'y  reste  pas  une  herbe,  et  les  ro- 
seaux des  marécages  sont  rongés  jusqu'au  niveau  même  de  l'eau. 

On  sait  combien  est  sinistre  d'aspect  la  surface  des  steppes  au  mi- 
lieu de  l'hiver,  alors  que  tout  est  caché  sous  la  neige  et  que  le  vent 
glacial  soulève  cette  blanche  mer  en  flots  et  en  tourbillons;  mais, 
dans  la  saison  la  plus  joyeuse  de  l'année,  l'immense  étendue  de 
sable  blanc  et  d'argile  rougeâtre,  où  croissent  çà  et  là  des  armoises 
et  des  euphorbes  aux  feuilles  de  teintes  sombres,  offre  aussi  un  as- 
pect effrayant.  Le  terrain  que  l'on  traverse  en  char  au  grand  galop 
des  chevaux  apparaît  comme  une  nappe  couleur  de  feu  rayée  de 
longues  lignes  grises.  De  distance  en  distance ,  on  traverse  péni- 
blement un  ravin  creusé  dans  le  sol  par  les  eaux  torrentielles  des 
orages,  puis  on  contourne  quelque  marécage  aux  eaux  blanchâtres 
et  floconneuses  entrevues  h  travers  une  forêt  de  roseaux.  Dans  le 
lointain,  une  lisière  de  salicornes  rouges  de  sang  révèle  une  mare 
saline,  et  tout  à  fait  à  l'extrême  horizon  des  nuages  pesans,  étages 
en  longues  assises,  indiquent  le  rivage  de  la  mer.  Le  sol  répercute 
une  intolérable  chaleur.  En  même  temps  la  brise,  attirée  comme 
par  un  foyer  d'appel  sur  la  surface  brûlante  des  steppes,  soulève 
devant  elle  des  tourbillons  de  poussière;  à  côté  du  char,  on  voit  des 
débris  de  plantes  desséchées  bondir  étrangement  par  milliers  et 
par  millions  ;  roulés  en  boules  par  le  vent,  ces  coureurs  des  steppes 
luttent  de  vitesse  en  rasant  la  terre,  et  se  pourchassent  furieuse- 
ment en  faisant  des  sauts  de  plusieurs  mètres  :  on  dirait  des  êtres 
vivans  entraînés  dans  quelque  course  démoniaque.  A  la  fin  de  chaque 
étape,  on  s'arrête  un  instant  devant  une  misérable  cabane  à  demi 
enterrée  dans  le  sable.  On  entrevoit  une  figure  humaine  aux  yeux 
hagards,  aux  cheveux  en  désordre ,  puis  on  repart  comme  un  trait 
pour  s'enfoncer  de  nouveau  dans  le  désert.  Rarement  on  distingue 
dans  le  lointain  les  kibitkas  de  feutre  des  Kalmouks  ou  des  Kir- 
ghizes;  souvent  on  parcourt  des  centaines  de  lieues  sans  voir  d'au- 
tres traces  du  passage  de  l'homme  que  les  ornières  laissées  par  les 
roues  dans  l'argile  durcie. 

La  plus  grande  largeur  du  steppe  caspien ,  de  Kamychin  sur 
le  Volga  à  Gouriev,  près  de  l'embouchure  de  l'Oural,  dépasse 
600  kilomètres.  La  pente  de  la  plaine,  qui  est  de  25  mètres  seule- 
ment pour  cette  énorme  distance,  se  continue  au-dessous  de  la  sur- 
face des  eaux  d'une  manière  à  peine  plus  sensible  :  on  pourrait  s'a- 


598  REVUE  DES  DEUX  :îoxdes. 

vancer  dans  les  flots  jusqu'à  plusieurs  lieues  du  rivage  sans  courir 
le  risque  d'être  englouti.  11  en  est  ainsi  sur  tous  les  bords  de  la  Cas- 
pienne septentrionale  : .  partout  les  côtes  sont  basses ,  partout  la 
mer  se  présente  comme  un  véritable  steppe  inondé  qu'une  soudaine 
baisse  de  niveau  transformerait  en  plaines  semblables  à  celles  d'As- 
trakhan. Le  bassin  maritime  auquel  s'applique  cette  observation  est 
trois  ou  quatre  fois  plus  étendu  que  la  mer  d'Azof  ;  mais  nulle  part 
la  profondeur  ne  dépasse  15  ou  16  mètres  ;  des  bancs  de  sable  très 
nombreux  y  rendent  la  navigation  difficile  ou  même  complètement 
impossible,  et  les  fleuves  qui  s'y  déversent,  le  Terek,  le  Volga,  l'Ou- 
ral, l'Emba,  travaillent  sans  relâche  à  le  combler  de  leurs  alluvions  : 
on  pourrait  lui  donner  le  nom  de  mer  des  steppes. 

Au  sud  de  ce  grand  marécage,  qui  est  la  simple  continuation  des 
steppes,  et  dont  l'axe  est  dirigé  du  sud-ouest  au  nord-est,  parallè- 
lement aux  plaines  d'Astrakhan,  commence  la  véritable  Caspienne. 
Elle  se  compose  de  deux  bassins  que  la  péninsule  d'Apchéron  ou  de 
Bakou  sépare  l'un  de  l'autre.  Ce  prolongement  du  Caucase  s'avance 
très  loin  dans  la  mer  et  projette  une  longue  pointe  de  bancs  de  sable 
qui  vont  à  la  rencontre  d'autres  bas-fonds  enracinés  sur  la  rive 
orientale;  d'après  la  tradition  locale,  on  pouvait  autrefois  se  rendre 
à  pied  sec  de  Bakou  aux  steppes  de  la  Tartarie,  et  les  sillons  creusés 
par  les  pluies  dans  le  sol  argileux  de  la  péninsule  sont  considérés 
comme  d'anciennes  ornières  de  chars.  Ces  assertions  n'ont  rien  de 
fondé;  mais  il  est  certain  qu'un  seuil  sous-marin  s'étend  d'une  rive 
à  l'autre.  On  n'a  pas  encore  exécuté  un  assez  grand  nombre  de  son- 
dages pour  que  la  profondeur  moyenne  des  deux  bassins  soit  bien 
connue.  M.  de  Baer  pense  que  la  dépression  la  plus  considérable  de 
toute  la  Caspienne  doit  se  trouver  au  nord  de  la  péninsule  d'Ap- 
cliéron,  à  peu  près  sous  la  latitude  de  Derbend  et  à  une  soixantaine 
de  kilomètres  du  rivage;  cependant,  en  raisonnant  par  analogie,  on 
serait  amené  à  croire  que  le  bassin  méridional  est  le  plus  profond 
des  deux,  car  il  est  plus  large,  et  une  abrupte  chaîne  de  montagnes 
le  domine  en  partie.  Les  sondages  sembleraient  confirmer  cette 
opinion.  M.  de  Baer  lui-même  ,  jetant  la  sonde  à  quarante-deux 
milles  de  la  côte  d'Asterabad,  n'a  pu  trouver  le  fond  avec  une  corde 
verticale  de  bliO  mètres;  depuis,  on  aurait  opéré  près  du  même 
endroit  un  sondage  de  près  de  900  mètres. 

Ainsi  la  Mer-Caspienne  se  divise  en  trois  parties  distinctes  :  celle 
du  nord,  considérable  seulement  par  sa  superficie,  est  très  peu  pro- 
fonde, et  contient  un  volume  d'eau  beaucoup  moindre  que  chacun 
des  deux  autres  bassins.  Ceux-ci  se  ressemblent  par  la  profondeur 
de  leurs  eaux  et  par  les  traits  physiques  de  leurs  rivages;  mais  ils 
appartiennent  à  deux  zones  climatériques  bien  différentes.  Au  nord 


LA    MEDITERRAiSEE    CASIIEN.NE.  599 

du  Caucase,  c'est-à-dire  autour  du  bassin  central  et  de  la  mer  des 
steppes ,  les  tempéj'atures  sont  extrêmes  (1) .  En  été ,  la  chaleur  est 
redoutable;  eu  hiver,  les  eaux  sont  ridées  par  le  souffle  de  l'Océan- 
Glacial,  qui  parcourt  librement  toutes  les  plaines  de  la  Russie,  tandis 
que  l'énorme  muraille  du  Caucase  arrête  au  passage  les  vents  chauds 
du  sud  et  du  sud-ouest.  Cette  même  chaîne  sert  de  rempart  protec- 
teur au  bassin  méridional,  et  détourne  en  grande  partie  le  cours 
des  vents  glacés  du  nord.  Ceux  qui  continuent  à  se  diriger  vers  le 
fond  du  golfe  rencontrent  en  chemin  les  vents  contraires  venus  des 
plateaux  du  Khorassan.  Il  en  résulte  un  conflit  qui  neutralise  les 
extrêmes  de  température  et  force  l'atmosphère  à  livrer  les  torrens 
d'humidité  qu'elle  renferme.  Ainsi  les  rivages  persans  de  la  Cas- 
pienne sont  à  la  fois  garantis  des  rigueurs  du  froid  et  abondamment 
arrosés  par  les  pluies  du  ciel.  Leur  végétation  offre  un  merveilleux 
contraste  avec  celle  des  steppes  d'Astrakhan,  où  l'on  ne  peut  cultiver 
la  vigne  qu'à  la  condition  d'enterrer  les  ceps  à  1  mètre  et  demi  de 
prolbndem'  pendant  toute  la  durée  de  l'hiver. 

La  salure  des  eaux  est  très  inégale  dans  les  diverses  parties  de  la 
Caspienne.  Au  nord  de  la  péninsule  d'Agrakhan,  le  Terek,  l'Oural  et 
surtout  le  Volga  apportent  à  la  mer  une  énorme  quantité  d'eau 
douce,  si  bien  que  la  salure  totale  est  seulement  de  15  à  16  dix-mil- 
lièmes, et  que,  dans  plusieurs  stations  de  poste  où  manquent  les 
sources,  on  boit  l'eau  de  la  mer  sans  répugnance  et  sans  danger. 
Entre  l'embouchure  du  Volga  et  celle  de  l'Oural,  l'eau  est  à  peu 
près  douce  tout  le  long  des  rivages ,  tant  que  la  sonde  n'a  pas 
atteint  U  mètres  de  profondeur.  Les  deux  bassins  du  centre  et  du 
midi  renferment  au  contraire  une  eau  tout  à  fait  salée.  Ce  contraste 
a  donné  lieu  à  d'incessantes  discussions,  depuis  Pline  et  Quinte- 
Gurce  jusqu'à  M.  Hommaire  de  Hell.  M.  de  Baer,  au  lieu  d'ajouter 
une  opinion  de  plus  à  tant  de  vaines  opinions,  a  tranché  la  ques- 
tion par  des  expériences  dh-ectes.  Il  a  puisé  de  l'eau  dans  toutes  les 
parties  de  la  Caspienne,  près  des  bouches  du  Volga,  au  milieu  du 
bassin  central,  dans  les  golfes  de  la  côte  orientale,  non  loin  d'Aste- 
rabad,  puis  il  a  dosé  la  quantité  de  sel  contenue  dans  les  divers 
échantillons.  C'est  près  du  haut  promontoire  de  Tchuk-Karaghan, 
sur  la  côte  orientale,  que  M.  de  Baer  croit  avoir  trouvé  le  degré  de 
salure  moyenne.  A  côté  du  cap,  en  effet,  passe  un  courant  assez 
rapide  dans  lequel  sont  parfaitement  mélangées  les  eaux  du  bassin 
central  et  celles  de  la  mer  des  steppes.  Le  sel  marin  contenu  dans  ce 
courant  ne  dépasse  pas  9  millièmes  :  c'est  une  salure  deux  fois 
moindre  que  celle  des  eaux  de  l'Océan- Atlantique. 

l)  L'écart  est  d'environ  80  degrés,  de  -}-  -40  à  —  40.  En  l'année  1840,  M.  Platon 
de  Tcliihatchef  constata  un  froid  de  —  43''7  sous  le  47"=  desré  de  latitude. 


600  REVUE    DES    «EUX    MOXDES. 

Mais  la  saturation  de  la  Mer-Caspienne  diminue-t-elle  pendant  le 
cours  des  siècles,  ou  bien  est-elle  au  contraire  dans  une  période 
d'accroissement?  Un  voyageur  allemand,  M.  Eichwald  (1),  admet 
l'augmentation  de  salure  comme  une  chose  évidente.  Au  premier 
abord,  son  assertion  doit  sembler  parfaitement  fondée,  puisque  le 
terrain  des  steppes  abandonne  peu  à  peu  le  sel  qu'il  contient.  Les 
pluies  et  les  eaux  de  neige,  en  pénétrant  à  travers  la  couche  super- 
ficielle de  sable,  entraînent  les  particules  salines  et  les  concentrent 
dans  le  sous-sol  argileux.  Partout  où  se  creusent  les  ravins  si  nom- 
breux des  steppes,  les  argiles  salines  sont  délayées  par  les  eaux,  et 
vont  à  leur  tour  porter  leur  sel,  soit  directement  à  la  mer,  soit  dans 
un  lac,  un  étang  ou  quelque  ancien  lit  de  rivière.  On  peut  facilement 
observer  ce  fait  dans  les  limans,  canaux  étroits  qui  se  ramifient  à 
travei'S  le  sol  des  steppes,  à  l'ouest  des  bouches  du  Yolga.  Aussi 
longtemps  qu'ils  restent  en  communication  avec  le  courant  dulleuve 
ou  les  eaux  marines  très  douces  de  ces  parages,  ils  sont  remplis  d'une 
eau  parfaitement  potable  ;  mais  que ,  par  une  cause  quelconque ,  la 
communication  vienne  à  être  interrompue ,  les  limans  se  transfor- 
ment graduellement  en  lacs  salés.  En  délayant  les  petites  falaises 
d'argile  dont  ils  baignent  la  base,  ils  se  saturent  de  plus  en  plus  de 
particules  salines;  puis,  lorsqu'ils  s'ouvrent  de  nouveau  une  issue 
vers  la  mer,  ils  lui  portent  le  tribut  de  sel  qu'ils  ont  recueilli,  mo- 
lécule à  molécule,  dans  le  steppe.  De  même  les  fleuves  dissolvent  le 
sel  que  contiennent  leurs  rives,  et  lors  de  la  fonte  des  neiges  ou  pen- 
dant les  fortes  pluies  d'automne,  de  nombreuses  ravines  déversent 
dans  la  mer  les  eaux  des  lacs  salés.  Toutes  ces  causes,  semble-t-il, 
doivent  concentrer  dans  le  bassin  de  la  Caspienne  une  quantité  de 
sel  toujours  croissante,  et  donner  à  ses  eaux  une  teneur  plus  consi- 
dérable. 

Cependant  M.  de  Baer  ne  croit  pas  cà  l'augmentation  du  degré  de 
salure  dans  les  eaux  de  la  Caspienne,  et,  d'après  lui,  si  la  proportion 
du  sel  subit  une  modification  quelconque,  il  faudrait  plutôt  admettre 
une  diminution  qu'un  accroissement.  Evidemment  l'étude  scienti- 
fique de  la  Caspienne  est  d'origine  trop  récente  pour  que  des  ana- 
lyses dignes  de  foi  puissent  fournir  des  élémens  de  comparaison; 
mais  l'examen  du  sol  que  recouvraient  autrefois  les  eaux  supplée 
en  partie  aux  observations  directes.  Dans  ces  plaines  abandonnées 
par  la  mer,  on  rencontre  çà  et  là  des  bancs  considérables  de  coquil- 
lages identiquement  semblables  à  ceux  qui  habitent  aujourd'hui  la 

(1)  Ce  voyageur  ayant,  sans  penser  à  mal,  indiqué  son  itinéraire  au  ministre  de  la 
marine,  le  capitaine  de  navire  chargé  de  lui  faire  visiter  les  points  du  rivage  marqués 
sur  la  feuille  de  route  le  conduisit  comme  un  prisonnier  à  tous  les  endroits  désiy,nés,  et 
ne  lui  permit  pas  une  seule  excursion  à  droite  ou  à  gauche.  Peu  importait  la  science  au 
rigide  capitaine  :  il  ne  connaissait  que  sa  consigne. 


LA    MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  601 

Caspienne.  Les  dimensions  de  ces  coquillages,  toujours  proportion- 
nelles à  la  quantité  de  sel  contenue  dans  les  eaux  qu'ils  peuplaient, 
doivent  indiquer  la  salure  des  anciennes  mers,  et  donner  ainsi  un 
point  de  comparaison.  Or  les  coquilles  qu'on  ramasse  dans  le  voisi- 
nage du  lac  d'Elton,  à  plus  de  350  kilomètres  du  rivage  actuel  de 
la  mer,  sont  aussi  grosses  que  celles  des  mollusques  vivant  de  nos 
jours  en  pleine  mer,  à  100  kilomètres  de  l'embouchure  du  Volga. 
Près  d'Astrakhan,  où  les  eaux  de  la  mer,  mélangées  à  celles  du 
fleuve,  devaient  être  comparativement  douces,  les  coquillages  lais- 
sés par  le  retrait  de  la  mer  indiquent  un  degré  de  salure  semblable 
à  celui  des  eaux  du  cap  Tchuk-Karaghan  et  du  bassin  central  lui- 
même.  Bien  plus,  dans  les  environs  de  Bakou,  sur  les  flancs  des 
collines  qui  dominent  les  flots,  on  recueille  au  milieu  des  rochers 
des  coquilles  de  mollusques  beaucoup  plus  fortes  que  celles  des 
mollusques  de  même  espèce  nageant  aujourd'hui  dans  la  mer  à 
quelques  dizaines  de  mètres  plus  bas.  Ce  fait  suffirait  à  lui  seul  pour 
créer  une  forte  présomption  en  faveur  de  l'hypothèse  de  M.  de  Baer 
sur  la  décroissance  de  la  salure  dans  les  eaux  de  la  Caspienne  (1). 

Mais  comment  cette  décroissance  est-elle  possible  ?  comment  le 
sel  apporté  par  les  lleuves  et  les  ruisseaux  des  steppes  peut-il  sortir 
du  vaste  bassin  qui  l'a  reçu,  se  séparer  de  l'eau  marine  avec  laquelle 
il  s'est  mélangé?  Rien  de  plus  simple  :  par  le  mouvement  régulier 
de  ses  flots,  la  mer  crée  sur  une  grande  partie  de  ses  rivages  des 
lagunes  où  elle  enferme  ses  eaux  pour  les  saturer  lentement  de  sel, 
et  maintenir  ainsi  sa  pureté  relative.  Devant  chaque  baie  de  la  Cas- 
pienne, l'action  des  vagues  enracine  d'abord  deux  langues  de  sable 
aux  deux  pointes  qui  gardent  l'entrée,  puis  elle  prolonge  graduelle- 
ment ces  deux  levées  et  rapproche  l'une  de  l'autre  leurs  deux  ex- 
trémités libres,  de  manière  à  leur  faire  décrire  un  grand  arc  de 
cercle  dont  la  convexité  est  tournée  vers  le  rivage.  En  même  temps 
elle  les  élève  au-dessus  du  niveau  ordinaire  des  eaux,  et,  après  une 
période  de  temps  plus  ou  moins  longue,  la  mer  ne  communique  plus 
avec  l'intérieur  de  la  lagune  que  par  un  étroit  canal.  L'évaporation, 
très  active  dans  ces  parages  qu'avoisine  le  brûlant  désert,  fait  con- 
stamment baisser  le  niveau  des  bassins,  et  l'eau  de  mer,  chargée  de 
sel,  doit  aflluer  sans  relâche  pour  rétablir  l'équilibre;  il  se  forme 
ainsi  de  véritables  magasins  de  sel  incessamment  enrichis  par  l'ap- 
port des  eaux  marines.  Lorsque,  après  de  fortes  tempêtes  ou  de 
longues  sécheresses,  le  détroit  qui  faisait  communiquer  la  mer  et 
la  lagune  vient  enfin  à  se  fermer,  la  nappe  d'eau,  complètement 
isolée,  diminue  rapidement  de  superficie  ou  même  se  laisse  boire 

(1)  La  Mer-Noire,  avec  laquelle  la  Caspienne  communiquait  autrefois  par  la  vallée 
du  Manytch,  renferme  proportionnellement  deux  fois  plus  de  sel. 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  l'atmosphère,  et  il  ne  reste  plus  d'elle  qu'une  couche  de  sel  plus 
ou  moins  épaisse,  formée  aux  dépens  de  la  mer.  C'est  ainsi  que  les 
lagunes  reprennent  à  la  Caspienne  le  sel  que  les  fleuves  des  steppes 
lui  avaient  apporté.  Toute  la  question  est  de  savoir  s'il  y  a  égalité 
entre  la  recette  et  la  dépense,  ou  bien  si,  conformément  à  la  théorie 
de  M.  de  Baer,  la  déperdition  de  sel  est  plus  considérable  que  le 
gain.  Une  longue  série  d'observations  rigoureuses  pourra  seule  ré- 
soudre ce  problème. 

On  peut  étudier  la  formation  de  ces  réservoirs  salins  sur  tout  le 
pourtour  de  la  Caspienne.  Pendant  un  séjour  de  plusieurs  mois  à  la 
citadelle  de  Novo-Petrovsk ,  qui  domine  le  meilleur  port  de  la  rive 
orientale,  non  loin  du  cap  Tchuk-Karaghan,  M.  de  Baer  utilisait  ses 
loisire  en  visitant  les  restes  d'une  ancienne  baie,  aujourd'hui  divisée 
en  un  grand  nombre  de  bassins  qui  présentent  tous  les  degrés  de 
concentration  saline.  L'un  reçoit  encore  de  temps  en  temps  les  eaux 
de  la  mer  et  n'a  déposé  sur  ses  bords  qu'une  très  mince  couche  de 
sel;  un  deuxième,  également  rempli  d'eau,  a  le  fond  caché  par  une 
épaisse  croûte  de  cristaux  roses  semblable  à  un  pavé  de  marbre  ;  un 
troisième  offre  une  masse  compacte  de  sel  où  brillent  çà  et  là  des  fla- 
ques d'eau  situées  à  plus  d'un  mètre  au-dessous  du  niveau  de  la  mer; 
un  autre  enfin  a  perdu  par  l'évaporation  toute  l'eau  qui  le  remplis- 
sait jadis,  et  les  strates  de  sel  qui  en  tapissent  le  fond  sont  en  partie 
recouvertes  par  les  sables.  Il  en  est  de  même  plus  au  sud,  dans  les 
environs  de  la  baie  d'Alexandre.  Une  crique  profonde  se  sépare  de 
la  mer;  le  Karakul,  autre  crique  déjà  complètement  isolée,  se  change 
en  saline,  tandis  qu'une  troisième,  l'Achtchi-Saï,  dont  le  niveau  se 
trouve  à  15  mètres  en  contre-bas  de  la  Caspienne,  est  un  réservoir 
de  sel  presque  inépuisable. 

De  ces  milliers  de  baies  et  de  lagunes  où  s'emmagasinent  les  sels 
de  la  Caspienne,  aucune  n'est  plus  remarquable  que  le  Karaboghaz, 
espèce  de  mer  intérieure  qui  réunissait  probablement  la  mer  d'IIyr- 
canie  au  lac  d'Aral,  et  dans  lequel  se  jetait  peut-être  l'Oxus  lors- 
qu'il était  encore  tributaire  de  la  Caspienne.  Le  Karaboghaz,  à  peine 
indiqué  sur  la  plupart  des  cartes,  couvre  cependant  une  surface  très 
considérable  et  s'étend  dans  l'intérieur  des  terres  jusqu'à  près  d'un 
tiers  de  la  distance  qui  sépare  le  l'ivage  oriental  de  la  Mer-Caspienne 
d'une  baie  projetée  par  l'Aral  dans  la  direction  du  sud-ouest.  Cet 
immense  golfe  communique  avec  la  mer  par  une  bouche  étroite  qui, 
dans  sa  partie  la  plus  resserrée,  a  de  UO  à  i50  mètres  de  largeur. 
Le  chenal,  que  gardent  des  récifs  de  calcaire  coquillier,  offre  une 
profondeur  de  7  mètres  ;  mais  le  fond  se  relève  graduellement  vers 
l'intérieur  du  bassin,  et  forme  une  large  barre  dont  la  partie  la  plus 
profonde  est  à  cinq  pieds  au-dessous  de  la  surface  ;  les  bateaux  à 
fond  plat  peuvent  seuls  franchir  l'entrée.   Un  courant  venu  de  la 


LA    MEDITERRANEE    CASPIENNE.  605 

haute  nier  se  porte  toujours  k  travers  le  détroit  avec  une  rapidité 
de  trois  nœuds  à  l'heure.  Les  vents  d'ouest  l'accélèrent,  les  vents 
qui  souillent  dans  une  direction  opposée  le  retardent,  mais  jamais  il 
ne  coule  avec  une  vitesse  moindre  d'un  nœud  et  demi.  Tous  les  na- 
vigateurs de  la  Caspienne,  tous  les  Turkmènes  nomades  qui  errent 
sur  ses  bords,  ont  été  frappés  de  la  marche  inflexible,  inexorable  de 
ce  fleuve  d'eau  salée  roulant,  à  travers  les  noirs  écueils,  vers  un 
golfe  où  récemment  encore  n'avaient  jamais  osé  se  hasarder  les  em- 
barcations. Que  peut  être  cette  mer  intérieure,  sinon  un  abîme,  un 
gouffre  noir,  ainsi  que  le  dit  le  nom  de  Karaboghaz,  où  plongent  les 
eaux  de  la  Caspienne  pour  se  rendre  dans  le  Golfe-Persique  ou  dans 
la  Mer-Noire  par  des  canaux  souterrains  ?  Peut-être  est-ce  à  de  va- 
gues rumeurs  sur  l'existence  du  Karaboghaz  qu'il  faut  attribuer  les 
assertions  d'Aristote  au  sujet  de  ces  étranges  gouffres  de  la  Mer- 
jNoire  où  venaient  bouillonner  les  eaux  de  la  mer  d'Hyrcanie  après 
avoir  coulé  pendant  des  centaines  de  lieues  dans  les  régions  des 
enfers. 

L'existence  de  ce  courant,  qui  porte  les  flots  salés  de  la  Caspienne 
au  vaste  golfe  de  Karaboghaz,  s'explique  aujourd'hui  de  la  manière 
la  plus  satisfaisante.  Dans  ce  bassin  exposé  à  tous  les  vents  et  à  des 
chaleurs  estivales  très  intenses,  l'évaporation  est  considérable,  la 
nappe  d'eau  s'amincit  constamment,  et  le  déficit  ne  peut  être  réparé 
que  par  des  aftlux  d'eau  continuels.  Des  recherches,  très  faciles  à 
-établir  dans  le  chenal  étroit  et  peu  profond  du  Karaboghaz,  n'ont  pu 
faire  constater  l'existence  d'un  contre-courant  sous-marin  ramenant 
à  la  Caspienne  les  eaux  plus  salées  du  golfe  :  il  est  donc  très  pro- 
bable que  ce  bassin  intérieur  ne  rend  qu'à  l'atmosphère  l'eau  ap- 
portée par  le  courant  caspieii;  mais  en  laissant  évaporer  ses  eaux, 
l'immense  marais  garde  le  sel  :  il  le  concentre,  il  s'en  sature  chaque 
jour  davantage.  Déjà,  dit-on,  aucun  animal  ne  peut  y  vivre;  les  pho- 
ques, qui  le  visitaient  autrefois,  ne  s'y  montrent  plus  aujourd'hui; 
les  rivages  mêmes  sont  dépourvus  de  toute  végétation.  Des  couches 
de  sel  commencent  à  se  déposer  sur  la  vase  du  fond,  et  la  sonde,  à 
peine  retirée  de  l'eau,  se  recouvre  de  cristaux  salins.  M.  de  Baer  a 
voulu  calculer  approximativement  la  quantité  de  sel  dont  s'appau- 
vrissait chaque  jour  la  Caspienne  au  profit  du  GoulTre-ISoir.  En  ne 
prenant  que  les  chiffres  les  moins  élevés  pour  le  degré  de  salure  des 
eaux  caspiennes,  la  largeur  et  la  profondeur  du  détroit,  la  vitesse 
du  courant,  il  a  prouvé  que  le  Karaboghaz  reçoit  chaque  jour 
350,000  tonnes  de  sel,  c'est-à-dire  autant  qu'on  en  consomme  dans 
tout  l'empire  russe  pendant  six  mois.  Qu'à  la  suite  de  tempêtes  vio- 
lentes ou  par  une  lente  action  de  la  mer  la  barre  se  ferme  entre  la 
Caspienne  et  le  Karaboghaz,  celui-ci  diminuera  promptement  d'é- 
tendue, ses  bords  se  transformeront  en  immenses  champs  de  sel,  et 


60Zl  REVUE    DES    DEUX    M()M:)ES. 

la  nappe  d'eau  qui  restera  au  centre  du  bassin  ne  sera  plus  qu'un 
marécage.  Peut-être  même  disparaîtra-t-elle  en  entier  comme  cette 
mer  qui  se  trouvait  entre  le  lac  Elton  et  le  fleuve  Oural,  et  dont  l'an- 
cienne existence  est  révélée  seulement  par  une  dépression  de  '21  mè- 
tres au-dessous  du  niveau  de  la  Caspienne,  de  li6  mètres  au-dessous 
de  la  Mer-Noire. 

Ce  n'est  pas  uniquement  dans  les  golfes  à  étroites  embouchures 
que  la  Caspienne  se  crée  des  réservoirs  salins.  La  baie  de  Mertvoï- 
Kultuk,  qui  occupe  en  entier  l'extrémité  orientale  du  bassin  septen- 
trional, est  aussi  une  grande  nappe  d'évaporation  où  le  sel  s'accu- 
mule sans  cesse.  Cette  vaste  baie,  que  des  promontoires  sablonneux 
et  des  bas-fonds  séparent  en  partie  de  la  mer,  ne  reçoit  pas  un  seul 
affluent  digne  de  ce  nom,  et  l'évaporation  complète  de  ses  eaux, 
déjà  bien  plus  basses  que  celles  de  la  Caspienne,  ne  peut  être  pré- 
venue que  par  l'afflux  continuel  d'un  courant  parti  de  la  haute  mer. 
Tout  en  apportant  son  tribut  de  flots  salés,  ce  courant,  aidé  par  les 
brises  de  terre  qui  entraînent  en  tourbillons  le  sable  des  steppes  et 
le  déposent  au  milieu  de  la  baie,  élève  constamment  la  digue  des 
bas-fonds  et  travaille  à  l'isolement  du  Mertvoï-Kultuk,  à  sa  transfor- 
mation en  un  immense  marais  salant.  Bien  avant  toutefois  que  cette 
baie  soit  séparée  du  reste  de  la  Caspienne,  un  bras  qu'elle  projette 
au  loin  dans  l'intérieur  des  terres  sera  changé  en  un  lac  de  sel.  Ce 
bras  de  mer,  auquel  les  cartes  donnent  le  nom  de  Karasu  (eau  noire), 
mais  qui  porte  en  réalité  celui  de  Kaïdak,  remplit  une  longue  et 
profonde  fissure,  dominée  par  des  rochers  abrupts  et  semblable  à 
un  fiord  norvégien.  Au  xvi''  siècle,  lorsque  les  tribus  des  steppes 
n'étaient  pas  encore  privées  de  toute  initiative  par  le  despotisme 
russe,  c'était  sur  les  bords  du  Karasu  que  se  trouvait  le  grand  mar- 
ché où  s'opéraient  les  échanges  entre  Khiva  et  la  Moscovie.  Alors  la 
barre  qui  sépare  ce  fiord  du  Mertvoï-Kultuk  était  facile  à  franchir  ; 
elle  est  aujourd'hui  presque  inaccessible  aux  embarcations  du  plus 
faible  tirant  d'eau,  et  le  gouvernement  russe  a  été  obligé  en  18/i3 
d'abandonner  la  forteresse,  d'ailleurs  parfaitement  inutile,  de  Novo- 
Alexandrovsk,  qu'il  aVait  construite  en  1826  sur  le  rivage  oriental  du 
Karasu.  La  salure  de  Mertvoï-Kultuk  est  déjà  deux  fois  plus  forte 
que  celle  du  bassin  central  de  la  Caspienne;  celle  du  Karasu  est 
presque  quadruple  et  dépasse  même  celle  du  golfe  de  Suez,  la  plus 
salée  de  toutes  les  mers  qui  communiquent  avec  l'Océan.  La  pro- 
portion du  sel  marin  s'élève  dans  le  Karasu  à  près  de  h  centièmes, 
et  tous  les  sels  réunis  forment  environ  les  57  millièmes  de  l'eau; 
c'est  dire  que  la  vie  animale  doit  y  être  presque  complètement  ou 
tout  à  fait  supprimée. 

Ainsi  la  Mer- Caspienne  travaille  sans  cesse  à  diminuer  de  sur- 
face en  détachant  de  son  sein  les  baies  et  les  golfes  qui  découpent 


LA    MÉDIT ERR ANE E    CASPIENNE.  605 

ses  rivages.  Comme  un  arbre  qui  laisse  tomber  ses  fruits  sur  le  sol, 
elle  éparpille  clans  le  steppe  des  lacs  et  des  étangs.  Bien  plus,  non 
contente  de  créer  sur  ses  côtes,  et  aux  dépens  de  sa  propre  étendue, 
des  réservoirs  d'eau  salée,  elle  transforme  en  réservoirs  de  même 
espèce  jusqu'aux  îles  qu'elle  entoure  de  ses  eaux.  L'île  de  Kulali, 
située  entre  le  bassin  septentrional  et  le  bassin  central  de  la  Cas- 
pienne, non  loin  du  cap  Tchuk-Karaghan ,  est  un  exemple  remar- 
quable de  ce  travail  de  la  mer.  Étalée  sur  les  eaux  en  forme  de 
cimeterre,  elle  se  compose  de  deux  levées  de  sable  parallèles  ren- 
fermant une  série  de  lagunes  où  l'eau  marine  se  sature  et  s'évapore. 
Pendant  les  tempêtes,  les  vagues  bondissent  par-dessus  les  cordons 
littoraux,  apportant  de  nouvelles  quantités  de  sel  à  concentrer;  puis 
la  chaleur  vaporise  l'humidité  des  lagunes,  et  il  ne  reste  bientôt  plus 
que  des  couches  de  cristaux. 

II. 

Il  serait  facile  d'expliquer  l'assèchement  graduel  des  côtes  basses 
et  la  formation  des  lagunes  salées  sur  les  bords  de  la  Caspienne,  si 
l'on  admettait  une  diminution  constante  des  eaux  dans  cette  mer 
intérieure.  Plusieurs  géographes,  qui  se  sont  faits  les  défenseurs  de 
cette  hypothèse,  citent  à  l'appui  de  leurs  argumens  les  îles  et  les 
péninsules  émergées  dans  les  parages  de  Bakou;  mais  jusqu'à  nou- 
vel ordre  ces  émersions  peuvent  être  attribuées  aux  forces  purement 
locales  qui  font  onduler  et  ployer  l'écorce  de  la  terre  dans  cette 
partie  des  régions  caucasiques.  Les  oscillations  diverses  constatées 
sur  le  bord  de  la  mer,  près  de  Bakou,  ne  témoignent  pas  en  faveur 
d'une  dénivellation  de  la  Caspienne  plus  que  les  immersions  et  les 
émersions  fréquentes  du  temple  de  Sérapis  à  Pœstum  ne  prouvent  un 
changement  de  niveau  dans  la  Méditerranée.  Il  n'est  pas  un  récit  de 
voyage  qui  ne  parle  de  l'activité  extraordinaire  des  forces  volcaniques 
à  l'œuvre  sous  le  sol  de  Bakou,  et  récemment  encore  on  vu  dans  ces 
parages  surgir  brusquement  un  îlot.  Les  touristes,  aussi  bien  que 
les  géographes,  parlent  des  abondantes  sources  de  naphte,  de  ce 
temple  du  Feu  où  les  Guèbres  entretiennent  une  flamme  éternelle, 
de  ces  incendies  de  gaz  qu'allume  une  étincelle,  de  ces  manteaux 
de  lumière  qui,  pendant  les  nuits  orageuses,  étendent  leurs  replis 
phosphorescens  sur  les  lianes  des  montagnes.  Au  milieu  même  de 
la  mer  sourdent  des  ruisseaux  de  naphte  en  faisant  bouillonner  les 
flots  et  en  répandant  au  loin  sur  la  surface  des  vagues  une  légère 
pellicule  irisée.  Il  suffit  de  jeter  sur  la  source  une  étoupe  enflam- 
mée pour  que  le  gaz  s'allume  et  qu'un  vaste  incendie  propage  ses 
flots  de  lumière  sur  la  nappe  des  eaux.  Quelles  richesses  enfouies 
dans  cette  terre  qui  en  laisse  échapper  le  trop-plein  avec  une  telle 


<506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

abondance!  Chaque  année,  on  puise  dans  le  sol  plus  de  1,500  tonnes 
de  naphte  liquide;  mais  les  torrens  de  gaz,  qui  pourraient  être 
d'une  si  grande  utilité  industrielle,  s'échappent  librement  dans  l'air. 
Quelques  chaulburniers  seulement  s'en  servent  comme  de  combus- 
tible. En  1856,  l'amiral  russe  de  la  station  de  Bakou  fit  construire 
sur  l'îlot  de  Swoetoï  un  phare  qui  devait  être  alimenté  de  gaz  lumi- 
neux par  les  foyers  souterrains.  A  la  vue  de  ce  phare,  M.  de  Baer 
sentit  son  cœur  se  gonfler  d'orgueil  patriotique.  <(  Que  diront  nos 
amis  de  fraîche  date,  s'écrie-t-il,  que  diront  les  habitans  d'Albion, 
eux  qui  voient  dans  l'industrie  la  mesure  de  tout  progrès  et  qui  ju- 
gent de  la  civilisation  par  la  soif  sacrée  de  l'or?  Prétendront-ils  en- 
core que  la  Russie  est  inactive  dans  la  grande  œuvre  de  l'huma- 
nité? »  Malheureusement  pour  la  gloire  de  la  Russie,  à  peine  l'étoile 
de  feu  avait-elle  commencé  à  briller,  que  le  phare  fut  renversé  par 
une  explosion  soudaine. 

Si  l'abaissement  général  du  niveau  de  la  Caspienne  est  une  de  ces 
hypothèses  qu'il  est  inutile  de  discuter  parce  que  les  observations 
locales  ne  sont  pas  encore  assez  nombreuses,  à  bien  plus  forte  rai- 
son est-il  oiseux  de  s'arrêter  à  cette  supposition  dont  parle  Hum- 
boldt,  et  d'après  laquelle  la  Mer-Caspienne  éprouverait  une  succes- 
sion de  crues  et  de  retraits  correspondant  à  une  période  de  vingt-cinq 
à  trente-quatre  ans.  Avant  de  se  prononcer,  il  faut  d'abord  établir 
des  points  de  repère  sur  tous  les  rivages,  étudier  tous  les  change- 
mens  qui  s'opèrent  dans  la  forme  et  la  direction  des  cordons  litto- 
raux, constater  si  les  flots  n'empiètent  pas  sur  les  terres  en  certains 
endroits,  mesurer  le  progrès  de  tous  les  atterrissemens,  distinguer 
dans  toutes  les  conquêtes  de  la  terre  sur  la  mer  la  part  qui  revient 
à  l'action  continue  des  vagues,  aux  apports  des  sables  par  le  vent, 
aux  alluvions  des  fleuves.  Bientôt  ce  dernier  élément  du  problème 
sera  résolu,  et,  grâce  aux  cartes  excellentes  qui  se  publient  aujour- 
d'hui, on  pourra  sans  aucun  doute  déterminer  exactement  de  com- 
bien les  deltas  des  fleuves  empiètent  chaque  année  sur  la  Caspienne. 
Les  énormes  saillies  du  rivage  qui  marquent  les  embouchures  du 
Volga,  du  Terek  et  du  Kour  prouvent  que  ce  progrès  annuel  des 
terres  doit  être  fort  considérable,  ainsi  que  les  témoignages  histo- 
riques s'accordent  à  l'affirmer.  Le  majestueux  Volga,  le  plus  grand 
fleuve  de  l'Europe,  se  distingue  entre  tous  les  fleuves  de  la  Russie 
méridionale  par  le  volume  des  apports  que  ses  nombreuses  bouches 
jettent  dans  la  Caspienne.  Son  delta  est  un  labyrinthe,  un  dédale 
de  rivières,  de  fausses  rivières,  de  canaux,  de  marigots,  de  simples 
fossés,  les  uns  obstrués  par  des  bancs  de  sable,  les  autres  communi- 
quant librement  a^  ec  la  Caspienne,  tous  serpentant  dans  un  immense 
lit  de  boue  qui  n'est  plus  la  terre  et  qui  n'est  pas  encore  la  mer. 
L'eau  du  fleuve  n'est  que  de  la  vase  liquide,  si  bien  que  les  pê- 


LA    MÉDITERUAMÎE    CASPIEXXE.  607 

cheurs  russes  n'ont  aucune  expression  pour  en  indiquer  la  transpa- 
rence ;  elle  est  pour  eux  rouge  ou  blanche  selon  la  plus  ou  moins 
grande  quantité  de  molécules  argileuses  ou  de  craie  délayée  qui  la 
saturent.  Toutes  ces  matières  en  suspension  vont  se  déposer  en  îles, 
en  îlots,  en  bancs  de  vase,  jusqu'à  une  grande  distance  dans  l'inté- 
rieur de  la  mer.  Des  barres,  ayant  toutes  moins  de  2  mètres  1/2  de 
profondeur,  obstruent  les  embouchures;  les  troubles  produits  par 
le  courant,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  modifient  sans  cesse 
la  direction  du  chenal  et  obligent  les  marins  à  faire  constamment  de 
nouveaux  sondages.  Les  grands  navires  n'osent  se  hasarder  sur  la 
barre,  et  maintenant  le  port  d'Astrakhan,  situé  près  de  l'origine  du 
delta,  à  80  kilomètres  de  la  mer,  n'est  plus  un  port  maritime. 

Les  atterrissemens  du  Terek  n'envahissent  la  Caspienne  guère 
moins  rapidement  que  ceux  du  Yolga ,  et  forment  un  énorme  delta 
qui  dépasse  100  kilomètres  de  large.  Une  pêcherie,  située  il  y  a 
trente  ans  à  l'extrémité  d'une  presqu'île  maritime,  se  trouve  aujour- 
d'hui à  15  kilomètres  dans  l'intérieur  des  terres,  et  l'on  prévoit  déjà 
le  moment  où  les  alluvions  rempliront  toute  la  baie  qui  s'étend  jus- 
qu'à la  péninsule  d'Agrakhan.  Il  n'est  pas  étonnant  que  ce  progrès  si 
rapide  des  terres  soit  attribué  par  quelques  géographes  au  retrait 
des  eaux;  mais,  s'il  en  était  ainsi,  les  terrains  laissés  à  nu  par  l'eau 
salée  auraient  donné  spontanément  naissance  à  des  salicornes  et  à 
d'autres  plantes  qui  aiment  les  rives  saturées  de  sel.  Au  contraire, 
toutes  les  herbes  et  tous  les  arbustes  du  delta  ne  peuvent  \'ivre  que 
dans  un  sol  d' alluvions  apporté  par  les  eaux  douces. 

Au  sud  de  la  chaîne  du  Caucase,  le  Kour  et  l'Araxe  réunis  accom- 
plissent aussi  un  travail  géologique  considérable;  bien  que,  dans 
ces  parages,  la  profondeur  de  la  mer  soit  beaucoup  plus  grande 
qu'aux  embouchures  du  Terek  et  du  Volga,  cependant  le  Kour  a  de- 
puis les  temps  historiques  rempli  la  moitié  de  la  vaste  baie  de  Kisil- 
Agatch,  et  projeté  une  péninsule  d'alluvions  jusqu'à  60  kilomètres 
en  mer.  Quelques  auteurs  se  sont  même  demandé  si  dans  les  pre- 
miers siècles  de  notre  ère  la  ligne  des  rivages  ne  passait  pas  en 
amont  du  confluent  du  Kour  et  de  l'Araxe,  à  une  distance  moyenne 
de  100  kilomètres  à  l'ouest  du  rivage  actuel.  En  effet,  le  témoignage 
très  explicite  de  Strabon  nous  apprend  que  ces  deux  fleuves  se  je- 
taient autrefois  dans  la  mer  par  des  embouchures  indépendantes, 
tandis  qu'aujourd'hui  l'Araxe,  devenu  simple  aflluent  du  Kour,  lui 
apporte  ses  eaux  à  près  d'un  degré  à  l'ouest  de  l'embouchure  com- 
mune. Grande  matière  à  discussion!  Strabon  se  serait-il  trompé? 
Les  deux  fleuves  auraient-ils  opéré  leur  confluent  dans  un  nouveau 
lit  conquis  à  frais  communs  sur  la  mer?  L'Araxe  aurait-il  pu  se 
permettre  de  désobéir  au  texte  de  Strabon  et  changer  de  cours? 
M.  de  Baer  a  sur  tant  d'érudits  qui  ont  cherché  à  élucider  la  ques- 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  en  comparant  les  manuscrits  grecs,  latins,  arabes,  l'immense 
privilège  d'avoir  étudié  le  sol  même  où  depuis  Strabon  les  lleuves 
Araxe  et  Kour  ont  promené  leurs  lits.  Grâce  à  un  examen  approfondi 
des  plaines  alluviales  où  l'on  peut  suivre  encore  le  large  sillon 
abandonné  par  l'Araxe,  il  a  pu  tracer  une  carte  de  l'ancien  cours,  et 
raconter  l'histoire  de  ce  fleuve,  transformé  de  nos  jours  en  simple 
tributaire.  A  l'époque  de  Strabon,  l'Araxe  coulait,  comme  aujour- 
d'hui, dans  la  direction  du  nord-est  jusqu'à  une  quarantaine  de  ki- 
lomètres du  Kour  ;  mais  en  aval  des  montagnes  appelées  Karabag,  il 
se  détournait  à  droite  et  se  dirigeait  au  sud-est  vers  la  mer.  Au 
coude  môme,  des  canaux  d'irrigation  prenaient  les  eaux  du  fleuve 
pour  aller  fertiliser  au  nord  les  campagnes  de- la  vallée  du  Kour, 
situées  à  plusieurs  mètres  au-dessous  du  niveau  de  l'Araxe.  Celui-ci 
n'avait,  plus  alors  qu'à  suivre  sa  propre  pente  pour  élargir  un  des 
canaux  d'irrigation  et  déverser  dans  le  Kour  d'abord  une  partie,  puis 
la  masse  entière  de  ses  eaux.  Tous  les  fleuves  qui  traversent  des 
plaines  alluviales  ne  sont-ils  pas  de  nature  erratique  et  ne  changent- 
ils  pas  incessamment  de  lit?  Le  Tigre  et  l'Euphrate,  dont  les  embou- 
chures étaient  autrefois  éloignées  d'une  journée  de  marche,  se  con- 
fondent aujourd'hui  dans  le  Chat-el-Arab  ;  le  Pô  et  l'Adige  unissent 
leurs  eaux  par  un  réseau  de  rivières  paresseuses;  en  Amérique,  la 
Rivière-Rouge,  naguère  fleuve  indépendant,  n'est  qu'un  simple  af- 
fluent du  grand  Mississipi ;  dans  la  Chine,  on  a  vu  de  nos  jours  le 
Hoang-ho  abandonner  en  partie  sa  principale  embouchure  et  s'en 
former  une  autre  à  350  kilomètres  plus  au  nord.  Et  pour  ne  pas  sor- 
tir de  la  dépression  aralo- Caspienne,  plusieurs  savans,  parn^i  les- 
quels Humboldt  se  place  au  premier  rang,  ne  considèrent-ils  pas 
comme  un  fait  acquis  à  la  science  l'existence  d'un  ancien  lit  de 
rOxus  dirigé  vers  la  Mer- Caspienne?  Aujourd'hui  l'Oxus  ou  Amu- 
Deria  se  jette  dans  l'Aral,  à  600  kilomètres  au  nord-est  de  son  an- 
tique embouchure  présumée. 

Les  fleuves  tributaires  de  la  Caspienne  ne  se  contentent  pas  d'em- 
piéter constamment  sur  la  mer  par  leurs  deltas,  ils  empiètent  aussi 
sur  leur  rive  droite,  et  se  déplacent  sans  relâche  en  abandonnant 
leurs  alluvions  à  la  rive  gauche.  Ce  fait,  souvent  constaté  par  les 
géologues  et  connu  de  tout  temps  par  les  habitans  de  la  Russie,  est 
un  des  plus  importans  de  l'hydrologie  Caspienne,  puisqu'il  entraîne 
le  remaniement  graduel  de  toute  la  surface  des  steppes  par  les  eaux 
douces,  la  formation  de  nouveaux  deltas  et  de  nouvelles  passes, 
l'obstruction  des  anciennes  embouchures.  Ainsi  toutes  les  bouches 
orientales  de  l'Oural  se  dessèchent  graduellement,  tandis  que  de 
nouveaux  bras  se  creusent  à  droite  du  côté  de  l'ouest.  De  même 
toutes  les  anciennes  branches  du  Terek,  qui  formaient  la  continua- 
tion naturelle  de  son  cours  vers  le  nord-est,  sont  aujourd'hui  des- 


LA   MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  609 

séchées ,  et  des  deux  embouchures  principales  qui  coulent  à  droite 
,  du  delta,  la  plus  importante  est  celle  de  droite,  appelée  le  Nouveau- 
Terek.  Dans  le  delta  du  Volga,  c'est  également  sur  la  droite,  c'est- 
à-dire  à  l'ouest,  que  s'est  portée  la  masse  des  eaux.  Il  y  a  deux 
cents  ans,  l'embouchure  principale  suivie  par  les  navires  coulait 
directement  d'Astrakhan  vers  l'est;  depuis,  le  grand  courant  s'est 
frayé  successivement  de  nouveaux  lits,  obliquant  de  plus  en  plus  à 
droite,  et  maintenant  le  bras  que  suivent  les  embarcations  est  dirigé 
vers  le  sud-sud-ouest  :  c'est  le  Bachtemir. 

En  amont  d'Astrakhan,  on  peut  aussi  voir  dans  leur  étonnante 
grandeur  les  traces  des  empiétemens  du  Volga  sur  sa  rive  droite.  Du 
côté  de  l'est,  c'est-à-dire  sur  la  rive  gauche,  ce  sont  des  îles,  des 
canaux  à  demi  desséchés,  des  marécages,  puis  dans  le  lointain  le 
steppe  nivelé  par  les  eaux  qui  le  recouvraient  jadis.  Le  fleuve  porte 
toute  la  force  de  son  courant  vers  la  rive  occidentale,  le  plus  souvent 
taillée  en  falaise  et  formée  d'une  énorme  muraille  d'argile  reposant 
sur  un  talus  de  sable.  Pendant  les  crues,  l'eau  du  Volga  vient  se 
heurter  contre  la  base  de  la  falaise,  elle  emporte  le  sable,  creuse  de 
grandes  cavités  au-dessous  de  la  paroi  d'argile,  puis  déblaie  les  uns 
après  les  autres  les  énormes  blocs  quadrangulaires  qui  se  détachent 
des  assises  supérieures  :  elle  ronge  ainsi  et  détruit  sans  relâche  ces 
puissantes  murailles  argileuses  qui  de  loin  ressemblent  à  des  ro- 
chers, et  les  emporte  à  la  mer  avec  les  villes  et  les  villages  qui  les 
couronnent.  Presque  toutes  les  vingt-trois  cités  construites  sur  la 
rive  occidentale  du  Volga,  appelée  aussi  rive  d'amont  à  cause  de 
ses  falaises,  sont  ainsi  démolies  en  détail,  maison  à  maison,  rue  à 
rue,  et,  rongées  d'un  côté,  sont  obligées  d'avancer  de  l'autre  dans 
le  steppe.  La  berge  de  Tchernoï-Jar,  haute  d'environ  30  mètres,, 
recule  à  peu  près  d'autant  chaque  année,  et  la  route  par  laquelle 
on  descend  de  la  ville  au  bord  du  fleuve  est  à  refaire  tous  les  ans.-, 
Le  cimetière,  aussi  bien  que  l'ancienne  ville,  est  englouti,  et  récem— 
ment  encore  on  voyait  des  crânes  grimaçans  et  des  squelettes  blan-^ 
chis  faire  saillie  hors  de  la  muraille  rougeâtre  de  la  falaise.  Du  haut 
des  escarpemens  qui  bordent  la  rive  droite,  on  jouit  d'une  vue  gran-^ 
diose  sur  le  fleuve,  sur  les  innombrables  canaux  qui  serpentent  a% 
milieu  du  labyrinthe  des  îles  vertes,  sur  l'Achtouba,  ancien  lit  du^ 
Volga,  laissé  aujourd'hui  à  20  kilomètres  du  courant  principal.  Auf, 
delà  s'étend  le  steppe  immense,  qui  ressemble  à  une  mer  grisâtre^) 
et  pendant  les  inondations  du  Volga  se  transforme  réellement  enf 
mer  sur  une  largeur  considérable.  C'est  pour  éviter  ces  redoutables 
inondations  que  les  villes  ont  été  presque  toutes  bâties  sur  la  rive 
droite  ;  trois  seulement  ont  pu,  grâce  à  des  avantages  exceptionnelsj, 
s'élever  sur  la  rive  gauche;  l'une  d'elles,  Kasan,  située  autrefois  aM 

TOME  xxxrv.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

confluent  même  de  la  Kasanka  et  du  Volga,  est  maintenant  à  3  kilo- 
mètres de  ce  dernier  fleuve  :  elle  a  pour  ainsi  dire  voyagé  vers  l'est. 

Les  aflluens  du  Volga  et  toutes  les  rivières  de  la  Russie  presque 
sans  exception  présentent  le  même  phénomène  d'un  empiétement 
continu  des  eaux  sur  la  rive  droite  du  lit  qui  les  contient.  La  véri- 
table raison  de  ce  phénomène  est  la  rotation  de  la  terre.  Puisque  la 
vitesse  de  chaque  point  du  globe  autour  de  l'axe  central,  vitesse 
complètement  nulle  au  pôle,  augmente  sans  cesse  à  mesure  qu'on 
se  rapproche  des  régions  équatoriales,  où  elle  dépasse  1,600  kilo- 
mètres à  l'heure,  tout  mobile  qui  se  dirige  du  pôle  vers  l'équateur 
doit  nécessairement  rester  en  arrière  du  mouvement  terrestre  de 
plus  en  plus  rapide  qui  l'emporte,  et  par  conséquent  dévier  vers 
l'occident,  qui  est  à  droite  dans  l'hémisphère  du  nord,  à  gauche  dans 
l'hémisphère  du  sud.  De  même  tout  corps  qui  remonte  de  l'équateur 
vers  l'un  des  pôles  devance,  par  suite  de  sa  vitesse  acquise,  le  mou- 
vement angulaire  du  globe  et  dévie  fatalement  à  l'est,  c'est-à-dire 
à  droite  encore  dans  l'hémisphère  septentrional,  à  gauche  dans 
l'hémisphère  opposé.  C'est  à  cette  loi  qu'obéissent  les  vents  alizés  et 
tous  les  courans  atmosphériques,  le  gidfstream  et  les  autres  fleuves 
de  l'Océan,  les  boulets  eux-mêmes  sortis  de  la  gueule  du  canon,  et 
parfois,  quand  elles  déraillent,  les  locomotives  de  nos  voies  ferrées. 
Cette  loi  règle  aussi  le  cours  de  toutes  les  rivières,  et  quand  la  confi- 
guration du  sol  s'y  prête,  quand  les  oscillations  de  la  croûte  terrestre 
ou  d'autres  forces  géologiques  ne  viennent  pas  la  contrarier,  elle 
fait  régulièrement  dévier  les  eaux  courantes  à  droite  dans  l'hémi- 
sphère du  nord,  à  gauche  dans  l'hémisphère  du  sud.  Quant  aux 
fleuves  qui  coulent  parallèlement  à  l'équateur,  aucune  force  ne  les 
oblige  à  ronger  l'une  ou  l'autre  de  leurs  rives. 

M.  de  Baer  cite  un  grand  nombre  de  fleuves  qui  modifient  leur 
cours  dans  le  sens  indiqué  par  la  loi  de  déplacement,  et  l'on  pour- 
rait ajouter  beaucoup  d'autres  noms  à  sa  liste.  Dans  l'hémisphère 
méridional,  il  mentionne  le  système  de  la  Plata  avec  tous  ses  afÂuens 
qui  rongent  incessamment  leurs  rives  gauches;  dans  l'hémisphère 
.du  nord,  il  montre  le  Gange  abandonnant  la  ville  de  Gour  au  milieu 
des  jungles,  l'Indus  avançant  son  delta  du  côté  de  l'ouest,  la  Gi- 
ronde et  l'Elbe  longeant  la  base  des  escarpemens  de  leurs  rives 
droites,  la  Vistule  approfondissant  son  embouchure  orientale  aux 
dépens  de  celle  de  gauche.  11  cite  aussi  les  grands  fle-uves  de  la  Si- 
bérie, rOb,  l'Irtych,  le  lénisséi,  qui  s'avancent  continuellement  vers 
l'est  en  sapant  les  falaises  sur  lesquelles  sont  bâties  les  principales 
villes  de  la  contrée.  Parmi  les  fleuves  que  M.  de  Baer  a  signalés 
dans  les  diverses  parties  du  monde  comme  se  déplaçant  d'une  ma- 
nière normale,  il  a  eu  tort  cependant  de  placer  le  Mississipi.  Ce 


LA   MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  611 

cours  d'eau,  grâce  peut-être  à  un  lent  mouvement  de  bascule  qui 
semble  faire  pencher  l'Amérique  du  Nord  vers  le  sud-est,  ne  cesse 
au  contraire  d'empiéter  sur  sa  rive  gauche  (1). 

C'est  probablement  dans  l'immense  territoire  russe,  et  en  parti- 
culier dans  le  bassin  de  la  Caspienne,  que  le  phénomène  du  dépla- 
cement normal  des  fleuves  se  prête  aux  études  les  plus  intéressantes. 
Là  en  effet  se  trouvent  réunies  toutes  les  conditions  favorables  à 
l'empiétement  graduel  des  eaux  sur  la  rive  droite  de  leur  lit.  Le 
Yolga  surtout  se  fait  remarquer  sous  ce  rapport  parmi  tous  les 
fleuves  de  la  Russie.  Son  cours,  assez  droit  et  souvent  parallèle  au 
méridien ,  lui  permet  de  traverser  rapidement  des  latitudes  dont  la 
vitesse  angulaire  augmente  rapidement;  il  roule  une  masse  d'eau 
■considérable  qui  peut  balayer  bien  des  obstacles;  ses  énormes  crues 
accroissent  périodiquement  sa  force  d'érosion;  les  falaises  qui  le 
bordent  sont  composées  d'un  sol  friable.  Désormais  ses  envahisse- 
mens  continuels,  qui  ont  causé  tant  de  surprise  aux  géologues,  ne 
seront  plus  un  sujet  d'étonnement  pour  personne,  et  d'avance  on 
pourra  calculer  la  rapidité  de  sa  marche  vers  l'ouest.  Bien  que  l'in- 
fluence de  la  rotation  du  globe  sur  les  empiétemens  des  fleuves  fût 
déjà  indiquée  et  même  exposée  longtemps  avant  la  publication  des 
Études  sur  la  Caspienne,  c'est  à  M.  de  Baer  qu'il  faut  faire  remonter 
l'honneur  d'avoir  dégagé  cette  découverte  de  toute  obscurité  et  de 
l'avoir  étayée  sur  des  preuves  irrécusables. 

La  création  des  deltas,  l'érosion  des  falaises,  l'égalisation  du  sol  des 
steppes  et  tous  les  autres  changemens  introduits  par  les  fleuves  dans 
le  relief  de  la  contrée  et  la  forme  de  la  Mer-Caspienne  sont  peu  de 
chose  cependant,  comparés  à  la  véritable  révolution  géologique  qui 
a  suivi  la  séparation  du  Pont-Euxin  et  de  la  Caspienne  en  deux  mers 
distinctes.  Lorsque  ces  deux  nappes  d'eau  ne  formaient  encore 
qu'une  seule  et  même  méditerranée,  la  Mer-Noire  entourait  de  ses 
eaux  le  massif  montagneux  de  la  Crimée,  recouvrait  tous  les  steppes 

(1)  Dans  un  intéressant  volume  publié  récemment  sous  le  titre  d'Harmonies  de  la  Mer, 
M.  Julien,  s'appuyant  sur  une  affirmation  fort  légère  de  M.  Babinet,  prétend  que  dans 
notre  hémisphère  les  alluvions  des  fleuves  se  déposent  invariablement  sur  la  rive  droite  en 
vertu  même  de  la  rotation  du  globe.  Or  c'est  précisément  le  contraire  qui  a  lieu,  excepté 
pour  le  Mississipi  et  d'autres  cours  d'eau  qui  se  trouvent  dans  des  conditions  particulières. 
Il  est  vrai  que  tous  les  bois  de  dérive,  toutes  les  épaves  flottantes  entraînées  par  le  guJf- 
stream,  dévient  sur  la  rive  droite  de  ce  courant;  mais  les  cours  d'eau  contenus  entre 
deux  rivages  ne  peuvent  être  comparés  au  gulfstream,  qui  coule  librement  au  milieu  de 
la  mer.  Dans  ce  fleuve  maritime,  tous  les  débris  que  porte  le  courant  trouvent  immé- 
diatement à  droite  une  eau  tranquille,  et  ils  n'ont  qu'à  suivre  leur  pente  pour  aller  s'y 
déposer;  mais,  dans  les  fleuves  des  continens,  les  sédimens  tenus  en  suspension  ne 
peuvent  s'arrêter  là  où  passe  toute  la  masse  des  eaux,  rongeant  constamment  le  rivage. 
Laissées,  puis  reprises,  puis  déposées  de  nouveau  pour  être  entraînées  encore,  toutes 
les  alluvions  finissent  par  être  rejetées  sur  la  rive  la  plus  éloignée  du  fil  du  courant. 
Dans  l'hémisphère  du  nord,  cette  rive  est  la  rive  gauche. 


612!  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  Cosaques,  de  l'embouchure  du  Don  à  celle  du  Kouban,  et  pro- 
jetait un  large  bras  dans  la  direction  de  l'est.  Ce  bras,  graduellement 
rétréci  entre  les  premiers  renflemens  du  Caucase,  au  sud,  et  les 
hauteurs  d'Ergeni,  au  nord,  s'unissait  par  un  détroit  d'environ 
50  kiloniètres  de  large  aux  eaux  de  la  Mer-Caspienne,  qui  s'éten- 
daient'alors  sur  les  immenses  steppes  d'Astrakhan  jusqu'à  l'embou- 
chure  de  l'Emba.  Ce  détroit  de  communication  entre  les  deux  mers, 
cet  ancien  lit  de  la  Méditerranée  ponto-caspienne ,  est  la  vallée  où 
boulent  aujourd'hui  les  eaux  du  Manytch.  Malte-Brun  ne  s'était  donc 
^bint  trompé  en  donnant  cette  dépression  pour  la  véritable  limite 
géographique  entre  l'Europe  et  l'Asie. 

^  Comment  le  partage  de  la  grande  mer  intérieure  en  deux  nappes 
xTistinctes  s'est-il  accompli?  A-t-il  eu  pour  cause  l'effraction  du  Bos- 
phore pai-  les  eaux  du  Pont-Euxin ,  ou  plus  simplement,  comme  le 
Veûletit  Arago  et  le  capitaine  Maury,  la  diminution  graduelle  des 
pluies' dans  le  bassin  de  la  Bussie  méridionale?  Cette  question  nous 
isemble  pour  le  moment  très  difficile  ou  même  impossible  à  résou- 
^^e;  mais  déjà  on  peut  affirmer  et  prouver  que  l'abaissement  du 
ttrvéàtr  de  la  Caspienne  s'est  fait  relativement  d'une  manière  assez 
Tapîdé.  Dans  les  steppes  des  Kirghizes,  non  loin  du  lac  Elton,  s'élè- 
vent à  200  mètres  de  hauteur  au-dessus  de  la  plaine  les  collines 
du  Grand-Bogdo,  qu'entouraient  autrefois  les  vagues  de  la  mer. 
Lem's  flancs  ont  été  déchiquetés  par  les  eaux  en  tours,  en  dents,  en 
'aiguillés;  les  flots  y  ont  creusé  de  profondes  cavernes,  et  l'on  y  voit 
même  des  ynarmiies  de  géant ^  grands  entonnoirs  où  les  ondes  tour- 
billoimantes  roulaient  incessamment  des  roches  détachées;  mais  ces 
anciens  écueils  se  montrent  seulement  dans  une  certaine  zone,  si- 
tuée 'sur  tout  le  pourtour  du  massif  à  la  même  élévation  au-dessus 
du  sol  des  steppes;  plus  bas,  les  roches  ne  portent  plus  aucune  trace 
de  l'action  érosive  des  eaux,  évidemment  parce  que  le  niveau  de  la 
"mèr  a'  baissé  trop  rapidement  pour  que  les  eaux  aient  pu  attaquer 
le§  uu-irailles  des  falaises.  On  peut  observer  le  même  fait  sur  les  ro- 
-ckers-qui  portent  le  fort  de  Novo-Petrovsk ,  près  du  cap  de  Tchuk- 
Karaghan.  Ces  rochers,  séparés  du  plateau  d'Oust-Ourt  par  un  large 
¥aviii,  étaient  aussi  un  grand  écueil  battu  des  flots.  Les  assises  infé- 
rieures, sur  lesquelles  pesaient  des  masses  d'eau  tranquille,  offrent 
à  peine  quelques  traces  de  l'action  destructive  de  la  mer;  à  une  cer- 
taine hauteur,  les  aspérités  des  roches  ont  été  arrondies  et  polies 
parle  mouvement  incessant  et  régulier  des  vagues  chargées  de  sable 
et  de  débris;  plus  haut,  quelques  grottes,  creusées  sous  des  assises 
çui'plombantes ,  indiquent  l'extrême  élévation  qu'atteignaient  les 
lames  poussées  par  un  vent  d'ouest.  Les  massifs  de  roches  intactes 
■qui  se  dressent  au-dessus  des  grottes  étaient  des  îles  dominant  le 
tumulte  des  flots. 


LA    JIÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  613 

Si  importante  qu'elle  soit,  cette  action  des  vagues  sur  quelques 
rochers  ne  saurait  se  comparer  aux  traces  laissées  par  les  eaux  sur 
tous  les  rivages  actuels  des  steppes  d'Astrakhan.  Ces  témoignages 
du  travail  de  la  mer  méritent  une  étude  toute  spéciale,  et  ce  n'est 
qu'après  en  avoir  donné  une  explication  satisfaisante  qu'on  pourra 
espérer  de  résoudre  le  problème  si  complexe  du  partage  de  la  Mé- 
diterranée ponto- Caspienne  en  deux  mers  distinctes.  On  peut  ob- 
server ces  vestiges  d'une  grandiose  révolution  principalement  entre 
l'embouchure  du  Volga  et  ^elle  du  Kouma.  Là,  les  indentations 
de  la  côte  affectent  une  forme  des  plus  étranges  :  malgré  l'énorme 
différence  qu'offrent  la  formation  géologique  des  steppes  d'Astra- 
khan et  celle  des  montagnes  primitives  de  la  Scandinavie,  les 
baies  de  la  Caspienne  ressemblent  d'une  manière  frappante  aux 
fiords  de  la  Norvège;  la  côte,  découpée  régulièrement  par  des  ca- 
naux très  étroits  et  longs  de  20,  30,  AO  et  même  50  kilomètres, 
projette  dans  la  mer  d'innombrables  presqu'îles  parallèles  et  diri- 
gées de  l'ouest  à  l'est.  Jusqu'à  une  grande  distance  dans  la  mer,  les 
îles  sont  également  disposées  en  rangées  parallèles  et  séparées  par 
de  longs  détroits  ;  simples  continuations  des  péninsules ,  elles  for- 
ment des  espèces  de  chaînons  qu'interrompent  de  distance  en  dis- 
tance les  eaux  de  la  mer,  et  qui  s'abaissent  par  chutes  successives 
d'île  en  îlot  et  d'îlot  en  bas-fond.  Les  milliers  de  canaux  qui  sépa- 
rent ces  étroites  levées  de  terre  sont  un  immense  dédale  inexploré 
même  des  pêcheurs;  les  cartes  les  plus  détaillées  peuvent  seules 
donner  une  idée  de  cet  étrange  fourmillement  d'îles,  d'îlots,  de  ca- 
naux et  de  baies.  Il  va  sans  dire  que  ces  fiords  caspiens  n'ont  rien 
de  la  sublimité  sauvage  des  fiords  de  la  Norvège;  ils  n'ont  qu'une 
faible  profondeur  et  sont  obstrués  de  bancs  de  sable  ;  les  rivages  qui 
les  bordent  ne  sont  pas  ces  âpres  rochers  d'où  s'élancent  de  merveil- 
leuses cascades  :  du  côté  de  la  terre,  l'horizon  est  borné  par  la  plaine 
des  steppes  et  non  pat  ces  grandioses  mers  de  glace  des  Alpes  Scan- 
dinaves; mais,  bien  qu'inférieures  en  beauté,  les  indentations  de  la 
côte  Caspienne  ne  sont  pas,  au  point  de  vue  géologique,  moins  inté- 
ressantes que  celles  de  la  Scandinavie. 

Entre  chaque  baie  parallèle  se  prolonge  une  série  de  hauteurs 
qui  va  se  rattacher  dans  l'intérieur  des  terres  au  sol  uniforme  des 
steppes.  Ces  bugors,  ou  monticules  en  chaînons,  sont  en  général 
très  étroits,  tandis  que  leur  longueur  varie  de  500  mètres  à  5  et 
même  7  kilomètres;  ils  s'élèvent  d'ordinaire  à  la  modeste  hauteur  de 
8  ou  10  mètres,  mais  il  en  existe  aussi  qui  atteignent  une  élévation 
presque  double.  Vu  d'un  ballon,  l'ensemble  des  bugors  doit  rappeler 
une  campagne  marécageuse  labourée  par  une  gigantesque  charrue. 
Immédiatement  à  l'ouest  du  Volga,  les  lùmms,  ou  sillons  qui  sépa- 
rent les  bugors,  sont  toujours  changés  en  rivières.  Pendant  les  inon- 


61/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dations  du  fleuve,  le  courant  déverse  dans  ces  canaux  le  trop-plein 
de  ses  eaux  chargées  d'argile;  puis,  après  la  fin  de  la  crue,  la  mer 
y  pénètre  à  son  tour.  Grâce  à  ces  ruisseaux  qui  coulent  tantôt  dans 
un  sens,  tantôt  dans  un  autre,  et  qu'on  pourrait  comparer  à  un  sys- 
tème de  veines  et  de  veinules,  il  se  produit  ainsi  dans  les  eaux  de 
cette  région  des  bugors  un  mouvement  incessant  de  va-et-vient 
entre  la  mer  et  le  Volga.  Plus  au  sud,  les  vallées  étroites  des  limans, 
étant  moins  souvent  remplies  par  les  eaux  d'inondation,  n'offrent 
point  en  général  de  nappe  continue,  mais  seulement  une  chaîne  de 
lacs  séparés  les  uns  des  autres  par  des  isthmes  sablonneux.  Lors- 
que le  niveau  des  lacs  s'élève  à  la  suite  de  longues  pluies,  d'une 
crue  exceptionnelle  du  Volga  ou  d'une  infiltration  des  eaux  ma- 
rines ,  les  digues  de  sable  sont  parfois  emportées ,  et  plusieurs  lacs 
se  réunissent  en  un  seul;  souvent  aussi  de  longues  sécheresses  frac- 
tionnent un  seul  lac  en  un  nombre  plus  ou  moins  considérable  d'é- 
tangs qui  se  saturent  peu  à  peu  de  sel  aux  dépens  des  bugors  dont 
ils  baignent  la  base.  Les  agens  qui  dirigent  l'exploitation  de  ces 
étangs  se  procurent  de  nouveaux  lacs  salés  en  coupant  un  liman  de 
digues  pour  le  séparer  du  Volga  et  de  la  mer;  en  quelques  années, 
l'ancienne  nappe  d'eau  douce  est  transformée  en  un  réservoir  de  sel. 

On  peut  étudier  la  formation  des  bugors  sur  un  développement 
de  plus  de  liOO  kilomètres  de  côtes  entre  l'embouchure  du  Kouma 
et  celle  de  l'Oural.  Au  nord  du  Volga,  ces  monticules  sont  peu  éle- 
vés, assez  irréguliers  et  séparés  les  uns  des  autres  par  des  limans 
d'une  faible  longueur;  mais  il  est  cependant  facile  de  les  reconnaître. 
Dans  les  steppes,  des  séries  de  lacs  en  chapelets  épars  çà  et  là  sem- 
blent indiquer  aussi  une  formation  de  la  nature  des  bugors.  Le  delta 
du  Volga  offre  lui-même  un  nombre  considérable  de  ces  monticules, 
dirigés  de  l'est  à  l'ouest,  c'est-à-dire  perpendiculairement  au  cou- 
rant du  fleuve.  Les  branches  du  Volga  contournent  les  bugors;  mais 
en  même  temps  elles  les  rongent  pour  se  frayer  un  passage  direct 
vers  la  mer.  Dans  la  partie  orientale  du  delta,  où  l'œuvre  d'érosion 
se  continue  depuis  de  longs  siècles,  les  collines  ont  été  en  grande 
partie  déblayées;  mais  dans  la  partie  occidentale,  où  le  Volga  coule 
depuis  une  époque  comparativement  récente,  de  longues  chaînes 
de  bugors  dominent  encore  les  eaux.  Toutes  les  stations  de  pêche 
disséminées  sur  les  bords  du  fleuve  et  la  cité  d'Astrakhan  elle-même 
ont  été  construites  sur  des  collines  de  cette  nature. 

Un  fait  très  remarquable,  c'est  que  tous  ces  monticules  sont  stra- 
tifiés, et  que  leurs  couches  superposées  affectent  la  forme  de  voûtes 
concentriques.  Les  strates  les  plus  fortement  argileuses  sont  pour 
ainsi  dire  les  noyaux  autour  desquels  se  sont  déposées  les  terres 
plus  mélangées  de  sable.  Cette  distribution  des  couches  est  due  pro- 
bablement à  l'action  des  courans  d'eau  qui  donnèrent  aux  bugors 


LA    MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  615 

leur  apparence  actuelle.  On  comprend  en  effet  que,  dans  le  sol  dé- 
layé, les  couches  d'argile  et  de  sable  se  soient  déposées  régulière- 
ment, et  que  toutes  ces  strates  encore  flexibles,  inclinant  de  côté  et 
d'autre  vers  les  courans  qui  baignaient  leurs  bases,  se  soient  voûtées 
en  forme  de  coupoles. 

Nous  avons  dit  que  les  chaînes  de  bugors  se  dirigent  générale- 
ment de  l'est  à  l'ouest.  Gela  est  vrai,  surtout  dans  les  environs  d'As- 
trakhan; mais  si  l'on  compare  ces  lignes  de  monticules  à  une  bor- 
dure de  franges  attachée  au  continent,  on  voit  que  ces  franges 
s'étalent  un  peu  en  éventail,  d'un  côté  vers  le  nord,  de  l'autre  vers 
le  sud.  Elles  sont  toutes  comme  les  extrémités  de  rayons  partant 
d'un  centre  commun  qui  se  trouverait  dans  la  dépression  du  Ma- 
nytch ,  sur  le  seuil  qui  sépare  les  versans  des  deux  mers.  On  peut 
facilement  s'expliquer  cette  disposition.  Lorsque  par  suite  de  la  rup- 
ture du  Bosphore  ou  de  la  diminution  des  pluies  le  seuil  du  Manytch 
émergea  de  la  mer,  la  nappe  de  la  Caspienne,  qui  avait  alors  une 
superficie  deux  fois  plus  grande  qu'aujourd'hui,  fut  tout  à  coup  pri- 
vée des  masses  d'eau  douce  qui  l'alimentaient  conjointement  avec 
la  Mer-Noire.  Bornée  au  Volga,  au  Terek,  à  l'Oural  et  à  des  rivières 
insignifiantes,  elle  fut  sans  doute,  dans  l'espace  de  quelques  années, 
réduite  par  Tévaporation  à  la  moitié  de  son  ancien  bassin,  et  les 
eaux,  dans  leur  dénivellation  graduelle,  creusèrent  sur  le  rivage  ac- 
tuel ces  étroits  sillons  qui  nous  étonnent.  Sur  les  deux  rives  du 
Volga,  on  voit  aussi  des  bugors  dirigés  perpendiculairement  au  ri- 
vage, et  qui  semblent  devoir  leur  origine  à  l'écoulement  des  eaux 
des  steppes  dans  le  com'ant  du  fleuve . 

III. 

La  communication  qui  existait  autrefois  entre  les  deux  mers 
peut-elle  être  rétablie,  et  pouvons-nous  espérer  de  voir  un  jour  les 
navires  se  rendre  sans  obstacle  de  Gibraltar  au  port  d'Asterabad? 
Si  Pierre  le  Grand  avait  connu  la  topographie  de  la  Russie  méridio- 
nale, il  eût  sans  doute  répondu  affirmativement  à  cette  question; 
mais  de  son  temps  on  n'avait  aucune  connaissance  de  la  dépression 
du  Manytch.  Vers  la  fin  du  xvii'^  siècle,  il  fit  commencer  le  perce- 
ment d'un  canal  à  travers  l'isthme  étroit  de  Tsaritzin,  qui  sépare 
deux  coudes  très  rapprochés  du  Don  et  du  Volga.  Les  travaux  con- 
tinuèrent pendant  quatre  années  ;  mais  les  difficultés  du  terrain  et 
surtout  le  mauvais  vouloir  des  habitans  firent  abandonner  l'entre- 
prise. Maintenant  encore  ce  projet  semble  irréalisable,  et  on  s'oc- 
cupe simplement  de  remplacer  par  un  chemin  de  fer  à  locomotives 
la  voie  ferrée  à  traction  de  chevaux  qui  réunissait  les  deux  fleuves 
depuis  une  quinzaine  d'années.  En  1722,  le  tsar  Pierre,  vivement 


616  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préoccupé  du  problème  de  la  jonction  des  deux  mers,  fit  explorer 
les  vallées  du  Kour  et  du  Rion  dans  l'espérance  de  pouvoir  établir 
au  pied  méridional  du  Caucase  cette  voie  commerciale  qu'il  ne  pou- 
vait ouvrir  au  nord  de  la  chaîne.  La  cession  du  Kour  à  la  Perse  em- 
pêcha les  recherches  d'aboutir;  mais  l'énormité  des  travaux  à  entre- 
prendre pour  l'ouverture  d'un  canal  à  travers  cette  région  accidentée 
aui*ait  sans  aucun  doute  fait  reculer  Pierre  le  Grand.  Lorsque  Pallas 
eut  enfin  exploré  et  pour  ainsi  dire  découvert  la  vallée  du  Manytch 
occidental,  on  put  se  faire  une  idée  de  l'ancienne  communication 
des  deux  mers  par  le  détroit  ponto-caspien,  et  le  projet  d'un  canal 
fut  repris  par  les  savans.  Perrot,  le  premier,  proposa  d'utiliser  la 
dépression  du  Manytch  en  y  ouvrant  une  artère  commerciale  ;  mais 
c'est  depuis  les  "explorations  de  M.  de  Baer  et  surtout  de  l'inspecteur 
des  salines  Bergstrœsser  que  l'entreprise  du  canal  du  Manytch  se 
discute  sérieusement.  Pendant  quelques  mois,  ce  projet  détourna 
l'attention  publique  des  grandes  spéculations  de  chemins  de  fer. 

A  peu  près  à  égale  distance  des  deux  mers,  au  milieu  de  la  dé- 
pression ponto-caspienne ,  se  trouve  un  lac  allongé  ou  plutôt  une 
chaîne  de  marécages  aux  bords  obstrués  de  roseaux  :  c'est  le  lac 
Manytch,  dont  l'eau  se  déverse  dans  le  Don  par  une  rivière  pares- 
seuse qui  porte  aussi  le  nom  de  Manytch.  Au  sud  du  lac,  les  contre- 
forts du  Caucase  donnent  naissance  au  torrent  Kalaous,  qui  coule 
d'abord  directement  au  nord,  puis,  arrivé  à  quelques  verstes  du 
lac,  oblique  à  l'est  et  au  sud-est  pour  courir  parallèlement  à  la  dé- 
pression de  l'isthme  et  s'y  jeter  à  une  petite  distance  en  amont  du 
lac.  On  croyait  naguère  que  le  Kalaous,  uni  à  un  affluent  venu  des 
steppes  de  Test,  allait  perdre  toutes  ses  eaux  dans  le  lac  Manytch 
et  n'arrosait  ainsi  qu'un  seul  versant  de  l'isthme,  celui  de  la  Mer- 
Noire.  Il  n'en  est  pas  ainsi.  Arrivé  dans  la  dépression  ponto-cas- 
pienne, le  Kalaous  se  ramifie  en  un  grand  nombre  de  bras  dont  plu- 
sieurs disparaissent  sous  les  sables,  tandis  que  d'autre-s  se  dirigent  à 
l'est  vers  le  lac  Chara-Ghul-Ussun,  situé  déjà  sur  le  versant  de  la 
Caspienne,  et  coulent  ensuite  dans  la  direction  de  cette  mer,  en 
empruntant  une  vallée  qui  est  la  continuation  de  celle  du  Manytch 
et  à  laquelle  on  donne  le  même  nom.  Au  printemps,  lors  de  la  fonte 
des  neiges,  et  vers  la  fin  de  l'automne,  après  les  grandes  pluies,  le 
Kalaous  roule  une  quantité  d'eau  considérable  et  se  partage  entre 
les  deux  Manytch,  l'un  tributaire  de  la  mer  Caspienne,  l'autre  de 
la  mer  d'Azof.  La  plaine,  en  apparence  parfaitement  unie,  qui  sé- 
pare le  lac  Manytch  du  lac  Chara-Ghul-Ussun  forme  donc  le  véri- 
table seuil  entre  les  deux  bassins  maritimes  :  c'est  le  point  le  plus 
élevé  de  l'isthme. 

En  explorant  lui-même  le  col  de  partage,  M.  de  Baer  recueillit 
sur  la  vallée  du  Manytch  oriental  les  témoignages  de  nombreux 


LA    MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  617 

traitans  russes,  arméniens  ou  cosaques;  mais  comme  il  n'eut  pas  le 
temps  de  s'aventurer  dans  cette  vallée,  un  doute  eût  toujours  sub- 
sisté sur  le  cours  de  la  rivière  qui  l'arrose,  si  une  exploration  di- 
recte n'avait  depuis  confirmé  ses  assertions.  Grâce  cà  M.  Bergstraes- 
ser,  cette  tâche  est  remplie  :  il  a  fait  relever  géométriquement  toute 
la  dépression  du  Manytch  depuis  la  Caspienne  jusqu'au  seuil  des 
deux  mers;  bien  plus,  afin  de  résoudre  pratiquement  le  problème 
de  la  communication  entre  les  deux  bassins,  il  fit  transporter  sur 
les  eaux  du  Manytch  oriental,  près  de  l'entrepôt  des  salines  de  Mod- 
char,  deux  embarcations,  dont  l'une,  assez  grande  et  munie  de 
quatre  voiles,  était  montée  de  douze  rameurs.  La  crue  de  la  rivière 
était  alors  dans  son  plein.  En  amont  de  Modchar,  le  chenal,  profond 
de  3  mètres  environ,  permit  aux  embarcations  d'avancer  rapide- 
ment; mais  lorsque  les  bateaux  furent  entrés  dans  le  vaste  lac  de 
Sasta,  dont  les  eaux,  gonflées  par  l'inondation,  recouvraient  une 
grande  partie  de  la  steppe,  ils  s'égarèrent  sur  cette  immense  sur- 
face, aux  bas-fonds  encore  inconnus,  et  plus  d'une  fois  échouèrent 
sur  des  bancs  de  sable,  ou  quittèrent  le  chenal  pour  s'aventurer,  sans 
le  savoir,  au  milieu  des  plaines  inondées.  Ainsi  l'expédition  perdit 
plusieurs  jours  à  la  recherche  du  véritable  cours  du  Manytch,  puis, 
lorsqu'elle  fut  arrivée  à  un  endroit  où  la  vallée  rétrécie  permet  de 
toujours  reconnaître  le  lit,  il  lui  fallut  lutter  péniblement  contre  un 
courant  assez  fort.  Enfin  elle  atteignit  l'embouchure  du  Kalaous: 
mais  l'inondation  avait  déjà  considérablement  baissé,  et  il  était  im- 
possible de  pénétrer  directement  dans  le  Manytch  occidental.  Les 
membres  de  l'expédition  durent  remonter  le  Kalaous  parallèlement 
à  la  dépression  ponte-caspienne ,  puis,  arrivés  au  coude  où  la  val- 
lée du  Kalaous  remonte  vers  le  nord,  ils  firent  transporter  leurs  em- 
barcations au  point  très  rapproché  où  le  Manytch  occidental  com- 
mence à  devenir  navigable,  et  descendirent  le  cours  de  la  rivière 
jusqu'à  son  embouchure  dans  le  Don.  En  route,  un  bateau  sombra 
sur  un  banc  de  sable;  mais  le  problème  n'en  était  pas  moins  à  peu 
près  résolu  :  l'expédition  avait  démontré  la  possibilité  de  passer 
d'une  mer  à  l'autre  mer  pendant  les  hautes  crues  du  printemps. 
A  cette  époque,  deux  courans  d'eau,  coulant  en  sens  inverse,  éta- 
blissent temporairement  un  canal  non  interrompu  entre  les  deux 
mers. 

Ainsi  la  vallée  du  Manytch  oriental ,  complètement  inconnue  il  v 
a  quelques  années,  est  maintenant  explorée  dans  son  entier  et 
M.  Bergstrœsser  en  a  fait  tracer  une  carte  excellente.  Au  sortir  du 
lac  Chara-Chul-Ussun,  qui  ressemble  plutôt  à  un  large  fleuve,  la 
rivière  se  perd  dans  le  Sasta  (lac  des  Carpes),  ou  plutôt  dans  un  la- 
byrinthe d'eaux  stagnantes,  éparses  au  milieu  des  steppes  comme 
les  îles  d'un  archipel  au  milieu  de  la  mer,  et  s'unissant  en  un  seul 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lac  à  l'époque  des  inondations.  Malgré  l'énorme  évaporation  qui 
agit  sur  cette  vaste  étendue,  les  eaux  du  Manytch  sont  encore  assez 
abondantes  pour  s'échapper  du  lac  Sasta  et  se  séparer  en  trois 
branches.  L'une  va  s'évaporer  à  l'est,  dans  les  mares  en  chapelet 
d'une  aride  vallée;  mais  les  deux  autres  se  réunissent  pour  former 
le  lac  deKôkô-Ussun,  et  coulent  vers  les  salines  de  Modchar  sous  le 
nom  de  Machtuk-Gol.  Près  du  dépôt  des  salines,  le  fleuve  se  divise 
de  nouveau  :  un  bras  se  dirige  à  l'est  vers  le  golfe  de  Beloserk,  qu'il 
n'atteint  pas:  un  autre  coule  au  sud -est  et  dans  la  direction  du 
Kouma;  enfin  le  Houïdouk  ou  bras  du  milieu,  plus  important  que 
les  deux  autres,  se  change  pendant  l'été  en  une  longue  ligne  de 
mares  espacées  de  distance  en  distance  jusqu'aux  dunes  qui  bor- 
dent la  Caspienne.  N'est-il  pas  vraiment  prodigieux  que,  dans  son 
voyage  de  nivellement  à  travers  les  steppes  de  la  dépression  du  Ma- 
nytch, M.  Hommaire  de  Hell  n'ait  point  vu  tous  ces  affluens  de  la 
Caspienne?  N'est-il  pas  plus  étonnant  encore  qu'il  ait  indiqué  la 
position  du  seuil  des  deux  mers  à  plus  de  100  kilomètres  de  sa 
position  vraie,  qu'il  ait  fait  du  Manytch  oriental  la  source  du  Manytch 
occidental  et  complètement  ignoré  la  bifurcation  du  Kalaous?  Et 
quelle  foi  peut-on  ajouter  aux  résultats  d'un  nivellement  qui  com- 
porte de  pareilles  erreurs  géographiques?  Sans  répéter  ici  les  ac- 
cusations que  MM.  de  Baer  et  Bergstraesser  portent  contre  M.  Hom- 
maire de  Hell,  nous  dirons  seulement  qj^e  Humboldt  n'a  pas  eu  besoin 
de  parcourir  les  steppes  du  Manytch  et  de  faire  des  opérations  géo- 
désiques  pour  pressentir  la  véritable  topographie  de  l'isthme  :  dans 
son  excellent  livre  de  l'Asie  centrale,  il  parle  de  la  bifurcation  du 
Kalaous  comme  d'un  fait  probable. 

Un  fleuve  qui  se  sépare  en  tant  de  branches,  qui  s'épand  en  de  si 
vastes  bassins  lacustres  soumis  à  une  forte  évaporation,  qui  fournit 
une  mare  insalubre  à  chaque  ravin  latéral  et  déverse  le  restant  de 
ses  eaux  dans  quelques  rigoles  d'irrigation,  pourrait  sans  doute  de- 
venir une  voie  navigable,  si  la  masse  en  était  contenue  par  un  seul  lit. 
D'ailleurs  un  document  retrouvé  prouve  que  cette  voie  existait  en- 
core au  milieu  du  xvii^  siècle.  A  cette  époque,  les  Cosaques  du  Don, 
accourant  en  foule  auprès  de  leur  compatriote  Stenko  Rasin,  qui 
avait  levé  l'étendard  de  la  révolte,  se  rendirent  en  barques  dans  la 
Caspienne  par  la  dépression  du  Manytch.  Lorsque  Stenko  Rasin  vou- 
lut retourner  dans  sa  patrie,  il  tint  conseil  pour  savoir  sur  quel  cours 
d'eau  il  s'embarquerait,  le  Manytch  ou  le  Volga.  S'il  fit  remonter 
ce  dernier  fleuve  à  ses  bateaux,  ce  fut  dans  l'espérance  de  mieux 
approvisionner  sa  flottille  et  de  pouvoir,  en  passant,  faire  demander 
sa  grâce  au  tsar.  Le  canal  des  deux  mers  a  donc  cessé  d'exister 
depuis  deux  siècles  seulement,  grâce  à  quelque  bifurcation  du  Ma- 
nytch ou  à  son  épanchement  dans  un  lac.  Serait-il  donc  impossible 


LA   MEDITERRANEE    CASPIENNE.  619 

à  l'industrie  de  ramener  le  Manytch  et  de  le  maintenir  dans  son 
ancien  lit? 

En  tout  cas,  on  ne  peut  songer  à  creuser  un  canal  maritime  à  tra- 
vers l'isthme  ponto-caspien.  Pour  faire  descendre  en  pente  douce 
les  eaux  de  la  mer  d'Azof  vers  la  Mer-Caspienne,  il  faudrait  accom- 
plir une  œuvre  bien' plus  colossale  que  le  percement  de  l'isthme  de 
Suez  en  vue  d'un  résultat  incomparablement  moindre.  Le  seuil  du 
Manytch  étant  situé  à  13  mètres  au-dessus  de  la  mer  d'Azof  et  à 
plus  de  38  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  Caspienne ,  les  tran- 
chées à  creuser  pour  un  canal  de  3  mètres  seulement  n'auraient  pas 
d'égales  dans  le  monde;  le  fossé,  excavé  dans  la  dure  argile  des 
steppes  et  peut-être  à  travers  des  assises  de  grès,  atteindrait  une 
profondeur  de  29  mètres  sur  une  distance  de  50  kilomètres  environ. 
Au  contraire  un  canal  d'eau  douce  alimenté  par  le  Ralaous,  le  Kouma 
et  tous  les  ruisseaux  qui  descendent  des  contre-forts  du  Caucase  et 
des  hauteurs  d'Ergeni,  dans  la  dépression  du  Manytch,  serait,  selon 
toute  apparence,  une  œuvre  facile.  D'après  M.  Bergstraesser,  il  suf- 
firait d'établir  des  barrages  à  tous  les  endroits  où  des  branches  la- 
térales épuisent  le  fleuve  pour  obtenir  à  peu  de  frais  une  ligne  na- 
vigable de  la  Caspienne  au  lac  Ghara-Chul-Ussun.  Si  en  même 
temps  on  régularisait  le  cours  du  Manytch  à  travers  les  lacs,  qu'on 
réunît  en  un  même  courant  ses  eaux,  celles  du  Kouma  et  plusieurs 
ruisseaux  qui  se  perdent  aujourd'hui  dans  le  désert,  le  canal  ponto- 
caspien  serait  définitivement  rétabli,  et  les  embarcations  d'un  faible 
tonnage  se  rendraient  sans  peine  d'une  mer  à  l'autre  mer.  L'eau 
existe  :  il  suffit  d'en  former  un  courant  et  de  ne  pas  la  laisser  s'éva- 
porer au  milieu  des  steppes  ou  s'étaler  en  mares  insalubres  infes- 
tées par  les  moustiques.  En  pensant  à  l'ouverture  possible  du  canal 
des  deux  mers,  M.  Bergstraesser  se  laisse  emporter  par  son  imagi- 
nation aux  rêves  du  plus  brillant  avenir.  Il  voit  des  villes  commer- 
ciales se  fonder  aux  embouchures  des  deux  Manytch  et  au  point  de 
partage  de  leurs  eaux;  il  voit  les  steppes,  ces  régions  aujourd'hui  si 
arides  et  désolées,  se  couvrir  de  vergers  et  de  champs  de  blé  ;  il  voit 
des  populations  sédentaires  s'établir  en  foule  là  où  séjournent  seu- 
lement pendant  quelques  mois  des  tribus  de  Tatars  nomades.  Les 
eaux  d'inondation  non  utilisées  pour  le  canal  serviront  à  fertiliser 
les  campagnes  infécondes  aujourd'hui;  les  roseaux  des  lacs  et  l'ar- 
gile du  sol  fourniront  en  abondance  des  matériaux  de  construction  ; 
le  bois  de  chauff'age  manque,  il  est  vrai,  mais  on  pourrra  le  rem- 
placer parfaitement  par  les  déjections  des  bestiaux. 

Il  y  a  quelques  mois  à  peine,  trois  explorateurs  de  la  vallée  du 
Manytch,  MM.  Kostenkof,  Barbet  de  Marny  et  Kryjine,  sont  revenus 
de  leur  voyage  beaucoup  moins  enthousiastes  que  leur  devancier; 
mais  admettons  un  instant  que  les  projets  de  M.  Bergstraesser  se  réa- 


620  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lisent,  et  que  les  navires  puissent  aller  librement  de  la  Caspienne 
dans  la  Mer-Noire;  bien  plus,  supposons  que,  par  un  judicieux  amé- 
nagement des  eaux  de  l'Oxus,  on  fasse  communiquer  la  Mer-Cas- 
pienne avec  la  mer  d'Aral  et  que  l'on  continue  celle-ci  vers  l'Océan- 
Arctique  au  moyen  des  lacs  en  chapelet  et  des  rivières  de  la  Sibérie 
méridionale;  affirmons  avec  M.  Bergstrœsser  qu'il  suffit  de  suivre  les 
indications  données  par  la  nature  elle-même,  partout  où  elle  a  laissé 
des  traces  de  son  passage,  pour  refaire  son  œuvre  et  conduire  de 
nouveau  les  bras  de  mer  à  travers  les  continens  :  eh  bien!  quand 
même  ces  grands  travaux  seraient  accomplis,  quand  même  les  steppes 
seraient  sillonnés  de  routes  et  les  bords  de  la  Caspienne  pourvus 
de  docks  et  d'entrepôts,  la  civilisation  n'y  gagnerait  que  de  faibles 
avantages,  si  les  peuples  qui  habitent  les  contrées  aralo-caspiennes 
ne  recouvraient  pas  en  même  temps  leur  initiative.  Avec  sa  toute- 
puissance,  qu'a  su  faire  la  Russie  de  ces  pays  conquis?  Sans  doute, 
elle  a  fait  explorer  ces  vastes  contrées  et  favorisé  le  progrès  de  la 
géographie  physique:  mais,  en  faisant  étudier  le  sol,  elle  a  négligé 
la  prospérité  du  peuple.  Au  lieu  de  coloniser  les  bords  de  la  Cas- 
pienne et  de  donner  à  cette  mer  la  grande  importance  commerciale 
qu'elle  devrait  avoir,  les  conquérans  moscovites  n'ont  su  que  dévas- 
ter et  appauvrir.  Dans  ces  régions  jadis  peuplées,  le  despotisme  a 
fait  la  solitude. 

A  l'époque  de  la  migration  des  peuples,  alors  que  les  guerriers  de 
l'Asie  se  rendaient  à  la  curée  de  l'empire  romain,  les  tribus  s'abat- 
taient tour  à  tour  sur  les  steppes  de  la  Caspienne  comme  des  légions 
de  sauterelles,  et  pendant  plusieurs  siècles  ces  contrées  firent  par- 
tie du  grand  atelier  des  peuples  [officina  ou  vagina  gentium)  d'où 
surgissaient  sans  cesse  de  nouvelles  hordes  de  barbares  poussant 
leur  cri  de  guerre  et  de  massacre  contre  le  monde  épouvanté.  Il  ne 
manquait  aux  tribus  accourues  dans  les  steppes  qu'une  puissante 
influence  civilisatrice  pour  les  transformer  en  une  véritable  nation. 
Lorsque  l'empire  des  Bulgares,  l'un  des  plus  riches  de  l'Europe,  se 
fonda  sur  les  bords  du  Volga,  on  aurait  pu  croire  que  cette  nation 
s'était  enfin  constituée;  mais  l'émigration  des  peuplades  de  l'Asie 
continuait  toujours,  les  conflits  se  succédaient  sans  interruption,  la 
paix  était  impossible  entre  ces  hordes  trop  nombreuses  qu'attiraient 
les  plaines  de  la  Russie  abondamment  arrosées  par  d'immenses 
fleuves.  En  1630,  l'émigration  n'avait  pas  cessé  encore  :  cinquante 
mille  familles  mongoles,  quittant  les  plateaux  du  Thibet  et  les  bords 
du  lac  de  Koko-Noor,  vinrent  camper  sur  les  rives  du  \'olga.  Un 
siècle  après,  un  autre  flot  de  Kalmouks  déborde  sur  les  steppes, 
vet  dans  l'espace  de  quelques  années  cinq  cent  mille  émigrans  vien- 
nent demander  l'hospitalité  à  la  Russie.  Quelle  bonne  aubaine  pour 
le. gouvernement  qui  s'occupait  déjà  d'introduire  à  grands  frais  des 


LA   MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  6211, 

Allemands  sur  son  territoire  !  Une  population  plus  considérabl,e,  que 
celle  de  plusieurs  principautés  germaniques  s'offrait  voloi)taireiti!^Eii 
à  coloniser  les  parties  les  plus  reculées  de  l'empire  et^à. fournir  en 
même  temps  des  troupes  au  tsar.  En  effet,  les  nouveau-venu^ 
paient  généreusement  leur  droit  d'aubaine  :  ils  équipent  pour  l'em- 
pereur une  armée  de  trente  mille  cavaliers,  et  vont  c,ojTibat^tr;ej  ses 
ennemis  jusqu'en  Turquie;  mais  bientôt  ils  s' aperçoivent,  que  la  Russip 
récompense  leur  bonne  amitié  par  l'oppression  :  elle  leyr , ravit -S-ys- 
tématiquement  leurs  immunités;  de  libres  alliés  qu'ils  étaient,  elle  les 
transforme  peu  à  peu  en  sujets  au  moyen  d'une  pression. admipistra-T 
tive  savamment  organisée.  Les  Kalmouks  comprirentque  pour.sauye- 
garder  leur  liberté  ils  n'avaient  plus  qu'à  retourner .  dans  la j^patrie 
de  leurs  ancêtres.  Le  5  janvier  1771,  le  khan  Oubaçha  se^rnitTen 
route,  suivi  de  près  de  quatre  cent  mille  Kalmouks  de  tout  â^ge.  et 
de  tout  sexe;  il  déjoua  l'armée  russe  envoyée  à  sa,-pQ,ursuitç,  ;Ç£)p- 
tourna  la  Caspienne,  la  mer  d'Aral,  le  lac  Balkach,  et.atte;igi;iitj,§î)fi^ 
le  territoire  de  la  Chine  après  un  voyage  de  huit  inois..  Le,  peuplç 
s'étant  évadé,  il  ne  restait  plus  aux  Russes  qu'un  désqrt.  Aujoair- 
d'hui  on  compte  à  peine  dans  les  steppes  d' Astrakhan  quinze  r^iiille 
familles  de  Kalmouks,  c'est-à-dire  au  plus  la  sixième  partiçjde., là 
population  qui  s'y  trouvait  autrefois.  La  nation  es,t  remplaiîég.pavr 
quelques  hordes  errantes  et  avilies,  car  les  fugitifs  on|,,eipport,é^^yep 
eux  leur  patrie  et  leurs  dieux;  le  lien  qui  réunissait.;.les^tri,Jj,u^. €31,^1^ 
corps  de  peuple  est  rompu,  et  ceux  qui  sont  restés  ^dans  les  steppes, 
opprimés,  épars,  dépaysés,  plus  exilés  que  leurs  frères,,  ont  perdu 
toute  littérature  nationale  et  jusqu'au  souvenir  des,cihap;ts,^efflefir^ 
aïeux;  la  civilisation  oi^iginale  qui  se  développaitf.ci;ièz,eux,yers  16! 
milieu  du  xviii''  siècle  a  disparu  sans  retour.  Grâce, au  dçspQtisme,, 
la  barbarie  a  repris  l'empire  le  plus  absolu  sur  ces,peujDla;i;:le,^.a^,^r- 
vies,  et  de  nos  jours  l'instruction  des  Kalmouks  les  plus  intelligent 
consiste  à  savoir  écrire  des  prières  et  à  les  faire  tourner. dévotement 
sur  une  roue  en  l'honneur  de  Bouddha.  Tel  a  été  le  résultat  de  |^ 49" 
mination  russe,  et  maintenant  même  n'assistons-npus  pas.à,],a,4épOr: 
pulation  presque  complète  de  la  Crimée?  Pour  éviter  ]a  loi  d^i,  tsar,, 
les  Tatars  Nogaïs  vont  demander  asile  à  cette  Turquie  elle-oiènie  ^i 
profondément  démoralisée.  Les  Tcherkesses  aussi  abandonnent  leurs 
montagnes  par  centaines  et  par  milliers,  afin  de, ne  p.as.jyoii-^otjtep 
près  d'eux  l'étendard  moscovite.  -î  o  I  9J     Ô'T' r  l^> 

Ce  qui  s'est  passé  sur  la  rive  occidentale  de  la  Çaspieji^e  se  ,pas§p 
également  sur  la  rive  orientale.  Après  une  première,  et  Âvtale  ejfpérr 
dition  contre  Khiva,  les  généraux  russes,  n'osant  plus  avepiurer 
une  armée  dans  une  nouvelle  campagne,  employèicent  un  ingénieu;s 
moyen  d'arriver  lentement  et  sûrement  à  une  coçtq^Qtç.d^fmitlye.  J)^ 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaque  fort  situé  sur  le  bord  de  la  Caspienne,  ils  envoyèrent  dans  la 
direction  de  l'Aral  des  compagnies  de  soldats  chargées  d'établir, 
sans  se  presser,  une  ligne  de  hlockhnus  s'étendant  comme  une  bar- 
rière d'une  mer  à  l'autre  mer.  Dès  qu'un  campement  militaire  était 
mis  à  l'abri  de  toute  attaque  et  pourvu  de  puits  et  de  jardins,  on 
organisait  un  autre  campement  plus  avant  dans  le  steppe.  Sem- 
blable à  ces  tiges  traçantes  qui ,  de  distance  en  distance ,  plongent 
leurs  racines  dans  le  sol,  l'armée  russe  d'occupation  projetait  ainsi 
vers  la  mer  d'Aral  ses  postes  avancés.  Enfin  les  plaines  furent  en- 
serrées de  toutes  parts;  mais  la  Russie  avait  conquis  un  désert  : 
sans  attendre  que  le  cercle  d'acier  se  fût  refermé  autour  d'eux,  les 
Turkmènes  nomades  avaient  prudemment  pris  la  fuite. 

Les  steppes  arides  d'Astrakhan  et  de  l'Aral  n'ont  pas  été  seuls  à 
perdre  leur  ancienne  population;  les  rivages  fertiles  qui  s'étendent 
au  pied  du  Caucase  ont  été  de  mèn>e  en  partie  désertés.  Derbend, 
Bakou,  n'offrent  plus  que  les  restes  de  leur  antique  splendeur,  et  la 
Transcaucasie  Caspienne ,  où  les  Argonautes  allaient  autrefois  con- 
quérir la  toison  d'or,  où  tant  d'érudits  théologiens  ont  cherché  le 
paradis  terrestre,  n'offre  guère  que  des  campagnes  laissées  en  fri- 
che. Les  seules  parties  du  pays  où  l'on  trouve  encore  des  bour- 
gades et  des  cultures  clair-semées  sont  les  rives  des  fleuves;  les 
anciens  canaux  d'irrigation  ne  servent  maintenant  qu'à  former  des 
marécages,  et  ces  régions,  jadis  salubres,  sont  aujourd'hui  ravagées 
par  des  fièvres  mortelles.  La  description  que  Strabon  fait  de  ces 
contrées  leur  convient  de  nos  jours  aussi  peu  que  la  description  de 
la  Babylonie  par  Hérodote  convient  aux  plaines  de  l'Euphrate  :  on 
dirait  qu'un  souffle  de  mort  a  passé  sur  elles ,  flétrissant  les  arbres, 
exterminant  les  peuples. 

Toutefois,  si  les  bords  de  la  Caspienne,  comparés  à  d'autres  régions 
d'Europe  moins  favorisées,  sont  pour  ainsi  dire  dépeuplés,  peut-être, 
pensera-t-on,  la  Russie  a-t-elle  su  profiter  des  immenses  avantages 
commerciaux  que  lui  offre  la  Caspienne,  et  y  créer  au  moins  quel- 
ques marchés  où  s'opèrent  les  échanges  entre  les  peuples  de  l'Europe 
et  ceux  de  l'Asie.  Dans  le  monde  entier,  il  n'est  pas  une  seule  mer  qui 
soit  plus  admirablement  placée  pour  le  commerce  du  monde  que  la 
Méditerranée  russe.  Située  au  centre  du  continent,  elle  baigne  à  la 
fois  l'Europe  et  l'Asie  ;  elle  étend  d'un  côté  ses  baies  sur  les  plaines 
du  nord,  de  l'autre  reflète  dans  son  bassin  la  splendide  végétation 
des  tropiques  ;  elle  unit  deux  mondes  que  le  Caucase  tente  vaine- 
ment de  séparer  l'un  de  l'autre  par  sa  haute  muraille  de  rochers  et 
de  glaces.  Elle  semble  destinée  à  devenir  le  grand  chemin  du  com- 
merce de  l'Europe  avec  l'Inde  et  la  Chine,  et  le  Volga,  ce  grand  fleuve 
que  Strabon  prenait  pour  un  bras  de  mer,  est,en  effet  comme  un 


LA    MÉDITERRANÉE    CASPIENNE.  623 

immense  détroit  creusé  d'avance  pour  porter  dans  l'extrême  Orient 
les  richesses  de  l'Europe  occidentale.  Eh  bien  !  ces  privilèges  que  les 
Bulgares  savaient  utiliser,  la  souple  et  mobile  nation  russe,  si  natu- 
rellement portée  au  commerce,  n'a  pu  jusqu'à  ce  jour  en  tirer  au- 
cun profit.  Pendant  le  moyen  âge,  Astrakhan  était  le  grand  marché 
où  les  négocians  de  Venise  et  de  Gênes  venaient  acheter  les  épices 
et  les  soieries  des  Indes;  mais  Ivan  le  Terrible  a  passé  là,  et  ce 
qu'il  n'a  pas  détruit  par  le  fer  et  l'incendie,  le  despotisme  admi- 
nistratif de  ses  successeurs  s'est  chargé  de  le  faire..  En  vain  Pierre 
le  Grand,  qui  avait  conscience  de  la  haute  destinée  réservée  à  son 
empire,  a  voulu  rappeler  le  commerce  à  coups  de  décrets;  les  déci- 
sions de  l'autocrate  n'obligèrent  pas  les  trafiquans  des  Indes  à  re- 
prendre le  chemin  de  la  ville  abandonnée.  Astrakhan,  que  par  habi- 
tude on  croit  encore  être  le  rendez-vous  des  peuples  de  l'Asie,  est 
aujourd'hui  une  cité  purement  russe,  renfermant  à  peine  quelques 
centaines  d'étrangers;  sa  plus  grande  industrie  est  une  industrie 
toute  locale,  celle  de  la  pêche,  et  son  commerce  est  inférieur  à  celui 
d'un  port  anglais  de  troisième  ordre.  Les  marchandises  qu'elle 
échange  annuellement  avec  la  Perse  représentent  au  plus  une  valeur 
de  5  ou  6  millions  de  francs,  et  c'est  à  300,000  francs  chaque  année 
que  s'élève  à  peine  son  trafic  avec  Khiva,  Boukhara,  Samarkhand, 
ces  capitales  des  plaines  fertiles  qui,  du  temps  d'Alexandre  le  Grand, 
avaient  mérité  le  nom  de  Sogdiane  ou  de  Paradis,  et  dont  les  contes 
des  Mille  et  Une  Nuits  nous  rappellent  la  merveilleuse  splendeur  à 
l'époque  des  califes.  Loin  d'être  un  grand  chemin  des  nations,  la 
Caspienne  n'est  guère  qu'une  impasse  entourée  de  déserts.  Le  com- 
merce la  fuit;  on  a  même  vu  les  cotons  du  Mazanderan,  recueillis 
au  bord  de  la  Méditerranée  russe,  se  rendre  en  Angleterre  par  la 
voie  du  Golfe-Persique ,  et  Trébizonde  ne  doit  son  importance  qu'à 
l'adresse  avec  laquelle  le  commerce  sait  éviter  les  frontières  de  la 
Russie.  C'est  que  l'absolutisme  pèse  même  sur  les  échanges  :  quand 
il  ne  laisse  au  peuple  d'autre  soin  que  celui  de  ses  intérêts  maté- 
riels, ces  intérêts  mêmes  sont  en  danger,  et  les  citoyens  s'appau- 
vrissent tout  en  recherchant  avidement  la  fortune.  Morts  à  la  vie 
politique,  ils  finissent  par  perdre  toute  initiative  et  ne  savent  plus 
même  s'enrichir.  La  civilisation  ne  se  laisse  pas  décréter  par  un 
gouvernement,  et  toute  prospérité  durable  ne  peut  jamais  se  fon- 
der que  sur  la  liberté. 

Elisée  Reclus. 


LA  LIBRE  PENSEE 

AU   MOYEN   ÂGE 


TRAVAUX    RECEIVS    SUR    ABELARD. 


Le  fondateur  de  la  philosophie  du  moyen  âge  a  été  depuis  quel- 
ques années  en  Europe  l'objet  de  travaux  aussi  brillans  que  variés. 
M.  Victor  Cousin,  en  publiant  les  œuvres  complètes  d'Abélard  (1),  a 
provoqué  un  mouvement  d'études  qui  nous  a  valu  de  précieux  docu- 
mens  sur  l'histoire  de  la  libre  pensée.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
France  qui  a  répondu  à  cette  généreuse  impulsion.  Il  était  naturel 
sans  doute  que  la  patrie  d'Abélard  conservât  la  prééminence  dans 
cette  espèce  de  concours  :  c'est  à  elle  qu'il  appartenait  d'élever  le  plus 
haut  la  voix  pour  rendre  hommage  au  vieux  maître,  et  M.  Charles 
de  Rémusat,  dans  un  ouvrage  célèbre,  a  noblement  acquitté  notre 
dette;  mais  le  mouvement  ne  devait  pas  s'arrêter  là.  Deux  théolo- 
giens allemands,  M.  Ernest  Henke  et  M.  George  Lindenkohl,  ont 
publié  en  1851  une  édition  nouvelle  du  Sic  et  Non,  et  bien  qu'ils 
ne  dissimulent  pas  leur  intention  de  compléter,  de  rectifier  même, 
d'après  le  manuscrit  de  Munich,  le  texte  publié  en  1836  par  M.  Cou- 
sin, ils  proclament  en  même  temps  tout  ce  qu'ils  doivent  à  leur 
illustre  devancier,  a  au  successeur  de  Pierre  Abélard  dans  l'Univer- 
sité de  Paris,  à  celui  qui  a  réveillé  en  France  les  études  philoso- 

(1)  Pétri  Abœlardi  opéra,  hactenus  seorsim  édita  nunc  primum  in  unum  collegit... 
Victor  Comin,  adjuvantibus  C.  Jourdain  et  E.  Despois.  —  Tomus  prior,  Parisiis  1849. 
T»inus  posterior,  1859. 


LA    LIBRE    PENSÉE    AU    MOYEN    AGE.  625 

phiques  et  les  a  remises  en  honneur  (1).  »  En  même  temps  que  pa- 
raissait à  Marbourg  l'édition  du  Sic  et  Non  donnée  par  MM.  Henke 
et  Lindenkolil,  un  écrivain  italien,  M.  Luigi  Tosti,  publiait  à  Naples 
une  curieuse  étude  historique  sur  Abélard  et  son  époque  :  Stnria 
di  AbeUirdo  e  dei  siioi  tempi.  Un  tel  ensemble  de  recherches  com- 
mencées il  y  a  vingt-cinq  ans  mérite  assurément  qu'on  le  résume 
et  qu'on  cherche  à  en  dégager  les  principaux  résultats. 

C'est  en  1836  que  M.  Cousin  fut  chargé  de  publier  dans  la  grande 
collection  des  Documens  inédits  sur  Vhistoire  de  France  plusieurs 
manuscrits  d' Abélard,  parmi  lesquels  le  plus  important  est  celui 
qui  porte  le  titre  de  Sic  et  JSon.  Jusque-là  l'éloquent  professeur  de 
la  Sorbonne  ne  paraissait  pas  attacher  beaucoup  d'importance  au 
rôle  et  aux  écrits  de  l'adversaire  de  saint  Bernard;  dans  ses  bril- 
lantes leçons  de  1829  sur  l'histoire  générale  de  la  philosophie,  il  en 
parle  assez  dédaigneusement.  «  Le  grand  mérite  d' Abélard,  dit-il, 
est  d'avoir  été  beaucoup  plus  instruit  qu'on  ne  l'était  de  son  temps, 
et  d'avoir  joint  l'étude  de  Cicéron  à  celle  de  saint  Augustin.  Dans 
ce  siècle  de  grossièreté  et  de  pédanterie ,  Abélard  est  une  sorte  de 
bel -esprit  classique;...  mais  il  n'est  pas  seulement  remarquable 
par  le  goût,  il  l'est  aussi  par  la  dialectique  et  par  les  progrès  qu'il 
fit  faire  à  la  forme  philosophique.  »  Ainsi  un  bel-esprit,  un  homme 
plus  lettré  que  ses  grossiers  contemporains,  en  même  temps  un 
dialecticien  entre  les  mains  duquel  se  développa  la  forme  philoso- 
phique, voilà  tout  Abélard.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  là  un  mé- 
diocre éloge,  si  l'on  songe  aux  obstacles  qui  arrêtaient  sans  cesse  le 
dialecticien  du  xii^  siècle,  aux  efforts  qu'il  dut  faire,  à  l'audace  d'es- 
prit qu'il  fut  obligé  de  déployer  pour  assurer  ce  premier  développe- 
ment de  la  pensée  libre.  Qu'il  y  a  loin  pourtant  de  ces  paroles  aux 
pages  éloquentes  où  l'éditeur  du  Sic  et  Non  proclame  l'importance  de 
la  philosophie  scolastique  et  apprécie  le  rôle  si  considérable  d  Abé- 
lard dans  les  batailles  intellectuelles  de  cette  époque!  Sept  ans  plus 
tard,  M.  Cousin  associait  tous  les  événemens  du  moyen  âge  à  la  for- 
tune d'une  simple  question  métaphysique;  le  problème,  en  apparence 
si  fastidieux,  des  genres  et  des  espèces  devenait  chez  l'historien  des 
idées  l'explication  des  plus  grands  faits,  des  plus  profondes  révolu- 
tions de  l'histoire.  ((  C'est  ici,  s'écrie-t-il,  qu'il  faut  se  donner  le  spec- 
tacle de  la  puissance  des  principes.  Un  problème,  digne  à  peine,  ce 
semble,  d'occuper  les  rêveries  des  philosophes,  donne  naissance  à 
divers  systèmes  de  métaphysique.  Ces  systèmes  troublent  les  écoles: 

(1)  Vir  celeberrimus  Victor  Cousin,  ipsius  Pétri  in  cathedra  philosophica  successor 
ei  languescentis  in  Gallia  philosophici  studii  hoc  tempore  stator  et  vindex.  Voyez  l'ou- 
Ti'age  intitulé  Pétri  Abœlardi  Sic  et  Non  primum  integrum  edidcrunt  Ernestus  Ludov, 
Thtod.  Henke  et  Gaorgius  Steph.  Lindenkohl;  un  toI.  in-S",  Marbourg  1851. 

TOME  xxxiv.  40 


626  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  d'abord  ils  ne  troublent  que  les  écoles.  Bientôt  de  la  métaphy- 
sique ils  passent  dans  la  religion  et  de  la  religion  dans  l'état.  Les 
voilcà  sur  la  scène  de  l'histoire;  ils  interviennent  dans  les  événemens 
de  ce  monde,  suscitent  des  conciles,  occupent  des  rois.  Un  Guillaume 
le  Conquérant  est  mis  en  mouvement  par  le  clergé  d'Angleterre 
contre  le  nominaliste  Roscelin,  et  Louis  VII  préside  l'assemblée  où 
saint  Bernard,  le  héros  du  siècle,  porte  la  parole  contre  le  concep- 
tualiste  Abélard,  le  maître  d'Arnaud  de  Brescia.  Encore  n'est-ce  là 
qu'un  épisode.  Laissez  marcher  le  temps  :  le  conceptualisme,  qui 
pendant  près  de  deux  siècles  a  retenu  dans  son  sein  le  nominalisme, 
le  laisse  échapper  enfin,  et  cette  nouvelle  conséquence  ou  plutôt 
cette  conséquence  renouvelée  du  même  principe,  trouvant  des  temps 
plus  favorables,  jette  un  bien  autre  éclat,  soulève  de  bien  autres 
tempêtes.  Un  autre  Roscelin,  Okkam,  en  appliquant  encore  une  fois 
le  nominalisme  à  la  théologie  et  par  la  théologie  à  la  politique,  fait 
échec  au  pape,  met  dans  sa  querelle  un  roi  et  un  empereur,  et, 
s' abritant  contre  les  foudres  de  Rome  sous  les  ailes  de  l'aigle  impé- 
riale, il  peut  dire  avec  un  légitime  orgueil  au  chef  du  saint-empire  : 
«  Défends-moi  avec  ton  épée;  moi,  je  te  défendrai  avec  ma  plume. 
Tu  me  défende  gladio,  ego  te  defendam  calamo.  »  Abandonné  par 
le  roi  de  France,  secouru  par  l'empereur  d'Allemagne,  l'indompté 
franciscain,  échappé  au  cachot  de  Roger  Bacon,  meurt  dans  l'exil  à 
Munich:  mais  il  a  enseigné  à  Paris,  et  cette  terre  n'a  jamais  laissé 
périr  aucun  des  germes  qui  lui  ont  été  confiés.  L'Université  de  Paris 
embrasse  la  doctrine  proscrite;  le  nominalisme  victorieux  répand 
l'esprit  d'indépendance;  cet  esprit  nouveau  produit  les  conciles  de 
Constance  et  de  Bâle,  où  siègent  les  grands  nominalistes  Pierre 
d'Ailly,  Jean  Gerson,  ces  pères  de  l'église  gallicane,  sages  réforma- 
teurs dont  la  voix  n'est  pas  écoutée,  et  que  remplace  bientôt  cet 
autre  nominaliste  qui  s'appelle  Luther.  Il  ne  faut  donc  pas  tant  plai- 
santer avec  la  métaphysique,  car  la  métaphysique,  ce  sont  les  prin- 
cipes premiers  et  derniers  de  toutes  choses.  La  pliilosophie  scolas- 
tique  a  donc  aussi  sa  grandeur;  elle  mérite  l'intérêt  de  l'histoire  et 
par  elle-même  et  par  les  événemens  auxquels  elle  se  lie,  et  quelque 
chose  de  cet  intérêt  doit  se  rélléchir  jusque  sur  son  enfance  si  ob- 
scure et  si  négligée.  La  première  époque  de  la  philosophie  scolas- 
tique  est  une  époque  de  barbarie  à  la  fois  et  de  lumière;  c'est 
Charlemagne  qui  l'ouvre,  ce  sont  les  écoles  carlovingiennes  qui  la 
remplissent:  tout  son  trésor  est  l'Aristote  de  Boèce,  tout  son  travail 
est  la  glose ,  et  son  résultat  une  première  polémique  où  luttent  déjà 
toutes  les  opinions.  Abélard  résume  cette  polémique  et  couronne 
cette  époque.  A  ce  titre,  il  mérite  d'être  sérieusement  étudié...  » 
L'éloquent  écrivain  donnait  ici  l'exemple  en  même  temps  que  le 


LA    LIBRE    PENSEE    AU    MOYEX    AGE.  627 

précepte  ;  la  belle  page  que  nous  venons  de  citer  est  empruntée  à 
cette  introduction  du  Sic  et  Non  qui  a  jeté  tout  à  coup  une  si  vive 
lumière  sur  la  philosophie  du  moyen  âge.  Qu'est-ce  donc  que  cet 
ouvrage,  le  Sic  et  Non?  Une  vaste  collection  de  textes  empruntés  à 
l'Écriture  et  aux  pères,  collection  étrange  et  dont  la  pensée  seule 
est  singulièrement  hardie,  car  il  résulte  de  cet  assemblage  d'opinions 
que  sur  maintes  questions  théologiques  les  évangélistes,  les  apôtres, 
les  pères,  les  docteurs  ont  donné  des  réponses  différentes.  Abélard 
pose  les  problèmes  et  cite  les  solutions  contraires  que  lui  fournis- 
sent ses  lectures;  d'un  côté  se  trouvent  l'affirmation,  de  l'autre  la 
négation, ^et  toutes  les  deux  ont  pour  elles  des  autorités  considéra- 
bles. En  un  mot,  le  oui  et  le  non,  le  pour  et  le  contre,  sont  con- 
frontés par  le  maître;  de  là  le  titre  de  cette  singulière  compilation, 
comme  il  l'appelle.  Sic  et  Non.  Il  n'y  a  donc  pas  d'unité  dans  l'en- 
seignement de  l'église?  Il  n'y  a  donc  rien  de  certain  dans  la  tradi- 
tion? L'unité  existe,  la  certitude  aussi,  mais  il  faut  les  conquérir; 
comment?  Par  la  dialectique.  VoiLà  le  sens  du  livre,  voilà  la  portée 
de  cette  entreprise.  Abélard  ne  donne  pas  lui-même  l'exemple  de 
cette  recherche  qu'il  recommande  ici;  il  ne  révèle  pas  à  son  lecteur 
la  solution  des  antinomies  qu'il  prend  plaisir  à  ranger  en  bataille; 
cette  récompense  était  réservée  sans  douté  aux  innombrables  audi- 
teurs qu'il  réunissait  autour  de  sa  chaire,  et  qu'il  entraîna  jusque 
dans  les  thébaïdes  de  son  exil.  M.  Cousin  a  dit  spirituellement  que 
ce  livre  était  ((  la  table  des  matières  de  ses  traités  dogmatiques  de 
théologie  et  de  morale;  »  on  peut  y  voir  aussi  une  sorte  de  pro- 
gramme de  ses  plus  audacieuses  leçons.  Avec  quelle  curiosité  les 
jeunes  théologiens  du  xii"  siècle  ne  devaient-ils  pas  se  porter  aux 
leçons  d'un  dialecticien  qui,  après  avoir  accumulé  ainsi  de  telles 
difficultés,  se  faisait  fort  de  les  résoudre  ! 

Il  ne  faut  pas  vouloir  rapprocher  des  périodes  que  séparent  des 
abîmes;  comment  ne  pas  remarquer  toutefois  de  curieuses  analogies, 
en  même  temps  que  des  différences  frappantes,  entre  les  antinomies 
d' Abélard  et  celles  d'Emmanuel  Kant?  Abélard  nous  montre  dans  la 
tradition  chrétienne  des  affu'mations  qui  s'excluent,  et  cependant, 
malgré  cet  antagonisme  d'autorités  diverses  qui  semblent  condam- 
ner l'esprit  au  doute,  il  conduit  ses  auditeurs  ou  promet  de  les  con- 
duire à  une  solution  qui  satisfera  leur  pensée  et  confirmera  leurs 
croyances.  Kant  signale  dans  nos  facultés  mêmes  des  tendances  op- 
posées, des  lois  contradictoires,  tellement  que  nous  sommes  réduits, 
si  son  système  est  vrai,  à  une  incertitude  absolue  sur  toutes  choses, 
et  ce  même  homme,  appuyé  sur  le  sentiment  moral,  va  reconstruire 
à  sa  manière  l'édifice  qu'il  vient  de  détruire.  Les  antinomies  de 
Kant  portent  sur  les  facultés  de  l'entendement  humain,  c'est-à-dire 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  la  vie  même  de  l'esprit,  et  c'est  là  ce  qui  donne  à  sa  philosophie 
un  caractère  si  désespérant  pour  ceux  qui  en  subissent  les  formules 
sans  pouvoir  en  admettre  le  correctif.  Les  antinomies  d'Abélard  of- 
fraient-elles des  difficultés  moins  redoutables  aux  hommes  du  moyen 
âge?  Elles  portaient  sur  l'Ecriture  sainte,  sur  le  texte  des  Evangiles, 
sur  les  décisions  des  Pères,  c'est-à-dire  sur  ce  qui  était  alors  le 
fondement  de  la  vie  intellectuelle  et  morale.  Du  scepticisme  de  Kant 
est  sorti  un  immense  effort  de  la  pensée  philosophique,  et  l'assem- 
bleur d'antinomies  a  eu  pour  héritiers  les  intrépides  constructeurs 
de  systèmes  qui  ont  prétendu  à  la  science  universelle  ;  du  doute 
provisoire  d'Abélard  est  né  le  vigoureux  élan  de  la  dialectique  du 
moyen  âge,  et  les  successeurs  de  l'homme  qui  ne  voyait  que  des 
contradictions  dans  les  textes  consacrés  ont  trouvé  dans  ces  textes 
mêmes  une  parfaite  conformité  avec  la  philosophie  d'Aristote.  On  a 
souvent  comparé  Abélard  avec  Descartes  :  si  l'on  songe  aux  antino- 
mies du  Sic  et  Non,  il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  signa- 
ler aussi  ses  rapports  indirects  avec  Emmanuel  Kant. 

Il  y  a  des  rapprochemens  plus  curieux,  à  faire  entre  Abélard  et 
certains  écrivains  de  l'Allemagne,  bien  que  le  précurseur  de  Des- 
cartes soit  une  physionomie  toute  française.  Il  est  vrai  que  les  Alle- 
mands dont  je  parle  n'ont  fait  eux-mêmes  que  reprendre  des  idées 
françaises  et  les  développer  avec  vigueur.  En  confiant  à  la  dialec- 
tique le  soin  de  résoudre  les  antinomies  des  Ecritures,  Abélard  de- 
vait être  amené  nécessairement  à  fonder  ou  du  moins  à  provoquer 
une  science  nouvelle,  la  critique  des  livres  saints.  C'est  là  en  effet 
une  des  choses  qui  donnent  au  Sir  et  Non  une  importance  particu- 
lière. Les  bénédictins  Martène  et  Durand,  expliquant  pourquoi  ils  ne 
publient  pas  le  Sir  et  Non  dans  leur  Thesaunis  avec  Y Ilexameron 
et  la  Tlieologid  christ iana  y  disent  que  cet  ouvrage  est  indigne  de 
voir  le  jour,  et  qu'il  mérite  d'être  condamné  aux  ténèbres  éternelles. 
D'où  vient  une  telle  colère  chez  les  doux  et  pieux  érudits?  Rien  de 
plus  simple  :  ils  venaient  d'entendre  la  grande  voix  de  Bossuet  fou- 
droyant Richard  Simon,  et  ils  retrouvaient  chez  le  théologien  du 
xii^  siècle  les  principes  de  cette  science  qui  effrayait  l'évêque  de 
Meaux.  Oui,  ce  savant,  cet  audacieux  Richard  Simon  que  Bossuet  a 
combattu  avec  tant  de  colère  et  d'épouvante,  ces  théologiens  de 
Berlin  ou  de  Halle,  de  Goettingue  ou  de  Tubingue,  qui  depuis  plus 
d'un  demi-siècle  ont  renouvelé  le  champ  de  la  tradition  évangé- 
lique  avec  une  curiosité  si  ardente ,  quelquefois  même  avec  une 
émotion  si  religieuse,  ont  eu  pour  précurseur  en  ces  périlleux  do- 
maines le  grand  orateur  philosophique  de  la  montagne  Sainte-Ge- 
neviève. L'exégèse  allemande,  si  fière  des  hommes  éminens  qu'elle 
a  produits,  des  laborieuses  écoles  qu'elle  a  fondées,  et  qui,  tout  mis 


LA    LIBRE    PENSEE    AU   MOYEN    AGE.  629 

en  balance,  accepte  résolument  les  dangers  de  la  critique  en  échange 
du  bien  qu'elle  en  tire,  l'exégèse  allemande  ne  se  rappelle  pas  as- 
sez qu'elle  est  née  en  France  au  xii**  siècle,  et  qu'elle  y  a  grandi  au 
xvII^  Quant  à  ceux  qui  lui  opposent  parmi  nous  une  fin  de  non-re- 
cevoir  en  la  traitant  de  rêverie  germanique,  ils  oublient  tout  sim- 
plement quelques-unes  des  plus  vives  pages  de  notre  histoire.  A 
force  de  circonscrire  l'esprit  français,  on  le  rapetisse  et  le  déna- 
ture. Vouloir  absolument  lui  donner  une  correction  irréprochable, 
c'est  lui  enlever  une  part  de  sa  vie.  La  vérité  est  qu'aux  grandes 
époques  de  notre  développement  intellectuel,  aux  époques  de  fortes 
croyances  et  d'énergie  philosophique,  le  génie  de  notre  pays  n'a 
pas  craint  d'examiner  l'objet  de  sa  foi  et  de  lire  avec  les  yeux  de 
l'esprit  les  textes  les  plus  sacrés.  Le  silence  sur  ce  point  ne  saurait 
être  une  preuve  de  soumission,  c'est  un  signe  de  tiédeur  et  d'indif- 
férence, quand  ce  n'est  pas  un  signe  de  dédain.  Il  est  naturel,  à  mon 
avis,  que  la  science  des  Schleiermacher  et  des  de  Wette,  des  Baur 
et  des  Ewald,  soit  née  dans  la  France  de  saint  Bernard.  Saint  Ber- 
nard l'a  condamnée:  qu'importe?  Cette  apparition  extraordinaire  de 
l'exégèse  à  côté  du  moine  de  Glairvaux  n'en  est  pas  moins  un  té- 
moignage de  vitalité  religieuse  aussi  remarquable  à  sa  manière  que 
les  triomphes  du  puissant  thaumaturge.  Il  est  impossible  d'ailleurs 
de  ne  pas  être  touché  quand  on  voit  des  principes  si  sages,  des  re- 
commandations si  naïvement,  si  tendrement  chrétiennes,  unis  chez 
Abélard  aux  premières  hardiesses  de  la  pensée.  Il  ne  craint  pas  de 
dire  que  certains  passages  ont  dû  être  altérés  dans  tel  ou  tel  Évan- 
gile par  l'ignorance  des  copistes;  il  ose  affirmer  que  le  langage  du 
Sauveur,  en  face  d'une  multitude  grossière,  a  dû  être  nécessaire- 
ment un  langage  figuré,  et  que  c'est  à  la  théologie  d'interpréter  ces 
figures;  mais  quelle  circonspection,  et  surtout  quelle  tendresse  dans 
ses  conseils,  lorsqu'il  exige  de  l'interprète  des  livres  saints  la  piété 
du  cœur,  l'humilité  de  l'esprit,  et  principalement  cette  charité  ((  qui 
croit  tout,  espère  tout,  souffre  tout,  et  ne  soupçonne  pas  facilement 
le  mal  chez  ceux  qu'elle  aime!  »  Qiiœ  omnia  crédit,  omnia  sperat, 
omnîa  suffert,  nec  facile  vitiei  eorum  qiios  amplectitiir  suspicatnr. 
Il  semble  que  l'auteur  du  Sic  et  Non  abandonne  ici  les  principes 
qu'il  vient  de  proclamer,  car  enfin,  si  les  traditions  religieuses  ne 
peuvent  être  interprétées  qu'avec  une  charité  qui  croit  tout  et  souffre 
tont^  que  deviennent  les  droits  de  la  critique?  Prenez  garde;  Abé- 
lard manque  souvent  de  précision  dans  le  langage,  et,  gêné  d'ail- 
leurs par  les  entraves  de  son  temps,  il  a  besoin,  lui  aussi,  d'un  in- 
terprète charitable  qui  mette  sa  pensée  en  lumière.  Si  je  comprends 
bien  l'enchaînement  de  ses  idées  dans  ce  prologue,  je  crois  décou- 
vrir ici  un  principe  très  important,  et  qu'il  n'est  pas  inutile  de  rap- 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peler  à  l'exégèse  de  nos  jours.  Abélard  a  voulu  dire  que,  pour  faire 
efficacement  cette  critique  des  livres  saints,  il  fallait  y  être  préparé 
par  un  vif  sentiment  de  la  vérité  religieuse.  La  première  condition 
en  telle  matière,  c'est  la  piété,  l'humilité,  la  charité,  c'est-à-dire 
une  complète  initiation  à  la  vie  chrétienne.  Gomment  décider  que  le 
texte  a  été  altéré,  comment  oser  entreprendre  l'interprétation  de 
telle  ou  telle  figure,  si  la  conscience  du  chrétien  ne  vient  pas  conti- 
nuellement en  aide  au  savoir  du  critique?  Une  fois  cette  condition 
remplie,  Abélard  n'hésite  plus  à  défendre  la  liberté  de  l'interprète; 
il  va  même  jusqu'à  revendiquer  ce  que  Bayle  appellera  plus  tard  le 
droit  de  la  conscience  errante.  «  Dieu,  dit-il,  qui  sonde  les  cœurs 
et  les  reins,  juge  moins  les  actes  que  les  intentions.  Quiconque  dit 
ce  qu'il  croit  la  vérité  simplement,  sans  fraude,  sans  duplicité,  est 
absous  devant  lui.  »  Ne  semble-t-il  pas  qu'on  entende  parler  un 
homme  de  nos  jours?  Et  ne  croirait-on  pas  avoir  affaire  à  un  disciple 
de  Descartes,  quand  on  voit  le  théologien  du  xii"  siècle  faire  du 
doute  provisoire  la  condition  de  la  science?  <(  C'est  le  doute,  s'écrie- 
t-il,  qui  conduit  à  la  recherche,  et  la  recherche  à  la  vérité.  »  11  y 
a  en  un  mot  dans  ce  prologue  un  mélange  d'ardeur  et  de  retenue, 
de  hardiesse  et  de  circonspection ,  qui  donne  un  singulier  charme  à 
ce  premier  essor  de  la  pensée  libre. 

J'ai  dit  que  l'Allemagne  oubliait  trop  aisément  l'origine  toute 
française  de  cette  science  nouvelle  appelée  la  critique  des  livres 
saints;  la  publication  des  œuvres  inédites  d' Abélard  par  M.  Victor 
Cousin,  surtout  la  publication  du  Sic  et  Non,  eut  pour  effet  de  rap- 
peler à  nos  voisins  ces  titres  de  la  France.  M.  Cousin  avait  publié 
le  Sic  et  Non  d'après  un  manuscrit  d'Avranches  et  un  manuscrit  de 
Tours;  un  autre  manuscrit  de  cet  ouvrage  se  trouve  à  la  bibliothè- 
que de  Munich,  et  l'illustre  éditeur  n'avait  pu  en  faire  usage.  Deux 
Allemands,  deux  théologiens,  M.  Henke  et  Lindenkohl,  comparant 
le  texte  donné  par  M.  Cousin  avec  le  manuscrit  de  Munich,  furent 
frappés  de  certaines  lacunes  dans  l'édition  française.  M.  Cousin  du 
reste  avait  indiqué  lui-même  ces  lacunes.  Pour  des  œuvi'es  si  éloi- 
gnées de  nous  et  qui  contiennent  tant  de  fatras  au  milieu  de  pages 
intéressantes,  le  respect  superstitieux  du  texte  n'est  certainement 
pas  une  obligation  absolue.  Sans  doute  il  ne  faut  rien  modifier  dans 
l'œuvre  qu'on  édite;  mais  est-il  nécessaire  de  la  donner  tout  entière? 
M  Cousin  ne  le  pensa  pas,  et  il  prévint  loyalement  son  lecteur  des 
suppressions  qu'il  avait  faites.  «  Nous  avons  publié,  dit-il,  intégra- 
lement toutes  les  questions  qui  présentent  encore  aujourd'hui  quel- 
que intérêt,  et  nous  avons  eu  soin  de  donner  le  titre  de  toutes  les 
autres  et  de  marquer  leur  place,  afin  qu'on  eût  une  idée  exacte  de 
cette  singulière  composition.  »  MM.  Lindenkohl  et  Henke,  dans  leur 


LA    LIBRE    PENSEE    AU    MOYEN    AGE.  631 

scrupuleuse  exactitude,  crurent  qu'il  y  avcait  lieu  de  publier  le  ma- 
nuscrit de  Munich  en  indiquant  les  endroits  où  ce  manuscrit  diffère 
de  ceux  de  Tours  et  d'Avranclies,  et  surtout  en  rétablissant  les  pas- 
sages supprimés  par  l'éditeur  français.  Cette  édition  allemande  du 
Sic  et  Non  a  paru  à  Marbourg  en  1851;  elle  a  été  exécutée  avec 
soin,  avec  amour,  et  si  elle  fait  grand  honneur  aux  deux  théologiens 
d'outre-Rhin,  elle  n'est  pas  un  moindre  titre  pour  l'auteur  de  V édi- 
tion' prùweps,  sans  les  travaux  duquel  l'ouvrage  n'eût  pas  vu  le 
jour.  Quant  aux  passages  que  M.  Cousin  avait  cru  devoir  omettre 
tout  en  les  signalant ,  et  que  les  consciencieux  Allemands  ont  resti- 
tués avec  un  religieux  respect,  je  m'assure  que  le  leoteur  ne  don- 
nera pas  tort  à  l'éditeur  français.  J'ai  collationné  ces  pages,  et  je 
n'y  ai  rien  trouvé  qui  justifiât  les  réclamations  des  nouveaux  édi- 
teurs. Ce  n'est  donc  pas  là  qu'est  l'intérêt  de  l'édition  de  Mar- 
bourg, et  je  ne  me  serais  pas  arrêté  à  ce  détail ,  si  les  deux  théo- 
logiens allemands  n'y  avaient  attaché  une  importance  légèrement 
emphatique.  L'intérêt  de  leur  travail  à  nos  yeux,  c'est  l'impres- 
sion qu'ils  ont  reçue  en  lisant  le  manifeste  d'Abélard,  c'est  l'in- 
spiration qui  les  a  soutenus  dans  leurs  recherches.  Pour  ces  com- 
patriotes de  Schleiermacher,  de  Baur  et  d'Evvald,  Abélard  est  le 
promoteur  de  la  critique  des  livres  saints,  et  s'ils  publient  avec  tant 
de  soin  ce  recueil  d'antinomies  intitulé  le  Pour  et  le  Contre,  c'est 
que  le  critique  du  xii''  siècle  peut  encore,  à  leur  avis,  exercer  une 
action  salutaire  sur  les  critiques  du  xix^. 

Recueillons  ce  précieux  témoignage  de  la  théologie  germanique. 
M.  Cousin,  de  son  regard  sûr  et  perçant,  avait  parfaitement  démêlé 
ce  caractère  si  important  du  Sic  et  Non.  «Au  premier  coup  d'oeil, 
dit-il,  c'est  ici  une  pure  compilation  d'autorités  contraires;  mais  en 
réalité  c'est  une  construction  de  problèmes  et  d'antinomies  théo- 
logiques puissamment  établis,  qui  condamnent  l'esprit  à  un  doute 
salutaire,  le  prémunissent  contre  le  danger  de  toute  solution  étroite 
et  précipitée,  et  le  préparent  à  des  solutions  meilleures.  »  M.  Ernest 
Henke,  dans  la  préface  de  l'édition  de  Marbourg,  développe  cette 
pensée  de  M.  Cousin,  et  la  rend  sienne  en  l'appliquant  à  la  situation 
actuelle  des  églises  protestantes  en  Allemagne.  «  Sans  doute,  dit  le 
prudent  théologien ,  les  intentions  qui  ont  dicté  ce  livre  à  Abélard 
ne  sont  pas  exemptes  de  tout  blâme;  cette  ardeur  à  trouver  des 
dissentimens  chez  les  chefs  de  la  foi  et  à  les  mettre  en  lumière  est 
la  marque  d'un  esprit  partial,  qui  prend  plaisir  au  mal  d' autrui;  il 
faut  bien  reconnaître  d'ailleurs  que  le  xix^  siècle  ne  ressemble  en 
rien  au  xii%  et  que  si,  au  temps  d'Abélard,  il  n'était  pas  inutile 
d'éveiller  les  âmes  engourdies,  de  les  troubler  dans  leur  somno- 
lence, de  les  accoutumer  enfin  à  s'approprier  librement  et  hardi- 
ment la  foi,  ce  n'est  ni  la  foi  aveugle  ni  la  pusillanimité  servile 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  est  urgent  de  guérir  chez  les  théologiens  de  nos  jours.  Leur 
mal  est  plutôt  le  mal  contraire.  Ce  remède  périlleux,  je  veux  dire 
la  critique  et  le  doute ,  qui ,  prudemment  administré ,  est  profitable 
aux  intelligences  atteintes  de  superstition,  on  le  prend  aujourd'hui  à 
haute  dose;  on  ne  s'en  sert  plus  comme  d'un  poison  dont  l'emploi 
discret  peut  produire  des  effets  salutaires,  on  le  boit  comme  l'eau 
vive  qui  doit  rafraîchir  les  âmes  altérées.  Et  pourtant,  continue 
M.  Henke,  on  voit  à  toutes  les  époques  reparaître  les  mêmes  mala- 
dies sous  des  formes  différentes;  la  paresse  de  l'esprit,  la  langueur 
dans  l'amour  et  la  recherche  des  choses  divines,  cette  espèce  de 
lâcheté  morale  qui  nous  rend  sourds  aux  avertissemens  de  la  con- 
science, ce  sont  là  des  vices  propres  à  tous  les  temps.  Et  combien 
ces  vices  deviennent  plus  dangereux  quand  certains  hommes  vien- 
nent les  ériger  en  vertus,  quand  ces  mauvais  conseillers  persuadent 
à  la  foule  ignorante  que,  bien  loin  de  vouloir  guérir  ce  mal,  il  le 
faut  entretenir  avec  soin  !  » 

«  Voilà  notre  mal,  s'écrie  encore  M.  Henke;  il  a  fait  irruption  de  l'é- 
tat dans  l'église,  et  déjà  une  nouvelle  barbarie  nous  menace.  Gomme 
cet  empereur  du  vi*"  siècle  qui,  fermant  les  écoles  de  philosophie  et 
ne  laissant  subsister  que  les  monastères,  crut  avoir  beaucoup  fait 
pour  la  préparation  des  futurs  ministres  de  l'église,  certaines  écoles 
de  notre  pays  en  sont  venues  à  proclamer  que  ni  le  travail,  ni  le 
zèle,  ni  l'application  aux  études  philosophiques  et  théologiques  ne 
sont  la  vraie  préparation  au  saint  ministère.  Où  est-elle  donc,  cette 
préparation?  Apparemment  dans  l'habitude  de  vociférer  avec  pas- 
sion et  de  calomnier  avec  audace!  C'est  pourquoi  ils  condamnent  la 
recherche  ardente  de  la  vérité ,  cette  nourrice  d'orgueil ,  et  le  désir 
de  connaître  les  systèmes  des  penseurs,  cette  source  d'inquiétude 
pour  l'esprit.  Oh  !  que  l'inertie  vaut  bien  mieux  !  Avec  elle,  ni  mou- 
vement d'orgueil  à  redouter,  ni  troubles  intérieurs.  Tout  se  réduit 
à  un  précepte  unique  :  accepter  avec  soumission  les  formules  pro- 
clamées par  les  hommes  qui  disposent  du  pouvoir  au  sein  de  l'é- 
glise, et  mépriser  ceux  qui  veulent  examiner  ces  formules,  en  un 
mot  éteindre  en  soi  l'amour  de  la  vérité.  Ce  seul  sacrifice  équivaut 
à  toutes  les  vertus  et  en  expie  l'absence.  Le  mal  dont  il  s'agit  a  jeté 
de  trop  profondes  racines  sur  notre  sol  pour  qu'il  soit  possible  de 
l'extirper  du  premier  coup;  il  peut  arriver  cependant,  au  xrx"  siècle 
comme  au  xii%  que  le  livre  d'Abélard  y  apporte  quelque  remède. 
Ecrit  dans  une  époque  presque  entièrement  privée  de  ces  ressources 
littéraires  dont  nous  sommes  si  abondamment  pourvus  aujourd'hui, 
il  nous  offre  les  commencemens  de  plusieurs  sciences  tout  à  fait  in- 
connues jusqu'alors ,  je  veux  dire  la  critique  sacrée,  l'histoire  des 
dogmes,  la  théologie  biblique,  et  enfin  la  dogmatique  élevée  sur 
cette  triple  base  ;  non-seulement  donc  il  pourra  recommander  aux 


LA   LIBRE   PENSÉE    AU   MOYEN   AGE.  633 

théologiens  de  nos  jours  la  science  de  l'histoire  et  l'étude  attentive 
des  matériaux  bien  autrement  riches  dont  elle  dispose  aujourd'hui, 
non-seulement  il  leur  ofirira  une  anthologie  des  pères  de  l'église 
rassemblée  d'une  main  ingénieuse,  mais  il  leur  rappellera  que  l'au- 
teur l'a  surtout  composée  pour  provoquer  ses  lecteurs  à  la  recherche 
du  vrai  et  aiguiser  leur  intelligence  par  cette  recherche.  » 

Une  telle  page  mérite  d'être  conservée;  nous  la  recommandons 
à  ceux  qui  écriront  un  jour  l'histoire  de  la  critique  religieuse  au 
xix*^  siècle.  L'auteur,  théologien  pieux  autant  que  libéral,  a  éprouvé 
naïvement  en  face  de  cette  résurrection  d'Âbélard  ce  que  bien  des 
esprits  ont  éprouvé,  il  y  a  six  cents  ans,  à  la  voix  d'Abélard  en  per- 
sonne. Abélard  éveillait  les  esprits,  et,  les  prémunissant  contre  toute 
solution  étroite  et  prématurée,  il  les  préparait  à  une  foi  non-seule- 
ment plus  haute,  plus  lumineuse,  mais  plus  vivante  et  plus  efficace, 
puisqu'elle  était  le  produit  de  leurs  efforts.  M.  Henke  connaît  les 
dangers  de  ce  qu'on  appelle  la  critique;  il  sait  qu'on  peut  abuser  de 
tout,  et  que  le  remède  peut  se  changer  en  poison,  comme  le  poison 
peut  devenir  un  remède;  mais,  chrétien  convaincu,  le  pire  de  tous 
les  maux  à  son  avis,  c'est  la  torpeur  de  l'âme,  et  par  ce  mot  il  en- 
tend surtout  la  pusillanimité  des  esprits  qui  craignent  pour  leur  foi 
le  moindre  rayon  de  lumière.  Aussi ,  maintenant  que  les  excès  de 
la  criti  [ue  ont  ramené  les  églises  protestantes  d'Allemagne  sous  le 
joug  d'un  dogmatisme  intolérant,  maintenant  qu'on  voit  des  consis- 
toires proscrire  la  science  à  tort  et  à  travers,  le  pieux  théologien  de 
Marbourg  ne  craint  pas  d'invoquer  l'assistance  d'Abélard.  «  11  a  ré- 
veillé les  consciences  de  son  temps,  s'écrie  M.  Henke;  il  peut  encore 
réveiller  les  nôtres.  » 

On  ne  s'attendait  pas  à  cette  justification  d'Abélard  au  nom  de  la 
foi  chrétienne  et  du  réveil  des  âmes.  Parmi  les  ouvrages  qu'a  susci- 
tés la  publication  de  M.  Cousin,  si  la  première  place  appartient  sans 
conteste  à  YAhélard  de  M.  de  Rémusat,  je  n'hésite  pas  à  donner  la 
seconde  à  l'édition  du  Sir  et  non  de  MM.  Ernest  Henke  et  George 
Lindenkohl.  Critique  pénétrant,  cœur  libéral ,  intelligence  initiée  à 
tous  les  secrets  de  la  dialectique,  à  tous  les  problèmes  de  la  philoso- 
phie, M.  de  Rémusat  a  surtout  cherché  dans  Abélard  le  dialecticien 
et  le  philosophe  :  il  est  naturel  que  des  théologiens ,  et  des  théolo- 
giens allemands,  aient  vu  dans  ses  œuvres,  par-dessus  toute  autre 
chose,  le  promoteur  de  la  critique  théologique.  L'ouvrage  de  M.  de 
Rémusat,  en  même  temps  qu'il  contenait  une  vive  peinture  du 
xii""  siècle,  sert  à  faire  apprécier  l'école  historique  du  xix^  le  Sic  et 
Non  publié  à  Marbourg,  hommage  rendu  à  la  théologie  du  moyen 
âge,  a  aussi  sa  place  marquée  dans  la  critique  religieuse  de  notre 
époque.  Enfin,  par  des  mérites  très  opposés,  ces  deux  ouvrages  si 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

diiïerens  se  rattachent  également  à  l'influence  de  M.  Cousin;  il  est 
probable  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'aurait  vu  le  jour,  au  moins  dans  la 
forme  qu'ils  ont  revêtue,  si  les  OEuvres  médîtes  d'Abélard  n'avaient 
vu  le  jour  en  1836. 

La  publication  du  Sic  et  Non  éclairait  donc  d'une  lumière  inat- 
tendue la  philosophie  du  xii''  siècle  ;  on  ne  peut  pas  dire  cependant 
que  la  doctrine  d'Abélard  fût  dès  lors  complètement  dévoilée.  Outre 
le  Sic  et  Non,  le  volume  des  OEuvres  inédites  publié  en  1836  con- 
tenait sans  doute  des  pages  importantes,  plusieurs  traités  de  logi- 
que, des  commentaires  sur  Porphyre,  en  un  mot  toute  une  série  de 
fragmens  qui  formaient  dans  leur  ensemble  un  exposé  assez  com- 
plet de  la  dialectique  du  maître  :  où  étaient  sa  théologie,  sa  psy- 
chologie et  sa  morale?  Ces  autres  écrits  si  curieux,  qui,  avec  le  Sic 
et  Non  et  les  traités  de  dialectique,  formaient  les  œuvres  complètes 
de  l'adversaire  de  saint  Bernard,  étaient  enfouis  alors  dans  une  édi- 
tion incorrecte  et  confuse  donnée  au  commencement  du  xvii"  siècle 
par  le  conseiller  d'état  Adrien  d'Amboise.  Si  l'on  en  croit  une  note 
communiquée  à  Bayle  par  un  anonyme,  et  insérée  dans  le  Diction- 
naire du  célèbre  critique  (article  Amhoise),  cette  édition  de  1616 
serait  l'œuvre  de  Duchesne,  qui  en  aurait  fait  don  au  conseiller  d'é- 
tat. Il  paraît  certain  que  toute  une  partie  de  cette  édition  porte  le 
nom  de  Duchesne,  tandis  que  la  première  page  des  autres  exem- 
plaires en  attribue  la  publication  au  conseiller  d'Amboise.  C'est  ainsi 
que  chacun  de  ces  deux  personnages,  l'érudit  et  le  magistrat,  est 
indiqué  tour  à  tour  comme  l'éditeur  des  œuvres  d'Abélard  par  les 
écrivains  qui  ont  eu  à  s'occuper  de  ces  matières.  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'édition  de  1616,  intéressante  à  bien  des  titres,  puisqu'elle  con- 
tient entre  autres  documens  les  mémoires  d'Abélard  sur  sa  vie  et  ses 
malheurs,  n'était  en  définitive  qu'un  assemblage  informe.  Cent  ans 
après,  en  1717,  les  deux  bénédictins  Martène  et  Durand  publiaient 
dans  leur  Thésaurus  novus  anccdotorum  deux  autres  ouvrages  d'Abé- 
lard qui  n'avaient  pas  encore  vu  le  jour,  la  Theologia  christiana  et 
Y Hexameron.  Quelques  années  plus  tard,  un  bénédictin  allemand, 
continuateur  de  Martène  et  Durand,  dom  Bernard  Pez,  faisant  impri- 
mer à  Augsbourg  (1721-1729),  sous  le  titre  de  Thésaurus  anccdo- 
torum novissimus ,  un  vaste  recueil  de  documens  relatifs  à  l'histoire 
de  l'église,  y  insérait  au  tome  troisième  un  traité  psychologique 
d'Abélard  intitulé  :  Ethica,  seu  liber  dictus:  scito  te  ipsum.  Enfin  en 
1831  M.  F. -H.  Rheinwald  éditait  à  Berlin  le  curieux  dialogue  où  le 
théologien  du  xii''  siècle,  en  son  audacieuse  candeur,  n'avait  pas 
craint  de  mettre  aux  prises  un  philosophe ,  un  Juif  et  un  chrétien, 
Dialogus  inter  philosophum,  Judœuin  et  christianwn.  Il  fallait  donc 
s'adresser  à  la  fois  aux  savans  de  France  et  d'Allemagne  pour  con- 


LA    LIBRE    PENSÉE    AU    MOYEN    AGE.  635 

naître  les  œuvres  d'Abélard.  De  l'édition  de  Duchesne  ou  d'Amboise 
il  fallait  passer  aux  in-folio  des  bénédictins,  et  ce  que  n'avaient  pas 
donné  les  imprimeries  parisiennes,  on  était  obligé  de  le  demander  à 
Augsbourg  ou  à  Berlin.  M.  Cousin,  au  moment  même  où  il  publiait 
les  œuvres  inédites  du  vieux  maître,  comprit  bien  qu'il  n'importait 
pas  moins  de  rassembler  ses  écrits  déjà  imprimés,  il  est  vrai,  mais 
plutôt  enfouis  que  mis  au  jour  dans  les  collections  bénédictines. 
«  J'appelle  de  tous  mes  vœux,  je  seconderais  de  tous  les  moyens  qui 
sont  en  moi  une  édition  complète  des  œuvres  de  Pierre  Abélard.  Si 
j'étais  plus  jeune,  je  n'hésiterais  point  à  l'entreprendre,  et  je  signale 
ce  travail  à  la  fois  patriotique  et  philosophique  à  quelqu'un  de  ces 
jeunes  professeurs,  pleins  de  zèle  et  de  talent,  auxquels  j'ai  ouvert 
la  carrière  et  que  j'y  suis  avec  tant  d'intérêt.  » 

Si  j'étais  plus  jeune l  M.  Cousin  écrivait  cela  en  1836,  et  treize 
ans  plus  tard,  commençant  à  réaliser  son  vœu,  il  donnait  au  monde 
savant,  avec  le  concours  de  MM.  Charles  Jourdain  et  Eugène  Des- 
pois, le  premier  volume  des  œuvres  complètes  de  Pierre  Abélard. 
Malheureusement  la  révolution  de  I8/18  venait  d'éclater  au  mo- 
ment où  s'achevait  l'impression  de  ce  volume  in-quarto ,  entreprise 
en  des  temps  plus  calmes,  destinée  à  des  loisirs  plus  studieux;  les 
secours  sur  lesquels  M.  Cousin  pouvait  compter,  dans  une  société 
paisible  et  de  la  part  d'un  gouvernement  ami  des  lettres,  se  trou- 
vaient ajournés  pour,  longtemps.  Quand  la  société  même  était  mise 
en  question,  il  y  avait  autre  chose  à  faire  pour  les  particuliers  et 
pour  l'état  que  de  s'intéresser  à  l'érection  d'un  monument  philoso- 
phique. M.  Cousin  ne  se  découragea  point  :  seul  ou  presque  seul, 
il  se  chargea  de  cette  œuvre  nationale,  et  il  a  eu  l'insigne  honneur 
de  l'accomplir.  Le  second  volume  a  paru  en  1859;  ajoutez -y  les 
OEuvres  inédites  publiées  en  1836,  et  vous  avez  en  trois  volumes 
in-quarto  tout  ce  qui  existe  aujourd'hui  des  écrits  d'Abélard. 

Le  premier  volume  s'ouvre  par  les  lettres  d'Abélard,  et  la  pre- 
mière de  toutes  est  celle  qu'il  écrit  du  monastère  de  Saint-Gildas  à 
un  ami  inconnu  pour  se  consoler  et  se  fortifier  lui-même  par  le 
récit  de  ses  malheurs.  On  peut  voir  dès  le  début  avec  quel  soin  scru- 
puleux M.  Cousin  s'est  acquitté  de  sa  tâche.  Le  texte  donné  par  Am- 
boise  et  Duchesne  en  1616,  celui  que  l'Anglais  Rawlinson  a  publié 
en  1718,  et  que  le  savant  Orelli  a  si  violemment  condamné  comme 
l'œuvre  d'un  faussaire,  enfin  le  texte  d'Orelli  lui-même,  ont  été 
confrontés,  examinés,  discutés  par  l'éditeur,  comme  s'il  s'agissait 
d'un  des  maîtres  de  la  littérature  ancienne.  Bien  des  écrivains,  de- 
puis dom  Gervaise,  ont  traduit  les  lettres  d'Abélard  et  d'Héloïse. 
M.  Cousin  cite  les  traductions  de  Bastien,  de  Longchamps,  de  Tur- 
lot,  de  M.  Oddoul;  on  peut  ajouter  à  cette  liste  l'élégante  étude 
de  M.  Paul  Tiby  :  Deux  couvens  au  moyen  âge,  ou  l'abbaye  de 


636  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

Sainl-Gildas  et  le  Paradet  au  temps  d'Ahêlard  et  d'IIéloise  (1); 
mais,  quelque  intérêt  que  puissent  présenter  ces  travaux,  les  tra- 
ducteurs, y  compris  le  bénédictin  Gervaise,  ne  s'étaient  pas  in- 
quiétés des  altérations  du  texte,  et  l'on  peut  dire  qu'avant  l'édi- 
tion de  M.  Cousin  la  plus  grande  incertitude  régnait  sur  maintes 
parties  de  ces  lettres.  Entre  les  affirmations  hasardeuses  de  Rawlin- 
son  et  les  critiques  défiantes  d'Orelli,  quel  moyen  de  se  décider?  Il 
fallait  pour  cela  un  philosophe  et  un  philologue,  un  homme  qui 
connût  bien  la  littérature  du  xii^  siècle  et  la  langue  particulière 
d'Abélard.  Nul  n'était  mieux  désigné  que  M.  Cousin  pour  ce  rôle 
d'arbitre;  il  l'a  rempli  en  effet  avec  une 'sûreté  magistrale,  donnant 
raison  ou  tort  à  Orelli  selon  l'occurrence,  repoussant  comme  lui  les 
interpolations  évidentes  de  Rawlinson,  mais  rompant  sans  hésiter 
avec  ce  censeur  irritable  quand  sa  critique  soupçonneuse  transforme 
en  œuvres  apocryphes  toute  une  série  de  lettres  où  chaque  mot  ré- 
vèle la  main  d'Abélard.  Les  précieuses  notes  de  Duchesne  ont  été 
conservées  comme  elles  méritaient  de  l'être.  Les  variantes  des  di- 
vers manuscrits  sont  indiquées  au  bas  de  chaque  page,  des  introduc- 
tions particulières  précèdent  chacun  des  traités,  et  servent  de  guide 
■  au  lecteur;  en  un  mot,  rien  n'a  été  omis  de  ce  qui  pouvait  faciliter 
l'étude  de  ces  curieux  documens,  et  introduire  les  esprits  studieux 
dans  les  arcanes  du  moyen  âge. 

Héloïse,  on  peut  le  dire,  remplit  le  premier  volume.  Ces  lettres 
touchantes,  tant  de  fois  traduites,  mais  dont  il  faut  désespérer  de 
rendre  la  grâce  et  la  passion,  les  voici  dans  la  langue  même  où  la 
malheureuse  femme  épanchait  ses  douleurs.  Dès  les  premiers  mots, 
elle  se  peint  tout  entière  :  Unico  siio  post  Christum^  luiica  sua  in 
Christo.  Ce  maître,  cet  ami,  cet  époux,  qu'elle  ne  sait  plus  comment 
nommer,  elle  l'appelle  toujours  :  unicemeus.  Quelle  ardeur  et  quelle 
chasteté  tout  ensemble!  Son  amour  épuré  n'en  brûle  pas  de  flammes 
moins  vives.  Bien  loin  de  là,  puisqu'elle  aime  en  Dieu  désormais, 
pourquoi  ne  laisserait-elle  pas  un  libre  cours  aux  sentimens  de  son 
âme?  Purifier  son  affection  afin  de  s'y  livrer  sans  scrupule,  telle  fut 
la  destinée  d'Héloïse.  C'est  sur  l'autel  que  son  cœur  se  consume. 
Jamais  le  dévouement  d'une  âme  à  une  autre  âme,  jamais  l'aban- 
don, le  sacrifice,  l'amour  enfin  n'a  éclaté  sous  des  formes  plus  sin- 
cères et  plus  vives.  Le  langage  même  dont  se  sert  Héloïse,  ces  re- 
cherches, ces  prétentions  scolastiques,  qui  ne  sont  pas  sans  élégance 
sur  ses  lèvres,  ne  croyez  pas  que  ce  soit  seulement  le  ton  général 
du  xii'^  siècle;  c'est  le  style  d'Abélard,  et,  dans  l'emploi  qu'en  fait 
l'abbesse  du  Paraclet,  on  sent  encore  le  désir  de  rendre  hommage 
à  ce  maître,  qui  est  à  ses  yeux  le  maître  unique  après  Jésus.  L'hu- 

(1)  Paris,  Techeaer,  1831. 


LA    LIBRE    PENSÉE    AU    MOYEN    AGE.  637 

inilité  d'un  cœur  qui  s'est  donné  à  jamais  apparaît  à  chaque  ligne 
de  ces  pages  trempées  de  larmes.  On  trouve  parfois  qu'elle  s'humi- 
lie trop  lorsqu'on  lit  les  réponses  d'Abélard  ;  mais  ce  contraste 
môme  la  relève,  et  son  abaissement  lui  assure  une  dignité  immor- 
telle. «  Héloïse,  a  dit  M.  de  Rémusat,  est  la  première  des  femmes.  » 
Il  faut  lire  dans  le  texte  donné  par  M.  Cousin  cette  correspondance 
incomparable,  et  si  l'on  songe  au  milieu  de  quel  monde  apparut  un 
amour  si  complet,  si  dévoué,  si  résigné  au  sacrifice,  si  délicatement 
purifié,  si  ardemment  associé  aux  extases  de  la  vie  religieuse,  on  ne 
trouvera  pas  que  l'historien  d'Héloïse  ait  placé  trop  haut  cette  mer- 
veilleuse figure. 

C'est  à  Héloïse  encore  que  se  rapportent  les  autres  ouvrages  ren- 
fermés dans  le  premier  volume,  ici  tout  un  recueil  de  vers,  là  toute 
une  série  de  sermons  pour  les  principales  fêtes  de  l'année.  Amboise, 
au  xv!!*"  siècle,  avait  eu  en  sa  possession  un  grand  nombre  d'hymnes 
ou  de  séquences  composées  par  Abélard  pour  i'abbesse  du  Paraclet, 
et,  bien  qu'il  y  trouvât  une  tendre  inspiration  chrétienne,  il  avait 
négligé,  on  ne  sait  pourquoi,  de  les  insérer  dans  son  édition.  Un 
savant  belge,  M.  OEhler,  les  a  retrouvées  à  Bruxelles  il  y  a  quel- 
ques années,  et  il  songeait  à  les  publier  quand  la -mort  l'emporta  : 
peu  s'en  fallut  que  ce  secret  ne  disparût  avec  lui;  mais  M.  Cousin 
veillait  sur  l'intéressante  découverte,  il  s'empressa  d'acquérir  les 
copies  fidèlement  prises  par  M.  OEhler,  et  on  peut  lire  dans  les 
OEuvres  complètes  d'Abélard  quatre-vingt-treize  hymnes  que  l'on 
croyait  perdues.  Le  principal  intérêt  de  ces  poésies  assurément,  ce 
sont  les  circonstances  où  elles  sont  nées  ;  Héloïse  les  avait  deman- 
dées à  Abélard  pour  les  faire  chanter  à  ses  religieuses.  La  collection 
de  ses  sermons  n'a  pas  une  moindre  valeur;  d'après  le  Sic  et  !\on 
et  les  traités  de  dialectique ,  on  se  représente  aisément  le  grand 
orateur  tenant  suspendue  à  ses  lèvres  la  foule  immense  des  jeunes 
théologiens  avides  de  lumières  nouvelles,  avides  surtout  de  combats 
spirituels  et  d'émotions  philosophiques;  on  se  figure  moins  bien  ce 
roi  de  l'école  cherchant  à  édifier  une  communauté  de  femmes.  La 
dialectique  domine  dans  ces  sermons,  une  dialectique  souvent  bi- 
zarre, confuse,  pédantesque,  hérissée  de  citations  sans  fin;  on  y  ren- 
contre pourtant  quelques  mouvemens  du  cœur,  et  c'est  là  en  défini- 
tive un  curieux  épisode  dans  l'histoire  de  la  prédication  au  moyen 
âge.  Le  sermon  sur  saint  Jean-Baptiste  est  remarquable  entre  tous  par 
la  hardiesse  des  pensées  et  la  vivacité  des  peintures.  Je  ne  m'étonne 
pas  d'y  trouver  une  amère  satire  de  la  société  monacale  du  xii*"  siècle, 
puisque  saint  Bernard  a  poursuivi  d'anathèmes  bien  autrement  re- 
doutables certains  couvens  de  son  époque;  mais  on  peut  être  surpris 
qu' Abélard  traite  si  longuement  un  pareil  sujet  devant  les  sœurs 
d'Héloïse.  «  Quel  collecteur  d'impôts,  s'écrie-t-il,  est  plus  avide, 


638  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  rapace,  plus  acharné  à  sa  proie,  que  le  ventre  des  moines?  » 
C'est  à  des  hommes  du  moins  que  parlait  saint  Bernard  quand  il 
traçait  des  tableaux  de  ce  genre,  et  la  satire  était  justifiée  chez  lui 
par  les  nécessités  de  l'enseignement  moral.  Le  panégyrique  de  saint 
Paul,  qui  fait  partie  de  ces  curieux  sermons,  ne  doit  pas  être  lu 
sans  doute  à  côté  de  celui  de  Bossuet;  on  y  trouve  cependant  des 
accens  assez  fiers,  la  grandeur  du  sujet  a  manifestement  élevé  le  ton 
de  l'orateur.  Si  l'évèque  de  Meaux  appelle  saint  Paul  «  le  principal 
coopérateur  de  la  grâce  de  Jésus-Christ  dans  l'établissement  de 
l'église,  »  Abélard  exprime  la  même  pensée  par  ces  mots  énergiques  : 
«  La  conversion  de  saint  Paul  a  été  la  conversion  du  monde.  »  Signa- 
lons aussi  les  sermons  sur  la  Pentecôte,  dont  la  fête  était  célébrée  au 
Paraclet  avec  une  piété  particulière.  11  y  a  jusqu'à  cinq  sermons  con- 
sacrés au  Saint-Esprit;  on  y  sent  un  enthousiasme  philosophique 
autant  que  rehgieux,  et  si  l'âme  du  dialecticien  a  fait  éclater  quelque 
part  un  désir  d'édification  sincère,  c'est  peut-être  dans  ces  pages 
qu'il  faut  en  chercher  la  trace. 

«  0  ma  sœur  Héloïse,  chère  autrefois  dans  le  siècle,  très  chère 
maintenant  en  Jésus-Christ,  la  logique  m'a  rendu  odieux  au  monde  !  » 
Ainsi  parle  Abélard  dans  la  lettre  qui  termine  le  premier  volume  des 
œuvres  complètes  ;  le  second  volume  contient  tous  les  écrits  qui  ont 
attiré  sur  la  tête  du  logicien  de  si  violens  orages.  Après  Vlnlroduc- 
tion  à  la  Théologie^  voici  les  ouvrages  condamnés  par  le  concile  de 
Sens.  Le  premier  est  le  Commentaire  sur  VEpilre  aux  Romains,  où 
l'audacieux  interprète  des  mystères,  voulant  expliquer  le  dogme  de 
l'incarnation,  le  dénature  et  le  détruit.  «  Quoi  !  s'écrie-t-il,  la  mort 
du  Christ  serait  un  moyen  de  satisfaire  la  justice  de  Dieu  et  de  le 
réconcilier  avec  le  genre  humain  !  Cette  mort  au  contraire,  aggra- 
vant les  crimes  de  l'homme,  ne  devait-elle  pas  accroître  la  colère 
divine?  Si  la  désobéissance  d'Adam  a  été  un  péché  si  funeste  que  la 
mort  seule  du  Christ  ait  pu  l'expier,  quelle  expiation  faudra- t-il  pour 
racheter  l'homicide  du  Christ?  »  Voilà  une  objection  bien  hardie  pour 
un  théologien  du  temps  de  saint  Bernard.  Prenez  garde,  Abélard  ne 
parle  pas  ici  en  son  nom  :  il  pose  une  objection  et  prétend  la  réfu- 
ter; mais  l'attaque  est  si  vive  et  la  réponse  si  faible,  que  l'intention 
du  philosophe  devait  être  plus  que  suspecte  à  ses  contemporains. 
Le  livre  Scilo  te  ipsum  contient  des  opinions  qid  devaient  scandali- 
ser plus  gravement  encore  les  hommes  du  xii*  siècle.  —  C'est  l'inten- 
tion seule,  dit  Abélard,  qui  fait  le  mérite  ou  le  démérite  d'un  acte. 
Si  les  hommes  qui  ont  crucifié  Jésus  et  persécuté  les  martyrs  obéis- 
saient à  leur  conscience,  ils  n'étaient  pas  coupables.  —  Étranges  sub- 
tilités de  ce  dialecticien,  qui,  menacé  lui-même  par  l'intolérance 
très  convaincue  de  son  époque,  prépare  des  excuses  à  tous  les  into- 
lérans,  fournit  des  armes  à  tous  les  fanatiques!  Grâce  à  M.  Cousin, 


LA   LIBRE   PENSÉE    AU   MOYEN   AGE.  639 

nous  pouvons  suivre  aisément  dans  le  texte  même  les  bizarres  er- 
reurs de  cette  pensée,  chez  qui  l'inexpérience,  unie  à  de  généreuses 
hardiesses,  produit  de  si  étonnans  contrastes. 

Oui,  hardiesse  naïve  et  inexpérience  profonde,  tel  est,  ce  me 
semble,  le  touchant  et  tragique  spectacle  que  présente  la  destinée 
d'Abélard.  Quand  on  lit  attentivement  ses  œuvres,  il  est  impossible 
de  ne  pas  être  ému  de  sentimens  contradictoires.  On  respecte  cet 
homme  qui  se  lève  courageusement  pour  revendiquer  le  droit  du 
libre  examen;  on  s'intéresse  à  cette  tentative  qui  marque  une  date 
solennelle  dans  l'histoire  de  la  pensée  humaine;  on  comprend  que 
ce  champion,  seul  contre  tout  un  monde,  est  le  représentant  de  nos 
intérêts  les  plus  chers,  et  on  lui  souhaite  autant  de  génie  que  d'ar- 
deur; mais  quelle  déception,  s'il  s'embarrasse  dans  sa  dialectique, 
s'il  a  tout  à  coup  le  sentiment  de  sa  faiblesse,  s'il  se  trouble  en  face 
de  son  œuvre,  si  ses  meilleures  intentions  lui  sont  un  piège!  C'est 
un  drame  pénible  assurément  que  la  condamnation  d'Abélard  au 
concile  de  Soissons  et  surtout  au  concile  de  Sens  ;  les  violences  de 
saint  Bernard,  l'abattement  du  novateur,  l'autorité  étouffant  la  li- 
berté, la  foi  écrasant  la  raison,  quel  douloureux  tableau!  Il  y  en  a 
un  plus  douloureux  encore,  c'est  cette  disproportion  que  nous  ve- 
nons de  voir  entre  le  candide  élan  du  penseur  et  ses  véritables 
forces.  Qu'un  novateur  soit  vaincu,  qu'un  réformateur  soit  condamné 
à  l'impuissance  politique  et  sociale,  telle  est  la  destinée  commune. 
La  tragédie  qui  m'émeut  le  plus  en  de  semblables  épisodes,  c'est 
celle  qui  se  passe  au  fond  de  l'âme  et  dont  le  monde  ne  se  doute 
pas,  c'est  l'impuissance  morale  d'un  esprit  inférieur  à  ses  desseins, 
c'est  l'erreur  souvent  grossière  déparant  les  plus  nobles  pensées, 
c'est  enfm  le  désarroi  d'une  conscience  généreuse  et  la  déroute 
d'une  grande  cause. 

Et  pourtant  il  est  bon  que  cette  tentative  ait  ea  lieu.  Si  le  génie 
d'Abélard  n'a  pas  égalé  sa  bonne  volonté,  si  de  regrettables  erreurs 
ont  compromis  ses  efforts,  il  n'en  a  pas  moins  pressenti  et  préparé 
l'avenir.  Qui  donc  en  effet  est  sorti  vainqueur  de  cette  lutte?  Saint 
Bernard,  dites-vous?  Non,  il  a  réduit  Abélard  au  silence,  mais  il  n'a 
pas  été  vainqueur,  car  ce  n'est  pas  la  personne  d'Abélard  qu'il  pour- 
suivait, c'était  la  liberté  philosophique,  et  cette  liberté  est  invin- 
cible. D'Abélard  à  Descartes,  de  Descartes  jusqu'à  nous,  ce  principe, 
qui  semble  étouffé  par  le  concile  de  Sens,  s'affermit  de  siècle  en 
siècle.  Déjà,  du  vivant  même  d'Abélard,  l'illustre  vaincu,  enfermé  à 
Cluny,  pouvait  compter  avec  orgueil  tous  ses  disciples,  qui  occu- 
paient les  premières  places  de  l'église.  C'étaient  des  évêques,  des 
cardinaux,  ce  furent  même  des  papes;  c'étaient  aussi  les  plus  grands 
docteurs  du  xii*  siècle,  Gilbert  de  La  Porée,  Alain  des  Iles,  Hugues 
de  Saint- Victor,  Pierre  Lombard,  Jean  de  Salisbury.  On  voit  bien 


650  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  n'était  pcis  vaincu  :  la  liberté  est  immortelle  !  Est-ce  donc  l'au- 
torité qui  a  souffert  dans  cette  lutte?  Pas  davantage.  Liberté  et  au- 
torité, foi  et  raison,  ce  sont  là  des  besoins  de  l'âme,  besoins  qui  se 
concilient  difficilement,  forces  opposées  qu'il  faut  accorder,  qu'il 
faut  pacifier  au  moins,  mais  qu'il  est  impossible  de  faire  disparaître. 
Il  y  a  des  époques  où  l'une  de  ces  deux  tendances  de  l'esprit  de 
l'homme  prend  le  dessus  et  opprime  l'autre.  Tantôt  c'est  la  foi,  une 
foi  aveugle  qui  est  sans  pitié  pour  la  raison ,  tantôt  c'est  la  raison , 
une  fausse  raison  qui  outrage  et  opprime  la  foi  :  luttes  impies,  et 
dont  la  dernière  heure  peut-être  n'a  pas  encore  sonné.  L'infirmité 
de  l'humaine  nature  peut-elle  se  promettre,  hélas!  l'équilibre  com- 
plet de  ces  deux  puissances?  Les  siècles  qui  ont  le  plus  approché 
de  cet  équilibre  sont  les  siècles  privilégiés  de  l'histoire;  c'est  par 
exemple,  non  pas  le  siècle  tout  entier  de  Bossuet  et  de  Descartes,  de 
Pascal  et  de  Fénelon,  mais  une  bien  courte  période  de  cet  âge,  et 
encore,  dans  cet  espace  si  limité,  que  de  conflits  secrets,  que  d'in- 
quiétudes réciproques!  L'union  complète  de  ces  deux  instincts  aussi 
sacrés  l'un  que  l'autre,  l'harmonieux  développement  de  la  raison  et 
de  la  foi,  du  christianisme  et  de  la  science,  serait  la  perfection  de  la 
vie  individuelle  et  l'idéal  des  sociétés  humaines  :  —  idéal  chimé- 
rique, dira-t-on,  idéal  impossible  à  réaliser,  qu'importe?  Quelqu'un 
l'a  dit  avec  autant  de  profondeur  que  de  grâce,  «  il  n'y  a  que  des 
commencemens  dans  la  vie.  »  Parce  que  l'une  des  œuvres  que  la 
Providence  nous  impose  ne  doit  pas  trouver  son  couronnement  ici- 
bas,  est-ce  un  motif  pour  ne  pas  l'entreprendre?  Abélard  est  le  pre- 
mier qui,  à  ses  risques  et  périls,  a\X  donné  ce  grand  exemple.  Sa- 
chons-le bien,  l'histoire  de  saint  Bernard  et  d'Abélard  ne  fait  que 
produire  sur  une  scène  dramatique  ce  qui  se  passe  obscurément  au 
fond  de  bien  des  consciences.  Or,  quand  on  voit  ces  deux  disposi- 
tions, ces  deux  forces,  le  besoin  de  croire  et  le  besoin  de  compren- 
dre, si  énergiquement  personnifiées  par  des  champions  comme 
ceux-là,  on  s'aperçoit  bien  vite  qu'elles  sont  de  droit  divin  toutes 
les  deux.  Nous  sommes  donc  tenus  de  les  concilier  en  nous,  car  elles 
ne  disparaîtront  pas  au  gré  de  nos  passions  étroites;  c'est  Dieu  qui 
les  a  mises  dans  nos  cœurs,  elles  dureront  autant  que  durera  l'hu- 
manité. 

Une  autre  idée  me  frappe  encore  quand  j'étudie  ces  premières 
tentatives  de  la  libre  pensée  au  moyen  âge  :  comment  se  fait-il  que 
des  théologiens  de  nos  jours,  des  théologiens  animés  d'inspirations 
toutes  chrétiennes,  aient  trouvé  dans  ces  œuvres  d'Abélard,  si  gra- 
vement suspectes  autrefois,  une  source  d'édification  religieuse  ?  Com- 
ment ces  ouvrages,  condamnés  avec  tant  de  violence  au  xii^  siècle, 
peuvent-ils,  d'après  MM.  Henke  et  Lindenkohl,  fournir  à  notre  épo- 
que des  indications  salutaires?  S'il  ne  s'agit  que  de  chercher  des 


LA    LIBRE    PENSÉE    AU    MOYEN    AGE.  6Zil 

encouragemens  à  l'esprit  d'examen,  nous  n'avons  pas  besoin  de  re- 
monter si  haut;  cet  esprit  n'a  que  faire  d'excitations  nouvelles,  il 
est  mêlé  depuis  trois  siècles  à  l'air  que  nous  respirons  :  in  illo  vi- 
vimus,  movetnur  et  sumus.  Ce  qu'il  y  a  ici  de  nouveau  et  ce  qui  peut 
devenir  un  exemple  fécond,  c'est  l'union  de  la  liberté  avec  un  fonds 
de  croyances  positives,  en  d'autres  termes  le  mouvement  au  sein 
de  la  vie.  Trop  souvent  chez  les  modernes  la  liberté  de  penser  se 
nourrit  de  pures  négations  et  finit  par  s'agiter  dans  le  vide.  Donnée 
à  l'homme  pour  enrichir  son  âme,  elle  ne  sait  que  l'appauvrir.  On 
voit  de  fiers  esprits  s'habituer  au  doute,  à  l'indifterence,  à  l'inertie, 
et  s'y  trouver  à  l'aise  pourvu  qu'ils  puissent  se  dire  que  leur  pensée 
est  libre;  ils  ne  s'aperçoivent  pas  que  c'est  la  liberté  des  fantômes. 
Un  poète  inspiré  qui  est  aussi  un  penseur  énergique,  M.  Edgar  Qui- 
net,  a  vivement  peint  cette  situation  morale  dans  les  légendes  de 
Merlin  l'Enchanteur;  ce  singulier  roi  Épistrophius,  si  libre,  si  joyeux, 
si  triomphant  au  milieu  de  son  empire  plein  de  ruines  et  de  pous- 
sière, m'apparaît  comme  la  fidèle  image  de  ces  vainqueurs,  pour 
lesquels  la  liberté  de  penser  est  le  droit  de  ne  penser  plus.  Si  l'on 
veut  bien  réfléchir  à  certaines  tendances  de  notre  époque,  on  verra 
que  c'est  là  précisément  une  de  nos  plus  sérieuses  maladies.  Aussi 
comment  s'étonner  de  l'abaissement  des  caractères  au  moment  même 
où  l'on  vante  avec  le  plus  d'emphase  les  conquêtes  de  la  libre  pen- 
sée ?  Les  esprits  que  la  liberté  mal  comprise  a  dépouillés  de  fortes 
convictions  morales  appartiennent  au  premier  qui  s'en  empare.  La 
vraie  liberté  de  l'âme  au  contraire  se  meut  et  se  développe  au  sein 
des  croyances  de  l'âme  :  elle  vivifie  ces  croyances  en  les  épurant, 
elle  les  féconde  en  se  les  rendant  propres  ;  elle  sait  que  la  foi  fait  la 
vie;  elle  n'oublie  pas  que  la  religion  est  l'objet  le  plus  élevé  sur 
lequel  puisse  s'exercer  son  action,  et,  loin  de  s'en  détourner  avec 
insouciance,  elle  s'y  applique  avec  ardeur,  elle  crée  des  hommes 
enfin  capables  de  soutenir  les  plus  terribles  luttes.  Telle  fut  la  libre 
pensée  au  moyen  âge,  tel  est  son  premier  représentant,  l'héroïque 
et  malheureux  auteur  du  Sic' et  Non.  Voilà  pourquoi,  malgré  tant 
de  pages  confuses,  tant  de  verbiage,  tant  de  fatras,  la  plupart  des 
écrits  d'Abélard  nous  offrent  encore  aujourd'hui  un  tout  autre  intérêt 
que  celui  de  l'érudition.  Il  y  a  bien  plus  ici  que  des  problèmes  de 
scolastique;  il  y  a  une  leçon  de  courage,  un  souffle  de  vie  morale, 
un  sursion  corda  en  pratique,  et  ce  n'est  pas,  j'en  suis  sûr,  par  un 
vain  caprice  d'antiquaire  que  le  chef  de  la  philosophie  française 
au  XIX"  siècle  a  consacré  de  longues  veilles  à  élever,  comme  un 
monument  national,  l'édition  complète  des  œuvres  où  revivent  ces 
grands  souvenirs. 

Saint-René  Taillandier. 

TOME   XXXIV.  41 


DE 


LA  MÉTHODE  EXPÉRIMENTALE 


DANS  L'ETUDE  DES  PHENOMENES  VITAUX 


Les  sciences  physiques  et  chimiques  ont  trouvé  depuis  longtemps 
leur  méthode  d'investigation  :  c'est  l'expérimentation.  Non-seule- 
ment elles  observent  les  phénomènes  qui  se  développent  dans  la 
nature,  mais  elles  s'attachent  à  placer  les  corps  dans  des  circon- 
stances spéciales,  à  en  constater  toutes  les  propriétés,  dont  elles  dé- 
duisent un  code  de  lois  simples  qui  résument  toutes  nos  doctrines. 
Ce  code  règle  le  monde  physique,  et  il  n'y  a  plus  ensuite  qu'à  le 
consulter  et  à  l'appliquer  pour  expliquer  et  pour  reproduire  les 
phénomènes  que  les  élémens  déterminent  dans  la  nature  par  le  dé- 
veloppement régulier  des  propriétés  qu'on  leur  a  reconnues. 

Quelques  exemples  feront  comprendre  cette  méthode,  qui  paraît 
si  détournée  et  dont  l'application  est  si  sûre.  La  terre  exerce  sur 
ime  boussole  un  effet  si  complexe  qu'il  n'est  point  possible  d'en  de- 
viner à  priori  la  cause  et  les  lois.  Pour  les  découvrir,  on  s'est  con- 
damné à  des  études  de  détail.  On  a  pris  deux  aimans;  on  a  reconnu 
qu'ils  ont  deux  pôles,  qu'ils  s'attirent  ou  se  repoussent  suivant  une 
formule  mathématique  dont  on  a  trouvé  l'expression;  enfin  on  a 
cherché  comment  cette  action  varie  quand  on  change  les  dimensions 
du  fer  et  la  nature  des  milieux  interposés.  Toutes  ces  expériences 
étant  faites,  il  est  devenu  évident  que  la  terre  elle-même  se  com- 
porte absolument  comme  si  elle  contenait  à  son  centre  un  aimant 
énergique,  et  dès  lors  on  a  pu  calculer  quel  effet  elle  exerce  en  cha- 
cun de  ses  points  sur  une  boussole  qu'on  y  place.  C'est  ainsi  qu'a- 


DE  l'Étude  des  phénomènes  vitaux.  643 

près  avoir  analysé  les  aimans,  il  a  été  possible  de  reconstituer  et  de 
reproduire  dans  une  synthèse  complète  le  grand  phénomène  natu- 
rel qu'on  avait  tout  d'abord  aperçu,  et  qui  lut  demeuré  inexplicable 
sans  la  minutieuse  recherche  de  toutes  les  lois  dont  il  est  la  consé- 
quence nécessaire. 

La  chimie  ne  procède  pas  autrement.  Mettons  590  parties  de  po- 
tasse dans  un  verre  et  500  parties  d'acide  sulfurique  dans  un  autre. 
Quand  nous  mêlerons  les  deux  liquides,  il  se  dégagera  beaucoup  de 
chaleur,  et  on  verra  se  former  une  substance  nouvelle  qui  cristallise 
aisément,  qui  est  neutre,  qui  a  toujours  les  mêmes  propriétés  et 
qui  est  toujours  constituée,  quel  que  soit  le  mode  employé  pour  la 
produire,  par  les  mêmes  proportions  d'acide  et  d'alcali.  Qu'on  sup- 
pose maintenant  des  expériences  analogues  exécutées  sur  tous  les 
corps  possibles,  qu'on  les  rassemble  et  qu'on  les  résume,  on  aura 
un  corps  de  doctrines  qui  est  la  science  chimique,  et  il  est  pos- 
sible, en  l'appliquant,  de  prévoir  les  réactions  qui  se  produisent 
soit  dans  la  nature,  soit  dans  les  arts,  lorsqu'on  fait  agir  une  sub- 
stance sur  une  autre  dans  des  conditions  définies.  Ces  deux  sciences 
se  constituent  tous  les  jours  par  l'application  incessante  de  la  même 
méthode  de  recherches,  et  le  code  des  lois  naturelles  se  complétera 
peu  à  peu  pour  servir  ensuite  à  toutes  les  applications. 

A  côté  cependant  de  la  physique  et  de  la  chimie,  il  y  a  les  sciences 
qui  s'occupent  des  êtres  organisés,  animaux  et  végétaux,  et  dans  ce 
domaine  nouveau  on  rencontre  tout  d'abord,  outre  la  matière  pon- 
dérable et  ses  propriétés,  des  phénomènes  tout  spéciaux,  qui  se  dé- 
veloppent progressivement,  accomplissent  une  évolution  prédesti- 
née, et  qui  constituent  la  vie  des  êtres.  La  science  ne  peut  que 
s'incliner  devant  la  cause  de  ces  phénomènes  vitaux;  mais,  si  elle 
n'a  pas  la  témérité  de  la  vouloir  expliquer,  elle  conserve  le  droit  et 
le  devoir  de  rechercher  le  mécanisme  et  les  lois  qui  président  à 
l'accomplissement  des  fonctions;  elle  se  limite  dans  ce  sujet  d'é- 
tudes, comme  elle  se  limite  en  astronomie,  où  elle  s'arrête  devant 
la  cause  qui  a  constitué  et  qui  maintient  l'harmonie  du  monde.  Dans 
ce  domaine  restreint  et  encore  si  vaste,  il  faut  qu'elle  cherche  sa 
méthode  et  qu'elle  établisse  ses  principes. 

Jusqu'à  présent,  et  à  de  très  rares  exceptions  près,  il  semble  que 
les  naturalistes  et  les  médecins  aient  voulu  se  réduire  à  l'observa- 
tion pure  et  simple  des  phénomènes.  Ils  ont  étudié  les  organes  avec 
un  soin  minutieux ,  ils  ont  constaté  les  fonctions  accomplies,  et  s'ils 
ont  cherché  à  les  expliquer,  c'est  en  faisant  appel  à  des  causes  oc- 
cultes telles  que  la  vie  ou  le  fluide  nerveux',  ils  ont  fait  comme  les 
physiciens  des  époques  anciennes,  et  ils  manifestent  pour  l'expéri- 
mentation une  répugnance  qu'il  est  difficile  de  vaincre.  Cette  repu- 


(544  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gnance  s'explique  jusqu'à  un  certain  point.  Les  phénomènes  vitaux 
sont  loin  d'offrir  l'invariabilité  qu'on  rencontre  dans  les  réactions 
de  la  phj^sique  et  de  la  chimie.  On  ne  peut  répéter  deux  fois  la  même 
expérience  sur  un  animal  sans  trouver  quelques  dissemblances  dans 
les  résultats,  et  cela  tient  à  ce  que  les  organes  des  animaux  sont  des 
appareils  compliqués  et  variables,  dans  lesquels  nous  ne  pouvons 
modifier  les  conditions  de  l'expérience  à  notre  gré  et  sans  exercer 
une  influence  sur  les  appareils  eux-mêmes. 

Il  en  résulte  que  les  actes  les  plus  simples  de  la  vie,  comme  la 
vision  et  l'ouïe,  dans  lesquels  on  ne  peut  contester  l'intervention 
presque  exclusive  des  forces  physiques,  perdent  un  peu  de  leur  sim- 
plicité géométrique,  parce  que  ces  forces  agissent  à  travers  un  or- 
ganisme qui  est  variable.  La  complication  devient  plus  grande  quand 
on  considère  des  fonctions  plus  multiples  comme  la  digestion,  les 
sécrétions  et  la  nutrition,  ou  les  actes  innombrables  de  la  végé- 
tation, ou  enfin  et  surtout  le  jeu  des  organes  reproducteurs  et  du 
système  nerveux.  Mais  de  ce  que  l'expérimentation  donne  ici  des 
résultats  moins  simples,  parce  qu'ils  sont  soumis  à  des  causes  per- 
turbatrices plus  difficiles  à  éliminer,  s'ensuit-il  qu'il  faille  l'abandon- 
ner? Quelle  autre  méthode  d'investigation  faudrait-il  suivre  alors? 
L'empirisme  seul  resterait,  et  nous  serions  condamnés  à  une  igno- 
rance fatale.  On  ne  comprend  pas  que  des  esprits  sérieux  aient  pu 
s'arrêter  un  instant  à  un  système  d'exclusion  aussi  téméraire  et  qui 
nous  réduirait  à  l'impuissance. 

Une  autre  question  se  présente  encore  à  l'esprit.  Il  est  certain 
par  exemple  que  les  parties  vertes  des  plantes  ont  la  propriété  de 
décomposer  l'acide  carbonique,  dont  elles  fixent  le  carbone  et  dont 
elles  mettent  l'oxygène  en  liberté,  et  d'autre  part  on  n'a  point  réussi 
à  reproduire  cette  action  dans  les  vases  de  la  chimie.  Il  est  certain 
également  que  les  appareils  de  la  nutrition  et  de  la  digestion  dé- 
terminent la  formation  de  composés  que  la  chimie  est  le  plus  sou- 
vent impuissante  à  reproduire  par  des  procédés  identiques.  Devant 
cette  impuissance  actuelle,  l'école  des  forces  vitales  a  cru  pouvoir 
ériger  en  principe  cette  hypothèse  étrange,  que  les  mêmes  élémens 
obéissent  à  des  lois  et  à  des  forces  difl'érentes  quand  ils  réagissent 
dans  un  être  vivant  ou  dans  des  appareils  inorganisés.  Cette  suppo- 
sition toute  gratuite  n'a  pas  une  plus  grande  vraisemblance  que  celle 
qu'on  ferait  en  astronomie,  si  on  admettait  que  la  lune  et  la  terre 
s'attirent  suivant  une  autre  loi  (jue  les  étoiles  doubles,  et  il  faudrait 
renoncer  à  tous  les  principes  scientifiques  pour  croire  que  les  atomes 
des  corps  peuvent  avoir  des  propriétés  distinctes  dans  les  êtres  vi- 
vans  et  dans  les  corps  inorganisés.  C'est  contre  cette  tendance  à 
l'empirisme,  contre  cette  hypothèse  du  renversement  des  propi'iétés 


DE    l'kTLDE    des    PHEXOMÈNES    VITAUX.  645 

des  élémens,  que  nous  voulons  réagir  ici,  non  pas  en  combattant 
les  argumens  des  vitalistes  par  des  raisons  philosophiques,  mais 
par  un  enseignement  bien  autrement  sérieux,  en  faisant  voir  que 
toutes  les  données  de  la  physiologie  ont  été  acquises  par  expérimen- 
tation. 

I. 

Il  faut  se  rappeler  d'abord  qu'un  grand  nombre  de  matières  qu'on 
croyait  exclusivement  formées  par  la  vie  végétale  et  animale  se  peu- 
vent directement  obtenir  par  les  procédés  ordinaires  de  la  physique 
et  de  la  chimie.  Il  y  a  trente  ans  environ,  un  des  chimistes  les  plus 
célèbres  de  notre  époque,  M.  Wôhler,  réussit  à  préparer  artificiel- 
lement l'urée,  qui  est  un  des  produits  les  plus  constans  de  nos  sé- 
crétions :  c'était  faire  avec  éclat  le  premier  pas  dans  une  voie  toute 
nouvelle,  celle  de  la  synthèse  des  matières  organiques,  voie  qui  a  été 
suivie  depuis  par  les  chimistes  modernes,  en  particulier  par  M.  Ber- 
thelot,  et  qui  nous  a  introduits  dans  un  vaste  domaine  que  l'avenir 
promet  d'agrandir  encore  (1). 

Les  carbures  d'hydrogène,  les  alcools  et  leurs  combinaisons  avec 
les  acides  peuvent  aujourd'hui  se  préparer  directement,  et,  en  par- 
tant ensuite  de  ces  composés,  on  est  parvenu  à  obtenir,  d'après  une 
loi  commune,  toute  une  série  de  combinaisons  artificielles  dont  plu- 
sieurs existent  dans  la  nature  :  tels  sont  les  principes  odorans  des 
fruits,  plusieurs  essences,  la  cire  et  les  principes  immédiats  des 
baumes.  En  combinant  les  alcools  avec  l'ammoniaque,  on  a  décou- 
vert encore  toute  une  classe  d'alcalis  importans  analogues  aux  al- 
calis organiques,  et,  en  les  brûlant  partiellement  avec  l'oxygène,  on 
a  obtenu  des  acides  dont  plusieurs  existaient  dans  la  nature.  Enfin 
des  transformations  analogues  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'indiquer 
nous  ont  donné  l'urée,  le  sucre  de  gélatine,  la  leucine,  l'acide  hip- 
purique, etc. 

Nous  savons  aujourd'hui  que  les  élémens  qui  composent  l'orga- 
nisme végétal,  et  qui  entrent  dans  cette  immense  série  de  matières 
organiques  que  les  plantes  produisent,  doivent  leur  origine  à  l'eau, 
à  l'ammoniaque,  aux  nitrates  et  à  l'acide  carbonique.  C'est  ce  der- 
nier corps  qui  paraît  jouer  le  rôle  le  plus  important.  Il  est  décom- 
posé par  la  matière  verte  des  feuilles  sous  l'influence  de  la  lumière 
solaire,  et,  dégageant  de  Toxygène,  il  est  ramené  à  l'état  d'oxyde  de 
carbone.  L'oxyde  de  carbone  est  donc,  comme  M.  Boussingault  l'a 

(1)  Voyez  l'étude  de  M.  A.  Laugel  sur  les  travaux  de  M.  Berthelot  dans  la  Bevus  du 
\"  mai  1801. 


0i6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

remarqué,  le  premier  produit  de  cette  transformation,  et  c'est  lui 
qui  devient  ensuite  l'origine  de  toutes  les  combinaisons  qui  se  dé- 
veloppent ultérieurement.  L'oxyde  de  carbone  a  été  précisément 
pour  M.  Berthelot  le  point  de  départ  d'un  grand  nombre  de  syn- 
thèses successives,  d'où  il  résulte  que  de  l'oxyde  de  carbone  à  l'acide 
formique,  aux  carbures  d'hydrogène,  aux  alcools,  aux  éthers  com- 
posés, aux  acides  végétaux  et  aux  amides,  la  chimie  ne  voit  plus  au- 
jourd'hui qu'une  suite  de  métamorphoses  effectuées  suivant  des  lois 
générales. 

Or,  puisqu'il  est  démontré  qu'en  partant  de  l'oxyde  de  carbone 
les  forces  ordinaires  qui  règlent  les  combinaisons  chimiques  suffisent 
pour  engendrer  les  produits  que  les  végétaux  nous  offrent,  il  faut 
bien  admettre  que  ceux-ci  n'ont  point  à  leur  disposition  des  forces 
spéciales  créées  par  la  vie,  et  il  n'est  pas  nécessaire  d'imaginer, 
pour  expliquer  leurs  fonctions,  un  renversement  des  propriétés  de 
la  matière. 

Lorsqu'au  lieu  de  se  maintenir  dans  les  raisonnemens  généraux, 
on  entre  dans  le  détail  des  faits  particuliers,  on  rencontre  une  mul- 
titude d'exemples  qui  montrent  combien  l'intervention  de  la  chimie 
jette  de  lumière  sur  les  actions  de  l'organisme.  Nous  n'en  citerons 
qu'un.  La  chimie  a  découvert  que  l'acide  hippurique  peut  être  scindé 
en  acide  benzoïque  et  en  sucre  de  gélatine,  avec  fixation  des  élé- 
mens  de  l'eau,  et  réciproquement  elle  a  réussi  à  combiner  l'acide 
benzoïque  avec  le  sucre  de  gélatine  et  à  reproduire  l'acide  hippu- 
rique. Gela  étant,  on  peut  remarquer  que  les  alimens  des  carnivores 
ne  contiennent  point  d'acide  benzoïque,  et  que  leurs  urines  ne  ren- 
ferment pas  d'acide  hippurique;  mais  on  voit  apparaître  ce  dernier 
acide  aussitôt  qu'on  ajoute  aux  alimens  l'acide  benzoïque.  Inverse- 
ment, les  herbivores  sécrètent  l'acide  hippurique,  parce  que  leurs 
alimens  contiennent  l'acide  benzoïque,  et  ils  n'en  produisent  plus, 
si  on  vient  à  les  nourrir  avec  des  matières  entièrement  dépourvues 
de  cet  acide  benzoïque. 

Les  procédés  qu'emploie  la  chimie  pour  faire  la  synthèse  des  ma- 
tières organiques  ne  sont  pas  les  mêmes,  à  la  vérité,  que  ceux  qui 
se  réalisent  dans  les  animaux  et  dans  les  végétaux,  et  le  grand  pas 
qu'il  lui  reste  à  faire  serait  d'imiter  les  conditions  d'organisation  des 
êtres  vivans  et  de  reproduire  les  mêmes  effets.  Nous  avouons  qu'elle 
n'est  pas  très  avancée  dans  cette  voie,  et  la  difficulté  aussi  bien  que 
la  complication  des  expériences  expliquent  suffisamment  la  lenteur 
de  sa  marche;  mais  les  conquêtes  qu'elle  a  déjà  faites  démontrent 
assez  la  puissance  de  ses  méthodes  et  justifient  la  confiance  que  nous 
avons  dans  ses  succès  futurs. 

Berzelius  appela  le  premier  l'attention  des  chimistes  sur  une  classe 


DE  l'Étude  des  phénomènes  vitaux.  647 

de  phénomènes  nombreux  qu'il  a  nommés  cataly tiques,  et  qui  sont 
produits  en  apparence  par  le  simple  contact  d'une  matière  avec  une 
autre.  C'est  ainsi  qu'il  suffit  d'introduire  dans  un  mélange  d'oxygène 
et  d'hydrogène  un  très  petit  morceau  d'épongé  de  platine  pour  que 
ces  deux  gaz  se  combinent  subitement  en  détonant  comme  la  pou- 
dre, en  produisant  de  la  chaleur  et  de  la  lumière  et  en  donnant  nais- 
sance à  de  l'eau.  Ici  l'explication  est  facile.  C'est  parce  que  les  deux 
gaz  sont  condensés  parle  platine,  comme  je  l'ai  démontré  autrefois 
en  découvrant  des  propriétés  électriques  dues  à  ces  gaz  ainsi  con- 
densés, qu'ils  s'échauffent  et  se  combinent;  mais  il  y  a  d'autres  cas 
qui  nous  intéressent  davantage,  et  dans  lesquels  on  ne  peut  invo- 
quer comme  cause  déterminante  qu'une  action  de  présence  dont  la 
nature  est  inconnue.  Je  vais  en  citer  un  exemple. 

En  traitant  l'amidon  ou  les  chiffons  par  un  acide,  M.  Biot  recon- 
nut qu'ils  se  dissolvaient,  et  que  la  liqueur  jouissait  de  la  propriété 
tout  inattendue  de  faire  tourner  le  plan  de  polarisation  de  la  lu- 
mière vers  la  droite.  Dans  cette  réaction,  l'acide  n'a  point  changé, 
et,  chose  remarquable,  l'amidon  a  conservé  sa  composition  chimique 
primitive;  mais  il  a  pris  des  propriétés  toutes  nouvelles,  il  est  devenu 
de  la  dextrine.  En  continuant  la  même  action  pendant  plus  long- 
temps, une  seconde  transformation  succède  à  la  première,  et  l'on 
s'en  aperçoit  aussitôt  par  les  changemens  qui  surviennent  dans  les 
propriétés  optiques  du  liquide.  Il  cesse  d'abord  peu  à  peu  de  faire 
tourner  le  plan  de  polarisation,  puis  il  le  dévie  progressivement  et 
de  plus  en  plus  vers  la  gauche.  A  ce  moment,  la  dextrine  a  dis- 
paru; elle  a  changé  sa  composition,  et  l'analyse  chimique  prouve 
qu'elle  s'est  combinée  avec  de  l'eau.  Elle  s'est  transformée  en  une 
espèce  de  sucre  qu'on  trouve  dans  les  raisins  et  qu'on  nomme  glu- 
cose. Voilà  donc  une  série  de  modifications  produites  par  le  simple 
contact  d'un  acide  avec  l'amidon  et  étudiée  dans  les  laboratoires, 
sans  prévision  d'aucune  application,  avec  le  double  secours  des  ap- 
pareils de  la  physique  et  de  la  chimie.  Voici  maintenant  une  autre 
découverte  qui  va  compléter  la  précédente. 

M.  Dubrunfaut  reconnut  que  l'extrait  d'orge  germé  possède, 
comme  les  acides,  la  propriété  de  transformer  l'amidon  en  dextrine 
d'abord  et  en  glucose  ensuite,  et  plus  tard  MM.  Payen  et  Persoz  ont 
prouvé  que  l'extrait  devait  cette  propriété  à  une  substance  particu- 
lière qu'ils  ont  nommée  diastase,  et  qui  existe  autour  des  pousses  de 
toutes  les  graines  au  moment  de  la  germination.  Or  toutes  les  grai- 
nes renferment  une  provision  d'amidon  qui'doit  servir  à  la  première 
nourriture  de  la  plante.  Aussitôt  qu'elles  commencent  à  germer,  la 
diastase  se  forme,  rend  l'amidon  soluble  en  le  transformant  en  dex- 
trine et  en  sucre,  et  ce  sont  ces  matières  dissoutes  qui  sont  élabo- 
rées ensuite  pour  constituer  les  premiers  organes  du  végétal.  On 


6hS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voit  ainsi  par  quelles  séries  de  découvertes  chimiques  on  est  arrivé 
à  se  rendre  un  compte  précis  des  transformations  auxquelles  une 
plante  doit  ses  premières  évolutions,  transformations  qui  sont  abso- 
lument les  mêmes  que  celles  du  laboratoire,  et  qui  ne  résultent 
d'aucune  action  spéciale  à  la  vie  du  végétal. 

C'est  à  des  actions  analogues  exercées  par  le  suc  gastrique  et  par 
tous  les  liquides  de  l'économie  animale  qu'il  faut  rapporter  l'acte 
par  lequel  les  matières  alimentaires  sont  dissoutes  dans  l'appareil 
de  la  digestion  et  peuvent  être  absorbées  par  ses  parois.  Les  célèbres 
expériences  que  Spallanzani  et  Rumford  faisaient  dans  le  siècle  passé 
pour  réaliser  la  digestion  artificielle  le  prouvent  surabondamment, 
et  il  ne  leur  manque  pour  être  complètes  que  d'être  reprises  avec  les 
ressources  actuelles  de  la  chimie.  C'est  encore  à  la  même  cause  qu'il 
faut  attribuer  la  production  du  sucre  dans  le  foie  d'un  animal,  sui- 
vant la  belle  découverte  de  M.  Claude  Bernard. 

Nous  venons  d'assister  à  la  transformation  successive  de  l'amidon 
en  dextrine  et  en  sucre  de  raisin  :  nous  pouvons  maintenant  suivre 
ce  dernier  corps  dans  les  modifications  analogues  qu'il  éprouve  à 
son  tour  par  des  causes  pareilles.  Le  glucose  peut  être  considéré 
comme  formé  par  de  l'alcool  et  de  l'acide  carbonique,  de  sorte  que, 
si  on  lui  enlevait  ce  dernier  corps,  on  produirait  le  premier,  l'alcool. 
Or  c'est  précisément  ce  qui  arrive  quand  le  jus  du  raisin  fermente 
et  que  le  vin  se  fait,  et  c'est  aussi  ce  que  l'on  peut  réaliser  en  met- 
tant le  glucose  pur  en  contact  avec  la  levure  de  bière.  Il  semble 
donc  que  la  levure  transforme  le  sucre,  comme  la  diastase  trans- 
forme l'amidon,  par  un  simple  effet  de  contact.  On  a  soutenu  cette 
thèse,  mais  elle  n'est  point  exacte,  et  les  travaux  de  M.  Pasteur  ont 
dévoilé,  comme  on  va  le  voir,  la  véritable  cause  de  la  fermentation. 

La  levure  de  bière,  le  ferment,  est  un  amas  de  petits  êtres  orga- 
nisés, vivans,  constitués  par  des  globules  naissant  au  contact  les  uns 
des  autres,  se  développant  jusqu'à  devenir  adultes  et  donnant  nais- 
sance à  des  êtres  semblables  à  eux.  Ainsi  dans  la  bière  le  ferment 
est  un  monde  tout  entier.  A  l'origine  de  l'opération,  ce  monde  est 
peu  nombreux;  mais,  chaque  individu  se  reproduisant,  le  nombre 
total  des  êtres  augmente  indéfiniment.  Cependant,  pour  que  des 
êtres  puissent  se  développer  et  multiplier,  il  faut  qu'ils  trouvent 
dans  le  milieu  où  ils  vivent  les  aliraens  nécessaires  pour  constituer 
leur  propre  substance.  Ceux  qui  nous  occupent  sont  formés  de  prin- 
cipes azotés,  de  matières  minérales,  de  cellulose  et  de  graisse.  Or 
les  principes  azotés  et  minéraux  n'existent  point  dans  le  sucre;  aussi 
le  ferment  qu'on  y  met  ne  s'y  multiplie  pas,  et  les  individus  qui 
naissent  ne  se  nourrissent  que  de  la  substance  de  ceux  qui  meurent; 
mais  en  y  ajoutant  de  l'ammoniaque  et  des  phosphates,  M.  Pasteur 
a  vu  ces  êtres  se  régénérer  avec  une  extrême  fécondité  et  absorber 


DE  l'Étude  dfs  phénomènes  vitaux.  6/i9 

pour  se  les  assimiler  les  principes  azotés  et  les  phosphatés  qu'il  leur 
avait  donnés  comme  nourriture.  En  même  temps  ils  s'emparaient 
d'une  partie  de  la  matière  sucrée  qu'ils  élaboraient  pour  la  trans- 
former en  cellulose  et  en  graisse. 

Il  ne  faut  donc  point  douter  de  la  nature  du  ferment  de  bière. 
C'est  un  composé  d'êtres  bien  éloignés  de  ceux  que  nous  considé- 
rons habituellement,  mais  ayant,  comme  tous  les  êtres,  ce  principe 
inconnu  qui  les  fait  naître,  se  développer  et  se  reproduire,  et  dès 
lors  nous  devons  nous  attendre  à  les  voir  pendant  toute  leur  exis- 
tence accomplir  des  actions  chimiques  continues.  Les  animaux  qui 
vivent  dans  l'air  absorbent  l'oxygène,  lequel  brûle  une  partie  de 
leur  substance  et  passe  à  l'état  d'acide  carbonique.  Quel  acte  chi- 
mique analogue  trouverons-nous  dans  l'exercice  des  fonctions  vitales 
du  ferment?  La  réponse  à  cette  question  n'est  point  aujourd'hui 
douteuse  ;  la  voici  :  le  ferment  décompose  le  sucre  en  acide  carbo- 
nique qui  se  dégage  et  en  alcool  qui  reste.  Si  l'oxygène  est  abon- 
dant et  si  l'air  se  renouvelle  au  contact  du  ferment,  celui-ci  se  dé- 
veloppe sans  décomposer  le  sucre  :  dans  le  cas  contraire,  c'est  le 
sucre  qui  fournit  l'oxygène  pour  la  respiration  du  petit  être  organisé, 
et  l'alcool  se  produit  en  grande  quantité. 

Telle  est  la  fonction  accomplie  par  le  ferment  contenu  dans  la 
levure  de  bière;  mais  qu'arriverait-il  si,  en  conservant  le  même 
milieu,  c'est-à-dire  le  sucre,  on  remplaçait  les  êtres  qui  l'ont  trans- 
formé en  acide  carbonique  et  en  alcool  par  d'autres  espèces?  M.  Pas- 
teur a  répondu  par  des  expériences  tout  aussi  concluantes,  et  qui 
vont  singulièrement  agrandir  le  cadre  de  la  question. 

On  sait  depuis  longtemps  que  ce  même  sucre,  mêlé  à  quelques 
matières  azotées,  telles  que  le  gluten,  le  caséum,  etc.,  éprouve  une 
fermentation  toute  différente,  appelée  fermentation  lactique,  parce 
qu'elle  développe  l'acide  de  ce  nom.  Or  on  trouve  dans  ce  cas  que 
la  liqueur  est  encore  habitée  par  un  monde  d'êtres  qui  vivent 
comme  les  précédens,  se  développent  et  se  multiplient  comme  eux, 
mais  qui,  n'étant  pas  les  mêmes,  transforment  le  sucre  en  des  pro- 
duits nouveaux.  Les  conditions  d'existence  et  de  reproduction  sont 
identiques;  mais  l'espèce  est  différente,  et  les  transformations  qui 
résultent  de  ces  nouvelles  existences  ne  sont  plus  les  mêmes. 

Une  fois  lancée  dans  cette  voie  si  féconde,  l'imagination  se  trouve 
en  présence  des  problèmes  les  plus  importans,  et  la  solution  en  est 
prochaine.  Quand  on  voit  toutes  les  fermentations  qui  se  dévelop- 
pent spontanément  dans  la  plupart  des  liquides  qui  proviennent  de 
l'organisme,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admettre  qu'elles  sont  les 
produits  de  la  vie  de  certains  êtres  analogues  à  ceux  qui  détermi- 
nent la  fermentation  du  sucre,  et  probablement  c'est  à  ces  êtres 
qu'il  faut  attribuer  la  plupart  des  maladies  contagieuses. 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  suite  logique  de  ces  idées  a  dû  conduire  et  a  conduit  en  effet 
M.  Pasteur  à  se  demander  comment  ces  fermens  se  développent  tout 
d'abord.  En  voyant  les  putréfactions  des  liquides  organiques  se  pro- 
duire d'elles-mêmes  au  bout  de  quelque  temps,  beaucoup  de  physio- 
logistes avaient  admis  que  les  êtres  inférieurs  peuvent  naître  sponta- 
nément; d'autres  pensaient  qu'ils  sont  toujours  précédés  d'ascendans 
et  que  la  vie  leur  est  transmise  comme  chez  les  animaux  et  les  vé- 
gétaux supérieurs  par  d'autres  êtres  semblables  à  eux.  Bien  que  de 
nombreuses  expériences  eussent  été  faites  sur  ce  point ,  la  question 
des  générations  spontanées  restait  indécise.  M.  Pasteur  prit  des  li- 
quides sur  lesquels  des  moisissures  se  développent  habituellement, 
et  les  ayant  enfermés  bouillans  dans  des  vases  de  verre  à  l'abri  du 
contact  de  l'air,  il  reconnut  que  jamais  les  végétaux  ne  s'y  produi- 
sent; mais  quand  il  venait  à  déboucher  l'un  de  ces  vases  et  à  y 
laisser  pénétrer  l'air  atmosphérique,  il  voyait  naître  les  moisissures 
après  un  délai  très  court.  Ainsi  l'air  est  nécessaire  à  leur  dévelop- 
pement. 

En  variant  l'expérience  et  en  s' astreignant  à  introduire  dans  le 
vase  de  l'air  primitivement  chauffé  jusqu'au  rouge,  on  vit  les  li- 
quides rester  indéfiniment  au  même  état  de  pureté  que  dans  le  vide. 
Cela  prouvait  que  les  moisissures  ne  provenaient  pas  de  l'air  lui- 
môme,  mais  des  matières  étrangères  qui  s'y  trouvent  habituelle- 
ment contenues.  Alors  M.  Pasteur  fit  passer  pendant  longtemps  ce 
gaz  à  travers  des  tubes  remplis  de  coton-poudre  qui  retint  ces  ma- 
tières, et  il  put  ensuite  les  étudier  d'une  part  et  en  examiner  les  pro- 
priétés de  l'autre.  Pour  les  étudier,  il  fit  dissoudre  le  coton-poudre, 
et  le  liquide,  examiné  au  microscope,  montra  des  myriades  de 
germes  de  formes  et  de  grosseurs  diverses.  Enfin  il  introduisit  une 
très  petite  portion  de  ce  coton  dans  les  liqueurs  fermentescibles,  et 
il  vit  quelques  jours  après  naître  les  végétations  dont  il  avait  semé 
les  germes. 

En  résumant  tout  ce  qui  précède,  on  reconnaît  ainsi  que  l'air  con- 
tient et  charrie  les  semences  microscopiques  d'une  infinité  d'êtres, 
semences  le  plus  souvent  inutiles  et  perdues;  mais  viennent-elles  à 
rencontrer  une  substance  propre  à  leur  fournir  les  alimens  qui  leur 
conviennent,  aussitôt  elles  germent,  se  développent  et  multiplient, 
et,  par  l'acte  même  de  leur  vie,  elles  transforment  les  matières  au 
milieu  desquelles  elles  existent,  comme  les  animaux  et  les  végétaux 
supérieurs  transforment  l'air  ou  l'acide  carbonique.  Je  le  demande 
maintenant,  où  en  seraient  nos  connaissances  sur  ces  matières  déli- 
cates, si  l'on  s'était  contenté  de  décrire  des  organes,  et  si  l'on  avait 
abandonné  systématiquement  cette  précieuse  et  unique  ressource 
de  l'expérimentation? 


DE  l'Étude  des  phénomènes  vitaux.  651 


II. 

L'intervention  des  théories  mécaniques  et  physiques  dans  la 
science  de  l'organisme  vivant  ne  pouvait  être  moins  grande  et  moins 
importante  que  celle  de  la  chimie.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  nous 
arrêter  sur  certains  phénomènes  dont  la  physique  n'a  jamais  été 
dépouillée.  La  vision,  l'ouïe,  les  mouvemens,  soit  des  différentes 
parties  d'un  animal,  soit  de  l'animal  tout  entier,  bien  qu'étant  des 
phénomènes  compliqués  d'acoustique  et  de  mécanique,  ont  toujours 
été  expliqués  par  les  principes  de  ces  sciences.  En  dehors  de  ces 
effets  relativement  simples,  il  y  en  a  d'autres  que  l'imperfection  de 
nos  connaissances  avait  soustraits  à  la  physique  ;  mais  les  progrès 
modernes  de  cette  science  les  ont  remis  à  leur  place.  Nous  allons 
les  passer  rapidement  en  revue. 

Nous  savons  que  les  tissus  organiques  sont  constitués  par  des 
fibres  et  des  cellules  élémentaires  séparées  par  de  très  petits  inter- 
valles qui  contiennent  une  certaine  quantité  d'eau,  sans  laquelle  ces 
tissus  seraient  privés  des  propriétés  physiques  et  mécaniques  essen- 
tielles à  leurs  fonctions.  N'oublions  pas  en  effet  que,  même  dans  les 
animaux  les  plus  rudimentaires ,  la  vie  n'existe  qu'en  présence  de 
l'eau  et  sous  l'influence  d'une  certaine  température,  comme  le  prou- 
vent les  expériences  que  l'on  a  faites  sur  les  rotifères,  dont  les  mou- 
vemens s'éteignent  ou  reparaissent  toutes  les  fois  qu'on  les  dessèche 
ou  qu'on  les  mouille.  On  peut  en  dire  autant  des  végétaux;  nous 
allons  commencer  par  expliquer  comment  la  sève  monte  et  circule 
dans  ces  derniers. 

Puisque  les  études  les  plus  attentives  n'ont  fait  découvrir  dans  le 
tissu  végétal  aucun  appareil  musculaire  destiné  à  mettre  les  liquides 
en  mouvement,  il  faut  de  toute  nécessité  que  la  circulation  de  ce 
liquide  soit  exclusivement  réglée  par  le  jeu  des  forces  physiques  et 
chimiques.  Or  nous  savons  que  les  corps  solides  exercent  sur  les 
substances  liquides  une  attraction  qu'on  nomme  moléculaire,  parce 
qu'elle  paraît  s'exercer  à  des  distances  aussi  petites  que  celles  qui 
séparent  les  molécules  elles-mêmes.  Il  convient  donc  de  voir  dans 
quelle  mesure  cette  action  peut  influer  sur  le  mouvement  de  la  sève. 

Lorsqu'on  plonge  un  tube  très  fm  dans  de  l'eau,  on  sait  qu'elle  y 
monte  d'une  certaine  quantité,  parce  que  les  parois  solides  l'atti- 
rent, et  comme  le  tissu  d'un  végétal  offre  dans  toutes  les  directions 
des  canaux  très  étroits,  tout  le  monde  a  compris  qu'il  devait  absor- 
ber et  élever  l'eau  qui  se  trouve  dans  le  sol;  mais  cette  explication 
générale  soulève  tout  d'abord  une  objection  :  c'est  que  l'ascension 
de  l'eau  se  limite  toujours  à  une  très  petite  hauteur  dans  les  tubes 
les  plus  étroits,  et  qu'elle  se  produit  dans  les  arbres  jusqu'à  leur 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sommet,  quelle  qu'en  soit  l'élévation.  Cette  objection  a  été  levée  par 
M.  Jamin,  à  qui  l'on  doit  sur  ce  sujet  de  très  nombreuses  expé- 
riences. 

M.  Jamin  prend  une  masse  poreuse  quelconque,  par  exemple  un 
bloc  de  craie,  et,  après  y  avoir  creusé  un  petit  trou  jusqu'au  centre, 
il  y  place  un  manomètre,  c'est-à-dire  un  appareil  capable  de  me- 
surer les  pressions  qui  viendront  à  se  développer  dans  l'intérieur  du 
bloc.  Cela  fait,  il  plonge  l'appareil  dans  l'eau.  A  l'instant  même,  ce 
liquide  s'insinue  dans  les  pores,  comme  on  voit  que  cela  se  fait 
dans  un  morceau  de  sucre  qu'on  imbibe,  et  chasse  devant  lui  l'air 
qui  remplissait  les  cavités.  Cet  air  se  réfugie  au  centre,  où  il  se 
comprime  peu  à  peu,  et  le  manomètre  en  mesure  la  pression,  qui 
s'élève  peu  à  peu  jusqu'à  3  ou  A  atmosphères,  et  dans  certains  cas 
spéciaux  jusqu'à  6.  Quand  l'état  final  est  atteint,  il  est  évident  que 
l'air  tend  à  s'échapper  pendant  que  l'eau  tend  à  entrer,  et  que  la 
pression  de  l'air  fait  équilibre  à  la  force  de  pénétration  et  en  donne 
la  mesure.  Celle-ci  est  donc  égale  à  3,  h  et  même  à  6  atmosphères. 
Or,  une  atmosphère  étant  égale  à  la  pression  d'une  colonne  d'eau 
de  10  mètres,  on  peut  dire  que  la  force  d'imbibition  est  égale  à  30, 
hO  ou  60  mètres  d'eau,  et  par  suite  que  ce  liquide  pourrait  monter 
jusqu'à  ces  hauteurs,  si  la  masse  poreuse  était  assez  prolongée.  La 
force  d'imbibition  suffit  donc  pour  expliquer  comment  l'eau  peut 
s'élever  jusqu'au  sommet  des  plus  grands  arbres. 

Mais  pour  savoir  comment  les  liquides  circulent,  il  faut  faire  in- 
tervenir une  autre  expérience,  exécutée  autrefois  par  M.  Biot,  reprise 
ensuite  par  M.  Magnus  et  enfin  par  M.  Jamin.  Que  l'on  mastique  à 
l'un  des  bouts  d'un  tube  de  verre  une  plaque  poreuse  destinée  à  le 
fermer,  qu'on  remplisse  ce  vase  avec  de  l'.eau,  et  que,  bouchant  en- 
suite avec  le  doigt  l'extrémité  ouverte,  on  la  plonge,  en  retournant 
l'appareil ,  dans  un  bain  de  mercure  :  alors  la  plaque  poreuse  qui 
se  trouve  au  sommet  s'imbibe,  puis  l'eau  s'évapore  dans  l'air  à  la 
surface  supérieure  ;  mais  elle  est  remplacée  aussitôt  par  celle  qui  se 
trouve  dans  le  tube.  Un  vide  se  fait  dans  l'intérieur,  peu  à  peu  le 
mercure  monte  jusqu'à  la  même  hauteur  que  dans  un  baromètre, 
et  bien  qu'alors  le  vide  soit  devenu  complet,  l'air  ne  rentre  pas  à 
travers  le  corps  poreux. 

Il  suffît  de  connaître  ces  deux  expériences  fondamentales  pour  se 
rendre  maintenant  un  compte  exact  et  presque  complet  de  l'ascen- 
sion de  la  sève.  En  effet,  d'après  la  première,  les  racines  doivent 
enlever  l'eau  du  sol  et  la  faire  monter  jusqu'au  sommet  des  feuilles, 
et,  d'après  la  seconde,  l'évaporation  de  cette  eau  dans  l'atmosphère 
fera  dans  le  végétal  un  vide  qui  appellera,  par  un  effet  de  succion, 
celle  qui  remplit  les  canaux  de  la  tige.  Pour  justifier  cette  explica- 
tion, M.  Jamin  a  construit  un  appareil  sur  le  modèle  général  des 


DE  l'Étude  des  phéxomènes  vitaux.  655 

végétaux.  La  base  en  est  constituée  par  un  corps  poreux  très  dense 
qui  représente  les  racines  et  qu'on  plante  clans  un  sol  humide;  de  là 
s'élève  un  tube  rempli  de  plâtre  qui  figure  la  tige,  et  au  sommet  se 
trouve  une  surface  large ,  poreuse ,  qui  tient  la  place  des  feuilles  et 
qui  doit  servir  à  l'évaporation.  L'expérience  a  prouvé  que  cet  arbre 
factice  absorbe  l'eau  du  sol  comme  les  végétaux  réels,  et  qu'il  la 
répand  dans  l'atmosphère  de  la  même  façon. 

Le  grand  avantage  des  expériences  exécutées  dans  des  conditions 
aussi  simples  est  de  permettre  l'emploi  du  calcul.  M.  Jamin  a  ex- 
primé par  une  formule  mathématique  toutes  les  conditions  de  son 
appareil,  et  cette  formule  non-seulement  prévoit  en  gros,  mais  en- 
core calcule  numériquement  toutes  les  circonstances  du  mouvement 
des  liquides  dans  la  masse  entière;  or  il  se  trouve  que  ce  calcul 
explique  précisément  toutes  les  expériences  qui  ont  été  exécutées 
sur  les  arbres  réels  en  même  temps  que  l'appareil  factice  les  réalise 
.expérimentalement.  Nous  en  citerons  quelques-unes. 

Le  célèbre  Haies  déchaussa  une  racine  de  pommier,  et,  l'ayant 
isolée  de  ses  voisines,  il  l'insinua  dans  un  tube  de  verre,  puis  il  la 
mastiqua  avec  soin,  et  après  avoir  rempli  le  tube  d'eau  il  le  plongea 
dans  du  mercure.  La  racine  absorba  cette  eau,  fit  un  vide  dans  le 
tube,  et  le  mercure  monta  jusqu'à  9  pouces.  La  même  expérience 
ayant  été  faite  avec  la  racine  d'un  arbre  factice,  M.  Jamin  vit  monter 
le  mercure  beaucoup  plus  haut,  et  même  aussi  haut  que  dans  le 
baromètre. 

On  doit  au  docteur  Boucherie  une  fort  remarquable  expérience. 
Elle  consiste  à  pratiquer  un  trou  dans  le  tronc  d'un  arbre  et  à  y  in- 
troduire un  tube  bien  scellé,  plongeant  dans  un  liquide  quelconque. 
Ce  liquide  est  rapidement  absorbé,  et  s'élève  jusqu'aux  extrémités 
les  plus  hautes  des  branches.  S'il  est  coloré,  il  communique  sa  teinte 
à  tout  le  corps  ligneux,  qui  est  parfaitement  injecté  au  bout  de  quel- 
que temps.  Or  la  formule  mathématique  prouve  qu'il  doit  en  être 
ainsi,  et  l'arbre  factice  réalise  ces  mêmes  effets  aussi  aisément  que 
les  végétaux  réels. 

Ces  exemples,  que  nous  pourrions  multiplier,  suffiront  pour  faire 
comprendre  comment  l'acte  de  l'ascension  de  la  sève,  considéré  en 
lui-même  et  dégagé  de  toutes  les  autres  fonctions  d'un  végétal,  a  pu, 
au  même  titre  que  tous  les  phénomènes  de  la  physique,  être  soumis 
au  calcul  et  expliqué  dans  toutes  ses  particularités;  mais,  pour  que 
cefte  explication  soit  complète,  il  faut  y  joindre  celle  d'un  autre  fait 
bien  communément  observé  et  connu  généralement  sous  le  nom  de 
pleurs  de  la  vigne.  C'est  encore  à  Haies  qu'on  doit  l'étude  complète 
de  cette  singulière  action.  Il  avait  taillé  une  vigne  au  printemps; 
s' apercevant  qu'elle  perdait  beaucoup  d'eau  par  la  plaie  et  craignant 
que  le  cep  ne  s'épuisât,  il  appliqua  sur  l'extrémité  coupée  une  peau 


65A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  vessie  qu'il  lia  avec  un  fil.  Malgré  cette  précaution,  la  sève  con- 
tinua de  sortir  en  gonflant  la  vessie ,  qui  bientôt  creva.  Cela  prou- 
vait que  la  force  qui  chasse  le  liquide  est  considérable ,  et  Haies 
voulut  la  mesurer.  A  cet  effet,  il  prolongea  la  tige  coupée  par  un 
tube  vertical  de  verre  qu'il  scella  à  son  extrémité,  et  il  vit  l'eau 
monter  dans  ce  tube  jusqu'à  une  hauteur  de  22  pieds. 

Il  n'est  pas  possible  d'expliquer  ce  phénomène  par  la  simple  ca- 
pillarité. La  théorie  comme  l'expérience  prouvent  en  effet  que  les 
liquides  peuvent  bien  s'élever  dans  les  corps  poreux,  mais  qu'ils  ne 
peuvent,  en  aucun  cas,  sortir  de  l'intérieur  des  pores  et  se  répandre 
à  la  surface;  il  faut  alors  faire  intervenir  une  autre  cause,  et  pour 
la  découvrir  il  est  nécessaire  d'étudier  avec  détails  toutes  les  cir- 
constances qui  accompagnent  la  production  des  pleurs.  On  peut 
d'abord  se  convaincre  que  l'eau  ne  remplit  pas  complètement  les 
pores  des  végétaux,  et  qu'elle  y  est  mêlée  à  une  quantité  de  gaz 
d'autant  plus  considérable  que  l'élévation  du  point  étudié  est  plus 
grande.  Dans  un  peuplier  coupé  pendant  un  hiver  rigoureux,  on  a 
trouvé  60  pour  100  d'eau  dans  la  racine,  56  à  un  mètre  au-dessus 
du  sol,  bli  kli  mètres,  et  enfin  51  pour  100  à  8  mètres.  D'autre  part, 
Haies  a  reconnu  que  les  vignes  répandaient  non-seulement  de  l'eau, 
mais  du  gaz,  et  que  la  quantité  de  pleurs  versés  était  d'autant  plus 
grande  que  le  cep  était  plus  long,  c'est-à-dire  qu'il  conservait  plus 
d'air.  Coulomb  a  observé  de  son  côté  que  cet  air  s'échappait  sou- 
vent en  sifflant.  C'est  donc  à  l'action  de  ces  gaz  enfermés  qu'il  faut 
attribuer  l'effet  que  nous  étudions.  Haies  fit  une  autre  observation, 
confirmée  depuis  par  Duhamel  du  Monceau  :  il  reconnut  que  les 
pleurs  cessaient  au  moment  du  refroidissement  de  l'air  et  qu'ils  re- 
commençaient aussitôt  que  le  soleil  venait  échaufler  la  plante.  En 
résumé,  les  pleurs  sont  mêlés  d'air,  leur  abondance  est  liée  à  l'a- 
bondance de  ce  gaz,  et  c'est  par  suite  d'un  réchauffement  de  la 
vigne  qu'ils  se  produisent. 

Après  avoir  reconnu  ces  conditions  essentielles  à  la  production  du 
phénomène,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  citer  sommairement  l'étude 
que  M.  Jamin  a  faite  des  propriétés  qu'offrent  les  gaz  quand  ils  sont 
enfermés  avec  de  l'eau  dans  les  pores  d'une  masse  de  craie  ou  de 
poudre  tassée.  H  a  reconnu  que  ces  gaz  y  existent  à  une  énorme 
pression,  qui  dépasse  10  ou  J5  atmosphères,  et  qu'ils  sont  tellement 
adhérens  aux  surfaces  solides  qui  les  emprisonnent,  qu'on  ne  peut 
les  extraire  par  aucun  moyen.  Seulement,  quand  on  fait  le  vide  au- 
tour de  la  matière  qui  les  contient,  ils  augmentent  considérablement 
de  volume  et  font  sortir  l'eau,  et  d'autre  part,  quand  on  cliauffe  la 
masse  poreuse  en  l'exposant  au  soleil,  ils  se  dilatent  énormément, 
et  alors  on  voit  encore  l'eau  sortir  par  la  surface  extérieure  et  tom- 
ber goutte  à  goutte,  absolument  comme  elle  sort  de  la  vigne,  et  par 


DE  l'Étude  des  phénomènes  vitaux.  655 

suite  des  mêmes  causes.  Ces  pleurs  sont  donc  non-seulement  expli- 
qués, mais  reproduits  au  moyen  d'appareils  où  la  vie  végétale 
n'existe  pas. 

III. 

Les  actions  moléculaires  sont  relativement  très  simples  lors- 
qu'elles s'exercent  entre  un  solide  et  un  liquide  déterminés;  mais 
elles  se  compliquent  extraordinairement  toutes  les  fois  qu'on  plonge 
des  corps  poreux  composés  de  particules  hétérogènes  dans  des  mé- 
langes de  différens  liquides.  C'est  précisément  ce  qui  a  lieu  dans  les 
animaux  et  dans  les  végétaux,  et  c'est  vraisemblablement  à  cette 
extrême  complication  des  organes  que  nous  devons  attribuer  la  mul- 
tiplicité des  effets  auxquels  nous  assistons.  Nous  ne  pourrops  les 
expliquer  dans  leur  ensemble  qu'après  avoir  réalisé  dans  nos  expé- 
riences de  laboratoire  des  conditions  d'organisme  analogues.  Nous 
sommes  naturellement  moins  avancés  dans  l'étude  de  ces  problèmes 
complexes  que  dans  celle  des  questions  élémentaires  ;  mais  ce  sera 
encore  un  enseignement  utile  que  de  montrer  ce  qui  nous  manque, 
tout  en  faisant  voir  que  l'expérience  nous  a  déjà  beaucoup  appris  et 
qu'elle  promet  de  tout  nous  dévoiler,  pourvu  qu'on  ait  la  patience 
de  la  consulter. 

Quand  on  plonge  un  tube  capillaire  de  verre  dans  l'eau,  elle  s'y 
élève  beaucoup;  si  on  le  met  dans  l'huile,  celle-ci  y  monte  à  une 
moindre  hauteur;  enfin,  si  on  remplace  ce  tube  de  verre  par  un 
autre  qui  ait  les  mêmes  dimensions ,  mais  qui  soit  de  nature  diffé- 
rente, on  verra  les  phénomènes  varier  en  intensité  tout  en  conser- 
vant les  mêmes  caractères  généraux.  Les  forces  moléculaires  dé- 
pendent donc  de  la  nature  des  corps  entre  lesquels  elles  s'exercent. 
Sous  ce  rapport,  elles  ont  de  l'analogie  avec  cette  force  productrice 
des  combinaisons  chimiques  que  l'on  nomme  affinité,  et  qui  a  pour 
caractère  spécial  de  dépendre  exclusivement  de  la  nature  des  deux 
substances  qui  se  combinent.  On  peut  donc  considérer  les  forces 
moléculaires  comme  un  premier  degré  de  l'affinité  et  leur  donner  le 
nom  d'affmité  capillaire  que  M.  Chevreul  a  proposé.  L'exactitude 
de  cette  assimilation  est  attestée  par  des  faits  nombreux.  On  sait  en 
effet  que  l'affinité,  toutes  les  fois  qu'elle  s'exerce,  développe  de  la 
chaleur,  et  il  y  a  longtemps  que  M.  Pouillet  a  constaté  que  la  tem- 
pérature s'élève  dans  une  masse  poreuse  quelconque  au  moment  de 
son  imbibition  ;  on  sait  également  que  deux  corps,  en  se  combinant, 
dégagent  de  l'électricité,  et  un  physicien  allemand,  M.  Quinkle, 
vient  de  découvrir  qu'on  développe  un  courant  électrique  très  fort 
en  faisant  filtrer  de  l'eau  par  pression  à  travers  un  corps  poreux. 
Voyons  maintenant  les  conséquences  qui  résultent  de  cette  spécia- 


C56  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lité  des  actions  exercées  entre  les  corps  difierens  par  leur  nature. 

Si  l'on  plonge  une  membrane  animale  dans  une  dissolution  de 
sel  marin,  elle  s'imbibe;  si  on  la  retire  ensuite,  on  enlève  avec  elle 
une  portion  du  liquide.  En  répétant  plusieurs  fois  la  même  opéra- 
tion, on  obtient  un  résidu  liquide  plus  chargé  de  sel  que  ne  l'était  la 
solution  primitive.  Cela  veut  dire  que  les  membranes  ont  plus  d'af- 
finité pour  l'eau  que  pour  le  sel,  qu'elles  absorbent  et  attirent  celle- 
là,  qu'elles  exercent  une  moindre  action  sur  celui-ci.  Inversement, 
couvrons  d'une  couche  de  sel  une  membrane  mouillée;  nous  verrons 
bientôt  le  sel  se  fondre,  parce  qu'il  attire  l'eau  et  qu'il  en  enlève 
une  partie  au  tissu.  Il  y  a  longtemps  que  les  chimistes  emploient  un 
procédé  économique  pour  obtenir  de  l'alcool  concentré  :.il  consiste 
à  mettre  de  l'eau-de-vie  dans  une  vessie  qu'on  suspend  au  milieu  de 
l'air.  La  membrane  attire  et  absorbe  l'eau  que  contient  l'eau-de-vie, 
et  ensuite  la  répand  en  vapeur  dans  l'atmosphère.  L'action  se  re- 
nouvelant sans  cesse,  on  trouve,  au  bout  de  quelques  jours,  de  l'al- 
cool presque  pur  dans  la  vessie.  Concluons  de  là  qu'en  général  les 
substances  poreuses  ont  une  faculté  élective  en  vertu  de  laquelle 
elles  peuvent  décomposer  un  liquide  mélangé,  en  extraire  certains 
principes,  en  repousser  certains  autres,  et  nous  arrivons  immédia- 
tement à  des  conséquences  importantes. 

Nous  arrivons  à  expliquer  d'anciennes  expériences  par  lesquelles 
Saussure  a  prouvé  que  les  végétaux  choisissent  de  préférence  dans 
le  sol  certains  liquides  qu'ils  absorbent,  pendant  qu'ils  y  laissent 
certains  autres  qui  leur  seraient  nuisibles;  nous  arrivons  enfin  à 
concevoir  d'une  manière  générale  l'action  élective  des  glandes  dans 
l'économie  animale,  puisque  leur  eflet  se  réduit  à  enlever  au  sang 
des  substances  qu'il  contenait,  dont  elles  se  débarrassent,  et  qu'elles 
apportent  dans  des  canaux  particuliers.  En  effet,  en  injectant  dans 
les  vaisseaux  sanguins  d'un  animal  vivant  un  mélange  de  différens 
sels ,  on  trouve  vingt  ou  vingt-cinq  secondes  après  un  de  ces  sels 
constamment  dans  les  urines,  un  autre  dans  la  salive. 

On  doit  à  Dutrochet  des  études  suivies  sur  le  rôle  de  ces  affinités 
électives.  Il  appliquait  à  l'extrémité  d'un  tube  de  verre  une  plaque 
poreuse,  par  exemple  une  peau  de  vessie;  il  remplissait  ce  tube 
avec  un  liquide  déterminé,  et  il  le  plongeait  dans  un  vase  qui  en 
contenait  un  autre.  Ces  deux  liquides,  séparés  par  la  membrane, 
tendent  à  se  mêler  en  la  traversant,  l'un  dans  un  sens,  l'autre  dans 
une  direction  opposée.  L'expérience  prouve  qu'ils  le  font  en  pro- 
))ortion  inégale.  Supposons  qu'il  y  ait  une  dissolution  sucrée  dans 
le  tube  et  de  l'eau  dans  le  vase  :  c'est  celle-ci  qui  passera  avec  le 
plus  d'abondance,  et  l'on  verra  le  niveau  s'élever  peu  à  peu  dans  ce 
tube.  Ces  actions,  que  l'on  appelle  actions  d'endosmose,  résultent 
manifestement  des  attractions  inégales  exercées  par  la  membrane 


DE  l'Étude  des  phé?<o.mèxes  vitaux.  657 

sur  ces  deux  liquides,  et  par  ceux-ci  l'un  sur  l'autre.  Bien  que  l'ex- 
plication n'en  ait  pas  été  jusqu'à  présent  formulée  d'une  manière 
simple,  elles  révèlent  l'existence  d'une  force  qui  doit  s'exercer  dans 
tous  les  cas  analogues  et  contribuer  à  la  production  d'une  foule  de 
phénomènes.  Ainsi  l'illustre  doyen  des  physiciens  vivans  a  pratiqué 
des  entailles  à  diverses  hauteurs  dans  le  tronc  d'un  arbre,  et  ayant 
recueilli  les  liquides  qui  en  découlaient,  il  a  reconnu  qu'ils  avaient 
des  densités  de  plus  en  plus  grandes  à  mesure  qu'on  les  prenait  à 
des  élévations  plus  considérables.  11  suit  de  là  qu'ils  doivent  agir  l'un 
sur  l'autre  à  travers  le  bois  qui  les  sépare,  que  l'endosmose  tend  à 
les  faire  monter  dans  le  végétal,  et  même  qu'elle  peut  les  faire  écou- 
ler à  l'extérieur,  comme  le  font  les  pleurs  de  la  vigne.  Ainsi  l'endos- 
mose doit  ajouter  son  effet  à  la  force  d'imbibition  et  à  celle  qui  ré- 
sulte de  l'évaporation,  et  agir  pour  faire  monter  la  sève.  Je  me  suis 
assuré ,  par  des  expéi"iences  encore  incomplètes ,  que  la  densité  des 
sucs  propres  suit  une  marche  contraire,  et  augmente  en  allant  des 
feuilles  au  tronc.  Par  conséquent,  ce  serait  encore  à  l'endosmose 
qu'il  faudrait  attribuer  le  mouvement  de  la  sève  descendante. 

Sans  nous  arrêter  à  montrer  tous  les  cas  où  l'endosmose  exerce 
son  effet  dans  l'économie  animale  ou  végétale,  bornons-nous  à  ré- 
péter qu'il  était  intéressant  de  signaler  l'existence  de  ces  forces 
plutôt  à  cause  des  espérances  qu'elles  font  concevoir  que  par  suite 
des  résultats  qu'elles  ont  donnés.  Ne  peut-on  maintenant  dire  à  ceux 
qui  s'endorment  dans  la  contemplation  stérile  des  organes  :  Voilà 
des  forces  que  la  physique  a  reconnues;  elles  agissent  manifeste- 
ment dans  l'économie  animale  et  végétale,  dont  elles  sont  les  res- 
sorts secondaires  :  c'est  à  vous  d'en  préciser  le  jeu?  Votre  devoir  et 
votre  élément  de  succès  sont  d'imiter  ces  organes  et  de  les  soumettre 
artificiellement  à  des  conditions  identiques  à  celles  de  la  nature. 
C'est  ainsi  seulement  que  vous  ferez  l'analyse  de  ces  fonctions  que 
vous  êtes  impuissans  à  expliquer.  Comparez  les  progrès  immenses 
que  font  tous  les  jours  la  physique  et  la  chimie  à  l'état  stationnaire 
où  restent  les  sciences  naturelles;  ne  cherchez  d'autre  raison  de 
cette  différence  que  la  répugnance  invincible  que  vous  opposez  à 
l'expérimentation.  Les  mêmes  succès  vous  attendent,  si  vous  vous 
décidez  enfin  à  ne  pas  laisser  enfouies  les  richesses  scientifiques  in- 
finies que  vous  n'avez  pas  voulu  exploiter. 


IV. 


C'est  surtout  quand  on  a  commencé  à  réfléchir  sérieusement  sur 
le  dégagement  de  la  chaleur  et  de  l'électricité  et  sur  la  production 

TOME   XXXIV.  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  force  musculaire  dans  les  animaux,  qu'on  a  senti  la  nécessité 
d'avoir  recours  aux  théories  de  la  physique  et  de  la  mécanique. 

Les  mammifères  et  les  oiseaux  surtout  nous  présentent  trois 
grands  phénomènes  physico-mécaniques.  En  premier  lieu,  ils  pos- 
sèdent une  température  élevée  et  sensiblement  constante,  et  comme 
ils  perdent  continuellement  une  certaine  quantité  de  chaleur  par  le 
rayonnement  et  l'évaporation,  il  faut  bien  qu'il  y  ait  en  eux  une 
cause  qui  agisse  constamment  pour  la  reproduire.  On  a  prouvé  que 
l'homme  développe  en  un  jour  une  quantité  de  chaleur  qui  suffirait 
13our  amener  à  l'ébullition  40  kilogrammes  d'eau.  —  Le  second  de 
ces  phénomènes  a  pour  siège  le  cœur.  On  sait  que  le  cœur  est  animé 
de  contractions  périodiques  qui  mettent  le  sang  en  mouvement,  ce 
qui  prouve  qu'il  est  sollicité  par  une  force  continue;  elle  est  égale 
à  celle  qui  soulèverait  un  kilogramme  à  la  hauteur  d'un  mètre  en 
.une  seconde.  En  outre  l'homme  se  meut,  il  porte  des  fardeaux  et 
exécute  en  moyenne  un  travail  extérieur  trois  fois  plus  grand  que 
celui  du  cœur.  —  Un  troisième  phénomène,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
une  fibre,  pas  un  élément  musculaire  ou  nerveux  qui  ne  dégage  de 
l'électricité. 

Avant  d'essayer  l'explication  de  ce  triple  phénomène,  il  est  d'a- 
bord nécessaire  de  rappeler  que  la  chaleur,  le  travail  mécanique  et 
l'électricité,  malgré  leur  diversité  apparente,  ne  sont  que  des  effets 
d'une  même  cause.  Par  exemple,  une  force  quelconque  peut  être 
employée  à  soulever  des  fardeaux,  à  entraîner  des  convois,  etc., 
alors  elle  produit  du  travail;  mais  si  on  l'applique  à  une  roue  à  pa- 
lettes tournant  dans  une  masse  d'eau,  elle  ne  soulève  plus  rien  et  ne 
produit  plus  de  travail  apparent;  son  effet  cependant  n'est  pas  nul, 
car  elle  échauffe  l'eau  et  développe  une  quantité  de  chaleur  qui  est 
proportionnelle  au  travail  qu'elle  peut  engendrer.  Donc  l'effet  d'une 
force  peut  être  de  créer  du  travail  ou  de  créer  une  quantité  équi- 
valente de  chaleur.  Considérons  maintenant  ce  qui  se  passe  clans 
une  machine  à  feu  :  nous  voyons  la  vapeur  entrer  dans  le  cylindre, 
soulever  et  abaisser  alternativement  le  piston,  et  engendrer  un  tra- 
vail qui  se  répartit  dans  toutes  les  pièces  animées  par  la  machine; 
finalement  elle  sort.  Or,  en  entrant,  elle  contenait  une  certaine  quan- 
tité de  chaleur;  quand  elle  sort,  elle  en  a  perdu  une  partie,  et  c'est 
cette  chaleur  perdue  qui  s'est  transformée  en  une  quantité  de  tra- 
vail qui  lui  est  équivalente.  On  voit  donc  que  toute  chaleur  qui  s'a- 
néantit crée  du  travail,  et  que  tout  travail  qui  se  détruit  crée  de  la 
chaleur.  Nous  pourrions  répéter  les  mêmes  raisonnemens  pour  l'é- 
lectricité, et  montrer  qu'elle  peut  se  transformer  ou  en  travail  ou  en 
chaleur,  tandis  que  le  travail  et  la  chaleur  peuvent  se  changer  en 
électricité. 


DE  l'Étude  des  phénomènes  vitaux.  659 

Les  trois  grands  phénomènes  physico- chimiques  accomplis  par 
les  animaux  n'étant  que  des  manifestations  différentes  d'une  même 
cause,  il  suffira  de  chercher  ce  qui  produit  l'un  d'eux,  par  exemple 
ce  qui  produit  la  chaleur.  Faut-il  la  rapporter  à  cette  force  vitale 
occulte  et  catalytique  qu'on  cherche  à  défendre,  ou  bien  devons- 
nous  l'attribuer  à  l'exercice  régulier  des  causes  naturelles  agissant 
suivant  leurs  lois  habituelles? 

C'est  Lavoisier  qui,  à  l'éternel  honneur  des  sciences,  est  venu 
résoudre  cette  question.  Parallèlement  à  ces  productions  de  cha- 
leur, de  travail  et  d'électricité,  les  animaux  accomplissent  des  phé- 
nomènes chimiques  continus  et  d'une  effrayante  complication;  il  y 
en  a  dans  les  muscles,  dans  les  nerfs,  dans  les  glandes,  dans  tous 
les  organes;  il  y  en  a  pendant  la  digestion  et  surtout  dans  l'acte  de 
la  respiration.  Or  il  est  de  l'essence  des  actions  chimiques  de  pro- 
duire de  la  chaleur,  laquelle  peut  élever  la  température  des  ani- 
maux ou  se  transformer  en  travail  mécanique,  et  l'on  sait  de  plus 
qu'elles  donnent  toujours  naissance  à  de  l'électricité.  Dès  lors  il  est 
naturel  de  penser  que  c'est  à  ces  actions  chimiques  qu'il  faut  rap- 
porter tous  les  phénomènes  physico-mécaniques  dont  nous  venons 
de  parler. 

Il  y  a  loin  de  cet  aperçu  général  à  une  démonstration  précise; 
malheureusement  cette  démonstration  est  impossible  dans  l'état  ac- 
tuel de  nos  connaissances.  Pour  qu'elle  pût  être  complète,  il  fau- 
drait d'une  part  analyser  toutes  les  actions  chimiques  accomplies 
par  un  animal  dans  un  temps  donné  et  faire  théoriquement  la  somme 
de  toutes  les  quantités  de  chaleur  qu'elles  développent;  d'un  autre 
côté,  il  faudrait  pouvoir  mesurer  expérimentalement  les  chaleurs 
réellement  produites  par  cet  animal  pendant  le  même  temps  ou 
transformées  en  électricité  et  en  travail,  puis  enfin  chercher  s'il  y  a 
égalité  entre  les  chaleurs  théoriques  et  réelles;  mais  cette  balance  ne 
peut  s'établir  rigoureusement  par  suite  de  l'impossibilité  où  l'on  est 
manifestement  d'analyser  cette  multitude  de  causes  et  d'effets. 

A  défaut  toutefois  d'une  démonstration  complète  qui  embrasserait 
tous  les  faits,  on  peut  au  moins  se  contenter  d'une  approximation 
qui  sera  déjà  très  satisfaisante.  Laissons  l'animal  en  repos,  négli- 
geons le  travail  accompli  dans  la  circulation  et  l'électricité  dévelop- 
pée, il  ne  restera  plus  à  considérer  que  la  chaleur  engendrée.  Celle- 
ci,  nous  pouvons  l'évaluer  en  enfermant  l'animal  dans  une  caisse 
entourée  d'eau  dont  nous  mesurerons  le  réchauffement.  D'un  autre 
côté,  la  plus  importante  des  actions  chimiques  est  celle  de  la  respi- 
ration, et  elle  se  réduit  sensiblement  à  la  combustion  du  charbon  et 
de  l'hydrogène,  qui  donne  naissance  à  de  l'acide  carbonique  et  à  de 
l'eau.  Nous  pouvons  très  aisément  mesurer  la  quantité  d'oxygène 
que  l'animal  enfermé  dans  sa  caisse  consomme,  celle  de  l'acide  car- 


660  REVUE    DES    DEUX    MOKDES. 

boniqiie  qu'il  dégage  et  conclure  le  poids  de  l'eau  qu'il  produit,  et 
comme  nous  savons  par  des  expériences  préalables  la  chaleur  que 
l'hydrogène  et  le  charbon  dégagent  en  se  brûlant,  il  nous  est  pos- 
sible de  calculer  très  approximativement  celle  que  l'animal  a  dû 
théoriquement  produire  et  de  la  comparer  à  la  quantité  de  chaleur 
mesurée  par  réchauffement  de  l'eau.  C'est  ainsi  que  Lavoisier  a  posé 
la  question,  et  c'est  par  ce  procédé  qu'il  l'a  résolue  d'abord;  mais 
comme  ses  expériences  laissaient  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  pré- 
cision, elles  ont  été  reprises  avec  soin  par  Dulong  et  par  M.  Des- 
pretz.  Dans  tous  les  cas,  la  chaleur  théorique  a  été  serisiblemenj; 
égale  à  la  chaleur  réelle,  d'où  il  suit  qu'on  peut  rationnellement 
admettre ,  comme  l'a  fait  Lavoisier,  que  les  actions  chimiques  sont 
les  causes  de  la  chaleur,  du  mouvement  et  de  l'électricité. 

Sans  insister,  ce  qui  serait  inutile  ici,  sur  les  objections  que  sou- 
lèvent ces  expériences,  j'ajouterai  quelques  mots  sur  la  production 
du  travail  mécanique  et  de  l'électricité.  On  a  toujours  admis,  par  une 
espèce  d'intuition,  que  la  fibre  musculaire  et  les  matières  neutres 
azotées,  qui  ont  la  môme  composition,  étaient  les  matériaux  de  l'or- 
ganisme qui,  en  se  transformant  chimiquement  sous  l'influence  de 
l'oxygène,  devenaient  la  source  du  travail  musculaire,  tandis  que 
les  fécules  et  les  corps  gras  étaient  les  alimens  respiratoires  suscep- 
tibles de  donner  la  chaleur.  Cette  distinction  a  certainement  besoin 
d'être  appuyée  par  des  expériences  directes;  elle  se  justifie  néan- 
moins par  les  résultats  suivans.  Nous  avons  réussi  à  démontrer  par 
des  expériences  rigoureuses  que  la  combustion  de  la  fibre  muscu- 
laire augmente  par  la  contraction  prolongée,  que  cette  fibre  se 
trouve  alors  imbibée  d'une  plus  grande  quantité  d'acide  carbonique, 
lequel  existe  aussi  en  plus  grande  proportion  dans  le  sang  veineux. 
On  explique  par  là  comment  un  muscle  cesse  de  pouvoir  se  contrac- 
ter quand  il  est  enfermé  dans  un  petit  espace  rempli  d'air  qui  se 
transforme  en  acide  carbonique,  et  comment  il  reprend  sa  propriété 
première  quand  on  le  met  en  contact  avec  du  gaz  oxygène.  On  a 
encore  démontré  tout  récemment  qu'après  une  longue  contraction 
la  fibre  musculaire  prend  un  excès  d'acidité,  due  à  la  présence  de 
quelques  corps  particuliers,  tels  que  les  acides  lactique  ou  phos- 
phorique. 

.Je  terminerai  cet  examen  des  applications  de  l'expérimentation  à 
la  physiologie  par  des  expériences  personnelles ,  destinées  à  jeter 
quelque  lumière  sur  la  fonction  des  nerfs.  En  faisant  passer  pen- 
dant un  temps  très  court,  à  travers  l'un  d'eux,  un  courant  électri- 
que, on  produit  une  contraction  et  un  effort  musculaire  toujours  in- 
comparablement plus  grand  que  le  travail  mécanique  qui  correspond 
à  la  quantité  d'électricité  qui  a  été  lancée  dans  le  nerf.  Cette  con- 
clusion nous  conduit  forcément  à  admettre  que  l'excitation  électrique 


DE  l'Étude  des  piiénomè.nes  vitaux.  661 

de  ce  nerf  se  borne  à  exalter  les  phénomènes  chimiques  de  la  respi- 
ration musculaire,  et  que  c'est  entre  ce  phénomène  et  l'eftbrt  mé- 
canique développé  que  doit  exister  la  relation  voulue  par  la  théorie 
mécanique  de  la  chaleur.  L'excitation  électrique  d'un  nerf  est  donc 
quelque  chose  d'analogue  à  une  étincelle  électrifiue  ou  à  une  par- 
ticule incandescente  qui  met  le  feu  à  une  grande  masse  de  poudre; 
elle  agit  comme  le  ferait  un  petit  effort  musculaire  pour  déterminer 
la  chute  d'un  poids  d'une  grande  hauteur.  Cette  conclusion  est  con- 
firmée par  le  fait  que  nous  avons  rappelé  de  l'augmentation  qu'é- 
prouve la  respiration  musculaire  pendant  la  contraction. 

Nous  venons  de  rappeler  tout  ce  que  les  sciences  physiologiques 
doivent  à  l'expérimentation.  Il  y  aurait  une  curieuse  étude  à  faire, 
qui  montrerait  combien  elles  ont  été  égarées  par  les  raisonnemens 
à  priori,  et  quelle  triste  habitude  de  vagues  explications  elles  en 
ont  gardée.  S'il  est  vrai  qu'en  général  on  doive  tirer  du  passé  l'en- 
seignement de  l'avenir,  le  choix  n'est  pas  douteux  :  il  faut  aban- 
donner la  méthode  stérile  et  persévérer  avec  un  redoublement  d'ar- 
deur dans  la  voie  féconde.  A  la  vérité,  les  expériences  sont  plus 
difficiles,  et  leur  résultat  est  moins  constant  quand  elles  sont  exécu- 
tées sur  des  êtres  vivans ,  parce  que  la  plus  simple  des  fonctions  est 
un  ensemble  complexe  d'effets  produits  par  la  température,  les  affi- 
nités, les  états  électriques  et  la  constitution  des  organes,  laquelle 
varie  suivant  l'âge,  la  vigueur  et  l'état  de  nutrition;  mais  cette  dif- 
ficulté ne  doit  pas  nous  désespérer.  Au  commencement  de  ce  siècle, 
la  chimie,  qui  pourtant  sortait  des  mains  de  Lavoisier,  n'avait  que 
timidement  abordé  les  corps  organiques,  La  physique  ne  connaissait 
ni  la  pile  de  Volta,  ni  les  merveilleuses  théories  d'Ampère,  ni  les  lois 
de  la  polarisation,  ni  la  machine  à  vapeur,  ni  le  télégraphe  électrique. 
Soixante  années  d'études  ont  suffi  pour  nous  donner  toutes  ces  con- 
quêtes. Nous  sommes  aujourd'hui  peut-être  à  la  veille  d'accomplir 
une  pareille  révolution  dans  l'étude  des  êtres  vivans;  persévérons. 
Que  la  Providence  veuille  nous  donner  des  hommes  tels  que  Haies, 
Rumford,  Galvani,  Spallanzani,  Bonnet,  dans  le  siècle  passé,  tels 
que  Charles  Bell,  Magendie,  Dutrochet,  Millier,  parmi  les  contem- 
porains dont  nous  déplorons  la  perte  récente.  Que  la  physique  et  la 
chimie  réalisent  encore  une  fois  des  progrès  semblables  à  ceux 
qu'elles  ont  faits  entre  les  mains  de  Fresnel,  d'Ampère,  de  Dumas  et 
de  Liebig,  et  nous  arriverons  lentement,  mais  sûrement,  à  dissiper 
l'obscurité  qui  couvre  la  science  de  l'organisme  vivant,  sur  laquelle 
les  prétendues  théories  des  vitalistes  n'ont  jamais  jeté  que  de  fausses 
lumières. 

Ch.   Matteucci. 


LES 


ASSEMBLÉES  PROVINCIALES 

EN   FRANCE   AVANT   1789 


III. 

PROVINCES  DU  NORD. 


I.  —  CHAMPAGNE. 

Les  assemblées  provinciales  créées  en  vertu  de  l'édit  de  1787 
n'ont  pas  eu  la  même  durée  que  celles  du  Berri  et  de  la  Haute- 
Guienne  (1);  elles  méritent  cependant  un  coup  d'oeil  de  l'histoire,  car 
leur  courte  existence  a  prouvé  qu'elles  renfermaient  les  mêmes 
élémens  de  succès.  La  première  instituée  fut  celle  de  Champagne. 

La  généralité  de  Ghâlons,  qui  avait  remplacé  l'ancienne  province 
de  Champagne,  comprenait  à  peu  près  les  quatre  départemens  actuels 
des  Ardennes,  de  l'Aube,  de  la  Marne  et  de  la  Haute-Marne.  Elle  se 
divisait  en  douze  élections,  qui  forment  aujourd'hui  seize  arrondisse- 
mens,  et  dont  les  chefs-lieux  étaient  Chàlons,  Rethel,  Sainte-Mene- 
hould,  Vitry,  Joinville,  Chaumont,  Langres,  Bar-sur-Aube,  Troyes, 
Épernay,  Reims  et  Sézanne.  Encore  moins  peuplée  que  le  Berri,  c'était 
une  des  parties  de  la  France  le  plus  accablées  par  les  impôts.  On  y 
payait  26  livres  16  sols  par  tête  d'habitant,  ou  près  de  deux  fois  plus 
qu'en  Berri ,  et  la  différence  ne  tenait  pas  à  une  supériorité  de  ri- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !'"■'  et  du  15  juillet. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  663 

chesse.  «  La  généralité  de  Châlons,  ditNecker,  fait  partie  des  grandes 
gabelles;  on  y  est  de  plus  assujetti  à  toutes  les  impositions  établies 
dans  le  royaume,  et  les  travaux  des  chemins  se  font  par  corvées. 
Le  peuple  y  est  géiiéralement  pauvre,  et  l'étendue  des  impôts  y  con- 
tribue essentiellement.  »  Aujourd'hui  tout  a  bien  changé;  les  dépar- 
temens  champenois  ont  passé  des  derniers  rangs  dans  les  moyens, 
laissant  derrière  eux  la  plupart  de  ceux  qui  les  dépassaient  en  1789. 

Ce  n'est  pas  sans  doute  l'assemblée  provinciale  qui  a  beaucoup 
contribué  à  cette  transformation;  elle  n'en  a  pas  eu  le  temps,  mais 
elle  l'a  commencée.  La  Champagne  avait  tout  perdu  en  perdant  ses 
anciens  états.  Les  états  de  Champagne,  réunis  à  Vertus  en  1358, 
pendant  la  captivité  du  roi  Jean,  avaient  donné  le  premier  signal  du 
soulèvement  contre  les  Anglais.  Deux  siècles  après,  malgré  ce  grand 
service,  ils  n'étaient  plus  qu'un  souvenir,  car,  dans  les  cahiers 
dressés  en  1560  pour  les  états-généraux  d'Orléans,  la  noblesse  de 
Champagne  se  plaignait  qu'on  les  laissât  tomber  en  désuétude.  L'in- 
stitution des  élections  et  des  généralités  remonte  en  effet  à  cette 
époque,  ainsi  que  le  constate  Bodin  dans  sa  République.  La  Cham- 
pagne avait  sous  ses  comtes  beaucoup  plus  d'étendue  que  la  généra- 
lité de  Châlons;  elle  comprenait  la  Brie  et  arrivait  jusqu'aux  portes 
de  Paris,  les  villes  de  Sens  et  de  Provins  lui  appartenaient.  Or, 
d'après  tous  les  documens  locaux,  ces  différentes  villes  avaient  eu 
autrefois  beaucoup  plus  d'habitans  qu'à  la  fin  du  dernier  siècle;  les 
foires  de  Champagne  étaient,  au  moyen  âge,  célèbres  dans  toute 
l'Europe. 

L'assemblée  qui  allait  rendre  à  cette  province  ses  anciennes  fran- 
chises se  composait  de  48  membres  ;  elle  se  réunit  à  Châlons,  chef- 
lieu  de  la  généralité.  La  Champagne  l'accueillit  avec  joie,  sans  dis- 
cuter sur  des  questions  surannées  de  forme  et  d'origine.  Dès  1779, 
l'académie  de  Châlons,  entrant  dans  les  vues  de  Necker,  avait  pro- 
posé un  prix  dont  les  fonds  étaient  faits  par  le  baron  de  Choiseul, 
ambassadeur  à  Turin ,  pour  le  meilleur  mémoire  sur  les  assemblées 
provinciales. 

Le  président  nommé  par  le  roi,  M.  de  Talleyrand-Périgord,  archevê-  . 
que-duc  de  Reims,  premier  pair  de  France  et  légat-né  du  saint-siége, 
appartenait  par  sa  naissance  à  une  ancienne  maison  souveraine. 
Le  siège  de  Reims  donnait 60,000  livres  de  rentes,  et  M.  de  Talley- 
rand-Périgord y  joignait  les  titres  d'abbé  de  Saint-Quentin  et  de 
Cercamps,  qui  portaient  ses  revenus  à  plus  de  100,000  livres.  Comme 
l'archevêque  de  Bourges,  il  s'occupait  activement  des  intérêts  maté- 
riels de  son  diocèse;  l'agriculture  et  l'industrie  lui  devaient  de  nom- 
breux encouragemens.  Il  est  mort  en  1821  archevêque  de  Paris  et 
cardinal.  Auprès  de  lui  siégeaient  deux  autres  prélats,  M.  de  Barrai, 


66A  REVUE    DES    DEUX    MOiXDES. 

évêque  de  Troyes,  et  M.  de  Glermont-Tonnerre ,  évêque-comte  de 
Châlons,  parent  de  ce  célèbre  évêque  de  Noyon  sous  Louis  XIV  qui 
n'appelait  le  pape  que  Monsieur  de  Rotne,  et  mort  lui-même  en  1830 
archevêque  de  Toulouse  et  cardinal,  après  avoir  rappelé  dans  une 
occasion  bien  connue  la  fière  devise  de  sa  famille  :  Etiamsi  omnes , 
ego  non.  Le  quatrième  prélat  de  la  province,  M.  de  La  Luzerne, 
évêque-duc  de  Langres,  ne  figurait  pas  parmi  les  membres  de  l'as- 
semblée; il  n'avait  pas  voulu  sans  doute  accepter  la  présidence  de 
l'archevêque  de  Reims,  dont  il  se  prétendait  l'égal  par  l'ancienneté 
de  son  siège. 

Après  les  évêques  venaient  les  abbés  des  deux  plus  grands  mo- 
nastères de  la  Champagne,  l'abbaye  de  Glairvaux,  fondée  par  saint 
Bernard  dans  la  vallée  de  l'Aube,  une  des  plus  riches  et  des  plus 
magnifiques  de  France,  et  celle  de  Morimond  en  Bassigny,  un  peu 
moins  célèbre,  mais  dont  dépendaient  les  cinq  ordres  de  chevalerie 
de  l'Espagne.  Toutes  deux,  étant  en  règle,  avaient  pour  abbés  de  vé- 
ritables moines.  Puis  siégeaient  deux  jeunes  abbés  commendataires, 
destinés  tous  deux  à  jouer  un  grand  rôle  politique.  L'un,  neveu  de 
l'archevêque,  qu'on  appelait  alors  l'abbé  de  Périgord  et  qui  devait 
s'appeler  un  jour  le  prince  de  Talleyrand,  n'était  encore,  quoiqu'il 
eût  plus  de  trente  ans,  qu'abbé  de  Saint-Denis,  dans  le  diocèse  de 
Reims,  et  ne  devait  être  promu  au  siège  d'Autun  que  l'année  sui- 
vante. Rien  n'annonçait  la  future  grandeur  de  ce  personnage  équi- 
voque et  mécontent,  fait  prêtre  malgré  lui,  parce  qu'une  chute  l'a- 
vait rendu  infirme,  froidement  spirituel,  novateur  hardi,  railleur, 
hautain,  paradoxal,  ambitieux  profond  et  prêt  à  tout,  qui  avait 
voulu,  par  amour  de  l'effet,  se  faire  présenter  publiquement  à  Vol- 
taire, et  qui,  agent  général  du  clergé  pendant  la  guerre  d'Amérique, 
avait  eu  la  singulière  fantaisie  d'armer  à  ses  frais  un  corsaire  contre 
les  Anglais.  L'autre,  M.  de  Montesquiou-Fezensac,  abbé  de  Beau- 
lieu  dans  le  diocèse  de  Langres,  avait  succédé  à  l'abbé  de  Périgord 
comme  agent  général  du  clergé,  et  devait  bientôt  entrer  avec  lui 
à  l'assemblée  nationale;  homme  d'esprit  auss-i,  instruit,  éclairé, 
sans  préjugés,  mais  moins  amer  et  moins  inquiet,  d'un  caractère 
bien  autrement  sincère  et  désintéressé,  d'une  éloquence  douce  et 
persuasive,  qui,  après  avoir  tenté  vainement  en  1789  la  concilia- 
tion de  l'ancien  et  du  nouveau  régime,  a  été  en  I8I/1  un  des  prin- 
cipaux auteurs  de  la  charte,  et  qui,  ayant  occupé  les  plus  hauts 
emplois,  est  mort  dans  une  modeste  retraite. 

Les  deux  ordres  de  la  noblesse  et  du  tiers-état  n'offraient  pas  de 
noms  aussi  éclatans.  Le  comte  de  Brienne,  frère  du  premier  ministre, 
fit  un  moment  partie  de  l'assemblée;  mais,  appelé  presque  aussitôt 
au  ministère  de  la  guerre,  il  fut  remplacé  par  son  fils,  le  vicomte 


LES    ASSEMBLÉES    rROVINCIALES    EN    FRANCE.  665 

de  Loménie.  On  peut  remarquer  aussi  dans  la  noblesse  M.  Lere- 
bours,  président  au  parlement  de  Paris:  un  représentant  de  l'ordre 
de  Malte,  qui  avait  de  grands  biens  dans  la  province;  le  comte  de 
Ghoiseul-d'Aillecourt  et  le  marquis  d'Ambly,  qui  furent  tous  deux 
députés  aux  états-généraux.  Le  tiers-état  présentait  cette  particula- 
rité, que  des  membres  de  la  noblesse  ayant  accepté  les  fonctions  de 
maires  avaient  consenti  à  y  figurer.  Tels  étaient  M.  de  Souyn,  ma- 
réchal de  camp  et  maire  de  Reims;  M.  de  Brienne,  maréchal  de 
camp  et  maire  de  Bar-sur-Aube  ;  le  comte  de  Pons,  maire  de  Châ- 
lons.  Ainsi  s'effaçait  tous  les  jours  par  le  fait  la  vieille  distinction 
entre  les.  ordres.  Parmi  les  autres  membres  du  tiers-état  se  trou- 
vaient M.  Leblanc,  correspondant  de  la  Société  d'agriculture  de 
Paris,  et  M.  Quatresous  de  Parctelaine,  grand  marchand  de  vin 
d'Epernay,  qu'Arthur  Young  a  visités  l'un  et  l'autre  en  1789,  —  le 
premier  pour  ses  moutons  d'Espagne  et  ses  vaches  de  Suisse,  le 
second  pour  ses  vastes  caves. 

La  réunion  préparatoire  pour  les  élections  ayant  eu  lieu  au  mois 
d'août,  la  véritable  réunion  commença  le  17  novembre,  jour  fixé 
pour  la  réunion  des  assemblées  provinciales  dans  toute  la  France. 
Elle  se  tint  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel-de-ville  de  Ghâlons,  sous 
la  présidence  de  l'archevêque.  M.  Rouillé  d'Orfeuil,  intendant,  pro- 
nonça le  discours  d'inauguration.  L'administration  des  intendans 
s'était  fort  améliorée  depuis  l'avènement  de  Louis  XM,  et  M.  Rouillé 
d'Orfeuil  en  particulier  avait  fait  preuve  de  talens  et  de  bonnes  in- 
tentions; l'archevêque  lui  exprima  la  reconnaissance  de  la  province. 
Il  fut  donné  lecture  dans  cette  séance  du  règlement  arrêté  par  le 
roi  pour  les  assemblées  provinciales,  ainsi  que  de  l'instruction  mi- 
nistérielle qui  l'accompagnait.  Divisé  en  cinq  sections,  ce  règlement 
comprenait  les  assemblées  d'élection  et  de  municipalité  ;  c'était  la 
charte  complète  de  la  nouvelle  organisation.  L'instruction  entrait 
dans  plus  de  détails  encore  et  péchait  beaucoup  plus  par  l'excès 
que  par  le  défaut  des  prescriptions.  Le  tout  avait  pour  but  de  régler 
avec  précision  les  relations  des  assemblées  avec  les  intendans,  de 
manière,  y  était-il  dit,  que  la  liberté  qu'il  convient  de  laisser  à  l'ac- 
tion de  chaque  partie  ne  puisse  jamais  altérer  le  concours  et  la  sur- 
veillance 7?mtuel/e  qu'exige  l'intérêt  de  la  province.  Nous  donnons 
ces  détails  une  fois  pour  toutes,  les  mêmes  formalités  s' étant  repro- 
duites partout  à  l'ouverture  de  chaque  assemblée  provinciale. 

L'intendant  déposa  en  même  temps  sur  le  bureau  la  récente  dé- 
claration du  roi  pour  l'entière  liberté  du  commerce  des  grains,  tant 
à  l'extérieur  qu'à  l'intérieur.  L'édit  de  177/i,  rendu  sous  le  minis- 
tère de  Turgot,  ne  portait  que  sur  la  circulation  des  grains  à  l'inté- 
rieur; la  liberté  d'exportation  avait  été  plusieurs  fois  depuis  donnée 


666  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  retirée.  La  nouvelle  déclaration  l'établissait  définitivement,  le  roi 
ne  se  réservant  que  le  droit  de  la  suspendre  pendant  un  an,  et  seu- 
lement pour  les  provinces  qui  le  demanderaient  par  l'organe  de 
leurs  représentans.  »  Nous  nous  sommes  convaincus,  disait  le  préam- 
bule, que  les  mêmes  principes  qui  réclament  la  liberté  de  la  circu- 
lation des  grains  dans  l'intérieur  de  notre  royaume  sollicitent  aussi 
celle  de  leur  commerce  avec  l'étranger,  que  la  défense  de  les  ex- 
porter, quand  leur  prix  s'élève  au-dessus  d'un  certain  terme,  est 
inutile,  puisqu'ils  restent  d'eux-mêmes  partout  où  ils  deviennent 
trop  chers,  qu'elle  est  même  nuisible,  puisqu'elle  effraie  les  esprits, 
qu'elle  presse  les  achats,  qu'elle  resserre  le  commerce,  qu'elle  re- 
pousse l'importation,  enfin  que  la  hausse  des  prix,  pouvant  être  pro- 
voquée sur  plusieurs  marchés  par  des  manœuvres  coupables,  ne  sau- 
rait indiquer  le  moment  où  l'exportation  pourrait  être  dangereuse.  » 
On  sait  ce  que  les  gouvernemens  suivans  ont  fait  de  cette  liberté 
précieuse,  proclamée  par  Louis  XVI;  il  n'a  pas  fallu  moins  de  trois 
quarts  de  siècle  pour  la  reconquérir. 

L'assemblée  reçut  aussi  communication  de  la  déclaration  du  roi 
pour  la  conversion  de  la  corvée  en  une  prestation  en  argent.  Louis  XVI 
y  chargeait  les  assemblées  provinciales  de  lui  proposer,  dès  leurs 
premières  séances,  les  mesures  qui  leur  paraîtraient  les  plus  conve- 
nables pour  régler  le  mode  de  conversion.  Des  instructions  spé- 
ciales sur  l'agriculture  avaient  été  rédigées  à  Paris  et  envoyées 
par  le  gouvernement  à  toutes  les  provinces.  «  En  comparant,  y 
était- il  dit,  les  différentes  parties  du  royaume,  soit  entre  elles, 
soit  avec  les  royaumes  voisins  où  la  culture  est  plus  florissante,  on 
doit  croire  que,  si  les  récoltes  sont  médiocres,  même  dans  les 
terrains  fertiles,  si  les  essais  pour  tirer  parti  des  jachères  ont  été 
infmctueux,  si  enfin  les  nouvelles  cultures  qu'on  a  cherché  à  in- 
troduire n'ont  pas  eu  tout  le  succès  dont  on  s'était  flatté,  c'est  au 
défaut  de  fumier  et  d'engrais  qu'on  doit  principalement  en  attri- 
buer la  cause.  Ce  défaut  d'engrais  annonce  l'insuffisance  du  nombre 
de  bestiaux.  Les  assemblées  provinciales  doivent  donc  s'occuper  des 
moyens  d'introduire  dans  les  campagnes  un  système  de  culture 
propre  à  les  augmenter.  Avant  de  chercher  à  les  multiplier,  il  faut 
assurer  leur  subsistance.  Un  des  principaux  moyens  pour  y  parvenir 
est  la  formation  des  prairies  artificielles,  et  il  est  à  désirer  que  les 
assemblées  provinciales  s'attachent  à  favoriser  ce  genre  de  culture. 
Indépendamment  des  instructions  qu'elles  peuvent  publier,  des  dis- 
tributions gratuites  de  graines,  au  moins  sous  la  forme  de  prêt,  se- 
raient un  grand  encouragement.  Ces  assemblées  pourraient  proposer 
des  gratifications  en  bestiaux  aux  cultivateurs  qui  auraient  mis  en 
bon  rapport  un  certain  nombre  de  prairies  artificielles.  Les  turneps. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  667 

les  betteraves  et  les  pommes  de  terre ,  cultivés  en  plein  champ  et 
à  la  quantité  de  plusieurs  arpens,  fournissent  encore  une  ressource 
précieuse  pour  la  nourriture  des  animaux  pendant  l'hiver.  »  Puis 
venaient  des  instructions  non  moins  bien  conçues  sur  l'amélioration 
des  races  de  bétail,  les  labours  à  plat,  la  moisson  à  la  faux,  l'assai- 
nissement des  terres  humides,  le  chaulage  des  blés,  l'usage  des 
meules  pour  les  récoltes,  le  perfectionnement  de  la  mouture,  l'ex- 
tension des  plantes  textiles.  «  C'est  aux  riches  propriétaires  à  donner 
l'exemple,  disait  en  terminant  la  circulaire  ministérielle;  leurs  le- 
çons seront  plus  utiles  quand  leurs  essais  présenteront  des  résultats, 
et  ils  pourront  accroître  leur  aisance  personnelle  en  devenant  les 
bienfaiteurs  de  leurs  concitoyens.  » 

L'archevêque-président  ouvrit  la  session  par  un  discours  où  se 
trouvait  le  passage  suivant  :  «  Une  administration  sage,  égaie  et 
permanente  va  s'établir  dans  la  répartition  des  impôts.  La  propriété, 
le  premier  objet  du  code  politique  dans  toutes  les  constitutions,  va 
reconnaître  un  code  invariable  dans  ses  principes.  Aussi  doit-on 
s'attendre  à  voir  disparaître  cette  avarice  frauduleuse  qui  cherche  à 
dérober  à  l'état  ce  qu'elle  rougirait  de  ne  pas  accorder  à  ses  propres 
engagemens,  comme  si  Von  pouvait^  sans  injustice  et  sans  honte, 
se  faire  assurer  j^ar  la  protection  publique  la  jouissance  paisible  de 
sa  fortune  en  s' affranchissant  des  charges  de  la  société.  Tout  ce  qui 
pouvait  porter  le  nom  d'obstacle  a  disparu;  tous  les  esprits  éclairés 
sont  d'accord  sur  les  principes,  tous  les  cœurs  sont  animés  du  même 
zèle.  Je  ne  suis  point  effrayé  de  la  variété  des  connaissances  qui 
nous  sont  nécessaires ,  toutes  se  trouvent  ici  réunies  ;  cette  assem- 
blée est  composée  de  tous  les  esprits  pour  faire  le  bien,  et  elle  n'a 
qu'une  âme  pour  le  vouloir.  Déjà  ont  disparu  les  querelles  aflli- 
geautes  qui  ont  tant  de  fois  divisé  les  différens  ordres  de  l'état;  on 
ne  verra  plus  ces  scènes  de  scandale  où  les  droits,  mêlés  et  sou- 
vent confondus  avec  les  prétentions,  étaient  discutés  dans  le  choc  et 
le  tumulte  des  passions.  » 

La  commission  intermédiaire,  élue  dans  la  session  préparatoire, 
avait  pu,  en  moins  de  trois  mois,  réunir  4es  élémens  d'un  rapport 
sur  l'état  de  la  province.  Le  principal  rédacteur  de  ce  travail  était  l'un 
des  procureurs-syndics,  M.  Lévesque  de  Pouilly,  lieutenant-général 
au  bailliage  de  Reims,  fils  de  l'auteur  de  la  Théorie  des  Sentimem 
agréables  et  auteur  lui-même  de  plusieurs  écrits  historiques.  Le  père 
et  le  fils  ont  laissé  un  nom  vénéré  dans  leur  ville  natale,  qui  leur 
doit  plusieurs  fondations  utiles,  entre  autres  des  écoles  gratuites 
de  dessin  et  de  mathématiques.  Quand  le  célèbre  Pitt,  alors  âgé  de 
vingt-cinq  ans,  éiait  venu  en  France  après  la  paix  de  1783  pour 
préparer  un  traité  de  commerce,  il  avait  fixé  sa  résidence  à  Reims, 


668  REVUE    DES    DEUX    MOx^DES. 

et  y  avait  vécu  dans  l'intimité  du  jeune  Lévesque  de  Pouilly,  qui  avait 
à  peu  près  son  âge. 

Le  rapport  de  la  commission  intermédiaire  contenait  une  véri- 
table statistique  agricole  de  la  province.  Il  en  résultait  que  l'étendue 
totale  était  de  fx  millions  d'arpens  de  51  ares,  ce  qui  correspond  assez 
exactement  à  ce  qu'a  depuis  donné  le  cadastre,  et  que  le  produit  brut 
pouvait  être  évalué  en  tout  à  60  millions  ou  30  francs  par  hectare. 
Les  vignes  couvraient  100,000  arpens,  ou  environ  10,000  hectares 
de  moins  qu'aujourd'hui.  D'immenses  quantités  de  terres  incultes 
ne  donnaient  aucun  produit.  Le  nombre  des  chevaux  était  de 
120,000,  celui  des  bêtes  à  cornes  de  250,000,  celui  des  bêtes  à 
laine  de  720,000;  encore  l'hiver  rigoureux  de  178/i  et  la  disette  de 
fourrage  de  1785  avaient-ils  réduit  ce  dernier  nombre  de  près  du 
tiers.  Aujourd'hui  les  quatre  départemens  champenois  possèdent 
2  millions  de  moutons,  Zi00,000  bêtes  à  cornes,  200,000  chevaux, 
et  la  valeur  moyenne  de  ces  divers  animaux  s'est  encore  plus  ac- 
crue que  la  quantité.  Un  mémoire  soumis  à  l'assemblée  par  un  de 
ses  membres,  le  M.  Leblanc  d'Arthur  Young,  traitait  spécialement  de 
l'état  des  troupeaux  et  des  moyens  de  l'améliorer.  L'auteur  avait 
visité  plus  de  200  troupeaux  sans  en  trouver  un  seul  uniforme  :  à 
côté  de  moutons  valant  un  louis,  il  y  en  avait  qui  ne  valaient  pas 
quatre  livres  ;  ceux-ci  donnaient  une  laine  aussi  fine  que  la  meil- 
leure de  Ségovie,  ceux-là  ne  portaient  que  de  la  jarre.  Ce  n'était  évi- 
demment pas  à  la  nature  du  sol  qu'il  fallait  attribuer  ces  inégalités, 
mais  au  peu  de  soin  des  cultivateurs.  La  France  avait  eu  autrefois  la 
supériorité  pour  la  production  des  laines;  cette  industrie  était  tom- 
bée en  décadence,  mais  elle  pouvait  facilement  se  relever.  M.  Le- 
blanc lui-même  donnait  l'exemple. 

La  commission  avait  recueilli  des  renseignemens  non  moins  pré- 
cis sur  les  manufactures,  a  Nous  pouvons,  disait  le  rapport,  vous  pré- 
senter la  ville  de  Reims  comme  soutenant  depuis  plus  de  mille  an- 
nées une  des  manufactures  les  plus  intéressantes  du  royaume  par 
le  nombre  et  la  diversité  des  étoffes  qui  s'y  fabriquent.  En  ne  jetant 
les  yeux  que  sur  la  quantité  fabriquée  dans  le  courant  de  l'année 
dernière,  on  trouve  95,000  pièces  d'une  valeur,  exactement  calcu- 
lée, de  11  millions  de  livres,  dont  la  moitié  peut  être  considérée 
comme  le  prix  de  la  main  d'œuvre.  Ces  étoffes  passent  en  Espagne, 
en  Portugal,  en  Italie,  dans  le  Levant,  et  y  soutiennent  la  concur- 
rence avec  celles  des  Anglais.  On  emploie  pour  les  faire  un  quart 
de  laine  d'Espagne,  les  trois  autres  quarts  sont  tirés  du  royaume.- 
Trente  mille  personnes ,  tant  dans  Reims  que  dans  la  campagne  qui 
l'environne,  sont  occupées  à  ce  travail.  »  Suivent  des  détails  du 
même  genre  sur  les  fabriques  de  Troyes,  de  Rethel,  de  Châlons,  de 


LES    ASSE.MliLÉliS    PKOVI.NCIALE6    EA    FRAKCE.  669 

Suippes,  d'Arcis-sur-Aube,  slir  la  coutellerie  de  Langres,  les  armes 
à  feu  de  Gharleville,  l'enlrepôt  des  fers  de  Saint-Dizier. 

Le  reste  du  rapport  entrait  dans  de  grands  détails  sur  l'état  des 
routes.  La  Champagne  avait  alors  375  lieues  de  2,000  toises,  ou 
1,500  kilomètres  de  routes  terminées;  elle  en  a  aujourd'hui  7,500. 
La  grande  question  des  corvées  ayant  été  définitivement  réglée  par 
le  roi,  il  ne  s'agissait  plus  que  de  bien  employer  les  fonds  de  l'im- 
pôt établi  en  échange.  L'ingénieur  en  chef  de  la  généralité  avait 
dressé  un  état  des  travaux  h,  faire.  On  y  remarque  l'établissement  de 
cantonniers  ou  stationnaires  par  chaque  millier  de  toises  sur  les 
routes  les  plus  parcourues,  et  par  2,000  et  même  3,000  toises  sur 
les  moins  fréquentées.  Toutes  les  routes  devaient  être  divisées  en 
stationnemens  de  douze  cantonniers,  commandés  par  un  chef.  Cha- 
que cantonnier,  y  compris  les  frais  d'outil  et  le  salaire  du  chef,  de- 
vait coûter  300  livres. 

L'archevêque  présida  exactement  chaque  séance,  et  tous  les  pro- 
cès-verbaux imprimés  sont  revêtus  de  sa  signature.  Les  noms  des 
auteurs  n'étant  pas  indiqués  en  tête  des  rapports,  on  ne  peut  savoir 
si  l'abbé  de  Périgord  en  fit  quelques-uns;  il  appartenait  au  bureau 
des  impôts.  Ce  bureau  fit  deux  grands  rapports,  l'un  sur  les  ving- 
tièmes, l'autre  sur  la  taille;  s'ils  sont  du  futur  évêque  d'Autun,  on 
y  retrouve  toute  la  variété  de  connaissances  qu'il  devait  montrer  à 
l'assemblée  nationale.  La  taille  avait  eu  en  Champagne  jusqu'en 
1739  le  même  caractère  d'arbitraire  qu'en  Berri;  mais  depuis  cette 
époque  on  l'avait  tarifée,  c'est-à-dire  assise  sur  une  sorte  de  ca- 
dastre, et  il  ne  s'agissait  plus  que  de  perfectionner  cet  instrument 
de  répartition.  Quant  aux  vingtièmes,  le  gouvernement  lui-même 
offrait  de  les  fixer  dans  toutes  les  provinces  par  un  abonnement, 
grand  progrès  dont  l'assemblée  du  Berri  avait  eu  l'initiative. 

L'abbé  de  Montesquieu  appartenait  au  Ijureau  du  bien  public;  les 
travaux  de  ce  bureau  roulèrent  sur  des  questions  agricoles.  L'ar- 
chevêque avait  déjà  fait  venir  à  ses  frais  un  troupeau  de  moutons 
espagnols  pour  régénérer  les  laines  de  la  province.  L'assemblée  dé- 
cida qu'il  serait  écrit  en  son  nom  à  M.  de  Montmorin,  ministre  des 
affaires  étrangères,  pour  lui  demander  encore  quarante  béliers  de 
l'Escurial  et  autant  de  brebis.  Une  souscription  fut  ouverte  pour  faire 
venir  des  taureaux  et  des  vaches  de  Suisse  et  de  Franche  Comté. 
Le  bureau  de  la  comptabilité  était  présidé  par  l' évêque  de  Troyes, 
et  celui  des  travaux  publics  par  le  comte  de  Coigny.  Une  somme 
annuelle  de  184,000  livres  venait  de  faire  retour  à  la  province  sur 
le  fonds  des  ponts  et  chaussées  en  vertu  de  la  décision  royale  du 
25  décembre  1786;  en  y  ajoutant  celle  de  807,000  livres  que  don- 
nait le  nouvel  impôt  sur  les  chemins,  et  les  100,000  annuellement 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

accordés  par  le  roi  pour  les  ateliers  de  charité,  on  arrivait  à  un  to- 
tal de  près  de  'J.,100t.tlOO  livres  pour  les  travaux  publics,  sans  comp- 
ter les  souscriptions  volontaires.  En  cherchant  les  moyens  d'aug- 
menter encore  ces  ressources,  on  avait  eu  l'idée  d'établir  des  droits 
de  péage  sur  les  routes,  comme  en  Angleterre;  mais  le  temps  n'a- 
vait pas  permis  d'étudier  suffisamment  ce  projet,  dont  l'examen  fut 
renvoyé  à  l'année  suivante. 

La  province  de  Champagne  fut  la  première  qui  mit  à  exécution  la 
partie  de  l'édit  de  1787  relative  aux  assemblées  d'élection.  L'as- 
semblée provinciale  désigna,  aux  termes  de  l'édit,  les  12  premiers 
membres  par  chaque  élection  ;  ceux-ci  choisirent  ensuite  leurs  col- 
lègues. A  raison  de  26  membres  par  élection ,  y  compris  les  syn- 
dics, on  arrive  à  un  total  de  plus  de  300  personnes  pour  la  province. 
Voici  les  noms  des  présidens  :  élection  de  Reims,  l'abbé  de  Mour- 
dier,  prévôt  de  l'église  métropolitaine;  Troyes,  l'évêque  de  Troyes; 
Rethel,  l'abbé  de  Saint-Albin,  vicaire-général  de  Reims;  Yitry-le- 
François,  le  vicomte  du  Hamel;  Ghâlons,  l'évêque  de  Châlons;  Lan- 
gres,  point  de  président  nommé,  sans  doute  dans  l'espoir  de  décider 
l'évêque:  Bar-sur-Aube,  le  comte  de  Mesgrigny  ;  Sainte-Menehould, 
le  comte  de  Giraucourt;  Épernay,  l'abbé  de  Lescure,  vicaire-géné- 
ral de  Reims;  Joinville,  le  marquis  de  Pimodan;  Ghaumont,  l'abbé 
de  Glairvaux;  Sézanne,  M.  de  Cotte,  conseiller  d'état.  La  plupart  de 
ces  présidens  appartenaient  à  l'assemblée  provinciale.  Parmi  les 
simples  membres  de  ces  assemblées  secondaires,  on  remarque  le 
marquis  de  Sillery,  qu'on  appelait  aussi  Je  comte  de  Genlis,  mari  de 
la  célèbre  comtesse  de  ce  nom,  et  un  des  plus  grands  proprié- 
taires de  vignes  de  la  Champagne,  qui  a  été  député  aux  états-géné- 
raux ,  ensuite  membre  de  la  convention  nationale ,  et  qui  a  péri  sur 
l'échafaud;  puis  M.  Beugnot,  alors  avocat  à  Bar-sur-Aube ,  procu- 
reur-général du  département  de  l'Aube  en  1790,  membre  de  l'as- 
semblée législative  en  1791,  comte  et  préfet  sous  l'empire,  ministre 
et  député  sous  la  restauration,  un  des  hommes  qui  par  la  finesse  de 
leur  esprit  ont  le  plus  rappelé  de  nos  jours  la  société  du  xviii''  siècle. 

Ces  assemblées  d'élection  devaient  avoir  aussi  leurs  commissions 
intermédiaires  et  leurs  procureurs-syndics.  Leurs  attributions,  et 
c'était  là  leur  principal  cléfaut,  ne  différaient  pas  essentiellement  de 
celles  de  nos  conseils  actuels  d'arrondissement;  sans  aucun  doute, 
si  elles  avaient  duré,  leur  composition  se  serait  simplifiée,  et  leurs 
attributions  se  seraient  étendues,  car  leur  organisation  était  hors  de 
proportion  avec  leur  pouvoir.  On  a  contesté  l'utilité  des  commis- 
sions intermédiaires  et  des  procureurs-syndics  pour  les  assemblées 
provinciales  ;  cette  critique  ne  paraît  pas  fondée  pour  les  commis- 
sions, elle  l'était  davantage  pour  les  syndics,  qui  pouvaient  diffici- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  671 

lement  se  concilier  avec  le  maintien  des  intenclans.  Pour  les  assem- 
blées d'élection,  c'était  l'inverse;  la  commission  intermédiaire 
n'avait  aucune  utilité  réelle,  mais  il  pouvait  être  avantageux  de 
remplacer  par  des  syndics  élus  ces  agens  de  l'intendant,  nommés 
et  révoqués  par  lui  à  volonté,  qu'on  appelait  des  subdélégiics.  Seu- 
lement rien  n'obligeait  à  en  avoir  deux  pour  chaque  élection;  un 
syndic  aurait  suffi.  Même  pour  les  assemblées  provinciales,  deux 
étaient  de  trop.  Comme  tous  les  nouveaux  convertis.  Galonné  et 
Brienne  avaient  eu  trop  de  zèle;  ils  avaient  multiplié  à  l'excès  les 
rouages  de  leurs  administrations,  et  ce  n'était  pas  sans  raison  que, 
dans  le  préambule  de  l'édit,  le  roi  avait  annoncé  l'intention  de  faire 
à  ces  premiers  arrangemens  les  changemens  que  l'expérience  ferait 
juger  nécessaires. 

Pourquoi  faut-il  que  cette  expérience  n'ait  pas  pu  s'accomplir? 
L'assemblée  provinciale  de  Champagne ,  comme  toutes  celles  qu'a- 
vait instituées  l'édit  de  1787,  n'a  tenu  qu'une  session,  et  les  assem- 
blées secondaires  ont  eu  à  peine  le  temps  de  se  constituer.  On  ne 
peut  que  le  regretter  profondément  en  voyant  l'esprit  qui  y  régnait. 
«  L'étude  de  l'administration  publique,  avait  dit  l' archevêque-pré- 
sident, élève  l'âme  en  occupant  la  pensée.  Le  temps  employé  à  mé- 
diter sur  l'économie  politique  remplit  le  cœur  d'affections  douces; 
il  répond  à  ce  besoin  impérieux  que  ressent  l'homme  d'être  utile  à 
ses  semblables.  C'est  là  que  le  travail  porte  avec  lui  sa  récompense: 
c'est  là  que  Pâme  peut  jouir  en  paix  du  succès  de  Pesprit.  » 

II.    —   PICARDIE,     SOISSONNAIS,     HAINAUT. 

Picardie.  —  La  généralité  d'Amiens ,  qui  avait  remplacé  l'an- 
cienne Picardie,  comprenait  le  département  actuel  de  la  Somme  et 
quelques  parties  des  départemens  voisins.  Elle  se  divisait  en  six 
élections,  qui  forment  aujourd'hui  autant  d'arrondissemens  :  Amiens, 
Abbeville,  Doullens,  Péronne,  Montdidier  et  Saint-Quentin,  plus  les 
quatre  gouvernemens  de  Montreuil ,  Boulogne ,  Calais  et  Ardres. 
Comme  ceux  de  Champagne,  les  états  de  Picardie  avaient  disparu 
dans  le  cours  du  xv®  siècle.  Il  paraît  même  qu'il  n'y  avait  jamais  eu 
une  assemblée  unique  pour  la  province  entière  :  dans  ce  pays  de 
libertés  municipales,  chaque  fraction  de  territoire  avait  ses  états.  Il 
en  restait  quelque  chose  dans  le  Boulonnais,  qui  avait  conservé  une 
administration  distincte  avec  le  titre  de  gouvernement,  et  qui  ré- 
clama le  maintien  de  ses  privilèges,  ce  qui  lui  fut  accordé  sans  dif- 
ficulté. 

L'assemblée  provinciale,  à  cause  du  peu  d'étendue  de  la  géné- 
ralité, ne  se  composait  que  de  36  membres.  Le  duc  d'Havre  fut 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nommé  président  par  le  roi;  les  autres  députés  de  l'ordre  de  la  no- 
blesse étaient  le  duc  de  Villequier,  le  comte  d'Hellye,  le  comte  de 
Grécy,  le  duc  de  Mailly,  le  prince  de  Poix,  le  marquis  de  Lameth,  le 
commandeur  de  Varennes  et  le  marquis  de  Gaulaincourt.  Pair  de 
France,  lieutenant-général  et  grand  d'Espagne,  le  duc  d'Havre 
avait  fait  partie  de  l'assemblée  des  notables  :  député  de  la  noblesse 
d'Amiens  aux  états-généraux,  il  devait  y  voter  contre  toutes  les  dé- 
cisions de  la  majorité  et  s'en  séparer  de  bonne  heure  par  l'émigra- 
tion; mais  pour  le  moment  il  approuvait  sans  réserve  l'institution 
des  assemblées  provinciales.  Le  prince  de  Poix ,  fils  aîné  du  maré- 
chal de  Mouchy,  passait  pour  un  des  plus  grands  admirateurs  de 
Necker;  il  a  voté  tour  à  tour  à  l'assemblée  constituante  avec  la  ma- 
jorité et  la  minorité,  et  a  fini  par  se  ranger  auprès  du  roi,  qu'il  dé- 
fendit de  sa  personne  au  10  août.  Le  marquis  de  Lameth  était  le 
frère  aîné  des  deux  Lameth ,  Alexandre  et  Charles ,  fort  connus  par 
la  part  qu'ils  ont  prise  à  la  révolution,  et  le  marquis  de  Gaulain- 
court le  père  de  celui  qui  a  reçu  de  iNapoléon  le  titre  de  duc  de 
Yicence.  Le  clergé  se  composait  de  l'évêque  d'Amiens  (M.  de  Ma- 
chault),  d'abbés,  de  chanoines,  d'un  religieux  de  Gorbie  et  du  curé 
d'Ardres.  M.  Lecaron  de  Ghoqueuse,  maire  d'Amiens,  siégeait  en  tête 
du  tiers-état.  Les  deux  procureurs-syndics  étaient,  pour  la  no];)lesse 
et  le  clergé,  le  comte  de  Gomer,  et  pour  le  tiers-état  M.  Boulletde 
Varennes,  avocat. 

L'intendant  de  la  province,  M.  d'Agay,  ouvrit  la  session,  accom- 
pagné de  son  fils,  qui  devait  lui  succéder,  et  un  passage  de  son 
discours  prouve  que  la  corvée  pour  les  chemins  avait  été  abolie 
pendant  son  administration,  avant  l'édit  du  roi.  «  Grâce  à  la  législa- 
tion bienfaisante  de  sa  majesté  et  aux  sages  conseils  d'une  assemblée 
à  jamais  mémorable  qui  lui  a  transmis  le  vœu  de  la  nation,  l'odieux 
régime  de  la  corvée  a  disparu.  Les  contributions  que  supporte  la 
classe  la  plus  aisée  des  campagnes ,  en  soulageant  les  malheureux , 
épargnent  à  la  province  le  prix  inestimable  d'une  multitude  de  jour- 
nées souvent  inutiles  et  très  mal  employées.  Des  calculs  que  j'ai 
exposés  aux  yeux  du  gouvernement  établissent  que  la  valeur  des 
journées  d'hommes  et  de  chevaux  employées  par  corvées  en  nature 
dans  cette  province,  évaluées  au  plus  bas  prix,  formait  un  objet  de 
900,000  livres  au  moins.  Les  essais  que  j'ai  concertés  avec  un  grand 
nombre  de  propriétaires  éclairés  pour  la  conversion  en  argent  avait 
réduit  cette  valeur  à  la  somme  de  336,000  livres  par  an  avant  les 
lois  qui  ont  étendu  ce  bienfait  à  tout  le  royaume.  » 

Je  donnerai  aussi  un  extrait  du  discours  du  duc  d'Havre;  on  aime 
à  rappeler  ce  beau  et  touchant  langage.  «  G'est  l'union  qui  doit  être 
notre  premier  caractère.  Rien  n'est  plus  précieux  que  cette  intelli- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  673 

gence  unanime  ;  on  marche  pour  ainsi  dire  en  force  et  de  front  vers 
la  vérité,  la  justice  et  le  bien  public;  les  volontés  s'accordent  tou- 
jours, lors  même  que  les  opinions  se  combattent,  et  il  en  résulte 
infailliblement  que,  tendant  au  même  but,  tout  se  confond  dans  le 
désir  d'y  atteindre.  Tout  ce  qui  procure  le  bien  nous  paraîtra  éga- 
lement glorieux;  dès  que  l'on  a  dirigé  vers  lui  tous  ses  efforts,  on 
se  félicite  également  d'y  contribuer,  tantôt  par  un  succès,  tantôt  par 
un  sacrifice.  Tou«  les  succès  seront  communs  et  deviendront  ceux 
de  chacun  de  nous.  Nous  ne  connaîtrons  de  rivalité  que  celle  de 
l'application  et  du  zèle;  la  province  qui  nous  observe  bénira  tous 
les  jours  l'institution  qui  lui  offre  un  si  touchant  exemple,  elle  at- 
tendra avec  plus  de  patience  et  d'espoir  le  fruit  de  nos  travaux,  et 
nos  assemblées  pourront  devenir  des  écoles  de  mœurs  autant  que 
d'administration.  » 

Au  nombre  des  questions  spéciales  dont  s'occupa  l'assemblée  de 
Picardie,  on  peut  citer  ce  qu'on  appelait  dans  le  Santerre  les  dé- 
poinicinens.  Le  procès-verbal  s'exprime  à  ce  sujet  dans  les  termes 
les  plus  énergiques.  «  Un  mémoire  a  dénoncé  à  l'assemblée  ce  genre 
d'abus  qui  consiste  dans  l'usage  où  sont  les  fermiers  de  se  perpé- 
tuer par  toute  sorte  de  voies  illicites,  et  contre  le  gré  des  proprié- 
taires, dans  la  jouissance  des  biens  affermés,  ce  qui  leur  donne  une 
espèce  de  propriété  fictive,  qui  dépouille  presque  entièrement  par 
le  fait  le  véritable  maître  de  la  chose.  Cet  abus  est  porté  si  loin 
que  les  fermiers  de  ce  canton  mettent  les  biens  de  leurs  proprié- 
taires dans  le  commerce,  soit  en  vendant  à  d'autres  la  faculté  de  les 
exploiter,  soit  en  les  donnant  en  dot  à  leurs  enfans,  soit  en  les  lais- 
sant dans  leurs  successions  à  partager  entre  leurs  héritiers.  Les  fer- 
miers dépointés  se  livrent  à  toute  sorte  d'excès  contre  ceux  qui  ont 
la  hardiesse  de  leur  succéder,  jusque-là  qu'ils  deviennent  assassins 
et  incendiaires.  On  a  présenté  un  l'elevé  effrayant  fait  au  greffe  cri- 
minel du  bailliage  de  Péronne  des  délits  occasionnés  par  les  dépoin- 
temens.  On  a  fait  voir  qu'un  incendie  particulier  devenait  presque 
toujours  général,  et  qu'ainsi  la  vengeance  d'un  fermier  dépointé 
entraînait  souvent  la  ruine  d'un  nombre  infini  de  citoyens.  On  a 
montré  que  cet  abus  portait  les  plus  fortes  atteintes  à  la  propriété, 
soit  parce  que  le  véritable  maître  du  bien  ne  peut  pas  le  retirer  pour 
le  faire  valoir  lui-même  sans  encourir  la  vengeance  du  fermier  dé- 
possédé, soit  parce  qu'il  ne  peut  jamais  l'affermer  dans  la  juste  pro- 
portion du  produit ,  et  ne  trouve  pas  souvent  à  le  vendre  la  moitié 
de  sa  valeur.  » 

Une  déclaration  du  roi,  en  date  du  20  juillet  176/i,  avait  tenté  de 
réprimer  ces  désordres,  qui  rappelaient  un  des  plus  grands  fléaux 
de  l'Irlande;  mais  les  dispositions  de  cette  loi  restaient  impuissantes 

TOME   XXXIV.  43 


(57A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contre  des  habitudes  invétérées.  L'assemblée  décida  que  le  roi  se- 
rait supplié  de  prendre  des  mesures  plus  efficaces,  et  chargea  son 
président  d'insister  auprès  du  gouvernement.  L'abus  dont  elle  se 
plaignait  ne  devait  pas  disparaître  encore;  il  prit  de  nouvelles  forces 
pendant  la  révolution,  et  n'a  cédé  que  de  nos  jours. 

On  recherchait  depuis  quelque  temps  sur  cette  côte  la  situation  la 
plus  avantageuse  pour  y  créer  un  port.  Des  commissaires  envoyés 
sur  les  lieux  en  1784  par  le  ministre  de  la  marine  s'étaient  pronon- 
cés en  faveur  de  Saint-Valery,  rassemblée  se  déclara  dans  le  même 
sens.  L'exécution  d'un  canal  de  la  Basse-Somme  ayant  été  décidée 
en  même  temps,  le  roi  y  avait  consacré  une  somme  annuelle  de 
ZiO,000  livres  sur  le  trésor  public  pendant  dix  ans,  plus  le  produit 
d'un  droit  d'octroi  à  percevoir  sur  les  marchandises.  Les  travaux 
avaient  commencé  en  1786.  Un  autre  canal,  partant  d'Amiens  et  pas- 
sant à  Péronne  pour  aller  rejoindre  l'ancien  canal  de  Picardie,  avait 
été  commencé  en  1770;  les  fonds  étaient  fournis  par  un  octroi  de 
20  sols  par  velte  sur  les  eaux-de-vie  qui  se  consommaient  dans  la 
province.  Enfin,  pour  joindre  la  Somme  à  l'Escaut  en  traversant  des 
montagnes,  Louis  XVI  avait  fait  entreprendre  un  canal  souterrain, 
déjà  ouvert  en  partie.  «  L'âme  s'élève,  disait  dans  son  rapport  le  bu- 
reau du  bien  public,  à  la  vue  de  ces  canaux  immenses,  qui  joindront 
le  commerce  de  la  Hollande  à  celui  des  principales  villes  du  royaume.  » 
—  «  Je  suis  fier  d'être  homme,  s'était  déjà  écrié  l'empereur  Joseph  II 
en  visitant  le  canal  souten-ain,  quand  je  vols  qu'un  de  mes  sem- 
blables a  osé  imaginer  un  ti-avail  si  hardi!  »  L'assemblée,  pénétrée 
des  mêmes  sentimens,  vota  un  témoignage  de  sa  reconnaissance  pour 
le  roi. 

Un  projet  de  dessèchement  avait  été  préparé  pour  la  vallée  d'Au- 
thie,  dont  les  trois  quarts  formaient  des  marais  inaccessibles.  On 
devait  rendre  ainsi  à  la  culture  plus  de  (5,000  arpens.  Le  comte 
d'Artois,  qui  avait  cette  vallée  dans  son  apanage,  solhcité  par  M.  de 
Lameth  au  nom  des  habitans,  avait  promis  de  faire  exécuter  à  ses 
frais  ce  travail.  Les  choses  étant  toujours  restées  dans  le  même  état 
malgré  cette  promesse,  l'assemblée  pria  son  président  de  s'infoinier 
de  la  décision  définitive  du  prince,  et,  dans  le  cas  où  il  ne  croirait 
pas  devoir  donner  suite  à  son  projet,  elle  annonça  nettement  l'in- 
tention de  s'en  charger  elle-même.  La  forme  peu  respectueuse  de 
cette  déclaration  pouvait  se  justifier  par  la  nécessité  du  dessèche- 
ment: elle  prouve  dans  tous  les  cas  combien  le  sentiment  de  l'inté- 
rêt pul)lic  passait  avant  toute  considéi'ation.  Ln  dernier  projet  con- 
sistait dans  l'ouverture  d'un  canal  de  l'Oise  à  la  mer  passant  à  Roye 
et  traversant  le  centre  de  la  province.  On  utilisait  pour  ce  canal  les 
deux  petites  rivières  du  Dom  et  de  LAvre.  La  portion  comprise  entre 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  075 

l'Avre  et  l'Oise  devant  passer  sur  le  territoire  de  la  généralité  de 
Soissons,  on  résolut  de  concerter  cette  affaire  entre  les  deux  assem- 
blées provinciales. 

SoissoNNAis.  —  La  généralité  de  Soissons,  formée  de  parties  déta- 
chées de  l'Ile-de-France,  de  la  Picardie  et  de  la  Champagne,  n'avait 
pas  plus  d'étendue  que  celle  d'Amiens;  elle  comprenait  le  départe- 
ment actuel  de  l'Aisne,  moins  l'arrondissement  de  Saint-Quentin,  et 
une  portion  de  celui  de  l'Oise.  Elle  se  divisait  en  sept  élections,  qui 
forment  aujourd'hui  six  arrondissemens,  Soissons,  Laon,  \oyon, 
Crépy,  Glermont,  Guise  et  Château- Thierry.  Création  tout  adminis- 
trative, la  généralité  de  Soissons  n'avait  pas  d'unité  historique; 
l'élection  de  Clermont  était  même  séparée  du  reste  par  une  partie 
de  la  généralité  de  Paris.  On  trouve,  sous  le  roi  Jean,  les  états  du 
Soissonnais  et  ceux  du  Vermandois  convoqués  à  part. 

Comme  l'assemblée  de  Picardie,  celle  du  Soissonnais  ne  comptait 
que  trente-six  membres.  Le  comte  d'Egmont-Pignatelli,  gouverneur 
de  la  province,  avait  été  nommé  président  par  le  roi;  les  autres 
membres  de  la  noblesse'  étaient  le  comte  de  Noue,  le  duc  de  Lian- 
court,  M-.  de  L'Amirault,  M.  d'Alanjoye,  le  comte  de  Barbançon,  le 
marquis  de  Causans,  le  marquis  de  Puységur  et  le  vicomte  de  La- 
bédoyère.  Les  évêques  de  Laon  et  de  Soissons  n'ayant  pas  été  appe- 
lés à  faire  partie  de  l'assemblée,  le  personnage  le  plus  important  du 
clergé  était  l'abbé-général  de  Prémontré.  Le  tiers-état  se  composait, 
comme  à  l'ordinaire,  des  maires  des  principales  villes,  de  proprié- 
taires ruraux  et  de  fermiers  cultivateurs.  Les  procureurs-syndics 
élus  furent,  pour  les  deux  premiers  ordres,  le  comte  d'Allonville, 
et  pour  le  tiers-état  M.  Blin  de  La  Chaussée,  avocat.  Sur  cette  liste, 
le  nom  qui  domine  tous  les  autres,  sans  en  excepter  le  président, 
est  celui  du  duc  de  La  Rochefoucauld-Liancourt,  grand-maître  de 
la  garde-robe  du  roi  Louis  X\I,  un  des  hommes  les  plus  passionnés 
de  son  temps  pour  la  liberté,  la  justice  et  la  bienfaisance. 

On  relit  toujours  avec  plaisir  les  détails  que  donne  Arthur  Young 
sur  son  séjour  au  château  de  Liancourt  en  septembre  1787.  <(  J'al- 
lai y  faire,  dit-il,  une  visite  de  trois  ou  quatre  jours,  et  toute  la  fa- 
mille s'employa  si  bien  à  me  rendre  le  séjour  agréable,  que  j'y  ai 
passé  plus  de  trois  semaines.  Le  site  est  très  heureux.  Près  du  châ- 
teau, la  duchesse  a  fait  construire  une  laiterie  d'un  goût  charmant. 
Dans  un  village  voisin,  le  duc  a  fondé  une  manufacture  de  tissus  qui 
emploie  un  grand  nombre  de  bras.  Les  fdles  pauvres  sont  reçues 
dans  une  institution  où  on  leur  apprend  un  métier.  La  vie  du  châ- 
teau ressemble  beaucoup  à  celle  qu'on  mène  dans  la  résidence  d'un 
grand  seigneur  anglais.  C'est  une  mode  nouvelle  en  France  que  de 
passer  ainsi  quelque  temps  à  la  campagne  en  été  ;  quiconque  a  un 


676  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

château  s'y  rend,  les  autres  visitent  les  plus  favorisés.  Cette  révo- 
lution remarquable  dans  les  habitudes  est  le  meilleur  emprunt  fait 
à  notre  pays;  elle  a  été  préparée  par  les  écrits  de  Jean- Jacques 
Rousseau.  Le  duc  de  Liancourt,  devant  présider  l'assemblée  de  l'é- 
lection de  Glermont,  se  rendit  à  la  ville  pour  plusieurs  jours  et 
m'invita  au  dîner  de  l'assemblée,  où  se  trouvaient  plusieurs  agricul- 
teurs en  renom.  Ces  assemblées,  proposées  depuis  si  longtemps  par 
les  grands  patriotes  français  et  reprises  par  M.  Necker,  m'intéres- 
saient au  plus  haut  point.  J'acceptai  l'invitation  avec  plaisir.  Il  s'y 
trouvait  trois  grands  cultivateurs,  non  pas  propriétaires,  mais  fer- 
miers. J'examinai  avec  attention  leur  attitude  en  présence  d'un  sei- 
gneur du  premieV  rang;  à  ma  grande  satisfaction,  ils  s'en  tirèrent 
avec  un  mélange  d'aisance  et  de  réserve  fort  convenable,  d'un  air 
ni  trop  dégagé  ni  trop  obséquieux,  exprimant  leur  opinion  libre- 
ment et  modérément,  /)  la  manière  anglaise.  » 

Les  procès -verbaux  de  l'assemblée  du  Soissonnais  ne  présen- 
tent rien  de  particulier,  ils  ne  se  distinguent  que  par  de  nombreux 
détails  sur  les  travaux  des  routes.  Le  département  de  l'Aisne  est 
aujourd'hui  le  troisième  de  France  pour  l'étendue  de  ses  voies  de 
communication  ;  il  ne  le  cède  qu'à  la  Seine-Inférieure  et  au  Pas-de- 
Calais.  Cette  supériorité  date  de  loin.  Six  routes  royales  traversaient 
la  généralité  en  1787,  la  plupart  arrivées  dans  toute  leur  longueur 
à  l'état  d'entretien.  Sept  routes  de  seconde  classe  ou  de  province  à 
province,  six  de  troisième  classe  ou  d'une  élection  à  une  autre,  douze 
de  quatrième  classe,  servant  à  rallier  entre  elles  les  trois  premières, 
étaient  aussi  presque  complètement  terminées.  Sur  un  total  d'envi- 
ron 1,100  kilomètres,  200  seulement  restaient  à  achever.  De  toutes 
parts  cependant  on  en  demandait  de  nouvelles,  et  l'assemblée  pro- 
vinciale se  mettait  en  mesure  d'y  satisfaire.  Une  loi  nouvelle  sur  les 
chemins  avait  été  préparée  par  le  gouvernement,  mais  pour  n'être 
définitivement  promulguée  qu'en  1789  ;  en  attendant,  les  assem- 
blées provinciales  étaient  invitées  à  faire  connaître  leur  opinion  sur 
le  projet.  Le  bureau  des  travaux  publics  de  l'assemblée  du  Soisson- 
nais fit  à  cette  occasion  un  rapport  remarquable  ;  le  nom  du  rap- 
porteur n'est  pas  indiqué,  mais  comme  le  duc  de  Liancourt  prési- 
dait le  bureau,  il  a  du  exercer  sur  la  rédaction  une  influence 
décisive.  Ce  rapport  mérite  d'autant  plus  l'attention  qu'il  développe 
tout  un  ordre  d'idées  assez  peu  en  faveur  aujourd'hui,  et  qui  était 
alors  tout  à  fait  conforme  aux  idées  du  gouvernement,  la  décentra- 
lisation aussi  complète  que  possible  des  tr-avaux  des  chemins. 

Le  projet  de  loi  posait  en  principe,  par  application  des  règles  gé- 
nérales de  l'économie  politique,  qu'une  localité  quelconque  ne  de- 
vait concourir  aux  frais  d'une  route  qu'en  proportion  de  l'intérêt 


LES    ASSEMBLEES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  677 

qu'elle  y  avait.  L'administration  avait  déjà  fait  un  grand  pas  dan& 
cette  voie  quand  elle  avait  décidé  qu'à  l'avenir  les  fonds  payés  par 
chaque  province  pour  les  ponts  et  chaussées  seraient  dépensés  dans 
la  province  elle-même  ;  elle  allait  plus  loin  encore  en  étendant  au- 
tant que  possible  cette  règle  aux  élections  et  même  aux  simples 
communes.  Le  rapport  s'associait  complètement  à  cette  pensée.  «  Ce 
n'est  plus  ici  une  loi  qui,  considérant  les  travaux  des  routes  comme 
une  dette  commune  à  acquitter  par  toute  la  province,  en  répartit  la 
charge  dans  une  proportion  uniforme  sur  tous  les  contribuables; 
c'est  une  loi  qui,  descendant  dans  l'examen  de  l'intérêt  de  chacun, 
ordonne  qu'il  serve  de  proportion  à  sa  contribution,  ne  veut  exiger 
de  tribut  que  pour  le  rendre  utile  aux  tributaires,  et  cherche  à  ap- 
pliquer dans  tous  les  rapports  et  dans  tous  les  détails  les  vues  d'é- 
quité qu'elle  annonce.  »  On  opposait  à  ce  système  que  les  municipa- 
lités rurales  seraient  incapables  de  bien  diriger  l'exécution  de  leurs 
chemins,  et  que  les  routes  principales  seraient  négligées  pour  les 
chemins  vicinaux;  mais  le  bureau  répondait  aux  objections  par  la 
puissance  de  l'intérêt  bien  entendu,  qui  ne  pouvait  manquer  de  se 
faire  jour  :  il  insistait  sur  cette  considération,  que  les  municipalités 
obtiendraient  une  grande  économie  dans  l'emploi  des  fonds,  sur- 
veilleraient de  plus  près  l'exécution  des  marchés  et  augmenteraient 
souvent  leurs  contributions  volontaires,  lorsqu'elles  seraient  jbien 
assurées  que  cette  augmentation  n'aurait  lieu  qu'à  leur  gré,  et  ne 
serait  pas  prolongée  pour  les  besoins  et  par  la  volonté  d'autrui. 

Ces  principes  sont  au  fond  ceux  qui  ont  présidé  à  la  loi  de  1836 
sur  les  chemins  vicinaux,  et  l'expérience  témoigne  tous  les  jours 
en  faveur  des  idées  que  voulait  appliquer  le  gouvernement  fde 
Louis  XVI  en  les  généralisant. 

Hainaut.  —  Au  nord  du  Soissonnais  et  de  la  Picardie,  et  comme 
enclavée  entre  deux  provinces  qui  avaient  conservé  leurs  anciens 
états,  la  Flandre  et  l'Artois,  se  trouvait  la  plus  petite  des  générali- 
tés, celle  de  Yalenciennes,  qui  comprenait  seulement  le  Gambrésis 
et  le  Hainaut  français,  ou  la  moitié  environ  du  département  actuel 
du  Nord.  Le  Gambrésis  avait  conservé  une  administration  distincte, 
et  on  peut  le  ranger  au  nombre  des  pays  d'états;  chaque  année,  une 
assemblée,  composée  de  l'archevêque,  de  sept  membres  du  clergé, 
de  huit  barons  et  du  corps  municipal  de  Cambrai,  se  réunissait  sous 
la  convocation  du  roi,  et  réglait  tout  ce  qui  concernait  les  impôts. 
Le  Hainaut  avait  eu  aussi  ses  états  particuliers,  qui  se  tenaient  à 
Mons;  mais  une  partie  seulement  de  cette  province  ayant  été  réunie 
à  la  France  en  1678,  la  partie  restée  autrichienne  avait  seule  gardé 
ses  anciennes  franchises.  Le  Hainaut  français  n'était  pourtant  pas 
tout  à  fait  pays  d'élection;  la  gabelle  y  était  inconnue,  ainsi  que  le 


678  BEVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

privilège  exclusif  du  tabac,  et,  un  siècle  seulement  s'étant  écoulé 
depuis  la  réunion,  son  droit  à  une  administration  indépendante  pou- 
vait être  considéré  comme  suspendu  plutôt  qu'aboli. 

Louis  XVI  n'y  établit  pas  d'emblée  une  assemblée  provinciale, 
(t  Sa  majesté,  était-il  dit  dans  l'arrêt  du  conseil  du  12  juillet  1787, 
a  pris  connaissance  du  régime  anciennement  suivi  dans  la  généra- 
lité du  Hainaut,  et  voulant  connaître  si  ce  régime  devait  être  rem- 
placé par  celui  qu'elle  a  préféré  pour  les  autres  provinces  du 
royaume,  ou  s'il  était  possible  de  le  modifier  de  manière  que  le 
retour  de  cette  province  à  ses  anciens  usages  ne  nuisît  pas  à  ses 
intentions,  elle  a  déterminé  qu'il  serait  convoqué  dans  la  ville  de 
Yalenciennes  une  assemblée  consultative  à  l'effet  de  prendre  une 
connaissance  particulière  et  approfondie  des  formes  des  adminis- 
trations provinciales  que  sa  majesté  vient  d'établir  dans  les  autres 
généralités  de  son  royaume,  et  de  s'occuper  en  même  temps  de 
l'examen  attentif  des  formes  anciennes  de  l'administration  de  ladite 
généralité,  afin  de  voir  les  rapports  qui  peuvent  exister  entre  ces 
deux  régimes  et  leurs  avantages  respectifs.  » 

L'assemblée  consultative  se  réunit  en  effet  à  plusieurs  reprises 
sous  la  présidence  du  duc  de  Groï;  elle  se  composait  de  36  membres, 
dont  18  nommés  par  le  roi  et  18  élus  par  les  premiers,  en  conser- 
vant les  mêmes  proportions  entre  les  ordres  que  dans  les  autres  as- 
semblées provinciales.  Le  résultat  de  ses  délibérations  fut  de  récla- 
mer le  rétablissement  des  anciens  états,  mais  avec  des  modifications 
qui  les  rapprochaient  beaucoup  du  régime  nouveau.  Ainsi  les  trois 
ordres  devaient  délibérer  ensemble,  les  voix  se  compter  par  tête,  et 
le  nombre  des  membres  du  tiers-état  égaler  celui  du  clergé  et  de  la 
noblesse,  ce  qui  s'écartait  tout  à  fait  des  anciens  usages.  Les  autres 
dispositions  avaient  moins  d'importance,  et  on  avait  pu  s'y  conformer 
sans  inconvénient  aux  traditions  locales.  Les  états  devaient  avoir 
46  membres  ;  tous  les  abbés  réguliers  devaient  en  faire  partie  de 
droit,  tous  les  gentilshommes  possédant  une  terre  à  clocher  y  entrer 
tour  à  tour  par  voie  de  tirage  au  sort.  En  réalité,  quoique  l'assem- 
blée répétât  h  tout  moment  dans  son  projet  ces  mots  sacramentels  : 
conforméincnt  à  la  constitution  essentielle  du  Hainaut,  on  ne  réta- 
blissait que  les  noms  et  les  apparences  des  anciennes  institutions,  et 
l'esprit  nouveau  pénétrait  profondément  cette  organisation  rajeunie. 

L'assemblée  provisoire  s'occupa  des  affaires  de  la  province  abso- 
lument dans  les  mêmes  formes  que  les  autres  assemblées  provin- 
ciales, et  remplit  ainsi,  pour  commencer,  TofTice  des  états,  qui  de- 
vaient se  composer  à  peu  près  des  mêmes  personnes.  Ce  qui  arriva 
dans  cette  petite  province  mérite  d'être  remarqué  en  ce  qu'on  y  voit 
comment  on  aurait  pu  passer  sans  secousse,  dans  tous  les  pays  d'é- 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  679 

tats,  du  régime  ancien  aux  règles  nouvelles.  Les  états  eux-mêmes 
auraient  pu  être  appelés  à  se  reforjiier,  et  tôt  ou  tard  la  plupart 
d'entre  eux  y  auraient  consenti  de  bonne  grâce. 

L'assemblée,  en  se  séparant,  nomma  comme  les  autres  une  com- 
mission intermédiaire  et  un  procureur-syndic.  L'intendant  de  la 
province,  Sénac  de  Meilhan,  qui  a  publié  plus  tard  des  écrits  esti- 
més sur  la  révolution,  et  dont  l'administration  a  laissé  en  Hainaut 
d'excellens  souvenirs,  termina  la  session  par  un  discours.  ((  Je  me 
glorifie,  dit-il,  d'avoir  le  premier  applaudi  à  vos  vues  patriotiques, 
à  cette  application  constante  et  éclairée  qui  vous  a  fait  saisir  l'en- 
semble et  les  détails  de  l'administration.  Vous  partagez  ce  succès 
avec  les  autres  assemblées  provinciales  animées  du  même  esprit.  Il 
en  est  un  qui  sera  votre  gloire  particulière  :  le  roi  a  daigné  se  commu- 
niquer plus  intimement  à  cette  province;  il  vous  a  associés  en  quel- 
que sorte  à  l'exercice  de  sa  puissance  législative.  Vous  avez  fait 
passer  sous  vos  yeux  les  diverses  constitutions  des  provinces  de  ce 
royaume.  Vous  avez  été  rechercher  vos  titres  de  famille  dans  les  ar- 
chives des  états  de  Mons.  Vous  avez  comparé  ce  que  les  temps,  les 
lieux,  les  formes  naturelles,  doivent  apporter  de  différences  dans  les 
institutions.  Enfin  vous  avez  été  particulièrement  attentifs  à  suivre 
les  intentions  de  sa  majesté,  à  en  saisir  l'esprit,  afin  de  déterminer 
dans  les  trois  ordres  une  égalité  d'influence  qui  assure  à  chacun 
une  égalité  de  traitement  dans  la  répartition  des  charges.  Le  monu- 
ment que  vous  allez  élever  fera  votre  éloge  à  jamais.  Vous  dire  que 
je  me  concerterai»  du  tout  avec  le  chef  qui  vous  préside,  c'est  vous 
convaincre  de  mon  zèle.  Ce  concert,  utile  à  la  province  et  glorieux 
pour  moi,  doit  vous  être  un  présage  de  succès.  » 

Quelle  différence  entre  ce  langage  et  celui  que  tenaient  les  inten- 
dans  quinze  ans  auparavant!  Ainsi  constitués,  les  nouveaux  états 
du  Hainaut  auraient  été  réellement  bien  supérieurs  aux  anciens. 
Quarante-six  députés  pour  une  province  qui  n'embrassait  que  les 
deux  arrondissemens  actuels  de  Valenciennes  et  d'Avesnes,  c'é- 
tait à  coup  sûr  une  représentation  sérieuse  de  tous  les  intérêts. 
Le  Hainaut  aurait  sans  doute  contrasté  par  sa  petitesse  avec  la  plu- 
part des  autres  provinces,  et  la  régularité  symétrique  y  aurait  un 
peu  perdu  ;  mais  était-ce  donc  un  si  grand  mal?  Même  en  admettant 
que  le  Gambrésis  ne  se  fut  pas  réuni  un  jour  au  Hainaut  pour  n'a- 
voir qu'une  seule  assemblée,  comme  on  les  avait  déjà  réunis  dans 
une  même  généralité,  ces  deux  provinces,  pour  être  les  plus  petites, 
n'étaient  pas  les  plus  malheureuses.  La  Flandre  et  l'Artois  n'avaient 
pas  beaucoup  plus  d'étendue.  Ce  coin  du  territoire  contrastait  alors 
avec  le  reste  au  moins  autant  qu'aujourd'hui,  et  parmi  les  causes  de 
sa  prospérité  on  peut  compter  hardiment  cette  division,  'qui  donnait 


(580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  de  vie  aux  libertés  locales.  Même  de  nos  jours,  il  a  été  souvent 
question  de  partager  en  deux  le  département  du  Nord,  ce  qui  ra- 
mènerait à  peu  près  aux  faits  historiques. 

Le  duc  de  Croï,  président  de  l'assemblée  provisoire,  appai-tenait 
à  l'une  des  plus  grandes  familles  de  l'Europe.  Son  père,  le  maréchal 
de  Croï,  avait  été  surnommé  pour  sa  bienfaisance  le  Penthicvre  du 
Hninmit-,  lui-même  était  membre  de  la  Société  d'agriculture  de  Pa- 
ris et  fort  occupé  d'améliorations  positives.  On  voulut  lui  décerner 
la  présidence  perpétuelle;  il  refusa.  A  ses  côtés  siégeait  im  autre 
grand  seicrneur,  issu  comme  lui  d'une  ancienne  maison  souveraine, 
le  prince  Auguste  d'Arenberg,  connu  en  France  sous  le  nom  de 
comte  de  La  Marck,  le  même  qui,  ayant  contracté  à  l'assemblée 
nationale  des  relations  intimes  avec  Mirabeau,  le  réconcilia  secrète- 
ment avec  le  roi  et  la  reine  au  mois  de  mai  1790.  Parmi  les  mem- 
bres du  clergé  figuraient  les  abbés  des  cinq  grands  monastères  du 
Hainaut,  dans  le  tiers -état  les  prévôts  ou  maires  des  principales 
villes  et  un  égal  nombre  de  propriétaires  de  campagne. 

III.    —   ILE-DE-FRANCE. 

La  généralité  de  Paris,  une  des  plus  grandes,  comprenait  à  peu 
près  les  quatre  départemens  actuels  de  la  Seine,  Seine -et -Oise, 
Seine-et-Marne  et  Oise,  avec  une  partie  de  l'Yonne  et  d'Eure-et- 
Loir,  Elle  se  divisait  en  vingt-deux  élections  qui  forment  aujour- 
d'hui vingt- cinq  arrondissemens,  et  dont  les  chefs-lieux  étaient 
Paris,  Beauvais,  Compiègne,  Senlis,  Nogent-sur-Seine,  Sens,  Joi- 
gny.  Saint- Florentin,  Tonnerre,  Vézelay,  Melun ,  Meaux ,  Coulom- 
miers ,  Rozoy ,  Nemours ,  Provins ,  Montereau ,  Pontoise ,  Étampes , 
ivIontfort-l'Amaury  et  Dreux.  On  y  payait  beaucoup  plus  d'impôts 
qu'ailleurs,  6/i  livres  5  sols  par  tête;  mais  la  ville  de  Paris,  qui 
contenait  à  elle  seule  près  de  la  moitié  de  la  population,  en  four- 
nissait la  plus  grande  partie.  «  Tant  de  ressourcés,  dit  Necker,  sont 
l'elTet  des  grandes  richesses  concentrées  dans  la  capitale,  séjour  des 
rentiers,  des  hommes  de  finance,  des  ambassadeurs,  des  riches 
voyageurs,  des  grands  propriétaires  de  terres  et  des  personnes  les 
plus  favorisées  des  grâces  de  la  cour.  »  La  généralité  de  Paris  sup- 
portait toutes  le^  impositions  établies  dans  le  royaume;  mais,  par 
un  privilège  particulier,  les  chemins  s'y  exécutaient  aux  frais  du 
trésor  royal. 

Malgré  ce  privilège  et  beaucoup  d'autres,  les  trois  quarts  de  la 
généralité  n'étaient  pas  beaucoup  plus  riches  que  le  reste  de  la 
France.  Arthur  Young  remarquait  avec  étonnement  l'aspect  morne 
et  désert  des  grandes  routes  qui  aboutissaient  à  Paris.  Même  aux 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  681 

portes  des  deux  villes  où  affluaient  les  tributs  des  provinces,  l'ad- 
ministration despotique  avait  étouffé  toute  activité.  A  en  croire 
les  dénombremens,  la  population  s'y  était  à  peine  accrue  depuis 
Louis  XIV.  On  a  reproché  à  la  formation  des  départemens  de  n'avoir 
pas  suffisamment  respecté  les  anciennes  limites  des  provinces;  cette 
critique  peut  s'appliquer  encore  plus  aux  généralités.  Celles  de  Châ- 
lons,  d'Amiens,  de  Soissons,  de  Paris,  se  partageaient  des  fragmens 
détachés  de  la  Champagne  et  de  la  Picardie;  la  généralité  de  Paris 
avait  même  emprunté  au  Nivernais  la  pauvre  et  petite  élection  de 
Yézelay.  Cette  confusion  permet  difficilement  de  démêler  les  précé- 
dens  historiques.  Une  portion  au  moins  de  la  généralité  de  Paris 
avait  eu  cependant  ses  états  particuliers,  qui  se  réunissaient  à  Melun 
et  qui  duraient  encore  au  commencement  du  xvi''  siècle;  la  coutume 
particulière  qui  régissait  la  province  avait  été  votée  par  les  gens  des 
trois  états  en  1506. 

C'est  probablement  à  cause  de  ce  souvenir,  et  sans  doute  aussi 
pour  échapper  à  l'influence  de  Paris,  que  Melun  fut  choisi  pour  la 
réunion  de  l'assemblée  provinciale.  Cette  assemblée  se  composait 
de  quarante-huit  membres.  A  la  tête  du  clergé  était  le  général  des 
Mathurins,  ordre  qui  possédait  de  grands  biens  à  Paris;  les  deux  ar- 
chevêques de  Paris  et  de  Sens  et  les  autres  évêques  de  la  province  ne 
figuraient  point  par  exception  parmi  les  membres.  Dans  la  noblesse, 
on  remarquait  le  duc  du  Châtelet,  président;  le  comte  de  Crillon,  le 
marquis  de  Guerchy,  le  prince  de  Chalais,  le  vicomte  de  Noailles, 
MM.  Mole  et  Talon,  qui  représentaient  les  familles  parlementaires; 
dans  le  tiers-état,  les  maires  des  principales  villes,  des  avocats,  des 
cultivateurs,  et  parmi  ceux-ci  M.  Cretté  de  Palluel,  maître  de  poste 
à  Dugny,  près  Saint-Germain,  un  des  membres  les  plus  actifs  de  la 
Société  d'agriculture  de  Paris,  et  dont  Arthur  Young  parle  avec  les 
plus  grands  éloges. 

Le  duc  du  Châtelet,  fils  de  la  célèbre  amie  de  Voltaire,  créé  duc 
en  1777,  ancien  ambassadeur  en  Autriche  et  en  Angleterre,  était 
alors  colonel  des  gardes  françaises,  haute  dignité  militaire  qui  ap- 
partenait ordinairement  à  un  maréchal.  Le  comte  de  Crillon,  fils  du 
duc  de  ce  nom  et  arrière-neveu  du  compagnon  d'armes  d'Henri  IV, 
avait  le  grade  de  maréchal-de-camp.  Le  vicomte  de  Noailles,  second 
fils  du  maréchal  de  Mouchy  et  par  conséquent  frère  du  prince  de 
Poix,  était  colonel  des  chasseurs  d'Alsace,  et  passait  pour  un  des 
meilleurs  officiers  de  son  temps;  beau-frère  de  La  Fayette,  il  avait 
combattu  avec  lui  sous  Washington  pour  l'indépendance  américaine. 
Ces  trois  hommes,  placés  par  leur  naissance  au  premier  rang  de  la 
noblesse  française,  professaient  les  opinions  les  plus  généreuses,  et 
allaient  en  donner  d'éclatantes  preuves  aux  états  de  1789. 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  marquis  de  Guerchy,  fils  du  brave  colonel  de  Fontenoi,  qui 
avait  été  ensuite  ambassadeur  en  Angleterre,  partageait  les  mêmes 
idées  et  s'occupait  d'agriculture  avec  passion.  Arthur  Young  fait 
une  agréable  description  des  trois  jours  qu'il  passa  chez  lui,  en  juin 
1789,  au  château  de  Nangis  (Seine-et-Marne).  «Une  maison,  dit-il, 
toute  remplie  d'hôtes,  l'ardeur  de  M.  de  Guerchy  pour  la  culture, 
l'aimable  naïveté  de  la  marquise,  tout  contribuait  à  m'attacher.  Je 
me  trouvai  là  dans  un  cercle  de  politiques  :  je  ne  pus  m'accorder 
avec  eux  que  sur  un  point,  le  désir  d'une  liberté  indestructible  pour 
la  France;  mais  quant  à  la  manière  de  l'établir,  nous  étions  aux 
deux  pôles.  Le  chapelain  du  régiment  de  Guerchy,  qui  a  ici  une 
euro,  se  montrait  particulièrement  porté  pour  ce  qu'il  appelait  la 
régcncration  du  royaume;  il  entendait  par  là,  autant  que  je  pus  le 
comprendre,  une  perfection  théorique  de  gouvernement  qui  me  pa- 
rut le  comble  de  la  folie.  Le  château  de  M.  de  Guerchy  est  considé- 
rable et  mieux  bâti  que  ceux  qu'on  construisait  en  Angleterre  à  la 
même  époque;  on  était  en  France,  sous  Henri  IV,  plus  avancé  que 
nous  en  toutes  choses.  Grâce  à  la  liberté,  nous  sommes  parvenus  à 
changer  de  rôle.  Gomme  tous  les  châteaux  que  j'ai  vus  dans  ce  pays- 
ci,  celui-ci  touche  à  la  ville;  mais  l'arrière-façade  a  vue  sur  la  cam- 
pagne. On  y  fait  les  foins,  et  le  marquis,  l'abbé  et  quelques,  autres 
montèrent  avec  moi  sur  la  meule  pour  que  je  leur  apprisse  à  la  tas- 
ser. Avec  de  si  ardens  politiques  quel  miracle  que  la  meule  n'ait  pas 
pris  feu  !  Je  demandai  à  M.  de  Guerchy  combien  il  en  coûtait  pour 
habiter  un  pareil  château,  avec  six  domestiques  mâles,  cinq  ser- 
vantes, huit  chevaux,  y  recevoir  du  monde  et  tenir  table  ouverte, 
sans  aller  jamais  à  Paris;  il  faut  environ  1,000  louis  de  revenu,  en 
Angleterre  ce  serait  2,000.  » 

Dans  la  session  préparatoire  de  l'assemblée  provinciale,  il  fut  dé- 
cidé que  la  commission  intermédiaire  se  réunirait  à  Paris  pour  être 
plus  près  du  gouvernement.  Les  mêmes  raisons  de  jalouse  indépen- 
dance qui  avaient  fait  fixer  hors  de  Paris  le  siège  de  l'assemblée 
elle-même  n'existaient  point  en  effet  pour  la  commission.  Les  deux 
procureurs-syndics  élus  furent  le  comte  de  Grillon  pour  la  noblesse 
et  le  clergé,  et  M.  d'Ailly,  ancien  premier  commis  des  finances,  pour 
le  tiers -état.  La  véritable  session  commença,  comme  partout,  le 
17  novembre.  L'intendant  de  la  province,  M.  Bertier  de  Sauvigny, 
remplissait  les  fonctions  de  commissaire  du  roi.  Après  l'accomplis- 
sement des  formalités  ordinaires,  le  comte  de  Grillon  lut  un  mé- 
moire sur  la  taille,  et  M.  d'Ailly  un  autre  sur  la  capitation.  Tous 
deux  tenaient  compte  des  améliorations  sensibles  récemment  ap- 
portées dans  la  perce|)tion.  M.  de  Grillon  surtout  insistait  sur  les 
avantages  de  l'édit  de  1780  qui  avait  arrêté  la  progression  arbitraire 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  683 

de  la  taille  (1).  La  commission  intermédiaire  rendit  aussi  un  hom- 
mage public  à  l'intendant,  qui  avait  singulièrement  facilité  ses  tra- 
vaiLx.  Le  temps  n'était  plus  où  les  intendans  ne  tenaient  nul  compte 
des  intérêts  et  des  besoins  des  peuples.  M.  Bertier  de  Sauvigny,  qui 
administrait  depuis  vingt  ans  la  généralité  de  Paris,  et  qui  avait 
succédé  à  son  père  dans  ces  fonctions,  avait  commencé  l'arpentage 
général  de  la  province,  et  divisé  les  terres  pour  l'assiette  de  l'impôt 
en  vingt-quatre  classes,  la  première  ne  donnant  que  25  sols  de  re- 
venu par  arpent,  et  les  auti*es  augmentant  de  25  sols  en  25  sols. 

M.  de  Tocqueville  a  écrit  un  chapitre  désespérant  sous  ce  titre  : 
que  le  règne  de  Louis  X  VI  a  été  l'époque  la  plus  prospère  de  l'an- 
cienne monarchie,  et  comment  cette  prospérité  même  amena  la  ré- 
volution. Il  y  démontre  que  les  parties  de  la  France  qui  devinrent 
le  principal  foyer  de  la  révolution  étaient  précisément  celles  où  le 
progrès  avait'été  le  plus  marqué,  (c  C'est,,  dit-il,  dans,  les  contrées 
qui  avoisinent  Paris  que  l'ancien  régime  s'était  le  plus  tôt  et  le  plus 
profondément  transformé.  Là,  la  liberté  et  la  fortune  des  paysans 
étaient  déjà  beaucoup  mieux  garanties  que  dans  aucun  autre  pays 
d'élection.  La  corvée  personnelle  avait  disparu  longtemps  avant  1789. 
La  levée  de  la  taille  était  devenue  plus  régulière,  plus  modérée, 
plus  égale  que  dans  le  reste  de  la  France.  Il  faut  lire  le  règlement 
qui  l'améliore  en  1772,  si  l'on  veut  comprendre  ce  que  pouvait  alors 
un  intendant  pour  le  bien-être  comme  pour  la  misère  de  toute  une 
province;  dans  ce  règlement,  l'impôt  a  déjà  un  tout  autre  aspect,  de 
telle  sorte  que  l'on  dirait  que  les  Français  ont  trouvé  leur  position 
d'autant  plus  insupportable  qu'elle  devenait  meilleure.  »  M.  de  Toc- 
queville arrive  par  là  à  une  conclusion  un  peu  excessive,  car  elle  ne 
tendrait  à  rien  moins  qu'à  détourner  les  gouvernemens  d'entre- 
prendre des  réformes  ;  mais  le  fait  qu'il  signale  ne  saurait  être  con- 
testé. 

Il  faut  d'ailleurs  tenir  compte  de  l'état  de  la  ville  même  de  Paris, 
état  qui  avait  ses  causes  particulières,  et  qui  a  été  certainement  la 
cause  principale  de  la  révolution.  Dans  la  plus  importante  des  notes 
secrètes  que  Mirabeau  adressait  à  Louis  XVI  à  la  fin  de  1790,  il  trace 
de  Paris  le  tableau  suivant  :  «  La  démagogie  frénétique  y  est  telle- 
ment invincible,  qu'au  lieu  de  chercher  à  changer  la  température 
d-e  Paris,  ce  qu'on  n'obtiendra  jamais,  il  faut  au  contraire  s'en  servir 
pour  détacher  les  provinces  de  la  capitale.  Jamais  autant  d'élémens 
combustibles  et  de  matières  inflammables  ne  furent  rassemblés  dans 
un  seul  foyer.  Cent  folliculaires  dont  la  seule  ressource  est  le  dés- 
ordre, une  multitude  d'étrangers  indépendans  qui  soufflent  la  dis- 

(1)  Voir  les  procès-verbaux  imprimés  à  Sens;  1  vol.  ia-4'',  1788. 


684  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corde  dans  tous  les  lieux  publics,  tous  les  ennemis  de  l'ancienne 
cour,  une  immense  populace  accoutumée  depuis  une  année  à  des 
succès  et  à  des  crimes,  une  foule  de  grands  propriétaires  qui  n'osent 
pas  se  montrer  parce  qu'ils  ont  trop  à  perdre,  la  réunion  de  tous 
les  auteurs  de  la  révolution  et  de  ses  principaux  agens,  —  dans  les 
basses  classes  la  lie  de  la  nation,  dans  les  classes  les  plus  élevées 
ce  qu'elle  a  de  plus  corrompu,  —  voilà  Paris.  Cette  ville  connaît  sa 
force;  elle  l'a  exercée  tour  à  tour  sur  l'armée,  sur  le  roi,  sur  les 
ministres,  sur  l'assemblée,  et  une  foule  de  décrets  n'ont  été  que  le 
fruit  de  son  influence.  »  Mirabeau  ne  cessait  dès  lors  de  presser 
Louis  XVI  de  quitter  Paris  et  de  convoquer  ailleurs  l'assemblée  ;  il 
avait  d'abord  désigné  Compiègne  ou  Fontainebleau;  plus  tard,  il 
parla  de  la  Normandie  et  enfm  de  la  Lorraine. 

On  n'en  était  pas  encore  là  en  1787,  et  l'avenir  se  montrait  au 
contraire  sous  les  plus  belles  couleurs.  La  plus  importante  des  ques- 
tions spéciales  traitées  par  l'assemblée  de  l'Ile-de-France  fut  celle 
de  la  milice.  Notre  organisation  militaire  se  divisait  en  deux  parties, 
l'armée  proprement  dite,  qui  se  recrutait  par  voie  d'engagemens 
volontaires,  et  la  milice,  qui  se  recrutait  par  voie  de  tirage  au  sort. 
Cette  dernière  charge  passait  pour  très  lourde. 

«  Il  y  a  60,000  hommes  de  milice  en  France,  dit  Necker  dans  son 
Administralion  des  Finances,  et  l'engagement  est  de  six  ans.  Ainsi 
chaque  année  10,000  deviennent  miliciens  par  l'effet  du  sort.  Tous 
les  roturiers  du  royaume  au-dessus  de  cinq  pieds,  et  depuis  seize 
ans  jusqu'à  quarante,  participent  à  cette  effrayante  loterie,  à  moins 
qu'ils  n'en  soient  exempts  par  des  privilèges  attachés  à  leur  état  ou 
au  lieu  de  leur  habitation.  »  Que  dirait  aujourd'hui  Necker  en  voyant 
le  temps  de  service  porté  de  six  ans  à  sept,  et  le  contingent  annuel 
de  10,000  hommes  à  100,000?  C'est  le  vicomte  de  Noailles  qui  lut 
à  l'assemblée  un  mémoire  sur  cette  question.  Il  y  était  tenu  un 
compte  curieux  des  pertes  qu'entraînait  tous  les  ans  le  tirage  au 
sort.  Dans  la  seule  province  de  l'Ile-de-France,  25,000  hommes, 
obligés  de  se  déplacer  pendant  trois  jours,  donnaient  un  total  de 
75,000  journées  perdues,  qui,  à  25  sols  chacune,  valaient  93,750  li- 
vres. Chacun  des  appelés  contribuant  en  moyenne  pour  20  francs  à 
une  cotisation  commune  destinée  à  acheter  des  remplaçans,  on  arri- 
vait à  une  nouvelle  contribution  de  500,000  livreâ,  et  ainsi  de  suite. 
M.  de  Noailles  proposait,  d'accord  avec  le  duc  du  Châtelet,  l'aholi- 
tion  du  tirage  au  sort,  qu'on  aurait  remplacé  par  un  impôt  destiné  à 
payer  des  enrôlés  volontaires.  Tel  fut  en  effet  le  système  adopté  par 
l'assemblée  constituante  dans  son  décret  sur  l'organisation  de  l'ar- 
mée, mais  il  ne  devait  pas  durer  longtemps. 

Plus  on  relit  les  documens  de  cette  époque,  plus  on  s'assure  que 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN   FRANCE.  685 

!a  révolution  n'a  réalisé  qu'une  partie  des  idées  et  des  espérances 
de  1789.  Cette  partie  a  sulTi  pour  doter  la  France  d'une  véritable 
prospérité;  mais  l'effet  eût  été  bien  autrement  grand,  si  le  pro- 
gramme entier  avait  reçu  son  exécution.  La  paix  passait  alors  pour 
inséparable  de  la  liberté,  et  un  trop  grand  état  militaire  pour  un  des 
legs  les  plus  funestes  de  l'ancien  régime.  Montesquieu,  cité  par  le 
vicomte  de  Noailles,  avait  fixé  à  un  centième  la  proportion  des 
armées  à  la  somme  de  la  population.  Une  expérience  continuelle^ 
avait-il  dit,  a  pu  faire  connaître  en  Europe  qu'un  prince  qui  a  un 
million  de  sujets  ne  peut  y  sans  se  détruire  lui-même,  entretenir  plus 
de  dix  mille  hommes  de  troupes.  Adam  Smith  avait  accepté  vers  le 
même  temps  le  même  principe.  A  ce  compte,  la  France,  qui  avait 
une  population  de  26  millions  d'âmes,  pouvait  tenir  sur  pied  une 
armée  de  260,000  hommes.  Elle  en  a  eu  au  moins  le  double  pen- 
dant les  guerres  de  la  révolution  et  de  l'empire,  et  de  nos  jours  en- 
core l'armée  dépasse  de  beaucoup  la  proportion.  Depuis  les  lois  de 
la  constituante,  celle  du  6  mai  1818,  qui  fixait  à  /iO,000  hommes  le 
maximum  du  contingent  annuel,  s'est  le  plus  rapprochée  des  prin- 
cipes de  1789.  Moins  ce  contingent  est  élevé,  plus  on  peut  espérer 
de  le  remplir  par  des  enrôlemens  volontaires,  et  moins  l'aveugle  ti- 
rage au  sort  devient  nécessaire  ;  mais  il  faut,  pour  s'en  tenir  là,  re- 
noncer à  l'esprit  de  conquête  et  de  domination,  et  savoir  préférer  la 
réalité  à  l'apparence  de  la  puissance. 

Ce  qui  rendait  surtout  odieux  l'ancien  tirage  à  la  milice,  c'était  la 
multitude  des  exemptions.  Même  en  admettant  que  la  moitié  seule- 
ment de  la  population  mâle  y  fût  soumise,  il  était  en  fait  bien  moins 
lourd  qu'aujourd'hui.  Ce  mode  de  recrutement  avait  d'ailleurs  reçu 
de  nombreuses  améliorations  depuis  l'avènement  de  Louis  XVL  II 
suffit  de  lire  dans  les  œuvres  de  Turgot  sa  lettre  au  ministre  de  la 
guerre  sur  la  milice  pour  voir  où  l'on  en  était  en  1771.  A  cette 
époque,  le  remplacement  était  interdit,  et  quiconque  tirait  le  fatal 
billet  noir  se  considérant  comme  perdu ,  le  nombre  des  réfractaires 
était  énorme.  «  Chaque  tirage,  disait  Turgot,  donnait  le  signal  des 
plus  grands  désordres  et  d'une  sorte  de  guerre  civile  entre  les  pay- 
sans ,  les  uns  se  réfugiant  dans  les  bois ,  les  autres  les  poursuivant 
à  main  armée  pour  enlever  les  fuyards.  Les  meurtres,  les  procé- 
dures criminelles  se  multipliaient,  et  la  dépopulation  en  était  la 
suite.  Lorsqu'il  était  question  d'assembler  les  bataillons,  il  fallait 
que  les  syndics  des  paroisses  fissent  amener  leurs  miliciens  escortés 
par  la  maréchaussée,  et  quelquefois  garrottés.  »  L'admission  de^ 
remplaçans  et  d'autres  réformes  de  détail,  dues  pour  la  plupart  à 
Turgot,  avaient  fort  adouci  le  tableau  en  1787;  mais  le  souvenir  du 
passé  survivait  toujours,  ainsi  que  le  défaut  capital  de  l'institution, 


68(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'inégalité.  11  a  suflî  de  supprimer  toutes  les  exemptions  pour  la 
faire  accepter  définitivement  par  les  populations,  qui  supportent 
sans  murmure  les  plus  grands  sacrifices,  pourvu  qu'ils  soient  éga- 
lement répartis;  mais  ce  moyen  commode  a  mis  entre  les  mains  des 
gouvernemens  ambitieux  un  instrument  terrible  dont  il  est  facile 
d'abuser.  Que  d'hommes  et  de  capitaux  manquent  aujourd'hui  à  la 
France,  qui  n'auraient  pas  disparu,  si  le  tirage  au  sort  avait  pu  être 
aboli,  ou  du  moins  renfermé  dans  de  plus  étroites  limites! 

Il  est  inutile  d'insister  sur  les  travaux  de  l'assemblée  relatifs^ 
l'extinction  de  la  mendicité  et  aux  travaux  publics,  ces  sujets  étant 
de  ceux  qui  se  reproduisaient  dans  toutes  les  provinces.  La  question 
des  travaux  publics  avait  d'ailleurs  bien  moins  d'importance  pour 
l'Ile-de-France  que  pour  toute  autre  partie  du  royaume  à  cause  du 
privilège  dont  jouissaient  les  abords  des  résidences  royales,  Paris, 
Versailles,  Gompiègne  et  Fontainebleau,  dont  les  routes  étaient 
sous  la  direction  immédiate  de  l'intendant  des  finances,  chargé  de 
l'administration  générale  des  ponts  et  chaussées. 

La  Société  royale  d'agriculture  de  Paris,  qui  comptait  parmi  ses 
membres  le  duc  du  Châtelet,  le  marquis  de  Guerchy,  M.  d'Ailly  et 
plusieurs  autres,  s'était  empressée  d'écrire  à  l'assemblée  pour  lui 
offrir  ses  services.  M.  de  Guerchy  rendit  compte  de  l'organisation 
toute  récente  des  comices  agricoles  que  la  province  devait  à  l'in- 
tendant. Une  distribution  gratuite  de  vaches  aux  cultivateurs  pau- 
vres avait  été  organisée  par  les  soins  du  même  administrateur. 
L'assemblée  exprima,  sur  le  rapport  du  bureau  du  bien  public,  plu- 
sieurs vœux  dans  l'intérêt  de  l'agriculture,  tels  que  la  réduction 
des  capitaineries  pour  diminuer  les  dégâts  commis  par  le  gibier,  la 
suppression  de  la  dîme  sur  les  prairies  artificielles,  l'extension  à 
l'Ile-de-France  de  la  récente  déclaration  du  roi  qui  limitait  le  droit 
de  parcours  en  Bourgogne  et  en  Champagne,  l'extension  au  dessè- 
chement des  étangs  de  la  loi  qui  exemptait  de  taille  pendant  vingt 
ans  les  terres  nouvellement  défrichées. 

Sur  le  rapport  du  bureau  de  comptabilité,  il  fut  décidé  que  les 
membres  de  l'assemblée  ne  recevraient  aucun  traitement,  mais  qu'il 
serait  accordé  aux  officiers  municipaux  de  la  ville  de  Melun  une 
somme  annuelle  de  2,Zi00  livres  pour  prix  des  logemens  qu'ils  vou- 
laient bien  fournir  aux  députés.  ((  Le  bureau,  disait  le  rapport,  n'ose 
même  pas  prononcer  le  nom  d'honoraires  pour  récompenser  les  ser- 
vices de  vos  procureurs-syndics.  Nous  voyons  en  ce  moment  le 
mérite  réuni  à  l'aisance;  mais  cet  heureux  accord  est  rare,  et  nous 
devons  prévoir  que  la  fortune  ne  sera  pas  toujours  aussi  juste.  Le 
bureau  croit  donc  devoir  vous  proposer  qu'il  soit  délivré  tous  les 
ans,   sur   les  mandats  des  procureurs -syndics,   une  somme    de 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EX    FRANCE.  687 

A, 000  livres  pour  chacun,  dont  ils  ne  rendront  compte  qu'à  eux- 
mêmes;  c'est  oiïrir  pour  la  suite  une  ressource  aux  talens  sans  for- 
tune, et  dans  ce  moment  confier  un  dépôt  à  la  bienfaisance.  » 

Aux  termes  du  règlement  spécial  arrêté  par  le  roi  pour  l'Ile-de- 
France,  la  province  était  partagée,  pour  la  formation  des  assemblées 
secondaires,  en  douze  dcjxirtemenii ;  on  avait  jugé  que  la  plupart 
des  élections  avaient  trop  peu  d'étendue  pour  une  administration 
particulière.  L'élection  de  Paris  formait  à  elle  seule  deux  départe- 
mens  dont  les  chefs-lieux  étaient  Saint-Germain  et  Corbeil  ;  les  élec- 
tions de  '\Ieaux  et  de  Beauvais  en  formaient  chacune  un  ;  les  autres 
avaient  été  groupées  deux  à  deux  et  même  trois  à  trois  (1).  Cha- 
cune de  ces  assemblées  secondaires  était  composée  de  24  membres, 
plus  les  deux  syndics,  total  38/i  en  sus  de  l'assemblée  provinciale. 
Parmi  les  simples  membres  se  trouvaient  des  personnages  consi- 
dérables ,  comme  le  comte  de  Clermont-Tonnerre ,  le  comte  de  Pé- 
rigord,  le  comte  de  Grasse,  le  duc  de  Cossé,  etc. 

Telle  est  la  véritable  origine  des  départemens.  L'assemblée  con- 
stituante n'a  inventé  ni  le  mot,  ni  la  chose.  Cette  division  en  dépar- 
temens se  retrouve  dans  la  plupart  des  règlemens  rendus  en  1787 
pour  l'organisation  des  provinces,  et  partout  ce  nom  sert  à  désigner 
une  fraction  intermédiaire  entre  la  province  et  l'élection.  Seulement 
les  départemens  de  1787  étaient  plus  petits  que  ceux  de  1790,  puis- 
qu'on en  avait  formé  douze  dans  la  généralité  de  Paris,  qui  n'en  a 
fourni  plus  tard  que  cinq;  mais  il  n'est  pas  sûr  que  la  première  di- 
mension ne  fut  pas  préférable  pour  une  bonne  administration.  Le  mot 
d'arrondissement  n'était  pas  plus  nouveau  en  1789.  L'article  7  du 
titre  II  du  règlement  royal  du  8  juillet  1787  pour  l'Ile-de-France 
était  ainsi  conçu  :  «  Les  vingt-quatre  personnes  qui  composeront  les 
assemblées  de  département  seront  prises  dans  six  arrondissemens, 
entre  lesquels  le  département  sera  divisé,  et  qui  enverront  chacun  à 
l'assemblée  quatre  députés.  »  On  retrouve  aussi  l'origine  des  can- 
tons dans  les  subdivisions  adoptées  pour  la  même  province.  «  Chaque 
paroisse,  disait  M.  de  Grillon  dans  son  rapport  sur  la  taille,  nomme 
un  député  pour  délibérer  sur  l'assiette  de  l'impôt,  et  pour  éviter  les 
inconvéniens  d'une  assemblée  trop  nombreuse,  on  a  divisé  chaque 
élection  en  un  certain  nombre  de  paroisses  qu'on  a  nommées  can- 

(1)  Voici  les  noms  des  prc^sidens  nommés  par  le  roi  pour  ces  assemblées  :  Saint-Ger-. 
miùn,  l'abbé  de  Montagu,  doyen  de  l'église  métropoiii.iine  de  Paris;  Corbeil,  le  bailli  de 
Grussol;  Beauvais,  l'évoque  de  Beauvais;  Senlis,  Compiègne  et  Pontoise,  l'évèque  de 
Senlis;  Dreux,  Mantes  et  Montfort,  le  comte  de  Surgères;  Meaux,  l'abbé  de  Saluces, 
gi'and-vicaire;  Rozoy,  Provins  et  Coulommiers,  îe  marquis  de  Montesquieu;  Melun  et 
Étampes,  le  baron  de  Juigné;  Montereau  et  Nemours,  le  comte  d'Haussonville;  Sens  et 
Nogent,  le  duc  de  Mortemart;  Joigny  et  Saint-Florentin,  le  vicomte  de  La  Rochefou- 
cauld; Tonnerre  et  Vézelay,  l'abbé  Guyot  d'Ussières,  abbé  de  Saint-Michel  de  Tonnerre. 


68S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tonsy  et  les  représentans  des  paroisses  de  chacun  de  ces  cantons 
choisissent  un  d'entre  eux,  qui  est  nommé  le  député  du  canton.  » 

Suivrons-nous  maintenant  les  principaux  membres  de  l'assemblée 
de  l'Ile-de-France  au  milieu  des  orages  de  la  révolution?  Nous  re- 
trouverons M.  d'Ailly  le  premier  nommé  président  de  l'assemblée 
constituante,  le  comte  de  Grillon  dans  la  minorité  de  la  noblesse  qui 
se  réunit  au  tiers-état  en  1789,  le  vicomte  de  Noailles  donnant,  dans 
la  nuit  du  Ix  août,  le  signal  de  l'abandon  général  des  privilèges, 
et  le  duc  du  Châtelet  proposant,  dans  la  même  séance,  l'abolition 
des  corvées  seigneuriales.  Ces  actes,  généreux  jusqu'à  l'impru- 
dence, ne  calmèrent  pas  la  fureur  du  peuple  de  Paris.  Le  malheu- 
reux Bertier  de  Sauvigny,  victime  de  la  haine  amassée  depuis  deux 
siècles  contre  les  intendans,  fut  massacré  quelques  jours  après 
la  prise  de  la  Bastille,  avec  son  beau-père  Foulon,  comme  suspect 
de  manœuvres  pour  faire  renchérir  le  prix  du  pain,  lui  qui  avait 
consacré  toute  sa  carrière  au  progrès  de  l'agriculture  dans  sa  géné- 
ralité. Le  duc  du  Châtelet,  condamné  à  mort  en  1793,  essaya  de  se 
tuer  dans  sa  prison  en  se  frappant  la  tête  contre  les  murs  ;  il  fut 
porté  tout  sanglant  sur  l'échafaud.  Le  vicomte  de  Noailles  eut  une 
mort  plus  digne  de  lui  ;  après  avoir  émigré  en  1792,  il  reprit  du  ser- 
vice en  1803  et  fut  envoyé  à  Saint-Domingue  avec  le  grade  de  géné- 
ral de  brigade.  Bloqué  par  les  Anglais  dans  le  môle  Saint-Nicolas,  il 
s'échappa  par  une  nuit  obscure  avec  sa  petite  garnison,  s'empara 
à  l'abordage  d'une  corvette  anglaise,  et  reçut  le  coup  mortel  dans 
cette  audacieuse  entreprise.  Ses  grenadiers  enfermèrent  son  cœur 
dans  une  boîte  d'argent  et  l'attachèrent  à  leur  drapeau. 

IV.    —   ORLÉANAIS. 

La  généralité  d'Orléans  comprenait  à  peu  près  les  trois  départe- 
mens  actuels  du  Loiret,  d'Eure-et-Loir  et  de  Loir-et-Cher,  avec 
des  fractions  de  Seine-et-Oise  et  de  la  Nièvre.  Elle  se  divisait  en 
douze  élections,  qui  forment  aujourd'hui  autant  d'arrondissemens  : 
Orléans,  Montargis,  Pithiviers,  Gien,  Beaugency,  Chartres,  Châ- 
teaudun,  Vendôme,  Blois,  Romorantin,  Dourdan  et  Clamecy.  Le 
nombre  des  membres  de  l'assemblée  provinciale  fut  fixé  à  cinquante- 
deux,  et  son  siège  placé  à  Orléans,  chef-lieu  de  la  généralité;  cette 
ville  avait  déjcà  ZiO,000  habitans. 

L'Orléanais  était  encore  une  de  ces  provinces  formées  de  pièces  et 
de  morceaux,  qui  ne  présentaient  aucune  unité  réelle.  Le  duché 
d'Orléans,  les  comtés  de  Blois,  de  Vendôme,  de  Chartres,  ont  une 
histoire;  l'Orléanais  n'en  a  pas.  La  forme  même  de  la  généralité, 
longue  et  étroite,  témoignait  de  son  origine  artificielle;  des  plaines 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  689 

fertiles  de  la  Beauce  aux  montagnes  forestières  du  Morvan,  il  n'y 
avait  pas  moins  de  cinquante  lieues,  et  les  mœurs  difleraient  tout 
autant  que  les  conditions  de  sol  et  de  climat.  Chacun  des  pays  dont 
la  réunion  formait  l'Orléanais  avait  eu  autrefois  ses  états;  ceux 
d'Orléans,  entre  autres,  ont  laissé  de  nombreuses  traces. 

Voici  ce  qu'on  lit  dans  \ Histoire  d'Orléans,  par  Symphorien 
Guyon,  imprimée  en  16Zi7  :  »  L'an  de  salut  1509  fut  réformée  la 
coutume  d'Orléans  pour  servir  de  loi  à  tous  ceux  qui  dépendaient 
du  bailliage  et  de  la  prévôté  d'Orléans,  et  pour  procéder  avec  mûre 
délibération  à  une  réformation  si  importante  fut  faite  l'assemblée 
des  trois  états  du  bailliage  d'Orléans,  clergé,  noblesse  et  tiers-état. 
Tous  les  ecclésiastiques  qui  avaient  droit  et  intérêt  d'entrer  dans 
cette  assemblée  y  furent  appelés,  et  leur  chef,  Christophe  de  Bril- 
hac,  évêque  d'Orléans,  y  assista.  La  noblesse  envoya  aussi  ses  dé- 
putés, le  chef  desquels  était  Lancelot  du  Lac,  seigneur  de  Chame- 
rolles,  conseiller,  chambellan  du  roi,  qui  était  gouverneur  et  bailli 
d'Orléans,  ayant  succédé  à  Guillaume  de  Montmorency  en  ces  deux 
offices.  Les  docteurs-régens  de  l'université  d'Orléans  (i)  furent  aussi 
appelés.  Finalement  le  tiers-état,  composé  des  officiers  de  justice,^ 
des  échevins  et  bourgeois  de  la  ville,  de  tous  les  autres  sujets  des 
justices  subalternes  du  bailliage  d'Orléans,  ne  manqua  pas  d'assis- 
ter à  cette  assemblée  si  nécessaire,  qui  apporta  une  nouvelle  forme 
à  la  coutume  d'Orléans,  laquelle  dura  en  cet  état  soixante-quinze 
ans.  »  Une  nouvelle  réforme  des  coutumes  se  fit  en  1583,  mais  cette 
fois  les  gens  des  trois  états  ne  furent  pas  les  seuls  à  y  procéder  ; 
Achille  de  Harlay,  premier  président  au  parlement  de  Paris,  et  deux 
conseillers  au  même  parlement  avaient  été  envoyés  par  Henri  III  en 
qualité  de  commissaires  royaux,  et  ne  consultèrent  les  états  que 
pour  la  forme. 

Le  duc  de  Montmorency-Luxembourg,  nommé  par  le  roi  président 
de  l'assemblée  provinciale  de  l'Orléanais,  possédait  de  grands  biens  • 
dans  le  Gàtinais  et  la  Puisaye.  Il  avait  fait  partie  de  l'assemblée  des 
notables  comme  second  pair  de  France  et  premier  baron  chrétien. 
Nommé  en  1789  président  de  la  chambre  de  la  noblesse  aux  états- 
généraux,  il  fut  de  ceux  qui  combattirent  le  plus  vivement  la  réunion 
au  tiers-état  ;  un  ordre  exprès  de  Louis  XVI  put  seul  le  contraindre 
à  céder;  il  se  le  fit  même  répéter  plusieurs  fois  avant  de  l'exécuter, 
et  donna  presque  aussitôt  sa  démission  pour  se  retirer  en  Portugal. 
Il  n'avait  pas  eu  la  même  répugnance  pour  l'assemblée  provinciale, 
qu'il  présida  très  exactement.  Le  duc  de  Groï,  qui  avait  montré  le 

(1)  Cette  ville  avait  alors  une  université  qui  attirait,  dit-ou,  jusqu'à  5,000  écoliers. 
L'illustre  Pothier  a  été  un  des  derniers  pi'ofesseurs  de  cette  université,  qui  n'existait 
plus  de  fait  en  1780. 

TOME  XXXIV.  44 


690  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

môme  zèle  en  Hainnut,  cîonna  en  même  temps  et  par  les  mêmes 
motifs  sa  démission  de  député. 

La  liste  des  membres  du  clergé  s'ouvrait  par  le  nom  de  l'évèque 
de  Chartres,  M.  de  Lubersac,  qui  devait  aussi  faire  partie  de  l'assem- 
blée nationale;  l'évèque  d'Orléans,  M.  de  Jarente,  à  qui  son  grand 
âge  n'avait  pas  permis  d'assister  aux  séances,  était  représenté  par 
son  neveu  et  coadjuteur,  l'évèque  d'Olba.  Passons  quelques  noms 
qui  n'ont  pas  pour  nous  la  même  importance  que  pour  les  contem- 
porains, entre  autres  celui  de  l'abbé  de  Bausset,  grand-vicaire  d'Or- 
léans et  plus  tard  évêque  de  Vannes,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  le  futur  cardinal  de  ce  nom,  qui  siégeait  alors,  comme  évêque 
d'Alais,  aux  états  du  Languedoc,  et  arrivons  à  ceux  que  les  événe- 
mens  ultérieurs  ont  le  plus  distingués  :  l'abbé  Louis,  conseiller-clerc 
au  parlement  de  Paris,  chargé  par  Louis  XYI  de  plusieurs  missions 
diplomatiques,  administrateur  du  trésor  sous  l'empire,  ministre  des 
finances  sous  deux  gouvernemens ,  en  1815  et  en  1830,  et  l'abbé 
Sieyès  ou  de  Sieycs,  car  les  procès-verbaux  (1)  lui  donnent  indiffé- 
remment les  deux  noms,  alors  chanoine  et  vicaire -général  à  Char- 
tres, et  qu'il  suffit  de  nommer. 

Dans  la  noblesse,  le  nom  qui  suit  immédiatement  le  duc  de 
Luxembourg  est  celui  du  comte  de  Piochambeau ,  né  à  Vendôme  en 
1725,  lieutenant-général,  gouverneur  de  Picardie  et  cordon  bleu, 
qui  avait  commandé  le  corps  auxiliaire  envoyé  par  Louis  XVI  au  se- 
cours des  insurgés  d'Amérique,  et  qui  allait  bientôt  recevoir  le  bâton 
de  maréchal  de  France.  Après  lui  venaient  trois  futurs  membres  de 
rassemblée  nationale,  le  vicomte  de  Toulongeon,  qui  appartenait 
par  sa  famille  à  la  Franche-Comté,  mais  qui  possédait  une  terre 
en  Orléanais,  et  qui,  alors  colonel  comme  M.  de  Tracy,  devait  mou- 
rir, comme  lui,  membre  de  PAcadémie  des  Sciences  morales  et 
politiques  ;  le  baron  de  Montboissier,  non  moins  connu  pour  la  har- 
•  diesse  et  la  liberté  de  ses  opinions,  et  le  marquis  d'Avaray,  grand- 
bailli  d'Orléans,  grand-maître  de  la  garde-robe  de  Monsieur  et  père 
de  ce  comte  d'Avaray  qui  facilita  P émigration  du  prince  et  devint 
son  ministre  dans  l'exil.  On  s'étonne  au  premier  abord  de  ne  pas 
trouver  sur  cette  liste  le  nom  de  Malesherbes,  qui  possédait  en  Or- 
léanais la  terre  dont  il  portait  le  nom  et  qui  aimait  à  y  séjourner; 
mais  on  s'explique  son  absence  en  songeant  qu'il  était  alors  mi- 
nistre :  sans  aucun  doute  il  aurait  fait  partie  plus  tard  de  ces  as- 
semblées, dont  il  avait  des  premiers  conseillé  la  création  (2). 

Dans  le  tiers-état,  un  nom  éclipse  tous  les  autres,  celui  de  Lavoi- 

(1)  1  voL  in-i",  imprimé  à  Orléans,  chez  Couret  de  Villeneuve,  éditeur  du  Journal 
(l'Orléans. 

(2)  Les  fameuses  remontrances  de  la  cour  des  aides,  du  0  mai  1775,  écrites  sous  la 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  691 

sier.  Le  génie  de  cet  homme  extraordinaire  comme  chimiste  a  fait 
oublier  ses  autres  qualités;  mais  cette  vie  si  bien  remplie  se  parta- 
geait en  deux  moitiés  égales,  ses  recherches  de  savant  et  ses  travaux 
d'économiste,  d'administrateur  et  de  financier.  Fermier-général,  il 
avait  étudié  à  fond  le  mécanisme  d-es  impôts  et  du  crédit  public; 
propriétaire  d'une  grande  terre  aux  environs  de  Blois,  dont  il  diri- 
geait lui-même  la  culture,  il  ne  connaissait  pas  moins  l'économie 
rurale  dans  toutes  ses  difficultés  pratiques.  A  ces  talens  universels, 
il  joignait  l'âme  la  plus  noble ,  la  plus  bienfaisante ,  la  plus  ardem- 
ment dévouée  aux  intérêts  de  l'humanité,  et  ce  sera  l'honneur  éter- 
nel du  xviii''  siècle,  au  milieu  de  bien  des  erreurs,  d'avoir  produit 
de  pareils  caractères,  qu'on  ne  reverra  peut-être  plus. 

La  ville  d'Orléans  renfermait  une  société  royale  de  physique  et 
d'histoire  naturelle,  une  société  royale  d'agriculture  et  une  société 
philanthropique  fondée  par  le  duc  d'Orléans.  Ces  diverses  associa- 
tions reçurent  avec  joie  l'assemblée  provinciale  et  l'aidèrent  dans 
ses  travaux.  Une  foule  de  mémoires,  qui  traitaient  presque  tous  des 
questions  agricoles,  lui  furent  adressés.  Le  rapport  de  la  commission 
intermédiaire  fut  présenté  par  l'un  des  procureurs-syndics,  l'abbé 
Le  Geard,  abbé  de  la  Cour-Dieu,  dans  le  diocèse  d'Orléans.  Comme 
la  plupart  des  documens  du  même  genre,  ce  rapport  témoignait  de 
l'invincible  défiance  du  peuple  des  campagnes.  Encore  de  nouvelles 
mangeriesl  s'était  écrié  un  laboureur  en  apprenant  l'institution  de 
l'assemblée  provinciale.  C'est  contre  cet  obstacle,  habilement  ex- 
ploité par  des  meneurs ,  que  sont  venus  se  briser  tant  de  nobles 
efforts  :  incrédulité  naturelle  sans  doute,  mais  aveugle  et  sourde, 
châtiment  d'un  long  despotisme,  mais  en  même  temps  source  re- 
doutable de  révolutions  injustes  et  funestes. 

Aucune  province  plus  que  l'Orléanais  n'avait  à  se  plaindre,  car 
aucune  n'avait  souffert  plus  profondément.  Plus  pauvre  et  plus  dé- 
peuplée que  le  Berri,  elle  était  encore  plus  que  la  Champagne  écra- 
sée par  les  impôts;  on  y  payait  28  livres  h  sols  par  tête,  un  peu  plus 
que  partout  ailleurs,  à  l'exception  des  deux  ou  trois  provinces  les 
plus  riches,  et  la  somme  annuelle  de  20  millions  qu'extorquait  le 
fisc  sortait  encore  presque  tout  entière  de  la  province.  La  Beauce, 
qui  vendait  des  grains  pour  Paris,  pouvait  du  moins  ramener  assez  de 
numéraire  pour  payer  l'impôt;  mais  on  a  peine  à  comprendre  com- 
ment le  reste  pouvait  y  suffire.  Cette  surcharge  datait  du  règne  de 
Louis  XIV,  et  elle  n'avait  pas  tardé  à  porter  ses  fruits,  u  La  produc- 
tion et  la  population  ont  diminué  d'un  cinquième  depuis  trente  ans 

présidence  et  sous  la  dictée  de  Maleslierbes,  finissaient  par  cette  conclusion  :  «  Le  vœu 
unanime  de  la  cation  est  d'obtenir  des  états-généraux  ou  au  moins  des  états  provin- 
ciaux; » 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  cette  généralité,  »  écrivait  en  1699  M.  de  Bouville,  intendant 
d'Orléans. 

La  Sologne,  qui  formait  le  quart  environ  de  la  province,  fournit 
un  des  plus  grands  exemples  connus  de  la  puissance  mortelle  d'un 
mauvais  gouvernement.  Dans  un  mémoire  de  M.  d'Autroche,  mem- 
bre de  la  Société  royale  d'agriculture  d'Orléans,  qui  écrivait  en  1786, 
on  trouve  le  passage  suivant:  ((  Sous  l'excellent  roi  Louis  XII,  dont 
on  ne  saurait  prononcer  le  nom  sans  attendrissement,  tout  offrait 
en  Sologne  l'image  de  la  richesse  et  de  la  prospérité.  Une  popula- 
tion nombreuse  animait  et  fécondait  chaque  branche  de  culture,  les 
coteaux  étaient  couverts  de  vignes  ;  plusieurs  petites  habitations  ap- 
pelées localnres ,  occupées  par  autant  de  ménages  laborieux,  entou- 
raient chaque  terre  de  quelque  importance,  et  formaient  comme 
autant  de  satellites.  Des  bestiaux  abondans  et  bien  nourris,  en  aug- 
mentant la  masse  des  engrais,  procuraient  des  récoltes  heureuses, 
et  ces  récoltes ,  à  leur  tour,  favorisaient  la  multiplication  des  ani- 
maux et  des  hommes.  Et  que  l'on  ne  croie  pas  qu'on  se  fasse  à  plai- 
sir un  tableau  chimérique  !  Des  états  anciens  du  produit  des  dîmes 
et  champarts  ecclésiastiques  prouvent  que  la  seule  production  des 
grains  était  alors  triple  de  ce  qu'elle  est  à  présent.  Toutes  les  pe- 
tites rivières  qui  traversent  le  pays  étaient  semées  d'une  foule  de 
moulins  très  rapprochés  les  uns  des  autres.  Depuis  cent  ans,  les  deux 
tiers  ont  disparu,  et  le  peu  qui  en  reste  excède  encore  les  besoins. 
Les  petites  locations  ont  subi  le  même  sort,  et  s'il  en  subsiste  en- 
core un  petit  nombre,  il  touche  à  son  anéantissement.  Quant  aux 
vignes ,  on  ne  retrouve  plus  que  la  trace  de  leur  existence  ;  les 
bruyères  ont  pris  la  place  des  raisins.  » 

M.  d'Autroche  décrivait  ensuite  les  causes  qui  avaient  amené,  selon 
lui,  le  dépérissement  de  la  Sologne,  u  L'impôt  de  la  gabelle  doit 
être,  dit-il,  regardé  comme  la  principale.  Dans  les  pays  fertiles  et 
de  grande  culture,  son  influence  a  dû  être  bien  moindre.  D'après  les 
relevés  les  plus  exacts ,  la  consommation  du  sel  dans  une  ferme  de 
Beauce  estimée  3,000  livres  coûte  à  peine  300  livres;  l'impôt  n'est 
dans  ce  cas  que  d'un  dixième  par  rapport  au  revenu.  Dans  une 
ferme  de  300  livres  en  Sologne,  il  s'en  consomme  pour  150  livres; 
la  proportion  devient  alors  comme  un  à  deux  et  s'accroît  d'autant 
plus  que  la  ferme  est  plus  modique.  La  Sologne  était  semée  jadis 
d'une  quantité  prodigieuse  de  petites  loratiires,  la  consommation 
moyenne  du  sel  ne  pouvait  y  être  moindre  d'un  quintal.  Elles  s'alTer- 
maient  AO,  50,  60  jusqu'à  100  livres  :  tant  que  le  prix  du  quintal  de 
sel  n'a  été  que  de  10  livres,  on  avait  intérêt  à  les  conserver;  mais 
l'impôt  de  la  gabelle  étant  venu  à  s'accroître  de  manière  à  augmen- 
ter la  dépense  de  chaque  ménage  de  10  livres,  les  locatures  de 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  693 

40  livres  sont  descendues  à  30,  celles  de  50  à  !iO,  et  ainsi  de  suite. 
Le  propriétaire  de  la  locature  de  30  livres  n'en  retirant  presque  plus 
rien,  il  l'abolit.  Voilà  une  famille  éteinte  ou  sans  emploi.  Par  suite 
de  la  répartition  de  la  taille,  qui  n'a  aucun  égard  aux  facultés  et  au 
nombre  des  contribuables,  le  taux  que  rapportait  cette  locature  se 
trouve  reversé  sur  les  autres,  nouvelle  surcharge  dont  elles  n'a- 
vaient pas  besoin.  Après  un  certain  laps  de  temps,  le  prix  du  sel 
étant  encore  augmenté  de  10  livres  par  quintal,  la  locature  ci-de- 
vant de  50  livres  tombe  à  30.  Que  fait-on?  On  abolit  encore  cette 
locature.  Autant  de  familles  de  moins,  autant  de  nouveaux  taux  de 
taille  qui  se  reversent  sur  le  restant  et  achèvent  de  les  accabler. 
L'impôt  continue  à  croître  et  à  agir.  Le  mal  dans  ses  effets  suit, 
comme  la  chute  des  corps  graves,  une  progression  accélérée.  Les 
guerres  et  autres  besoins  publics  ayant  nécessité  des  accroissemens 
successifs  sur  la  taille  et  ses  accessoires,  les  augmentations  ont  tou- 
jours été  réparties  d'après  les  anciens  rôles,  de  sorte  que  dans  la 
plupart  des  paroisses  de  Sologne  le  taux  de  la  taille  est  de  10  sols 
pour  livre  de  revenu,  tandis  qu'il  n'est  ailleurs  que  de  3,  A  ou  5  sols.  » 

Un  autre  écrivain  de  la  même  époque,  iM.  de  Froberville,  secré- 
taire perpétuel  de  l'académie  d'Orléans,  confirme  ces  assertions  de 
M.  d'Autroche  et  en  ajoute  d'autres.  «  Le  système  féodal,  dit-il, 
avait  fixé  en  Sologne  chaque  propriétaire  sur  ses  terres.  Dès  que  les 
expéditions  militaires  ne  les  occupèrent  plus,  ils  donnèrent  leurs  soins 
à  l'agriculture.  Vers  le  milieu  du  xvi''  siècle,  les  grands  seigneurs 
commencèrent  à  s'y  plaire  moins;  ils  se  rapprochèrent  de  la  cour, 
où  la  politique  chercha  à  les  fixer  par  des  charges,  par  des  bienfaits 
et  par  la  galanterie.  Les  désordres  des  guerres  civiles  portèrent  de 
nouvelles  atteintes  à  la  population  de  la  Sologne.  Les  petits  proprié- 
taires, qui  étaient  nombreux,  disparurent.  La  plupart  des  fifres  de 
nos  biens- fonds j  composés  de  pièces  morcelées^  attestent  cette  vérité.  » 

On  ne  trouve  nulle  part,  dans  les  procès- verbaux  de  l'assemblée 
provinciale,  la  preuve  que  Sieyès  ait  donné  un  concours  actif  à  ses 
travaux.  Il  appartenait  au  bureau  du  bien  public,  et  tous'les  rapports 
émanés  de  ce  bureau  sont  de  Lavoisier.  Le  futur  auteur  de  la  consti- 
tution de  l'an  vin  n'a  jamais  beaucoup  aimé  le  détail  et  la  pratique 
des  affaires;  plus  habile  à  inventer  des  systèmes  de  gouvernement 
qu'à  les  exécuter,  son  esprit  n'était  vraiment  à  l'aise  que  dans  le 
vide.  Il  avait  fait  partie,  avec  l'abbé  de  Périgord ,  d'un  nouveau 
groupe  de  fibres  penseurs,  qui  avaient  succédé,  en  Sorbonne,  à 
Turgot  et  à  ses  amis,  et  il  affectait  déjà  des  airs  de  domination  et 
un  ton  d'oracle.  Il  avait  d'ailleurs,  comme  tous  les  hommes  qui 
surnagent  dans  les  révolutions,  un  sentiment  très  sur  de  son  intérêt 
personnel;  les  labeurs  obscurs  d'une  assemblée  provinciale  ne  pou- 
vaient donner  que  de  la  peine  sans  profit,  et  il  évitait  l'une  autant 


69/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  recherchait  l'autre.  L'abbé  Louis  fut  moins  inactif;  membre 
du  bureau  des  comptes,  il  y  travailla  sérieusement,  montrant  cet 
esprit  calculateur  et  positif  qui  devait  faire  dire  de  lui  par  M.  de 
Talleyrand  qu'il  serait  financier  jusqu'au  dernier  soupir. 

Mais  celui  qui  fait  tout,  qui  anime  tout,  qui  se  multiplie  en  quel- 
que sorte,  c'est  Lavoisier.  Son  nom  reparaît  à  chaque  instant.  Le  plus 
important  de  ses  travaux  est  un  rapport  sur  l'agriculture,  lu  dans 
la  séance  du  l^""  décembre  1787,  Il  serait  impossible,  même  aujour- 
d'hui, de  mieux  approfondir  ce  grand  sujet.  L'auteur  connaît  par- 
faitement l'état  de  l'agriculture  anglaise  au  moment  où  il  écrit,  et 
il  en  parle  en  termes  excellens.  Il  insiste  principalement  sur  l'état 
de  la  Sologne,  et  ce  qu'il  en  dit  est  si  juste  qu'on  y  trouve  à  la  fois 
le  germe  des  progrès  obtenus  jusqu'à  ce  jour  et  l'indication  de  ceux 
qui  restent  à  accomplir. 

Parmi  les  décisions  particulières  à  l'assemblée  de  l'Orléanais,  on 
doit  citer  l'idée  première  d'une  caisse  d'épargne  du  peuple,  qui 
devait  être  en  même  temps  une  caisse  de  retraite.  Un  publiciste  du 
temps,  Mathon  de  La  Cour,  dans  un  ouvrage  ingénieux  ayant  pour 
titre  Testament  de  Fortuné  Ricard,  maître  d'arithmétique,  avait 
présenté  plusieurs  exemples  frappans  de  la  puissance  des  intérêts 
composés.  Un  autre  écrivain,  M.  de  La  Roque,  y  joignant  des  études 
sur  les  tables  de  mortalité,  avait  eu  la  pensée  de  caisses  de  retraite 
pour  le  peuple  au  moyen  de  faibles  placemens  dans  la  jeunesse  et 
l'âge  mûr.  Le  bureau  du  bien  public  proposa  de  créer  une  pareille 
caisse  à  Orléans  sous  les  auspices  de  l'assemblée  provinciale  et  de 
la  Société  philanthropique.  L'assemblée  nomma  des  commissaires 
pour  préparer  les  moyens  d'exécution,  et,  parmi  eux,  l'infatigable 
Lavoisier. 

Une  autre  commission,  dont  Lavoisier  devait  encore  faire  partie, 
fut  chargée  de  rédiger  un  mémoire  pour  demander  au  roi  que  tous 
les  secours  recueiUis  pour  le  soulagement  de  l'indigence  fussent 
réunis  dans  la  main  de  l'assemblée.  On  s'occupa  avec  sollicitude  du 
sort  des  enfans  trouvés.  Un  édit  récent  venait  de  rendre  les  droits 
civils  aux  protestans;  on  voulut  y  joindre  des  droits  politiques.  Le 
baron  de  Montboissier  lut  un  mémoire  sur  l'admission  des  pro- 
testans dans  les  assemblées  provinciales.  Cet  ouvrage,  dit  le  pro- 
cès-verbal, rempli  d'excellentes  vues,  a  excité  les  plus  vifs  ap- 
pluudissemens.  Le  commerce  et  l'industrie  ne  furent  pas  oubliés  ; 
on  demanda  l'abolition  de  tous  les  règlemens  qui  gênaient  encore  la 
liberté  du  travail,  et  entre  autres  des  droits  de  péage  perçus  à  l'in- 
térieur du  royaume.  «  Nous  n'insistons  pas  sur  ce  sujet,  dit  le 
rapport,  parce  que  nous  savons  que  le  ministère  s'en  occupe.  »  Le 
projet  d'une  caisse  d'assurances  mutuelles  pour  les  récoltes  donna 
lieu  à  un  examen  approfondi. 


LES    ASSEMBLÉES    PROVINCIALES    EN    FRANCE.  695 

Le  règlement  de  l'Orléanais,  comme  celui  de  l'Ile-de-France, 
groupait  deux  à  deux  les  douze  élections  de  la  province  pour  en 
former  six  départemens.  Le  premier  se  composait  des  élections 
d'Orléans  et  de  Beaugency,  le  second  de  Chartres  et  de  Dourdan,  le 
troisième  de  Vendôme  et  de  Ghâteaudun,  le  quatrième  de  Blois  et 
de  Romorantin,  le  cinquième  de  Pitliiviers  et  de  Montargis,  le 
sixième  de  Gien  et  de  Glamecy.  Ces  départemens  de  l'Orléanais 
avaient  en  moyenne  350,000  hectares  de  superficie,  ou  à  peu  près 
l'étendue  des  deux  départemens  actuels  de  Vaucluse  et  de  Tarn-et- 
Garonne.  Le  coadjuteur  d'Orléans,  l'évêque  de  Chartres,  le  comte 
de  Dufort,  le  comte  de  Saint-Chamans,  l'abbé  de  Césarges  et  le  vi- 
comte de  Toulon geon  furent  nommés  présidens.  Parmi  les  procu- 
reurs-syndics, on  trouve  M.  Dupin,  procureur  du  roi  du  grenier  à 
sel  de  Clamecy,  qui  a  fait  successivement  partie  de  l'assemblée  lé- 
gislative de  1791,  du  conseil  des  anciens  et  du  corps  législatif,  qui 
a  voulu  finir  sous-préfet  de  Clamecy  comme  il  avait  commencé,  et 
dont  les  trois  fils  se  sont  de  nos  jours  diversement  illustrés. 

On  conserve  aux  archives  d'Orléans  le  recueil  complet  des  pro- 
cès-verbaux de  la  commission  intermédiaire  de  la  province  jusqu'au 
moment  où  elle  a  du  remettre  l'administration  à  ses  successeurs;  elle 
a  tenu,  du  23  décembre  1787  au  13  septembre  1790,  333  séances 
ou  plus  de  100  par  an.  Les  mêmes  archives  contiennent  de  nom- 
breuses liasses  sur  les  travaux  des  commissions  intermédiaires  de 
département.  Ces  divers  documens  montrent  quelle  vie  animait  cette 
organisation  qui  a  duré  si  peu.  Un  des  argumens  favoris  des  parti- 
sans de  la  centralisation  administrative,  c'est  que  les  petites  villes 
de  province  fourniraient  difficilement  des  administrateurs  capables 
et  zélés:  l'exemple  de  l'Orléanais,  une  des  provinces  les  plus  arrié- 
rées en  1787,  prouve  le  contraire,  et  puisqu'il  s'est  trouvé  tant 
d'hommes  prêts  à  prendre  partout  alors  la  direction  des  intérêts  lo- 
caux, on  doit  croire  qu'il  s'en  trouverait  au  moins  autant  aujourd'hui. 

Les  membres  de  l'assemblée  d'Orléans,  comme  de  toutes  les  au- 
tres, eurent  dans  les  événemens  qui  suivirent  un  sort  très  différent. 
Les  uns  suivirent  L-v  révolution,  les  autres  y  périrent.  En  1788, 
Sieyès  publia  son  fameux  pamphlet  :  Qu'est-ce  que  le  tiers- état? 
Tout  était  faux  dans  les  trois  propositions  qui  résument  cet  écrit 
incendiaire;  il  était  faux  que  le  tiers-état  ne  fût  rien  en  1788;  cet 
ordre  exerçait  au  contraire  le  pouvoir  prépondérant,  et  Sieyès  lui- 
même  le  savait  parfaitement,  puisqu'il  avait  fait  partie  d'une  assem- 
blée où  il  dominait  ;  il  était  faux  que  le  tiers-état  dut  être  tout  dans 
la  société  régénérée,  car  l'expérience  a  prouvé  qu'une  nation  ne 
pouvait  pas,  même  quand  elle  le  voulait,  se  séparer  violemment  de 
son  histoire,  et  Sieyès  lui-même  l'a  reconnu  quand  il  a  accepté  le 
titre  de.  comte  sous  un  empereur  héréditaire  qui  relevait  pêle-mêle 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  les  ruines  du  passé;  il  était  faux  que  le  tiers-état  demandât 
seulement  à  être  quelque  chose,  car  il  n'a  pas  tardé  à  se  constituer 
en  maître  exclusif,  et  Sieyès  lui-même  y  a  pris  la  plus  grande  part. 
Mieux  eût  valu  travailler  à  la  réconciliation  des  ordres  qu'à  leur 
division  ;  mais  le  prévoyant  chanoine  avait  senti  où  était  la  force,  il 
s'apprêtait  à  la  servir  et  à^'en  servir. 

Lavoisier  a  eu  moins  de  bonheur  et  d'habileté.  Quand  l'assem- 
blée provinciale  eut  terminé  sa  session,  il  ne  cessa  de  s'occuper  ac- 
tivement des  intérêts  de  la  province.  Les  intempéries  de  1788  ayant 
amené  la  disette  qui  servit  de  prélude  à  la  révolution,  il  prêta  à  la 
ville  de  Blois  une  somme  de  50,000  fr,  pour  acheter  des  blés  et  en 
dirigea  si  bien  l'emploi  que  cette  ville  eut  peu  à  souffrir.  En  1791, 
quand  l'assemblée  constituante  voulut  se  rendre  compte  de  la  ri- 
chesse territoriale  de  la  France  pour  asseoir,  un  juste  système  d'im- 
pôt, c'est  lui  qu'elle  chargea  de  ce  grand  travail,  et  il  s'en  acquitta 
admirablement.  Arrêté  en  1793  et  condamné  à  mort,  il  demanda  en 
vain  quelque  jours  de  sursis  pour  terminer  des  expériences  utiles 
à  l'humanité;  il  fut  exécuté  le  8  mai  179Ii,  à  l'âge  de  cinquante-un 
ans,  pendant  que  son  ancien  collègue  siégeait  à  la  convention. 

L'Orléanais  a  fait  depuis  cette  époque  à  peu  près  les  mêmes  pro- 
grès que  la  Champagne.  On  y  paie  aujourd'hui  deux  fois  plus  d'im- 
pôts; mais  la  plus  grande  partie  se  dépense  dans  le  pays  même,  et 
un  réseau  de  routes  de  terre,  de  voies  navigables,  de  chemins  de 
fer,  y  porte  sur  tous  les  points  cette  circulation  du  numéraire  qui 
manquait  autrefois  et  qui  faciUte  l'acquittement  des  charges.  La  con- 
sommation de  Paris,  ayant  plus  que  quintuplé,  étend  maintenant 
partout  son  action.  La  rive  droite  de  la  Loire,  recevant  de  plus  près 
l'influence  de  cette  immense  agglomération  de  capitaux,  peut  rivali- 
ser de  richesse  avec  les  meilleures  parties  du  territoire;  la  rive  gau- 
che, beaucoup  plus  en  retard,  porte  encore  le  triste  stigmate  que 
deux  siècles  d'épuisement  lui  ont  imprimé;  mais  elle  s'en  dégage  peu 
à  peu.  C'est  là  surtout  .qu'il  faut  déplorer  le  peu  de  durée  de  l'as- 
semblée provinciale.  Si  les  principes  économiques  et  politiques  de 
1787  et  1789,  car  ce  sont  bien  les  mêmes,  avaient  pu  être  appliqués 
sans  interruption,  la  Sologne  aurait  maintenant  effacé  les  dernières 
traces  de  son  ancienne  misère.  Par  les  pas  qu'elle  a  faits  depuis  qua- 
rante ans  malgré  bien  des  circonstances  contraires,  on  peut  juger 
de  ceux  qu'elle  aurait  dû  faire  auparavant,  tandis  qu'elle  a  reculé  au 
lieu  d'avancer  pendant  la  période  révolutionnaire.  Le  département 
de  Loir-et-Cher,  qui  figurait  pour  259,000  habitans  dans  le  dé- 
nombrement de  1790,  n'en  comptait  plus  que  227,000  dans  celui 
de  1821. 

LÉONCE  DE  LaVERGNE. 


LA 


POÉSIE  FRANÇAISE 

EN    1861 


Les  lecteurs  qui  s'affligent  du  déclin  de  la  poésie  et  les  poètes 
qui  gémissent  de  l'indifférence  du  public  ressemblent  aux  amans 
qui  se  plaignent  de  ne  pas  être  aimés.  On  n'y  peut  rien ,  et  s'il  est, 
hélas!  trop  facile  de  constater  la  situation,  il  est  impossible  d'y 
porter  remède.  Évidemment  le  sentiment  poétique  s'affaiblit  de 
plus  en  plus,  et  par  un  contre-coup  inévitable  ce  sentiment  perd 
chaque  jour  de  son  intensité  et  de  sa  puissance  dans  des  œuvres 
qui  ne  sont,  qui  ne  devraient  être  du  moins  que  l'expansion  d'une 
de  ces  âmes  douées  de  la  faculté  d'exprimer  ce  que  les  autres 
ressentent.  C'est  de  cet  accord  suprême,  de  ces  attractions  réci- 
proques, que  se  forme,  à  proprement  parler,  la  poésie,  et  pour  peu 
que  ces  conditions  lui  manquent,  elle  perd  à  la  fois  sa  raison  d'être 
et  les  élémens  les  plus  essentiels  de  sa  popularité  et  de  sa  vie.  Les 
noms  qui  surnagent  encore,  les  ouvrages  qui  essaient  de  protester 
contre  ce  double  symptôme  de  décadence,  ont  été  justement  com- 
parés ici  même  à  ces  végétations  d'automne  dont  la  pâle  verdure 
semble  déjà  frissonner  sous  le  souffle  de  l'hiver,  à  cette  arrière-sai- 
son dont  les  rayons  et  les  sourires  trahissent  l'approche  de  la  saison 
morte.  On  pourrait  aussi  peut-être,  à  l'aide  d'une  autre  image,  com- 
parer encore  une  fois  la  société  à  l'individu,  et  les  générations  qui 
se  sont  succédé  en  littérature  depuis  le  commencement  de  ce  siècle 
aux  divers  âges  de  l'homme.  On  saisirait  mieux  ainsi  la  raison  des 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défaillances  qui  nous  affligent,  et  le  sentiment  de  ce  qui  fit  la  force 
d'une  autre  époque  nous  permettrait  de  porter  un  jugement  plus 
équitable  sur  les  tentatives  du  présent. 

La  foi,  l'enthousiasme,  la  rêverie,  l'amour,  l'espérance,  sont  les 
divins  attributs  de  la  jeunesse  :  elle  ne  cherche  pas  à  se  rendre 
compte  de  ses  émotions  et  de  ses  croyances;  elle  se  trompe  avec  un 
radieux  mélange  de  sincérité  et  d'ardeur,  et  elle  possède  le  don  pré- 
cieux de  faire  de  ses  mensonges  quelque  chose  de  meilleur  et  de  plus 
vrai  que  nos  vérités.  Cette  richesse  juvénile  est  déjà  la  poésie  :  qu'au 
lieu  d'être  individuelle,  elle  appartienne  à  une  génération  tout  en- 
tière; qu'après  avoir  préludé  dans  toutes  ces  imaginations  éparses, 
elle  rencontre  une  imagination  d'élite,  un  talent  prédestiné,  qui  lui 
donne  la  forme,  le  contour,  l'accent,  la  vie,  qui  lui  imprime  puis- 
samment sa  propre  originalité  tout  en  acceptant  ses  vivifiantes  in- 
fluences, et  voilà  la  poésie  complète,  la  poésie  telle  qu'elle  doit 
être  pour  posséder  tout  son  prestige  et  exercer  tout  son  empire. 
D'ordinaire  cet  épanouissement,  nous  dii'ions  presque  cette  explo- 
sion, se  combine  avec  un  moment  favorable  où  tout  l'accroît  et  l'ac- 
tive, où  l'instrument  est  le  mieux  d'accord  avec  l'oreille,  où  ses  vi- 
brations sonores  s'étendent  librement  dans  l'espace,  où  le  public  est 
admirablement  disposé  à  écouter,  à  comprendre,  à  applaudir  l'œuvre 
qui  résume  et  fixe  ce  qu'il  a  vaguement  éprouvé.  C'est  là  l'âge  d'or 
pour  les  poètes,  et  nous  en  avons  eu,  il  y  a  trente  ou  quarante  ans, 
une  phase  brillante  et  rapide.  Cependant  la  maturité  arrive,  et 
quand  les  faits  extérieurs  se  coalisent  pour  rendre  cette  maturité 
plus  prompte  et  plus  âpre,  la  vieillesse  ne  se  fait  pas  attendre.  L'ex- 
périence, aidée  de  sa  terrible  compagne,  l'analyse,  détache  peu  à 
peu  de  notre  front  ces  couronnes  charmantes,  mais  fragiles,  qu'y 
avaient  tressées  d'une  main  légère  les  fées  riantes  de  la  jeunesse. 
On  devient  plus  savant,  plus  froid,  plus  observateur;  on  serre  de 
plus  près  la  réalité.  Dans  ce  mystérieux  travail  où  il  s'appauvrit  de 
tout  ce  qu'il  croit  conquérir,  l'homme  s'éloigne  chaque  jour  de  ce 
domaine  des  idées  générales,  des  sentimens  généraux,  qui  le  met- 
taient à  son  insu  en  contact  avec  d'autres  âmes,  aussi  riches  d'a- 
bord et  bientôt  aussi  dépouillées  que  la  sienne.  Faute  de  cet  accord, 
il  est  trop  aisé  de  prévoir  ce  que  devient  la  poésie. 

N'est-ce  point  là  l'histoire  de  ce  qui  s'est  passé  sous  nos  yeux 
depuis  près  d'un  demi-siècle  dans  l'ait  comme  dans  les  lettres?  Aux 
belles  passions,  aux  rayonnantes  illusions  de  la  jeunesse,  ont  suc- 
cédé l'observation,  le  calcul,  l'habitude  de  compter  avec  les  plus 
doux  enchantemens  de  l'imigination  et  du  cœur,  de  réduire  à  leur 
expression  la  plus  simple  et  pai'fois  la  plus  basse  ces  conventions  ai- 
mables dont  vivaient  les  âmes  faciles  à  la  poésie;  l'esprit  positif,  en 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    EN    1861.  699 

un  mot,  a  remplacé  le  sentiment  poétique.  Qu'en  est-il  résulté?  Ce 
que  l'on  pouvait  aisément  prévoir  :  la  part  des  idées  générales,  de 
ce  que  nous  appellerions  volontiers  les  lieux-communs  héroïques, 
s'est  amoindrie  de  plus  en  plus;  d'un  côté,  la  masse  du  public  s'est 
détournée  avec  insouciance  ou  dédain  de  ce  qui  ne  répondait  plus  à 
ses  préoccupations  nouvelles  ;  de  l'autre,  ceux  qui  conservaient  en- 
core ou  qui  s'attribuaient  une  vocation  poétique,  voyant  leur  do- 
maine au  pillage,  démembré  et  aminci,  s'en  sont  violemment  ap- 
proprié un  lambeau,  y  ont  exagéré  ou  dénaturé  leurs  pouvoirs,  et 
ont  substitué  la  poésie  individuelle  à  la  poésie  de  tous.  Le  fil  con- 
ducteur entre  les  poètes  et  la  foule  était  brisé;  les  grandes  sources 
d'inspiration  auxquelles  le  genre  humain  s'abreuve  depuis  six  mille 
ans  étaient  taries  ou  troublées;  l'âme,  avec  son  ineffable  assemblage 
d'élans  infinis  et  d'efforts  bornés,  cessait  d'être  partie  intéressée  dans 
ce  triomphe  du  sens  individuel  sur  le  sentiment  général;  l'humanité, 
pour  ainsi  dire,  se  retirait  de  la  poésie,  comme  la  mer  se  retire  par- 
fois de  ses  rivages,  où  elle  ne  laisse  que  débris,  formes  étranges  et 
végétations  bizarres.  Nous  avons  eu  dès  lors  ou  les  échos  stériles  de 
grandes  voix  longtemps  écoutées,  ou  les  productions  d'un  art  subtil, 
raffiné,  fantasque,  maladif,  enclin  surtout  à  se  dédommager  de  ce 
qu'il  perd  par  l'excès  de  ce  qu'il  garde. 

C'est  là  un  signe  infaillible  de  notre  chagrine  maturité.  Les  puis- 
sances auxquelles  manque  le  contrôle  de  leurs  juges  et  de  leurs 
alliés  naturels  s'abandonnent  à  huis  clos  et  dans  l'intimité  de  leurs 
derniers  courtisans  à  des  caprices  d'enfant  gâté.  A  mesure  que  s'al- 
tèrent les  élémens  de  leur  vraie  grandeur,  elles  prennent  un  souci 
plus  puéril  de  la  forme,  du  détail,  de  la  représentation  extérieure. 
Plus  elles  se  sentent  contestées  et  réduites ,  plus  elles  sont  dispo- 
sées à  faire  abus  de  ce  qu'on  leur  laisse.  Dans  les  lettres,  dans  la 
poésie  surtout,  ce  nicâlheur  n'atteint  pas  seulement  ceux  qu'un  vice 
originel  ou  une  infirmité  native  force  à  chercher  en  dehors  de  la 
vraie  beauté  leurs  moyens  de  succès.  Les  plus  grands,  les  plus  ro- 
bustes, ne  sont  pas  inaccessibles  à  cette  sorte  de  mal'  ai-ia  qui  sem- 
ble isoler  la  poésie  dans  une  île  insalubre.  Une  fois  que  l'harmonie 
est  rompue,  que  les  courans  magnétiques  ont  cessé  entre  leur  an- 
cien public  et  leur  génie,  ils  se  croient  placés  dans  l'alternative  ou 
de  renier  leur  gloire  poétique,  ou  de  forcer  le  ton ,  de  pousser  au 
noir,  de  devenir  excessifs,  afin  de  rétablir  la  proportion  et  d'arriver 
à  un  succès  égal  par  des  effets  plus  violens.  Ce  qui  suffisait  à  l'au- 
teur des  Feuilles  d'Automne  pour  rallier  à  lui  tous  les  amis  de  la 
poésie  ne  suffit  plus  à  l'auteur  de  la  Légende  des  Siècles. 

Telle  devait  être  et  telle  est  en  ce  moment  la  situation  :  entre  les 
majorités  qui  s'éloignent  et  les  minorités  qui  persistent,  la  sépara- 


700  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  s'aggrave  chaque  jour,  et  les  unes  tombent  dans  l'indifTérence 
complète  pendant  que  les  autres  tournent  à  la  petite  église.  Vous 
aviez  la  poésie  proprement  dite,  exprimée  par  quelques-uns,  goûtée 
par  presque  tous  :  vous  avez  à  présent  d'une  part  la  société  tout  en- 
tière envahie  par  les  vulgarités  de  la  vie  positive  ou  les  dissolvans 
de  l'analyse,  de  l'autre  quelques  individualités  qui  forment  à  peine 
un  petit  groupe  et  qui  ôtent  à  la  poésie  le  plus  beau  de  ses  privi- 
lèges, celui  de  donner  une  voix  à  l'âme  même  de  l'humanité.  Si  l'on 
jette  un  regard  en  arrière  sur  le  chemin  parcouru,  on  verra  que  l'es- 
pace est  vaste  et  la  chute  profonde.  Si  nous  voulions  résumer  notre 
j)ensée  dans  une  de  ces  classifications  qui  ont  toujours  quelque 
chose  d'incomplet,  nous  marquerions  ainsi  la  dégradation;  nous 
dirions  que  la  poésie  dans  son  acception  primitive  et  suprême,  la 
poésie  homérique  par  exemple,  a  été  universelle,  et  c'est  à  peine  si 
l'on  distingue  alors  le  poète  de  son  auditoire.  La  poésie  de  Virgile, 
de  Racine  et  de  Lamartine  est  générale  ou  collective;  elle  exprime 
avec  un  charme  irrésistible  le  sentiment  d'une  génération,  d'une 
société,  d'une  époque.  La  poésie  d'aujourd'hui,  à  quelques  excep- 
tions près,  est  essentiellement  individuelle  et  partielle. 

Nous  avons  écrit  le  mot  d'analyse,  et  c'est  à  l'analyse  en  effet  que 
nous  attribuons  en  grande  partie  cet  affaiblissement  du  sentiment 
poétique  dans  l'esprit  et  le  monde  modernes.  Parmi  les  ouvrages  et 
les  poètes  célèbres  qui  ont  passionné  la  première  moitié  de  ce  siè- 
cle, il  en  est  peu  dont  on  ne  dise  qu'ils  ont  vieilli  :  René  a  vieilli, 
Corinne  a  vieilli;  lord  Byron,  Schiller,  Walter  Scott,  Chateaubriand 
ont  vieilli,  et,  si  l'on  osait,  on  distribuerait  encore  bien  plus  près 
de  nous  ce  brevet  de  vieillesse.  La  formule  est  commode,  elle  est 
usuelle,  et  l'on  dirait  que  nous  aimons  à  nous  consoler  de  la  mé- 
diocrité de  nos  figures  en  reconnaissant  l'empreinte  des  doigts  du 
temps  sur  les  portraits  de  ces  glorieux  devanciers.  Eh  bien!  nous 
nous  trompons,  c'est  nous  qui  avons  vieilli  et  non  pas  l'œuvre  des 
poètes.  Par  ce  langage  de  désenchantement  superbe  ou  morose, 
nous  imitons  ces  vieillards  qui  disent  que  l'amour  a  vieilli,  que  la 
beauté  a  vieilli,  parce  que  l'amour  leur  échappe,  parce  que  la  beauté 
n'éveille  plus  en  eux  que  d'impuissans  regrets.  Contemplez  en  sou- 
venir ce  champ  poétique,  si  vaste  et  si  riche,  tel  qu'il  s'offrit  à  ces 
moissonneurs  de  la  première  heure,  et  comparez  ce  qu'il  était  alors 
à  ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Comptez  un  à  un  les  sentimens  dont  ils 
s'inspirèrent.  Qu'en  avons-nous  fait?  Le  génie  ou  plutôt  la  poésie 
du  christianisme  trouva  en  Chateaubriand  un  éloquent  interprète. 
A  présent  cette  poésie  n'existe  plus;  les  indifférens  la  dédaignent,  les 
croyans  s'en  méfient.  L'analyse,  en  lui  appliquant  ses  dissolvans,  a 
prouvé  qu'elle  n'était  pas  assez  pour  la  foi,  qu'elle  était  trop  pour  le 


L.\    POÉSIE    FRANÇAISE    E\    1861,  701 

scepticisme.  L'amour  de  la  liberté  anima  le  noble  et  mâle  génie  de 
M'"*"  de  Staël;  l'enthousiasme  des  arts  promenait  Corinne  du  Capitole 
au  cap  Misène  :  l'art  aujourd'hui  n'est  plus  enthousiaste  ni  libéral,  il 
est  calculateur;  les  grandes  images  de  l'antiquité  l'effraient;  il  n'en 
prend  que  le  détail  curieux  et  archaïque,  assaisonné  de  quelque  sa- 
veur libertine.  Les  héros  de  lord  Byron  feraient  rire  ceux  de  M.  Dumas 
fils.  Leur  sauvage  grandeur,  le  mystère  de  leur  destinée,  cet  orageux 
assemblage  de  crimes  et  de  génie,  de  désordre  et  d'orgueil,  leur  fière 
révolte  contre  une  société  dont  les  petitesses  contrastent  avec  l'infini 
de  leurs  rêves,  toutes  ces  belles  poésies  seraient  renvoyées  aux  nua- 
ges d'Ossian  et  aux  torrens  de  Jean  Sbogar.  Qu'est  devenue  la  poésie 
jacobite  de  Diana  Yernon  et  d'Alice  Lee?  Dans  quelles  catacombes  du 
genre  troubadour  reléguerions-nous  l'amour  chevaleresque  d'Aben- 
Hamet,  l'amour  héroïque  de  don  Carlos,  l'amour  chrétien  d'Eudore 
et  de  Gymodocée?  Descendons  quelques  années  et  quelques  degrés 
du  temple,  et  en  dehors  de  toute  préoccupation  de  parti  voyons  où 
ont  puisé  Lamartine,  Béranger,  Casimir  Dalavigne.  L'analyse  a  dé- 
composé l'amour  d'Elvire,  et  c'est  l'amant  d'Elvire  qui  s'est  chargé 
de  l'opération.  Le  réveil  de  la  Grèce  avait  échauffé  le  versificateur 
des  Mcsscniennes  et  fait  presque  un  poète  lyrique  du  chansonnier 
de  Lisette.  Désormais  la  Grèce  n'est  plus  bonne  qu'à  défrayer  le 
succès  d'un  livre  spirituel  et  moqueur,  où  les  souvenirs  de  la  ville 
de  Minerve  sont  étouffés  sous  des  comptes  d'arithmétique.  Et  le 
moyen  âge  de  M.  Victor  Hugo  !  Le  sentiment  profond  et  passionné 
de  l'art  gothique  fut  pour  beaucoup  dans  le  succès  de  Notre-Dame 
de  Paris.  Souvenons-nous  des  sympathies  douloureuses  qui  accueil- 
laient le  poète  lorsqu'il  nous  montrait  les  mutilations  subies  par  son 
vieux  Paris,  lorsqu'il  demandait  de  quel  droit  la  truelle  et  l'éqiierre 
des  maçons  et  des  architectes  patentés  avaient  touché  à  toutes  ces 
merveilles,  à  toutes  ces  fleurs  du  passé,  dépouillant  peu  à  peu  la 
ville  et  la  cathédrale  de  leur  physionomie  originale.  Il  ne  s'agis- 
sait alors  que  de  quelques  ogives  disparues,  de  quelques  rosaces 
profanées,  de  quelques  sculptures  brisées,  de  quelques  arceaux  dé- 
molis, d'une  pincée  de  cette  poétique  poussière  du  moyen  âge  dis- 
persée par  la  main  des  hommes  et  le  souille  des  révolutions.  Aujour- 
d'hui, grand  Dieu!  nous  procédons  plus  largement;  c'est  la  ville  tout 
entière,  c'est  son  histoire,  c'est  son  âme,  c'est  sa  vie,  sa  vie  mysté- 
rieuse et  intime,  c'est  tout  cela  qui  disparaît,  sans  que  personne 
réclame,  pour  faire  place  à  des  alignemens  majestueux  et  à  d'impo- 
santes rangées  de  maisons  toutes  pareilles.  Là,  comme  dans  le  reste 
de  notre  triste  nomenclature,  le  symptôme  est  le  même  :  la  jeunesse 
et  la  poésie  se  sont  retirées  de  nous  et  non  pas  des  œuvres  qui  nous 
firent  autrefois  battre  le  cœur.  Le  siècle  a  vieilli,  et  ce  siècle  sexa- 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

génalre,  ne  se  reconnaissant  plus  dans  les  brillantes  idoles  de  son 
jeune  âge,  les  rend  solidaires  de  son  propre  déclin;  il  les  accuse 
d'avoir  perdu  leur  éclat  et  leur  fraîcheur,  parce  que  lui-même  s'est 
assombri  et  desséché. 

Si  l'analyse  nous  a  conduits  là,  si  elle  a  traité  en  pays  conquis  les 
divers  domaines  de  la  poésie,  que  nous  a-t-elle  donné  en  échange? 
jVe  soyons  pas  trop  pessimistes,  le  pessimisme  est  aussi  stérile  que 
l'optimisme  est  dangereux  :  il  y  a  eu  des  compensations.  Peut-on 
s'étonner  que  là  où  la  pioche  a  si  obstinément  fouillé  et  retourné  le 
sol  en  tous  les  sens,  les  fleurs  et  le  gazon  aient  été  arrachés  de  la 
surface?  En  revanche,  on  connaît  mieux  la  nature  du  terrain,  on  en 
découvre  plus  profondément  les  couches  inférieures;  on  se  rend 
mieux  compte  de  ce  qu'il  a  produit,  de  ce  qu'il  doit  produire  encore. 
S'il  est  vrai,  —  mais  est-ce  bien  vrai?  —  que  l'homme  mûr  soit  dé- 
dommagé de  la  perte  de  ses  illusions  et  de  ses  enthousiasmes  par  les 
biens  que  lui  apportent  la  réflexion  et  l'expérience,  on  peut  dire  aussi 
que  l'analyse,  cette  redoutable  antagoniste  du  sentiment  poétique, 
nous  a  donné,  dans  toutes  les  branches  de  la  pensée  humaine  qui 
vivent  d'observations  et  de  réalités,  de  quoi  nous  consoler  peut-être 
de  ce  qu'elle  nous  enlève.  L'histoire,  la  critique,  la  science  surtout, 
ont  profité  de  ce  mystérieux  travail  qui  s'accomplissait  aux  dépens 
des  idéales  visions  de  l'imagination  et  de  l'âme;  le  progrès  du  bien- 
être  pour  le  plus  grand  nombre  est  aussi  un  avantage  que  nous  ne 
voulons  pas  contester,  car  les  sociétés,  pas  plus  que  les  poètes,  ne 
doivent  être  condamnées  à  perpétuité  à  ce  grenier  où  l'on  est  si  bien 
à  vingt  ans.  C'est  aux  juges  impartiaux  de  peser  dans  la  balance  la 
somme  des  profits  et  des  pertes  :  notre  seule  tâche  est  de  rechercher 
ici  comment  la  poésie  pourrait  s'en  aller  de  ce  monde. 

On  remarquera  encore  une  autre  conséquence  et  un  autre  indice 
de  cet  affaiblissement  graduel  du  goût  et  de  l'esprit  poétiques  dans 
le  public  et  dans  les  œuvres.  Au  lieu  d'un  ensemble  harmonieux, 
d'une  sorte  de  faisceau  où  le  prestige  de  tous  s'accroît  de  l'influence 
de  chacun,  au  lieu  d'un  de  ces  antagonismes  aussi  féconds  que 
l'harmonie  elle-même,  nous  n'avons  plus  que  l'éparpillement  et 
l'isolement  des  facultés  et  des  tentatives  chez  ceux  qui  font  ou  qui 
essaient  de  faire  acte  de  poésie.  Ce  qui  caractérise  en  efl'et  les  belles 
époques,  c'est  un  groupe  ou  une  lutte.  En  même  rayon  de  génie 
descend  sur  des  visages  de  physionomies  bien  diverses,  mais  qui 
s'éclairent  les  unes  par  les  autres,  et  l'on  a,  comme  d'un  seul  trait. 
Racine,  Molière,  Boileau',  La  Fontaine,  ou  bien  une  idée  militante 
met  en  présence  deux  camps  ennemis.  La  poésie  jaillit  de  leur  choc, 
et  vous  avez  le  grand  mouvement  romantique  qui  précéda  la  chute 
de  la  restauration.  Il  existe  alors,  même  entre  ceux  qui  se  combat- 


LA  POÉSIE  FRANÇAISE  EN  1861.  703 

tent  et  qui  croient  se  haïr,  des  affinités  secrètes  :  l'un  jure  par  Aris- 
tote,  l'autre  par  Schlegel;  mais  tous  deux  concourent  au  même  but 
parce  que  tous  deux  ont  foi  dans  leur  idée  et  dans  leur  œuvre.  Les 
différences  de  nationalités  et  de  races,  les  distances  matérielles,  ne 
troublent  pas  même  cet  invisible  accord,  ce  chœur  radieux  des 
poètes  :  Lamartine  fraternise  avec  les  lakistes  sans  les  connaître  ; 
Sainte-Beuve  côtoie  Woodsworth  sans  l'imiter;  Alfred'  de  Musset 
trouve  moyen  d'accuser  dès  l'abord  son  originalité  charmante  dans 
le  voisinage  de  Byron  ;  les  mâles  et  plaintifs  accens  d'Auguste  Bar- 
bier répondent  à  la  muse  généreuse  et  patriotique  de  Leopardi  ;  la 
même  pensée  semble  être  éclose  en  même  temps  chez  le  chantre  de 
Werther  et  celui  de  René,  chez  le  poète  de  Manfred  et  le  rêveur 
Obermann.  La  même  tige,  épanouie  au  même  soleil,  produit  des 
fleurs  d'un  parfum  différent  et  d'un  éclat  inégal,  mais  ayant  ensemble 
un  air  de  de  famille.  Schiller,  Chateaubriand,  lord  Byron,  AValter 
Scott,  Thomas  Moore,  M'^'"  de  Staël,  Goethe,  Wieland,  Shelley,  Wer- 
ner,  Jean-Paul,  sont  comparables  aux  divers  instrumens  d'une  mer- 
veilleuse symphonie  conduite  par  un  maître  divin.  Maintenant  nous 
n'avons  phis  qu'une  poésie  parcellaire;  «chacun  garde  h  part  soi  le 
morceau  qu'il  s'est  adjugé.  Non-seulement  les  poètes  n'ont  plus  de 
lien  qui  les  unisse;  mais  on  pourrait  croire  qu'ils  s'ignorent  les  uns 
les  autres,  tant  il  existe  entre  eux  de  séparations  et  d'al^îmes!  Nous 
ne  voulons  pas  discuter  ici  la  question  du  f aient,  de  la  forme,  de 
l'habileté  de  main,  de  l'accord  étroit  entre  l'idée  et  l'image  :  sur 
ce  point,  le  débat  pourrait  s'établir  sans  trop  de  désavantage  pour 
quel'[ues-uns  des  nouveau-venus;  mais  si  l'on  convient  avec  nous 
que  la  vraie  grandeur  de  la  poésie  consiste  à  faire  dans  une  œuvre 
individuelle  la  part  aussi  large  que  possible  aux  idées  générales 
et  aux  sentimens  universels,  à  quoi  doit-elle  se  réduire  entre  les 
mains  de  ceux  qui  en  font  une  sorte  de  puissance  égoïste,  triste- 
ment enfermée  avec  quelques  adeptes  et  occupée  à  compter  ses 
stériles  trésors  ou  à  varier  à  l'infini  ses  vains  ornemens?  Que  de- 
viennent, dans  ces  déplorables  progrès  du  personnalisme  aux  dé- 
pens de  la  grande  communauté  poétique,  l'âme,  l'inspiration,  la 
pensée  collective,  poussant  vers  un  même  but  une  génération  de 
poètes  et  ralliant  leurs  contemporains  autour  d'eux  comme  un  glo- 
rieux cortège?  Le  rôle  de  cette  poésie  dans  la  société  moderne,  la 
vibration  prolongée  de  cette  voix  dans  l'auditoire,  ce  patrimoine 
possédé  par  tous  et  confié  à  quelques-uns  pour  qu'ils  nous  le  ren- 
dent plus  fertile  et  plus  riche,  où  les  trouver  désormais?  \oilà  le 
mal,  et  ce  mal  subsiste  en  dépit  des  efforts  que  l'on  tente  ]:>our  le 
déguiser  sous  le  luxe  des  détails  et  le  raffmement  des  ciselures. 
Aussi,  dans  ce  désarroi  où  chacun  chante  son  air  sans  s'inquiéter  de 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'accord  et  de  l'effet  d'ensemble,  nos  préférences  restent-elles  ac- 
quises à  ceux  dont  la  poésie  garde  encore  les  traits  de  la  famille  hu- 
maine, à  ceux  que  nous  pouvons  écouter  et  suivre  sans  avoir  trop  à 
nous  éloigner  des  routes  fréquentées,  à  nous  aventurer  dans  des 
sentiers  suspects,  éclairés  de  lueurs  bizarres  ou  sinistres,  peuplés 
de  visions  monstrueuses  ou  maladives.  Nous  nous  méfierons  toujours 
d'une  œuvre  poétique,  si  savante  qu'elle  soit,  si  montée  de  ton 
qu'elle  puisse  être,  lorsque  pour  la  comprendre  et  pour  la  goûter  il 
nous  faudra  commencer  par  nous  isoler  de  l'humanité,  par  déraci- 
ner de  nos  cœurs  les  sentimens  naturels  ou  effacer  de  nos  âmes  les 
traces  de  notre  commune  origine,  afin  de  nous  ouvrir  à  un  ordre 
de  sensations  particulières,  équivoques,  accessibles  seulement  à  une 
classe  d'individus  jetés  hors  des  voies  battues,  à  un  petit  nombre  de 
cerveaux,  sujets  volontaires  d'un  régime  spécial  et  de  lois  d'excep- 
tion. Les  aspirations  de  l'idéal,  les  ardeurs  de  la  passion  vraie,  les 
beautés  de  la  nature,  les  harmonies  de  la  vie  champêtre  avec  les 
joies  paisibles  du  foyer  et  les  affections  de  la  famille,  les  vérités 
philosophiques  poursuivies  et  illuminées  par  la  poésie  à  travers  le 
voile  des  symboles  et  la  b»ime  des  légendes,  il  y  a  là ,  Dieu  merci  ! 
de  quoi  inspirer  encore  les  imaginations  d'élite;  il  est  doux  de  pou- 
voir nous  incliner  et  lire  derrière  l'épaule  du  poète  pendant  qu'il 
récite  et  traduit  à  sa  façon  le  texte  du  livre  divin.  Ce  sérieux  plaisir, 
M.  de  Laprade  nous  l'a  souvent  donné;  c'est  pourquoi  nous  voulons 
le  placer  à  la  tête  du  groupe,  hélas!  bien  restreint,  de  ceux  qui 
persistent  encore  à  faire  de  la  poésie  une  des  expressions  les  plus 
pures  de  l'être  moral ,  une  des  interprétations  les  plus  hautes  du 
monde  extérieur,  et  qui  ne  se  lassent  pas  de  chercher  ses  sources 
ou  ses  racines  dans  les  profondeurs  de  l'âme  humaine. 

On  peut  aisément  suivre  l'ordre  et  l'enchaînement  des  pensées  qui 
ont  conduit  M.  de  Laprade  à! Eleusis  et  de  Psyché  aux  Syinj)homes  et 
aux  Idylles  héroïques.  Jeune,  trouvant  les  places  prises,  désespérant 
peut-être  de  dépasser  ou  d'atteindre  l'harmonieuse  richesse  de  l'un, 
la  couleur  splendide  de  l'autre,  la  grâce  ineffable  de  celui-ci,  l'ex- 
quise élégance  de  celui-là ,  il  se  replia  sur  les  symboles ,  où  son  ta- 
lent, plus  remarquable  par  l'élévation  que  par  le  charme,  devait  se 
sentir  à  l'aise.  11  échappait  ainsi  dès  l'abord  à  la  vulgarité;  mais  il 
mettait  d'avance  un  voile  entre  ses  lecteurs  et  lui  :  il  s'exposait  à 
l'indifférence  de  ceux,  —  et  le  nombre  en  est  grand,  —  qui  préfè- 
rent la  Vénus  à  la  Polymnie.  L'inspiration  de  M.  de  Vigny  et  surtout 
de  Ballanche  est  visible  à  ce  début  de  M.  de  Laprade  :  il  faut  aussi 
tenir  compte  de  certaines  influences  d'éducation  et  de  climat,  des 
premières  impressions  d'un  jeune  homme  qu'attire  le  voisinage  des 
Alpes  pendant  que  ses  yeux  se  promènent  sur  une  ville  sombre  et 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    EN    1861.  705 

un  ciel  humide;  il  se  sent  d'autant  plus  porté  vers  les  images  de 
l'infini,  vers  la  blancheur  des  neiges  se  découpant  sur  l'azur,  vers 
les  clartés  immortelles,  que  ses  yeux  comme  son  âme  ont  besoin 
d'aller  les  chercher  au-delà  des  brouillards  et  des  nuages.  Prenant 
pour  point  de  départ  l'une  de  ces  fables,  éternellement  jeunes  et 
belles,  de  l'antiquité  grecque,  M.  de  Laprade  y  découvrit  de  mys- 
térieux rapports  avec  la  beauté  et  la  vérité  suprêmes.  Quoi  de  plus 
attrayant  que  l'histoire  de  Psyché,  de  cette  gracieuse  personnification 
de  l'âme  humaine  mise  en  contact  avec  un  dieu,  satisfaite  d'abord 
de  son  bonheur  plein  de  mystère,  puis  aspirant  à  compléter  ce  bon- 
heur par  la  science,  punie  de  sa  curiosité,  passant  par  une  série 
d'expiations  et  de  métamorphoses,  jusqu'au  moment  où,  ayant  par- 
couru les  phases  de  l'épreuve  et  de  l'exil,  elle  rentre  en  possession 
de  ce  dieu,  désormais  reconquis?  M.  Victor  de  Laprade,  en  écrivant 
plus  tard  les  Poèmes  cvangcliques,  s'est  attaché  surtout  à  exprimer, 
avec  une  simplicité  souvent  pathétique,  la  part  de  l'humanité  con- 
temporaine de  la  venue  du  Christ  dans  ce  drame  qui  commence  à 
Bethléem  et  finit  au  Calvaire.  Les  douleurs  de  l'humanité,  assu- 
mées, purifiées  et  rachetées  par  les  souffrances  du  Sauveur,  telle 
est  la  principale  inspiration  de  ces  poèmes,  où  le  talent  générali- 
sateur  de  M.  de  Laprade  a  rappelé  et  célébré  l'union  de  la  grande 
famille  chrétienne  avec  le  Dieu  de  l'Évangile.  C'est  par  là  que  s'at- 
tendrit et  s'humanise  cette  poésie  à  laquelle  on  avait  reproché  trop 
de  tendance  à  l'isolement,  trop  peu  de  souci  de  nos  amours,  de  nos 
tristesses,  de  nos  songes  et  de  nos  joies.  Les  Symphonies  et  les 
Idylle"^  héroïques  expriment,  parfois  avec  magnificence,  parfois  avec 
un  peu  d'uniformité  et  de  raideur,  la  lutte  inégale  des  forces  de  la 
société  contre  celles  de  la  nature  dans  une  âme  hautaine,  ulcérée, 
avide  d'orages  ou  altérée  d'infini.  Seulement  là  encore  la  famille 
remporte  cette  victoire  que  la  société  n'obtiendrait  pas.  Les  ten- 
dresses de  l'amant,  de  l'époux  et  du  père,  les  joyeux  ébats  de  l'en- 
fant, l'aspect  animé  du  champ  qui  fait  vivre  le  nid,  le  doux  concert 
des  félicités  domestiques,  ramènent  le  fugitif,  l'exilé  volontaire,  et 
corrigent  ce  que  les  alpes  et  les  chênes  auraient  de  trop  rude  pour 
notre  faiblesse  :  la  Muse  peut -elle  paraître  froide  quand  elle  sait 
sourire  comme  une  fiancée  ou  pleurer  comme  une  mère? 

On  le  voit,  il  y  a  de  l'unité  et  de  la  grandeur  dans  cet  ensemble. 
11  est  permis  pourtant  de  discuter  le  degré  à' attraction  qu'une  sem- 
blable poésie  peut  exercer  sur  la  société  et  le  public  ;  il  est  permis 
de  se  demander  si  la  popularité  qu'il  est  si  honorable  de  dédaigner 
n'est  cependant  pas  nécessaire  pour  compléter  et  fixer  le  rôle  du 
poète  en  ce  monde.  Au  moment  où  M.  de  Laprade  publie  une  nou- 
velle édition  de  ses  œuvres,  on  peut  lui  rappeler  les  conseils  que  lui 

TOME  XXXIV.  45 


706  REVUE    DES    DEi;X    MONDES. 

adressait,  il  y  a  six  ans  (1),  Gustave  Planche,  ces  pages  éloquentes 
qu'il  terminait  en  lui  déclarant  que  la  tâche  du  poète  n'est  pas  seu- 
lement de  convaincre,  mais  d'émouvoir.  Nous  engagerons  surtout 
M.  de  Laprade  à  méditer  le  dulcia  .mnto,  le  iwji  satis  est  jmlrhra  esse 
jyoemata,  préceptes  d'un  poète  qu'il  méprise  peut-être  un  peu,  mais 
qui  avait  du  bon,  et  qui,  sur  ce  point  délicat  du  charme  poétique, 
nous  offre  un  modèle  et  un  exemple.  Le  Carmen  seculare  d'Horace, 
que  dis-je?  les  plus  vantées  de  ses  odes  héroïques  ont  moins  fait 
pour  sa  gloire  et  pour  nos  plaisirs  que  la  moindre  de  ces  perles 
cueillies  sur  le  front  de  Glycère  ou  sur  les  lèvres  de  Lydie  et  enchâs- 
sées dans  l'or  pur  par  un  artiste  incomparable.  Il  n'est  pas  besoin 
d'ingénieux  symboles,  d' œuvres  laborieuses,  de  poèmes  grandioses, 
l^our  fixer  à  jamais  un  nom  dans  toutes  les  mémoires  et  un  chant 
dans  toutes  les  âmes.  Trente  vers  y  suffisent,  une  fable  de  La  Fon- 
taine, un  lambeau  d'André  Ghénier,  deux  ou  trois  strophes  d'Alfred 
de  Musset,  une  larme,  un  sourire,  un  souffle  qui  glisse,  une  mélo- 
die qui  passe,  un  oiseau  qui  chante!  C'est  cette  pièce  de  trente  vers 
que  l'on  n'oublie  plus  et  que  tout  le  monde  répète,  c'est  celle-là 
que  nous  voudrions  trouver  dans  le  bagage,  riche  déjà,  de  M.  Yictor 
de  Laprade.  N'importe,  si  l'on  ne  peut  encore  lui  décerner  une  de 
ces  royautés  poétiques  dont  les  sceptres  semblent  perdus  avec  d'au- 
tres reliques  du  passé,  nul  n'est  plus  digne  de  remplir  et  d'ennoblir 
l'interrègne. 

M.  Joseph  Autran ,  auteur  des  E pitres  rustiques,  appartient,  lui 
aussi,  à  cette  famille  de  poètes  qui  font  des  sentimens  humains,  dans 
l'acception  la  plus  naturelle  et  la  plus  vraie,  l'élément  essentiel  de 
leur  poésie.  Seulement  il  ne  poursuit  pas  son  idéal  parmi  les  grands 
chênes  et  les  hauts  sommets  :  il  reste  volontiers  à  mi-côte,  il  se  com- 
plaît dans  les  épisodes  de  la  vie  champêtre  ou  domestique  et  dans 
les  scènes  familières.  Cette  préférence  se  révélait  déjà  dans  Labou- 
reurs et  Soldats,  dans  la  Vie  rurale,  dans  les  Poùmes  de  la  mer,  où 
l'homme  apparaissait  toujours  au  premier  plan,  mêlant  ses  douleurs, 
ses  tendresses,  ses  rêves,  aux  aspects  du  paysage  ou  aux  travaux  de 
la  campagne.  Les  Epitres  rustiques,  en  continuant  cette  veine  heu- 
reuse, marquent  une  tentative  dans  un  genre  dont  notre  littérature 
offre  peu  de  modèles,  qui  tient  à  la  fois  de  l'idylle,  de  l'épître  et  du 
discours  en  vers,  mais  avec  l'intention  évidente  de  familiariser  ces 
genres,  de  les  fondre  dans  une  même  nuance  de  simplicité  et  de 
vérité.  L'auteur  choisit  un  thème  dans  la  vie  ordinaire,  un  voyage 
à  travers  champs,  la  chute  d'un  arbre,  le  portrait  d'une  jeune  fille, 
le  retour  au  pays  natal;  il  s'adresse  à  un  ami,  à  un  absent,  et, 

(1)  Dans  la  Bévue  du  15  janvier  185G, 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    EX    1861.  707 

tout  en  s' efforçant  de  ne  pas  enfler  le  ton,  il  s'élève  à  des  idées 
générales,  philosophiques,  dont  les  laideurs  parisiennes  et  les  beau- 
tés agrestes  forment  la  note  dominante.  Cette  façon  de  considé- 
rer la  campagne  du  côté  affectueux,  domestique,  humain,  en  la 
rattachant  aux  meilleurs  sentimens  de  l'âme  et  en  se  tenant  égale- 
ment éloigné  de  la  froideur  didactique  de  notre  vieil  alexandrin  et 
du  naturalisme  absolu  de  notre  grande  école  poétique,  n'a  pas  en- 
core laissé  beaucoup  de  traces  dans  la  poésie  française.  Remarquez 
en  effet  que  nos  modernes  lyriques,  M.  Victor  Hugo  en  tête,  chan- 
tent la  nature  et  non  pas  la  campagne,  ce  qui  est  bien  différent.  Ils 
seraient,  nous  le  croyons,  d'assez  tristes  campagnards;  ils  y  appor- 
teraient le  despotisme  de  leur  génie ,  et  il  leur  serait  aussi  difficile 
de  se  borner  au  sens  intime  de  cette  vie  que  de  se  plier  à  ses  pe- 
tites misères.  La  nature  pour  M.  Victor  Hugo,  ce  n'est  pas  une 
maison,  une  ferme,,  un  hameau,  un  refuge  contre  les  agitations  de 
la  ville,  un  centre  autour  duquel  gravite  tout  un  petit  monde  de 
chers  souvenirs,  d'existences  obscures,  de  vertus  cachées  ;  c'est  un 
théâtre  magnifique  dont  le  génie  allume  les  lustres,  et  où,  seul  à 
seul  avec  la  création,  il  y  absorbe  à  la  fois  la  divinité  et  l'hu- 
manité. 

On  pourrait  plutôt  renouer  ces  E pitres  rustiques  aux  œuvres  de 
deyni-caractère  que  la  poésie  anglaise  a  groupées  autO'ur  de  ses  lacs, 
avec  cette  différence  que  les  conditions  mêmes  de  cette  poésie,  plus 
libre,  plus  flottante,  plus  aisément  familière,  se  prêtent  bien  mieux 
à  ce  genre  que  la  versification  française.  Les  Anglais  ont  en  outre  sur 
nous  cet  avantage,  que,  la  vie  morale,  la  vie  de  famille  tenant  dans 
leur  littérature  une  tout  autre  place  que  dans  la  nôtre,  ses  images 
ne  dépaysent  jamais  le  lecteur,  tandis  que  nous  sommes  malheureu- 
sement habitués  à  demander  à  nos  œuvres  d'imagination  des  émo- 
tions, des  peintures  différentes  de  celles  que  nous  cherchons  à  notre 
foyer,  souvent  même  contraires.  H  y  a  peut-être  quelques  analo- 
gies entre  les  procédés  de  M.  Autran  et  ceux  de  M.  Sainte-Beuve 
dans  le  livre  charmant  des  Consolations ,  mais  ces  analogies  résident 
seulement  dans  ces  images  familières  servant  de  point  de  départ  à 
des  idées  générales,  dans  cet  effort  tenté  pour  assouplir  la  raideur 
traditionnel  du  vers  français,  pour  nous  le  montrer  en  déshabillé, 
presque  aussi  bonhomme  que  si  on  le  mettait  en  prose.  Le  senti- 
ment personnel,  le  tempérament  poétique,  s'accusent  plus  profon- 
dément dans  le  recueil  de  M.  Sainte-Beuve  :  la  campagne  en  est 
à  peu  près  absente,  et  la  note  élégiaque  s'y  détache  sur  un  fond  de 
tristesse  romantique.  On  peut  encore  nommer  Brizeux  parmi  ces 
essayists  de  la  poésie  française  familiarisée  avec  les  champs;  mais 
Brizeux  est  encore  plus  Breton  que  champêtre  :  la  campagne  n'existe 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

presque  pour  lui  que  sous  sa  physionomie  bretonne,  et  c'est  cette 
physionomie  qu'il  exprime  avec  un  délicieux  mélange  de  simplicité 
et  d'élégance.  La  Provence,  ou,  si  l'on  veut,  le  midi  de  la  France, 
malgré  de  louables  eiïorts  pour  lui  rendre  après  coup  une  origina- 
lité, est  loin  d'avoir  ces  traits  si  fortement  tranchés,  ces  caractères 
sui  generis,  ces  mœurs  et  ces  costumes  à  part  que  Brizeux  a  saisis 
avec  amour  et  peints  en  maître  au  moment  où  tout  cela  s'aflaiblis- 
sait  déjà  et  allait  peut-être  disparaître  dans  le  nivellement  univer- 
sel. Ce  n'est  donc  pas,  sauf  quelques  détails  de  labourage  et  de  cul- 
ture, une  province  plutôt  qu'une  autre,  ce  n'est  pas  une  campagne, 
c'est  la  campagne  dont  s'inspire  M.  Joseph  Autran.  Au  point  de  vue 
de  l'artiste,  ce  sont  là  des  désavantages.  Sous  un  autre  aspect  que 
l'on  pourrait  appeler  philosophique,  nous  n'avons  pas  besoin  de 
démontrer  tout  ce  qu'il  y  a  de  salubre  et  d'excellent  à  faire  de  la 
campagne  non  plus  une  charmercsse  dont  les  philtres  enivrans 
exaltent  les  facultés  oisives  de  l'homme  et  énervent  ses  facultés  ac- 
tives, non  plus  une  machine  splendide  dont  les  rouages  broient  tout 
à  la  fois  le  créateur  et  les  ouvriers ,  mais  une  amie  douce  et  fidèle, 
associée  aux  meilleurs  sentimens  de  l'âme,  aux  plus  pures  émotions 
de  la  vie. 

Peut-être  pourrait-on  chicaner  M.  Autran  sur  sa  haine  contre  Pa- 
ris, sur  ce  furieux  amour  pour  la  campagne,  sur  cet  éternel  con- 
traste entre  les  perversités  parisiennes  et  les  perfections  champê- 
tres; peut-être  serait-il  permis  de  lui  faire  remarquer  que  l'homme 
au  fond  est  partout  le  même,  que  ses  passions  et  ses  intérêts,  en  se 
développant  dans  un  plus  petit  cadre,  ne  le  rendent  ni  meilleur,  ni 
plus  pur,  et  que  trop  s'obstiner  à  vanter  l'homme  des  champs,  le 
charme  des  mœurs  rustiques,  les  délices  de  la  vie  de  campagne, 
c'est  exposer  les  gens  d'esprit  au  même  genre  de  périls  et  de  mé- 
comptes où  risquent  de  tomber  les  âmes  romanesques  et  les  imagi- 
nations sentimentales  auxquelles  on  a  trop  magnifiquement  parlé 
des  poésies  du  mariage.  Nous  aimons  mieux  adresser  à  l'auteur  des 
Epitres  riisliques  un  blâme  plus  littéraire.  Cette  difficulté  qui  con- 
siste à  établir  en  des  sujets  si  simples  une  proportion  exacte  entre 
le  fond  et  la  forme,  M.  Autran  en  a  triomphé  souvent,  mais  pas  tou- 
jours. iNous  ne  voulons  parler,  bien  entendu,  ni  des  sentinfens  qu'il 
exprime  avec  bonheur,  ni  des  beautés  descriptives  qu'il  reflète  avec 
charme,  mais  des  détails  familiers  qu'il  avait  à  sauver  par  l'infaillible 
propriété  du  style,  par  une  constante  élégance  artistement  cachée 
sous  une  exquise  simplicité.  Or  l'on  a  eu  beau  réformer,  assouplir, 
déshabiller,  ramener  au  naturel  et  au  vrai  notre  terrible  versification 
française  :  le  pli  est  pris,  et  ne  s'efface  jamais  complètement.  Elle  a 
ses  pruderies,  ses  routines,  ses  incompatibilités  d'humeur,  dont  il 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    E.\    1861.  709 

est  difficile  de  triompher.  Il  y  a  des  périphrases  chez  M.  de  Vigny  : 
il  y  en  a  chez  M.  de  Lamartine,  et  nous  ne  voudrions  pas  affirmer 
qu'il  n'y  en  ait  pas  chez  M.  Victor  Hugo.  Dès  les  premières  pages 
des  Epitres  rustiques,  l'auteur  dit  à  un  domestique  campagnard  : 
clos  lu  -paupivrel  Plus  loin  un  enfant  gourmand  est  nlteint  de  gour- 
mandise pour  les  besoins  de  la  rime  et  de  l'hémistiche  ;  ailleurs  le 
jardinier  s'appelle  l'homme  qui  préside  à  notre  jardinage;  dans  la 
pièce  touchante  à  Brizeux,  nous  avons  souligné  ce  vers  : 

La  fortune  approchant,  tu  courais  t'absenter! 

Ces  taches  ne  seraient  pas  remarquées  dans  des  sujets  élevés,  gran- 
dioses, vraiment  poétiques,  ou  plutôt  on  ne  les  y  rencontrerait 
pas.  Le  sujet  aurait  naturellement  porté  le  poète  et  l'eût  empêché 
de  tomber  par  distraction  dans  le  convenu  ou  le  prosaïque;  mais 
dans  une  épître  à  un  cheval  de  réforme  ou  à  un  écrivain  devenu 
maire  de  village  (n'est-ce  pas  un  peu  la  même  chose?),  dans  le  récit 
d'un  voyage  en  carriole  ou  d'une  rencontre  dans  une  auberge,  il  n'y 
a  pas  de  milieu.  Il  faut  que  le  ton  soit  d'une  justesse  rigoureuse;  plus 
l'idée  est  familière,  plus  il  est  indispensable  que  le  mot  s'ajuste 
étroitement  à  l'idée,  sans  quoi  la  dissonance  apparaît  toute  nue,  de 
même  que  sur  un  terrain  plat  le  moindre  caillou  fait  accident.  Ce 
n'est  pas  pour  rien  que  les  rhétoriciens  d'autrefois  se  jetaient  tout 
d'abord  dans  les  bras  de  la  tragédie,  et  que  ceux  d'il  y  a  trente  ans 
s'élançaient  d'emblée  vers  le  haut  lyrisme;  ces  genres-là  ont  leur 
langue  faite;  le  moule  est  prêt  :  il  ne  s'agit  plus  que  d'avoir  quelque 
chose  à  y  mettre.  Pour  plusieurs  de  ces  épitres  rustiques,  la  langue 
était  à  faire,  et  franchement  ce  travail  ne  rapporte  point  ce  qu'il 
coûte.  Les  poètes  d'origine  provençale  ne  sauraient  être  assez  timo- 
rés sur  le  chapitre  des  négligences,  des  suites  d'une  facilité  prover- 
biale. Le  préjugé  parisien  suppose  que  le  vers  est  un  produit  natu- 
rel de  la  Provence,  comme  les  figues  et  les  olives,  et  il  ne  faut  pas 
que  M.  Autran  puisse  jamais  être  responsable  des  improvisations  de 
M.  Méry. 

M.  Edouard  Grenier  est  aussi  un  amant  de  l'idéal,  mais  d'un  idéal 
plus  lointain,  plus  cosmopolite,  plus  compliqué  de  figures  épiques 
ou  légendaires.  Ce  n'est  pas  à  lui  que  l'on  reprochera  la  trop  grande 
familiarité  de  ses  sujets.  On  pourrait  plutôt  l'accuser  d'étreindre 
avec  trop  de  hardiesse  juvénile  et  de  laisser  ensuite  à  l'état  d'é- 
bauches de  grandes  idées  dont  une  seule  suflirait  à  l'ambition  d'un 
poète.  Eschyle,  Milton,  Shakspeare,  sont  ses  patrons,  et  il  sied  au 
moins  de  rendre  justice  au  choix  de  ses  modèles  et  à  l'élévation  de 


710  REVUE    DES    DELX    .MONDES. 

ses  pensées.  11  mérite  d'ailleurs  qu'on  le  rattache  au  groupe  des 
poètes  qiii  font  intervenir  dans  leur  œuvre  les  aspirations  de  l'âme 
et  le  souci  de  la  destinée  humaine,  car  ce  qui  le  préoccupe  en  face 
de  certains  types  mythologiques  ou  légendaires,  c'est  un  idéal  de  dé- 
livrance pour  l'humanité  souffrante  et  opprimée,  délivrance  qui  se 
poursuivrait  à  travers  les  âges,  et  qui,  incomplète  encore  dans  l'es- 
prit du  poète,  serait  demandée  à  l'avenir,  comme  tout  ce  qu'on  n'est 
pas  bien  sûr  d'obtenir  du  présent.  Cette  idée  se  trahissait  déjà  dans 
la  Mort  du  Juif  errant.  Sous  une  forme  plus  romanesque,  l'El- 
kovan,  dont  les  lecteurs  de  la  Revue  n'ont  peut-être  pas  perdu  le 
souvenir,  nous  montrait  deux  âmes  essayant  de  s'aimer  sur  cette 
rive  du  Bosphore  où  la  femme  n'est  qu'un  servile  instrument  de 
volupté.  Le  spiritualisme  de  l'Occident  animait  heureusement  cette 
poésie  orientale,  et  l'histoire  de  cette  tendre  Aïna  dont  l'âme  s' envo- 
lait sous  l'aile  blanche  d'un  elkovan,  pendant  que  les  flots  englou- 
tissaient son  beau  corps,  nous  donnait  une  de  ces  sensations  poéti- 
ques devenues  trop  rares  pour  qu'on  les  dédaigne,  alors  même  que 
l'on  y  retrouve  un  rellet  de  lord  Byron  ou  d'Alfred  de  Musset.  Le 
morceau  capital  du  nouveau  volume  de  M.  Grenier,  Pohnea  drama- 
tiques, est  la  tragédie  de  PronuHhêe  délivré.  L'idée  a  de  la  gran- 
deur. La  délivrance  de  Prométhée,  ce  sera  sa  mort,  mais  ce  sera 
aussi  la  chute  des  dieux  de  l'Olympe;  ce  sera  l'avènement  d'un  dieu 
inconnu  qui  va  régénérer  le  monde.  Ainsi  l'humanité  est  intéressée 
dans  cette  délivrance,  comme  elle  l'était  dans  la  rédemption  symbo- 
lique d'Ahasvérus.  Enchaîné  sur  son  rocher,  déchiré  par  le  vautour, 
au  milieu  de  ces  scènes  d'horreur  immortalisées  par  le  génie  d'Es- 
chyle, le  vieux  titan  salue  les  premières  clartés  de  l'aurore  divine. 
Nul  ne  les  aperçoit  encore  à  travers  les  ombres  de  la  nuit,  mais 
la  douleur  et  la  solitude  ont  donné  à  ses  regards  une  lucidité  pro- 
phétique. Du  haut  de  son. agonie  triomphante,  il  insulte  ces  dieux 
cruels  qui  ont  applaudi  à  son  supplice,  et  qui,  sentant  leur  divi- 
nité chanceler  sur  sa  base,  viennent  s'humilier  devant  lui.  Il  y  a 
dans  ce  mélange  d'espérance  funèbre  et  de  vengeance  satisfaite  je 
ne  sais  quelle  ardeur  sauvage  que  le  poète  a  parfois  exprimée  avec 
bonheur.  Cependant,  si  l'accent  est  vrai,  l'expression  n'est  pas  tou- 
jours juste;  le  souffle  lyrique  ou  tragique  ne  se  soutient  pas  con- 
stamment; l'harmonie  du  ton  est  souvent  rompue  par  des  vers  pro- 
saïques ou  des  nuances  trop  modernes  qui  nous  rejettent  loin 
d'Eschyle.  Les  océanides  que  M.  Edouard  Grenier  fait  dialoguer 
avec  le  titan  parlent  une  langue  qui  ressemble  quelquefois  à  de  la 
prose  rimée,  et  que  l'auteur  aurait  dû  épargner  à  ces  belles  créa- 
tions de  la  poésie  antique.  Ce  qui  manque  à  ce  Prométhée  délivré, 
ce  qui  a  manqué  jusqu'ici  à  M.  Edouard  Grenier,  ce  n'est  pas  le 


LA   POÉSIE    FRA>r.AISE    EX    18ël.  711 

goût  OU  le  courage  de  l'idéal,  l'ampleur  des  cadres,  le  premier  jet, 
la  conception  poétique  :  c'est  le  fini  de  l'exécution.  Ces  Poèmes  font 
l'effet  de  ces  toiles  où  l'artiste,  pour  échapper  aux  mièvreries  de  la 
petite  peinture,  attaque  vaillamment  un  sujet  grandiose,  groupe  sur 
un  fond  immense  des  personnages  d'une  fière  et  héroïque  tournure, 
mais  reste  au-dessous  de  sa  tâche ,  et  nous  donne  un  décor  plutôt 
qu'un  tableau.  Nous  reconnaissons  chez  M.  Edouard  Grenier  l'étoffe 
d'un  poète  tel  que  nous  les  aimons.  Il  réussira  tout  à  fait,  lorsqu'il 
se  souviendra  mieux  d'un  mot  célèbre  appliqué  à  un  autre  ordre  de 
témérités  :  «  Quand  on  décroche  des  mondes ,  il  faut  avoir  la  force 
de  les  porter.  » 

A  ces  poètes  restés  fidèles  au  culte  de  l'idéal,  au  caractère  général 
et  philosophique  de  la  poésie ,  nous  n'essaierons  pas  de  comparer 
ceux  qui  ne  lui  demandent  plus  que  des  inspirations  solitaires,  ceux 
qui  lui  imposent  leur  système  ou  leur  caprice.  Les  termes  mêmes 
de  comparaison  nous  manqueraient  entre  ces  deux  pôles  extrêmes 
du  monde  poétique,  et  nous  ne  pourrions  nous  donner  le  triste  plai- 
sir de  constater  l'infériorité  du  talent  chez  ceux  dont  nous  déplorons 
les  tendances,  puisque  leurs  qualités  d'artistes,  —  plutôt  encore  que 
de  poètes,  —  sont  hors  du  débat.  Ces  qualités,  si  nous  leur  rendions 
pleine  justice,  deviendraient  à  nos  yeux  un  grief  de  plus,  ou  tout 
au  moins  un  argument  dont  nous  nous  servirions  pour  les  com- 
battre. A  quoi  bon  en  eftet  s'abandonner  à  cette  vocation  pleine 
d'austérités  et  de  sacrifices,  posséder  tous  les  secrets  de  l'art,  as- 
souplir la  forme  et  le  mécanisive  du  vers,  arriver  à  une  perfection 
de  détails  et  de  ciselures  qui  marque  un  progrès  matériel ,  si  tout 
cela  doit  demeurer  stérile,  s'il  n'en  doit  pas  résulter  une  communi- 
cation plus  intime  et  plus  féconde  entre  le  poète  et  toutes  ces  âmes 
qui  lui  demandent  d'être  leur  interprète  et  leur  guide?  Choisissons 
par  exemple  M.  Leconte  de  Lisle,  un  des  maîtres  de  cette  poésie  sa- 
vante de  l'isolement  volontaire  :  pourquoi  tant  d'efforts,  pourrions- 
nous  dire,  une  volonté  si  énergique,  un  contour  si  ferme,  un  ton  si 
vigoureux,  tant  de  muscles,  de  nerf  et  de  saillie,  pour  aboutir  à  être 
apprécié  de  quelques  artistes,  de  quelques  dilettantes,  et  rester  sans 
influence  sur  la  vie  intellectuelle  de  son  temps?  Le  poète  est-il  donc 
fait  pour  une  gloire  cellulaire?  Il  se  plaint  de  l'abandon  de  la  poé- 
sie, et  nous  avons  tenté  d'en  indiquer  les  causes;  mais  de  quel  droit 
se  plaindre  si  les  mieux  doués  et  les  plus  forts,  au  lieu  de  s'éclairer 
de  notre  soleil ,  de  vi^'re  de  notre  vie ,  de  laisser  battre  leur  cœur  à 
l'unisson  des  nôtres,  de  donner  une  voix  à  l'âme  universelle,  s'exi- 
lent loin  de  nous,  au-delà  des  âges  et  des  espaces,  rejettent  les 
clartés  spiritualistes  pour  des  théogonies  confuses,  et  vont  s'enfon- 
cer dans  quelque  temple  indien,  s'égarer  dans  les  jungles  sous  le 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

feu  d'un  soleil  implacable,  ou  errer  comme  des  fantômes  sur  des 
plages  désolées?  Vous  êtes  poète:  ce  serait  une  raison  de  plus  pour 
être  homme,  car  le  poète  encore  une  fois,  c'est  l'humanité  qui 
chante,  c'est  l'imagination  de  tous  exprimée  et  notée  par  un  seul, 
et  voilà  que,  renonçant  à  votre  plus  précieux  privilège,  vous  aimez 
mieux  faire  du  poète  un  être  exceptionnel,  vivant  au  milieu  de  créa- 
tures fantasques  et  redoutables  où  je  ne  reconnais  rien  de  ce  que  je 
sens,  de  ce  que  je  vois,  de  ce  que  j'aime!  Quelles  sont  après  tout, 
et  en  dépit  de  tous  les  systèmes,  les  vraies  sources  de  la  poésie? 
C'est  Dieu,  c'est  la  nature,  c'est  l'amour,  c'est  le  monde  extérieur, 
c'est  la  vie  intérieure  avec  l'infinie  variété  de  ses  phénomènes  et  de 
ses  mystères.  Eh  bien  !  dans  l'œuvre  de  M.  Leconte  de  Lisle,  le  ciel 
est  dépeuplé  ;  Dieu  cède  la  place  à  une  fatalité  cruelle  et  sourde  à 
nos  douleurs,  comme  le  Fatum  des  anciens;  la  tristesse  est  le  dés- 
espoir; la  rêverie  est  un  engourdissement  de  bête  fauve  couchée  sur 
le  sable  brûlant;  les  animaux  sont  des  monstres;  les  plantes  et  les 
fleurs  offrent  les  caractères  de  ces  végétations  excessives  dont  on  ne 
peut  dire  si  elles  sont  des  merveilles  ou  des  poisons  ;  le  spectacle  de 
la  nature,  si  consolant  et  si  doux,  cesse  de  nous  émouvoir  et  de  nous 
attendrir  pour  revêtir  des  formes  étranges,  exotiques,  qui  nous 
étonnent  et  nous  épouvantent.  L'amour  enfin,  l'amour  n'est  plus 
seulement  la  dure  loi,  le  flâaii,  Y  exécrable  folie ^  que  le  poète  peut 
maudire  dans  un  moment  de  colère  contre  les  fragiles  ou  décevans 
objets  de  ses  tendresses;  il  est  un  enfer,  ses  victimes  sont  ses  dam- 
nés, et  ces  suppliciés  de  l'amour  .élèvent  leur  anathème  éternel 
contre  l'impitoyable  puissance  qui  leur  a  donné  un  cœur  pour  le 
meurtrir  et  des  entrailles  pour  les  déchirer.  Dans  ce  terrible  inven- 
taire de  toutes  les  forces  hostiles  ou  funestes  à  l'humanité,  les  chiens 
mêmes,  ces  aimables  familiers  du  foyer  domestique,  ces  compa- 
gnons de  promenade  dont  la  vue  n'éveille  que  des  idées  affectueuses, 
se  changent  en  spectres  affamés  qui  parcourent  les  grèves,  et  dont 
les  hurlemens  sinistres  forment,  avec  le  gémissement  des  vagues, 
l'hymne  de  la  désolation  et  du  chaos.  Il  faut,  nous  le  répétons,  des 
organisations  spéciales  pour  pouvoir  supporter  ces  excès  de  tempé- 
rature poétique.  Dans  cette  transposition  violente  de  tous  les  objets 
sur  lesquels  aime  à  s'exercer  la  sensibilité  humaine,  que  peut  de- 
venir le  rapport  nécessaire  entre  le  poète  et  son  auditoire?  Et, 
quand  même  il  s'exprimerait  dans  un  splendide  langage,  quand 
même  il  accomplirait  des  prodiges  de  volonté  et  de  science,  com- 
ment aurait-il  sur  les  âmes  une  prise  suffisante  pour  caractériser  et 
couronner  sa  tâche  de  poète?  M.  Leconte  de  Lisle  ne  peut  donc  s'en 
prendre  qu'à  lui-même  s'il  n'a  pas  encore  obtenu  une  renommée 
égale  à  son  talent;  il  faut  communiquer  avec  les  hommes  pour  r^us- 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    EX    1861.  713 

sir  à  les  dominer:  quiconque  s'obstine  dans  l'isolement  peut-il  sans 
inconséquence  protester  contre  l'abandon? 

Le  nom  et  l'œuvre  de  M.  Charles  Baudelaire  pourraient  donner 
lieu  à  des  réflexions  plus  sévères  ou  plus  tristes.  Ici  ce  n'est  plus 
seulement  un  poète  qui  se  sépare  de  la  grande  famille  humaine, 
une  personnalité  inflexible  substituant  un  système  aux  sentimens 
naturels  :  c'est  une  imagination  malade,  douée  de  cette  subtilité  de 
perceptions  que  surexcite  la  maladie,  et  l'exerçant  aux  dépens  de 
tout  ce  qui,  dans  l'ordre  poétique,  mérite  de  nous  émouvoir  et  de 
nous  charmer.  M.  Baudelaire  est  assurément  un  des  plus  curieux 
produits  d'une  littérature  dont  le  faisceau  se  brise,  un  frappant 
exemple  de  l'excès  où  peut  tomber  le  sens  individuel,  lorsque, 
n'ayant  plus  ni  lien,  ni  frein,  ni  loi,  il  combine  un  remarquable  ta- 
lent d'artiste  avec  des  rêves  d'halluciné.  Rien  de  plus  facile  que 
d'attaquer  l'auteur  des  Fleurs  du  Mal  par  de  vulgaires  sarcasmes 
ou  des  formules  d'indignation  vertueuse.  M.  Baudelaire,  selon  nous, 
mérite  mieux  et  plus  que  cela  :  il  y  aurait  peut-être  à  lui  appliquer 
une  étude  psychologique,  ou  même  physiologique,  qui  ne  serait  pas 
inutile  à  l'ensemble  de  notre  histoire  littéraire.  Yoilà  une  nature 
fine,  nerveuse,  prédestinée  à  la  poésie  :  viennent  des  souffles  vivi- 
fians,  une  lumière  bienfaisante,  une  forte  culture;  la  moisson  pourra 
gei'iner  et  mûrir.  Par  malheur,  ce  cerveau  souffi'e  d'une  disposition 
particulière  qui  altère  et  envenime,  à  mesure  qu'ils  s'y  réfléchissent, 
les  sentimens  et  les  images  ;  cette  coupe  artistement  ciselée  a  cela 
de  bizarre,  que  la  liqueur  fermente  et  s'aigrit  en  touchant  au  fond. 
Pour  tout  dire,  la  poésie  tourne  dans  cette  imagination  poétique, 
comme  ces  vins  excellens,  mais  qui  ne  peuvent  supporter  certaines 
conditions  de  localité  ou  d'atmosphère.  Dans  un  temps  propice  au 
libre  développement  d'une  organisation  de  poète,  au  milioii  d'illus- 
tres exemples  dont  l'autorité  ne  pourrait  être  méconnue,  dans  une 
littérature  qui  croirait  à  quelque  chose,  qui  s'inspirerait  d'une  pen- 
sée ,  qui  aurait  une  conscience  et  une  âme ,  peut-être  le  sentiment 
général  finirait-il  par  prévaloir  sur  ce  sens  individuel;  peut-être  la 
poésie  vraie  triompherait-elle  de  cette  disposition  maladive,  comme 
ces  régimes  salubres  qui  détruisent  un  germe  vicieux  dans  un  or- 
gane attaqué  ou  menacé.  Par  malheur  ici,  grâce  à  cet  esprit  de 
morcellement  que  nous  avons  constaté,  il  s'est  produit  un  phéno- 
mène contraire.  C'est  le  sens  personnel  qui  a  absorbé  le  sentiment 
général;  c'est  le  germe  maladif  qui  est  devenu  l'organe  tout  en- 
tier. C'est  ainsi  que  peut  s'expliquer  la  poésie  de  M.  Baudelaire. 
Nous  le  croyons  sincère  dans  son  excentricité,  et  nous  reculons  de- 
vant'le  lieu-commun  qui  consisterait  à  le  traiter  d'impie  et  d'immo- 
ral. Ces  gros  mots  perdraient  de  leur  valeur  vis-à-vis  d'un  homme 


714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  qui  se  sont  naturellement  déplacées  les  idées  du  bien  et  du 
mal,  et  dont  l'instrument  poéticrue  ne  résonne  plus  que  sous  la  main 
des  puissances  mauvaises.  Comme  ces  malades  qui  trouvent  ou  don- 
nent un  arrière-goût  de  fièvre  à  tout  ce  qu'ils  touchent,  pour  qui 
les  alimens  les  plus  savoureux  et  les  plus  sains  deviennent  indi- 
gestes et  amers,  M.  Baudelaire  ne  peut  plus  aspirer  une  gorgée 
de  poésie  sans  que  cette  gorgée  ne  s'imprègne  de  venin  ou  d'amer- 
tume. Pour  lui,  les  mondes  extérieurs  ou  invisibles  sont  hantés  par 
le  mal  comme  par  leur  hôte  naturel,  infestés  de  visions  farouches, 
de  laideurs  gigantesques,  de  corruptions  étranges,  de  perversités 
inouies,  de  toutes  les  variétés  de  la  souffrance,  de  la  scélératesse  et 
du  vice;  les  fleurs  y  sont  vénéneuses  et  y  exhalent  un  parfum  pesti- 
lentiel; les  sources  y  sont  empoisonnées,  et  l'on  ne  peut  se  pencher 
sur  leur  frais  miroir  sans  y  voir  la  pâle  figure  d'un  spectre  ou  d'un 
condamné  à  mort.  La  nature  n'est  plus  seulement,  comme  pour 
M.  Leconte  de  Lisle,  une  marâtre  splendide  et  insensible;  elle  est 
«ne  manifestation  visible  de  l'enfer,  un  tissu  d'ironies  sanglantes  ou 
funèbres  jetées  à  la  face  de  l'homme.  L'amour  est  pire  encore  que 
cet  infernal  fléau,  dont  M.  Leconte  de  Lisle  fait  défiler  les  victimes, 
îl  devient  quelque  chose  d'innomé ,  qui  ne  se  plaît  que  dans  le 
fumier  et  dans  le  sang,  un  héritier  des  honteuses  débauches  de 
Lesbos  ou  de  Gaprée,  cherchant  un  assouvissement  impossible  dans 
ces  voluptés  qui  déshonorent  le  monde  païen ,  et  que  la  civilisation 
moderne  ne  devrait  plus  même  comprendre.  Voilà  jusqu'où  peut 
arriver  le  sens  individuel,  quand  il  règne  seul,  quand  ces  spccîa- 
listcs  de  la  poésie,  livrés  à  tout  le  désordre  de  leur  caprice,  espè- 
rent ramener  la  foule  indifférente  par  ces  friandises  de  haut  goût,  et 
croient  accentuer  plus  puissamment  leur  physionomie  de  poète  en 
prenant  le, contre-pied  de  tout  ce  qui  est  vrai,  bon,  bienfaisant  et 
beau,  ou,  en  d'autres  termes,  de  tout  ce  qui  est  poétique.  Que  serait 
une  société,  que  serait  une  littérature  qui  accepteraient  M.  Charles 
Baudelaire  pour  leur  poète?  Où  faudrait-il  descendre,  en  fait  d'ordre 
intellectuel  et  moral,  pour  s'acclimater  à  l'air  que  respire  une  pa- 
reille muse?  Quel  peut  être  l'avenir  d'une  poésie  qui  se  condamne 
elle-même  à  n'être  qu'une  exception,  exception  solitaire  comme 
chez  M.  Leconte  de  Lisle,  ou  monstrueuse  comme  chez  M.  Baude- 
laire? Poser  ces  questions,  c'est  les  résoudre;  c'est  expliquer  sur- 
tout comment,  avec  d'incontestables  talens,  la  poésie  peut  perdre 
son  influence,  se  placer  en  dehors  du  véritable  mouvement  de  l'es- 
prit humain,  et  n'être  plus  ni  une  autorité,  ni  une  consolation,  ni 
un  clfarrae,  mais  une  curiosité  plus  ou  moins  bizarre,  exposée  dans 
un  coin  aux  regards  de  quelques  connaisseurs  endurcis,  de  quel- 
ques collectionneurs  acharnés. 


LA  roÉSIE  FRANÇAISE  E.\  1861.  715 

Ainsi,  de  quelque  nom  qu'on  le  nomme,  matérialiste  ou  fantai- 
siste, excentrique  ou  réaliste,  cet  art  nouveau,  sorti  des  ruines  de 
ce  que  nous  avons  aimé,  garde  à  nos  yeux  un  tort  impardonnable  et 
qui  nous  gâte  d'avance  toutes  ses  qualités  :  il  se  sépare  de  plus  en 
plus  des  sentimens  et  des  aspirations  de  l'humanité;  il  rompt  les 
communications  de  la  poésie  avec  tout  ce  qui  la  faisait  vivre  et  en 
tirait  une  vie  nouvelle;  il  est  enfin  la  négation  de  l'idéal,  et  par  con- 
séquent il  seconde  parmi  nous,  au  lieu  de  les  combattre,  ces  pen- 
chans  mêmes  de  l'esprit  moderne,  que  nous  accusons  de  notre  dé- 
périssement poétique.  Volontiers  nous  comparerions  les  recherches 
et  les  rafTmemens  de  cet  art  à  ces  voluptueux  suicides  que,  dans 
l'extrême  civilisation  païenne,  des  épicuriens  blasés  environnaient 
de  tout  ce  qui  pouvait  enchanter  leurs  regards  et  enivrer  leurs  sens. 
Doit-on  en  conclure  que  tout  soit  désespéré?  Nous  ne  le  croyons  pas  : 
il  ne  faudrait  pas  surtout  céder  à  cette  disposition  chagrine  qui  fait 
aisément  supposer  que  ce  qui  nous  froisse  n'a  pas  de  précédens  et 
n'est  jamais  arrivé  ailleurs.  En  d'autres  temps,  sous  d'autres  formes, 
par  suite  d'excès  différens  ou  même  contraires,  la  poésie  et  l'art  ont 
eu  à  subir  des  épreuves  tout  aussi  rudes,  à  traverser  des  crises  tout 
aussi  dangereuses.  A  quoi  se  réduit  la  question  ?  A  savoir  si  la  dé- 
mocratie, qui  règne  et  gouverne  dans  l'art  comme  partout,  sera 
capable,  après  les  premiers  tumultes  de  son  installation  et  de  sa 
victoire,  d'avoir,  elle  aussi,  son  idéal  qui  l'élève  au-dessus  des  vul- 
garités de  la  vie  pratique  et  des  grossières  suggestions  de  la  matière. 
Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  en  effet  :  le  réalisme,  —  pour  i^venir  à  un 
mot  si  souvent  répété,  —  ne  signifie  absolument  rien  qu'une  pauvre 
petite  secte  inventée  par  une  coterie  pour  les  plaisirs  de  son  orgueil, 
ou  il  signifie,  ce  qui  est  beaucoup  plus  grave,  l'alliance  de  la  dé- 
mocratie et  de  l'analyse,  appliquant,  l'une  ses  instincts,  l'autre  ses 
corrosifs,  à  tous  les  objets  qui  occupent  ou  qui  charment  l'imagina- 
tion et  la  pensée.  Dès  lors  la  question  change  de  face  :  il  ne  s'agit 
plus  de  persifler  le  réalisme  ou  de  le  maudire;  c'est  une  puissance 
de  création  récente,  avec  laquelle  il  faut  compter  comme  avec  toutes 
les  puissances,  et  probablement  transiger,  puisque  c'est  d'ordinaire 
par  des  transactions  que  les  guerres  se  terminent.  Or  il  a  existé  à 
toutes  les  époques  un  trait  dominant,  un  goût,  un  penchant  qui, 
s' exagérant  dans  la  société,  s'exagérait  aussi  dans  la  littérature,  et 
qui  inspirait  aux  pessimistes  bon  nombre  de  récriminations,  de 
plaintes  et  d'épigrammes.  Cet  idéal,  de  quelque  façon  qu'on  essaie 
de  le  définir,  —  recherche  du  beau  dans  le  vrai,  sentiment  de  l'in- 
fini dans  le  fini,  —  il  y  a  bien  des  manières  de  le  travestir.  Au- 
jourd'hui on  le  fait  descendre  trop  bas.  D'autres  époques  le  pla- 
çaient trop  haut,  le  cherchaient  même  où  il  n'est  pas.  Quelques 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

années  à  peine  avant  l'épanouissement  du  grand  siècle,  lorsqu'une 
société  aristocratique  par  excellence  se  passionnait  pour  des  fadeurs 
chevaleresques,  pour  un  héroïsme  dameret  qui  défigurait  tout  en- 
semble l'humanité  et  l'histoire,  elle  était  dans  le  faux  à  sa  manière, 
et  ce  faux  ne  valait  pas  mieux  que  le  nôtre;  elle  méritait  qu'une 
bonne  et  franche  veine  du  véritable  esprit  français  ou  gaulois  fît 
justice  de  ces  nobles  extravagances,  que  l'or  de  Molière,  de  La  Fon- 
taine et  de  Boileau  démonétisât  bien  vite  ce  clinquant.  Mais  que 
dire  du  siècle  suivant,  du  temps  où  les  plus  graves,  les  plus  émi- 
nens  penseurs  enguirlandaient  de  roses  artificielles  ou  fanées  les 
œuvres  de  leur  génie,  où  une  aristocratie  dégénérée  encourageait  de 
toutes  ses  faveurs  le  paganisme  dans  l'art,  —  le  paganisme  pris 
dans  son  sens  le  plus  erotique  et  le  plus  frivole?  Celle-là  se  heurta 
contre  un  châtiment  plus  sévère  et  eut  à  subir  une  réaction  plus 
rude.  La  révolution  fut  une  critique  à'  main  armée,  qui  força  cette  so- 
ciété corrompue  à  retrouver  la  vie  dans  la  mort,  et  réveilla  dans  les 
âmes  le  spiritualisme  par  la  douleur.  Et  cependant  combien  il  fallut 
d'années  pour  démêler,  dans  cet  idéal  reconquis,  ce  qui  n'était 
qu'emphase,  mauvais  goût,  mode  ridicule,  regain  de  fausse  che- 
valerie, et  ce  qu'il  y  avait  de  vivace,  ce  qui  signalait  le  réveil  de  la 
pensée  et  de  la  liberté  humaines?  Plus  récemment  encore,  quand 
une  révolution  radicale  est  venue  remettre  en  question  les  plus  pré- 
cieuses de  nos  conquêtes ,  on  a  pu  se  demander  si  les  folles  conni- 
vences de  la  société  avec  les  succès  scandaleux  d'une  littérature  ou- 
blieuse de  toute  règle  et  de  tout  frein  n'avaient  pas  contribué  à  cette 
invasion  subite  des  passions  mauvaises,  légalisées  dans  les  rues 
après  avoir  été  applaudies  dans  les  livres. 

Aujourd'hui  c'est  la  démocratie  qui  tient  le  sceptre,  et,  quand  on 
parle  d'elle,  il  ne  faut  jamais  oublier  les  leçons  de  l'homme  éminent 
qui  l'a  si  bien  comprise,  qui  l'a  sincèrement  avertie  de  ses  dangers, 
noblement  aimée  malgré  ses  fautes,  et  dont  les  conseils,  applicables 
à  l'ensemble  de  ses  destinées,  pourraient  aussi  s'appliquer  à  sa  lit- 
térature. L'autorité  de  M.  de  Tocqueville  doit  désormais  dominer 
tout  le  débat,  et  nous  croyons  ne  pas  nous  éloigner  de  sa  pensée  en 
affirmant  que,  dans  l'art  comme  dans  la  politique,  l'avenir  de  la 
démocratie  ne  dépend  que  d'elle-même,  du  choix  qu'elle  fera  entre 
ce  qui  déprave  et  ce  qui  purifie,  entre  ce  qui  relève  et  ce  qui  abaisse. 
Vivifiée  par  le  spiritualisme,  la  démocratie  peut  accomplir  de  grandes 
choses  :  elle  peut  légitimer  son  avènement  et  ses  conquêtes,  prendre 
rang  parmi  ces  pouvoirs  que  l'on  ne  conteste  plus  et  qui  finissent 
par  s'assimiler  des  élémens  longtemps  réfractaires.  Acclimatée  à  ce 
matérialisme  qu'elle  aspire  par  tous  les  pores  et  dont  elle  ferait  à 
la  fois  l'arbitre  de  ses  travaux  et  de  ses  plaisirs,  elle  ne  pourrait 


LA    POÉSIE    FRANÇAISE    EN    1861.  717 

plus  que  tourner  tristement  sur  elle-même,  arriver  à  une  déper- 
dition fatale  de  ces  forces  dont  elle  est  si  fièi'e,  jusqu'au  moment 
où  le  mauvais  emploi  de  sa  puissance  produirait  sa  ruine  comme 
l'abus  de  la  liberté  produit  la  servitude.  Elle  a  des  facultés  que  nous 
ne  prétendons  pas  contester,  une  sève  surabondante,  une  activité 
sans  cesse  renouvelée,  une  force  d'expansion  qui  redouble  dans  la 
société  moderne  le  sentiment  de  la  vie;  mais  elle  ne  peut  pas  plus 
se  passer  de  l'idéal  que  les  autres  puissances  qui  l'ont  précédée.  Que 
dis-je?  il  lui  est  plus  nécessaire  encore;  elle  a  d'autant  plus  besoin 
d'y  ramener  ses  regards  que  ses  mains  sont  plus  obstinément  atti- 
rées vers  la  réalité. 

Maintenant  quel  sera  cet  idéal?  Doit-elle  y  comprendre  toutes  les 
poétiques  chimères  où  se  complaisent  les  siècles  jeunes  aux  périodes 
de  crédulité  naïve  ou  d'enthousiasme  facile?  Y  admettra-t-elle  cette 
poésie  de  convention  à  laquelle  sacrifient  trop  souvent  les  sociétés 
polies?  Ne  profitera-t-elle  pas  de  ses  observations  et  de  son  expé- 
rience pour  élaguer  tout  ce  qu'y  mêlaient  autrefois,  sous  un  jour 
plus  favorable  à  ces  erreurs  d'optique,  des  imaginations  trop  riches 
pour  compter  ou  trop  pauvres  pour  choisir?  Que  la  démocratie  se 
dégage,  autant  qu'elle  le  voudra,  de  toute  inspiration  factice,  des 
fausses  magnificences,  des  puériles  coquetteries  de  l'art  mondain; 
qu'elle  ne  conserve  que  ce  qui  est  vivace  et  immortel,  ce  qui  a  sa 
racine  dans  les  profondeurs  intimes  de  notre  être,  ce  qui  se  confond 
avec  les  plus  hautes  et  les  plus  pures  aspirations  de  l'âme.  Qu'elle 
en  use,  non  pas  pour  se  guinder,  mais  pour  s'assainir,  non  pas  pour 
falsifier  ses  instincts,  mais  pour  les  épurer,  non  pas  pour  monter 
sur  des  échasses,  mais  pour  gravir  des  cimes.  Qu'elle  brise  les  fleurs 
artificielles  en  épargnant  les  fleurs  naturelles.  Chose  remarquable, 
qui  dit  poésie  populaire  éveille  aussitôt  l'idée  de  la  poésie  même, 
dans  son  acception  primitive  et  vraie,  souriant  au  berceau  des  peu- 
ples, leur  montrant  du  doigt  le  monde  invisible  comme  une  mère 
qui  fait  réciter  à  son  enfant  sa  première  pi'ière.  A  ces  hommes  cour- 
bés sur  le  sillon,  elle  parle  de  Dieu;  à  ces  intelligences  serrées  dans 
les  liens  étroits  d'une  civilisation  à  peine  ébauchée,  elle  ouvre  des 
espaces  infinis,  elle  prodigue  de  mystérieux  trésors;  elle  jette  le 
merveilleux  comme  un  voile  d'or  sur  les  réalités  grossières.  Aujour- 
d'hui la  démocratie,  qui  n'est  après  tout  que  le  peuple  émancipé, 
organisé,  fait  homme,  devenu  son  maître  et  le  nôtre,  aurait,  si  l'on 
n'y  prenait  garde,  une  poésie  toute  contraire,  une  poésie  qui  expri- 
merait la  corruption  des  civilisations  extrêmes,  comme  l'autre  ex- 
primait l'ingénuité  des  sociétés  naissantes.  L'art  démocratique,  — 
en  ôtant  à  cette  épithète  son  sens  politique,  —  serait  ainsi  l'opposé 
de  la  poésie  populaire.  C'est  que  dans  l'intervalle  le  temps  a  mar- 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ché;  la  naïveté  est  devenue  science,  la  grossièreté  sans  malice  a  fait 
place  au  raffînement  sans  âme.  Les  poétiques  merveilles  se  sont  éva- 
nouies comme  disparaissent  au  grand  jour  les  visions  matinales.  Et 
cependant  la  question  n'a  pas  changé.  Ignorant  ou  savant,  soumis 
ou  souverain,  retenu  dans  ses  langes  ou  investi  de  la  toute -puis- 
sance, le  peuple  se  ressemble  toujours  par  quelque  côté  :  toujours 
il  doit  demander  à  la  poésie  une  diversion  salutaire  qui  ranime  en 
lui  l'être  moral,  un  retour  vers  l'invisible  Dieu  que  lui  cachent  les 
intérêts  terrestres,  et  non  un  redoublement  de  cette  exaltation  sen- 
suelle, trop  favorisée  déjà  par  ses  victoires  sur  la  matière.  C'est 
ainsi  que  Brizeux  comprenait  la  poésie  populaire,  lorsqu'il  adjurait 
sa  chère  Bretagne  de  rester  poétique  et  bretonne,  au  lieu  d'abdi- 
quer peu  à  peu  son  originalité  dans  son  contact  avec  une  civilisa- 
tion bâtarde.  C'est  ainsi  qu'à  une  autre  extrémité  de  la  France,  le 
réveil  de  la  muse  provençale  n'a  et  ne  peut  avoir  une  Valeur  sé- 
rieuse que  s'il  représente  l'élan  d'une  population  intelligente  vers 
une  poésie  qui  lui  appartient  et  qui  la  dérobe  aux  réalités  présentes, 
pour  lui  rendre  son  passé,  ses  paysages,  sa  physionomie  et  son  âme. 
Yoilà  ce  que  peut  être  encore  la  poésie  dans  les  sociétés  démocra- 
tiques, et  il  suffirait  d'un  génie  sincèrement  inspiré  pour  l'accom- 
moder à  la  fois  au  goût  de  ces  multitudes  que  l'on  met  aujourd'hui 
à  un  bien  triste  régime  et  aux  exigences  de  ces  connaisseurs  dé- 
paysés qui  s'amusent  à  des  recherches  corruptrices,  faute  de  savoir 
jouir  de  la  vraie  beauté.  En  un  mot,  pour  appliquer  à  une  maladie 
intellectuelle  un  aphorisme  médical ,  que  la  démocratie  se  traite  en 
poésie  par  les  contraires,  et  non  par  les  semblables!  Le  jour  où, 
revenue  aux  sources  vives  et  pures,  elle  aura  reconquis  son  idéal, 
ses  œuvres  seront  applaudies  par  ceux-là  mêmes  que  l'on  accuse  de 
s'être  affligés  de  ses  triomphes. 

Armand  de  Pontmartii:?. 


LES 


AFFAIRES  DE  SYRIE 


D'APRES   LES   PAPIERS  ANGLAIS 


II. 

LA   COMMISSION    INTERNATIONALE    DE    BEYROUTH. 


Correspondenee  relating  to  the  affairs  of  Syria,  presented  to  both  houses  of  partiament 
by  command  of  lier  Majesty,  1861. 


I. 

Je  suis  vraiment  honteux  d'avoir  à  faire  une  réflexion  personnelle 
avant  de  continuer  l'analyse  des  documens  anglais  (1).  Depuis  quel- 
ques mois,  je  me  suis  particulièrement  occupé  des  témoignages  que 
les  écrivains  et  les  consuls  anglais  portaient  sur  l'Orient.  J'ai  parlé 
da  voyage  de  M^.  Senior,  de  l'enquête  faite  par  sir  Henri  Bulwer  sur 
la  condition  des  chrétiens  en  Orient,  enfin  des  documens  imprimés 
pour  l'usage  du  parlement  et  relatifs  aux  affaires  de  Syrie.  On  sait 
pourquoi  j'ai  attaché  une  importance  spéciale  à  ces  divers  écrits  ou 
papiers  anglais.  Les  Anglais  ou  du  moins  les  ministres  anglais  sont 
les  patrons  politiques  de  la  Turquie.  Ce  sont  eux  qui  partout  la  dé- 
fendent et  la  soutiennent.  J'ai  pensé  qu'il  était  bon  de  savoir  ce  que 
les  patrons  pensaient  au  fond  de  leurs  cliens.  De  là  la  curiosité  que 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  juin  1861. 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'ai  eue  de  lire  les  récits  des  voyageurs  et  surtout  les  rapports  des 
consuls  anglais.  Cette  lecture  m'a  montré  qu'ils  ne  pensaient  pas 
mieux  que  nous  de  la  Turquie  et  des  Turcs  :  je  l'ai  dit;  mais  cette 
révélation  m'a  porté  malheur.  Depuis  ce  moment,  je  reçois  de  temps 
en  temps  de  l'Orient  de  petits  pamphlets  contre  moi,  écrits  en  fran- 
çais, et  je  vois  même  dans  un  écrit  qui  m'arrive  de  Smyrne  que  je 
pourrais  bien  être  un  agent  de  la  Russie.  Que  faire  à  tout  cela?  Je 
range  soigneusement  dans  ma  bibliothèque  tous  ces  petits  pamphlets 
turcs  à  côté  de  petits  pamphlets  russes  faits  aussi  contre  moi  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  quand  je  défendais  la  cause  de  la  Pologne,  et  je 
tâche  de  ne  pas  me  laisser  aller  à  trop  de  vanité  en  voyant  grossir 
ma  collection. 

Ni  Russes  ni  Turcs  k  Constantinople,  voilà  toute  ma  politique  en 
Orient.  Avec  cette  politique,  dont  la  pensée  est  de  laisser  l'Orient 
chrétien  aux  chrétiens  orientaux,  il  n'est  pas  extraordinaire  que 
je  n'aie  plu  ni  aux  Russes  ni  aux  Turcs.  La  guerre  de  Crimée  m'a 
donné  une  première  satisfaction;  elle  a  ôté  aux  Russes  l'espoir  de 
Constantinople.  J'attends  la  seconde,  et,  quoique  déjà  vieux,  il  est 
possible  que  je  l'aie;  mais  pour  cela  il  faut  que  le  peuple  anglais,  qui 
a  la  bonne  habitude  de  faire  ses  affaires  selon  ses  opinions,  ari'ive  à 
croire  sur  la  Turquie  ses  voyageurs  et  ses  consuls,  au  lieu  de  croire 
ses  ministres.  Je  tâche  donc  de  mettre  en  lumière  ce  que  pensent 
sur  la  Turquie  et  sur  les  chrétiens  d'Orient  les  consuls  anglais,  c'est- 
à-dire  des  hommes  qui  ont  sur  ce  point  beaucoup  de  préjugés, 
mais  qui  ont  le  respect  de  la  vérité,  qui  la  disent  à  leurs  supérieurs, 
croyant  sans  doute  que  ceux-ci  la  diront  au  parlement.  Dans  un  pays 
qui  comme  l'Angleterre  a  la  liberté  de  la  discussion,  il  est  impos- 
sible que  la  vérité  n'ait  pas  son  heure  et  son  jour  tôt  ou  tard.  Cette 
vérité,  c'est  que  l'Angleterre,  en  soutenant  la  Turquie,  s'épuise  à 
soutenir  ce  qui  ne  peut  plus  vivre.  L'Angleterre,  comme  l'a  montré 
lord  Stratford  de  Redcliffe,  ne  peut  sauver  la  Turquie  qu'en  la  gou- 
vernant, et  peut-être  ne  veut-elle  la  sauver  que  pour  la  gouverner. 
Elle  comprendra  bientôt  quel  fardeau  elle  prend  sur  les  épaules. 
C'est  un  second  empire  des  Indes  à  conduire  et  à  administrer,  mais 
un  empire  qui  ne  s'aide  plus  lui-même,  où  il  faut  tout  faire,  à  qui 
il  faut  donner  le  mouvement,  et  qui  s'arrête  sans  cesse,  comme  une 
horloge  usée  par  le  temps. 

Je  sais  combien  ces  paroles  s'accordent  mal  en  ce  moment  avec 
les  espérances  qui  s'attachent  à  l'avènement  du  sultan  Abdul-Azis. 
Je  ne  demanderais  pas  mieux,  quant  à  moi,  que  de  croire  que  le 
nouveau  sultan  va  régénérer  son  pays  et  le  tirer  de  l'abîme  où  il 
descend  peu  à  peu;  seulement,  pour  croire  cela,  il  faudrait  que  je 
pensasse  que  tout  le  mal  tenait  au  sultan  Abdul-Medjid,  que  c'était 


AFFAir.ES    DE    SYRIE.  721 

lai  qui  perdait  l'empire  ottoman,  et  que  sa  mort  va  redonner  la  vie  à 
la  société  turque.  Je  n'ai  pas  à  me  reprocher  d'avoir  jamais  pensé  si 
mal  du  sultan  défunt.  Il  voulait  le  bien ,  et  ne  le  faisait  pas  à  cause 
de  ses  défauts,  et  surtout  à  cause  des  défauts  de  la  société  otto- 
mane. Prenons,  je  le  veux  bien,  qu'Abdul-Azis  n'ait  aucun  des  dé- 
fauts d'Abdul-Medjid,  et  qu'il  n'en  ait  pas  d'autres;  restent  les  dé- 
fauts delà  société  ottomane,  qui  n'ont  pas  pu  mourir  du  jour  au 
lendemain  avec  le  sultan  défunt.  Je  suis  de  ceux  qui  croient  beau- 
coup à  l'ascendant  des  hommes,  mais  non  pas  de  ceux  qui  croient  à 
leur  toute-puissance,  et  qui  passent  leur  vie  à  changer  de  bon  Dieu. 
Un  prince  ferme  et  intelligent  peut  faire  beaucoup  pour  la  société 
qu'il  gouverne;  encore  faut-il  que  cette  société  ait  une  vitalité  quel- 
conque. Si  elle  est  barbare,  il  pourra  la  civiliser;  si  elle  est  civilisée, 
il  pourra  l'empêcher  de  se  corrompre  et  de  s'amollir;  mais  si  elle 
est  mourante,  il  ne  pourra  pas  lui  rendre  la  vie. 

Qu'est-ce,  dira-t-on,  qu'une  société  mourante?  C'est  une  méta- 
phore, car  pourquoi  une  société  mourrait-elle,  puisque  les  indivi- 
dus qui  la  composent  se  renouvellent  sans  cesse?  —  Une  société  naît, 
vit  et  meurt  par  des  causes  indépendantes  de  la  naissance,  de  la  vie 
et  de  la  mort  des  individus  qui  la  composent.  Une  société,  par  exem- 
ple, ne  vit  de  nos  jours  qu'à  la  condition  d'avoir  les  mêmes  lois  et 
les  mêmes  règles  pour  tous  ceux  qui  en  sont  membres.  Or  c'est  là 
pour  la  société  ottomane  la  grande  difficulté  d'existence.  Comment 
faire  vivre  ensemble  les  musulmans  et  les  chrétiens  qui  composent 
l'empire  turc?  Gomment  établir  entre  eux  l'égalité?  Comment  les 
musulmans  pourront-ils  la  supporter  sans  se  croire  dégradés?  Com- 
ment abaisseï'  les  uns  sans  les  affaiblir?  Comment  relever  les  autres 
sans  leur  inspirer  l'orgueil  et  la  désobéissance?  Si  le  sultan  Abdul- 
Azis  parvient  à  résoudre  cette  difficulté  et  à  faire  de  la  Turquie  un 
état  où  la  loi,  égale  pour  tous,  soit  également  exécutée,  il  sera  l'un 
des  plus  grands  hommes  des  temps  modernes;  mais,  pour  savoir 
s'il  l'est,  je  pense  qu'il  faut  attendre  plus  de  huit  jours.  Cependant 
je  ne  me  dissimule  pas  qu'il  y  a  quelque  messéance  à  troubler  par 
des  doutes  et  des  prévisions  fâcheuses  la  lune  de  miel  du  nouveau 
règne.  J'ai  donc  hésité  quelque  temps  à  le  faire  et  à  continuer  le 
récit  des  affaires  de  Syrie  d'après  les  documens  anglais.  Quelque 
chose  m'a  encouragé  à  poursuivre  mon  travail,  c'est  que  ce  qu'il  me 
reste  à  dire  n'a  rien  qui  puisse  être  désagréable  pour  la  Turquie, 
tout  au  contraire.  La  société  ottomane  et  l'autorité  turque  ont  vaincu 
en  Syrie,  nous  l'avouons,  et  vaincu  malgré  l'intervention  européenne. 
Que  les  chrétiens  de  Syrie  et  que  les  publicistes  européens,  qui 
avaient  beaucoup  espéré,  se  plaignent  de  leur  désappointement, 
qu'ils  blâment  même  les  moyens  employés  pour  les  désappointer, 

TOME   XXXIV.  46 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'ils  les  disent  contraires  à  la  justice  promise,  ces  plaintes  ne  font 
que  constater  la  prépondérance  obtenue  par  la  société  musulmane 
et  par  l'autorité  turque.  Raconter  comment  l'Europe,  avec  toute 
sorte  de  moyens  de  prépotence,  a  été  impuissante,  et  comment  la 
Turquie,  avec  toute  sorte  de  causes  de  faiblesse,  est  restée  victo- 
rieuse et  toute-puissante,  il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  déplaire  au 
nouveau  sultan. 

Je  veux  aussi,  sans  me  soucier  d'une  part  des  petits  tracas  que 
j'éprouve,  sans  chercher  d'autre  part  à  troubler  les  espérances  du 
nouveau  règne,  je  veux  continuer  paisiblement  l'enquête  que  je  fais 
sur  l'Orient  à  l'aide  des  documens  anglais,  et  examiner,  selon  le  plan 
que  je  me  suis  fait,  ce  qui  dans  ces  documens  a  rapport  en  premier 
lieu  aux  délibérations  de  la  commission  internationale  de  Syrie,  — 
en  second  au  régime  nouveau  du  Liban. 

On  sait  qu'outre  l'expédition  française  l'Europe  envoya  en  Syrie 
une  commission  internationale,  «  chargée  (1)  de  rechercher  les  cir- 
constances qui  ont  amené  les  derniers  conflits,  de  déterminer  la  part 
de  responsabilité  des  chefs  de  l'insurrection  et  des  agens  de  l'admi- 
nistration locale,  ainsi  que  les  réparations  dues  aux  victimes,  et  en- 
fin d'étudier,  pour  les  soumettre  à  l'approbation  des  gouvernemens 
et  de  la  Porte,  les  dispositions  qui  pourraient  être  adoptées  pour 
conjurer  de  nouveaux  malheurs.  » 

Cette  commission  internationale,  qui  accompagnait  l'expédition 
française,  était  une  intervention  diplomatique  de  l'Europe  à  côté  de 
l'intervention  militaire,  et  elle  ne  plaisait  pas  plus  que  celle-ci  au 
gouvernement  du  sultan.  Aussi  la  Turquie  a-t-elle  eu  l'habileté  d'é- 
luder les  effets  de  l'une  et  de  l'autre.  Elle  a  eu,  pour  éluder  les  effets 
de  l'intervention  militaire,  l'aide  de  l'Angleterre;  mais  elle  a  éludé 
toute  seule  l'intervention  diplomatique,  et  cela  fait  honneur  à  son 
adresse.  Je  reconnais  que  les  rivalités  des  puissances  européennes 
ont  aussi  aidé  à  l'habileté  de  la  Porte -Ottomane,  et  que  l'impuis- 
sance de  l'Occident,  quand  il  veut  exercer  une  action  collective  sur 
l'Orient,  a  éclaté  à  Beyrouth  comme  partout  ailleurs;  mais  sans  vou- 
loir rechercher  \6i  toutes  les  causes,  il  faut  avouer  que  l'intervention 
diplomatique  de  la  commission  internationale  n'a  pas  produit  pour 
l'avenir  de  la  Syrie  plus  d'effets  que  l'intervention  militaire. 

La  commission  de  Syrie  avait  deux  missions  différentes,  une  mis- 
sion de  répression  et  une  mission  de  réparation  ;  elle  devait  coopé- 
rer par  ses  recherches  à  la  punition  des  auteurs  des  massacres  et  aux 
dédommagemens  dus  aux  victimes.  Voyons  d'abord  ses  délibérations 
touchant  les  justices  à  faire. 

(1)  Dûptche  de  M.  Thou\  enel  à  M.  de  Persigny,  documens  anglais,  p.  45,  n"  G6. 


AFFAIUES    DE    SYIUE.  723 

La  commission  ne  pouvait  pas  juger  par  elle-même  ;  mais  elle 
devait  surveiller  la  manière  dont  le  commissaire  extraordinaire  de 
la  Porte  administrerait  la  justice.  Ce  rapprochement  ou  plutôt  ce 
conflit  obligatoire  entre  les  idées  de  la  justice  turque  et  celles  de 
la  justice  européenne  est  un  curieux  sujet  d'études.  Soit  dans  la 
sévérité,  soit  dans  la  douceur,  il  est  rare  que  la  commission  eu- 
ropéenne et  le  commissaire  turc  s'accordent  un  instant.  Évidem- 
ment ils  ne  se  font  pas  la  même  idée  de  la  justice.  Quand  Fuad- 
Pacha  est  à  Damas,  ce  qui  l'occupe  surtout,  si  nous  en  croyons  la 
dépèche  de  M.  Fraser  à  lord  John  Russell  (1),  c'est  de  «  savoir  le 
minimum  de  condamnations  qu'il  faudrait  à  l'Europe  pour  qu'elle 
se  tînt  satisfaite.  »  Un  justicier  européen  chercherait  combien  il  y  a 
de  coupables  à  punir;  le  justicier  turc  s'inquiète  du  nombre  de  têtes 
qu'il  faut  couper  pour  contenter  l'Europe ,  et  cela  de  sa  part  n'est 
pas  cruauté,  c'est  calcul  et  hâte  d'en  finir  avec  les  réclamations  de 
l'Occident.  Voilà  pourquoi  il  désire  savoir  le  plus  tôt  possible  le 
chiffre  des  condamnations  à  prononcer,  pensant  qu'une  fois  la  dette 
de  sang  payée,  ce  sera  fini.  Quant  à  se  soucier  si  le  sang  qu'il  y  aura 
à  verser  sera  le  sang  des  coupables  du  massacre  de  Damas  ou  de 
coupables  d'autres  crimes,  ce  sont  là  des  scrupules  et  des  difficultés 
que  ne  connaît  pas  un  justicier  turc.  Aussi  le  major  Fraser  écrit  à  lord 
John  Russell,  le  21  septembre,  que  «  l'on  vient  de  pendre  neuf  cri- 
minels condamnés  depuis  longtemps  pour  meurtres,  et  qui,  par  une 
raison  quelconque,  avaient  été  jusque-là  gardés  en  prison,  gens  du 
reste  de  la  lie  du  peuple,  »  et  qui  certes  n'avaient  pris  aucune  part 
aux  massacres  de  Damas  (2),  puisque  pendant  ce  temps-là  ils  étaient 
en  prison.  Pourquoi  donc  a-t-on  enfin  exécuté  ces  criminels  oubliés 
dans  les  prisons?  Pour  faire  nombre,  pour  grossir  le  chiffre  des  con- 
damnations qu'il  s'agit  de  présenter  à  l'Europe. 

Quand  la  justice  européenne  frappe  un  coupable,  elle  ne  vise  pas 
seulement  à  la  punition  du  coupable,  elle  vise  surtout  à  l'exemple, 
afin  d'intimider  les  méchans.  A.  Damas,  Fuad-Pacha  fait  exécuter  se- 
crètement Achmet-Pacha,  coupable'd' avoir  laissé  faire  les  massacres. 
M.  Fraser  se  plaint  de  cette  exécution  secrète.  «  Il  en  est  résulté, 
dit-il  (3),  que  le  peuple  à  Damas  ne  veut  pas  croire  qu' Achmet-Pa- 
cha ait  été  réellement  exécuté,  et  que  le  bruit  court  qu'après  un 
certain  semblant  de  fusillade,  Fuad-Pacha  a  emmené  à  Beyrouth 
Achmet  le  soir  même  de  cette  exécution  simulée.  »  Le  commissaire 
ottoman  a  voulu  sans  doute  empêcher  une  émeute  musulmane  ou 
ménager  la  fierté  des  mahométans  en  dérobant  la  mort  d'Achmet- 

(1)  Documens  anglais,  p.  92,  n"  106. 

(2)  Ibid.,  p.  153,  n"  148. 

(3)  Ibid.,  p.  152. 


l'ili  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

Pacha  aux  yeux  des  Damasquins.  Cela  fait  qu'ils  n'y  ont  point  cru, 
et  que  l'inviolabilité,  c'est-à-dire  l'impunité  des  musulmans,  est  en- 
core à  Damas  l'idée  dominante,  l'idée  pernicieuse  à  la  vie  et  à  l'hon- 
neur des  chrétiens. 

Cette  contradiction  essentielle  entre  les  idées  de  la  justice  euro- 
péenne et  celles  de  la  justice  turque  éclate  à  chaque  instant  et  dans 
les  moindres  occasions.  Ainsi,  dans  une  séance  de  la  commission  in- 
ternationale de  Beyrouth,  le  commissaire  prussien,  M.  de  Rehfues, 
interpelle  Abro-EfTendi,  le  secrétaire  et  le  délégué  de  Fuad-Pacha, 
«  sur  la  question  de  savoir  pourquoi  l'on  exige  des  habitans  de  cer- 
taines localités  des  quittances  définitives  en  échange  des  sommes 
à-compte  qui  leur  sont  allouées  par  les  comités  d'évaluation  (1). 
Abro-EfTendi  répond  que  les  sommes  ainsi  allouées  ne  sont  pas 
même  des  à-comptes  sur  le  montant  des  indemnités,  mais  seulement 
des  secours.  Quant  aux  quittances  exigées  des  habitans,  il  nie  que 
ce  soient  des  quittances  définitives  et  assure  que  ce  sont  de  simples 
récépissés...  M.  de  Rehfues  maintient  son  assertion  relativement  aux 
quittances  exigées  des  habitans,  et  que  ceux-ci  souscrivent  par 
ignorance  de  l'avenir  et  pour  ne  pas  être  privés  d'une  indemnité 
même  insuffisante.  Abro-Effendi  demande  les  noms  de  ceux  qui 
ont  souscrit  de  pareilles  quittances;  mais  le  commissaire  prussien 
ne  croit  pas  pour  le  moment  devoir  les  faire  connaître  (2).  »  Un  jus- 
ticier européen  demanderait  le  nom  de  ceux  qui  ont  fait  signer  ces 
quittances  abusives;  le  justicier  turc  demande  les  noms  de  ceux  qui 
les  ont  signées,  qui  se  sont  plaints  ensuite  et  qui  ont  donné  à  la 
commission  internationale  un  motif  de  réclamer. 

Abro-Effendi,  le  secrétaire  et  le  délégué  de  Fuad-Pacha,  a  dans 
la  commission  internationale  de  Beyrouth  un  rôle  curieux  à  ob- 
server. C'est  lui  qui  est  chargé  d'éluder  les  questions,  de  nier  les 
mauvais  cas,  d'échapper  aux  réclamations  pressantes  de  la  com- 
mission,'de  tergiverser,  d'équivoquer,  d'ajourner.  11  joue  ce  rôle 
avec  persévérance,  mais  il  le  joue  en  subalterne,  sans  aisance,  sans 
hardiesse.  L'homme  vraiment  habile  à  éluder  les  instances  de  la 
commission,  c'est  Fuad-Pacha.  Il  est  tantôt  adroit  et  rusé,  tantôt 
fier  et  obstiné;  parfois  même  il  est  de  bonne  foi,  ce  qui  fait  qu'il 
peut  encore  mentir  avec  succès,  ce  que  Abro-EfTendi  ne  peut  plus 
faire.  Enfin,  à  mesure  que  les  délibérations  de  la  commission  se 
compliquent  par  le  développement  des  rivalités  européennes,  Fuad- 
Pacha  se  sert  avec  beaucoup  de  finesse  de  ces  rivalités,  et  finit  par 
réduire  la  commission  internationale  à  l'impuissance.  Je  ne  sais  pas 


(1)  Il  s'agit  des  comités  chargés  d'apprécier  les  dommages  et  de  donner  des  secours. 

(2)  Documens  anglais,  p.  204  et  205,  n"  182. 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  725 

quelle  récompense  Fuad-Pacha  obtiendra  de  la  Porte -Ottomane 
pour  les  succès  qu'il  a  obtenus  contre  l'intervention  européenne. 
Lord  Dufferin  voulait  en  faire  un  vice-roi  de  Syrie.  Ce  projet,  qu'a- 
doptait lord  John  Russell,  a  irrité  la  Porte  et  excité  contre  Fuad  une 
jalousie  qui  pourra  lui  être  fatale.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  son 
délégué  Abro-Effendi,  qui  avait  été  sur  les  rangs  pour  être  nommé 
gouverneur  chrétien  du  Liban,  s'est  vu  préférer  Daoud-Effendi.  La 
Porte  n'a  pas  voulu  avoir  dans  le  Liban  un  homme  de  Fuad-Pacha; 
elle  a  envoyé  un  fonctionnaire  de  Constantinople.  Voilà  le  pauvre 
Abro-Elïéndi  mal  récompensé  de  son  zèle. 

Quels  sont  les  deux  points  sur  lesquels  Fuad-Pacha  a  réduit  la 
commission  internationale  à  l'inefficacité?  La  commission  voulait 
avoir  une  part  de  contrôle  et  de  redressement  dans  les  jugemens 
rendus  contre  les  coupables  des  massacres;  elle  ne  l'a  eue  qu'à 
peine.  Elle  voulait  coopérer  à  la  fixation  de  l'indemnité  gu'il  y  avait 
lieu  d'accorder  aux  chrétiens;  c'est  la  Porte  qui  a  fixé  à  Constanti- 
nople cette  indemnité. 

Je  ne  veux  pas  rechercher  dans  les  diverses  correspondances  qui 
sont  arrivées  de  Beyrouth  pendant  l'hiver  de  1860-1861  quels 
étaient  les  procédés  et  les  allures  du  tribunal  extraordinaire  turc 
siégeant  à  Beyrouth  pour  juger  les  auteurs  des  massacres  de  Syrie; 
je  me  borne  aux  témoignages  de  la  commission  internationale.  Dès 
la  première  séance,  le  commissaire  français,  M.  Béclard,  demande 
si  le  colonel  Hosni-bek,  membre  du  tribunal  extraordinaire  de  Bey- 
routh chargé  de  juger  Kourshid-Pacha ,  gouverneur  de  Beyrouth 
pendant  les  massacres  de  Syrie ,  est  le  même  officier  qui  comman- 
dait la  garnison  de  Baalbek.  Sur  la  réponse  affirmative  d' Abro-Ef- 
fendi, qui  assure  d'ailleurs  n'avoir  pas  connaissance  des  antécédens 
de  Hosni-bek,  le  commissaire  français  fait  observer  que  la  présence 
de  cet  officier,  contre  lequel  il  existe  des  charges  très  graves  à  pro- 
pos de  sa  conduite  à  Baalbek,  que  sa  présence,  dit-il,  dans  le  tri- 
bunal extraordinaire  de  Beyrouth  est  au  moins  étrange  (1).  Ainsi 
le  premier  soin  de  la  commission  internationale  est  d'empêcher  que 
le  tribunal  de  Beyrouth  ne  soit  composé  des  complices  des  accusés. 
Le  droit  de  surveillance  et  de  contrôle  sur  les  actes  du  tribunal 
extraordinaire  de  Beyrouth  que  revendique  la  commission  est  sans 
cesse  contesté,  et  de  plus  fort  difficile  à  exercer.  Fuad-Pacha  dé- 
clare, il  est  vrai,  par  la  bouche  de  son  délégué  Abro-Effendi,  que 
les  membres  de  la  commission  peuvent  assister  aux  séances  du  tri- 
bunal; mais  il  ajoute  en  même  temps  que  les  étrangers  de  distiac- 
tion  pourront  également  y  assister,  de  telle  sorte  qu'il  y  a  lieu  de 
douter  si  les  membres  de  la  commission  internationale  assistent  aux 

(1)  Documens  anglais,  p.  170,  n"  163. 


7*26  EEVui:  DES  deux  mondes. 

séances  du  tribunal  en  vertu  de  leur  droit,  ou  seulement  par  cour- 
toisie et  à  titre  d'étrangers  de  distinction. 

La  commission  internationale  avait  bien  raison  de  vouloir  con- 
naître ce  ffui  se  passait  dans  le  tribunal  extraordinaire  de  Beyrouth. 
C'était  un  parti  pris  et  arrêté  dans  ce  tribunal  d'absoudre  les  ofTi- 
ciers  et  les  fonctionnaires  turcs  qui  y  étaient  traduits  comme  ayant 
fait  ou  laissé  faire  les  massacres  de  Syrie,  ou  de  ne  les  condamner 
qu'à  des  peines  illusoires.  D'un  autre  côté,  c'était  une  conviction 
arrêtée  et  persévérante  dans  l'esprit  des  membres  de  la  commis- 
sion internationale  que  les  Turcs  étaient  les  principaux  coupables 
des  massacres  de  Syrie,  et  qu'ils  étaient  même  sur  ce  point  plus 
coupables  que  les  Druses  eux-mêmes.  Les  Druses  avaient  fait  le 
mal ,  poussés  par  les  haines  de  la  guerre  civile  ;  les  Turcs  avaient 
fait  et  laissé  faire  les  massacres  par  politique  ottomane  et  par  fana- 
tisme musulman.  Le  tribunal  extraordinaire  de  Beyrouth  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  condamner  sévèrement  les  Druses,  et  surtout 
les  plus  riches  et  les  plus  puissans  parmi  les  Druses  ;  cela  rentrait 
dans  le  vieux  plan  de  la  politique  ottomane  de  frapper  les  Maronites 
par  les  Druses ,  et  de  frapper  ensuite  les  Druses  comme  meurtriers 
des  Maronites.  La  majorité  de  la  commission  internationale  ne  de- 
mandait pas  mieux  que  de  voir  punir  sévèrement  les  Druses,  qui 
étaient  les  meurtriers:  mais  elle  ne  pouvait  pas  supporter  de  voir 
absoudre  les  Turcs,  qui  étaient  les  instigateurs  des  meurtriers.  De 
là  une  lutte  perpétuelle  entre  la  commission  internationale  et  le  tri- 
bunal de  Beyrouth,  ou  plutôt  Fuad-Pacha  et  Abro-Effendi,  qui  sou- 
tiennent le  tribunal  qu'ils  dirigent. 

Fuad-Pacha,  au  commencement,  avait  voulu  être  sévère  contre 
les  Turcs  qui  avaient  pris  part  aux  massacres  par  leurs  actes  ou  par 
leur  connivence.  A  Damas,  il  avait  fait  condamner  et  fait  exécuter 
Achmet-Pacha;  à  Beyrouth,  pressé,  il  est  vrai,  par  les  sommations 
de  l'amiral  anglais  Martin,  il  avait  fait  traduire  Kourshid- Pacha 
devant  le  tribunal  extraordinaire  de  cette  ville.  Il  avait  écarté  du 
nombre  des  juges  de  ce  tribunal  le  colonel  Ilosni-bek,  qui  aurait 
dû  figurer  au  nombre  des  accusés;  mais  bientôt  Fuad-Pacha  avait 
été  averti  de  Constantinople  d'avoir  moins  de  zèle  pour  la  justice 
comme  l'entendaient  les  Européens.  «  J'ai  des  raisons  de  croire,  écrit 
lord  Dufferin  à  sir  Henri  Bulwer  le  18  janvier  1861,  que  Fuad-Pacha 
reçoit  de  la  Porte  des  instructions  dans  un  sens  opposé  à  la  conduite 
qu'il  s'était  prescrite,  et  que  l'entreprise  d'acquitter  Kourshid-Pacha 
et  les  autres  Turcs,  aux  dépens  de  la  vie  de  trente  cheiks  druses, 
a  été  inspirée  par  Constantinople  (1).  Le  gouvernement  anglais  ne 
s'accommode  point  de  ces  intrigues  contre  la  justice:  il  ne  demande 

(1)  Documens  anglais,  p.  363,  n°  270.  , 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  727 

pas  que  Kourshid-Paclia ,  que  le  tribunal  de  Beyrouth  n'a  condamné 
qu'à  la  détention,  soit  condamné  à  mort  sur  les  représentations  de  la 
commission  internationale;  mais  il  demande,  «  si  la  vie  de  Kourshid- 
Pacha  a  été  épargnée,  que  sa  détention  au  moins  soit  rigoureuse  et 
non  indulgente,  que  sa  peine-soit  une  réalité,  et  non  un  masque  des- 
tiné à  couvrir  une  confiance  récente  et  un  avancement  prochain  (1).  » 

Je  reconnais  dans  cette  lettre  le  style  péremptoire  du  gouverne- 
ment anglais,  qui  ne  ménage  guère  ceux  même  qu'il  soutient,  et 
dont  le  patronage  est  aussi  dur  qu'il  est  efficace.  D'où  vient  donc 
qu'avec  l'appui  de  cette  volonté  anglaise,  la  justice  contre  les  offi- 
ciers turcs  n'a  pas  pu  prévaloir  à  Beyrouth?  Hélas!  le  gouver- 
nement anglais,  qui  ne  voulait  pas  que  la  Porte  défendît  contre 
la  justice  ses  officiers  et  ses  fonctionnaires,  avait  aussi  ses  protégés 
devant  le  tribunal  de  Beyrouth  :  c'étaient  les  Druses.  Il  était  sévère 
pour  les  Turcs  et  indulgent  pour  les  Druses.  En  cela,  il  croyait 
être  juste,  et  il  l'était  jusqu'à  un  certain  point,  car  il  savait  bien 
qu'en  défendant  les  Druses,  ce  n'était  pas  contre  la  justice  sin- 
cère, mais  contre  la  politique  et  l'intrigue  turques  qu'il  les  défen- 
dait. Cependant,  comme  les  Druses  se  réclamaient  depuis  longtemps 
déjà  de  la  protection  de  l'Angleterre,  comme  ils  faisaient  en  Syrie 
le  parti  anglais,  lord  Dufferin,  en  plaidant  pour  les  Druses,  sem- 
blait plaider  pour  l'intérêt  anglais,  et  cela  affaiblissait  l'autorité  de 
ses  réclamations.  Il  fallait  s'accorder  dans  la  sévérité  contre  les 
Turcs  et  contre  les  Druses,  c'était  la  vraie  justice,  ou  bien  s'ac- 
corder dans  l'indulgence  pour  les  uns  et  pour  les  autres,  c'eût  été 
la  vraie  iniquité.  L'Angleterre  ne  voulait  ni  cette  vraie  iniquité  ni 
cette  vraie  justice. 

Il  y  avait,  par  exemple,  un  cheik  druse,  Saïd-bey-Djumblat,  qui 
était  le  protégé  et  le  partisan  déclaré  de  l'Angleterre.  Il  avait  pris 
part  aux  massacres  par  sa  connivence,  et  comme  il  était  fort  riche 
et  fort  puissant,  qu'il  excitait  la  jalousie  de  la  Porte  et  la  convoitise 
de  ses  fonctionnaires,  qu'il  y  avait  là  tout  ensemble  une  influence 
à  détruire  et  une  grande  confiscation  à  faire,  le  tribunal  de  Bey- 
routh l'avait  condamné  à  mort.  Lord  Dufferin  avait  souvent  dé- 
fendu Saïd-bey-Djumbb.t  dans  la  commission  internationale,  sans, 
ce  me  semble,  avoir  pu  convaincre  ses  collègues  d'autre  chose, 
sinon  que  Saïd-bey-Djnmblat  n'était  pas  plus  coupable  que  beau- 
coup d'officiers  turcs  acquittés  par  le  tribunal  de  Beyrouth.  Lord 
DufTerin  ne  l'abandonna  pas  une  fois  condamné  à  mort,  le  ministère 
anglais  non  plus,  et  il  y  a  dans  le  blue-book  deux  dépêches  de  lord 
John  Bussell  :  l'une  à  lord  Dufferin  pour  lui  prescrire  «  d'insister 
auprès  de  Fuad-Pacha  afin  que  Saïd-bey-Djumblat  ne  soit  pas  exé- 

(1)  Lettre.de  lord  John  Russell  à  lord  Dufferin,  p.  462,  n°  36G. 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cuté,  »  l'autre  à  sir  Henri  Bulwer  pour  lui  enjoindre  «  de  faire  une 
communication  dans  le  même  sens  à  la  Porte-Ottomane  (1).  »  Je  ne 
blâme  point  l'Angleterre  de  défendre  énergiquement  ses  protégés 
quand  elle  les  croit  condamnés  outre  mesure;  mais  je  m'explique 
comment  sa  volonté  d'être  juste  contre  les  Turcs  s'est  trouvée  affai- 
blie par  son  désir  d'être  secourable  aux  Druses  (2). 

Depuis  le  commencement  de  ses  délibérations  jusqu'à  la  fin,  la 
commission  internationale  de  Beyrouth  n'a  pas  hésité  un  instant  à 
déclarer  que  les  officiers  et  les  fonctionnaires  turcs  étaient  les  prin- 
cipaux coupables  des  massacres  de  Syrie,  et  le  23  février  1861  quatre 
commissaires  sur  cinq  (3)  ont  signé  l'acte  suivant  :  «  Les  soussi- 
gnés, après  avoir  pris  connaissance  des  pièces  du  procès  des  fonc- 
tionnaires ottomans  et  des  cheiks  druses  détenus  à  Beyrouth,  croient 
devoir  se  borner  à  constater  que  de  ces  pièces  il  ne  résulte  aucune 
circonstance  atténuante  de  nature  à  établir  avec  certitude  que  les 
fonctionnaires  et  officiers  ottomans  ne  sont  pas  responsables  en  prin- 
cipe des  événemens  qui  ont  ensanglanté  la  montagne  et  amené 
le  massacre  de  six  mille  chrétiens.  Dans  la  pensée  des  quatre  com- 
missaires de  France,  de  Grande-Bretagne,  de  Prusse  et  de  Russie, 
cette  responsabilité  continue,  ils  ont  regret  à  le  dire,  à  peser  sur 
les  agens  de  l'autorité  ottomane  au  moins  autant  que  sur  les  plus 
coupables  des  chefs  druses,  et  la  différence  des  châtimens  infligés 
aux  uns  et  aux  autres  ne  trouve  pas,  à  leurs  yeux,  une  justifica- 
tion suffisante  dans  les  pièces  du  procès  soumises  à  leur  examen. 
En  conséquence  les  soussignés  ont  l'honneur  d'inviter  son  excel- 
lence Fuad-Pacha  à  suppléer  par  sa  propre  initiative  et  dans  le  légi- 
time exercice  des  pleins  pouvoirs  dont  il  est  muni,  en  consultant  à 
la  fois  les  inspirations  de  sa  conscience  et  les  nécessités  aussi  impé- 
rieuses qu'urgentes  de  la  justice,  à  ce  qu'il  y  a  d'incomplet  dans 
l'instruction  et  d'inéquitable  dans  les  sentences  du  tribunal  de 
Beyrouth,  et  à  terminer  le  plus  promptement  possible  cette  œuvre 
de  répression,  dont  les  lenteurs  ont  entravé  depuis  six  mois  le  réta- 
blissement de  l'ordre  dans  le  Liban  {h),  n 

J'ai  voulu  citer  cet  acte  solennel  des  commissaires  internationaux 
de  Beyrouth,  parce  que  cet  acte  est,  pour  ainsi  dire,  le  verdict  de 
l'Europe  sur  les  événemens  de  la  Syrie.  Qu'on  ne  dise  plus  que  la 
Turquie  n'est  accusée  que  par  des  écrivains' de  mauvaise  humeur, 
qui  n'ont  point  de  caractère  officiel,  qui  n'ont  pas  étudié  les  ques- 

(1)  Documens  anglais,  p.  422  et  423,  n"*  320  et  330. 

(2)  Saïd-bey-Djumblat  n'a  pas  été  exécuté  :  par  transaction,  il  est  mort  dans  sa  prison 
à  Beyrouth. 

(3;  Les  quatre  signataires  sont  M.  Béclard,  commissaire  français,  lord  Dufferin,  com- 
missaire anglais,  M.  de  Rehfues,  commissaire  prussien,  M.  Novikov,  commissaire  russe. 
(4)  Documens  an^^lais,  p.  450,  n"  351. 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  729 

tions  sur  les  lieux,  ou  qui  n'ont  pas  eu  sous  les  yeux  les  pièces  du 
procès.  Voilà  les  commissaires  européens  réunis  à  Beyrouth ,  au 
nom  de  l'Europe,  qui  ont  tout  connu  et  tout  examiné;  ils  décla- 
rent que  ce  sont  les  Turcs  qui  sont  responsables  des  massacres 
de  Syrie,  qu'ils  sont  aussi  coupables  au  moins  que  les  Druses  qui 
ont  pris  part  aux  meurtres,  et  que  le  tribunal  turc  de  Beyrouth  n'a 
songé  qu'à  les  acquitter  ou  à  les  frapper  de  peines  illusoii'es.  T'e 
verdict  solennel  de  l'Europe  est  un  grand  fait  moral;  c'est  la  con- 
clusion que  l'histoire  doit  adopter,  c'est  la  vérité  qui  doit  rester 
dans  la  conscience  européenne.  Les  massacres  de  la  Syrie  sont, 
comme  ceux  de  Djedda,  à  la  charge  de  la  Turquie,  et  j'ajoute  que, 
de  même  que  Namik-Pacha,  qui  avait  laissé  faire  les  massacres  de 
Djedda,  vient  d'être  nommé  ministre  de  la  guerre,  on  verra  sans 
doute  d'ici  à  quelques  mois  Kourshid- Pacha,  que  le  tribunal  de 
Beyrouth  a  condamné  à  la  détention  pour  sa  connivence  dans  les 
massacres  de  Syrie,  gracié  et  récompensé,  afin  de  vérifier  le  mot  de 
lord  John  Russell  sur  cette  condamnation  qui  ((  masque  une  con- 
fiance récente  et  un  avancement  prochain.  » 

J'ai  insisté  à  dessein  sur  l'importance  morale  de  la  déclaration  des 
commissaires  européens  de  Beyrouth,  parce  qu'elle  n'a  pas  eu  d'autre 
importance,  et  qu'il  faut  qu'elle  vaille  au  moins  pour  l'histoire,  n'ayant 
malheureusement  pu  valoir  ailleurs.  La  commission,  qui  était  d'ac- 
cord sur  la  culpabilité  des  Turcs,  était  divisée  sur  celle  des  Druses. 
Il  y  avait  des  membres  qui  approuvaient  comme  justes  les  condam- 
nations prononcées  contre  les  Druses;  d'autres  les  trouvaient  trop 
sévères.  Fuad-Pacha  se  servit  avec  habileté  de  cette  division  sur  un 
point  pour  ne  pas  tenir  compte  de  l'accord  sur  les  autres,  et  il  dé- 
clara qu'en  présence  des  dissentimens  qui  s'étaient  manifestés,  il 
lui  était  impossible  de  rien  changer  aux  sentences  du  tribunal  de 
Beyrouth,  et  qu'il  en  référait  pour  l'exécution  à  la  décision  de  la 
Porte-Ottomane  (1).  La  commission  internationale,  qui  sentait  bien 
que  Fuad-Pacha  se  servait  de  ses  divisions  et  de  ses  rivalités  pour 
annuler  son  autorité,  fit  encore  un  effort  pour  s'entendre  et  se  mettre 
d'accord.  L'effort  fut  inutile,  et  alors  Fuad-Pacha,  devenu  le  maître 
de  la  situation,  exposa  ((  que  dans  l'état  de  la  question,  un  tribunal 
ayant  rendu  régulièrement  des  sentences,  il  n'avait,  quant  à  lui, 
comme  représentant  du  pouvoir  exécutif,  qu'à  les  confirmer  tant  pour 
les  chefs  druses  que  pour  les  fonctionnaires  et  officiers  ottomans; 
mais,  eu  égard  à  la  divergence  d'opinions  qui  s'est  manifestée  dans 
la  commission,  il  ajournerait  toute  autre  mesure  ultérieure  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  reçu  sur  l'ensemble  de  la  question  les  ordres  de  son 


(1)  Documens  anglais,  p.  502,  n°  375.  Vingt-troisième  séance  de  la  commission  in- 
ternationale, 28  février  1801. 


730 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


gouvernement.  C'est  là,  dit-il,  la  seule  issue  qui  s'offre  à  lui  pour 
résoudre  cette  difficulté.  Toutefois  il  réclame  encore  à  ce  sujet  l'avis 
de  la  commission  (1).  » 

En  demandant  encore  l'avis  de  la  commission,  Fuad-Pacha  me 
semblait  dans  cette  séance  du  2  mars  abuser  de  son  triomphe.  Quel 
avis  en  effet  demander  à  des  gens  qui  ne  peuvent  pas  s'entendre? 
Aussi  la  commission  se  hâta  de  conclure  en  disant  qu'elle  n'avait  plus 
d'avis  à  donner. 

Ne  dissimulons  rien.  La  commission  s'était  attiré  cet  échec  par 
ses  divisions;  mais  l'échec  était  grand,  il  l'était  pour  la  commission, 
qui,  chargée  par  l'Europe  «  de  déterminer  la  part  de  responsabilité 
des  chefs  de  l'insurrection  et  des  agens  de  l'administration  locale,  » 
n'avait  pas  pu  faire  punir  ceux  qu'elle  trouvait  coupables  presque 
unanimement,  parce  qu'elle  n'avait  pas  pu  avoir  la  même  unanimité 
sur  d'autres  coupables.  L'incertitude  sur  quelques-uns  avait  servi 
à  l'impunité  de  presque  tous.  La  commission,  qui  au  commencement 
semblait  exercer  un  pouvoir  indépendant  et  européen,  avait  fini  par 
se  trouver  impuissante  et  subordonnée.  La  décision  lui  échappait, 
et  Fuad-Pacha  la  transportait  habilement  de  Beyrouth  à  Constanti- 
nople.  L'échec  était  grand  aussi  pour  la  justice,  «  car,  connue  le 
disait  très  bien  le  commissaire  français,  M.  Béclard,  dans  la  séance 
du  28  février,  l'œuvre  de  la  répression  est  complètement  manquée. 
Nous  avions  devant  nous  trois  catégories  d'accusés,  les  fonction- 
naire et  officiers  ottomans,  les  cheiksdruses  détenus-à  Beyrouth,  les 
Druses  de  rang  inférieur  détenus  à  Mokhtarah.  Si  le  procès  des  pre- 
miers est  renvoyé  à  Constantinople ,  si  la  sentence  des  seconds  est 
confirmée,  mais  non  exécutée  sur-le-champ,  et  si  elle  est  soumise  à 
une  sorte  de  révision  déguisée,  si  enfin  la  peine  des  Druses  de  Mokh- 
tarah  est  commuée  en  masse,  il  n'y  a  plus  aucune  répression  (2).  » 

II. 

Nous  venons  de  voir  l'échec  de  la  commission  internationale  de 
Beyrouth  dans  sa  mission  extra-judiciaire  :  voyons  si  elle  a  eu  meil- 
leur succès  dans  la  mission  qu'elle  avait  reçue  a  d'apprécier  l'éten- 
due des  désastres  qui  ont  frappé  les  populations  chrétiennes  et  de 
combiner  les  moyens  propres  k  soulager  et  à  indemniser  les  vic- 
times (3).  »  Cette  œuvre  d'humanité  et  de  pitié  méritait  de  réussir, 
et  la  commission  internationale  pouvait  d'autant  plus  se  flatter  d'un 
succès  sur  ce  point  qu'elle  était  unanime,  et  qu'il  n'y  avait  là  aucune 

(t)  Documens  anglais,  p.   507,  n"  375.   Vinst-quatrième  séance   de  la  commission» 
2  mars  18G1. 

(2)  Ibid.,  p.  502,  n"  395. 

(3)  Ibid.,  p.  169,  n»  163. 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  731 

(les  rivalités  et  des  di\isions  qui  avaient  affaibli  son  autuiité  dans  son 
œuvre  de  répression. 

Le  premier  soin  de  la  commission  devait  être  d'évaluer  les  pertes 
des  chrétiens  et  l'indemnité  que  devaient  payer  les  musulmans.  Le 
consul  de  France  à  Damas,  M.  Outrey,  estimait  les  pertes  des  chré- 
tiens à  150  millions  de  piastres  turques,  et  la  commission  internatio- 
nale, à  qui  ce  chiffre  d'un  peu  plus  de  30  millions  de  francs  avait  été 
communiqué,  «  trouvait  après  examen,  dit  lord  Dufferin  (1),  que  ce 
chiffre  était  vraiment  modéré.  Fuad- Pacha  l'adoptait  lui-même 
comme  base  de  l'indemnité.  »  Il  y  avait  bien  quelques  dissentimens 
sur  la  manière  la  plus  convenable  de  lever  cette  somme.  Lord  Duf- 
ferin avait  proposé  de  lever  Ql\  millions  de  piastres  sur  Damas  et 
les  localités  voisines  qui  avaient  pris  part  aux  massacres  et  aux  pil- 
lages, et  cela  pendant  sept  ou  neuf  mois.  Les  86  millions  restans 
devaient  être  fournis  par  la  Porte-Ottomane.  <(  Tout  était  convenu, 
dit  lord  Dufferin ,  et  dès  le  26  novembre  1860  Fuad-Pacha  avait 
déclaré  qu'il  allait  écrire  à  la  Porte-Ottomane  pour  lui  demander  de 
pourvoir  à  la  portion  de  l'indemnité  restant  à  sa  charge.  Il  avait 
ajouté,  il  est  vrai  (2),  que  «  quant  au  chiffre  total  de  l'impôt  et  à  la 
fixation  définitive  du  délai  dans  lequel  il  serait  perçu,  il  hésitait  à 
prendre  une  détermination,  »  et  il  s'était  «  borné  à  donner  à  la  com- 
mission l'assurance  de  son  bon  vouloir.  »  Il  y  avait  bien  là  un  peu 
d'incertitude  et  d'obscurité.  Cependant,  comme  Fuad-Pacha  <(  avait 
montré  à  la  commission  un  projet  qui  offrait  l'avantage  d'une  répar- 
tition juste  et  équitable  (3),  »  la  commission  avait  lieu  de  croire, 
comme  disait  lord  Dufferin ,  que  tout  était  convenu ,  quand  dans  la 
quinzième  séance,  le  22  décembre  1860,  Fuad-Pacha  annonça  ((  qu'il 
venait  de  recevoir  une  dépèche  officielle  par  laquelle  il  était  informé 
que  son  gouvernement  se  réservait  de  décider  la  manière  dont  les 
indemnités  seraient  fixées  et  payées  aux  chrétiens,  ainsi  que  la  fixa- 
tion des  impôts  à  prélever  pour  les  indemnités  (4) .  » 

Ainsi  la  commission  internationale  se  trouvait  dépouillée  du  droit 
qui  lui  avait  été  attribué  «  d'apprécier  l'étendue  des  désastres  qui 
avaient  frappé  les  populations  chrétiennes  et  de  combiner  les  moyens 
propres  à  soulager  et  à  indemniser  les  victimes.  »  Ainsi  la  Porte- 
Ottomane  dessaisissait  arbitrairement  la  commission  d'une  de  ses 
prérogatives  et  substituait  son  pouvoir  au  sien.  Les  membres  de  la 
commission  protestèrent  unanimement  contre  cette  décision,  qui 
transportait  de  Beyrouth  à  Constantinople  le  règlement  de  la  ques- 
tion qu'il  fallait  le  plus  traiter  sur  les  lieux.  Qu'a  produit  cette  pro- 

(1)  Lettre  du  27  février  1861,  p.  479,  n"  373. 

(2)  Treizième  séance  de  la  commission  internationale,  p.  292,  n"  225. 

(3j  Ibid.,  p.  294.  • 

(4)  Documens  anglais,  p.  313,  n"  229. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

testation  de  la  commission?  Rien.  Mais  qu'a  produit  la  décision  prise 
par  la  Porte-Ottomane?  La  lettre  de  lord  DulTerin  à  sir  Henri  Bulwer, 
en  date  du  27  février,  l'expose  douloureusement.  «  L'effet  de  cette 
intervention  du  gouvernement  central  a  été  pernicieuse.  J'ai  déjà  in- 
formé votre  excellence  qu'il  y  a  dans  l'esprit  des  populations  chré- 
tiennes de  Syrie  la  conviction  arrêtée  que  les  désastres  qui  les  ont 
frappées  dernièrement  ont  été  autorisés  par  la  Porte.  Le  seul  moyen 
pour  Fuad-Paclia  d'ébranler  cette  conviction  était  d'aborder  hardi- 
ment et  promptement  l'œuvre  de  la  réparation.  »  Il  fallait  donc  frap- 
per Damas  d'un  impôt  pénal  et  se  servir  de  cet  impôt  pour  indemni- 
ser sans  délai  les  chrétiens.  En  voulant  tout  régler  de  Constantinople, 
tout  s'est  trouvé  arrêté,  excepté  les  malheurs  et  les  défiances  des  chré- 
tiens, qui  n'ont  fait  que  s'accroître.  «  Depuis  sept  mois  passés,  il  n'a 
rien  été  fait  pour  rétablir  les  pauvres  chrétiens  de  Damas  dans  leurs 
maisons.  Leur  quartier  est  encore  ce  qu'il  était  le  lendemain  des  mas- 
sacres. La  plupart  des  habitans  de  ce  quartier  sont  à  Beyrouth,  et  le 
petit  nombre  de  ceux  qui  languissent  cà  Damas  dans  l'asile  sinistre 
des  maisons  musulmanes,  où  ils  ont  été  entassés  dans  le  premier 
moment,  arrivent  chaque  jour  à  Beyrouth,  à  mesure  que  les  routes 
sont  ouvertes,  refusant,  non  sans  raison,  de  rester  plus  longtemps 
dans  une  ville  où  ils  ne  peuvent  point  avoir  de  maisons  à  eux,  où  ils 
n'ont  aucun  moyen  de  gagner  leur  vie,  et  où  les  rations  quotidiennes 
que  le  gouvernement  a  dû  leur  fournir  pendant  l'hiver  sont  arrié- 
rées de  trente  ou  quarante  jours...  Si  Fuad- Pacha  avait  été  mis  à 
môme  de  commencer  de  bonne  foi  l'œuvre  de  la  réparation  à  Damas, 
s'il  avait  été  généralement  connu  que  la  question  de  l'indemnité  avait 
été  réglée  de  manière  à  satisfaire  la  commission  européenne,  et  que 
la  Porte,  dans  sa  sollicitude  pour  ses  sujets  chrétiens,  était  disposée 
à  presser  avec  un  certain  degré  de  rigueur  leurs  persécuteurs  musul- 
mans, la  situation  du  gouvernement  ottoman  serait  en  ce  moment 
bien  moins  désavantageuse,  et  nous,  qui  entreprenons  sincèrement 
de  l'aider  dans  ses  efforts,  nous  serions  plus  capables  de  combattre 
avec  succès  les  efforts  de  ceux  qui  n'ont  d'autre  intention  que  de 
déprécier  tout  ce  qu'il  fait  (1).  » 

La  commission  avait  bien  raison  de  croire  que  le  règlement  de 
l'indemnité  n'avait  pas  été  transporté  à  Constantinople  dans  l'intérêt 
des  populations  chrétiennes  de  la  Syrie.  Dans  la  vingt-cinquième 
séance  de  la  commission,  le  5  mars  1861,  Fuad-Pacha  fit  part  à  la 
commission  des  instructions  qu'il  avait  reçues  de  Constantinople  au 
sujet  de  l'indemnité  due  aux  habitans  chrétiens  de  Damas.  «  La  Porte 
a  reconnu,  comme  la  commission,  que  le  principe  d'une  somme  fixe 
et  déterminée  à  l'avance,  à  répartir  ensuite  entre  les  avant-droit  au 
t 

^1)  Documens  anglais,  p.  480,  n.  373. 


,  AFFAIRES    DE    SYRIE.  733 

prorata  de  leurs  pertes,  était  le  meilleur  qu'on  pût  adopter;  mais  si 
la  Porte  est  tombée  d'accord  avec  la  commission  sur  le  principe, 
elle  s'en  éloigne  dans  l'application.  Au  lieu  de  150  millions  de  pias- 
tres que  la  commission  proposait  de  répartir  entre  les  chrétiens,  la 
Porte  serait  d'avis,  eu  égard  aux  ressources  dont  elle  croit  pouvoir 
disposer,  de  s'en  tenir  au  chiffre  de  75  millions  de  piastres,  dont  le 
gouvernement  du  sultan  se  constituerait  le  débiteur  vis-à-vis  des 
chrétiens,  et  qu'il  leur  paierait  en  six  à-comptes  semestriels,  c'est- 
à-dire  dans  le  laps  de  trois  années.  Dans  le  plan  arrêté  à  Constan- 
tinople,  une  imposition  sur  Damas  et  sur  les  environs  serait  le 
moyen  employé  pour  faire  face  aux  intérêts  et  à  l'amortissement  des 
sommes  que  le  gouvernement  avancera  (1).  »  Cette  décision  émut 
beaucoup  la  commission.  Elle  changeait  entièrement  l'état  des 
choses  au  préjudice  des  chrétiens.  Non -seulement  leur  dédomma- 
gement était  réduit  de  moitié,  mais  au  lieu  d'être  des  indemnitaires 
payables  sur  un  impôt  pénal  et  local,  et  par  conséquent  pouvant  être 
payés  promptement ,  ils  devenaient  les  créanciers  du  gouvernement 
ottoman,  ce  qui  n'est  pas  la  meilleure  condition  du  monde,  et  payables 
en  trois  ans,  s'ils  sont  payés,  ayant  pour  garantie  le  trésor  public, 
au  lieu  d'avoir  pour  gage  une  taxe  perçue  dans  la  province  et  sous 
leurs  yeux.  Les  commissaires  européens  se  plaignirent  à  l'envi  de 
cette  décision.  «  Si  l'arrêté  de  la  Porte,  dit  le  commissaire  autri- 
chien, est  définitif,  toute  discussion  semble  inutile.  Si  ce  n'est  qu'un 
projet,  je  dois  dire  que  dans  ma  pensée  le  chiffre  de  75  millions  de 
piastres  est  insuffisant...  — 150  millions  de  piastres,  dit  le  commis- 
saire français,  M.  Béclard,  étaient  dans  la  pensée  de  la  commission 
un  minimum  indispensable,  et  le  terme  de  huit  mois  pendant  les- 
quels la  population  musulmane  de  Damas  et  des  environs  devait 
payer  la  portion  de  l'intérêt  mise  à  sa  charge  était  un  délai  suffi- 
sant pour  les  musulmans  et  déjà  très  long  pour  les  chrétiens...  Mais 
quelle  que  soit  la  combinaison  définitivement  adoptée,  il  y  a  un 
point  sur  lequel  je  dois  faire  aujourd'hui  les  réserves  les  plus  for- 
melles, c'est  qu'en  aucune  partie  de  l'empire  les  populations  chré- 
tiennes ne  seront  ni  directement  ni  indirectement  tenues  de  concou- 
rir au  paiement  de  l'impôt  d'indemnité.  Il  est  bien  entendu  en  elTet 
que  les  musulmans  seuls  doivent  être  soumis  aux  conséquences  de 
la' mesure  financière,  quelle  qu'elle  soit,  qui  sera  ultérieurement 
adoptée...  »  Lord  Dufferin  déclare  que  «  150  millions  de  piastres 
d'indemnité  étaient  le  résultat  du  calcul  le  plus  modéré  auquel  on 
pût  se  livrer  sur  les  pertes  subies  par  les  chrétiens  de  Damas...  »  Le 
commissaire  prussien,  M.  de  Rehfues,  ne  cesse  pas  de  croire  «  que 

(1)  Documeiis  anglais,  p.  511,  n"  377.  "' 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  plan  d'indemnisation  indiqué  par  la  commission  était  aussi  expé- 
dient que  modéré,  et  qu'il  correspondait  à  ce  que  le  gouvernement 
ottoman  doit  faire  en  faveur  d'une  population  sujette  du  sultan,  et 
que  la  protection  de  son  souverain  n'a  pas  empêchée  d'être  chassée 
de  ses  foyers,  soumise  aux  plus  horribles  traitemens,  et  réduite  en 
masse  à  la  plus  extrême  misère.  »  M.  le  commissaire  russe  déclare 
«  n'avoir  presque  rien  à  ajouter  à  toutes  les  idées  justes  qui  viennent 
d'être  exprimées  par  ses  collègues.  »  Il  renouvelle  pour  son  compte 
la  réserve  faite  par  M.  Béclard  et  d'après  laquelle  les  chrétiens  d'au- 
cune localité  ne  doivent  contribuer  à  la  création  des  ressources  né- 
cessaires au  paiement  de  l'indemnité.  Il  a  soin  aussi  de  mettre  à  part 
les  dédommagemens  et  réparations  que  doivent  obtenir  les  établis- 
semens  religieux  indigènes,  les  consulats  et  les  nationalités  (1). 

On  voit  que  la  commission  n'a  pas  manqué,  par  ses  réclamations 
au  moins,  à  la  mission  qu'elle  devait  remplir.  Elle  était  chargée  de 
poursuivre  la  réparation  des  désastres  qui  avaient  frappé  les  popu- 
lations chrétiennes  de  la  Syrie  ;  elle  l'a  demandée  avec  énergie  et 
avec  persévérance:  que  pouvait-elle  faire  de  plus?  Le  pouvoir  lui 
manquait.  Nous  dirons  tout  à  l'heure  pourquoi  le  pouvoir  lui  man- 
quait; mais  je  veux  dès  ce  moment  faire  voir  comment,  dans  cette 
séance  du  5  mars  1861,  la  commission  internationale  sentait  son 
impuissance  :  j'en  trouve  la  preuve  dans  les  paroles  du  commissaire 
français,  M.  Béclard,  et  du  commissaire  russe,  M.  Novikov.  Ces  deux 
membres  comprennent  que  la  commission  désormais  est  sans  auto- 
rité, que  la  volonté  de  la  Porte-Ottomane  et  de  Fuad-Pacha  prévaut 
partout,  soit  en  ce  qui  concerne  la  punition  et  la  répression  des  cou- 
pables, soit  en  ce  qui  concerne  l'indemnité  due  aux  victimes.  Aussi, 
ne  s' occupant  plus  du  passé  que  pour  s'en  plaindre  énergiquement, 
ils  songent  à  l'avenir,  et  tâchent  de  le  préserver  des  chances  de  la 
mauvaise. volonté  turque.  M.  Béclard,  mettant  pour  ainsi  dire  le  doigt 
sur  la  plaie,  déclare  que  ce  sont  les  musulmans  seuls  qui  doivent 
payer  l'impôt  de  l'indemnité.  Il  voit  bien  que  la  Porte-Ottomane,  en 
prenant  l'indemnité  pour  le  compte  du  trésor  public,  en  fait  une 
charge  de  l'état,  une  charge  que  supporteront  tous  les  contribuables, 
les  chrétiens  comme  les  musulmans,  et  les  chrétiens  plus  que  les 
musulmans,  puisqu'ils  supportent  partout  le  plus  lourd  fardeau  des 
impôts.  De  cette  manière,  les  chrétiens  de  Syrie  seront  imposés  pour 
les  maux  même  qu'ils  ont  soulferts,  et  les  indemnitaires  paieront 
l'indemnité  qu'ils  recevront.  Telle  est  la  combinaison  que  dénonce 
M.  Béclard.  Cette  dénonciation  empêchera-t-elle  la  combinaison 
d'être  exécutée?  Je  crains  fort  que  la  Porte-Ottomane  ne  soit  ici  dis- 

(1)  Documcns  anglais,  p.  512  et  513,  n"  377. 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  735 

posée  à  appliquer  une  de  ces  règles  de  radministiation  européenne 
qu'elle  sait  si  bien  pratiquer  quand  elle  y  trouve  son  intérêt  ou  son 
plaisir  :  la  règle  de  l'égalité  entre  tous  les  contribuables.  Quant  à 
M.  Novikov,  il  n'espère  pas  plus  que  ses  collègues  que  les  chrétiens 
de  Syrie  puissent  désormais  être  indemnisés  de  leurs  pertes;  il  songe 
seulement  à  la  réparation  particulière  qu'il  faudra  obtenir  pour  les 
établissemens  religieux  indigènes ,  pour  les  consulats  et  les  consuls 
étrangers,  enfin  pour  les  nationalisés  qui  ont  souffert  dans  leurs  per- 
sonnes ou  dans  leurs  biens.  Il  semble  renoncer  à  l'action  collective 
qui  vient  de  si  mal  réussir  entre  les  mains  de  la  commission  inter- 
nationale, pour  rentrer  dans  l'action  particulière  que  la  Russie  a  tou- 
jours préférée  dans  ses  rapports  avec  l'empire  ottoman. 

D'où  venait  donc  cette  impuissance  de  la  commission  internatio- 
nale, que  tout  le  monde  sentait  dans  ses  dernières  séances,  et  qui 
faisait  un  si  grand  contraste  avec  l'allure  ferme  et  décidée  qu'a- 
vaient dans  le  commencement  les  commissaires  européens?  Je  vois 
en  effet  que,  le  9  janvier  1861,  M.  Béclard  se  plaint  qu«e  le  nou- 
veau gouverneur  de  Damas,  Emin-Pacha,  ait  exclu  du  conseil  pro- 
vincial Salih-Agha-Mohayeni,  «  homme  considérable  par  sa  position 
et  son  caractère,  et  qui,  pendant  les  événemens  de  Damas,  avait 
recueilli  chez  lui  un  grand  nombre  de  chrétiens.  »  Abro-Effendi 
commence  par  dire,  selon  son  habitude,  «  qu'il  ne  possède  aucune 
information  sur  les  faits  rapportés  par  M.  Béclard  ;  mais  il  conteste 
dès  à  présent  à  la  commission  le  droit  de  critiquer  l'autorité  locale 
sur  ses  actes  administratifs...  M.  Béclard  répond  que,  pour  son 
compte,  il  n'admet  pas  qu'aucune  restriction  puisse  être  apportée  à 
l'exercice  des  droits  dont  la  commission  est  investie.  Jusqu'à  ce  que 
la  Syrie  soit  réorganisée,  Fuad-Pacha  est  armé  de  pouvoirs  sans 
limites,  et  la  commission  de  son  côté  a  sur  tous  les  actes  de  l'au- 
torité, pendant  cette  période  de  transition,  un  droit  de  censure 
dont  M.  le  commissaire  de  France  croit  devoir  user  dans  cette  cir- 
constance (1).  »  Il  est  possible  que  M.  Béclard  exagérât  quelque  peu, 
en  parlant  ainsi,  les  droits  de  la  commission  ;  mais  cette  exagération 
môme  témoignait  du  sentiment  de  leur  pouvoir  qu'avaient  encore 
les  commissaires  européens  au  mois  de  janvier  1861,  et  qu'ils  n'a- 
vaient plus  dans  leurs  dernières  séances  de  mars.  A  quoi  tient  ce 
changement?  J'en  ai  déjà  indiqué  une  cause.  Les  rivalités  et  les 
dissentimens  s'étaient  manifestés.  Fuad-Pacha,  redevenu  Turc  de 
Syrien  qu'il  avait  été  tenté  d'être  un  instant,  s'était  servi  habile- 
ment de  ces  divisions  pour  anéantir  peu  à  peu  l'autorité  de  la  com- 
mission, renvoyer  à  Constantinople  la  décision  de  tout,  et  regagner 

(1)  Dix-liuitième  séance  de  la  commission  de  Beyroutli,  p.  378,  n"  288. 


736  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ainsi  la  faveur  de  la  Porte-Ottomane.  Il  y  avait  de  plus  une  autre 
cause  qui,  au  mois  de  mars,  faisait  l'impuissance  de  la  commission 
internationale  :  c'était  l'évacuation  de  la  Syrie  par  les  troupes  fran- 
çaises, évacuation  qui  pouvait  être  retardée  jusqu'au  5  juin,  mais  qui 
était  décidée  en  principe,  et  cette  décision  ôtait  d'avance  toute  force 
et  toute  autorité  à  la  commission  internationale.  L'Europe  en  effet 
était  représentée  en  Syrie  par  les  troupes  françaises  et  par  la  com- 
mission. Ces  deux  interventions,  l'une  militaire  et  l'autre  diploma- 
tique, s'appuyaient  l'une  sur  l'autre;  elles  étaient  fortes  et  elles 
étaient  faibles  l'une  par  l'autre.  Aussitôt  qu'il  était  décidé  que  l'in- 
tervention militaire  devait  cesser,  l'intervention  diplomatique  per- 
dait du  même  coup  son  efficacité,  et  la  Porte-Ottomane,  qui  s'était 
résignée  à  l'intervention  plutôt  qu'elle  ne  l'avait  sincèrement  ac- 
ceptée, se  hâtait  de  se  débarrasser  par  elle-même  du  contrôle  de  la 
commission  internationale,  après  s'être  débarrassée,  à  l'aide  de 
l'Angleterre,  du  frein  des  troupes  françaises;  elle  jouissait  partout 
de  la  liberté  d'action  ou  d'oppression  qu'elle  avait  recouvrée  contre 
les  chrétiens. 

J'ai  raconté  les  deux  échecs  de  la  commission  internationale  tels 
que  je  les  trouve  exposés  dans  les  documens  anglais.  Il  me  reste  à 
voir  ce  qu'elle  a  fait  pour  remplir  la  dernière  et  la  plus  importante 
mission  dont  elle  était  chargée,  la  réorganisation  de  la  Syrie.  A-t-elle 
mieux  réussi  sur  ce  point  que  sur  les  autres?  Y  a-t-elle  rencontré 
les  mêmes  obstacles  et  les  mêmes  difficultés?  Que  faut-il  penser  du 
système  qui  a  été  adopté  ?  Mais  avant  d'aborder  cette  dernière 
question,  qui  sera  l'objet  d'une  troisième  étude,  je  veux  fnïve  une 
réflexion  générale  sur  la  commission  internationale  et  dire  à  quoi 
elle  a  servi,  car  il  me  serait  trop  pénible,  en  finissant  sur  les  deux 
points  que  j'ai  traités,  de  laisser  croire  que  cette  commission  n'a 
servi  à  rien. 

La  commission  de  Beyrouth  n'a,  il  est  vrai,  réussi  à  obtenir  ni  la 
répression  ni  la  réparation  qu'elle  voulait,  je  suis  forcé  de  le  recon- 
naître; mais  elle  a  produit  dans  le  présent  un  bon  effet,  et  elle  a 
créé  pour  l'avenir  un  bon  précédent.  Dans  le  présent,  elle  a  contri- 
bué, avec  nos  troupes,  à  rassurer  les  populations  chrétiennes  de  la 
Syrie;  elle  leur  a  montré  que  l'Europe  s'occupait  d'elles,  prenait 
part  à  leurs  désastres  et  voulait  de  bonne  foi  prévenir  les  maux  dans 
l'avenir  et  les  réparer  dans  le  présent.  Songez  à  l'état  de  démoi'ali- 
sation  dans  lequel  les  massacres  de  Damas,  de  Zaleh,  de  Déir-el- 
Kamar,  de  Rasheya,  d'Hasbeya,  etc.,  avaient  jeté  nos  frères  de  Syrie. 
C'a  été  pour  eux  une  sorte  de  retour  à  la  vie  que  de  savoir  qu'ils 
avaient  en  Europe  des  protecteurs,  que  l'Occident  ne  leur  envoyait 
pas  seulement  des  soldats  pour  les  sauver  du  glaive  musulman. 


AFFAIRES    DE    SYRIE.  737 

mais  des  administrateurs  et  des  publicistes  intelligens  chargés  de 
veiller  sm*  leur  sort.  Peut-être  leurs  espérances  ont-elles  été  trop 
loin  dans  le  premier  moment,  peut-être  ont-ils  trop  cru  au  pouvoir 
ou  à  l'union  de  l'Europe;  de  là  leurs  désappointemens  quand  ils  ont 
vu  nos  troupes  évacuer  la  Syrie  et  la  commission  internationale 
perdre  ou  abdiquer  peu  à  peu  son  pcavoir.  Il  ne  faut  pas  cependant 
que  ce  désappointement  leur  fasse  oublier  ce  qu'ils  étaient  quand 
nos  troupes  et  la  commission  internationale  sont  arrivées  ;  ils  ont  eu 
l'attention  et  la  sollicitude  de  l'Europe  pendant  près  d'un  an,  et  cette 
attention,  qui  a  été  leur  sauvegarde,  ils  l'ont  encore. 

La  commission  internationale  de  Beyrouth  n'a  pas  été  seulement 
un  secours,  elle  est  un  précédent.  Depuis  près  de  vingt-cinq  ans, 
c'est  l'Europe  qui  gouverne  à  Constantinople;  mais  elle  ne  gouverne 
que  par  influence  et  à  l'aide  d'intermédiaires.  Ses  diplomates  sont 
puissans  et  écoutés;  l'Europe  cependant  n'y  a  aucune  autorité  pu- 
lilique  et  reconnue.  Lord  Stratford  a  été  tout-puissant  à  Constanti- 
nople ,  mais  il  n'avait  pas  d'autre  titre  que  celui  d'ambassadeur 
d'Angleterre.  Il  était  tout  par  ses  conseils,  qui  étaient  des  ordres; 
il  n'était  rien  en  droit.  A  Beyrouth,  pour  la  première  fois,  il  y  a  eu 
une  autorité  européenne,  reconnue  et  publique,  prenant  part  à  l'ad- 
ministration d'une  province  turque,  contrôlant  les  actes  des  fonc- 
tionnaires ottomans.  Il  est  vrai  que  Fuad- Pacha,  sur  l'injonction 
venue  de  Constantinople,  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  annuler  la 
commission  de  Beyrouth  après  avoir  semblé  pendant  quelque  temps 
vouloir  s'appuyer  sur  elle.  Il  a  peu  à  peu  détruit  le  pouvoir  de 
la  commission,  mais  il  n'a  pas  détruit  le  précédent  qu'a  créé 
l'installation  à  Beyrouth  de  cette  autorité  européenne.  A  Dieu  ne 
plaise  que  je  souhaite  à  d'autres  provinces  de  l'empire  turc  d'a- 
cheter aussi  cher  que  l'a  acheté  la  Syrie  le  privilège  d'avoir  dans 
son  sein  une  autorité  européenne!  ^lais  enfin,  si  le  fanatisme  mu- 
sulman inonde  encore  de  sang  quelque  province  de  la  Turquie,  soit 
en  Europe,  soit  en  Asie,  l'Occident  sait  quelle  voie  il  doit  suivre  pour 
obtenir  la  répression  des  massacres  et  la  réparation  des  désastres. 
Il  sait  que  le  maintien  de  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  comporte 
cependant  des  interventions  salutaires,  et  que  l'indépendance  de  la 
Porte-Ottomane  ne  va  pas  jusqu'au  droit  de  laisser  égorger  impu- 
nément les  chrétiens  d'Orient,  La  sécurité  des  populations  chré- 
tiennes de  l'empire  ottoman  est  un  des  principes  fondamentaux  du 
traité  de  Paris,  et  ce  principe,  consacré  par  une  première  applica- 
tion en  Syrie,  fait  dorénavant  partie  du  droit  public  de  l'Europe. 

Saint-Marc  Girardin. 


TOME  XXXIV.  47 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet  1861. 


Lorsqu'un  pays  n'est  point  activement  et  assidûment  associé  par  ses  in- 
stitutions à  la  délibération  et  à  la  direction  de  ses  affaires,  il  peut  lui  arri- 
ver d'apprendre  sur  son  propre  compte,  par  des  voies  étrangères,  d'étranges 
nouvelles.  La  France  vient  d'éprouver  l'autre  jour  une  de  ces  bizarres  sur- 
prises; elle  a  été  informée  par  un  long  débat  de  la  chambre  des  communes 
qu'elle  travaille  sourdement  à  s'annexer  l'île  de  Sardaigne.  A  coup  sûr,  si 
la  France  nourrit  ce  projet,  elle  ne  s'en  doute  guère;  elle  agit  apparemment 
à  la  façon  des  somnambules,  qui  n'ont  point  conscience  de  ce  qu'ils  font 
dans  leur  sommeil  magnétique.  Ce  qui  est  extraordinaire,  c'est  l'abondance 
des  détails  fournis  par  le  membre  de  la  chambre  des  communes  qui  a  cru 
devoir  interpeller  à  ce  sujet  le  gouvernement  anglais.  C'est  le  surveillant 
jaloux  de  nos  projets  d'agrandissement,  l'Argus  auquel  n'échappe  aucun 
mouvement  de  notre  diplomatie  clandestine,  c'est  M.  Kinglake  en  personne 
qui  cette  fois  encore  a  voulu  donner  l'éveil  à  lord  John  Russell.  Rien  n'a 
manqué  à  l'ombrageux  réquisitoire  du  spirituel  auteur  cVEothen.  Si  quelque 
obscure  feuille  italienne  a  dénoncé  la  présence  de  prétendus  agens  français 
en  Sardaigne,  M.  Kinglake  connaît  le  nom  de  cette  feuille,  et  a  dans  son 
dossier  la  correspondance  accusatrice.  Si  notre  grand  homme  d'action  en 
fait  d'annexion,  M.  le  sénateur  Pietri,  qui  est  Corse  sans  doute,  a  passé  le 
détroit  de  Bonifacio  pour  quelque  visite  de  voisinage,  M.  Kinglake  en  a  été 
aussitôt  informé;  il  en  tient  bonne  note.  Jamais  procureur-général  n'a  su 
mieux  grouper  une  multitude  de  menues  circonstances  et  n'a  été  plus  habile 
à  les  enchaîner  par  toute  sorte  de  conjectures  plausibles  et  d'ingénieuses 
Inductions  pour  en  tirer  une  accusation  formidable.  Il  n'est  pas  homme  à 
se  laisser  déconcerter  par  les  dénégations  les  plus  formelles.  M.  Ricasoli  a 
déclaré,  avec  l'énergie  qui  lui  est  propre,  que  jamais  aucun  pouce  du  sol 
italien  ne  serait  cédé.  Le  bon  billet t  Le  sol  italien,  pour  le  ministre  d& 


REVUE.   CHRONIQUE.  739 

Victor-Eramanuel,  n'est-ce  point  la  terre  ferme?  Est-on  bien  sur  qu'il  y 
comprenne  les  îles?  Puis,  une  fois  la  thèse  bien  établie,  il  s'agit  de  savoir 
ce  que  vaut  la  Sardaigne  au  point  de  vue  maritime.  Il  n'y  a  pas  de  meil- 
leures rades  dans  la  Méditerranée  que  les  ports  naturels  de  la  Sardaigne. 
C'est  Nelson,  Nelson  qui  l'a  dit,  et  l'on  apporte  en  témoignage  la  correspon- 
dance du  grand  homme  de  mer.  L'Angleterre  ne  peut  donc  pas  permettre 
que  la  France  s'adjoigne  la  Sardaigne.  Sir  Robert  Peel  met  sa  plus  chaude 
éloquence  au  service  de  cette  conclusion.  Un  esprit  ingénieux,  un  élégant 
érudit  en  matière  d'art  et  d'histoire,  M.  W.  Stirling,  se  joint  à  cette  charge 
patriotique.  Le  ministre  enfin  lui-même  prend  la  parole,  il  pèse  longue- 
ment et  avec  le  plus  grand  sérieux  la  vraisemblance  des  desseins  dénoncés 
par  ses  honorables  amis  et  les  conséquences  graves  qu'auraient  les  projets 
prêtés  à  la  France,  s'il  y  était  donné  suite. 

Pour  couronner  le  comique  de  cette  scène ,  il  n'est  rien  comme  le  pré- 
texte sur  lequel  lord  John  Russell  a  cru  devoir  fonder  sa  défiance  invétérée. 
Le  secrétaire  d'état  britannique  croit  aux  protestations  des  ministres  ita- 
liens, qui  désavouent  la  pensée  d'abandonner  la  Sardaigne;  il  admet  les 
dénégations  du  gouvernement  français.  Il  ne  se  fait  pourtant  pas  faute  de 
renouveler,  même  après  les  déclarations  les  plus  satisfaisantes,  ses  interro- 
gations soupçonneuses  aux  gouvernemens  de  France  ^  d'Italie,  comme  si 
c'était  un  procédé  usuel  et  courtois  en  diplomatie  que  de  faire  réitérer  une 
parole  d'honneur.  Lord  John  Russell  veut  bien  convenir  enfin  qu'il  serait 
tranquille,  s'il  n'avait  affaire  qu'au  gouvernement  français;  mais  ce  qui  l'in- 
quiète, c'est  l'entraînement  possible  de  l'opinion  dans  notre  pays,  c'est  la 
fougue  de  nos  assemblées!  La  presse  française  avec  son  autorité  impé- 
rieuse, le  corps  législatif  et  le  sénat  avec  la  puissante  initiative  dont  ils 
sont  armés,  peuvent,  un  jour  ou  l'autre,  contraindre  notre  gouvernement  à 
demander  poliment  la  Sardaigne  à  l'Italie,  en  prenant,  suivant  l'usage,  le 
suffrage  universel  pour  arbitre!  Il  est  difficile  de  deviner,  au  ton  de  lord 
John  Russell,  les  momens  où  il  parle  sérieusement  et  ceux  où  il  plaisante. 
Nous  voudrions  sincèrement,  quant  à  nous,  dissiper  ses  inquiétudes.  Le  ha- 
sard nous  en  fournit  peut-être  l'occasion.  Apprenant,  par  le  débat  de  la 
chambre  des  communes,  l'importance  des  rades  sardes,  nous  avons  jeté  les 
yeux  sur  une  note,  d'ailleurs  très  intéressante,  publiée  à  Turin  sur  les  sta- 
tions navales  du  royaume  d'Italie.  L'auteur  de  cet  opuscule  n'est  point  sans 
autorité,  si  l'on  en  juge  par  les  fonctions  qu'il  a  occupées  :  c'est  M.  Salva- 
tore  Castiglia,  commandant  de  la  marine  active  du  général  Garibaldi  en 
1860.  Que  pensait  sur  la  Sardaigne  le  marin  garibaldien?  Nous  étions  cu- 
rieux de  le  savoir.  Nous  n'avons  trouvé  dans  sa  brochure  que  cette  phrase 
laconique  et  significative  :  «  Il  y  a  en  Sardaigne  de  très  bons  ports  naturels; 
mais  une  station  navale  y  serait  peu  sûre  tant  que  la  Corse  ne  sera  pas  ren- 
due à  l'Italie  {sino  a  che  la  Corsica  non  sia  resa  aW  llalia!).  »  De  quoi  s'ef- 
fraient donc  M.  Kinglake  et  lord  John  Russell?  Il  est  probable  que  l'Italie 


7A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

convoite  la  Corse  autant  que  nous  la  Sardaigne.  Quant  à  M.  Pletri ,  on  voit 
qu'il  a  là  une  grosse  affaire  sur  les  bras  !  Avant  dé  penser  à  enlever  la  Sar- 
daigne à  l'Italie,  qu'il  songe  d'abord  lui-même  à  rester  Français! 

On  gémit  quand  on  voit  la  facilité  avec  laquelle  les  idées  les  plus  hétéro- 
clites naissent  et  se  propagent  de  notre  temps,  et  le  pouvoir  qu'elles  ont  de 
distraire  les  esprits  les  plus  distingués  des  saines  pensées  politiques.  Le  re- 
mède à  ce  mal  existe,  il  est  connu,  nous  ne  nous  lassons  point  de  l'indi- 
quer :  il  serait  pour  la  France  dans  une  action  plus  large  donnée  à  l'opinion 
publique  par  la  liberté  de  la  presse,  dans  l'initiative  rendue  aux  assemblées 
qui  représentent  le  pays.  Quelques  mots  échangés  au  corps  législatif  entre 
un  député  et  un  ministre  feraient  plus  aisément  et  plus  complètement  que 
des  entretiens  diplomatiques  tomber  les  mauvaises  défiances  et  les  ridicules 
soupçons  qui  ont  à  plusieurs  reprises  préoccupé  le  parlement  anglais,  y  ont 
provoqué  des  discussions  qui  manquent  d'objet,  et  qui  ont  l'inconvénient 
d'entretenir  une  irritation  dangereuse  pour  la  paix  du  monde  et  funeste 
aux  intérêts  bien  compris  des  deux  pays.  Si  l'on  pouvait  parler  de  la  poli- 
tique extérieure  dans  nos  assemblées  sur  un  ton  de  familiarité  et  de  bon 
sens,  et  non  plus  dans  les  harangues  d'apparat  qu'autorisent  deux  fois  seu- 
lement par  session  la  discussion  de  l'adresse  et  celle  du  budget,  les  fan- 
tômes seraient  promptement  dissipés.  Qui  pourrait  dans  une  chambre  fran- 
çaise demander  l'annexion  de  la  Sardaigne  à  la  France?  Quelque  orateur 
excentrique,  peut-être,  réfuté  et  désavoué  sur  le  coup  par  la  moqueuse  hi- 
larité de  l'assemblée  tout  entière.  Après  de  telles  manifestations,  des  séances 
comme  celle  de  la  chambre  des  communes  qui  nous  inspire  ces  réflexions 
seraient  impossibles.  A  moins  de  vouloir  se  couvrir,  aux  yeux  du  monde, 
d'un  caractère  indélébile  d'absurdité,  des  hommes  d'esprit  comme  M.  King- 
lake,  sir  Robert  Peel  et  lord  John  Russell  ne  viendraient  plus  mettre  le  pu- 
blic dans  la  confidence  des  mauvais  rêves  que  leur  imagination  enfante  au- 
jourd'hui dans  les  ténèbres.  Les  sentimens  réciproques  des  deux  peuples 
deviendraient  meilleurs,  et  peut-être  ne  tarderaient-ils  point  à  mettre  un 
terme  au  gaspillage  des  capitaux  qu'ils  sacrifient  à  leurs  craintes  et  à  leurs 
animosités  mutuelles  dans  leurs  budgets  de  la  marine  et  de  la  guerre. 

On  a  pu  remarquer  il  y  a  peu  de  jours,  dans  la  discussion  qui  s'est  en- 
gagée aux  communes  sur  le  budget  de  la  marine,  les  regrettables  consé- 
quences de  l'entraînement  aveugle  avec  lequel  la  France  et  l'Angleterre 
poussent  à  l'envi  leurs  armemens  maritimes.  Si  la  France  a  tel  nombre  de 
vaisseaux  cuirassés,  il  faut  que  l'Angleterre  en  ait  un  nombre  plus  grand  : 
tel  a  été  l'argument  suprême  de  tous  les  orateurs  anglais,  celui  que  lord 
Palmer-ston  en  particulier  a  fait  valoir  avec  son  esprit  ordinaire,  invariable- 
ment assaisonné  d'une  pointe  d'aigreur  agressive  contre  la  France.  Pour- 
quoi, nous  aussi,  ne  raisonnerions  nous  pas  de  la  même  façon  et  ne  multi- 
plierions-nous pas  indéfiniment  nos  vaisseaux  cuirassés  en  prétextant  de 
l'avance  que  l'Angleterre  aurait  prise  sur  nous?  Où  aboutirait  cette  concur- 


REVUE.   CHRONIQUE.  7Z|1 

rence  aussi  folle  que  ruineuse?  M.  Disraeli  a  fait  entendre  sur  ce  point  des 
paroles  sensées  qui  trouveront  un  écho  des  deux  côtés  de  la  Manche  dans 
tous  les  esprits  raisonnables.  M.  Disraeli  a  paru  croire  qu'il  n'était  point 
impossible  d'amener  les  deux  gouvernemens  à  s'entendre  pour  fixer  la  pro- 
portion des  forces  maritimes  qui  leur  sont  respectivement  nécessaires  en 
temps  de  paix.  Établir  cette  proportion,  voilà  le  problème.  11  est  clair  en 
effet,  si  les  deux  gouvernemens  veulent  également  vivre  en  paix,  qu'en  aug- 
mentant à  l'envi  l'un  de  l'autre  leurs  forces  maritimes,  ils  ne  feront  qu'ac- 
croître leurs  dépenses  sans  résultat  efficace,  puisqu'à  l'égard  l'un  de  l'autre 
ils  n'auront  point  changé  leur  puissance  relative.  L'état  de  paix  étant  sup- 
posé, la  même  proportion  pourrait  être  établie  sur  un  nombre  moindre 
de  vaisseaux,  et  l'on  s'épargnerait  une  consommation  de  capitaux  onéreuse 
pour  les  deux  pays,  inutile  pour  les  fins  qu'ils  se  proposeraient  avec  une 
égale  sincérité. 

L'évidence  de  ce  raisonnement  saute  aux  yeux;  mais  les  nations  et  les 
gouvernemens  ne  peuvent  rien  aliéner  de  l'indépendance  de  leur  action 
politique  :  ils  ne  sauraient  se  lier  par  des  engagemens  qui  les  soumet- 
traient, dans  la  direction  qu'ils  donnent  à  leurs  armemens,  à  un  contrôle 
étranger.  Il  n'est  donc  pas  possible  de  résoudre  le  problème  de  la  juste 
proportion  des  forces  maritimes  de  la  France  et  de  l'Angleterre  en  temps 
de  paix  par  voie  d'arrangement  diplomatique.  N'y  a-t-il  pas  d'autres  moyens 
d'atteindre  le  même  résultat,  et  faut-il  désespérer  de  voir  deux  pays  rai- 
sonnables mettre  à  profit  la  paix  en  réduisant  leurs  dépenses  de  guerre? 
Sans  doute  l'entente  est  possible  à  d'autres  conditions  :  elle  dépend  surtout 
de  la  confiance  mutuelle  des  deux  gouvernemens,  de  la  foi  réciproque  qu'ils 
auront  dans  leurs  intentions  pacifiques;  mais,  comme  on  le  dit  familière- 
ment, la  confiance  ne  se  commande  point.  Entre  les  gouvernemens  et  les 
peuples,  elle  se  fonde  sur  des  garanties  positives  bien  plus  que  sur  des 
appréciations  personnelles.  La  plus  solide  de  ces  garanties  positives  est 
celle  qui  résulte  de  la  forme  des  gouvernemens.  Si  nos  assemblées  avaient 
une  participation  plus  directe  et  mieux  soutenue  à  la  direction  des  affaires, 
si  les  gouvernemens  étrangers  pouvaient  lire  plus  facilement  dans  leurs 
manifestations  les  tendances  prononcées  de  l'opinion,  la  volonté  décidée 
du  pays  sur  les  questions  qui  les  préoccupent,  il  est  certain  qu'entre  la 
France  et  l'Angleterre  par  exemple  un  doute  sérieux  ne  pourrait  subsis- 
ter longtemps  sur  les  intentions  positives  des  deux  peuples  à  l'égard  de  la 
paix.  La  diplomatie  secrète  ne  suffit  point  de  notre  temps  à  toutes  les  né- 
cessités de  la  politique  internationale.  Il  est  des  questions,  et  parmi  celles- 
ci  il  faut  ranger  la  plus  importante,  la  question  de  confiance,  qui  se  négo- 
cient et  se  résolvent  mieux  d'assemblée  à  assemblée  par  la  franchise  et  la 
liberté  de  la  discussion  qu'au  moyen  des  conférences  d'ambassadeurs  et 
des  protocoles  de  chancellerie.  C'est  un  des  motifs  qui  nous  font  le  plus 
vivement  désirer  le  progrès  de  nos  institutions  vers  la  liberté. 


7Zl*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

S'il  nous  vient  d'Angleterre  de  mauvaises  paroles,  où  se  reflètent  des  sen- 
timens  fâcheux,  c'est  pour  nous  un  devoir  agréable  de  constater  qu'il  nous 
arrive  aussi  de  ce  côté  des  témoignages  d'amitié  dignes  d'être  appréciés 
par  la  France.  Parmi  ces  meilleurs  symptômes  de  l'esprit  public  anglais,  il 
faut  signaler  la  remarquable  manifestation  à  laquelle  a  donné  lieu  le  der- 
nier banquet  du  lord-maire.  Le  magistrat  populaire  de  la  Cité  de  Londres 
pour  la  présente  année,  M.  Cubitt,  a  exercé  l'hospitalité  avec  autant  de  li- 
béralisme que  de  magnificence.  Dépassant  la  mesure  ordinaire  des  fêtes  tra- 
ditionnelles données  par  les  lords-maires,  il  a  réuni  dans  des  banquets  dif- 
férons les  membres  du  gouvernement  et  les  chefs  de  l'opposition.  Il  vient 
enfin ,  dans  un  récent  dîner,  de  fêter  la  liberté  commerciale  en  l'honneur 
des  plus  éminens  organes  de  cette  grande  cause,  de  MM.  Cobden  et  Bright 
pour  l'Angleterre,  de  M.  Michel  Chevalier  pour  la  France.  Les  applaudisse- 
mens  qui  ont  accueilli  les.sages  et  éloquentes  paroles  de  notre  compatriote 
n'étaient  point  une  simple  courtoisie  payée  au  plus  actif  et  au  plus  efficace 
champion  de  la  liberté  commerciale  en  France  :  ils  s'adressaient  aussi  à 
notre  pays,  ils  étaient  un  témoignage  du  désir  général  qui  règne,  parmi 
les  classes  intelligentes  et  industrieuses  de  la  société  anglaise,  de  voir  se 
perpétuer  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  L'un  des  principaux 
héros  de  la  fête,  M.  Cobden,  est  par  excellence  le  représentant  chez  nos 
voisins  des  sentimens  favorables  à  l'union  pacifique  des  deux  peuples. 
Nous  sommes  convaincus  que  M.  Cobden,  en  convertissant  notre  gouverne- 
ment au  principe  de  la  liberté  des  échanges  et  en  négociant  le  traité  de 
commerce,  a  créé  en  quelque  sorte  le  lien  qui  attachera  les  deux  pays  à  la 
paix  et  les  empêchera  de  sacrifier  leurs  intérêts  sérieux  à  des  boutades 
de  mauvaise  humeur.  Il  est  difficile  d'exagérer  le  bienfaisant  service  que 
M.  Cobden  a  rendu  ainsi  aux  deux  nations  et  à  l'humanité.  Nous  ne  mettrons 
qu'une  réserve  à  l'admiration  et  à  la  reconnaissance  que  nous  inspire  ce 
remarquable  esprit.  M.  Cobden,  à  notre  gré,  est  trop  l'homme  d'une  seule 
idée.  Il  s'est  dévoué  sans  doute  à  une  œuvre  immense,  il  a  attaché  son  nom 
à  un  magnifique  triomphe  :  profitant  des  libertés  que  lui  donnait  la  consti- 
tution de  son  pays,  il  a  poursuivi  et  obtenu  l'abolition  du  système  pro- 
tecteur relativement  au  commerce  du  blé  par  la  liberté  d'association ,  par 
la  liberté  de  la  presse,  par  la  liberté  parlementaire;  il  a  eu  la  douceur  de 
n'avoir  d'autre  moyen  à  employer,  pour  gagner  ses  concitoyens  à  ses  idées, 
que  l'action  juste  et  féconde  de  la  liberté,  la  persuasion.  Or  il  semble  que 
M.  Cobden  voie  dans  la  liberté  du  commerce  une  panacée  universelle,  à  la- 
quelle il  subordonne  trop  facilement  les  libertés  politiques  dont  il  a  su 
faire  lui-même  un  si  noble  usage.  Pourvu  que  l'on  satisfasse  sa  passion  pour 
le  frce  irade,  il  a  trop  l'air  de  faire  bon  marché  de  la  nature  et  de  la  forme 
des  institutions,  de  professer  à  l'endroit  des  libertés  politiques  une  indiffé- 
rence dédaigneuse.  Avec  la  finesse  de  son  talent  et  la  qualité  de  son  esprit, 
il  aurait  dû  échapper  à  ce  travers  des  monomanes  vulgaires.  Cette  faiblesse 


REVUE.  CHRONIQUE.  743 

lui  a  fait  du  tort  en  France,  elle  nuit  à  son  influence  en  Angleterre;  c'est 
parce  que  nous  voudrions  que  sa  parole,  généreusement  employée  au  ser- 
vice des  idées  pacifiques,  eût  toute  l'influence  qu'elle  mérite,  que  nous 
voyons  avec  regret  M.  Cobden  en  restreindre  lui-même  l'efficacité  par  son 
scepticisme  politique. 

Les  remaniemens  ministériels  causés  par  l'entrée  de  lord  John  Russell  à 
la  chambre  des  lords  et  par  la  retraite  de  lord  Woodhouse  et  de  lord  Her- 
bert n'indiquent  malheureusement  point  que  les  idées  systématiques  de 
MiVl.  Cobden  et  Bright  soient  en  progrès  dans  l'administration  britannique. 
Deux  places  étaient  devenues  vacantes  dans  cette  administration,  celles  de 
secrétaire  du  gouvernement  de  l'Irlande  et  de  sous-secrétaire  des  affaires 
étrangères.  Lord  Palmerston  a  choisi  pour  les  remplir  deux  hommes  de  talent 
sans  doute,  sir  Robert  Peel  et  M.  Layard,  mais  qui  ne  sont  assurément  point 
des  sectaires  de  l'école  de  Manchester.  Ils  faisaient  plutôt  partie  du  groupe 
ombrageux  dont  M.  Kinglake  est  l'organe  le  plus  accentué,  et  dans  les 
dernières  discussions  étrangères  il  s'en  faut  que  la  politique  du  cabinet  des 
Tuileries  ait  reçu  d'eux  un  traitement  amical.  Sir  Robert  Peel  et  M.  Layard 
ne  sont  point  appelés  à  remplir  des  postes  d'une  grande  importance,  mais 
leur  nomination  ajoute  quelque  chose  à  l'attitude  un  peu  hargneuse  du  ca- 
binet anglais  à  notre  égard.  La  retraite  de  lord  Herbert  a  été  vue  avec 
regret  en  Angleterre.  Lord  Herbert,  autrefois  M.  Sidney  Herbert,  avait 
été  un  des  élèves  les  plus  distingués  de  l'ancien  sir  Robert  Peel.  Malgré  la 
grande  position  qu'il  tenait  de  sa  naissance  et  de  sa  fortune,  il  s'était  livré 
aux  travaux  de  la  chambre  des  communes  et  des  fonctions  ministérielles 
avec  l'application  laborieuse  d'un  homme  qui  aurait  eu  besoin  de  chercher 
dans  les  aff'aires  publiques  une  carrière  rémunératrice.  C'était  un  orateur 
vigoureux,  un  administrateur  éminent.  L'état  précaire  de  sa  santé  l'avait 
décidé,  il  y  a  un  an,  à  quitter  la  chambre  des  communes  pour  la  chambre 
des  lords,  et  l'oblige  aujourd'hui  à  se  démettre  du  ministère  de  la  guerre. 
Il  est  remplacé  dans  ce  ministère  par  un  des  hommes  les  plus  capables  du 
cabinet,  sir  George  Cornewall  Lewis,  car  c'est  maintenant  la  mode  en  An- 
gleterre de  considérer  le  département  de  la  guerre,  qui  n'était,  il  y  a  peu 
d'années,  qu'une  insignifiante  sinécure,  comme  un  des  postes  les  plus  im- 
portans  de  l'administration.  Sir  George  Lewis,  connu  par  des  ouvrages  de 
philosophie  politique  et  d'érudition  historique,  autrefois  editor  de  la  Revue 
d'Edimbourg,  est  une  de  ces  aptitudes  qui  peuvent  s'appliquer  à  tout.  Il  a 
été  chancelier  de  l'échiquier,  il  était  ministre  de  l'intérieur.  Depuis  quel- 
que temps  déjà,  on  le  désignait  comme  devant  remplacer  lord  John  Russell 
à  la  tête  du  parti  whig  dans  la  chambre  des  communes. 

Mais  l'événement  le  plus  important  dans  ces  changemens  ministériels, 
c'est  la  promotion  de  lord  John,  désormais  comte  Russell,  à  la  chambre  des 
lords.  Lord  John  était  depuis  quarante-sept  ans  dans  la  chambre  des  com- 
munes. M.  Disraeli  a  écrit  de  l'ancien  sir  Robert  Peel  qu'il  a  été  de  nos 


Ihll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jours  le  plus  grand  membre  de  la  chambre  des  communes.  Dans  cette  hié- 
rarchie, la  seconde  place  appartenait  assurément  à  lord  John.  Il  est  rare 
de  voir  ces  grands  comnioners  quitter  volontairement  la  scène  familière  où 
ils  se  sont  élevés  et  sur  laquelle  ils  ont  vieilli.  Ce  qui  aurait  dû ,  ce  semble , 
y  retenir  lord  John,  ce  sont  les  lents  progrès  de  la  carrière  qu'il  y  avait 
remplie.  Il  ne  lui  avait  pas  été  donné,  comme  à  Fox  et  à  Pitt,  d'être  porté 
dès  sa  jeunesse  à  la  tête  de  son  parti.  Ses  débuts,  comme  ceux  de  lord  Pal- 
merston,  avaient  été  obscurs.  L'assiduité,  l'application,  la  constance,  lui 
avaient  à  la  longue  donné  cette  première  place  dont  d'autres  se  sont  em- 
parés du  premier  coup  par  l'éclat  souverain  du  talent  et  l'ascendant  du 
caractère.  Le  grand  mérite  de  lord  John  a  été  son  inflexible  fidélité  à  cette 
cause  qu'il  appelle  volontiers  lui-même  la  cause  de  la  liberté  civile  et  reli- 
gieuse. Cette  fidélité  de  près  d'un  demi-siècle  aux  mêmes  principes,  et  les 
victoires  progressives  et  considérables  qui  l'ont  accompagnée,  assureront 
toujours  une  grande  autorité  à  lord  John  Russell  au  sein  du  libéralisme  eu- 
ropéen, car,  l'histoire  de  notre  siècle  l'a  démontré,  il  y  a  une  réelle  soli- 
darité entre  les  libéraux  des  diverses  contrées  de  l'Europe.  A  une  certaine 
hauteur,  aucun  de  ceux  qui  ont  servi  avec  éclat  la  cause  commune  ne  peut, 
malgré  les  différences  nationales  qui  nous  séparent,  nous  être  tout  à  fait 
étranger,  et  parmi  les  Anglais  lord  John  Russell  est  du  petit  nombre  de  ceux 
qui  ont  compris  cette  solidarité  et  qui  ne  l'ont  jamais  reniée;  mais,  malgré 
le  souvenir  qu'il  a  rappelé  lui-même  des  funérailles  de  Charles-Quint,  la 
chambre  des  lords  n'est  point  une  sépulture,  et  il  n'y  a  pas  lieu,  grâce  à 
Dieu,  de  faire  l'oraison  funèbre  de  lord  John  Russell.  L'illustre  homme 
d'état  participe  à -cette  vitalité  qui  semble  être,  de  notre  temps,  un  des 
plus  merveilleux  effets  de  la  vie  politique  anglaise,  et  qui  se  révèle  par  de 
vrais  miracles  de  longévité.  Ce  n'est  pas  la  maladie  ou  la  décrépitude  qui 
le  conduit  dans  la  chambre  des  lords.  Il  y  aura,  dans  le  parti  libéral,  la 
première  place,  qu'il  n'avait  plus  dans  la  chambre  des  communes,  et  qu'il 
avait  lui-même  abdiquée  avec  une  noble  abnégation.  Il  y  conservera  l'im- 
portance qui  s'attache  à  la  direction  des  affaires  étrangères  dans  le  temps 
où  nous  vivons.  Il  relèvera  par  son  intervention  les  débats  de  la  chambre 
haute.  Il  y  commettra  sans  doute  quelques-unes  de  ces  témérités  à  froid 
qui  sont  un  des  traits  de  son  esprit  et  de  son  caractère,  et  qui  lui  ont  attiré 
plus  d'une  fois  les  sarcasmes  de  lord  Derby.  Il  y  excitera,  dans  des  chocs 
que  déjà  l'on  attend  avec  curiosité,  l'éloquente  verve  du  chef  des  tories. 

La  France,  parmi  les  grands  pays  de  l'Europe,  a  été  la  première  à  prendre 
ses  vacances  politiques  :  l'on  s'en  aperçoit  à  la  stérilité  de  notre  vie  poli- 
tique intérieure,  si  peu  vivace  d'ailleurs  en  d'autres  saisons.  D'intéressantes 
questions  de  presse  viennent  cependant  de  se  vider  devant  les  tribunaux. 
M.  le  duc  de  Broglie,  en  se  désistant  du  procès  qu'il  avait  intenté  à  M.  le 
préfet  de  police,  s'est  tiré  avec  les  honneurs  de  la  guerre  de  l'aventure  bi- 
zarre où  l'avait  entraîné  l'administration  par  la  saisie  des  épreuves  auto- 


REVUE.  CHRONIQUE.  7^5 

graphiées  de  son  livre  inédit  sur  le  gouvernement  de  la  France.  Un  autre 
procès  curieux  était  celui  que  M.  Masson,  traducteur  du  discours  prononcé 
par  M.  le  duc  d'Aumale  au  Literary  Fund,  intentait  à  l'imprimeur  qui  avait 
d'abord  accepté  cet  intéressant  manuscrit.  La  circulaire  de  M.  de  Persigny, 
qui  menaçait  de  la  fameuse  saisie  les  ouvrages  des  exilés,  vint  tout  à  coup 
intimider  l'imprimeur;  l'honnête  industriel  confesse  sa  terreur  dans  une 
lettre  qui  a  été  lue  devant  le  tribunal,  et  qui  est  une  illustration  instructive 
des  douceurs  du  régime  administratif.  Ce  qui  arrêtait  l'imprimeur,  ce  n'est 
pas  précisément  la  perspective  d'une  saisie,  c'est  surtout  la  crainte  des  ri- 
gueurs ultérieures  de  l'administration.  L'imprimerie  en  France  est  soumise 
à  des  conditions  de  brevet  et  à  une  réglementation  minutieuse  qui  placent 
entre  les  mains  du  ministre  de  l'intérieur  le  sort  de  ceux  qui  exercent  cette 
profession.  L'imprimeur  de  M.  Masson  redoutait,  s'il  mécontentait  le  minis- 
tère, d'encourir  toutes  ses  sévérités  dans  lapratique  journalière  de  son  état. 
Sa  lettre  restera  comme  une  des  pages  les  plus  instructives  de  l'histoire  de 
la  presse  au  xix"  siècle.  On  ne  croira  pas  dans  cent  ans  qu'un  tel  document 
ait  pu  être  écrit  soixante-dix  ans  après  la  révolution  française.  Chaque  fait 
nouveau  qui  vient  éclairer  la  situation  de  la  presse  élargit  les  perspectives 
du  travail  que  nous  devrons  accomplir  pour  donner  un  jour  la  liberté  à  la 
presse.  Comment  la  presse  pourrait-elle  être  libre,  si  la  profession  de  l'im- 
primeur ne  l'est  point?  Voilà  la  question  posée  par  le  procès  auquel  nous 
faisons  allusion.  Constatons  d'ailleurs  que  le  tribunal  a  omis  de  viser  la 
circulaire  qui  a  édicté  la  saisie  administrative  dans  le  nombre  des  raisons 
légitimes  qui  ont  dispensé  l'imprimeur  de  l'exécution  de  son  contrat. 

Parmi  les  intérêts  de  la  liberté  qui  sont  en  souffrance,  il  faut  compter 
ceux  de  la  liberté  religieuse.  Nous  avons  dû  plus  d'une  fois  appeler  sur  ce 
point  l'attention  du  gouvernement.  Une  publication  de  M.  Henri  Lutteroth 
sur  les  écoles  évangéliques  de  la  Haute-Vienne,  fermées  depuis  1852,  nous 
fournit  un  nouvel  exemple  du  peu  d'égards  qu'apporte  l'administration  in- 
férieure dans  les  questions  de  liberté  religieuse.  Il  y  a  neuf  ans  que  les 
écoles  évangéliques  de  la  Haute-Vienne  ont  été  fermées  par  suite  d'une 
fausse  interprétation  de  la  loi.  Cette  fausse  interprétation  est  redressée  dans 
une  lettre  du  ministre  des  cultes  à  M.  Lutteroth  et  dans  un  arrêté  du  conseil 
supérieur  de  l'instruction  publique.  C'est  en  vain  pourtant  que  l'on  réclame 
des  autorités  locales  la  réouverture  des  écoles  fermées  à  tort.  Il  y  a  là  une 
incompréhensible  contradiction;  on  ne  s'explique  pas  comment  des  autori- 
tés locales,  un  préfet,  un  conseil  académique,  peuvent  faire  prévaloir  une 
interprétation  qui  n'est  point  celle  que  le  ministre  et  le  conseil  supérieur 
donnent  à  la  loi.  Il  semble  qu'il  doive  suffire  de  signaler  à  l'administration 
supérieure  cette  anomalie  pour  en  obtenir  le  redressement. 

En  Italie,  bien  que  la  session  soit  close,  il  ne  peut  y  avoir  de  vacances 
pour  la  politique.  L'Italie  fait  un  grand  emprunt  pour  combler  le  déficit  de 
ses  budgets  ordinaires  et  subvenir  aux  charges  extraordinaires  que  lui  im- 


7hQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES.   ' 

posent  son  état  politique  et  le  développement  des  travaux  publics.  L'Italie  a 
le  royaume  de  Naples  à  pacifier,  une  conquête  d'un  autre  genre  et  plus  dif- 
ficile que  celle  que  Garibaldi  avait  si  lestement  accomplie.  L'Italie  a  peut- 
être  à  fortifier  son  ministère ,  dont  quelques  membres  sont  fatigués  d'une 
session  qui  a  réclamé  d'eux  une  rare  énergie  de  travail. 

L'emprunt  italien  a  obtenu,  même  avant  l'ouverture  de  la  souscription, 
un  succès  signalé.  C'est  une  victoire  qui  fait  un  remarquable  honneur  au 
ministre  des  finances,  M.  Bastogi.  La  fortune  sourit  depuis  trois  ans  à  l'Ita- 
lie, et  la  richesse  naturelle  de  ce  pays  lui  promet,  sous  un  gouvernement 
libre,  de  prospères  finances.  Un  emprunt  de  500  millions  n'en  était  pas 
moins  une  difficulté  énorme  pour  un  état  naissant,  qui  a  encore  sur  les  bras 
de  si  grosses  affaires.  Pour  tenter  cette  première  expérience  du  crédit  ita- 
lien, il  fallait  que  les  anciennes  dettes  des  divers  états  qui  composent  le 
nouveau  royaume  fussent  ramenées  à  un  type  uniforme ,  il  fallait  opérer  l'u- 
nification de  la  dette.  Ce  préliminaire  accompli,  il  restait  à  choisir  le  meil- 
leur système  pour  la  négociation  de  l'emprunt.  Une  maison  de  banque  se 
chargerait-elle  seule  d'une  opération  si  lourde?  Dans  la  situation  de  l'Italie, 
on  ne  pouvait  l'espérer.  Essaierait-on  du  système  appliqué  en  France  des 
souscriptions  publiques?  Il  n'était  pas  prudent  de  tenter  ce  hasard  auprès 
d'un  public  novice  aux  grandes  spéculations  financières  comme  le  peuple 
italien.  Si  les  Italiens  n'eussent  point  couvert  l'emprunt,  l'échec  moral  eût 
aggravé  l'échec  financier.  On  ne  pouvait  s'exposer  à  un  tel  péril.  Enfin  se 
fierait-on  aux  seules  soumissions  des  capitalistes,  et  attendrait-on  de  la  con- 
currence de  leurs  offres  le  prix  le  plus  avantageux  pour  l'émission  de  la  nou- 
velle rente?  Mais  c'est  le  procédé  par  lequel  emprunte  le  pays  le  plus  avancé 
en  crédit,  l'Angleterre,  et  il  eût  été  chimérique  de  rêver  de  tels  avantages 
pour  le  coup  d'essai  du  crédit  italien.  On  voit  que  les  difficultés  étaient 
nombreuses,  complexes,  et  qu'il  fallait  une  tète  et  une  main  habiles  pour 
en  venir  heureusement  à  bout.  M.  Bastogi  a  rempli  sa  mission  avec  autant 
d'adresse  que  de  bonheur.  Il  a  commencé  par  faire  l'unification  des  dettes 
italiennes,  beau  travail,  hérissé  de  détails,  qui  est  son  œuvre  toute  person- 
nelle, et  auquel  son  nom  demeurera  attaché.  Il  a  ensuite  combiné  avec 
dextérité  les  divers  modes  de  négociations  qui  pouvaient  être  employés 
pour  le  placement  de  l'emprunt,  usant  de  la  concurrence  des  soumissions 
et  de  la  souscription  publique,  et  obtenant  des  soumissionnaires  que  la 
fixation  du  prix  d'émission  fût  laissée  à  sa  propre  discrétion.  Il  a  établi  ce 
prix  à  70,  50,  et  a  vu  affluer  en  si  grande  abondance  les  offres  des  prêteurs 
qu'elles  ont  dû  subir  une  réduction  de  62  pour  100.  Les  prêteurs  et  l'Italie 
ont  fait  chacun  une  excellente  affaire.  Les  prêteurs  ont  un  fonds  d'état  plein 
d'avenir  à  un  taux  qui  représente  un  placement  à  plus  de  7  pour  100.  L'Italie 
s'est  procuré  les  ressources  qui  lui  sont  nécessaires,  et  a  trouvé  une  nou- 
velle et  magnifique  occasion  de  montrer  la  confiance  qu'elle  inspire  à  ses 
populations  et  à  l'étranger. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  llxl 

L'état  du  royaume  de  Naples  est  un  triste  revers  à  cette  brillante  page,  et 
présente  un  déplorable  contraste  avec  la  bonne  tenue  des  populations  du 
nord  de  la  péninsule  ;  mais  ce  ne  sont  point  les  Italiens  du  nord  qui  sont 
responsables  de  la  démoralisation  des  populations  napolitaines  :  l'anarchie 
des  provinces  méridionales  accuse  le  précédent  régime,  le  funeste  et  hon- 
teux gouvernement  du  roi  Ferdinand.  D'ailleurs  le  foj'er  qui  entretient  le 
désordre  dans  le  royaume  de  Naples  est  manifestement  à  Rome.  Cette  mal- 
faisante influence  de  toutes  les  hostilités  concentrées  et  réunies  dans  Rome 
n'accroît  pas  seulement  les  difficultés  du  gouvernement  italien,  elle  devient 
pour  la  France,  dont  la  responsabilité  est  engagée  par  la  protection  dont  elle 
couvre  Rome,  un  sérieux  embarras.  Le  gouvernement  français  a  sans  doute 
à  considérer  s'il  lui  convient  que  l'on  se  serve  de  l'abri  qu'il  prête  pour  ex- 
citer et  perpétuer  l'anarchie  au  sud  de  la  péninsule.  Pour  notre  compte  ce- 
pendant et  dans  l'intérêt,  croyons-nous,  de  l'Italie  indépendante  et  libérale, 
nous  ne  sommes  point  disposés  à  presser  le  gouvernement  français  de  prendre 
à  Rome  des  mesures  énergiques.  La  dignité  de  l'Italie  lui  conseille  de  se  pas- 
ser de  secours  étranger  et  de  ne  point  solliciter  la  sortie  de  Rome  de  l'an- 
cienne cour  napolitaine.  Que  les  Italiens  ne  cherchent  donc  point  à  résou- 
dre la  question  de  Naples  par  la  question  romaine!  Qu'ils  se  vouent  avec 
leurs  seules  forces  à  la  pacification  de  Naples!  Cette  tâche  une  fois  accom- 
plie, leur  voix  aura  en  Europe  une  plus  grande  autorité  morale,  et  ils  pour- 
ront aborder  avec  plus  de  chances  de  succès  la  difficulté  romaine.  La  plus 
sage  et  la  plus  noble  politique  pour  l'Italie,'  au  lieu  de  solliciter  un  acte 
d'influence  de  la  France  à  Rome,  est  de  s'ouvrir  par  ses  propres  ressources 
dans  la  solution  de  la  question  napolitaine  un  acheminement  décisif  au  dé- 
noùment  de  la  question  romaine. 

L'Italie  a  encore  de  trop  grands  soucis  patriotiques,  elle  a  des  affaires 
trop  graves  à  mener  à  fin  pour  que  les  questions  de  personnes  que  soulèvent 
les  projets  de  combinaisons  ministérielles  doivent  trouver  place  dans  ses 
préoccupations.  Il  nous  répugnerait  donc  de  servir  d'écho  aux  commérages, 
devenus  plus  persistans  dans  ces  derniers  jours,  qui  ont  pour  objet  des 
changemens  possibles  dans  le  personnel  du  cabinet  de  Turin.  Loin  de  croire 
que  des  mutations  de  personnes  puissent  être  réclamées  par  des  motifs 
vraiment  politiques,  il  nous  avait  semblé  que  le  ministère  était  sorti  de  la 
session  plus  fort  au  point  de  vue  parlementaire  qu'il  n'avait  été  même 
avant  la  déplorable  mort  de  M.  de  Gavour.  Deux  ministres  surtout  avaient 
honoré  le  cabinet  par  leurs  travaux,  M.  Peruzzi  et  M.  Bastogi.  M.  Peruzzi 
a  eu  à  coordonner  et  à  créer  pour  ainsi  dire  le  réseau  des  chemins  de  fer 
italiens;  il  a  imprimé  aux  grands  travaux  publics  qui  doivent  renouveler 
l'Italie  une  puissante  impulsion,  et  il  a  révélé  au  parlement,  dans  les  dis- 
cussions d'aff"aires,  un  remarquable  talent  de  parole.  Nous  avons  parlé  des 
services  rendus  par  M.  Bastogi.  Nous  ne  comprenons  donc  pas  pourquoi 
l'on  place  ces  deux  ministres  parmi  ceux  dont  on  s'obstine  à  prédire  la 
retraite  prochaine. 


7^8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  affaires  d'Autriche  et  de  Hongrie  ont  fait  sans  doute  un  grand  pas,  et 
malheureusement  hors  des  voies  de  conciliation  où  l'on  se  plaisait  à  espérer 
que  la  lutte  serait  contenue  jusqu'à  ce  qu'elle  s'épuisât  par  la  lassitude  de 
tous.  L'empereur  d'Autriche  n'a  pas  voulu  faire  une  seule  étape  sur  le  ter- 
rain où  l'appelait  l'adresse  de  M.  Deak.  Il  n'admet  pas  la  discussion  sur  la 
subtilité  du  lien  personnel.  Tout  en  maintenant  les  concessions  de  la  pa- 
tente d'octobre,  il  revendique,  dans  les  termes  du  rescrit  de  février,  l'unité 
de  l'empire.  Que  répondra  la  diète  hongroise  au  dernier  rescrit  impérial? 
Quelles  mesures  la  cour  de  Vienne  prendra-t-elle  contre  une  nouvelle  ré- 
sistance de  la  diète?  Voilà  les  perplexités  que  fait  naître  la  phase  nouvelle 
de  ce  conflit.  Il  n'est  guère  probable  que  les  Magyars  acquiescent  aux  pré- 
tentions de  l'Autriche.  Ils  ont  peu  de  goût  à  s'engager  dans  les  distinctions 
du  lien  personnel  et  du  lien  réel  qu'a  inventées  la  métaphysique  allemande. 
Ils  présentent  leurs  réclamations  sous  une  forme  plus  pratique.  La  Hongrie, 
disent-ils,  est  unie  à  la  maison  d'Autriche  par  une  série  de  traités  qui  éta- 
blissent un  contrat  bi-latéral.  Les  obligations  de  la  Hongrie  vis-à-vis  de  ses 
souverains  sont  balancées  par  les  obligations  contractées  par  ses  souverains 
envers  elle.  A  ce  contrat  bi-latéral  l'Autriche  propose  la  substitution  d'une 
constitution  octroyée.  La  Hongrie  ne  veut  point  passer  du  régime  de  la 
royauté  consentie  au  régime  de  la  liberté  octroyée.  Si  elle  ne  peut  pas 
user  de  ses  droits,  elle  protestera,  elle  ne  les  laissera  pas  périmer,  elle  ne 
les  abdiquera  point.  Ni  de  la  part  de  la  Hongrie  ni  de  la  part  de  l'Autriche, 
on  ne  semble  d'ailleurs  impatient  de  vider  la  querelle  par  la  force.  On 
épuisera  donc  des  deux  côtés  les  moyens  moraux.  Peut-être  l'Autriche 
obtiendrait-elle  aisément  raison  sur  le  fond  des  choses,  si  elle  se  montrait 
plus  coulante  sur  la  forme.  Pourquoi  ne  se  prêterait-elle  pas  à  rajeunir  ce 
qu'il  y  a  à  réformer  dans  l'ancienne  constitution  hongroise  en  concédant 
aux  Magyars  un  nouveau  pacte,  qui  aurait,  comme  les  anciens,  le  caractère 
d'un  contrat  bi-latéral  ? 

C'est  un  des  malheurs  de  la  destinée  humaine  que  les  funestes  effets  que 
peuvent  produire  les  doctrines  politiques  les  plus  honnêtes  et  les  plus  pures 
lorsqu'elles  sont  saisies  à  faux  par  des  esprits  infirmes  et  des  imaginations 
malades.  L'assassinat  politique,  comme  a;j,trefois  l'assassinat  religieux,  est 
le  produit  de  cette  fermentation  malsaine  du  fanatisme.  L'attentat  heureu- 
sement avorté  d'Oscar  Becker  sur  la  personne  du  roi  de  Prusse  prouve  que 
l'aspiration  unitaire  a  pu,  même  en  Allemagne,  produire  dans  une  tête  mal 
faite  une  exaltation  capable  d'aller  jusqu'au  crime.  Il  serait  injuste  et  ab- 
surde de  faire  remonter  au  parti  de  Gotha  et  du  Xational  Vercin  la  respon- 
sabilité de  cet  égarement.  La  cause  de  l'unité  aura  pourtant  à  souffrir  passa- 
gèrement du  crime  solitaire  de  Becker.  Ces  déplorables  accidens  provoquent 
chez  ceux  qui  en  sont  menacés  et  dans  le  public  d'inévitables  réactions. 
L'indignation  de  l'Allemagne  contre  l'attentat  a  trouvé  au  sein  de  la  diète, 
comme  on  devait  s'y  attendre,  une  manifestation  unanime.  Le  ministre 
d'Autriche,  qui  préside  cette  assemblée,  s'est  fait  l'organe  de  la  sympathie 


REVUE.  CHRONIQUE.  7^9 

qu'excitait  le  roi  de  Prusse.  On  a  remarqué  la  chaleur  de  l'allocution  pro- 
noncée à  cette  occasion  par  M.  de  Kubeck  et  de  la  réponse  du  ministre  de 
Prusse,  M.  d'Usedom.  Celui-ci  s'est  confondu  en  remercîmens  envers  «  les 
confédérés  du  roi  »  et  «  son  vénéré  collègue  d'Autriche  »  avec  un  accent 
d'attendrissement  fraternel  auquel  les  représentans  de  la  Prusse  n'ont  point 
accoutumé  leurs  chers  confédérés  et  les  ministres  autrichiens. 

La  mort  vient  de  frapper  en  France  un  illustre  vieillard  qui  demeurera 
comme  une  des  plus  nobles  figures  de  notre  siècle  :  nous  voulons  parler  du 
prince  Adam  Czartoryski.  Jamais  plus  de  persévérance  dans  le  patriotisme 
n'a  été  aux  prises  avec  plus  longue  infortune  politique;  mais  une  consola- 
tion dernière  n'a  pas  été  refusée  au  prince  Adam.  Au  terme  d'une  carrière 
presque  séculaire,  il  a  pu  voir  renaître,  au  milieu  des  sympathies  des 
grandes  nations  occidentales,  les  espérances  de  sa  patrie.  Il  lui  a  été  permis 
à  lui-même  d'espérer  que  la  terre  promise  où  il  n'a  pu  rentrer  sera  revue 
par  ses  enfans  et  par  ses  compagnons.  e.  forcade. 


REVUE  DRAMATIQUE. 


Le  mot  théâtre  s'emploie  ordinairement  d'une  manière  abstraite  et  géné- 
rale, comme  synonyme  d'art  dramatique;  mais  plus  nous  suivons  les  spec- 
tacles contemporains,  et  plus  la  conviction  entre  dans  notre  esprit  que  ces 
deux  mots  signifient  deux  choses  très  différentes,  et  qu'il  serait  bon,  une 
fois  pour  toutes,  d'établir  cette  distinction.  Il  nous  est  prouvé  bien  décidé- 
ment que  le  théâtre  est  une  chose  et  que  l'art  dramatique  en  est  une  autre. 
Le  théâtre  contemporain  existe,  et  certes  d'une  manière  florissante.  Jamais 
les  théâtres  n'ont  été  aussi  richement  pourvus  de  décors,  de  costumes  et  de 
machines  ingénieuses;  jamais  on  ne  sut  mieux  se  rendre  compte,  d'une  ma- 
nière plus  scientifique,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  des  lois  de  l'optique  et  de 
la  mécanique  théâtrales,  et  jamais  ces  lois  n'ont  été  mieux  observées.  Ja- 
mais auteurs  dramatiques  n'ont  été  mieux  représentés  que  nos  auteurs  con- 
temporains. Le  théâtre  existe  dcftic,  il  prospère,  il  grandit  même,  et  loin 
d'être  en  décadence,  il  n'a  pas  encore  atteint  son  zénith.  Il  est  riche  de 
ressources,  d'inventions,  de  pratiques  ingénieuses,  d'artifices  habiles.  Au  lieu 
de  dire  que  le  théâtre  est  en  décadence,  il  faudrait  dire  plutôt  qu'il  est  en 
progrès.  Malheureusement  la  littérature  dramatique  est  loin  de  partager 
cette  fortune  florissante;  plus  le  théâtre  grandit,  plus  elle  décline.  Pour  se 
convaincre  de  la  réalité  de  la  différence  que  nous  établissons  entre  le  théâtre 
et  la  littérature  dramatique,  et  de  la  supériorité  incontestable  de  l'un  sur 
l'autre,  on  n'a  qu'à  se  figurer  la  plupart  des  pièces  nouvelles  privées  des  res- 
sources que  leur  fournit  la  libéralité  du  théâtre,  obligées  de  se  tirer  d'affaire 
toutes  seules,  par  leur  propre  génie,  et  d'intéresser  par  la  seule  force  de  la 


750  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sympathie.  Vous  figurez-vous  la  plupart  de  nos  vaudevilles  et  de  nos  mélo- 
drames joués  entre  quatre  murailles  nues,  sans  le  concours  du  machiniste 
et  du  décorateur,  sans  les  splendeurs  et  les  habiletés  de  la  mise  en  scène? 
A  l'instant  leur  faible  intérêt  s'évanouirait,  et  leur  indigence  réelle  frap- 
perait tous  les  esprits. 

Je  ne  sais  quel  comédien  se  récriait  naguère  encore  à  l'idée  des  tragédies 
de  Corneille  et  de  Racine  jouées  dans  une  grange;  il  se  voilait  la  face  à 
la  pensée  d'un  tel  spectacle,  qui  lui  paraissait  la  profanation  des  œuvres  du 
génie.  Il  y  a  beaucoup  d'emphase  et  d'affectation  ridicule,  à  mon  avis,  dans 
un  tel  sentiment,  et  ce  prétendu  respect  du  génie  me  semble  un  faux  res- 
pect. Peut-être  au  contraire  serait-ce  le  meilleur  moyen  d'éprouver  la  va- 
leur des  oeuvres  dramatiques  que  de  les  faire  jouer  dans  une  grange,  sous 
la  lueur  blafarde  de  deux  lanternes  d'écurie,  devant  des  spectateurs  assis 
sur  de  grossiers  bancs  de  bois.  De  telles  représentations  seraient  une  pierre 
de  touche  excellente  pour  distinguer  l'or  du  faux  métal.  Soumises  à  de  telles 
conditions,  les  œuvres  dramatiques  seraient  obligées  d'intéresser  par  elles- 
mêmes,  et  l'on  pourrait  en  toute  assurance  déclarer  bonnes  et  même  excel- 
lentes celles  qui  résisteraient  à  cette  épreuve.  L'art  dramatique  serait  ainsi 
distinct  du  théâtre,  et  la  fâcheuse  confusion  qui  s'est  faite  dans  nos  esprits 
entre  ces  deux  mots  se  dissiperait  bientôt.  Appartiendraient  donc  à  l'art 
dramatique  les  pièces  qui  pourraient  être  jouées  dans  une  grange,  devant 
une  rampe  éclairée  par  deux  lumignons  fumeux;  appartiendraient  au  théâtre 
les  pièces  qui  ne  pourraient  se  passer  des  clartés  du  lustre  et  du  mobilier 
de  la  scène.  Cette  épreuve  serait  pour  le  critique  un  véritable  bienfait,  car 
elle  dissiperait  tous  ces  artifices,  toutes  ces  illusions,  qui  troublent  son 
jugement  et  risquent  souvent  de  l'égarer.  Il  pourrait  se  prononcer  hardi- 
ment, sans  craindre  de  se  tromper;  il  n'aurait  plus  besoin  de  résister  à  ses 
propres  hallucinations  et  à  ces  mille  sollicitations  perfides  et  menteuses 
par  lesquelles  le  théâtre  l'enlace  et  le  corrompt,  car,  hélas!  le  critique  au 
théâtre  est  toujours  un  peu  comme  un  homme  dont  le  jugement  et  la  con- 
science sont  dominés  par  les  faux  miracles  d'un  magicien.  Bien  souvent, 
si  on  lui  demandait  son  opinion,  il  pourrait  répondre  en  toute  sincérité 
qu'il  ne  sait  pas  bien  au  juste  si  la  pièce  qu'on  a  représentée  devant  lui  est 
bonne  ou  mauvaise,  car  il  n'a  pas  eu  la  force  d'esprit  nécessaire  pour  sé- 
parer en  lui  le  spectateur  et  le  juge.  Comment  se  reconnaître  et  garder  son 
sang- froid  au  milieu  de  toutes  ces  diableries  du  théâtre?  Il  déclare  qu'il 
s'est  amusé,  mais  cela  prouve-t-il  que  la  pièce  soit  bonne?  Il  assure  que 
tel  mot  est  charmant,  mais  il  verrait  comme  ce  mot  lui  semblerait  vul- 
gaire, si  l'actrice  qui  le  prononce  avait  de  moins  beaux  yeux!  Le  critique 
perd  la  moitié  de  sa  liberté  d'esprit  dès  qu'il  entre  au  théâtre,  il  devient  un 
simple  spectateur  comme  le  premier  venu,  car  de  même  que  les  narcoti- 
ques, l'opium  ou  le  tabac,  produisent  sur  tous  les  hommes,  quels  qu'ils 
soient,  le  même  effet,  le  spectacle  a  la  propriété  de  s'emparer  également  de 
tous  les  esprits,  à  quelque  ordre  qu'ils  appartiennent.  Le  meilleur  moyen 
pour  le  critique  déjuger  sainement  des  œuvres  dramatiques  serait  peut-être 
de  ne  jamais  aller  au  théâtre  et  de  se  contenter  de  lire  froidement,  dans 
une  chambre  vide  d'illusions,  les  pièces  nouvelles  ;  mais,  s'il  n'a  pas  le  cou- 


REVUE.  CHRONIQUE.  751 

rage  de  résister  à  cette  tentation,  qu'il  n'oublie  jamais  au  moins  de  se  po- 
ser cette  question  :  quelle  figure  la  pièce  que  je  vois  représenter  ferait-elle 
dans  une  grange? 

La  prédominance  du  théâtre  sur  l'art  dramatique,  dn'spectacle  sur  Yœu- 
vre  représentée,  est  aujourd'hui  aussi  complète  que  possible.  C'est  en 
grande  partie  aux  romantiques  que  nous  devons  cette  importance  exagérée 
qu'a  prise  le  spectacle,  et  ce  n'est  pas  la  meilleure  de  leurs  conquêtes. 
Pour  mieux  battre  en  brèche  le  vieux  système  des  unités,  pour  montrer 
d'une  manière  sensible  que  la  variété  était  la  loi  du  théâtre,  ils  donnèrent 
aux  accessoires  dramatiques  une  importance  inconnue  jusqu'alors,  et  ils 
introduisirent  dans  leurs  pièces  ce  luxe  pittoresque  de  décors,  de  mise  en 
scène,  qui  aujourd'hui  menace  d'étouffer  l'art  dramatique.  L'intention  était 
bonne,  mais  les  résultats  ont  été  désastreux.  Us  s'autorisèrent  justement 
de  l'exemple  de  Shakspeare  et  de  Calderon  ;  cependant  ils  semblèrent  trop 
oublier  que  les  pièces  de  Calderon  étaient  jouées  entre  quatre  chandelles, 
et  que  les  pièces  de  Shakspeare  étaient  représentées  dans  un  théâtre  qui 
ne  valait  guère  mieux  qu'une  grange.  Si  les  contemporains  de  Shakspeare 
et  de  Calderon  comprenaient  et  sentaient  les  beautés  qui  naissaient  de 
cette  variété  de  temps  et  de  lieux  où  les  poètes  promenaient  l'imagination 
de  leurs  spectateurs,  ce  n'était  certes  point  par  la  richesse  de  la  mise  en 
scène,  car  en  quoi  une  scène  nue,  où  des  écriteaux  indiquaient  qu'on  pas- 
sait d'une  forêt  dans  un  palais,  différait-elle  pour  les  yeux  de  l'éternelle 
antichambre  ou  de  l'inévitable  vestibule  où  les  héros  classiques  causent 
avec  leurs  confidens,  sans  souci  d'être  entendus  par  les  conspirateurs  qui 
les  guettent,  et  où  les  princesses  amoureuses  se  rencontrent  avec  leurs 
amans  préférés,  sans  crainte  d'être  surprises  par  le  premier  garde  qui  pas- 
sera? La  variété  des  pièces  de  Shakspeare  et  de  Calderon  n'existait  pas  pour 
les  yeux,  mais  pour  l'imagination  des  spectateurs.  Les  œuvres  de  ces  grands 
poètes  sont  conçues  selon  des  lois  dramatiques  différentes  des  lois  du  sys- 
tème classique,  et  elles  se  trouvent  ainsi  composées  et  combinées  de  ma- 
nière à  permettre  tous  les  luxes  de  mise  en  scène  que  repoussent  nos  pièces 
classiques;  mais  en  fait,  historiquement,  le  spectacle  n'a  jamais  été  pour 
rien  dans  leur  succès,  et  il  n'a  pas  eu  pour  elles  plus  d'importance  que  pour 
les  pièces  de  Corneille  ou  de  Racine.  Quoique  conçues  et  combinées  de , 
façon  à  provoquer  les  féeries  des  changemens  à  vue,  elles  ont  montré  qu'elles 
pouvaient  s'en  passer,  et,  comme  les  grands  seigneurs  dans  la  mauvaise 
fortune,  elles  ont  su  se  parer  de  leur  propre  indigence.  Comme  les  pièces 
de  Corneille  et  de  Racine,  elles  peuvent  être  jouées  dans  des  granges,  et 
plus  d'une  fois  les  hangars  de  province  en  Angleterre  ont  vu  se  renouveler 
la  scène  des  comédiens  dans  Marion  DelormCj  sans  que  les  douleurs  d'Hamlet 
aient  paru  moins  pathétiques  et  les  plaintes  -lu  roi  Lear  moins  déchirantes. 

Le  spectacle  menace  donc  d'écraser  l'art  dramatique  dans  le  théâtre 
actuel.  On  en  met  partout,  même  dans  les  pièces  qui  pourraient  le  mieux 
s'en  passer.  Tout  récemment  on  a  repris  la  Tour  de  Nesle ,  et  comme  on 
désespérait  sans  doute  de  retenir,  par  le  seul  attrait  de  ce  vieux  drame, 
les  spectateurs  corrompus  par  les  féeries  du  Pied  de  Mouton,  on  a  cru  bon. 
d'égayer  les  sombres  horreurs  de  cette  œuvre  baroque  et  vigoureuse  par  un 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luxe  de  mise  en  scène  tout  à  fait  inusité  et  par  des  pompes  d'opéra.  On  a  donc 
introduit  un  tableau  qui  n'existait  pas  dans  la  pièce  primitive,  une  proces- 
sion de  figurans  et  de  comparses  qui  rivalise  avec  les  processions  de  la  Juive 
et  du  Prophète,  et  un  ballet,  exécuté  par  des  danseuses  italiennes  et  anglaises, 
qui,  comme  une  bienfaisante  ondée  de  printemps,  rafraîchit  l'atmosphère 
orageuse  de  ce  drame  et  rassérène  un  moment  l'imagination  du  spectateur. 
Nous  ne  nous  plaignons  pas  de  cette  innovation,  qui  allégeait  pour  nous, 
blasés  que  nous  sommes,  le  fardeau  de  ce  spectacle;  mais  autrefois,  à  une 
époque  qui  n'est  pas  encore  bien  loin  de  nous,  cette  innovation  aurait  été 
regardée  comme  une  sorte  de  profanation,  car  la  pièce  est  après  tout  de  celles 
qui  peuvent  se  passer  de  ces  accessoires  alléchans.  Je  ne  sais  si  elle  pourrait 
être  jouée  dans  une  grange,  mais  à  coup  sûr  elle  pourrait  être  jouée  dans 
le  dernier  des  théâtres  de  la  foire  sans  rien  perdre  de  ce  qui  fait  son  véri- 
table mérite,  l'action  et  le  mouvement.  Tout  a  été  dit  sur  la  Tour  de  Nesle, 
et  si  nous  mentionnons  cette  reprise,  c'est  qu'elle  a  eu  pour  nous  l'intérêt 
d'une  étude  d'archéologie  dramatique.  Le  spectateur  d'aujourd'hui  ne  peut 
guère  en  effet  prendre  à  ce  spectacle  qu'un  plaisir  archéologique  ;  il  écoute 
avec  étonnement  le  langage  de  cette  pièce  écrite  d'un  bout  à  l'autre  dans 
une  sorte  de  jargon  grandiloquent  qui  ne  fléchit  pas  une  seule  fois  devant 
la  simplicité  et  la  nature;  il  n'entre  plus  naïvement  dans  le  sentiment  de  ces 
passions  révoltantes  et  dans  ces  horreurs  mélodramatiques  qui  enivraient 
de  leurs  fumées  capiteuses  les  spectateurs  de  1830.  Cependant,  telle  qu'elle 
est,  dépourvue  de  beauté  et  d'attrait  poétique,  incohérente,  brutale,  immo- 
rale, cette  œuvre  restera  comme  le  chef-d'œuvre  du  mélodrame.  C'est 
VŒdipe-Roi,  le  Macbeth  de  cet  ordre  de  littérature.  Au  milieu  d'un  chaos 
d'horreurs  absurdes,  une  scène  se  détache,  vivante,  passionnée,  énergique, 
qui  suffit  pour  rattacher  cette  pièce  au  grand  art,  et  qui  ne  permet  pas  au 
critique  de  la  confondre  avec  les  productions  ordinaires  du  genre  mélo- 
dramatique, la  scène  de  la  prison.  Ce  n'est  pas  cependant  une  belle  scène, 
car  la  poésie  lui  manque,  mais  c'est  la  matière  d'une  belle  scène;  elle  est 
belle  rudimentairement,  par  ses  élémens,  qui  sont  tous  très  humains  et  pris 
au  fond  même  de  la  conscience  humaine.  Cet  intérêt  humain  et  poétique  ne 
frappe  pas  le  spectateur,  qui  ne  remarque  guère  qu'une  situation  émou- 
vante; mais  si  un  Shakspeare  s'en  fût  emparé,  nous  aurions  eu  le  pendant  de 
cette  admirable  scène  de  Richard  III  entre  le  duc  d'York  et  la  princesse 
Anne  suivant  le  .convoi  de  son  époux  assassiné.  C'est  l'unique  scène  de  l'ou- 
vrage, mais  elle  suffit  pour  le  sauver.  Sans  elle,  il  ne  serait  que  le  chef- 
d'œuvre  du  mélodrame;  elle  est  le  lien  qui  le  rattache  à  la  littérature  dra- 
matique élevée. 

Le  spectateur,  disions-nous,  n'entre  plus  dans  le  sentim.ent  des  passions 
de  la  pièce;  les  interprètes  n'y  entrent  pas  davantage.  Toutes  les  tradi- 
tions se  perdent,  même  celle  du  mélodrame,  et  la  Tour  de  Nesle  est  aussi 
peu  comprise  à  la  Porte-Saint-Martin  que  les  tragédies  de  Corneille  et  de 
Racine  au  Théâtre-Français.  Nous  ne  faisons  pas  ce  rapprochement  à  la  lé- 
gère. Hier  encore,  on  donnait  au  Théâtre-Français  le  Nicomède  de  Cor- 
neille. Oh!  le  triste  spectacle!  Seul  entre  tous  les  comédiens  chargés  de 
représenter  la  pièce,  l'acteur  Beauvallet  semblait  comprendre  quelque  chose 


REVUE.  CHROiNIQUE.  753 

au  mélange  de  bonhomie  et  de  noblesse,  d'héroïsme  et  de  vulgarité,  de  fierté 
aristocratique  et  d'ironie  presque  bourgeoise,  qui  compose  le  rôle  du  prince 
Nicomède;  mais  tous  les  autres  acteurs  avaient  Tair  de  réciter  péniblement 
une  leçon  dont  ils  ne  comprenaient  pas  le  sens.  On  eût  dit  qu'ils  s'éuiient 
donné  le  mot  pour  justifier  ces  charges  amusantes  de  l'antiquité  et  de  l'art 
classique  qui  ont  rendu  presque  célèbre  le  nom  de  Daumier.  La  reprise  de 
la  Tour  de  Xesle  nous  a  montré  que  les  traditions  de  l'art  mélodramatique 
commençaient  à  être  oubliées  aussi  profondément  que  les  traditions  de  la 
tragédie.  Les  modernes  acteurs  de  nos  théâtres  populaires  ont  perdu  le 
secret  de  leur  art.  Le  nouveau  mélodrame  et  la  nouvelle  comédie  les  ont 
infectés  de  leur  poison  et  leur  ont  inoculé  un  scepticisme  déplorable.  On 
voit  trop  qu'ils  sont  contemporains  de  M.  Barrière  et  de  M.  Dumas  fils, 
et  qu'ils  ont  sacrifié  à  des  dieux  nouveaux.  Ils  ont  perdu  la  fui  mélodrama- 
tique, et  ils  jouent  sans  conviction,  sans  sincérité,  et  comme  s'ils  se  raillaient 
d'eux-mêmes.  Ils  soulignent  ironiquement  leur  emphase,  comme  pour  in- 
viter le  spectateur  à  se  moquer  des  phrases  qu'ils  prononcent;  ils  donnent 
aux  accens  de  leur  voix  une  note  d'ironie  comme  pour  vous  engager  à 
n'être  pas  dupes  de  leur  sensibilité.  Ils  semblent  transporter  sur  la  scène 
ces  imitations  de  leurs  propres  rôles  qu'ils  ont  pu  entendre  le  soir,  au  sortir 
du  théâtre,  répétés  d'une  manière  si  plaisante  par  les  gamins  du  boulevard, 
ces  parodies  de  certaines  intonations  qui  sont  devenues  en  quelque  sorte 
proverbiales  et  se  répètent  comme  un  lazzi  en  vogue  dans  les  conversations 
d'étudians  et  de  rapins.  Tel  est  l'effet  que  produit  le  célèbre  acteur  du  bou- 
levard, Mélingue,  dans  le  rôle  de  Buridan,  qu'il  a  pris  plaisir  à  dénaturer  sous 
prétexte  sans  doute  de  l'interpréter  d'une  manière  nouvelle  et  inconnue 
avant  lui.  Il  y  a  de  tout  dans  son  interprétation,  qui  ressemble  à  une  paro- 
die, tant  elle  manque  d'unité:  des  gaietés  de  vaudeville,  des  vociférations 
de  mélodrame,  des  vulgarités  de  comédie  réaliste.  Ces  réflexions  ne  s'ap- 
pliquent pas  seulement  au  jeu  de  Mélingue,  elles  s'appliquent  à  presque  tous 
les  acteurs  aujourd'hui  en  vogue  dans  nos  théâtres  populaires;  l'art  du  co- 
médien mélodramatique  a  aujourd'hui  ses  Caravage,  et  en  prononçant  ce 
nom  nous  croyons  résumer  d'une  manière  fort  indulgente  le  genre  de  mé- 
rite et  les  défauts  de  nos  nouveaux  comédiens  populaires.  Quiconque  a 
vu,  même  dans  leur  vieillesse,  Frederick  Lemaître  et  Bocage  et  voit  aujour- 
d'hui Mélingue  éprouve  à  un  certain  de;i;ré  la  même  émotion  qu'on  éprouve 
en  regardant  un  Caravage  après  quelque  bon  tableau  des  écoles  antérieures. 
Si  le  directeur  de  la  Porte-Saint-Martin  a  cru  devoir  ajouter  au  vieux  drame 
de  1830  la  pompe  et  le  ballet  du  troisième  acte  parce  qu'il  ne  comptait  pas 
sur  l'interprétation  de  l'œuvre  pour  le  succès  de  cette  reprise,  nous  ne 
pouvons  que  le  féliciter  de  sa  prévoyance. 

PiccoUno,  de  M.  Victorien  Sardou,  qui  vient  d'être  représenté  au  Gym- 
nase, est  encore  une  pièce  à  spectacle;  mais  ici  le  spectacle  est  si  ingé- 
nieusement combiné,  si  amusant,  que  nous  n'aurons  guère  le  courage  de  le 
blâmer.  De  toutes  les  pièces  que  M.  Sardou  a  fait  représenter  jusqu'à  pré- 
sent, PiccoUno  est  peut-être  celle  qui  donne  le  mieux  l'idée  de  ses  défauts, 
qui  montre  le  mieux  l'excès  de  ses  qualités,  et  le  côté  par  lequel  il  som- 
brera, s'il  n'y  prend  garde.  C'est  très  gai,  très  vif,  très  amusant  surtout, 

TOilE  XXXIV.  48 


754  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plein  de  jolies  idées  et  d'inventions  divertissantes;  mais  il  y  a  excès  de  mou- 
vement et  de  tapage.  Rien  ne  peut  rendre  l'impression  du  bruit  particulier 
que  fait  ce  spectacle  :  c'est  un  bourdonnement,  un  crépitement,  un  pétille- 
ment continuels.  Imaginez,  si  vous  pouvez,  le  tapage  musical  d'une  armée 
de  hannetons  enfermés  dans  le  ventre  d'une  guitare,  le  bruissement  ardent 
de  myriades  de  cigales  dans  un  champ  de  blé  en  plein  midi,  le  bourdonne- 
ment qui  s'échappe  d'une  salle  d'étude  ou  d'une  école  primaire  pendant 
l'absence  momentanée  du  magisler!  Les  personnages  ne  peuvent  pas  rester 
assis,  il  faut  absolument  qu'ils  !^ambadent;  ils  ne  peuvent  pas  parler  cha- 
cun à  tour  de  rôle,  il  faut  qu'ils  parlent  tous  à  la  fois.  L'attention  du  spec- 
tateur n'est  jamais  ramenée  à  un  point  fixe,  elle  s'égare  et  s'éparpille  sur 
mille  détails  qui  éclatent  simultanément  comme  un  paquet  de  pétards.  Il  y 
a  là  une  trop  grande  abondance  de  riens  drolatiques  et  divertissans  qui  n'ont 
pas  de  raison  d'être  nécessaire.  Dans  la  scène  la  plus  tapageuse  de  cette 
comédie  tapageuse,  le  déjeuner  des  artistes  français  aux  environs  de  Rome, 
toute  l'attention  se  porte  pendant  un  quart  de  minute  sur  le  musicien  Mu- 
saraigne, qui  s'assied  sur  la  margelle  d'un  puits,  tombe  à  mi-corps  dans  ce 
puits,  se  relève  et  se  retrouve  sur  ses  pieds  en  moins  de  temps  qu'il  ne 
m'en  faut  pour  raconter  sa  mésaventure  amusante.  Ce  n'est  qu'un  quart  de 
minute;  mais  pendant  ce  temps  la  pièce  continuait  tout  comme  si  Musa- 
raigne n'avait  couru  aucun  péril,  et  le  spectateur  ne  l'écoutait  plus.  Je 
choisis  ce  petit  incident,  insignifiant  en  lui-même,  parce  qu'il  exprime  bien 
l'excès  de  mouvement  que  je  reproche  à  Piccolmo^  et  en  général  aux  pro- 
ductions de  M.  Sardou,  qui  est  le  plus  vif  et  le  plus  turbulent  de  nos  jeunes 
auteurs  dramatiques.  Son  talent  a  la  vivacité  J'allures,  la  rapidité  de  mou- 
vemens  qui  caractérisent  l'adolescence,  et  fait  penser  à  cet  âge  heureux  où 
le  corps  est  si  leste,  où  une  minute  suffit  pour  régler  et  exécuter  un  duel  à 
coups  de  poing,  où  les  heures  sont  si  longues  et  les  espaces  si  courts. 

J'ai  dit  autrefbis  le  caractère  des  productions  de  M.  Sardou,  qui  sont  une 
combinaison  habile  de  la  comédie  d'intrigue,  de  l'ancien  vaudeville  et  de 
la  comédie  réaliste,  combinaison  que  j'ai  nommée  le  vaudeville  agrandi  et 
ambitieux  de  s'élever  au  rang  de  la  comédie.  J'ai  insisté  aussi  sur  ce  qu'ont 
d'essentiellement  transitoire  les  caractères  et  les  mœurs  que  l'auteur  met 
en  scène.  Ses  personnages  ne  touchent  en  rien  à  l'humanité  générale,  ce 
sont  des  personnages  du  jour  et  de  l'heure  présente.  Piccolino  m'a  permis 
une  fois  encore  de  vérifier  toutes  mes  anciennes  observations.  Je  ne  crois 
pas  devoir  blâmer  M.  Sardou  de  la  route  qu'il  a  prise  et  du  but  qu'il  pour- 
suit; libre  à  lui  de  n'exprimer,  s'il  le  veut,  que  des  mœurs  éphémères  et 
des  caractères  de  transition,  puisqu'il  le  fait  avec  grâce,  esprit  et  talent. 
M.  Scribe  n'a  pas  fait  autre  chose  toute  sa  vie.  Cependant  je  l'avertis  du 
péril  qu'il  court  en  suivant  cette  voie.  S'il  s'obstine  à  continuer,  il  est  pos- 
sible qu'il  arrive  à  une  grande  réputation;  mais  il  ne  devra  sa  réputation 
qu'à  la  masse  de  ses  productions.  Les  pièces  qui  reposent  sur  des  données 
trop  fugitives  vieillissent  vite;  vraies  à  l'origine,  au  bout  de  peu  de  temps, 
le  peu  de  vérité  qu'elles  contiennent  s'est  évaporé,  et  elles  paraissent  des 
œuvres  de  convention.  M,  Scribe  n'a  échappé  à  ce  péril  que  par  sa  produc- 
tion incessante  et  son  travail  obstiné.  On  peut  acquérir  la  gloire  en  une 


REVUE.  CHROMQUE.  755 

heure  avec  une  grande  œuvre;  mais  acquérir  la  gloire  avec  des  vaude- 
villes! Fussent-ils  les  plus  gracieux  du  monde,  c'est  à  peine  si  une  vie  en- 
tière peut  suffire  à  une  telle  tâche.  Des  grains  de  blé  ajoutés  un  à  un 
finissent  par  former  un  monceau;  mais  que  de  temps  il  faut  pour  glaner 
ainsi  sa  moisson!  Que  le  jeune  auteur  consulte  ses  forces  et  son  courage; 
quMl  tente  quelque  grande  œuvre,  s'il  se  sent  capable  de  la  mener  à  fin; 
sinon,  qu'il  continue  prudemment  à  marcher  dans  le  sillon  qu'il  a  si  vive- 
ment ouvert. 

Les  pièces  de  M.  Sardou  sont  faites  avec  rien  ou  avec  les  substances  les 
plus  légères  du  monde;  cela  est  frêle  et  coquet  comme  ces  vêtemens  de 
gaze  qui  sont  d'un  si  charmant  effet  sur  certaines  personnes,  et  qui  ne  peu- 
vent se  porter  qu'une  soirée.  Il  n'y  a  pas  de  pièce  à  proprement  parler  dans 
Piccolino,  et  cette  comédie  peut  se  raconter  en  quelques  mots.  C'est  l'his- 
toire touchante  d'une  jeune  villageoise  élevée  dans  le  presbytère  d'un  pas- 
teur des  environs  de  Lausanne,  séduite  par  un  artiste  français,  qui  s'est 
éloigné  en  lui  promettant  de  revenir  l'épouser,  et  qu'on  n'a  plus  revu.  Ces 
peintres  français  n'en  font  pas  d'autres  dans  le  drame  contemporain.  Elle 
s'enfuit  du  presbytère,  gagne  l'Italie,  où,  sur  quelques  renseignemens  assez 
vagues,  elle  espère  retrouver  son  amant,  et  le  rencontre  déjeunant  en 
pleine  campagne  romaine,  en  très  joyeuse  compagnie.  Le  jeune  peintre  ne 
la  reconnaît  pas  sous  les  habits  de  garçon  dont  elle  s'est  revêtue;  il  se 
laisse  séduire  par  sa  grâce  et  son  air  de  candeur,  et  la  prend  chez  lui  en 
qualité  de  rapin.  Un  an  s'écoule  ainsi,  et  l'ingrat,  qui  pour  elle  n'a  pas 
même  des  yeux  de  peintre,  paraît -il,  s'obstine  à  ne  pas  reconnaître  ses 
formes  féminines  sous  ses  vêtemens  de  garçon.  Cependant  elle  exerce  sur 
lui  une  influence  dont  il  ne  peut  se  rendre  compte,  et  il  lui  laisse  jouer 
auprès  de  lui  le  rôle  de  lutin  malicieux  que  son  amour  et  sa  jalousie  fé- 
minine lui  inspirent.  Elle  dérange  ses  rendez -vous,  cache  ses  lettres, 
congédie  ses  belles  visiteuses  de  manière  à  leur  enlever  l'envie  de  revenir 
jamais.  Cependant  ces  manèges  restent  sans  résultat,  et  Marthe  sortirait 
de  l'atelier  comme  elle  sortit  de  la  ferme,  si  son  amant  ne  la  surprenait 
au  moment  où  elle  s'évade  et  ne  la  reconnaissait  sous  ses  vêtemens  de 
femme,  qu'elle  a  repris  pour  opérer  plus  aisément  sa  fuite.  La  trame  de 
la  pièce  n'est  pas  très  solide,  comme  on  le  voit,  et  les  différentes  parties 
n'en  sont  pas  parfaitement  cousues  ensemble.  On  s'étoime  par  exemple  de 
voir  finir  la  pièce  sans  recevoir  de  nouvelles  du  bon  pasteur  chez  lequel 
se  passe  le  premier  acte;  mais  les  défauts  sont  sauvés  par  de  jolis  dé- 
tails, et  le  peu  de  solidité  de  l'étoffe  est  dissimulé  sous  les  plus  agréables 
broderies.  M.  Sardou  a  découvert  un  élément  dramatique  d'un  genre  assez 
nouveau.  Il  groupe  ses  acteurs  de  manière  à  leur  faire  rendre  des  effets 
pittoresques;  ses  personnages  lui  servent  à  combiner  des  décors  vivans. 
La  scène  de  la  veille  de  Noël  dans  le  presbytère,  le  triomphe  de  Piccolino 
au  second  acte,  l'épisode  du  carnaval  romain  au  dernier,  sont  des  exem- 
ples de  cette  innovation  dramatico- pittoresque  qui  appartient  bien  en 
propre  à  M.  Sardou,  et  qui  jette  dans  ses  pièces  un  reflet  de  poésie  et  un 
élément  de  rêverie.  La  curiosité  du  spectateur  s'éparpille  sur  tous  ces  jolis 
tableaux,  et  trouve  à  peine  assez  de  force  pour  accorder  à  Marthe-Picco- 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lino  tout  l'intérêt  qu'il  ou  qu'elle  mérite.  Ce  rôle  ambigu  et  assez  difficile, 
qui  demanderait  une  Déjazet  passionnée ,  a  été  rempli  avec  talent  par  une 
jeune  actrice  qui  s'est  révélée  comédienne,  il  y  a  un  peu  plus  de  deux  ans, 
dans  une  pièce  de  M.  Barrière,  Cendrillon,  et  qui  tient  les  promesses 
qu'elle  avait  données.  Cependant  les  qualités  de  la  nature  dépassent  en- 
core chez  elle  les  qualités  de  l'art  :  elle  a  de  la  vivacité,  de  la  passion, 
des  jets  d'une  sensibilité  à  la  fois  ardente  et  sèche  d'un  genre  très  original; 
mais  sa  diction,  tantôt  lente,  tantôt  précipitée,  toujours  inégale  et  sac- 
cadée, laisse  à  désirer.  Vraiment  remarquable  quand  il  s'agit  de  jouer, 
elle  faiblit  quand  il  ne  faut  que  réciter. 

Quelque  temps  avant  la  pièce  de  M.  Sardou,  le  Gymnase  avait  représenté 
une  comédie  de  M.  Henri  Meilhac,  la  Vertu  de  Célimène.  M.  Meilhac  est  en 
tout  l'opposé  de  M.  Sardou;  autant  ce  dernier  est  vif  et  turbulent,  autant  le 
premier  est  mesuré,  paisible  et  lent.  M.  Meilhac  a  trop  peu  de  cette  turbu- 
lence et  de  cette  étourderie  dont  M.  Sardou  a  trop.  Je  ne  sais  si  M.  Meilhac 
a  le  travail  difficile,  mais  on  le  dirait  presque  :  ce  qu'il  écrit  sent  l'huile  et 
la  peine.  On  devine  un  esprit  soigneux,  appliqué  et  laborieux;  mais  nous 
aurions  presque  envie  de  lui  dire  quelquefois  :  prenez  garde  de  vouloir  trop 
bien  faire,  calculez  moins,  pesez  moins  vos  paroles,  et  divaguez  davantage. 
Vos  comédies  ont  trop  de  tenue,  et  cela  les  rend  froides;  encore  un  peu,  et 
elles  vont  être  compassées.  Votre  esprit  est  ingénieux  et  fin,  voilà  sa  grande 
qualité;  prenez  garde  de  l'exagérer  et  de  faire  dégénérer  cette  finesse  en 
subtilité.  Votre  dernière  comédie  vous  est  un  avertissement;  les  fils  de  l'ac- 
tion sont  si  ténus  qu'on  les  aperçoit  à  peine,  et  qu'ils  cassent  à  chaque  in- 
stant; vous  les  nouez,  et  ils  se  brisent;  vous  les  renouez,  ils  se  brisent 
encore,  et  cette  opération  recommence  à  chaque  scène  de  votre  comédie. 
Quant  h  l'idée,  elle  est  presque  insaisissable;  on  se  croirait  en  l'écoutant 
condamné  à  chercher  une  aiguille  microscopique  dans  une  botte  de  foin 
que  l'on  serait  obligé  de  démolir  brin  à  brin.  Défiez-vous  des  longues  œu- 
vres, des  œuvres  qui  exigent  plus  de  force  que  d'ingéniosité,  plus  d'éten- 
due d'esprit  que  de  subtilité  ;  vous  regardez  de  trop  près  pour  saisir  les 
vastes  ensembles,  vous  vous  plaisez  trop  aux  subtilités  pour  vous  attaquer  à 
ces  robustes  et  éternels  lieux-communs  qui  sont  la  substance  même  des 
grandes  œuvres.  Votre  talent  n'aime  et  ne  comprend  bien  que  les  nuances; 
revenez  donc  à  cet  art  du  pastel  qui  seul  sait  les  rendre.  C'est  là  peut- 
être  votre  art  véritable,  j'en  atteste  l'Autographe  et  la  Sarabande,  j'en  at- 
teste même,  malgré  son  étendue,  le  PelU-jUs  de  Mascarille,  qui  n'est  après 
tout  qu'un  pastel  dans  un  cadre  assez  vaste. 

Quelles  sont  encore  les  nouvelles  du  théâtre?  Un  Mariage  de  Paris,  co- 
médie amusante  et  légère  de  M.  Edmond  About  et  de  M.  de  Najac,  déjà  connu 
par  quelques  jolis  vaudevilles  représentés  dans  ces  deux  dernières  années 
avec  succès.  Pour  peu  que  vous  soyez  au  courant  de  la  littérature  roma- 
nesque contemporaine,  vous  connaissez  certainement  le  sujet  de  cette  pièce. 
Il  est  tiré  d'une  des  nouvelles  qui  composent  ce  recueil  intitulé  les  Mariages 
de  Paris,  lequel  a  eu  tant  de  lecteurs  et  a  compté  toutes  les  éditions  que 
méritait  et  que  n'a  pas  obtenues  le  Roi  des  Montagnes.  C'est  l'histoire  de 
cette  jeune  fille  qui  croit  aimer  un  prince  et  qui  finit  par  épouser  ua 


REVEE.  CHRONIQUE.  757 

sculpteur,  à  son  parfait  contentement  d'ailleurs  et  à  la  satisfaction  générale 
de  l'assistance.  La  pièce  est  gaie,  semée  de  mots  heureux,  dont  quelques- 
uns  vraiment  comiques;  cependant,  si  la  pièce  s"élève  souvent  au-dessus  du 
vaudeville,  elle  approche  rarement  de  la  comédie.  Si  nous  la  jugions  comme 
une  comédie,  nous  aurions  peut-être  le  droit  d'être  sévère,  mais  nous 
croyons  qu'elle  veut  être  prise  comme  un  vaudeville,  et  par  conséquent 
nous  ne  lui  demanderons  que  les  qualités  qu'on  demande  en  général  au 
vaudeville.  Or  ces  qualités,  la  pièce  de  MM.  About  et  de  Najac  les  possède; 
elle  en  possède  même  de  plus  sérieuses.  Les  défauts  pourtant  n'y  manquent 
pas,  et  on  les  verrait  beaucoup  mieux  qu'on  ne  les  voit  si  la  pièce  n'était 
jouée  par  les  acteurs  du  Vaudeville  avec  un  ensemble  qu'on  ne  rencontre 
que  rarement  à  ce  théâtre.  Si  M""'  Lambquin  ne  jouait  pas  avec  autant  d'en- 
train le  personnage  de  M"'"  Michaud,  on  verrait  aisément  tout  ce  que  ce  rôle 
a  d'artificiel  et  d'exagéré.  Est-ce  bien  un  caractère  que  celui  de  M"'"  Mi- 
chaud?  N'est-ce  pas  plutôt  un  composé  de  coq-à-l'àne  et  d'incongruités?  Je 
sais  que  la  société  présente  les  rudimens  de  ce  caractère;  je  ne  nie  pas 
qu'on  ne  rencontre  des  personnes  qui  n'ont  qu'à  ouvrir  la  bouche  pour  lais- 
ser couler,  comme  de  source,  les  inepties  et  les  sottises:  cependant  je  doute 
qu'on  puisse  rencontrer  l'original  de  M""'  Michaud.  Les  sottises  et  les  igno- 
rances des  femmes  de  cette  espèce  que  nous  rencontrons  dans  le  monde  ne 
forment  pas  la  trame  de  leur  caractère  et  de  leurs  discours,  elles  n'en  sont 
que  les  broderies  et  les  agrémens  :  les  broderies  sont  ainsi  d'accord  avec  le 
fond  de  l'étoffe,  et  tout  est  pour  le  mieux;  mais  les  sottises  chez  M""  Michaud 
sont  l'étoffe  elle-même.  Les  auteurs  ont  conçu  leur  personnage  d'une  cer- 
taine façon  et  l'ont  représenté  d'une  autre.  La  M""'  Michaud  de  leur  comédie 
est  juste  l'opposé  du  personnage  qu'ils  avaient  voulu  montrer.  Ils  nous  la 
présentent  comme  une  bourgeoise  grossière ,  mais  sensée ,  comme  une 
M"""  Jourdain  moderne.  Je  ne  vois  en  elle  rien  de  pareil.  Cette  bonne  femme 
est  une  bête  accomplie,  cette  femme  sensée  est  digne  d'aller  habiter  Cha- 
renton.  On  n'est  pas  bête  ainsi  tout  d'une  pièce  et  à  toute  heure  du  jour. 
Si  M""'  Michaud  n'était  inconvenante  qu'à  ses  heures,  le  personnage  serait 
vrai;  comme  elle  l'est  toujours  et  pour  ainsi  dire  sans  aucune  solution  de 
continuité,  le  personnage  est  faux. 

J'aimerais  à  glisser  sur  deux  autres  défauts  de  cette  comédie;  je  les  signale 
cependant,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  spécialement  propres  à  la  pièce,  qu'ils 
tiennent  de  près  à  l'esprit  même  de  M.  About,  et  qu'ils  sont  pour  beaucoup 
dans  les  critiques  qui  lui  ont  été  adressées  et  dans  les  inimitiés  qu'il  s'at- 
tire de  temps  à  autre.  Cette  pièce  n'est  pas  avenante,  et  elle  est  injuste. 
M.  About,  en  règle  générale,  n'a  pas  assez  peur  de  déplaire  à  son  lecteur, 
et  son  esprit,  si  vif  pourtant,  choque  souvent  au  lieu  de  charmer.  M.  About 
aime  à  se  placer  sous  l'invocation  de  Voltaire  et  à  s'entendre  dire  qu'il 
a  reçu  un  legs  dans  l'héritage  du  grand  écrivain.  Qi^i'il  relise  son  auteur 
favori  avec  attention,  et  il  verra  qu'un  des  secrets  de  la  force  de  Voltaire, 
c'est  qu'au  milieu  de  ses  violences,  de  ses  boutades,  de  ses  cruautés,  il 
resta  toujours  avenant  et  évita  toujours  de  déplaire.  Voltaire  blesse  et  irrite 
souvent,  il  ne  choque  jamais.  On  peut  braver  la  colère  et  la  fureur,  mais 
il  est  une  certaine  mauvaise  humeur  qu'il  faut  bien  se  garder  d'éveiller. 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  peut-être  M.  About  n'y  prend-il  pas  assez  garde.  Blessez  votre  lecteur 
ou  votre  spectateur  aussi  cruellement  que  vous  le  voudrez,  il  vous  haïra 
peut-être  ;  mais  craignez  par-dessus  tout  de  l'indisposer  :  vous  gagneriez  sa 
malveillance,  sentiment  beaucoup  plus  redoutable  que  la  haine,  car  il  ne 
rapporte  aucun  bénéfice,  pas  même  celui  d'être  exécré.  La  malveillance  est 
le  sentiment  stérile  par  excellence.  Il  y  a  dans  la  pièce  de  M.  About  quantité 
de  mots  qui  n'y  ont  sans  doute  pas  été  placés  pour  déplaire  au  spectateur  et 
qui  le  choquent  néanmoins,  de  ces  mots  qui  font  claquer  la  langue  entre 
les  dents  ou  qui  tombent  au  milieu  d'un  silence  glacé  comme  une  de  ces 
jovialités  hors  de  saison  que  vous  savez.  Tous  les  personnages  s'y  ressentent 
un  peu  trop  du  voisinage  de  M""=  Michaud,  et  mettent  trop  de  zèle  à  rivaliser 
avec  elle  d'expressions  drolatiques.  Le  héros  lui-même  n'échappe  pas  à  ce 
défaut,  et  la  scène  du  troisième  acte  où  il  se  grise  avec  son  rapin  Tamerlan 
paraît  d'un  goût  douteux,  et  laisse  froid  le  spectateur  qu'elle  voulait  égayer. 
La  pièce  est  traversée  tout  entière  par  deux  personnages  grotesques,  pré- 
tendans  à  la  main  de  la  nièce  de  M"'"  Michaud,  et  qui  sont  dignes  en  effet 
d'être  les  gendres  de  cette  inoffensive  poissarde.  Ces  deux  grotesques  s'in- 
titulent l'un  baron,  l'autre  vicomte,  et  se  donnent  sérieusement  pour  deux 
représentans  de  la  noblesse  française.  Si  ces  deux  personnages  nous  étaient 
présentés  comme  des  charges,  ils  pourraient  être  amusans,  mais  ils  nous 
sont  présentés  presque  comme  des  portraits,  et  voilà  où  apparaît  ce  don  de 
choquer  dont  M.  About  ne  se  défie  pas  assez.  C'est  une  satire  injuste,  parce 
qu'elle  n'est  inspirée  par  aucun  sentiment  fort.  L'auteur  en  dit  trop  et  pas 
assez.  Il  en  dit  trop,  s'il  n'a  voulu  que  plaisanter-,  il  n'en  dit  pas  assez,  s'il 
a  voulu  rendre  ses  personnages  odieux.  Tels  qu'ils  sont,  ils  sont  trop  inof- 
fensifs et  de  trop  bonne  composition  pour  être  odieux,  trop  cupides  pour 
être  simplement  ridicules.  Us  sont  mus,  non  par  de  mauvais  sentimens, 
mais  par  des  sentimens  mesquins  et  malhonnêtes,  qui  n'ont  vraiment  au- 
cune excuse,  car  ils  y  renoncent  aussi  facilement  qu'ils  les  acceptent.  Ils 
n'ont  pas  même  de  préjugés,  ils  n'ont  que  des  prétentions.  Ces  deux  gro- 
tesques, deux  représentans  de  la  noblesse  française!  Non  vraiment.  L'un 
est  un  brocanteur  de  chevaux  des  pays  qu'arrose  la  Garonne,  l'autre  est  un 
rentier  de  petite  ville  de  province,  qui  songe  à  s'établir  d'une  manière  con- 
venable et  à  se  mettre  sur  un  bon  pied  dans  le  monde. 

Nous  avons  insisté  sur  les  défauts  de  la  pièce  :  ils  sont  nombreux,  et  pour- 
tant c'est  à  peine  si  on  a  le  temps  de  les  apercevoir;  ils  passent  et  vous 
effleurent;  le  spectateur  les  sent  en  quelque  sorte  sans  pouvoir  les  saisir, 
tant  l'action  est  lestement  et  rapidement  menée.  La  rapidité,  voilà  la  sé- 
rieuse qualité  de  cette  pièce.  C'est  un  spectacle  qui  ne  traîne  pas,  comme 
la  plupart  des  spectacles  modernes,  qui  n'exerce  pas  par  ses  lenteurs  mal- 
adroites la  patience  du  spectateur  :  le  mot  n'attend  pas  le  mot,  les  phrases 
se  poursuivent  et  se  serrent  de  près  comme  des  coureurs  dans  une  arène; 
les  situations  ne  s'y  font  pas  désirer,  elles  arrivent  à  leur  heure  et  quittent 
la  place  sans  se  faire  prier.  C'est  comme  une  de  ces  rapides  promenades  en 
cabriolet,  sous  la  conduite  d'un  postillon  leste  et  adroit  qui  vous  mène  à 
grandes  guides  :  les  roues  soulèvent  des  tourbillons  de  poussière  et  heur- 
tent contre  bien  des  cailloux;  mais  la  rapidité  du  voyage  en  supprime  la 


REVUE.  CHRONIQUE.  759 

fatigue,  et  on  arrive  au  terme  sans  avoir  ressenti  trop  de  secousses,  sans  que 
l'ardeur  du  soleil  ait  eu  le  temps  de  trop  échauffer  votre  teint  et  la  pous- 
sière du  chemin  de  trop  ternir  la  fraîcheur  de  votre  toilette,  tout  disposé 
pour  le  souper  qui  vous  attend.  émile  mo.\tégit. 


ESSAIS  ET   NOTICES. 


LA  PRESSE  PERIODIQUE  DAXS  LES  ETATS  SCANDINAVES. 

La  publicité  retentissante  des  temps  modernes  a  fait  de  la  presse  pério- 
dique le  plus  sincère  écho  de  l'esprit  public  chez  tous  les  peuples  de 
TEurope.  Que  l'esprit  public  soit  dans  le  droit  chemin  ou  qu'il  soit  dévoyé, 
qu'il  obéisse  à  une  généreuse  ardeur  ou  qu'il  subisse  un  abaissement  tem- 
poraire et  funeste,  la  presse  périodique  enregistre  ses  triomphes  et  ses  dé- 
faites, ses  abaissemens  et  ses  erreurs  ;  elle  reflète  son  éclat  ou  s'efface  avec 
lui.  Elle  peut,  il  est  vrai,  réagir  puissamment  contre  ses  fautes,  mais  alors 
même  et  plus  que  jamais  elle  les  atteste  et  en  porte  témoignage.  Aux  pro- 
grès de  l'esprit  public  se  mesure  dans  les  temps  modernes  le  degré  de  civili- 
sation d'un  peuple,  d'où  il  suit  qu'au  développement  de  la  presse  périodique 
peut  se  mesurer,  dans  les  conditions  de  publicité  qui  ont  été  faites  à  notre 
temps,  l'activité  intellectuelle  et  morale  d'une  race  ou  d'une  nation. 

Les  pays  du  Nord  Scandinave  ont  en  cela  suivi  l'exemple  des  autres  pays 
de  l'Europe;  après  avoir  eu  au  xviii"  siècle  quelques  recueils  littéraires 
semblables  au  Speclalear  anglais  de  la  même  époque,  essais  timides  encore, 
mais  qui  annonçaient  déjà  une  période  de  publicité  triomphante,  ils  n'ont 
vu  s'ouvrir  véritablement  pour  eux  cette  époque  nouvelle  qu'à  partir  du 
jour  où  ils  se  sont  trouvés  en  possession  de  leur  propre  gouvernement.  On 
sait  de  quel  pas  rapide  et  sûr  ils  se  sont  avancés  dans  la  carrière  poli- 
tique. Il  a  suffi  à  la  Norvège  de  faire  consigner  et  reconnaître  en  I8I/1  des 
libertés  qu'elle  pratiquait  depuis  plusieurs  siècles,  et  qui  faisaient  partie  in- 
tégrante de  son  génie.  La  Suède  avait  trop  souffert  de  l'absolutisme  sous 
l'héroïque,  mais  imprudent  Charles  XII  et  sous  l'insensé  Gustave  IV  pour 
ne  pas  être  bien  préparée  aux  libertés  constitutionnelles  que  devait  lui 
apporter  le  changement  de  1809.  Si  le  Danemark  enfin  a  dû  attendre  jus- 
qu'au mois  de  janvier  ISZiS  la  promesse  solennelle  d'une  telle  forme  de 
gouvernement,  il  n'en  a  pas  moins  montré,  par  le  bon  usage  qu'il  en  a  su 
faire,  qu'elle  convenait  à  son  esprit  de  modération  et  de  sagesse  pratique. 

Aussi  la  presse  périodique  ne  manque-t-elle,  au  point  de  vue  politique,  ni 
d'élévation  ni  d'activité  et  de  force  chez  les  trois  peuples  Scandinaves. 
LWflonblad  ou  Feuille  du  Soi)\  de  Stockholm,  fondé  le  10  décembre  1830 
par  M.  Lai's  Hjerta,  et  qui  est  tiré  à  près  de  sept  mille  exemplaires,  est  de- 
venu un  des  grands  journaux  européens.  Dévoué  à  la  cause  libérale,  il  a 
soutenu  avec  un  entier  succès  la  lutte  contre  la  Gazette  suédoise  {Svenska 
Tidning),  à  laquelle  a  succédé  depuis  quelques  années  le  Nouveau  Journal 


760  •  REVUE    DES    DEUX    MOA'DES. 

quotidien  {Xya  (/fujUgl.  Allehanda).  Le  rcMe  libéral  de  VAflonblad  en  Suède 
est  rempli  en  Danemark  par  deux  feuilles  importantes,  la  Pairie  {Faedre- 
land)  et  la  Feuille  du,  Jour  {Dagblad).  Ces  deux  feuilles  se  trouvent  ainsi 
souvent  opposées  au  Berlingske  Tidende,  organe  semi-officiel,  fondé  par 
M.  Berling,  et  le  même  que  nos  journaux,  peu  instruits  et  peu  soucieux  du 
Nord,  ont  longtemps  appelé,  par  une  étrange  erreur,  la  Gazelle  de  Berlin. 
Dirigées,  la  première  par  M.  Ploug,  et  la  seconde  par  M.  Bille,  qui  sont, 
comme  M.  Sohlraan  pour  VAflonblad  en  Suède,  de  zélés  et  intelligens  pa- 
triotes, les  deux  feuilles  danoises  ne  laissent  passer  aucune  question  poli- 
tique ou  sociale  de  quelque  importance  sans  la  discuter  soigneusement, 
et  leurs  enquêtes,  précédant  ou  accompagnant  les  discussions  des  cham- 
bres, font  intervenir  énergiqueraent  l'opinion  publique  dans  les  résolutions 
qui  doivent  régler  les  destinées  de  la  nation.  La  presse  politique  remplit  de  la 
sorte,  en  Danemark  et  en  Suède,  le  rôle  qui  lui  est  naturellement  assigné  : 
elle  est  une  seconde  tribune  à  côté  du  parlement.  Il  en  est  de  même  en  Nor- 
vège, grâce  au  Morgenblad  ou  Feuille  da  Diatin.  De  ces  différentes  feuilles, 
c'est  VAflonblad  qui  a  le  plus  d'importance  incontestablement  par  le  nombre 
de  ses  abonnés,  par  l'étendue  de  son  format  et  l'abondance  de  ses  matières. 
De  nombreuses  correspondances  le  rendent  instructif,  non  pas  seulement 
pour  la  Suède,  mais  aussi  pour  l'étranger,  qui  y  trouve  de  curieuses  infor- 
mations venues  de  pays  peu  connus  en  Europe,  comme  la  Finlande  et  la 
Russie.  Toutefois  un  des  journaux  danois  que  nous  venons  de  nommer  l'a 
dépassé  en  efforts  tentés  pour  attirer  les  lecteurs  du  dehors.  Désireux  d'ob- 
tenir pour  son  pays,  au  milieu  des  difficultés  que  suscite  au  Danemark  l'a- 
nimosité  constante  de  l'Allemagne,  l'attention  et  les  sympathies  de  l'Europe 
occidentale  et  particulièrement  de  la  France,  le  Dugblad  donne  depuis  deux 
ans  des  chroniques  hebdomadaires  rédigées  en  français.  Ce  n'est  pas  un 
médiocre  secours  pour  qui  veut  parvenir  à  comprendre  la  question  com- 
plexe des  duchés,  et  M.  Bille  accomplit  de  la  sorte  une  œuvre  patriotique 
dont  ses  concitoyens  doivent  lui  savoir  beaucoup  de  gré. 

Un  pareil  essai  a  été  tenté,  —  même  sur  une  plus  grande  échelle,  —  par 
un  homme  de  lettres  résidant  à  Stockholm.  M.  Kramer  a  entrepris,  il  y  a 
quelques  années,  la  publication  d'une  Revue  suédoise  entièrement  rédigée 
en  français.  Nos  vœux  sincères  ont  accueilli  cet  effort;  il  nous  rappelait  le 
temps  où  la  Suède  était  pour  tant  de  nos  compatriotes  du  refuge  ou  de  l'émi- 
gration une  seconde  patrie,  le  temps  où,  dans  cet  intelligent  et  généreux 
pays,  la  cour  et  la  ville  parlaient  et  pensaient  en  français...  La  tentative 
récente  a  échoué  par  la  faute  des  auteurs  plus  que  par  celle  du  public,  et, 
si  nous  ne  nous  trompons,  la  publication  a  tout  à  fait  cessé.  Elle  avait  paru 
cependant  édifiée  sur  un  plan  sagement  combiné,  donnant  une  chronique 
polilique,  puis  des  études  statistiques,  littéraires,  historiques  et  morales; 
mais,  dans  l'exécution  du  plan  qu'on  avait  adopté,  l'inexpérience  se  mon- 
trait au  grand  jour,  et  la  direction  n'avait  pas  obtenu  un  concours  suffisant 
de  talens  disciplinés  et  préparés  à  l'épreuve. 

L'œuvre  de  la  presse  périodique,  si  elle  consent  à  s'enfermer  dans  le  do- 
maine purement  scientifique  ou  littéraire,  devient  plus  facile,  et,  pour  peu 
qu'elle  sache  se  plier  aux  exigences  d'une  publicité  digne  de  ce  nom,  elle 


KEVUE.  —  CHRONIQUE.  .  761 

ne  cesse  pas  ainsi  d'être  utile  et  de  représenter  son  temps.  Le  principal  pé- 
riodique publié  en  ce  moment  dans  le  Nord  Scandinave  a  limité  ainsi  sa  tâche; 
nous  voulons  parler  de  la  Revue  universitaire  seplcntrionale  [Nordisk  Uni- 
versilels  Tidskrift) ,  qui  accomplit  déjà  sa  septième  année.  La  forme  exté- 
rieure de  ce  recueil,  qui  offre  des  emblèmes  et  des  devises,  annonce  assez 
dès  le  premier  coup  d'œil  quel  but  il  se  propose.  A  la  première  page,  on  voit 
une  bannière  semblable  à  celle  qui  accompagne  d'ordinaire  les  étudians 
Scandinaves  dans  leurs  visites  réciproques  d'université  à  université.  A  la  der- 
nière page,  on  voit  le  budslikke,  c'est-à-dire  le  javelot  ou  le  bâton  rougi  au 
feu  qu'on  se  transmettait  de  village  en  village  dans  l'ancienne  Scandinavie 
pour  convoquer  une  assemblée  judiciaire  ou  bien  appeler  aux  armes,  tandis 
que  les  feux  allumés  çà  et  là  sur  les  montagnes  portaient  au  loin  le  même 
avertissement.  Sur  l'enveloppe  qui  s'enroule  autour  du  budslikke,  on  lit  ces 
mots:  Bud  og  Hilsen  ou  Bud  och  Ilelsning  {message  et  salut!)  En  effet, 
chaque  livraison,  qui  est  publiée  une  fois  par  an  dans  chacune  des  quatre 
universités,  Christiania,  Upsal,  Lund  et  Copenhague,  est  pour  les  trois  autres 
un  message  et  un  salut  fraternel.  A  chaque  fois  d'ailleurs,  une  devise  nou- 
velle entretient  les  lecteurs,  au  nom  des  poètes  contemporains  ou  plus  sou- 
vent encore  de  VEdda  et  des  anciens  scaldes  de  la  Scandinavie,  des  senti- 
mens  de  communion  patriotique  qui  les  doivent  unir  aujourd'hui  comme  ils 
les  ont  unis  autrefois  :  «  Si  tu  as  un  ami  auquel  tu  te  confies,  mêle  ton  âme 
à  la  sienne.  — Tissée  de  plus  de  fils  d'une  force  égale  entre  eux,  la  corde  est 
plus  forte.  — As-tu  un  ami,  va  souvent  le  visiter,  car  de  ronces  et  de  brous- 
sailles s'embarrasse  le  chemin  que  nul  ne  foule,  —  Le  pèlerin  qui  se  sépare 
de  ses  compagnons  court  grand  risque  de  tomber  entre  les  mains  des  vo- 
leurs. —  Nous  parlons  une  seule  langue,  et  Frigga  est  notre  mère  commune. 
Norvégiens,  Suédois  et  Danois,  soyons  frères!  —  La  grammaire  latine  nous 
enseignait  jadis  quatre  conjugaisons  régulières  :  la  première  amare,  la  se- 
conde docere,  la  troisième  légère,  la  quatrième  audire.  Nous  aimer  les  uns 
les  autres,  nous  éclairer  les  uns  les  autres,  nous  lire  les  uns  les  autres,  nous 
écouter  les  uns  les  autres,...  ce  ne  serait  peut-être  pas,  aujourd'hui  en- 
core, un  si  mauvais  mode  de  conjugaison  (Thomander).»  — Nous  ne  nous 
faisons  pas  garant  auprès  des  lecteurs  français  du  goût  parfait  de  cette  der- 
nière citation;  l'éloquence  du  célèbre  prédicateur  suédois  contemporain 
à  qui  on  l'a  empruntée  est  souvent  de  la  sorte  mêlée  de  saillies  et  quel- 
quefois même  d'excentricités;  mais  elle  n'en  est  que  plus  populaire,  et 
cette  popularité  est  toute  libérale. 

Emblèmes  et  devises,  tout  cela  est  un  vêtement  extérieur;  les  articles 
publiés  par  le  recueil  suédois  y  répondent-ils  parfaitement?  —  On  ne  sau- 
rait le  dire  à  notre  gré.  D'abord  ce  recueil  n'a  encore  donné  aucune  étude 
de  politique  actuelle  et  contemporaine,  soit  qu'il  entretînt  ses  lecteurs 
étrangers  des  rapports  si  délicats  et  trop  souvent  hostiles  entre  l'Allemagne 
et  la  Scandinavie,  soit  qu'il  éclairât  à  nos  yeux  les  questions  intérieures 
dans  lesquelles  est  intéressé  le  développement  social  des  pays  du  Nord.  Si 
l'on  ne  veut  pas  traiter  expressément  de  la  politique  contemporaine,  pour- 
quoi ne  pas  élucider  dans  des  études  historiques  impartiales  et  élevées  les 
points  de  discussion  qui  divisent  aujourd'hui  encore  le  monde  Scandinave 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  le  monde  germanique?  Sur  ce  domaine,  les  grandes  questions  ne  man- 
quent pas.  Ne  serait-il  pas  utile  de  rechercher  en  quoi  diffèrent  originaire- 
ment «es  deux  familles  d'une  même  race?  Ne  pourrait-on  suivre  ces  diffé- 
rences dans  leur  ancienne  littérature,  même  dans  leurs  traditions  primitives 
aussi  bien  que  dans  leur  développement  ultérieur?  LMntérêt  général  de 
telles  études  serait  incontestable,  et  elles  serviraient  assurément  au  l)ut 
particulier  qu'on  s'est  proposé.  —  Ce  but  lui-même,  cette  intention  de  rap- 
procher les  trois  pays  par  leurs  universités,  c'est-à-dire  par  tous  les  jeunes 
esprits  à  qui  appartient  l'avenir,  où  donc  est-il  clairement  exprimé  et  avec 
quelque  développement  dans  les  articles  dont  se  compose  le  recueil  sué- 
dois en  dehors  des  devises  que  nous  avons  dites?  Il  est  vrai  que  toutes  les 
fois  qu'une  fête  Scandinave  est  célébrée  dans  l'un  des  trois  royaumes,  les 
harangues  qu'on  y  a  prononcées  sont  vite  insérées  dans  la  Revue  iinivcrsi- 
taire ,  il  est  vrai  que  le  prospectus  inséré  en  tête  de  la  première  livraison 
dit  clairement  ce  que  Ton  veut  faire;  mais  en  réalité  peu  d'écrivains  ont 
développé  et  mis  en  pratique  l'intention  qu'on  avait  annoncée.  —  Cela  nous 
conduit  à  un  autre  reproche  :  la  composition  de  chaque  fascicule  n'est  pas 
assez  habilement  entendue.  M.  le  professeur  Bergfalk,  d'Upsal,  est  assuré- 
ment un  fort  habile  économiste,  d'un  esprit  libéral  et  élevé;  mais  pourquoi 
abandonner  toute  une  livraison  à  ses  documens  pour  servir  à  l'histoire  des 
crises  commerciales  des  cent  dernières  années?  Quoi!  l'université  d'Upsal 
n'a  dans  cette  œuvre  commune  qu'une  livraison  par  an,  et  voilà  le  peu  de 
variété  qu'elle  nous  offre!  Quand  on  pense  à  l'activité  scientifique  et  litté- 
raire de  cette  grande  école ,  à  la  science  et  à  la  renommée  de  ses  profes- 
seurs, on  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  qu'elle  ne  saisisse  pas  une 
occasion  comme  celle  que  lui  offre  la  Revue  universitaire  pour  multiplier 
d'intéressans  témoignages  de  cette  activité  en  présence  et  au  profit  des  lec- 
teurs étrangers. 

Je  m'aperçois  que  je  n'ai  guère  encore  exprimé  que  des  griefs,  et  je  pre- 
nais la  plume  cependant  pour  exprimer  des  sympathies  et  des  félicitations. 
Que  les  intelligens  éditeurs  de  ce  recueil  veuillent  voir  dans  nos  remarques 
le  sincère  désir  de  servir,  s'il  est  possible,  nous  aussi,  la  cause  qu'ils  veulent 
soutenir.  Ils  ont  publié  de  fort  curieuses  études  sur  la  mythologie  et  l'an- 
cienne littérature  du  Nord,  par  MM.  Cari  Siive,  Grimur  Thomsen,  Thaasen,  etc. 
Le  travail  de  ce  dernier  sur  le  mythe  de  l'arbre  Yggdrasil,  et  pour  recher- 
cher si  l'origine  de  ce  mythe  a  été  chrétienne,  est  assurément  de  beaucoup 
de  prix.  Les  études  historiques  de  M.  Hammerich  et  de  M.  Fryxell  répondent 
à  la  réputation  de  leurs  auteurs.  Les  travaux  économiques  dus  à  la  plume  du 
feu  professeur  Agardh  sont  d'une  rare  clarté  d'exposition.  La  revue  des  an- 
ciens usages  universitaires  qu'a  donnée  M.  Ek  est  un  intéressant  tableau  de 
l'histoire  des  mœurs  au  moyen  âge.  Rien  de  mieux  que  de  nous  entretenir, 
comme  l'ont  fait  MM.  Lysander,  Ljunggren,  Hammerich  et  d'autres,  des 
poètes  modernes  de  la  Scandinavie,  de  Holberg,  d'Atterbom,  d'OEhlenschlae- 
ger,  de  Bellman.  D'excellens  morceaux  scientifiques  enfin  nous  ont  permis 
de  suivre,  d'une  façon  trop  fragmentaire  cependant,  les  progrès  des  sciences 
naturelles  chez  les  peuples  Scandinaves,  qui  leur  ont  imprimé  de  tout  temps 
un  si  puissant  essor.  Peut-être  cette  publication  universitaire  du  Nord  pèche- 


REVUE.  CHRONIQUE.  763 

t-elle  par  trop  de  modestie  ;  peut-être  ne  sait-elle  pas  assez  qu'on  est  tout 
prêt  à  l'étranger  à  suivre  son  développement  et  à  le  seconder.  Qu'elle  étende 
son  cercle  d'action  des  trois  royaumes  au  reste  de  l'Europe.  Qu'elle  songe, 
non  pas  seulement  aux  sympathies  de  famille,  mais,  hors  de  ce  cercle  un 
peu  resserré,  aux  amis  éloignés  et  inconnus.  Pourquoi  ne  réserverait-elle 
pas,  en  vue  de  ceux-ci,  une  partie  de  ses  efforts  et  quelques  feuilles  de  cha- 
cune de  ses  livraisons?  Pourquoi  peu  à  peu  ne  donnerait-elle  pas  une  étude 
raisonnée  des  institutions  politiques,  de  l'organisation  administrative  et 
judiciaire  de  chacun  des  trois  royaumes?  Pourquoi  la  critique  occupe-t-elle 
toute  la  place  réservée  à  la  pure  littérature,  sauf  quelques  rares  pages  de 
poésie?  Le  Danemark  en  particulier  ne  manque  pas  d'habiles  conteurs,  dont 
les  récits,  après  un  choix  sévère,  jetteraient  ici  le  charme  d'une  agréable 
variété.  A  toutes  ces  demandes,  les  éditeurs  objecteront  peut-être  que  les 
moyens  matériels  ne  leur  sont  pas  aussi  facilement  acquis  que  les  bons  con- 
seils. Il  est  certain  aussi  qu'ils  ont  fait  déjà  beaucoup,  et  que  leurs  efforts, 
même  en  tenant  compte  de  ce  qu'il  reste  à  faire,  méritent  encore  nos  féli- 
citations. 

En  passant  aux  autres  publications  périodiques  que  nous  recommandent 
dans  le  Nord  Scandinave  leur  intérêt  et  leur  notoriété,  nous  rencontrons 
des  revues,  si  on  peut  les  appeler  de  ce  nom,  rédigées  et  publiées  par  un 
seul  homme.  Voilà  ce  que  l'esprit  français  n'admet  pas  aisément.  Il  de- 
mande, avec  une  forte  unité  de  vues,  plus  de  variété  de  ton  et  de  manière 
que  n'en  peut  donner  un  seul  esprit,  quelque  heureusement  doué  qu'il  soit, 
et  quelques  titres  qu'il  ait  acquis  à  l'estime,  à  la  sympathie  ou  à  la  curiosité 
des  lecteurs.  Les  brochures  mensuelles  que  publie  M.  Crusenstolpe  en  Suède 
depuis  1838  sous  le  titre  de  Stàllnùigar  och  Forhallanden  {Situation  et  Cir- 
constances) n'ont  absolument  pour  objet  que  de  rendre  compte  de  l'his- 
toire de  chaque  mois,  principalement  de  ce  qui  intéresse,  à  l'intérieur  ou 
au  dehors,  la  Suède  et  les  pays  Scandinaves;  elles  ne  s'interdisent  pas  la 
politique  générale,  et  souvent  l'auteur,  homme  d'esprit,  très  familiarisé 
avec  l'histoire  contemporaine,  possesseur  d'une  curieuse  collection  de  let- 
tres et  de  papiers  politiques,  a  commenté  d'une  façon  intéressante  et  inat- 
tendue certains  épisodes  tout  européens. 

M.  P.  A.  Munch,  professeur  à  l'université  de  Christiania,  publie  depuis 
1855  S3k  Revue  mensuelle  norvégienne  {Norskt  Maanedsskrift).  Son  programme 
dit  assez  les  difïicultés  que  rencontre  un  pareil  recueil  avec  un  seul  rédac- 
teur. Pour  venir  au  secours  de  sa  verve,  fort  abondante,  mais  non  pas  iné- 
puisable, l'auteur  ne  %ait  invoquer  que  les  traductions  signées  de  lui  et  sans 
doute  revues  par  lui.  De  là  un  même  style  à  travers  toute  la  publication,  qui, 
sans  devenir  un  livre,  cesse  d'offrir  la  variété  qu'on  demande  à  un  recueil 
de  ce  genre.  Cela  n'empêche  pas  que  le  recueil  de  M.  Munch  n'ait  donné 
quelques  études  politiques  d'un  incontestable  intérêt.  M.  Munch  est  un  des 
savans  les  plus  distingués  du  Nord  et,  on  peut  l'ajouter,  de  l'Europe  en- 
tière. Nous  espérons  faire  connaître  quelque  jour  ses  nombreux  travaux,  et 
nous  aurons  alors  occasion  de  lui  rendre  toute  justice.  Après  avoir  rendu 
de  grands  services  à  la  science  Scandinave  par  la  publication  de  textes  peu 
connus  en  langue  norrène,  il  a  abordé  l'histoire  générale  de  sa  patrie,  et. 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chemin  faisant,  a  répandu  sur  celle  de  tout  le  moyen  âge  du  Nord  de  nou- 
velles et  abondantes  lumières.  Entraîné  par  les  perspectives  lointaines  de 
son  travail,  qui  s'étendaient  sans  cesse,  il  vient  de  passer  un  long  temps  à 
Rome,  où  nous  savons  qu'il  a  apporté,  pour  beaucoup  de  monumens  écrits 
restés  jusqu'à  ce  jour  inexpliqués  dans  la  bibliothèque  du  Vatican,  des  inter- 
prétations inattendues.  M.  P.  A.  Munch  est  un  savant  de  premier  ordre; 
mais  il  est  systématique.  Il  s'est  fait  de  l'histoire  primitive  des  Norvégiens 
une  conception  où  l'imagination  risque  d'avoir  obtenu  une  trop  grande 
part.  Les  contradictions  n'ont  fait  que  le  confirmer  dans  ses  vues,  et  elles 
influent  aujourd'hui  sur  sa  manière  de  considérer  et  d'apprécier  les  événe- 
mens  qui  se  passent  autour  de  lui  :  par  exemple  le  scandinavisme,  c'est-à- 
dire  l'espérance  d'une  étroite  union  avec  des  droits  égaux  pour  chacun  des 
trois  peuples  du  Nord,  ne  saurait  lui  sourire. —  Hors  deux  ou  trois  études 
sur  ce  sujet  brûlant  du  scandinavisme  et  un  long  travail  sur  les  noms  de 
personnes  dans  les  langues  Scandinaves,  ce  n'est  guère  dans  son  recueil 
que  nous  pourrons  trouver  à  nous  instruire  du  Nord.  Il  est  évident  qu'il  l'a 
destiné  aux  seuls  Norvégiens,  tout  au  plus  aux  lecteurs  des  trois  royaumes. 
Nous  avons  lieu  de  croire  que  d'autres  conditions  donneraient  au  sérieux 
talent  de  M.  Munch  un  meilleur  essor. 

M.  Goldschmidt,  qui  a  publié  de  même  tout  seul  à  Copenhague  pendant 
quelques  années  un  périodique  in-18,  intitulé  i\ord  et  Sud,  auquel  a  suc- 
cédé jusqu'à  ces  derniers  temps  le  Iliemme  og  Ude,  c'est-à-dire  le  Dedans 
et  le  Dehors,  est  moins  exclusif  en  histoire,  bien  qu'il  n'aime  guère  à  se 
ranger  du  côté  du  plus  grand  nombre,  et  qu'il  en  ait  donné  des  preuves  en 
certaines  occurrences.  M.  Goldschmidt  est  fort  connu  dans  le  Nord  par  plu- 
sieurs écrits  remarquables.  11  a  publié  deux  romans;  l'Homme  sans  fo>/er, 
Hjemlôs,  se  réimprime  en  ce  moment  à  la  fois  à  Copenhague  et  à  Londres,  en 
danois  et  en  anglais;  l'autre,  intitulé  Un  Juif,  a  obtenu,  soit  dans  le  Nord,  soit 
en  Angleterre,  un  assez  grand  succès.  En  outre  M.  Goldschmidt  a  rédigé  pen- 
dant assez  longtemps  le  Corsaire,  journal  satirique  publié  à  Copenhague,  qui 
lui  a  fait  une  grande  réputation  d'esprit.  —  Le  Nord  et  Sud  a  plus  que  les 
périodiques  que  nous  avons  nommés  jusqu'à  présent  le  caractère  d'actualité 
qu'on  demande  à  de  tels  écrits.  L'auteur  y  rend  compte  dans  une  sorte  de 
chronique  des  plus  récentes  combinaisons  de  la  politique.  Pour  donner  à  ses 
comptes-rendus  de  l'intérêt  et  de  la  vie,  il  n'épargne  pas  ses  peines,  et  les 
affaires  d'Italie  par  exemple  lui  ont  fait  successivement  visiter  Florence, 
Milan,  Turin,  où  il  s'est  montré  un  habile  et  intelligent  témoin  des  événe- 
mens.  Quant  aux  affaires  et  à  l'histoire  de  son  propre  pays,  il  les  suit  de 
près  également  dans  le  présent  et  dans  le  passé,  et  en  même  temps  que 
son  recueil  soutient  dans  le  cours  de  la  lutte  engagée  entre  le  Danemark  et 
l'Allemagne  des  opinions  et  des  idées  qui  lui  sont  propres,  il  offre  aussi  des 
traductions  intéressantes  d'anciennes  sagas  où  revit  avec  un  puissant  relief 
l'image  d'un  passé  énergique  et  fécond.  Le  recueil  de  M.  Goldschmidt  se 
conforme  d'ailleurs  aussi  peu  que  possible  aux  conditions  matérielles  que 
nous  imposons  d'ordinaire  à  tout  périodique,  et  par  cette  capricieuse  indé- 
pendance il  mérite  même  à  peine  ce  nom.  Il  paraît  quand  il  plaît  à  M.  Gold- 
schmidt, qui  doit  seulement  avoir  fourni  à  ses  abonnés  au  bout  de  la  période 


BEVUE.   CHRONIQUE.  765 

annuelle  un  certain  nombre  de  feuilles.  M.  Goldschmidt  n'a-t-il  pendant  ce 
mois-ci  rien  à  dire,  ou  bien  est-il  en  voyage  ou  même  en  villégiature,  son 
recueil  vaque  avec  lui.  De  retour  à  la  ville,  il  imprime,  corrige,  et  tout  le 
monde  est  content.  Voilà  qui  ne  ressemble  guère  aux  travaux  de  nos  di- 
recteurs de  revues,  auxquels  nous  ne  permettons  pas  même  le  repos  du 
dimanche,  si  le  dimanche  est  condamné  par  Talmanach.  Ces  petits  mondes 
littéraires  du  Nord  n'en  vont  pas  plus  mal,  et  la  bonne  entente  subsiste  entre 
les  abonnés  débonnaires  et  le  rédacteur  homme  d'esprit. 

Le  Danemark  nous  offrirait  encore  un  intéressant  périodique  dans  la 
Revue  mensuelle  danoise  [Dansk  Maanedsskrifl)  de  M.  Steenstrup,  avec  des 
articles  historiques  et  littéraires  signés  de  leurs  auteurs;  mais  l'intérêt  de 
ces  recueils,  qui  se  renferment  dans  le  cercle  un  peu  étroit  du  public  Scan- 
dinave, s'efface  devant  celui  des  périodiques  spéciaux,  pour  la  philologie, 
pour  la  théologie,  pour  l'agriculture,  l'industrie,  la  médecine,  la  chirurgie, 
les  sciences  naturelles,  l'économie  domestique,  etc.,  qui  sont  nombreux  et 
influens  dans  le  Nord.  On  conçoit  que  dans  les  pays  peu  riches  se  multi- 
plient ces  publications  en  commun,  qui  réunissent  les  conditions  de  bon 
marché  et  de  publicité  assurée.  C'est  ainsi  que  les  périodiques  spéciaux  du 
Nord,  dont  la  liste  serait  trop  longue  à  donner  ici,  sont  devenus  pour  les 
sciences  théoriques  ou  pratiques  des  répertoires  bien  connus  et  d'une  ri- 
chesse considérable;  on  sait  combien  le  génie  de  l'observation  scienti- 
fique est  développé  chez  les  compatriotes  de  Linné,  de  Berzélius  et  d'OEr- 
sted  (1).  Il  faut  un  esprit  différent,  à  certains  égards  plus  général  et  même 
plus  élevé,  pour  les  études  politiques  et  littéraires  dont  vit  la  presse  pério- 
dique vraiment  digne  de  ce  nom.  Cet  esprit  ne  se  développe,  nous  l'avons 
dit,  que  chez  les  sociétés  avancées  et  éclairées,  où  le  nombre  est  grand  des 
hommes  intelligens  et  instruits.  Il  nous  a  suffi  de  montrer  que  les  trois  pays 
du  Nord  font  en  ce  moment  même  d'honorables  efforts  vers  de  telles  publica- 
tions pour  témoigner  en  même  temps  de  leur  progrès  intellectuel  et  moral. 

A.    GEFFROy. 


L* Abolition  tte  l'Esclavage,  par  M.  Augustin  Cochin  (Q). 

On  ne  trouverait  plus  en  Europe  un  écrivain  pour  plaider  la  cause  de 
l'esclavage.  Il  faut  traverser  l'Atlantique  pour  rencontrer  des  panégyristes 
de  ce  crime  social  qui  a  immolé  tant  de  victimes,  et  encore  ces  panégy- 

(1)  Le  nombre  des  journaux  et  recueils  périodiques  en  Suède  était  de  100  en  1833, 
de  120  en  1843,  de  138  en  1853  (105  journaux  et  33  recueils  dont  21  à  Stockholm),  de 
140  en  1859.  La  Suède  ayant  une  population  de  3,700,000  âmes,  cela  fait  environ  un 
journal  par  26,000  habitans,  quand  l'Allemagne  en  1850  n'avait  qu'un  journal  par 
50,000  habitans,  la  France  en  1844  un  pour  45,000,  et  l'Angleterre  un  pour  plus  de 
50,000.  Le  Danemark  avait  en  1848  un  journal  pour  23,500  personnes,  la  Russie  en  1850 
un  pour  357,142,  et  les  États-Unis  un  pour  9,200.  Le  plus  ancien  journal  suédois,  le 
Post-och  Inrikes-Tidningar  (  Nouvelles  de  la  Poste  et  de  l'Intérieur)^  aujourd'hui  journal 
officiel,  date  de  1045;  le  Dagligt  Allehanda  {Faits  divers  de  chaque  jou7-),  qui  a  précédé 
le  Svenska  Tidning,  date  de  1707. 

(2j  2  vol.  iu-8'';  J.  Lecoffre  et  Guillaumin. 


766  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ristes  sont-ils  sincères?  Quand  ils  dogmatisent  sur  Fesclavage,  quand  ils  pré- 
tendent y  voir  un  fait  naturel  et  providentiel,  quand  ils  veulent  que  la  science 
et  la  loi  divine  soient  complices  de  leur  cruelle  théorie,  doit-on  croire  qu'ils 
sont  de  bonne  foi,  et  qu'ils  soutiendraient  en  Europe  la  thèse  qu'ils  pro- 
fes'^ent  en  Amérique?  Pour  l'honneur  de  leur  raison,  sinon  de  leur  con- 
science, le  doute  est  au  moins  permis.  A  dire  vrai,  les  planteurs  des  États- 
Unis  et  de  Cuba  sont  convaincus  que  le  sort  de  leurs  cultures  dépend  du 
travail  esclave,  et,  résolus  à  garder  jusqu'à  la  fin  un  instrument  qu'ils  jugent 
nécessaire,  ils  préfèrent  invoquer  solennellement  de  faux  principes  plutôt 
que  d'assigner  au  maintien  de  l'esclavage  un  motif  misérablement  tiré  de 
l'utilité  matérielle.  Ils  édifient  une  doctrine  sur  l'intérêt. 

En  Angleterre  et  en  France,  l'esclavage  a  été  flétri  et  condamné  avant 
d'être  aboli.  Depuis  longtemps,  la  question  de  principe  n'y  était  plus  sé- 
rieusement discutée;  le  travail  servile  n'y  a  jamais  été  défendu  comme  une 
théorie,  et  alors  même  que  les  lois  autorisaient  et  protégeaient  la  traite, 
le  sentiment  public  protestait  contre  cet  outrage  porté  à  la  liberté  hu- 
maine. L'heure  de  l'affranchissement  a  été  lente  à  venir,  parce  qu'il  ne 
s'agissait  de  rien  moins  que  de  transformer  la  fortune  coloniale  identifiée 
avec  l'esclavage,  parce  que  la  rançon  imposée  aux  métropoles  semblait  dé- 
passer les  ressources  des  plus  riches  budgets;  mais  lorsque  l'esclavage  a  été 
enfin  supprimé,  toutes  les  consciences  ont  éprouvé  un  grand  soulagement. 
Les  principes  d'humanité  et  de  justice  triomphaient  de  l'opposition  puis- 
sante des  intérêts,  et  la  raison  d'état,  comme  la  question  d'argent,  s'inclinait 
devant  le  devoir.  En  un  mot,  l'abolition  de  l'esclavage  était  dans  les  vœux 
les  plus  ardens  de  l'âme  européenne  longtemps  avant  qu'elle  fût  inscrite 
dans  les  lois  de  notre  génération. 

Aussi,  à  l'époque  où  nous  sommes,  un  plaidoyer  contre  l'esclavage  ne  se- 
rait plus  qu'un  lieu  commun,  une  pure  déclamation.  L'éloquence  s'épuise- 
rait vainement  au  service  d'une  telle  cause,  car  c'est  une  cause  gagnée. 
Cependant  il  existe  encore  des  esclaves,  et  il  y  a  encore  des  chaînes  à  bri- 
ser. Tant  que  l'œuvre  de  l'affranchissement  ne  sera  point  accomplie  sur 
toute  la  surface  de  la  terre,  la  protestation  doit  continuer  à  se  faire  en- 
tendre; seulement  il  lui  est  permis  de  modifier  son  langage.  Puisque  l'escla- 
vage n'est  plus  défendu  qu'au  nom  des  intérêts,  c'est  au  nom  des  intérêts 
qu'il  faut  le  poursuivre  et  le  combattre.  Aujourd'hui  Wilberforce  n'aurait 
plus  à  invoquer  les  grands  principes  de  morale  et  de  justice  qu'il  plaidait 
à  la  fin  du  dernier  siècle  ;  il  se  ferait  économiste,  il  démontrerait  aux  plan- 
teurs que  l'esclavage  n'est  point  nécessaire  à  la  prospérité  de  leurs  cultures, 
que  dans  les  régions  tropicales  comme  dans  nos  contrées  les  récoltes  mû- 
rissent plus  régulières  et  plus  fécondes  sous  les  bras  du  travail  libre. 

C'est  la  thèse  que  M.  Cochin  s'est  attaché  à  développer  dans  un  récent  et 
chaleureux  écrit  sur  l'AbolUion  de  l'Esclavage.  Reprenant  l'historique  de 
cette  grande  question,  rendant  hommage  aux  hommes,  aux  nations,  aux 
époques  qui  ont  le  plus  contribué  à  l'émancipation  de  la  race  noire  dans 
les  colonies  d'Amérique,  il  a  démontré  par  des  faits  et  par  des  chiffres  que, 
loin  d'avoir  ruiné  les  maîtres,  l'affranchissement  a  eu  pour  résultat  d'aug- 
menter et  d'améliorer  la  production  coloniale.  Sans  doute  la  période  de 


REVUE.  CHRONIQUE.  767 

transition  a  été  pénible  et  laborieuse;  il  y  a  eu  dans  la  nouvelle  organisa- 
tion du  travail  des  secousses  violentes  qui  ont  altéré  pour  un  temps  la  con- 
dition des  fortunes.  Même  dans  les  sociétés  constituées  régulièrement,  les 
simples  réformes  de  législation  affectent  plus  ou  moins  les  intérêts  privés 
et  ne  produisent  pas  immédiatement  leurs  bons  effets.  Qu'est-ce  donc  lors- 
qu'il s'agit  de  modifier  les  fondemens  d'une  société  coloniale?  Il  ne  faut 
pas  seulement  changer  les  lois;  il  faut  changer  les  mœurs  en  détruisant 
des  préjugés  invétérés,  en  imposant  aux  anciens  maîtres  les  principes  d'un 
droit  nouveau  que  leur  intérêt  repousse  tout  d'abord,  aux  anciens  esclaves 
l'accomplissement  de  leurs  nouveaux  devoirs.  C'est  un  état  social  à  défaire 
et  à  refaire  presque  tout  entier,  sans  que  les  élémens  du  régime  de  l'escla- 
vage puissent  être  appropriés  en  quoi  que  ce  soit  au  régime  de  liberté. 
Comment  dès  lors  la  transition  ne  serait-elle  point  difïicile  et  douloureuse? 
Les  colonies  anglaises  et  françaises  ont  éprouvé  après  l'émancipation  cette 
crise  inévitable,  qui  s'est  traduite  dans  les  premières  années  par  une  sen- 
sible diminution  du  travail,  des  produits  et  des  profits;  mais  la  crise  n'a  eu 
qu'un  temps,  et  si  l'on  examine  la  situation  actuelle  des  colonies  où  l'escla- 
vage a  été  aboli  en  la  comparant  avec  leur  situation  ancienne,  on  remarque 
un  progrès  réel  dans  toutes  les  branches  de  la  production,  un  accroisse- 
ment de  richesse  et  de  bien-être,  la  propriété  mieux  garantie,  le  travail 
plus  régulier,  les  capitaux  plus  abondans,  le  commerce  plus  actif.  Sauf  de 
très  rares  exceptions,  c'est  là  le  résultat  général  de  l'émancipation  dans  les 
colonies,  résultat  incontestable  que  M.  Cochin  a  dégagé  des  documens  sta- 
tistiques en  ajoutant  au  langage  des  chiffres  l'éloquence  de  sa  conviction. 
En  pareille  matière,  la  statistique  cesse  d'être  aride  :  elle  s'inspire  aux 
sources  les  plus  pures  du  sentiment  moral,  et  elle  projette  les  plus  vives 
lumières  sur  un  fait  économique  qui  conclut  énergiquement  à  la  liberté  du 
travail. 

M.  Cochin  ne  s'est  pas  borné  à  exposer  les  heureux  résultats  de  l'émanci- 
pation dans  les  paj^s  qui  l'ont  prononcée;  il  a  étudié  et  fait  ressortir  les  ré- 
sultats de  l'esclavage  dans  les  pays  qui  l'ont  maintenu,  à  Cuba,  au  Brésil, 
aux  États-Unis.  Cette  seconde  partie  de  son  enquête  n'est  pas  la  moins  con- 
cluante. La  condition  sociale,  politique  et  économique  des  pays  à  esclaves 
repose  sur  les  fondemens  les  plus  fragiles  :  embarras  dans  le  présent,  péril 
dans  l'avenir,  voilà  ce  qui  apparaît,  et  la  situation  des  États-Unis  atteste 
l'imminence  ainsi  que  la  gravité  du  péril.  C'est  l'esclavage,  c'est  lui  seul, 
qui  compromet  sous  nos  yeux  l'union  et  la  prospérité  de  cette  grande  ré- 
publique, qui  se  montrait  si  fière  de  ses  institutions  et  de  sa  richesse.  Par 
quelle  série  de  difficultés,  dans  quels  flots  de  sang  les  États-Unis  traverse- 
ront-ils la  période  qui  doit  aboutir  à  l'émancipation  de  leurs  esclaves? 
Nul  ne  peut  dire  encore  quel  sera  le  dernier  épisode  de  cette  histoire 
qui  commence.  Ce  qu'il  suffit  de  constater  à  l'appui  de  la  thèse  développée 
par  M.  Cochin,  c'est  que,  dans  un  pays  où  les  ressources  naturelles  sont  si 
grandes  et  le  génie  du  peuple  si  actif,  il  n'y  aura  plus  désormais  de  stabi- 
lité dans  les  institutions,  d'union  entre  les  citoyens,  de  sécurité  dans  les 
transactions,  tant  que  la  question  de  l'esclavage  ne  sera  point  résolue.  Po- 
litique intérieure  et  extérieure,  progrès  moral  et  matériel,  tout  demeurera 


768  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suspendu  jusqu'au  jour  où  la  liberté  du  travail  humain  aura  triomphé.  Si 
donc  Ton  prouve  que  Témancipation  a  été  bienfaisante  pour  les  pays  qui 
l'ont  prononcée,  que  l'esclavage  est  funeste  aux  pays  qui  le  conservent,  on 
fait  le  meilleur  et  le  plus  sûr  plaidoyer  qui  puisse  convertir  les  intérêts 
aveuglément  rebelles  jusqu'ici  aux  inspirations  de  la  loi  morale,  on  détruit 
le  seul  argument  par  lequel  on  erse  encore  soutenir  l'esclavage,  on  montre 
que  l'asservissement  du  travail,  loin  d'être  indispensable  dans  certains  pays, 
est  partout  une  cause  de  décadence  et  de  ruine,  et  l'émancipation  est  dès 
lors  proclamée  immédiatement  dans  toutes  les  convictions. 

Était-il  nécessaire  de  démontrer,  comme  l'a  fait  M.  Cochin  dans  la  der- 
nière partie  de  son  livre,  que  le  christianisme  ne  saurait  être  responsable 
d'avoir  en  aucun  temps  pratiqué  et  consacré  l'esclavage?  L'auteur  a  désiré 
répondre  aux  assertion^  de  certains  publicistes  qui,  torturant  les  textes  des 
livres  sacrés  comme  les  témoignages  de  l'histoire,  ont  essayé  de  justifier 
par  l'autorité  de  la  loi  chrétienne  l'asservissement  du  travail,  et  de  plaider 
la  légitimité,  la  sainteté  de  ce  qu'ils  osent  appeler  une  institution.  Cette  ré- 
ponse, à  nos  yeux,  était  bien  superflue.  «  Avant  toute  démonstration,  dit 
M.  Cochin,  on  comprend,  on  devine  que  le  christianisme  a  dû  abolir  l'escla- 
vage, comme  le  jour  abolit  les  ténèbres,  parce  qu'ils  sont  incompatibles.  » 
Cette  déclaration  aurait  suffi.  L'antipathie  de  la  loi  chrétienne  contre  l'es- 
clavage n'est  pas  un  théorème  dont  il  soit  nécessaire  de  rechercher  la  solu- 
tion :  c'est  un  axiome.  M.  Cochin  n'a  pas  dédaigné  d'apporter  des  preuves 
surabondantes  pour  venger  le  christianisme  de  l'injurieuse  responsabilité 
que  les  théoriciens  de  l'esclavage  voudraient  lui  imposer.  Il  y  a  mis  toute 
l'ardeur  de  ses  convictions  religieuses;  ne  nous  plaignons  pas  de  cette  dis- 
sertation, parfois  biblique,  qui  achève  et  couronne  son  livre  :  c'est  une  pro- 
testation du  cœur  complétant  une  démonstration  de  l'esprit.  Seulement  ce 
n'est  point  sur  le  terrain  du  christianisme  qu'il  faut  combattre  l'esclavage  : 
celui-ci  ne  mérite  pas  d'y  avoir  accès.  Combattons-le  sur  le  terrain  des  in- 
térêts matériels,  puisque  c'est  là  seulement  qu'il  est  encore  considéré  comme 
puissant.  Attachons-nous  principalement  à  prouver  que  l'esclavage  ruine  tout 
ce  qu'il  souille.  A  cet  égard,  l'argumentation  de  M.  Cochin,  appuyée  sur  l'ob- 
servation des  faits,  nous  paraît  être  la  plus  complète  qui  ait  été  publiée  de- 
puis l'émancipation  :  elle  réfute  et  condamne  l'esclavage  par  l'esclavage  lui- 
même,  elle  provoque  l'émancipation  par  l'exemple  des  colonies  où  règne 
le  travail  libre;  enfin  elle  prouve  une  fois  de  plus  que  les  principes  écono- 
miques destinés  à  assurer  le  bien-être  et  l'ordre  dans  les  sociétés  doivent 
être  d'accord  avec  les  principes  qui  les  dominent,  ceux  de  l'éternelle  mo- 
rale commune  à  tous  les  peuples.  c.  layollée. 


V.  DE  Mars. 


LA 


QUESTION  ROMAINE 


PREMIERE    PARTIE. 


I. 

Nous  espérons  que  personne  ne  sera  surpris  de  notre  aveu  si  nous 
disons  que  ce  n'est  point  sans  une  sorte  de  tremblement  que  nous 
approchons  d'une  question  aussi  grande  que  la  question  romaine. 
Toutes  les  révolutions  sont  une  cause  d'angoisse  pour  ceux  qui 
sont  appelés  à  s'y  associer  par  un  acte  de  leur  pensée.  11  y  a  quelque 
chose  de  douloureux  et  de  redoutable  à  vouloir  arracher  leur  secret 
à  ces  sphinx  que  les  vicissitudes  humaines  font  sans  cesse  renaître. 
Combien  le  doute,  l'hésitation,  les  scrupules,  ne  sont-ils  point  plus 
naturels  au  milieu  d'une  révolution  qui,  bien  que  suivant  notre  con- 
viction profonde  elle  ne  doive  que  modifier  la  forme  temporelle  de 
la  papauté,  s'attaque  pourtant  à  une  des  formes  les  plus  anciennes, 
les  plus  achevées  du  christianisme,  et  renverse  l'œuvre  des  siècles 
en  portant  l'alarme  dans  les  consciences  ! 

Il  faut  surmonter  sans  doute  cette  timidité,  qu'on  pourrait  dire  re- 
ligieuse :  il  faut  la  vaincre  dans  l'intérêt  des  consciences  troublées 
parla  nouveauté  et  par  la  grandeur  du  problème.  Ce  problème,  les 
événemens  l'ont  mis  à  l'étude  et  en  pressent  la  solution  en  dépit 
des  volontés  humaines.  Croirait-on  qu'il  fût  habile,  sage,  honnête 
même,  oserais-je  dire,  de  laisser  écouler  le  torrent  des  faits  en  s'en- 
tètant  dans  une  immobilité  fataliste  ?  De  quoi  ont  servi  les  protesta- 
tions chagrines  à  ceux  qui  depuis  trois  années  se  sont  mis  à  la 
queue  des  événemens  ?  Les  esprits  éclairés  qui  croient  défendre  les 

TOME  XXXIV.  —  15  AOUT  18G1.  49 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrais  intérêts  du  catholicisme  en  donnant  la  réplique  aux  faits  par 
ces  éloquentes,  mais  impuissantes  protestations,  pensent-ils  qu'ils 
n'eussent  pas  mieux  agi,  si,  plus  alertes,  ils  eussent  devancé  les 
événemens  pour  les  regarder  en  face,  en  saisir  le  caractère,  en  dé- 
terminer les  conséquences?  Ce  n'est  en  effet  qu'à  cette  condition 
que  l'on  peut  avoir  quelque  influence  sur  la  direction  des  aflaires 
humaines.  Le  moment  est  venu  de  renoncer,  pour  la  question  ro- 
maine, à  une  aveugle  et  stérile  tactique  qui  consiste  à  attendre  que 
le  fait  soit  accompli  pour  le  maudire  en  le  subissant.  La  continuation 
de  l'occupation  de  Rome  par  nos  troupes  laisse  encore  un  court  in- 
tervalle à  l'emploi  des  moyens  moraux  par  lesquels  peut  se  pré- 
parer la  solution  équitable  de  la  question.  C'est  ce  répit  que,  pour 
notre  compte,  nous  allons  essayer  de  mettre  à  profit.  Nous  le  ferons 
en  nous  aidant  des  idées  qu'a  bien  voulu  nous  communiquer  un  Ro- 
main des  plus  distingués,  qui  a  longtemps  réfléchi  sur  ces  graves 
matières.  Notre  correspondant  a  eu  l'honneur  de  faire  pai-tager  ses 
opinions  à  M.  de  Cavour;  il  les  a  même  essayées  sur  l'esprit  des 
membres  les  plus  éclairés  et  les  plus  pieux  de  la  cour  de  Rome,  et  il 
voudrait  qu'elles  fussent  exposées  en  France,  où  tant  de  choses  ont 
été  dites  sur  la  question  romaine,  «  une  question,  nous  écrit-il, 
qui,  après  tout,  me  concerne  un  peu  plus  que  ceux  qui  s'en  sont 
occupés  chez  vous.  » 

Les  Romains  sont  à  coup  sur  plus  intéressés  que  nous  à  la  solu- 
tion de  la  question  romaine;  cette  solution  est  pourtant  entre  les 
mains  de  la  France.  En  attribuant  à  la  France  une  si  grande  in- 
fluence sur  le  maintien  ou  la  cessation  du  pouvoir  temporel  de  la 
papauté,  nous  n'entendons  point  faire  allusion  à  la  forme  matérielle 
et  brutale  de  cette  influence,  à  celle  qui  s'exerce  par  la  présence  de 
notre  drapeau  à  Rome,  ou  qui  pourrait  se  manifester  par  la  retraite 
de  nos  troupes,  à  celle  en  un  mot  qui  dépend  des  résolutions  du 
gouvernement  français.  Nous  voulons  parler  uniquement  de  notre  in- 
fluence morale.  C'est  dans  l'opinion  publique  de  la  France,  nous  irons 
plus  loin,  c'est  dans  l'opinion  des  catholiques  français  qu'il  importe 
que  la  question  du  pouvoir  temporel  de  la  papauté  soit  résolue. 
L'opinion  des  catholiques  français  a  certainement  été  sans  eflicacité 
pour  prévenir  ou  arrêter  le  mouvement  national  italien,  qui  n'a  plus 
aujourd'hui  cà  réclamer  que  la  sécularisation  de  Rome;  mais  cette 
opinion  a  jusqu'à  présent  pesé  d'un  grand  poids  dans  les  conseils 
de  la  cour  romaine.  Elle  a  encouragé  le  gouvernement  pontifical 
dans  sa  funeste  politique  de  résistance,  elle  n'a  que  trop  malheu- 
reusement contribué  à  le  détourner  de  toute  pensée  de  transaction 
avec  le  gouvernement  nouveau  de  l'Italie.  C'est  à  cette  opinion  que 
nous  voulons  loyalement  nous  adresser. 


LA    QUESTION    ROMAINE.  771 

Nous  nous  souvenons  des  paroles  que  Bossuet  écrivait  au  car- 
dinal d'Estrées  au  temps  des  disputes  de  1(382  :  a  Les  tendres 
oreilles  de  Rome  veulent  être  ménagées.  »  Alors  pourtant  Rome  était 
encore  puissante.  Malgré  le  conflit  qu'elle  engageait  avec  Louis  XIV 
dans  le  domaine  du  temporel,  elle  pouvait  espérer  de  voir  le  protes- 
tantisme expulsé  de  France  :  elle  allait  assister  à  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes;  elle  avait  quelque  raison  de  croire  qu'un  souverain 
catholique  étoufferait  bientôt  le  protestantisme  au  cœur  de  l'Angle- 
terre. Si  à  cette  époque  la  bienséance  et  la  politique  conseillaient 
pourtant  les  ménagemens  envers  la  cour  romaine,  les  circonstances 
actuelles,  nous  le  savons  et  nous  le  sentons,  circonstances  si  fâ- 
cheuses pour  l'antiq^ue  papauté  temporelle,  commandent  des  atten- 
tions plus  respectueuses,  des  précautions  plus  tendres  encore,  dans 
le  langage  que  l'on  se  croit  autorisé  à  lui  tenir.  Il  n'est  qu'équitable, 
suivant  nous,  d'étendre  ces  ménagemens  aux  catholiques  français, 
qui  ont  si  vivement  épousé  la  cause  dii  pouvoir  temporel.  Nous  le 
pouvons  d'autant  mieux,  qu'il  nous  est  facile  de  nous  rendre  compte 
des  sentimens,  des  intérêts,  des  griefs  particuliers  qui  ont  agi  sur 
les  catholiques  français,  et  les  ont  en  quelque  sorte  conduits  au 
point  de  vue  d'où  ils  envisagent  maintenant  la  question  l'omaine. 

Il  est  bon  en  toute  controverse,  et  dans  celle-ci  plus  qu'en  au- 
cune autre,  d'entrer  dans  les  raisons  de  ses  adversaires.  Les  opi- 
nions en  politique  sont  toujours  complexes;  plusieurs  causes  d'iné- 
gale importance  concourent  à  les  former  :  les  circonstances  diverses 
en  varient  le  caractère;  les  accidens  leur  impriment  des  impul- 
sions qui  souvent  ne  correspondent  point  aux  intérêts  sur  lesquels 
elles  sont  fondées;  les  passions  naturellement  excitées  s'y  mêlent  à 
la  raison  et  lui  viennent  faire  violence.  Les  esprits  de  bonne  foi  ne 
peuvent  ni  s'indigner  ni  s'étonner  à  la  vue  de  l'alliage  qui  s'intro- 
duit ainsi  dans  les  opinions.  C'est  par  l'analyse  de  cette  diversité 
d'élémens  qui  agissent  sur  la  formation  et  la  conduite  des  opinions 
qu'on  s'explique  un  des  phénomènes  les  plus  singuliers  et  pourtant 
les  plus  fréquens  de  l'histoire  :  je  veux  dire  la  contradiction  qui  se 
manifeste  si  souvent  enti-e  les  résultats  que  les  opinions  actives  pro- 
duisent et  les  fins  qu'elles  s'étaient  proposées.  La  position  de  l'église 
et  des  catholiques  de  France  dans  la  question  romaine  doit  être  ainsi 
expliquée.  » 

Tout  le  monde  sait  que,  depuis  la  révolution  française,  l'ultra- 
montanisme  a  gagné  chez  nous  à  peu  près  l'universalité  du  clergé 
et  des  laïques  qui  dans  nos  luttes  politiques  se  sont  efforcés  de  re- 
présenter et  de  défendre  les  intérêts  de  l'éghse.  L'ultramontanisme 
du  clergé  et  du  parti  catholique  français  a  souvent  excité  la  surprise 
des  clergés  étrangers  et  même  des  églises  italiennes.  Cet  entraîne- 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  iiltramontain  de  la  France  a  eu  pourtant  une  raison  dont  on 
ne  saurait  méconnaître  la  légitimité.  C'est  pour  défendre  la  liberté 
du  spirituel  contre  les  empiétemens  du  pouvoir  temporel  que 
l'église  de  France  est  devenue  ultramontaine.  Avant  1789,  l'église 
avait  en  France  dans  sa  constitution  des  garanties  d'indépendance 
envers  le  pouvoir  qui  lui  font  aujourd'hui  défaut:  les  immunités  dont 
elle  jouissait  vis-à-vis  du  pouvoir  lui  permettaient  de  garder  vis-à- 
vis  de  Rome  cette  attitude  indépendante  et  respectueuse  que  l'on 
définissait  par  le  nom  de  gallicanisme.  La  révolution  et  surtout  les 
gouvernemens  qui  en  sont  sortis  ont  profondément  altéré  cette 
situation.  L'église  a  cessé  d'avoir  les  conditions  matérielles  de  l'in- 
dépendance; elle  a  même  perdu  quelques-unes  des  conditions  mo- 
rales de  sa  liberté,  en  se  trouvant  annexée  à  la  centralisation  admi- 
nistrative exagérée  qu'ont  organisée  la  république  et  l'empire.  Par 
ime  réaction  naturelle,  l'église  de  France,  jalouse  de  son  indépen- 
dance, en  a  cherché  la  revendication  en  s' unissant  de  plus  en  plus  à 
une  centralisation  d'une  autre  nature,  qui  absorbe  dans  l'autorité 
de  la  cour  de  Rome  l'ancienne  autonomie  des  églises  particulières  : 
elle  s'est  faite  ultramontaine.  L'excès  a  appelé  l'excès;  mais  si  l'on 
veut  être  juste,  si  l'on  veut  sincèrement  se  rendre  compte  du  mou- 
vement qui  a  fini  par  s'emparer  du  clergé  et  des  apologistes  laïques 
du  catholicisme  en  France,  il  faut  en  voir  où  nous  les  signalons  la 
cause  et  l'origine.  L'ultramontanisme  français  a  eu  pour  cause  véri- 
table le  souci  de  l'indépendance  de  l'église  :  en  exaltant  à  outrance 
l'autorité  de  Rome,  en  exagérant  toutes  les  prétentions  de  la  pa- 
pauté, l'ultramontanisme  au  fond  poursuivait  à  sa  manière,  suivant 
le  tour  de  la  circonstance  et  l'impulsion  du  moment,  l'accomplis- 
sement de  la  convention  sur  laquelle  repose  le  christianisme,  con- 
vention qui  sépare  le  spirituel  du  temporel  et  réclame  l'indépendance 
de  l'église,  convention  divine  et  sainte  suivant  les  uns,  mais  auguste 
pour  tous,  car  elle  a  introduit  dans  la  civilisation  moderne  un  souffle 
impérissable  de  liberté. 

Nous  nous  exposons  à  être  accusé  de  soutenir  un  paradoxe  en 
attribuant  au  désir  généreux  d'assurer  l'indépendance  du  spirituel 
les  progrès  que  l'ultramontanisme  a  faits  dans  ce  siècle  au  sein  du 
clergé  français.  Nous  avons  pourtant  le  sentiment  que  nous  sommes 
dans  l'exacte  vérité.  On^iie  perd  rien,  quand  on  recherche  soi-même 
avec  désintéressement  la  vérité  dans  la  discussion,  à  reconnaître 
les  nobles  mobiles  qui  seuls  peuvent  entraîner  des  multitudes 
d'esprits  et  susciter  de  grands  mouvemens  d'idées.  Si  l'on  tient  à 
comprendre  la  position  des  catholiciues  français  dans  la  question 
romaine,  la  justice  veut  que  Ton  aille  encore  plus  loin. 

Cherchant  dans  la  papauté  la  garantie  de  leur  indépendance  re- 


LA    QUESTION    ROMAINE.  773 

ligieiise  et  de  ce  qui  est  leur  véritable  liberté  de  conscience,  les 
catholiques  français  ont  été  logiquement  conduits  à  attacher  une 
importance  singulière  au  pouvoir  temporel  de  la  papauté.  Dans  la 
sphère  des  choses  humaines,  la  forme  suprême  de  l'indépendance 
est  la  souveraineté.  Le  pape,  chef  de  l'église  catholique,  étant  en 
même  temps  souverain  temporel,  possédait  aux  yeux  des  catho- 
liques cette  garantie  formelle  de  l'indépendance  humaine.  L'auto- 
rité que  les  catholiques  reconnaissent  dans  le  pape  et  l'indépendance 
religieuse  que  cette  autorité  suppose  sont,  il  est  vrai,  placées  par 
eux  bien  au-dessus  des  fragiles  conditions  auxquelles  s'attache  l'in- 
dépendance humaine.  C'est  en  effet  une  autorité  surhumaine  que 
les  catholiques  reconiiaissent  dans  le  souverain  pontife;  d'après  la 
croyance  catholique,  ce  sont  des  promesses  divines  qui  assurent 
l'autorité  et  par  conséquent  la  liberté  pontificales.  Et  qu'est-ce  au- 
près de  telles  promesses  que  la  condition  essentiellement  contin- 
gente de  ces  expédions  variables  qui  s'appellent  en  ce  monde  des 
souverainetés  ?  Cependant  la  souveraineté  temporelle  du  pape  était 
un  fait.  Ce  fait,  quelque  contestable  qu'en  fût  l'importance  réelle, 
était  aux  yeux  des  catholiques  un  surcroît  de  garantie  humaine 
ajouté  aux  garanties  surhumaines  d'indépendance  qu'ils  attribuent 
à  la  papauté.  Ce  n'était  pas  d'eux  évidemment  qu'il  fallait  attendre 
la  suppression  spontanée  de  ce  fait;  ce  n'étaient  pas  eux  qui  pou- 
vaient en  contester  la  légitimité.  L'émotion  dont  ils  ont  été  saisis 
en  le  voyant  mis  en  péril  était  au  contraire  naturelle. 

Il  faut  faire  encore  la  part  des  causes  immédiates  de  l'ébranle- 
ment de  la  papauté  temporelle,  des  circonstances  au  milieu  des- 
quelles cet  ébranlement  s'est  opéré,  et  des  dispositions  dans  les- 
quelles ces  causes  et  ces  circonstances  sont  venues  surprendre  les 
catholiques  français.  Nous  entrons  ici  sur  le  terrain  poUtique.  Les 
événemens  qui,  depuis  1859,  ont  changé  la  face  de  l'Italie  ont  été 
pour  les  catholiques  de  France  une  surprise,  c'est  le  mot,  un  vrai 
coup  de  tonnerre  dans  un  ciel  serein.  Ce  serait,  on  en  convien- 
dra, exiger  l'impossible  de  la  nature  humaine  que  de  vouloir  que 
les  catholiques  français  eussent  jugé  les  questions  soulevées  par  la 
guerre  de  1859  avec  une  impartialité  philosophique,  en  se  plaçant 
exclusivement  au  point  de  vue  des  besoins,  des  intérêts  et  des  vœux 
de  l'Italie,  et  qu'avec  un  désintéressement  angélique  ils  eussent 
condamné  ce  qu'ils  étaient  habitués  à  regarder  comme  leur  cause 
même.  Il  ne  faut  pas  attendre  de  tels  miracles  d'abnégation  de  la 
part  des  corps  ou  des  hommes  réunis  en  partis  pour  la  défense  d'une 
cause.  Il  ne  faut  pas  leur  demander  avec  sévérité  la  prévoyance  et 
les  condescendances  que  la  prévoyance  inspire.  La  prévoyance  en 
politique  est  le  don  de  quelques  personnes;  les  corps,  les  partis, 


17 h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  masses,  ne  l'ont  jamais.  Leur  obstination  se  justifie  même  par 
des  motifs  respectables.  Les  associations  d'idées  et  d'intérêts  qui 
forment  les  opinions  collectives  entrelacent  les  âmes  par  mille  liens 
enchantés;  couper  soi-même  ces  racines  invisibles  où  l'on  a  puisé 
la  vie  morale  est  un  suicide  qui  surpasse  la  force  ordinaire  de 
l'homme.  Les  associations  militantes,  religieuses  ou  politiques,  ne 
se  laissent  dompter  que  par  la  nécessité,  lorsque  la  nécessité  s'im- 
pose à  elles  avec  l'inexorable  puissance  du  fait  consommé.  Ainsi 
au  commencement  des  révolutions  d'Italie  les  catholiques  de  France, 
à  peu  d'exceptions  près,  ne  pouvaient  guère  les  apprécier  que  du 
point  de  vue  auquel  l'église  de  France  s'était  accoutumée  à  juger  ses 
propres  intérêts. 

Ce  point  de  vue  fondamental,  devenu,  pour  les  motifs  que  nous 
avons  dits,  ultramontain,  était  naturellement  le  maintien  du  pouvoir 
temporel  du  pape;  mais  l'opinion  des  catholiques  français  sur  l'im- 
portance du  pouvoir  temporel  a  été  aigrie,  exaspérée,  pourrait-on 
dire,  par  des  circonstances  particulières.  Ces  circonstances  sont  les 
promesses  que  le  clergé  français  avait  reçues  au  commencement 
de  la  guerre  de  1859,  et  la  position  que  la  masse  du  parti  clérical 
avait  prise  dans  notre  politique  intérieure  avant  cette  époque.  Les 
déclarations  du  gouvernement  français  au  début  de  la  campagne 
avaient  donné  à  croire  aux  catholiques^que  le  pouvoir  temporel  du 
saint-père  n'aurait  rien  à  souffrir  de  cette  guerre.  La  suite  a  prouvé 
que  dans  cette  révolution  les  événemens  ont  été  ou  plus  francs  ou 
plus  forts  que  les  hommes,  et  la  déception  dont  ils  sont  victimes 
a  redoublé  l'irritation  des  catholiques  contre  les  hommes  et  contre 
les  événemens.  La  masse  du  parti  clérical  se  plaint  d'une  décep- 
tion d'une  autre  sorte,  et  pour  celle-là  c'est  lui-même,  à  notre 
avis,  qu'il  devrait  surtout  accuser.  Cette  méprise,  douloureusement 
ressentie  par  le  parti  clérical  français,  provient  en  effet  de  l'illusion 
qu'il  avait  nourrie  sur  sa  position  vis-à-vis  du  pouvoir.  Nous  pen- 
sons avoir  le  droit  de  le  dire  au  parti  catholique  sans  l'offenser  :  sa 
conduite  politique  en  France  a  été  de  notre  temps  bien  pauvrement 
inspirée.  Nous  avons  vu  l'ultramontanisme  aller  en  politique  aux 
plus  contraires  excès.  Il  y  a  eu  une  époque,  qui  n'est  point  éloi- 
gnée de  nous  de  la  mesure  d'une  vie  d'homme,  où  l'on  tentait  d'ap- 
puyer l'autel  sur  le  trône.  Dans  la  première  phase  de  son  ultramon- 
tanisme,  qui  a  laissé  au  sein  du  clergé  des  traces  si  profondes, 
M.  de  Lamennais  prêchait  l'absolutisme  théocratique.  Dans  la  se- 
conde phase  de  sa  carrière ,  cet  orageux  esprit  invoqua  la  liberté 
illimitée  et  s'emporta  jusqu'à  l'extrême  démocratie.  Ce  brusque  re- 
virement, promptement  désavoué  par  Rome,  n'eut  point  la  même 
force  de  prosélytisme  que  le  premier  ultramontanisme  lamennaisien. 


LA    QUESTION    ROMAINE.  //O 

11  ne  resta  dans  le  catholicisme  politique  et  militant  qu'un  petit  nom- 
bre d'esprits,  nous  allions  dire  de  tempéramens,  enclins  au  libéra- 
lisme. Cependant  le  prosélytisme  religieux  n'eut  rien  à  perdre  à  la 
pratique  des  institutions  libres.  Ce  qu'il  put  gagner  en  force  morale 
sous  le  régime  de  1830  est  dans  toutes  les  mémoires;  ce  qu'il  ob- 
tint sous  la  république  frappe  encore  les  yeux.  La  majorité  du  clergé 
et  le  gros  du  parti  catholique  eurent-ils  la  clairvoyance  de  leurs  vé- 
ritables intérêts?  comprirent-ils  ce  que  leur  rapportait  la  liberté 
politique?  Non,  ils  pourchassèrent  jusqu'à  la  mort  le  gouvernement 
de  1830  et  la  république.  Les  institutions  libérales  avaient  été  sur- 
tout fécondes  pour  eux  ;  ils  les  virent  briser  avec  une  insultante  joie. 
Tombant,  à  F  égard  de  la  vérité  politique,  dans  un  scepticisme  bru- 
tal, oubliant  même  le  lien  sacré  qui  unit  la  politique  à  la  morale,  ils 
affectèrent  de  ne  chercher  dans  les  diverses  formée  d'institutions 
que  des  expédions  à  leur  usage,  et  parmi  ces  expédiens  ils  eurent 
le  ti'iste  courage  de  préférer  avec  ostentation  ceux  qui,  dans  leur 
espérance,  paraissaient  devoir  leur  assurer  un  facile  triomphe  en 
les  affranchissant  des  labeurs  qu'il  faut  soutenir  et  des  blessures  que 
l'on  est  exposé  à  recevoir  dans  les  luttes  à  armes  égales.  11  y  eut 
sans  doute  parmi  les  catholiques  une  petite  élite  qui  ne  se  laissa 
point  tenter  aux  séductions  de  la  fortune  :  nous  admettons  qu'à 
mesure  que  l'expérience  marchait  et  que  les  désenchantemens  se 
sont  succédé,  ce  groupe  a  dû  progressivement  s'accroître;  nous 
ne  pensons  point  pourtant  que  cette  épreuve  ait  ramené  la  masse  du 
parti  clérical  à  des  sentimens  plus  justes  envers  la  liberté.  Nous  ne 
serions  pas  surpris  que  le  plus  grand  nombre  dans  ce  parti  n'en  fût 
encore  à  compter  pour  relever  ses  affaires  sur  un  évcque  quelconque 
du  dehors.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  aisé  de  comprendre  le  trouble 
et  l'amertume  que  des  erreurs  de  cette  sorte  ont  dû  jeter  dans  les 
jugemens  portés  par  le  parti  clérical  français  sur  la  question  ita- 
lienne et  sur  la  question  romaine. 

On  voit  assez  que  nous  ne  sommes  point  disposé  à  diminuer  ou 
à  travestir  les  mobiles  qui  dirigent  le  parti  catholique  dans  la  con- 
troverse où  s'agite  le  sort  du  pouvoir  temporel  de  la  papauté.  Nous 
reconnaissons  la  légitimité  de  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  cette 
opinion,  à  savoir  le  principe  de  l'indépendance  du  pouvoir  spiri- 
tuel. Nous  ne  méconnaissons  pas  ce  qu'il  y  avait  de  plausible 
dans  la  garantie  prêtée  à  l'indépendance  du  pouvoir  spirituel  par 
les  attributs  de  la  souveraineté  temporelle  tant  que  cette  souve- 
raineté était  incontestée,  et  n'était  point  répudiée  par  ceux  sur 
lesquels  elle  s'exerçait.  Nous  accordons  que  la  question  italienne  et 
la  question  romaine,  qui  en  est  le  suprême  élément,  ont  été  engagées 
d'une  façon  qui  a  pu  mécontenter  justement  les  catholiques  fran- 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çais.  Nous  ne  nous  posons  point  en  apologiste  de  tous  les  procé- 
dés qui  ont  été  employés  dans  la  question  italienne  ;  nous  abandon- 
nons les  hommes  aux  rancunes,  aux  ressentimens,  à  la  colère  même, 
si  l'on  veut,  des  catholiques.  La  hauteur  des  intérêts  principaux  en- 
gagés dans  ce  problème  nous  permet  de  faire  bon  marché  des 
points  secondaires.  Mais,  après  leur  avoir  fait  toutes  ces  concessions, 
nous  pensons  avoir  le  droit  de  rappeler  les  catholiques  eux-mêmes 
à  la  considération  de  ces  intérêts  primordiaux  au  nom  desquels  ils 
prétendent  agir.  Les  tenant  pour  sincères,  nous  nous  croyons  auto- 
risé à  leur  dire  :  «  Prenez  garde  de  sacrifier  dans  votre  cause  le 
principal  à  l'accessoire.  Certains  acteurs  dans  les  récens  événemens 
d'Italie  ont  manqué,  dites-vous,  aux  paroles  qu'ils  vous  avaient  don- 
nées, ont  trompé  la  confiance  que  vous  aviez  placée  en  eux  :  dénon- 
cez leur  duplidté,  retirez-leur  votre  confiance,  soit;  mais,  dans  une 
question  où  il  va  des  plus  vitaux  intérêts  de  votre  foi,  n'allez  pas 
jusqu'à  vous  laisser  distraire  du  fond  des  choses  par  la  diversion  des 
questions  personnelles.  De  mauvais  moyens,  à  votre  gré,  ont  été 
mis  en  usage  :  condamnez-les;  mais  n'allez  pas  vous  laisser  offus- 
quer sur  le  caractère  peut-être  providentiel  des  résultats  par  le  vice 
des  procédés,  vous  surtout  dont  les  théologiens  sont  si  ingénieux 
à  expliquer  par  quel  art  mystérieux  et  sûr  Dieu  sait  faire  servir 
le  mal  à  la  production  du  bien.  Revenez  à  la  grande  et  véritable 
question,  à  celle  qui  vous  est  posée  par  des  événemens  pressans, 
par  une  nécessité  irrésistible;  appliquez-vous  à  l'examen  des  con- 
ditions essentielles  de  l'indépendance  du  pouvoir  spirituel.  La  sou- 
veraineté temporelle  était  à  vos  yeux  une  des  garanties  de  cette 
ind:^pëndance  ;  la  suppression  de  cette  souveraineté  vous  choque 
comuie  une  innovation  dangereuse.  Nous  ne  disons  point  que  votre 
opinion  ait  été  jusqu'cà  ce  jour  déraisonnable,  et  nous  comprenons 
la  défiance  et  la  répugnance  que  les  innovations  vous  inspirent;  mais 
la  nécessité  parle,  la  puissance  temporelle  est  déjà  démembrée  :  ce 
qu'il  en  reste  ne  peut  plus  satisfaire  votre  théorie  et  ne  saurait  durer 
qu'en  prolongeant,  pour  une  nation  en  révolution,  pour  l'Europe, 
pour  le  catholicisme  lui-même,  une  situation  pleine  de  périls  et  de 
maux.  Pour  relever  la  papauté  temporelle,  n'est-il  pas  dès  à'pré- 
sent  visible  qu'il  faudrait  un  miracle?  Est-ce  un  miracle  que  vous 
attendez?  Vous  professez  que  l'église,  incorruptible  dans  sa  doc- 
trine, s'est  toujours  prêtée  avec  une  souplesse  merveilleuse  dans  ses 
élémens  variables  aux  nécessités  diverses  des  temps  et  des  lieux. 
Le  pouvoir  temporel  a  été  précisément  un  des  appendices  variables 
de  l'égHse,  pui^^qu'il  n'a  point  toujours  existé  et  qu'il  a  éprouvé  dans 
le  cours  de  son  existence  des  modifications  nombreuses.  Il  y  a  plus  : 
le  pouvoir  temporel ,  avec  ses  accidens,  a  réagi  à  son  tour  sur  les 


LA    QUESTION    ROMAINE.  777 

formes  de  l'église  et  a  introduit  dans  sa  constitution  des  modifica- 
tions dont  la  sanction  du  temps  n'a  point  toujours  justifié  la  va- 
leur. Là  où  il  a  été  innové  dans  le  cours  des  siècles,  est-il  interdit 
d'innover  encore?  S'il  est  démontré  que  les  nécessités  du  gouverne- 
ment temporel  ont  altéré  défavorablement  l'économie  du  gouverne- 
ment spirituel,  n'est-il  point  permis  de  rechercher  ce  que  le  spirituel 
pourrait  gagner  à  être  affranchi  des  nécessités  du  temporel  ?  Voilà 
la  question  dans  sa  vérité  et  dans  sa  grandeur:  c'est  en  ces  termes 
que,  dans  leur  sollicitude  pour  les  intérêts  permanens  de  leur  foi, 
les  catholiques  éclairés  doivent  commencer  dès  à  présent  à  l'envi- 
sager. L'église  n'a  pas  le  droit  de  compter  sur  des  miracles  dans 
l'ordre  de  ses  conditions  temporelles,  accidentelles,  changeantes,  qui 
est  régi  par  les  lois  générales  de  l'humanité  et  de  l'histoire.  En  ac- 
ceptant les  changemens  que  ces  lois  lui  imposent,  les  épreuves  peu- 
vent devenir  pour  elle  des  crises  salutaires  de  régénération  et  de 
rajeunissement;  voilà  le  seul  miracle  auquel  elle  doive  aspirer.  » 

C'est  ce  que,  pour  notre  compte,  nous  croyons  pouvoir  démontrer 
en  examinant  rapidement  la  condition  générale  de  la  hiérarchie  ro- 
maine dans  les  pays  catholiques,  les  changemens  que  la  possession 
du  temporel  a  introduits  et  dans  cette  hiérarchie  et  dans  l'économie 
du  pouvoir  spirituel,  la  situation  faite  aujourd'hui  à  la  papauté  par 
l'association  du  temporel  au  spirituel,  enfin  la  solution  qui  répond 
le  mieux  à  la  fois  aux  intérêts  du  catholicisme  et  à  l'esprit  des  so- 
ciétés modernes. 

II. 

Un  caractère  extérieur  a  plus  fortement  distingué  l'église  romaine 
des  religions  de  l'antiquité  et  des  autres  églises  chrétiennes.  Dans 
celles-ci,  le  sacerdoce  a  été  ou  est  toujours  national;  de  là  les  re- 
lations intimes  qui  l'unissent  ordinairement  au  gouvernement  qui 
représente  le  pays.  Là  le  sacerdoce  ressent  les  mêmes  influences  que 
la  nation,  a  les  mêmes  besoins,  obéit  aux  mêmes  instincts,  suit  les 
mêmes  inspirations.  Telle  était  la  condition  des  sacerdoces  antiques; 
telle  est  celle  de  la  plupart  des  églises  chrétiennes,  de  l'éghse 
orientale,  des  églises  protestantes.  La  condition  même  des  clergés 
de  ces  églises  les  empêche  de  s'éloigner  jamais  beaucoup  des  voies 
dans  lesquelles  marche  la  nation  à  laquelle  ils  appartiennent. 

Telle  n'est  point  la  situation  du  clergé  catholique  romain.  Ce 
clergé,  répandu  sur  différens  pays,  dominant  religieusement  di- 
verses nations  qui  ne  sont  même  pas  toutes  de  race  latine,  se  re- 
connaît à  ce  trait,  qu'il  forme  un  seul  corps,  ayant  partout,  malgré 
la  diversité  des  contrées,  mêmes  principes,  mêmes  doctrines,  mêmes 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendances,  et  jusqu'à  un  certain  point  des  intérêts  identiques.  En 
tout  pays,  il  a  du  moins  cette  uniformité,  qu'il  relève  d'un  chef 
étranger,  vivant  au  dehors,  placé  ainsi  hors  du  cercle  des  besoins, 
des  instincts  et  des  tendances  de  la  nation  particulière  dont  le  clergé 
fait  partie,  chef  étranger,  qui  a  pour  règle  de  ses  appréciations,  de 
ses  jugemens  et  de  sa  conduite  des  principes,  des  intérêts  ou  des 
nécessités  qui,  on  l'admettra  du  moins  pour  l'ordre  temporel,  peu- 
vent être  fort  éloignés  des  pensées  et  des  mobiles  d'action  de  tel 
ou  tel  des  peuples  dont  il  dirige  le  gouvernement  spirituel.  Voilà  le 
fait  dans  sa  simplicité.  Nous  nous  bornons  à  le  rappeler  sans  arrière- 
pensée  et  sans  prévention  défavorable  à  l'église  catholique  romaine. 
Ce  fait  s'explique  au  contraire  par  les  plus  nobles  origines  du  chris- 
tianisme. 

Dès  le  commencement,  le  christianisme  eut  la  haute  et  vaste  am- 
bition qui  était  pour  ainsi  dire  inhérente  à  ses  doctrines.  Il  n'était 
pas,  comme  les  religions  antiques,  un  amas  de  rites  et  de  supersti- 
tions ayant  perdu,  s'ils  l'avaient  jamais  eue,  la  vertu  d'améliorer 
les  hommes  et  les  sociétés.  Avec  son  spiritualisme  élevé  et  sa  su- 
blime morale,  le  christianisme  parlait  à  l'homme  tout  entier,  s'em- 
parait de  lui  et  devait  pénétrer  dans  la  vie  civile  et  sociale  des 
peuples.  Cette  vertu  civile  et  sociale  du  christianisme  fut  aperçue 
instinctivement  dès  l'origine  par  le  gouvernement  de  l'empire  ro- 
main, et,  au  sein  de  la  société  polythéiste  la  plus  tolérante  qui  ait 
jamais  existé,  provoqua  contre  la  religion  nouvelle  ces  persécutions 
féroces  qui,  au  lieu  d'abattre  la  foi  chrétienne,  ne  servirent  qu'à  en 
démontrer  la  valeur  morale,  à  en  exciter  l'énergie,  à  en  hâter  le 
triomphe.  L'influence  civile  et  sociale  qui  appartenait  à  l'esprit  du 
christianisme  dut  dès  le  principe  assurer  au  sacerdoce  chrétien  une 
importance,  une  prépondérance  extraordinaires.  Les  circonstances 
politiques  que  le  monde  traversait  alors  contribuèrent  encore  à  gran- 
dir le  rôle  de  la  hiérarchie  chrétienne. 

L'empire  romain  se  décomposait  sous  l'étreinte  de  l'absolutisme 
et  de  la  centralisation,  deux  causes  de  mort  auxquelles  ne  résistent 
pas  les  sociétés  les  mieux  douées.  Constantin,  ne  trouvant  plus 
de  ressources  suffisantes  pour  s'opposer  aux  irruptions  des  Bar- 
bares dans  l'Occident,  où  la  centralisation  plus  forte  avait  plus 
promptement  usé  les  ressorts  de  la  vie,  eut  la  pensée  d'aller  de- 
mander ces  ressources  à  l'Orient,  où  la  civilisation  grecque  n'avait 
jamais  admis  dans  toute  leur  étendue  les  principes  de  la  centrali- 
sation latine.  Ce  fut  sans  doute  la  préoccupation  politique  qui  le 
décida  à  porter  à  Byzance  le  siège  de  l'empire.  On  veut,  dans  cer- 
taines publications  récentes,  qu'il  ait  fui  Rome  de  peur  d'y  être 
éclipsé  par  la  grandeur  du  pape  :  explication  puérile,  où  l'on  oublie 


LA    QUESTION    ROMAINE.  779 

que  la  pensée  politique  qui  dirigea  Constantin  n'était  point  neuve 
dans  l'empire,  et  avait  été  conçue  par  Dioclétien,  peu  suspect  assu- 
rément de  tendresse  pour  les  chrétiens  et  de  vénération  pour  les 
papes,  lequel  avait  eu  le  projet  de  désigner  une  nouvelle  capitale 
et  de  la  fixer  à  Andrinople  ou  à  Césarée.  Or,  tandis  que  la  liberté 
périssait  dans  l'empire,  elle  se  réfugiait  ou,  pour  mieux  dire,  elle 
naissait  au  sein  de  l'église.  Pour  la  première  fois,  les  principes 
de  la  spontanéité  humaine  et  de  la  liberté  morale  s'y  allumaient 
au  foyer  d'une  religion.  Le  principe  de  1  égalité  des  hommes  de- 
vant Dieu,  qui  devait  un  jour  s'emparer  de  la  société  civile  et  y  in- 
troduire l'égalité  devant  la  loi,  était  vivant  dans  l'église  chrétienne. 
L'église  nourrissait  aussi  dès  lors  cet  autre  principe  de  l'égilité  et 
de  la  fraternité  des  nations  qui  devait  enfanter  plus  tard  les  droits 
des  peuples,  que. la  tâche  de  notre  siècle  est  de  faire  prévaloir.  L'é- 
glise en  outre  avait  un  autre  principe  de  vie,  elle  vivait  du  principe 
d'élection.  Les  évèques  puisaient  dans  l'élection  cette  force  vivace 
qui  s'était  éteinte  dans  la  société  civile  sous  le  poids  de  la  centrali- 
sation et  du  despotisme.  Ce  furent  les  véritables  sources  de  la  puis- 
sance et  de  la  grandeur  du  sacerdoce  chrétien.  Les  Barbares  arri- 
vent, la  puissance  centrale  tombe,  l'empire  est  effacé  de  l'Occident. 
La  puissance  des  évêques  demeure  seule  debout,  car  c'était  dans 
l'empire  la  seule  force  qui  procédât  de  la  spontanéité  humaine,  qui 
vécût  par  la  liberté,  qui  se  retrempât  sans  cesse  par  l'élection  dans 
le  peuple.  Aussi  l'évèque  nous  apparaît  partout  durant  l'invasion 
des  Barbares  comme  le  représentant,  le  patron,  en  même  temps  que 
le  pasteur  des  populations  conquises,  et  comme  un  médiateur  entre 
les  villes  subjuguées  et  les  conquérans. 

Ainsi  s'exerça  l'influence  et  s'agrandit  le  rôle  vivace  de  la  hié- 
rarchie catholique  et  de  la  papauté  jusqu'au  moyen  âge;  ainsi,  par 
la  médiation  du  sacerdoce  et  de  l'épiscopat  chrétiens,  les  gouver- 
nemens  des  successeurs  des  Barbares,  représentans  de  la  conquête, 
s'imprégnèrent  progressivement  de  la  civilisation  des  vaincus.  La 
conquête  avait  été  accomplie  par  des  tribus  diverses  :  l'Europe  s'é- 
tait de  la  sorte  trouvée  partagée  en  plusieurs  nationalités  et  con- 
stituée sous  des  gouvernemens  différens;  mais  les  vaincus,  fils  de 
l'empire  unique,  reconnaissaient  toujours  avec  un  sentiment  de 
consolation  et  de  fierté  l'ancienne  unité  survivant  dans  l'unité  de 
l'église,  dans  cette  organisation  sacerdotale  et  épiscopale  reliée  à 
un  pouvoir  unique  et  central,  celui  du  pape.  C'était  aussi  pour  les 
clergés  locaux  un  grand  avantage  de  pouvoir  au  besoin  recourir  au 
patronage  d'un  chef  vénéré,  dont  l'éloignement  augmentait  le  pres- 
tige. Au  milieu  des  luttes  où  les  engageaient  fréquemment  leurs  inté- 
rêts et  ceux  des  populations  qu'ils  représentaient,  ils  trouvaient  une 


789  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grande  force  clans  ce  recours  extérieur,  et  ils  concouraient  naturel- 
lement à  soutenir  et  accroître  un  pouvoir  lointain,  qui  fortifiait  leur 
propre  puissance. 

11  faut  se  garder  de  confondre  cette  organisation  de  l'église  après 
l'invasion  et  aux  débuts  du  moyen  âge  avec  le  mécanisme  ecclésias- 
tique que  nous  avons  sous  les  yeux.  Dans  les  luttes  où  s'organisa 
l'église  pendant  la  première  partie  du  moyen  âge,  l'intérêt  politique 
était  le  plus  souvent  le  mobile  principal  sous  l'apparence  religieuse  : 
au  fond,  c'était  la  grande  lutte  de  la  race  conquise  et  de  la  race  con- 
quérante. Les  intérêts  généraux,  qui  prenaient  la  papauté  pour  or- 
gane, couvraient  les  intérêts  locaux,  défendus  par  les  évêques.  Quel- 
quefois la  papauté  se  servait  de  ces  intérêts  locaux  pour  s'agrandir; 
le  plus  souvent  c'était  l'élément  romain,  survivant  et  se  débattant  çà 
et  là  sur  la  surface  de  l'Europe,  qui  cherchait  dans  la  papauté  un 
moyen  de  résistance  ou  d'ascendant  et  un  surcroît  de  force  morale. 
L'organisme  de  l'église  dans  ces  temps  de  barbarie  se  prêtait  ad- 
mirablement aux  effoi'ts  de  vie  qui  de  la  circonférence  venaient  re- 
tentir au  centre.  Les  conciles  étaient  alors  pour  l'église  le  grand 
moyen  de  concert  et  de  gouvernement.  Or,  si  les  conciles  étaient  for- 
més par  les  évêques,  ceux-ci  étaient  élus  par  les  peuples  ;  ils  étaient 
par  conséquent  les  représentans  et  les  mandataires  des  idées  et  des 
intérêts  des  populations.  La  papauté,  elle  aussi,  était  élective.  L'obéis- 
sance à  l'église  n'était  donc  alors  que  le  triomphe  même  des  idées 
et  des  intérêts  populaires,  dont  l'autorité  de  l'église,  au  moyen  des 
divers  degrés  d'élection  et  de  représentation,  était  une  émanation 
véritable.  Il  faut  bien  s'entendre  quand  on  dépeint  le  moyen  âge 
comme  l'époque  de  la  soumission  absolue  de  l'univers  à  Rome. 
C'est  le  contraire  qui  serait  plutôt  la  vérité  :  le  moyen  âge  a  été 
l'époque,  à  proprement  parler,  de  la  soumission  ou,  si  l'on  veut  un 
mot  plus  respectueux,  de  l'acquiescement  de  Rome  aux  idées  de 
l'univers,  manifestées  par  une  série  de  représentations  :  les  conciles, 
l'épiscopat  électif,  les  clergés  locaux. 

Mais  depuis  ce  temps  une  immense  révolution  s'est  accomplie 
lentement  dans  l'église  et  dans  la  papauté.  La  civilisation  renais- 
sante rendit  peu  à  peu  les  relations  de  peuple  à  peuple  plus  déli- 
cates et  plus  compliquées.  Les  nationalités  prirent  une  assiette  plus 
définie,  et  la  réunion  des  conciles  universels  devint  chaque  jour 
plus  difiicile.  A  mesure  que  les  diverses  sociétés  politiques  et  civiles 
se  délimitaient  avec  une  netteté  plus  grande  et  accusaient  davantage 
les  traits  qui  les  distinguaient  les  unes  des  autres,  une  tendance  cor- 
respondante se  prononça  dans  l'église  et  dans  la  papauté.  L'action 
de  la  circonférence  sur  le  centre  alla  en  diminuant;  l'action  du  centre 
sur  la  circonférence  alla  en  augmentant  au  sein  de  la  société  chré- 


LA   QUESTION   ROMAINE.  781 

tienne.  Il  se  fit  un  mouvement  de  centralisation  où  l'initiative  du 
pontificat  romain  dut  gagner  tout  ce  que  perdait  l'initiative  locale 
et  populaire.  Au  système  des  premiers  temps  de  l'église,  système 
que  dans  le  langage  politique  de  nos  jours  on  appellerait  libéral, 
puisqu'il  entretenait  la  spontanéité  et  la  vie  universelle  dans  la 
chrétienté,  puisqu'il  était  le  catholicisme  dans  le  vrai  sens  du  mot, 
se  substitua  peu  à  peu  au  profit  de  Rome  un  système  de  centrali- 
sation. Ce  mouvement  fut  seconde  par  la  diffusion  des  ordres  reli- 
gieux démocratiques,  indépendans  de  l'épiscopat.  A  mesure  qu'il 
se  développa,  on  vit  s'altérer  dans  l'église  le  principe  électif,  on  vit 
l'élection  des  évêques  passer  successivement  des  peuples  aux  cler- 
gés, puis  aux  chapitres,  enfin  aux  rois  et  aux  papes.  L'église  devint 
elle-même  une  monarchie,  et  la  papauté  finit  par  être  une  sorte  de 
royauté  absolue.  Le  romanisme,  ou  ce  que  l'on  appelle  chez  nous 
l'ultramontanisme,  prit  la  place  du  catholicisme  primitif.  Nous  ne 
voulons  pas  traiter  ici  une  question  d'histoire  ecclésiastique  :  nous 
n'essaierons  donc  pas  d'indiquer  par  quelle  succession  de  faits,  par 
quelle  dégradation  de  nuances  s'opéra  cette  grande  et  lente  altéra- 
tion du  gouvernement  de  l'église,  qui  d'ailleurs  concordait  avec  les 
changemens  analogues  qui  s'accomplirent  dans  la  société  civile  et 
politique  européenne.  Nous  nous  contentons  de  signaler  cette  révo- 
lution, œuvre  du  temps.  On  n'en  peut  nier  le  caractère  et  le  résul- 
tat général.  Pour  en  démontrer  la  réalité,  il  n'est  point  nécessaire 
de  faire  appel  aux  lumières  des  écoles  historiques  et  critiques  de  ce 
siècle  :  il  suffirait  de  confronter  avec  ce  qui  existe  ce  qui  est  rap- 
porté sur  les  commencemens  de  l'église  par  Y  Histoire  ecdcsiaslique 
de  Fleur  y. 

III. 

La  révolution  que  nous  venons  de  signaler  et  qui  s'est  accomplie 
à  travers  le  cours  des  siècles  au  sein  du  gouvernement  de  l'église  et 
dans  la  papauté  est  assurément  d'une  grande  conséquence..  Elle 
prend  un  aspect  plus  grave  encore  si  on  la  rapproche  d'une  autre 
altération  qui  s'opéra  simultanément,  sinon  dans  le  principe,  du 
moins  dans  le  caractère  et  dans  l'action  de  la  papauté. 

Nous  venons  de  voir  le  pouvoir  se  déplacer  dans  le  gouvernement 
de  l'église,  et,  de  l'épiscopat  élu  uni  au  pape,  élu  également,  passer 
au  pape  seul,  l'élément  populaire  demeurant  éliminé  de  l'élection 
des  évêques  et  du  pape.  C'est  là  sans  doute  un  changement  consi- 
dérable. Si  du  moins  il  n'y  eût  eu  que  celui-là,  le  pouvoir  ne  sortait 
point  des  mains  ecclésiastiques,  et  son  action  ne  s'exerçait  que  pour 
les  intérêts  de  l'éghse;  mais,  par  une  révolution  qui  ne  fut  pas  moins 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lente  que  la  première  à  se  consommer,  et  qui  se  produisit  par  un 
mouvement  parallèle,  un  autre  caractère  vint  s'ajouter  dans  le  pape 
au  caractère  pontifical.  Il  ne  fut  plus  seulement  le  chef  de  l'église,  à 
la  fois  évoque  de  Rome  et  pontife  de  la  catholicité  ;  il  devint  prince 
laïque,  souverain  territorial,  monarque  régnant  sur  une  petite  popu- 
lation, soumis  dès  lors  non-seulement  à  tous  les  devoirs  qui  lient 
un  prince  laïque  envers  ses  sujets,  mais  à  toutes  les  obligations  fon- 
dées sur  le  droit  public  qui  lient  entre  eux  les  souverains,  —  les 
souverains  dont  plusieurs,  par  les  croyances  qu'ils  professent,  sont 
en  même  temps  les  sujets  du  pape  au  point  de  vue  religieux. 

Nous  ne  nous  appesantirons  point  sur  l'histoire  du  pouvoir  tem- 
porel des  papes.  On  veut  en  voir  les  premiers  germes  au  viii'^  siècle, 
sous  le  pontificat  de  Grégoire  II,  dans  une  juridiction  accordée  vo- 
lontairement par  les  populations  àl'évêque  de  Rome,  juridiction  qui 
d'ailleurs  ressemble  à  celle  qui  en  ce  temps-là  était  partout  attri- 
buée aux  évêques.  On  ne  voit  un  véritable  pouvoir  exercé  sur  Rome 
par  les  papes,  d'accord  au  surplus  avec  le  patrice,  le  sénat  ou  toute 
autre  magistrature,  que  dans  le  x*"  et  le  xi*"  siècle,  au  milieu  de 
criminels  désordres  et  de  la  corruption  la  plus  honteuse  et  la  plus 
révoltante.  Ce  n'est  qu'après  les  conquêtes  de  Riario  et  de  César 
Rorgia  que  vers  la  fin  du  xv*"  siècle  la  cour  de  Rome,  héritant  de  ce 
butin  de  trahisons  et  de  crimes,  s'empare  des  Romagnes,  des  Marches 
et  de  rOmbrie,  et  y  exerce  une  vraie  souveraineté,  souveraineté 
limitée  toutefois  par  des  institutions  plus  ou  moins  libérales,  qui  al- 
laient par  exemple,  à  Bologne,  jusqu'au  partage  du  pouvoir  entre  le 
pape  et  les  magistrats  municipaux.  Depuis  la  restauration  de  ISlZi, 
la  papauté  a  repris  les  états  de  l'église  sans  tenir  compte  des  insti- 
tutions antérieures  à  la  révolution  française,  en  les  regardant  comme 
des  pays  conquis  et  assujettis  sans  condition,  en  les  gouvernant  à 
son  bon  plaisir,  avec  l'autorité  ki  plus  arbitraire  et  la  plus  absolue. 

Le  gouvernement  de  l'église  devait  inévitablement  être  affecté  par 
l'adjonction  d'un  principat  temporel  à  l'institution  primitivement 
toute  rehgieuse  de  la  papauté.  11  n'est  point  nécessaire  de  chercher 
pas  à  pas  dans  l'histoire  les  diverses  traces  de  l'influence  que  les  in- 
térêts du  pouvoir  temporel  ont  exercée  sur  le  gouvernement  religieux 
de  l'église  :  nous  nous  contenterons  de  mettre  en  lumière  les  deux 
résultats  les  plus  généraux  et  les  plus  apparens  de  cette  influence, 
ceux  qui  sont  aujourd'hui  visibles  et  dans  l'institution  de  la  papauté 
et  dans  la  constitution  du  corps  qui  fournit  à  l'église  des  papes  et  à 
la  papauté  son  conseil  permanent,  nous  voulons  parler  du  cardinalat. 
Il  est  évident  que  les  intérêts  du  prince  temporel,  que  les  nécessités 
auxquelles  est  assujetti  le  pouvoir  politique,  ont  dû  constamment 
agir  sur  le  pontife.  Il  a  fallu  trouver  des  combinaisons,  des  compro- 


LA    QUESTION    ROMAINE.  783 

mis,  pour  concilier  tant  bien  que  mal  deux  vocations  d'un  ordre  si 
différent  et  deux  natures  d'intérêts  qui  peuvent  être  si  divergentes. 
Il  est  malheureusemant  certaiji  que  dans  ces  compromis  l'intérêt 
véritablement  religieux  est  celui  auquel  ont  été  imposés  les  plus 
grands  sacrifices. 

Parmi  ces  sacrifices,  le  plus  important  est  celui  qui  a  resserré 
dans  les  bornes  de  l'Italie  le  personnel  où  la  papauté  se  recrute.  Quoi 
de  plus  contraire  qu'un  tel  l'ait  au  génie  cosmopolite  du  catholi- 
cisme? Quoi  de  plus  antipathique  à  la  nature  d'un  pontificat  ali- 
menté par  l'inspiration  divine  que  de  tracer  à  cette  inspiration  des 
limites  et  de  la  contraindre  à  ne  trouver  ses  élus  qu'au  sein  d'une 
seule  nation,  la  nation  italienne?  Ainsi  l'a  voulu  pourtant  la  nécessité 
politique,  et  telle  est  la  condition  que  l'intérêt  du  pouvoir  temporel 
a  imposée  au  génie  et  à  l'intéi'êt  catholiques.  Le  chef  d'une  [)rinci- 
pauté  italienne  ne  pouvait  décemment  être  un  étranger  :  il  a  fallu 
en  conséquence  que  le  chef  de  l'église  universelle  fût  un  Italien. 
Nous  savons  bien  que  l'exclusion  qui  ferme  la  papauté  aux  candi- 
dats étrangers  à  l'Italie  n'est  point  formulée  en  loi.  Elle  n'est  pas 
une  loi,  mais  elle  est  un  fait  :  c'est  la  pratique  des  trois  derniers 
siècles.  Cette  pratique  est  née  au  moment  où  le  pouvoir  temporel  a 
été  véritablement  constitué,  et  ce  qui  prouve  qu'elle  est  une  des 
charges  qu3  les  nécessités  du  pouvoir  temporel  font  porter  à  l'église, 
c'est  qu'on  ne  s'en  est  pas  départi  une  seule  fois  depuis  trois  cents 
ans,  et  qu'elle  a  régné  jusqu'à  ce  jour.  On  a  imaginé  un  correctif  à 
cette  pratique;  mais  ce  correctif  n'est  qu'une  nouvelle  servitude  in- 
fligée à  l'intérêt  religieux,  et  c'est  encore  la  liberté  de  l'église  qui 
en  a  fait  les  frais.  Le  pape  était  Italien,  le  pape  était  souverain  d'un 
état;  la  raison  politique  a  dit  que  ce  prince,  investi  d'une  double 
autorité,  enclavé  dans  le  système  politique  d'une  région  particu- 
lière, pourrait  bien  avoir  des  vues  et  des  desseins. capables  de  trou- 
bler la  paix  des  autres  états  et  des  autres  princes.  L'on  a  donc  trouvé 
naturel  et  légitime  que  les  autres  princes  et  les  autres  états  catho- 
liques intervinssent  dans  l'élection  des  papes  en  exerçant  une  fois 
par  conclave  le  droit  de  veto  ou  d'exclusion.  Ainsi  les  élus  du  Saint- 
Esprit,  par  cela  seul  qu'ils  sont  devenus  chefs  d'un  pouvoir  tempo- 
rel, ont  été  obligés  de  soumettre  au  contrôle  des  autres  pouvoirs 
temporels  la  liberté  du  Saint-Esprit  dans  T élection  des  papes.  (Con- 
çoit-on une  concession  plus  répugnante  à  l'indépendance  de  l'église, 
plus  humiliante  pour  la  liberté  religieuse,  plus  sacrilège,  dirait-on, 
si  l'on  se  croyait  autorisé  à  parler  au  nom  de  la  foi  catholique? 

Voilà  le  pontificat  suprême  du  catholicisme  affaibli  et  restreint 
dans  son  origine  et  son  essence  par  les  exigences  du  pouvoir  tempo- 
rel. Après  la  papauté,  il  n'y  a  pas  dans  l'église  d'institution  plus 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

haute  que  le  sacré  collège,  pépinière  des  papes  et  leur  conseil  per- 
manent dans  l'administration  des  affaires  ecclésiastiques.  La  nature 
et  la  composition  du  sacré  collège  n'ont  pas  été  moins  gravement 
altérées  par  les  nécessités  du  temporel.  Le  gouvernement  politique 
d'un  état  est  une  œuvre  laïque  de  sa  nature;  à  faire  des  œuvres 
laïques,  on  devient  nécessairement  laïque  en  dépit  de  la  dénomina- 
tion et  du  costume.  Le  gouvernement  temporel  devait  donc  intro- 
duire dans  la  cour  de  Rome  un  élément  essentiellement  laïque,  et  à 
la  faveur  de  la  confusion  des  deux  pouvoirs,  cet  élément  laïque  de- 
vait fatalement  s'insinuer  dans  le  gouvernement  même  de  l'église. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  par  la  carrière  de  la  prélature  et  par  le  re- 
crutement du  sacré  collège  au  sein  des  prélats.  Ceux-ci  sont  les 
fonctionnaires  du  pouvoir  temporel  :  ils  n'ont  d'ecclésiastique  que  la 
robe  et  le  célibat;  ils  peuvent  n'être  pas  dans  les  ordres.  Ce  sont 
des  préfets,  des  gouverneurs  de  province  (légats  ou  délégats)  ;  ils 
deviennent  des  ministres  de  la  police  [govermilore  di  Roma),  de 
la  guerre  [prefctto  délie  anni);  ils  sont  magistrats  {(ludilorc  di 
liol/f),  préfets  des  eaux  et  forêts  ou  des  archives,  administrateurs 
d'hôpitaux  [prefetlo  délie  aeque,  degli  arcivi,  commendatore  di 
San  Spii^ilo,  etc.).  Le  cardinalat  est  le  couronnement  obligé  de  ces 
carrières  toutes  laïques.  Au  bout  d'un  certain  temps  passé  dans  ces 
emplois,  ces  fonctionnaires,  qui  n'ont  jamais  rempli  de  missions  ec- 
clésiastiques, doivent  entrer  dans  le  sacré  collège.  Le  degré  le  plus 
élevé  de  l'apostolat,  la  charge  la  plus  auguste  sur  laquelle  s'appuie 
l'infaillibilité  de  l'église,  sont  ainsi  marqués  comme  le  dernier  terme 
d'avancement  et  le  bâton  de  maréchal  des  petits  fonctionnaires  ad- 
ministratifs ou  politiques  d'un  petit  état.  Et  qu'on  ne  veuille  point 
atténuer  la  gravité  de  cette  intrusion  de  l'élément  laïque  dans  le 
gouvernement  de  l'église,  qui  a  été  la  conséquence  du  pouvoir  tem- 
porel. Depuis  Sixte-Quint,  l'église,  dont  la  papauté  a  concentré  en 
elle  tous  les  pouvoirs,  est  gouvernée  surtout  par  l'intermédiaire  des 
congrégations  de  cardinaux,  la  plupart  fondées  par  ce  pape,  et  que 
les  papes  consultent  toujours  lorsqu'ils  ont  à  prendre  de  graves  dé- 
cisions. En  droit,  sans  doute  le  pape  n'est  point  lié  par  l'avis  des 
congrégations;  mais  en  fait  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  pape  se  soit 
écarté  de  la  décision  d'une  congrégation,  lorsque  celle-ci, y  a  per- 
sisté. Or  les  congrégations  ne  peuvent  être  formées  que  de  cardi- 
naux iji  eiiria,  comme  on  dit  à  Rome,  et  parmi  les  cardinaux  in  ciiria 
sont  en  majorité  ceux  qui  sont  parvenus  par  les  fonctions  laïques  au 
sacré  collège.  11  y  a  maintenant  vingt-neuf  cardinaux  in  riiria-,  sur 
ce  nombre,  dix-sept  ont  eu  une  carrière  exclusivement  laïque  ;  six 
ont  parcouru  une  carrière  mixte  et  ont  rempli  des  fonctions  laïques 
et  ecclésiastiques;  six  seulement  n'ont  occupé  que  des  emplois  ec- 


LA    QUESTION    ROMAINE.  785 

■clésiastiques.  On  le  voit  donc,  la  majorité  du  sacré  collège,  qui,  ré- 
parti en  congrégations,  décide  des  alï'aires  ecclésiastiques,  est  l'éma- 
nation réelle  du  temporel;  elle  est  formée  de  ces  personnages 
étranges,  à  la  fois  faux  laïques  et  faux  ecclésiastiques,  qui,  avant 
d'être  cai'dinaux,  portaient  le  nom  de  prélats.  On  pourra  équivoquer 
sur  le  mot,  il  est  impossible  de  contester  le  fait  :  à  coup  sûr,  cet  élé- 
ment qui  domine  parmi  les  cardinaux  in  curia  est  un  élément  étran- 
ger à  l'église,  k  l'épiscopat,  à  la  charge  des  âmes,  h  l'apostolat  dont 
le  sacré  collège  doit  être  la  plus  haute  expression. 

Montrons  un  autre  effet  de  la  confusion  des  deux  pouvoirs,  où  les 
intérêts  de  l'église  sont  encore  subordonnés  à  ceux  du  temporel. 
Comme  chef  de  l'église  et  comme  prince  temporel,  le  pape,  dans 
ses  rapports  avec  l'étranger,  se  sert  du  même  ministre,  qui  est  en 
même  temps  le  principal,  sinon  le  seul  ministre  réel  des  affaires  de 
l'état  dont  le  pape  est  souverain.  Le  dualisme  des  fonctions  qui' se 
réunissent  sur  un  pape  prince  temporel,  dualisme  aussi  radical  que 
celui  qui  sépare  l'église  de  l'état,  la  révélation  de  la  raison,  la  foi  de 
la  science,  les  choses  de  Dieu  des  choses  du  monde,  vient  ainsi  s'in- 
carner en  un  seul  homme,  dans  la  personne  du  secrétaire  d'état.  Le 
cardinal  secrétaire  d'état  correspond  avec  tous  les  nonces  et  les  mi- 
nistres de  la  cour  de  Rome  à  l'étranger,  et  par  là  avec  l'universalité 
des  évêques.  C'est  lui  qui,  de  l'univers  catholique  au  pape  et  aux  con- 
grégations, rapporte  les  affaires,  et  c'est  lui  qui  transmet  les  décisions 
des  congrégations  et  du  pape  aux  nonces  et  aux  évêques.  On  saisit  l'im- 
portance d'une  pareille  fonction  au  point  de  vue  religieux,  puisqu'elle 
est  l'intermédiaire  obligé  du  gouvernement  de  l'église.  Le  caractère 
de  celui  qui  la  remplit  ne  saurait  être  indifférent,  et  il  semble  que 
c'est  surtout  aux  qualités  et  à  la  direction  religieuses  de  sa  vie  que 
l'on  devrait  demander  le  signe  de  son  aptitude.  Depuis  1815 ,  sauf 
de  très  courts  intervalles,  dans  un  espace  de  près  d'un  demi-siècle, 
la  secrétairerie  d'état  a  été  gérée  par  des  cardinaux.  Cinq  cardi- 
naux ont  occupé  ce  ministère,  Consalvi,  Bernetti,  Albani,  Lambrus- 
chini,  Antonelli.  Sur  les  cinq,  un  seul,  Lambruschini,  avait  suivi  tous 
les  degrés  de  la  carrière  ecclésiastique  :  prêtre,  théologien,  évêque, 
nonce,  archevêque,  cardinal.  Les  quatre  autres  sortaient  de  la  car- 
rière civile  et  étaient  parvenus  au  pouvoir  et  au  cardinalat  par  les 
emplois  laïques  et  la  prélature.  Quatre  fois  sur  cinq,  durant  le  der- 
nier demi-siècle,  c'est  donc  du  pouvoir  temporel  qu'est  sortie  la  di- 
rection suprême  qui  s'est  étendue  au  gouvernement  des  affaires  ec- 
clésiastiques; quatre  fois  sur  cinq,  c'est  le  faux  laïque  ou  le  faux 
ecclésiastique,  quelque  définition  qu'on  en  veuille  donner,  qui  a  eu 
dans  les  mains  les  relations  de  la  papauté  avec  l'église.  x\ujourd'hui 
même,  dans  la  crise  que  traverse  le  pouvoir  de  la  papauté,  c'est 

lOiiE  xxxiv.  50 


786  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'élément  fourni  par  le  t.e)iiporel  qui  domine  le  gouvernement  de 
l'église,  puisque  le  cardinal  secrétaire  d'état  et  la  majorité  des  car- 
dinaux qui  forment  les  congrégations,  au  lieu  de  représenter  la  vo- 
cation sacerdotale  et  apostolique,  sont  sortis  des  carrières  politiques 
et  civiles. 

Dans  l'ordre  de  son  organisation  temporelle,  variable,  soumise  à  la 
mobilité  des  circonstances, — nous  croyons  avoir  le  droit  d'exiger  des 
plus  orthodoxes  qu'ils  nous  l'accordent,  —  l'église  a  subi  la  double 
et  lente  transformation  dont  nous  avons  indiqué  les  traits.  Au  lieu 
de  se  gouverner,  comme  à  l'origine,  par  l'épanouissement  universel 
de  la  foi  au  sein  des  peuples,  au  lieu  de  se  développer  dans  cette 
unité  dont  le  consentement  de  tous  fait  la  vivace  énergie,  et  dont  le 
système  électif  est  la  forme,  l'église  peu  à  peu,  en  traversant  le  mi- 
lieu politique  où  s'élaborait  l'Europe  moderne,  s'est  rangée  autour 
du  siège  de  Rome,  autour  du  Pfipe,  devenu  presque,  par  les  progrès 
de  son  autorité  centralisatrice,  la  personnification  de  l'église  elle- 
même,  du  pape  procédant  de  l'élection  d'un  corps  très  restreint  de 
cardinaux.  C'est  la  première  révolution.  La  seconde  est  l'acquisition 
du  pouvoir  temporel.  Les  nécessités  du  temporel  réagissent  et  sur 
la  papauté  et  sur  la  composition  du  collège  où  elle  se  recrute.  Il 
n'y  a  plus  pour  papes  que  des  Italiens.  Le  cardinalat  accueille  un 
élément  laïque,  lequel  lui  est  fourni  par  les  emplois  civils  et  poli- 
tiques que  comporte  et  rend  nécessaires  l'administration  du  petit 
état  gouverné  par  le  saint-père.  Malgré  la  subalternité  de  son  ori- 
gine et  de  sa  destination  naturelle,  cet  élément  laïque  prend  une 
part  prépondérante  à  l'élection  des  papes,  peut  fournir  des  papes 
lui-même,  et  en  tout  cas  a  imposé  et  impose,  à  l'heure  qu'il  est, 
à  l'église  catholique  les  instrumens  les  plus  nombreux,  les  plus  ac- 
tifs et  les  plus  influens  de  son  gouvernement  central  et  suprême.  Tels 
sont  les  faits,  considérons-en  les  résultats. 


IV. 

Lorsque  l'on  réfléchit  sur  l'histoire  de  la  papauté,  on  est  bientôt 
frappé  de  ces  deux  faits  qui  ont  caractérisé  sa  destinée  :  aux  temps 
où  l'influence  même  politique  de  la  papauté  a  été  le  plus  éclatante 
et  lo  plus  bienfaisante,  les  papes  n'avaient  pas  de  pouvoir  temporel, 
ou  bien  leur  pouvoir  était  placé  dans  les  conditions  les  plus  précaires; 
à  mesure,  au  contraire,  que  le  pouvoir  temporel  s'est  assis  et  conso- 
lidé, à  mesure  que  la  papauté,  investie  d'une  souveraineté  mon- 
daine, a  été  entraînée  à  se  faire  exclusivement  italienne,  le  prestige 
moral  de  la  papauté  s'est  affaibli,  et  le  cercle  de  son  ascendant  spiri- 


LA    QUESTION    ROMAI^E.  787 

tuel  s'est  rétréci.  Chose  curieuse,  la  papauté  a  nui  de  deux  façons 
contraires  aux  intérêts  du  catholicisme  par  le  caractère  exclusive- 
ment italien  que  le  pouvoir  temporel  lui  a  donné.  Elle  a  nui  au  ca- 
tholicisme au  XVI''  siècle,  parce  que,  s'étant  placée  à  la  tête  de  la 
civilisation  italienne,  elle  en  avait  contracté  tous  les  vices;  elle  nuit 
aujourd'hui  à  sa  mission  religieuse,  parce  qu'elle  veut  survivre  à 
cette  forme  condamnée  de  la  civilisation  italienne,  parce  qu'en  s' ob- 
stinant à  la  possession  d'une  souveraineté  temporelle,  qui  n'est  plus 
que  le  dernier  débris  d'une  organisation  politique  de  la  péninsule 
usée  par  le  temps,  elle  s'oppose  intempestivement  à  la  reconstitu- 
tion de  l'Italie,  que  veulent  le  présent  et  l'avenir.  Son  malheur  est 
d'avoir  été  trop  italienne  autrefois  et  de  ne  pas  l'être  assez  aujour- 
d'hui. 

On  sait  de  quelle  immense  puissance  morale  les  papes  ont  joui  au 
moyen  âge  et  comment  ils  ont  souvent  exercé  cette  puissance  dans  le 
domaine  politique  d'une  façon  élevée  et  profitable  aux  peuples.  Le 
moyen  âge  n'a  mérité  ni  tout  le  bien  ni  tout  le  mal  que  l'on  a  dit  de  lui. 
Le  moyen  âge,  quoi  qu'en  pensent  quelques-uns  de  ses  apologistes, 
ne  connut  jamais  cette  liberté  savante  et  douce  dont  notre  siècle  a 
eu  la  conception,  mais  qu'il  a  tant  de  peine  à  réaliser.  Ce  fut  pourtant, 
dans  sa  belle  période,  une  époque  de  liberté  naïve,  instinctive  sous 
ses  formes  grossières  et  brutales.  C'était  une  barbarie  en  travail 
d'une  civilisation;  tout  y  était  en  lutte,  tout  y  était  effort,  et  rarement 
dans  l'histoire  les  énergies  naturelles  des  sociétés  et  des  individus 
se  sont  si  vigoureusement  déployées.  Féodalité,  royauté,  bourgeoisie, 
tout  se  débrouillait  à  peu  près  partout  de  la  même  façon,  suivant  un 
plan  dont  les  acteurs  n'avaient  guère  conscience,  mais  qui  était  com- 
mun à  presque  toutes  les  populations  européennes.  La  religion  sur- 
tout étendait  un  principe  dominant  d'unité  sur  cette  confusion  vi- 
vace.  Ses  représentans  et  l'expression  la  plus  haute  de  l'organisation 
catholique,  la  papauté,  y  apportaient  en  général  l'idée  de  la  justice  : 
ils  défendaient  les  faibles,  ils  résistaient  aux  puissans.  Leur  force  était 
surtout  une  force  d'opinion  :  c'était  l'opinion  des  masses  qui  les  plaçait 
au-dessus  des  dominations  de  la  terre,  qui  leur  déférait  la  supré- 
matie sur  les  empereurs  et  sur  les  rois.  Le  propre  des  forces  morales, 
des  forces  d'opinion,  est  de  n'être  jamais  plus  grandes  et  plus  irré- 
sistibles que  lorsqu'elles  ont  le  moins  de  force  matérielle  à  leur  dis- 
position. Voyez  les  grands  papes  du  moyen  âge ,  les  Grégoire  VII , 
les  Innocent  III.  Au  moment  où  ils  ébranlaient  des  nations,  où  ils 
déposaient  des  souverains,  ils  n'avaient  chez  eux,  sous  leur  main, 
aucun  des  attributs  et  des  instrumens  de  la  force  matérielle;  ils  étaient 
à  la  merci  d'une  émeute  de  la  populace  ou  des  insultes  de  quelque 
baron  féodal.  Les  humiliations,  les  oppressions  qu'ils  sabissaient 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  leur  situation  personnelle  n'alfaiblissaient  point  le  pouvoir  mo- 
ral qu'ils  exerçaient  jusqu'aux  dernières  limites  de  la  chrétienté. 
L'affection,  le  respect  des  peuples  redoublaient  plutôt  pour  ces  apô- 
tres persécutés  de  la  justice  et  de  la  vertu,  et,  en  traversant  la  foi  et 
la  reconnaissance  des  masses,  leur  faiblesse  matérielle  était  un  res- 
sort ajouté  à  leur  puissance  morale.  Un  trait  éminent  de  la  papauté 
dans  ces  temps  orageux  et  féconds,  c'est  qu'elle  ne  portait  l'attache 
d'aucune  nationalité  distincte,  qu'elle  ne  pouvait  avoir  de  prédilec- 
tion intéressée  pour  aucun  peuple  et  pour  aucune  forme  de  gouver- 
nement, qu'elle  participait  elle-même  à  cette  unité  qu'elle  contribuait 
à  donner  à  la  civilisation  du  moyen  âge,  qu'elle  était  essentiellement 
cosmopolite.  Elle  s'appuyait  d'ailleurs  sur  les  conciles;  ceux-ci,  for- 
més d'élémens  pris  chez  tous  les  peuples,  ne  donnaient  pas  seule- 
ment à  l'église  une  représentation  unitaire  :  par  leur  composition, 
ils  mettaient  l'église  à  l'abri  de  la  prédominance  d'une  nation  sur 
les  autres  et  la  préservaient  d'une  grande  cause  de  corruption  et  de 
ruine.  Une  nation,  en  effet,  a  une  civilisation  et  des  destinées  dé- 
terminées; après  des  périodes  de  vie  et  de  splendeur,  elle  a  des 
périodes  de  décadence  et  de  dissolution.  La  papauté  n'étant  point 
enfermée  dans  le  cadre  d'un  système  politique  national,  les  conciles 
étant  la  représentation  de  tous  les  peuples  chrétiens,  l'église  échap- 
pait à  la  contagion  des  maux  qui  pouvaient  atteindre  telle  ou  telle 
société  particulière.  La  corruption  ne  peut  gagner  à  la  fois  toutes  les 
civilisations  et  tous  les  peuples;  avec  la  représentation  catholique  de 
l'église  au  moyen  cage,  les  élémens  vicieux  fournis  par  une  nation 
démoralisée  venaient  donc  s'atténuer  et  se  fondre  dans  la  sève  vivace 
des  nations  saines.  Les  institutions  chrétiennes  ainsi  pratiquées  assu- 
raient à  l'église,  même  au  point  de  vue  humain,  le  caractère  d'indé- 
fectibilité  que  son  dogme  lui  attribue.  Voilà  où  furent,  aux  beaux 
jours  du  moyen  âge,  les  conditions  de  vitalité  de  la  papauté  et  de 
l'église. 

Si  imparfaite,  si  grossière  qu'elle  eût  été,  la  civilisation  du  moyen 
âge  eut  sa  décadence.  La  liberté  barbare  des  temps  féodaux  avait 
donné  une  sorte  de  civilisation  uniforme  aux  divers  peuples  de  l'Eu- 
rope. Cette  uniformité  disparut.  Chaque  peuple,  à  travers  une  nou- 
velle barbarie  qui' dura  du  xiV"  siècle  jusqu'à  la  renaissance,  tendit 
non-seulement  à  se  constituer  dans  ses  limites,  mais  à  développer 
isolément  sa  civilisation  propre  et  originale.  Après  l'épanouissement, 
après  l'unité  mobile  et  variée  du  moyen  âge,  ce  fut  une  nouvelle  ère 
de  confusion,  de  souffrances  et  de  tristesse  que  ce  mouvement  où 
chaque  peuple  s'efforça  péniblement  et  obscurément  de  trouver  et 
de  creuser  sa  voie  séparée.  L'église  subit,  elle  aussi,  l'influence  de 
cette  malheureuse  époque.  Déjà,  sur  la  fin  du  moyen  âge,  la  pa- 


LA    QUESTION    ROMAINE.  789 

paiité  avait  en  quelque  sorte  codifié,  en  les  exagérant,  les  attribu- 
tions que  la  force  de  l'opinion  lui  avait  prêtées.  Après  avoir  pratiqué 
une  puissance  morale  illimitée,  dont  la  légitimité  dépend  des  cir- 
constances et  n'a  pour  sanction  que  l'adhésion  de  ceux  sur  qui  cette 
puissance  est  exercée,  les  papes  avaient  voulu  la  formuler  en  droits 
écrits.  De  là  ces  constitutions,  ces  canons,  ces  décrétales,  telles  que 
les  fausses  décrétales  d'Isidore,  la  collection  du  moine  Gratien,  celle 
de  Saint-Raymond  de  Pennafort,  les  décrétales  de  Clément  V,  pu- 
bliées en  1317  par  .Jean  XXII,  qui  érigeaient  la  catholicité  en  une 
théocratie  dont  le  pape  était  le  chef.  Une  fois  écrites,  ces  prétentions 
exorbitantes  ne  pouvaient  plus  être  oubliées  ni  tout  à  fait  abdiquées, 
et  devaient  devenir  une  cause  incessante  de  conflits  entre  les  papes 
et  les  souverains  et  les  peuples;  mais  cette  théocratie  s'affirmait  au 
moment  où  les  nouvelles  conditions  politiques  de  l'Europe  allaient 
lui  enlever  sa  puissance.  En  même  temps  que  l'unité  du  moyen  âge 
se  brisait,  la  papauté  elle-même  se  déchirait.  Les  nouveaux  gouver- 
nemens  qui  s'élevaient,  les  nations  qui  s'isolaient  en  se  constituant, 
favorisaient  les  schismes.  Ce  fut  l'époque  des  anti-papes.  Quand, 
après  de  grands  efforts  et  après  le  travail  du  dernier  des  conciles  du 
moyen  âge,  la  papauté  recouvra  l'unité,  elle  suivit  le  mouvement 
des  autres  souverainetés  européennes  :  elle  se  créa  une  souverai- 
neté temporelle,  elle  se  fixa  dans  le  cadre  politique  exclusif  d'un 
système  national,  elle  se  fit  italienne. 

En  devenant,  au  xvi''  siècle,  par  l'intérêt  de  son  princlpat  poli- 
tique, exclusivement  italienne,  la  papauté  perdait,  au  point  de  vue 
religieux,  ce  caractère  d'universalité  et  de  cosmopolitisme  qui,  au 
moyen  âge,  avait  fait  sa  grandeur.  Souveraineté  temporelle,  elle  se 
soumettait  aux  chances  des  vicissitudes  politiques,  et  c'était  déjà  un 
grand  péi'il  pour  son  autorité  religieuse;  souveraineté  temporelle 
fixée  au  sein  des  intérêts  italiens,  au  cœur  de  la  civilisation  italienne, 
elle  se  liait  aux  destinées  de  l'Italie  et  s'exposait  à  un  double  péril, 
soit  qu'elle  s'abandonnât  aux  tendances  d  une  civilisation  si  origi- 
nale et  si  exclusive,  soit  qu'un  jour  elle  s'exposât  à  les  contrarier  et 
à  soulever  contre  elle  l'antipathie  du  peuple  au  milieu  duquel  elle 
occupait  une  si  grande  place.  Et  dans  les  deux  cas  c'était  son  au- 
torité religieuse,  son  apostolat  sacré,  sa  mission  la  plus  haute,  qu'elle 
compromettrait  inévitablement  dans  les  accidens  de  son  pouvoir  po- 
litique. 

Les  maux  que  cette  nouvelle  forme  de  la  papauté  devaient  causer 
au  catholicisme  et  à  l'église  éclatèrent  tout  de  suite.  L'époque  où 
la  papauté  devint  exclusivement  italienne  fut  justement  celle  où  la 
corruption  morale  avait  empoisonné  la  magnifique  et  séduisante  ci- 
vilisation de  l'Italie.  Jamais  la  floraison  de  l'art  n'avait  été  plus  ex- 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quise,  rarement  littérature  fut  plus  polie  et  plus  raffinée;  la  science 
était  profonde,  l'industrie  et  le  commerce  versaient  leurs  richesses 
sur  ce  beau  pays,  et  cette  société,  au  milieu  de  ses  splendeurs, 
était  rongée  par  l'immoralité  la  plus  effrénée  et  par  l'incrédulité  re- 
ligieuse la  plus  cynique.  L'attrait  du  plaisir  était  sa  seule  loi;  les 
passions  n'y  connaissaient  plus  de  frein.  C'était  le  temps  des  crimes 
subtils  et  féroces,  des  débauches  ardentes  et  sanguinaires,  des  sa- 
vantes perfidies,  des  empoisonnemens  sournois,  des  meurtres  sacri- 
lèges. Les  hommes,  mélange  des  plus  belles  facultés  qui  aient  été 
données  au  génie  humain  et  des  âmes  les  plus  perverses,  s'appelaient 
Raphaël,  Michel-Ange,  Bembo,  Gastiglione,  Guichardin,  Machiavel, 
Riario,  Sixte  IV,  Alexandre  VI,  César  Borgia,  Jules  II,  Léon  X.  C'est 
aux  destinées  de  cette  société  que  la  papauté  devenue  italienne,  que 
le  pape  devenu  un  de  ces  princes  suivant  l'idéal  rêvé  par  Machia- 
vel liait  son  sort  et  celui  de  l'église.  C'est  au  sommet  de  cette  civi- 
lisation, et  pour  en  reproduire  dans  leur  éclat  le  plus  grandiose  les 
beautés  et  les  vices,  que  se  plaçait  le  gouvernement  spirituel  du  ca- 
tholicisme. La  papauté  devint  le  foyer  de  tous  les  enchantemens,  de 
toutes  les  ambitions,  de  toutes  les  corruptions  de  l'Italie.  La  réaction 
contre  cette  ivresse  d'ambition  et  de  culture  italienne  où  s'étourdit 
la  papauté  produisit  la  réforme,  et  la  moitié  de  l'Europe  fut  perdue 
pour  le  catholicisme 

Ceux  qui  soutiennent  que  le  pouvoir  temporel  est  indispensable 
au  pontificat  suprême  peuvent-ils  oublier  une  coïncidence  si  cruelle? 
L'époque  dont  nous  parlons  est  la  grande  époque  du  pouvoir  tempo- 
rel des  papes,  et  c'est  celle  où  s'est  accompli  l'irrépara'jle  divorce 
du  protestantisme!  Que  l'aveugle  égoïsme  du  pouvoir  temporel  ait 
provoqué  cette  immense  révolution  et  l'ait  sans  cesse  aggravée,  cela 
se  lit  à  toutes  les  pages  de  l'histoire  des  papes  qui  ont  précédé  et 
suivi  immédiatement  la  réforme.  Depuis  un  siècle,  les  esprits  les 
plus  élevés,  les  âmes  les  plus  saintes,  demandaient  un  concile  et  la 
réforme  de  l'église.  Comment  les  papes  dont  nous  parlons,  ces  papes 
qui  au  point  de  vue  politique  ont  possédé  une  puissance  plus  éten- 
due et  ont  joué  un  rôle  plus  actif  et  plus  prépondérant  que  les  pon- 
tifes romains  d'aucune  autre  époque,  répondaient-ils  aux  vœux  de 
la  chrétienté?  Sixte  IV  voulait  constituer  une  principauté  à  l'un  de 
ses  neveux  :  pour  y  réussir,  il  trempait  dans  la  conspiration  des 
Pazzi,  il  se  faisait  complice  de  l'assassinat  de  Julien  et  de  Laurent 
de  Médicis,  consommé  dans  une  église,  à  l'élévation  de  l'hostie,  par 
des  prêtres  payés  eux-mêmes  parle  pape,  l'archevêque  Salviati  et  le 
cardinal  Riario.  Alexandre  YI,  ne  travaillant  qu'à  la  grandeur  de  sa 
maison,  tramait  les  trahisons  et  osait  les  crimes  qui  ont  rendu  exé- 
crable le  nom  de  Borgia.  Jules  II  ne  pensait  qu'à  conquérir  des  ter- 


LA    QUESTION    ROMAINE.  791 

ritoires  et  des  cités;  il  abandonnait  le  soin  du  spirituel  ou  n'y  cher- 
chait qu'un  instrument  pour  son  ambition  et  ses  vengeances.  La  pa- 
pauté, pour  acquérir  ce  temporel  que  l'on  représente  aujourd'hui 
comme  nécessaire  à  la  prospérité  de  la  foi,  l'achetait  par  la  perte 
du  spirituel  dans  la  moitié  de  l'Europe.  Ce  fut  surtout  en  eflét  pour 
subvenir  aux  guerres  dans  lesquelles  la  possession  et  l'agrandisse- 
ment de  cette  souveraineté  politique  avaient  jeté  ses  prédécesseurs, 
ce  fut  pour  payer  les  dettes  léguées  par  ces  guerres  autant  que 
pour  défrayer  ses  somptuosités  et  les  embellissemens  de  Rome,  que 
Léon  X  fit  prêcher  la  vente  des  indulgences  et  fournit  le  prétexte 
au  schisme.  Comment  Clément  VII  travailla-t-il  à  en  arrêter  les  pro- 
grès? Pour  défendre  ses  états  contre  les  convoitises  de  Charles- 
Quint,  il  combattit  les  décrets  de  Spire,  et  contribua  ainsi  à  donner 
au  protestantisme  une  existence  légale  et  politique.  Plus  tard,  par 
haine  contre  Ferdinand  d'Autriche,  il  s'allie  aux  protestans,  qui  for- 
cent ce  prince  à  signer  la  paix  de  Kaschau,  et  par  sa  faute  la  révo- 
lution protestante  gagne  le  Palatinat,  le  Wurtemberg,  la  Poméranie 
et  le  Danemark.  Charles -Quint  précipite  sur  Rome  Bourbon  et  ses 
lansquenets.  Clément  VU  s'enferme  au  château  Saint-Ange,  puis  se 
sauve  à  Orvieto.  Il  se  ravise  :  il  conclut  à  Bologne  une  alliance  avec 
Charles -Quint.  Cette  alliance,  dictée  par  la  politique,  coûte  au  ca- 
tholicisme de  nouveaux  sacrifices.  Quand  il  avait  voulu  entrahier 
Henri  VIII  dans  la  guerre  contre  l'empereur.  Clément  lui  avait  laissé 
espérer  l'annulation  de  son  mariage.  Devenu  l'allié  de  Charles- 
Quint,  il  la  lui  refuse,  et  jette  dans  l'hérésie,  dont  ce  roi  avait  été 
un  si  ardent  adversaire,  Henri  VIII  et  avec  lui  l'Angleterre.  Voilà 
les  avantages  que  le  temporel  a  procurés  au  catholicisme,  voilà  les 
services  que  lui  doit  l'indépendance  de  l'église,  voilà,  aux  débuts 
même  de  sa  constitution  moderne,  les  faits  qui  ont  mérité  de  le 
rendre  respectable  et  cher  aux  âmes  pieuses! 

On  dira  qu'il  y  a  longtemps  que  les  orages  du  xvi''  siècle  sont  calmés, 
et  que  l'astuce  et  les  violences  de  l'ambition  politique  ont  déserté  la 
tête  et  le  cœur  des  papes.  Pourtant  dans  les  siècles  qui  ont  suivi,  à 
travers  la  médiocrité  politique  où  les  papes  étaient  tombés,  il  ne  se- 
rait pas  difficile  de  relever  des  actes  de  leur  gouvernement  qui  sont 
en  contradiction  flagrante  avec  les  principes  de  vérité  morale  que 
leur  prétention,  comme  leur  devoir,  en  qualité  de  chefs  du  catholi- 
cisme, est  de  représenter  sur  la  terre.  Au  xvii^  siècle,  par  exemple, 
on  sait  la  querelle  qui  s'engagea  entre  Louis  XIV  et  Alexandre  VII  à 
j)ropos  de  l'affaire  des  gardes  corses  et  du  duc  de  Créqui.  Dans  le 
traité  de  Pise,  qu'il  signa  avec  la  France  en  166/i,  Alexandre  déclara 
lui-même  atroce  et  détestable  l'attentat  dont  se  plaignait  Louis  XIV. 
Il  chargea  son  neveu ,  le  cardinal  Chigi ,  de  présenter  au  roi ,  avec 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  excuses  et  son  désaveu  de  cet  acte ,  les  professions  «  les  plus 
humbles  et  les  plus  sincères  de  vénération,  de  révérence  et  de  dévo- 
tion. »  Aux  paroles  il  ajouta  des  actes,  des  cessions  de  territoire  :  il 
abandonna  les  ducliés  de  Castro  et  de  Ronciglione.  De  telles  décla- 
rations, venant  d'un  pontife,  devaient,  ce  semble,  être  tenues  pour 
sincères.  Cependant,  dans  le  mois  où  il  avait  signé  ce  traité,  le  môme 
pape  déposait  dans  les  archives  du  château  Saint- Ange  une  longue 
protestation  qui  en  était  le -désaveu.  Le  pape  y  alléguait  les  menaces 
dirigées  contre  son  pouvoir  temporel,  ses  efforts  infructueux  pour 
résister  à  ces  menaces  par  ses  ressources  et  celles  de  ses  alliés;  placé 
sous  cette  contrainte,  il  s'était  cru  délié,  et  c'était  l'avis  de  ses  car- 
dinaux, des  obligations  que  lui  imposaient  les  constitutions  et  les 
décrets  de  Pie  Y,  d  Innocent  IX  et  de  Clément  VIII,  ainsi  que  les  ser- 
mens  conformes  prêtés  par  lui  à  son  avènement.  Il  déclarait  en  con- 
séquence non  valables  les  déclarations  et  les  cessions  consignées  au 
traité;  il  protestait  devant  Dieu  et  les  glorieux  apôtres  Pierre  et 
Paul  de  la  nullité  de  tout  ce  qu'il  avait  accordé,  stipulé,  signé  !  — C'est 
la  fourberie  de  la  faiblesse ,  dira-t-on  devant  l'hypocrisie  de  cette 
restriction  mentale,  de  ce  démenti  porté  en  secret  à  une  parole  pu- 
bliquement et  solennellement  donnée.  Soit,  et  nous  conviendrons 
que  c'est  là  une  peccadille  de  la  papauté  temporelle;  mais  qu'est-ce 
qui  imposait  à  celui  qui  occupait  alors  «  la  chaire  de  vérité  »  un 
mensonge  aussi  répugnant  à  l'esprit  chrétien,  si  ce  n'est  la  posses- 
sion d'une  souveraineté  politique? 

C'est  que  le  pouvoir  temporel  dans  sa  faiblesse  ne  fait  pas  moins 
de  tort  à  la  papauté  religieuse  et  aux  intérêts  spirituels  de  l'église 
qu'il  ne  lui  a  fait  de  mal  dans  sa  force.  La  faiblesse,  en  politique 
surtout,  n'est  pas  toujours  inoffensive.  Les  faibles  ont  des  séduc- 
tions particulières  qui  leur  attirent  les  âmes  généreuses ,  et  nous  ne 
nous  dissimulons  point  le  nombre  et  la  qualité  des  sympathies  que  sa 
faiblesse  présente  attire  à  la  papauté  ;  mais  il  faut  se  défendre  contre 
cette  illusion  dangereuse,  il  faut  savoir  distinguer  la  débilité  d'une 
institution,  devenue  une  cause  de  malaise  moral  et  de  désordre  po- 
litique, de  l'infortune  personnelle,  digne  de  tout  intérêt,  des  hommes 
sous  lesquels  l'institution  condamnée  tombe  en  ruine.  C'est  donc 
sans  amertume  et,  nous  l'espérons,  sans  injustice  contre  des  per- 
sonnes vénérables  que  nous  oserons  indiquer  le  mal  moral  que,  par 
sa  faiblesse  même,  la  papauté  politique  a  été  amenée  de  nos  jours 
à  commettre,  mal  moral  qui  rejaillit  partout  contre  les  intérêts  de 
l'église, 

La  papauté  temporelle  a  été,  dans  sa  force,  trop  italienne;  dans  sa 
faiblesse,  elle  est  devenue,  par  la  nécessité  de  son  intérêt  politique, 
anti-italienne.  Elle  a  fait  comme  toutes  les  institutions  politiques  qui 


LA    QUESTION    ROMAINE.  793 

n'ont  point  la  puissance  de  se  transformer  :  voyant  dans  les  trans- 
formations qui  se  préparaient  et  s'accomplissaient  autour  d'elle  une 
menace  pour  son  existence,  elle  y  a  résisté  par  tous  les  moyens,  elle 
a  ainsi  augmenté  et  envenimé  les  antagonismes  qui  la  cernaient  et 
la  pressaient  de  toutes  parts.  Elle  s'est  placée  dans  un  état  d'hos- 
tilité irréconciliable  vis-à-vis  de  l'organisation  politique  et  de  la 
forme  de  civilisation  auxquelles  aspire  l'Italie.  Cette  hostilité  l'a 
condamnée  en  fait  à  ne  se  maintenir  depuis  quarante  ans  que  par  le 
secours  de  forces  étrangères,  par  une  sorte  de  vicariat  militaire  que 
l'Autriche  et  la  France  ont  été,  tour  à  tour  ou  simultanément,  appe- 
lées à  exercer  auprès  d'elle.  Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  répé- 
ter ce  qui  a  été  tant  de  fois  démontré  à  propos  de  ces  occupations 
étrangères  qui  frappent  réellement  d'inanité  la  fiction  du  pouvoir 
temporel.  Il  nous  suflira  de  prouver,  par  lin  petit  nombre  de  faits, 
comment  la  papauté,  devenue  besoigneuse  de  secours  étrangers,  a 
pu  être  amenée  à  subordonner  l'intérêt  religieux  du  catholicisme  à 
l'intérêt  politique  de  sa  précaire  conservation. 

Un  exemple  remarquable  de  cette  subordination  d'un  véritable 
intérêt  religieux  à  un  douteux  intérêt  politique  se  rencontre  au  dé- 
but du  pontificat  de  Grégoire  XVI.  En  1831,  des  mouvemens  insur- 
rectionnels avaient  éclaté  dans  les  Romagnes  et  dans  les  Marches. 
A  la  même  époque,  la  Pologne  s'était  soulevée  contre  la  Russie,  et 
la  lutte  était  encore  douteuse.  L'Autriche  désirait  intervenir  dans 
les  états  de  l'église  pour  y  comprimer  l'insurrection;  mais  rete- 
nue par  le  principe  de  non-intervention  que  la  France  de  1830  avait 
proclamé,  elle  voulait,  avant  de  rien  entreprendre  de  cfécisif  et 
de  s'exposer  k  une  guerre  contre  la  France,  s'assurer  du  concours 
actif  de  la  Russie.  Le  tsar  Nicolas  donna  en  effet  cette  garantie  à 
l'Autriche;  mais  qui  paya  le  prix  d'une  alliance  qui  permettait  à 
l'Autriche  d'intervenir  au  profit  du  pape,  souverain  politique?  Ce 
fut  le  pape,  chef  de  la  religion.  On  se  rappelle  la  fameuse  allocu- 
tion de  Grégoire  XVI  contre  toutes  les  libertés  modernes  et  sa.  triste 
encyclique  aux  évêques  polonais,  où  la  nationalité  d'un  peuple  ca- 
thohque,  son  patriotisme,  son  courage,  son  héroïque  infortune, 
étaient  sacrifiés  au  tsar  iNicolas,  au  chef  du  schisme  oriental,  à  l'a- 
charné persécuteur  des  catholiques.  Cette  fatale  complaisance  en- 
leva bientôt  au  catholicisme  des  millions  de  Grecs-unis,  de  Ru- 
thènes,  qui,  sous  la  pression  de  l'empereur  Nicolas,  passèrent  au 
schisme. 

Un  tel  fait  suffit  pour  montrer  quelles  cruelles  blessures  l'obsti- 
nation du  pouvoir  temporel  jointe  à  sa  faiblesse  peut  faire  aux  plus 
manifestes  intérêts  religieux  du  catholicisme.  Nous  voudrions  nous 
arrêter  là  :  il  nous  en  coûterait  de  chercher  des  faits  analogues  dans 


794  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  règne  de  Pie  IX,  de  ce  pontife  doux  et  malheureux  sur  lequel  vient 
se  résoudre  la  crise  de  l'antagonisme  de  la  papauté  temporelle  et  de 
l'Italie;  il  nous  serait  pénible  de  récriminer  contre  les  blessures  qui 
ont  été  faites  au  libéralisme  français  par  les  complaisances  du  gou- 
vernement romain  et  du  parti  catholique  pour  les  réactions  de 
1852.  La  situation  même  de  Pie  IX  en  face  de  la  nation  italienne, 
celle  qui  résulte  de  la  fatale  position  que  lui  a  faite  sa  souverai- 
neté temporelle  domine  tout.  La  prédilection  si  marquée  depuis 
18/i9  de  Pie  IX  pour  le  roi  Ferdinand  de  Naples,  tandis  que  de- 
puis la  même  époque  le  roi  Victor -Emmanuel  et  son  gouverne- 
ment étaient  traités  avec  tant  de  colère  par  la  cour  de  Rome  ;  toutes 
les  faveurs,  tous  les  témoignages  d'affection  prodigués  à  un  prince 
violateur  de  ses  sermens  et  tyran  de  ses  sujets,  que  son  règne  cor- 
rupteur a  laissés  dans  un  état  de  démoralisation  qui  excite  le  dé- 
goût du  monde;  toutes  les  remontrances  amères,  toutes  les  con- 
damnations injurieuses  réservées  au  roi  patriote  qui  a  épousé  les 
sentimens  de  son  pays  et  qui  deux  fois  a  tiré  l'épée  pour  l'Italie: 
sont-ce  les  exemples  de  discernement  moral  et  d'équité  qui  devaient 
être  donnés  du  haut  de  la  chaire  de  saint  Pierre?  Deux  fois  en  onze 
années  l'Italie  a  rencontré  son  ennemi,  l'étranger,  l'Autriche,  sur  les 
bords  du  Mincio,  et  deux  fois  à  ce  moment  critique  de  sa  destinée 
une  parole  de  découragement  ou  d'anathème  a  été  lancée  du  Vati- 
can sur  des  soldats  qui  allaient  se  battre  pour  une  cause  nationale. 
Était-ce  la  voix  de  la  charité  qui  se  faisait  entendre?  jNon,  c'était 
celle  d'une  politique  funeste.  Jamais  devant  un  autre  peuple  placé 
dans  des  circonstances  semblables,  soutenant  une  cause  pareille  et 
tentant  les  mêmes  efforts,  le  cœur  de  Pie  IX  n'eût  laissé  voir  des 
sentimens  tels  que  ceux  dont  il  n'a  pas  retenu  l'expression  doulou- 
reuse contre  l'Italie  nationale  et  libérale.  Et  quel  est  le  peuple  qui 
eût  éprouvé  un  pareil  traitement  de  la  part  du  chef  de  sa  religion 
sans  en  être,  comme  l'Italie,  ébranlé  dans  sa  foi?  Hélas!  nous  ne 
cesserons  de  le  répéter,  ce  n'est  point  Pie  IX  qu'il  faut  accuser, 
c'est  la  fatalité  du  pouvoir  tempoi'el  :  c'est  l'aveugle  pouvoir  tem- 
porel qui,  aux  abois,  ne  recule  pas  même  devant  une  extrémité 
aussi  terrible  que  la  ruine  de  la  foi  catholique  en  Italie  ! 

Nous  n'appuierons  pas  sur  cette  plaie  vive;  nous  ne  voulons  point 
passionner  la  controverse  élevée  autour  du  pouvoir  temporel  de  la 
papauté  en  la  compliquant  des  griefs  particuliers  et  des  querelles 
secondaires  qui  s'y  rapportent  :  notre  objet  est  au  contraire  de  ra- 
mener des  esprits  ulcérés  à  la  calme  appréciation  des  inconvéniens 
que  présente,  au  point  de  vue  des  intérêts  religieux,  le  mélange  des 
deux  autorités  dans  le  pontificat  apostolique.  Nous  serions  aussi 
maladroit  qu'injuste  si  nous  nous  abandonnions  nous-même  à  des 


LA    QUESTION    ROMAINE.  795 

récriminations  subsidiaires  analogues  cà  celles  dont  nous  deman- 
dons le  sacrifice.  11  nous  suffit  d'avoir  montré  les  effets  généraux 
de  la  souveraineté  politique  de  la  papauté,  tels  que  l'histoire  les 
révèle  et  qu'ils  apparaissent  dans  le  présent.  L'alliage  que  les  né- 
cessités de  la  souveraineté  politique  des  papes  introduisent  dans  la 
vie,  l'organisation  et  le  gouvernement  de  l'église,  n'est  point  d'une 
nature  telle  que  les  catholiques,  en  s' élevant  au-dessus  des  passions 
et  des  malentendus  de  l'heure  présente,  doivent  le  regarder  comme 
inhérent  cà  l'essence  du  catholicisme  ou  conforme  à  ses  intérêts.  Voilà 
noti'e  conclusion,  et  nous  pensons  avoir  le  droit  de  l'exprimer  sans 
encourir  de  la  part  des  plus  orthodoxes  un  reproche  de  témérité, 
une  accusation  d'injustice.  Il  nous  reste,  pour  arriver  à  l'esquisse 
d'une  solution  de  la  question  romaine,  à  examiner  de  plus  près  l'état 
présent  des  choses  en  Italie.  Les  catholiques  convaincus  refuseront- 
ils  de  nous  accompagner  dans  cette  recherche?  En  discutant  une 
question  politique  qui  ne  touche  à  la  sphère  religieuse  que  par  la 
superficie,  auraient-ils  peur  de  se  laisser  égarer  par  le  leurre  des 
utopies?  Les  esprits  auxquels  nous  faisons  allusion  sont  peut-être  à 
leur  façon  plus  utopistes  qu'ils  ne  pensent;  nous  ne  les  en  blâmons 
pas.  Dégoûtés  d'un  présent  qui  a  si  peu  de  quoi  satisfaire  les  âmes 
délicates  et  les  grands  cœurs,  ils  s'y  dérobent  et  l'oublient  en  de 
pieuses  évocations  du  passé.  N'est-on  pas  frappé  des  œuvres  aux- 
quelles ce  sentiment  a  donné  naissance  de  nos  jours  parmi  les  apo- 
logistes les  plus  distingués  du  catholicisme?  Que  font-ils,  ces  ar- 
dens  catholiques,  fuyant  un  présent  dont  les  réalités  leur  répugnent, 
lorsqu'ils  vont  fouiller  avec  une  sollicitude  rêveuse  les  ruines  du 
christianisme  le  plus  lointain?  Les  formules  extérieures  qu'ils  en 
rapportent,  les  reliques  qu'ils  ressuscitent  et  qu'ils  raniment  d'une 
vie  éphémère  par  leur  vénération,  leur  amour  et  leur  talent,  — 
comparées  aux  choses  présentes  auxquelles  elles  ont  cessé  d'être 
applicables,  —  ne  sont-elles  point  de  véritables  utopies  rétrospec- 
tives? Il  y  a  un  tour  d'esprit  chimérique  à  contempler  sans  cesse 
un  passé  pour  toujours  évanoui.  Chimère  pour  chimère,  nous  pré- 
férerions, nous,  les  utopies  qui  regardent  l'avenir  en  face  :  celles-ci 
du  moins  ont  la  chance  d'être  fécondes.  Pourquoi  les  âmes  religieuses 
en  seraient-elles  effrayées?  pourquoi  s'interdiraient-elles  d'inter- 
roger l'avenir  en  consultant  avec  vigilance  les  vœux  et  les  nécessités 
du  présent?  Les  grands  pressentimens  des  transformations  futures 
ont  toujours  été  un  des  plus  nobles  dons  de  l'esprit  religieux  :  tou- 
jours la  foi  a  inspiré  des  prophètes. 

E.    FORCADE. 


LE    PAVÉ 


NOUVELLE  DIALOGUEE. 


AYANT-PROPOS. 

Certaines  situations  de  la  vie  intime  ou  certaines  émotions  individuelles 
sont  plus  aisément  retracées  par  le  dialogue  que  par  le  récit,  et  sans  songer 
à  sortir  du  cadre  du  roman,  nous  avons  quelquefois  senti  le  besoin  de  leur 
donner  la  forme  d'une  conversation  entre  un  petit  nombre  de  personnages. 
Ces  essais  ne  méritent  ni  le  titre  de  proverbes,  qui  semble  indiquer  la  mise 
en  action  d'une  idée  générale,  ni  celui  de  sai/nêles,  qui  promet  une  action 
particulière  assez  vive  et  spécialement  dramatique.  Nous  nous  contoite- 
rons  donc  de  celui  de  nouvelles  dialoguéeSj  qui  doit  bien  faire  comprendre 
que  ceci  n'a  jamais  été  destiné  au  théâtre. 

Pourtant  ces  dialogues  ont  été  récités  sur  la  scène,  mais  entre  amis,  et 
devant  un  public  d'amis  intimes,  fort  restreint  par  conséquent,  et  il  s'est 
produit  là  quelque  chose  d'intéressant.  Convaincu  que  tout  sujet  est  bon 
quand  il  est  honnête  et  bien  compris,  nous  nous  plaisions  à  demander 
d'avance  aux  acteurs  la  donnée  du  dialogue  qu'ils  voulaient  dire,  et  sur 
cette  donnée,  la  plus  simple  étant  toujours,  selon  nous,  la  meilleure,  nous 
leur  indiquions  dans  un  canevas  détaillé  les  raisonnemens  et  les  contra- 
dictions, les  volontés  et  les  imprévus,  les  efforts  et  les  spontanéités  que 
leurs  sentimens  et  leurs  caractères  nous  semblaient  devoir  comporter. 
C'était  un  travail  d'analyse  qui  leur  plaisait,  et  comme  ils  étaient  libres  de 
développer  nos  indications,  nous  les  avons  vus  souvent  composer  leur  rôle 
avec  une  rare  intelligence,  et  trouver  dans  la  liberté  de  leur  étude,  et  même 
dans  la  chaleur  de  l'improvisation,  les  accens  d'une  vérité  très  frappante, 
ou  les  aperçus  d'une  appréciation  très  ingénieuse. 

Mous  avons  pensé  souvent  à  récrire  ces  dialogues,  non  pas  tels  que  nous 
les  avons  entendus  sur  le  théâtre  de  Nohant  {verba  volanl),  mais  sous  l'im- 


LE    PAVE.  /9/ 

pression  qui  nous  en  est  restée,  et  de  les  publier  en  recueil  pour  les  loisirs 
des  réunions  d'amateurs  à  la  campagne. 

Nous  disons  campagne  avec  intention.  Ces  petits  essais  conviendraient 
moins  aux  salons  de  Paris,  où  il  faut  de  Tesprit  et  point  du  tout  de  naïveté, 
de  l'art  un  peu  factice  comme  les  rapports  superficiels  que  le  monde  exige, 
et  très  peu  d'étude  des  passions.  A  la  campagne,  on  devient  tôt  ou  tard 
plus  sérieux  et  plus  simple.  Ce  n'est  pas  un  mal,  comme  disent  les  bonnes 
gens. 

Nohant,  26  juillet  1861. 


PERSONNAGES. 

'  M.  DURAND.  f  Jean  COQUERET,  son  valet. 

LOUISE,  sa  servante.  !  Un  VOISIN  de  campagne. 

(La  scène  est  dans  une  maison  de  campagne.  Intérieur  d'un  cabinet  de  travaiL  Rayons 
chargés  de  minéraux,  de  fioles,  de  livres  et  de  divers  instrumens  à  Tusage  d'un  amateur 
naturaliste.  Bureau  encombré,  fauteuil  de  cuir;  porte  au  fond  donnant  de  plain-pied 
sur  un  jardin;  porte  à  droite  conduisant  à  une  chambre  à  coucher;  fenêtre  à  gauche. 
Un  fusil  de  chasse  et  un  caruier  à  la  muraille.) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

LE    VOISIN,  parlant  à  la  cantonade.  Au  fond. 

Rien,  bien,  Rosalie!  Je  me  reposerai,  j'attendrai  un  peu,  et  s'il  ne 
revient  pas,  ma  foi,  je  m'en  irai,  (ii  entre.)  Ce  diable  d'homme!  il  me 
tarde  de  savoir  s'il  a  fait  la  démarche.  Ma  sœur  m'écrit  qu'elle  ne 
l'a  pas  vu;  mais  la  lettre  est  du  25,  nous  voici  au  30,...  et  puisqu'il 
a  dit  ici  qu'il  reviendrait  au  bout  de  huit  jours...  Voilà  les  huit  jours 
écoulés.  Sans  doute  il  s'est  décidé  à  se  présenter  à  sa  future.  Dès 
lors  il  a  quelque  affaire  à  régler  chez  lui,  sa  maison  à  mettre  en 
ordre...  Pourvu  que  les  fantaisies,  les  manies  de  la  science  ne  l'y 
retiennent  pas  trop  longtemps!...  Mais  je  suis  là  pour  le  réveiller, 
moi!  Ah!  c'est  lui. 

SCÈNE  II. 
M.   DURAND,   LE   VOISIN. 

LE    VOISIN. 

Que  diantre  apportez-vous  là?  Un  pavé?  Ah!  oui,  la  minéralogie, 
la  géologie...  Allons,  bonjour,  ami  Durand! 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

DDRAND,  posnnt  son  jiavc  sur  la  table.  Il  ost  en  cosUiniP  de  voyageur  à  pied. 

Ah  !  voisin,  je  suis  content  de  vous  voir!  Ouf!  bouf  !  quelle  charge! 
Ça  va  bien  chez  vous?...  Et  ici,  avez-vous  vu  mon  monde  ici?  Moi, 
je  n'ai  encore  vu  que  ma  cuisinière,...  et  je  ne  sais  pas... 

LE    VOISIN. 

Je  peux  vous  e.n  dire  autant.  Je  n'ai  vu  qu'elle,  mais  je  sais  que 
vos  autres  serviteurs  se  portent  bien. 

DURAND,   ft  part. 

Pourquoi  donc  Louise  n'est-elle  pas  ici  quand  j'arrive? 

LE    VOISIN. 

Vous  paraissez  tout  préoccupé  :  que  cherchez-vous? 

DURAND. 

I\ien.  Si  fait,...  mon  manteau  de  voyage.  Je  le  tenais  tout  à 
l'heure. 

LE    VOISIN. 

Vous  l'avez  sur  les  épaules,  ce  qui  est  fort  étrange  par  la  chaleur 
qu'il  fait. 

DURAND. 

Âh  !  tiens  !  c'est  singulier  ! 

LE   VOISIN. 

Vous  êtes  toujours  distrait?  Fi!  c'est  devenu  vulgaire.  Si  j'étais 
savant,  moi,  je  voudrais  me  distinguer  par  une  tenue  excellente  et 
une  continuelle  présence  d'esprit,  afin  de  montrer  aux  gens  que  j'ai 
la  tête  assez  forte  pour  porter  mon  savoir. 

DURAND. 

C'est  ce  que  Louise  me  dit.  Grâce  à  ses  remontrances,  je  me  tiens 
fort  propre,  comme  vous  voyez;  mais  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
égarer  ou  perdre  mes  effets.  Voyons,  cette  fois  je  suis  bien  sûr  de 
n'avoir  rien  oublié  en  route  ;  tout  était  dans  mon  sac.  Permettez  que 
je  m'en  débarrasse.  Ils  m'ont  mis  des  courroies  neuves  qui  me  cou- 
pent les  épaules.  J'ai  été  obligé  deux  ou  trois  fois  de  l'ôter  pour  le 

porter  à  la  main,   (il  cherche  à  se  débarrasser  du  sac  qu'il  n'a  pas.) 

LE    VOISIN  ,  riant. 

Qu'est-ce  que  vous  croyez  donc  avoir  sur  le  dos? 

DURAND  ,  se  tàtant. 

Je  n'ai  rien,  c'est  vrai!  Je  vous  jure  que  je  croyais  sentir  les  cour- 
roies. Il  faut  qu'elles  m'aient  blessé  aux  entournures. 

LE    VOISIN. 

Mais  le  sac,  où  est-il  ? 

DURAND. 

Je  viens  de  l'ôter  apparemment  dans  le  vestibule.  Oui,  oui,  je  me 
souviens  :  j'ai  dû  le  mettre  au  porte-manteau,  (ii  va  pour  sortir  et  s'arrête 


LE    PAVÉ.  799 

devant  une  étagère.)  Bon !  qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  La  grauwacke 
schisteuse  dans  les  roches  primitives!..  Cet  imbécile  de  Coqueretî 
Jamais  il  ne  saura  remettre  en  place  un  échantillon  que  son  stupide 
plumeau  fait  tomber!  Ah!  quelle  rage  d'épousseter!  Il  est  vrai  que 
Louise  veut  cela,  et  qu'il  faut  bien  s'y  soumettre.  Pourvu  que  tout 

ne  soit  pas  bouleversé  !   (Il  examine  et  range.) 

LE    VOISIN. 

Ah  çà  !  dites  donc,  ami  Durand,  pensez  un  peu  moins  à  vos  pierres 
et  faites-moi  la  grâce  de  m' écouter.  Je  suis  venu  pour  vous  parler 
d'autre  chose,  moi. 

DURAND. 

Parlez,  parlez,  mon  cher  ami,  je  suis  tout  à  vous...  Seulement 
attendez...  mon  marteau!  Ah!  il  est  resté  dans  mon  sac;  mais  je 
trouverai  bien  ici...  (ii  ouvre  un  tiroir  et  prend  un  marteau.)  Ah!  ah!  maître 
Jean  Goqueret  se  sera  exercé  en  mon  absence.  YoiLà  un  outil  él^ré- 
ché,  hors  de  service  ! . . .  l'animal  ! . . .  (  ii  en  prend  un  autre.  ) 

LE  VOISIN. 

C'est  votre  faute ,  vous  voulez  faire  de  vos  valets  des  minéralo- 
gistes... 

DURAND. 

Mon  cher,  celui-là,  j'aurais  juré  qu'il  avait  des  dispositions  éton- 
nantes :  il  a  ce  que  nous  appelons  familièrement  de  l'œil,  c'est-à- 
dire  qu'il  a  le  sens  oculaire  admirablement  développé;  mais  dès 
qu'on  veut  lui  mettre  un  nom  exact  ou  une  saine  notion  dans  la 
cervelle,  c'est  un  idiot! 

LE    VOISIN. 

Eh  bien  !  cela  devrait  vous  faire  rire  ! 

DURAND. 

Ça  me  fait  rire  quand  je  suis  en  train  de  rire!  Croiriez-vous  qu'il 
appelle  le  mica  du  nougat  et  les  encrinites  des  encriloircs? 

LE   VOISIN. 

Et  Louise,  est-ce  qu'elle  y  mord  à  tous  vos  noms  barbares? 

DURAND,  avec  feu. 

Louise!  c'est  un  phénix  d'intelligence,  mon  cher.  Ah!  si  je  m'é- 
tais occupé  plus  tôt  de  l'instruire!  Je  n'y  songeais  pas:  pourvu 
qu'elle  fût  ma  ménagère ,  je  croyais  qu'elle  en  saurait  toujours 
assez;  mais  ne  voilà-t-il  pas  que  tout  dernièrement  je  m'avise  de 
lui  dire  :  Que  ne  sais-tu  un  peu  de  minéralogie?  tu  ferais  de  l'or- 
dre dans  mes  matériaux,  que  je  n'ai  pas  trop  la  patience  de  ran- 
ger, et  que  ce  petit  laquais  me  place  de  manière  à  représenter  l'image 
du  chaos  primitif.  Eh  bien!  mon  cher  ami,  vous  me  croirez  si  vous 
voulez,  en  trois  mois  Louise,  cette  petite  paysanne  qui  sait  tout  au 
plus  lire  et  écrire  proprement,  s'est  mise  à  étudier  mon  Index  me- 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

thodicus,  vous  savez,  l'ouvrage  élémentaire  que  j'ai  publié  l'année 
passée,  et  la  voilà  (|ui  connaît  les  roches  principales  et  une  bonne 
partie  de  leurs  modifications  aussi  bien  que  vous  et  moi. 

LE    VOISIN. 

Aussi  bien  que  moi!  merci.  Je  n'en  sais  et  n'en  veux  pas  savoir  le 
premier  mot.  Pauvre  fille!  cela  doit  bien  l'ennuyer. 

DURAND. 

L'ennuyer,  elle!  Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  Louise!  Quel 
trésor  de  dévouement,  d'abnégation!  Pourvu  qu'elle  se  rende  utile, 
elle  est  heureuse,  n'ayant  pas  d'autre  idée,  pas  d'autre  instinct  que 
le  désir  de  servir  et  de  contenter  ceux  qu'elle  aime. 

LE    VOISIN. 

Vous  en  parlez  avec  feu. 

DURAND. 

Eh  bien!  pourquoi  donc  pas?  Y  entendez-vous  malice? 

LE    VOISIN. 

Non,  Je  vous  connais  pour  le  plus  rigide  des  hommes  dans  vos 
principes  et  dans  vos  mœurs;  mais  je  me  demande  si,  l'aimant  à  ce 
point,  vous  ne  songez  pas  à  l'épouser. 

DURAND,    riant. 

L'épouser,  moi  !  Ah  !  la  bonne  idée  !  Il  n'y  a  que  vous  pour  avoir 
des  idées  pareilles. 

LE    VOISIN. 

A  mon  tour,  je  vous  dirai  :  Pourquoi  donc  pas?  Vous  êtes  sans 
préjugés,  vous! 

DURAND. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  appelez  des  préjugés,  mais  je  sais  que 
j'aime  cette  enfant  d'un  sentiment  trop  pur,  trop  paternel  pour  jamais 
songer  à  imposer  mes  quarante-cinq  ans  à  sa  verte  jeunesse.  Non, 
non,  diable!  à  moi  une  jeune  femme!  Et  le  ridicule,  et  l'avenir,  et 
le  catarrhe,  et  le  clabaudage,  et  la  corriii)tion  inévitable  autour  des 
ménages  mal  assortis!  Est-ce  qu'une  fille  d'Eve,  dans  une  pareille 
situation,  peut  sans  désespoir  rester  fidèle  k  un  vieillard?  Non,  vous 
dis-je!  Laissons  Thérèse  à  Jean-Jacques  Rousseau.  Ces  escapades  ne 
sont  permises  qu'aux  hommes  de  génie,  lesquels  eux-mêmes  ne  s'en 
trouvent  pas  toujours  fort  bien. 

LE    VOISIN. 

Puisque  vous  êtes  dans  de  si  sages  idées,  je  vois  que  je  peux  vous 
parler  raison.  Une  femme  de  trente-deux  ans  est  ce  qu'il  vous  faut. 
Avez-vous  vu  ma  nièce  à  la  ville  ? 

DURAND,     qui   travaille    son    pnvé. 

Gryphée  arquée!  Trigonie  gibbeuse... 


LE    PAVÉ.  801 

LE    VOISIN. 

Qui?  ma  nièce?  une  grypliée,  une  bossue!  Qu'entendez-vous  par 
là,  je  vous  prie?  Il  n'y  a  ni  griffes  ni  gibbosités  dans  ma  famille! 

DURAND. 

Eh!  je  ne  vous  parie  pas  de  votre  nièce,  mon  cher!  J'examine  ce 
que  contient  ce  magnifique  bloc  d'oolithe;  c'est  une  vraie  trouvaille 
que  j'ai  ramassée  sur  la  grande  route  au  moment  où  le  cantonnier 
allait  l'employer.  Ce  sont  des  pavés  de  rebut  qu'ils  brisent  pour 
ferrer  la  voie.  En  détruisent-ils,  ces  malheureux,  des  échantillons 
précieux  et  rares!  Et  pourquoi,  je  vous  le  demande?  Si  tout  le  monde 
avait  le  bon  sens  de  voyager  à  pied,  comme  je  fais  en  tout  pays  et 
en  toute  saison... 

LE    VOISIN. 

Vous  êtes  allé  à  la  ville  à  pied  et  vous  êtes  revenu  de  même? 

DURAND,  examinant  son  pavé. 

Parbleu!  —  dix-sept  espèces  de  débris  dans  une  seule  pierre!  Et 
quand  je  dis  débris,  beaucoup  de  sujets  sont  dans  un  état  de  con- 
servation parfaite!  Voici  la  térébratule  épineuse,  la  pholadomya 
fidicula,  nerinea  hieroglyphica,  cidaris  coronata... 

LE    VOISIN. 

Et  patati,  et  patata!...  Mon  ami,  vous  devenez  insupportable,  et 
puisqu'il  n'y  a  pas  moyen  de  vous  arracher  une  parole  qui  ait  le 
sens  commun,...  je  suis  votre  serviteur!  (ii  prend  son  chapeau.) 

DURAND. 

Non,  voisin!  Allons  donc,  pardonnez-moi!  Un  moment  de  pa- 
tience... Il  y  a  Là  quelque  chose  qui  m'intrigue...  Est-ce  la  dent 
palatale  d'un  poisson,  ou  bien?... 

LE    VOISIN. 

Tenez,  vous  n'êtes  peut-être  pas  si  distia  t  que  vous  en  avez  l'air! 
Vous  faites  la  sourde  oreille  pour  ne  pas  me  répondre;  mais  je  vous 
dis,  moi,  qu'il  est  temps  de  vous  décider.  Vous  avez  laissé  faire  des 
démarches,  et  j'apprends  de  ma  sœur  qu'étant  allé  à  la  ville  pour 
voir  sa  fille,  vous  avez  tout  simplement  oublié  de  leur  rendre  visite. 

DURAND. 

Eh  bien!  je  n'ai  rien  oublié  du  tout.  Je  n'ai  pu  me  résoudre,  il 
est  vrai,  à  faire  cette  visite  embarrassante;  mais  j'ai  vu  votre  nièce 
à  la  promenade.  Je  l'ai  trouvée  fort  bien,  et,  comme  le  mariage  est 
une  chose  grave  qui  demande  réflexion,  je  suis  revenu  chez  moi 
pour  réfléchir  un  peu. 

LE    VOISIN. 

A  quoi  diable  voulez-vous  réfléchir?  Vous  savez  tout  ce  qui  con- 
cerne cette  jeune  veuve.  Elle  est  de  bonne  famille,  elle  n'a  pas 

TOME   XXXIV.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'enfans,  son  âge  est  assorti  au  vôtre;  elle  est  sage,  belle,  instruite, 
aimable.  Il  n'y  a  qu'une  voix  sur  son  compte,  elle  est  au  moins  aussi 
aisée  que  vous... 

DURAND. 

Tout  cela  est  vraj,  mon  voisin.  Pourquoi  vous  enflammez-vous? 
Est-ce  que  je  vous  contredis?  Je  vous  dis  que  je  l'ai  vue!  C'est  une 
grande  blonde,  mince,  élégante,  un  peu  maigre  par  exemple!   " 

LE    VOISIN. 

Que  diable  me  dites-vous  là  ? 

DURAND. 

Oui,  oui,  elle  est  un  peu  maigre,...  c'est  dommage!...  Et  très 
blonde...  Je  l'eusse  préférée  brune! 

LE    VOISIN. 

Ah  çà!  voisin,  vous  qui  parlez  du  sens  oculaire,  je  vous  déclare 
que  vous  en  êtes  tout  à  fait  dépourvu.  Elise  est  petite,  brune  et  d'un 
aimable  embonpoint,  comme  on  disait  de  mon  temps.  C'est  une 
autre  que  vous  avez  regardée;  c'est  son  amie.  M™*"  de  Saintes,  que 
TOUS  avez  prise  pour  elle  ! 

DURAND. 

Ah!...  Alors  votre  nièce  est  cette  brunette  qui  lui  donnait  le  bras? 
Oui,  oui,  j'ai  fait  attention  aussi  à  celle-là...  Diantre,  elle  est  jo- 
lie!... Un  peu  trop  brune  et  un  peu  trop  petite...  Pourtant  j'y  pen- 
serai, elle  le  mérite...  J'y  pense!  Donnez-inoi  le  temps  de  m'habi- 
tuer  à  l'idée  d'une  petite  brune,  moi  qui,  depuis  trois  jours,  ne 
cessais  de  méditer  sur  les  particularités  physiologiques  d'une  grande 
blonde. 

LE    VOISIN. 

Durand,  voulez-vous  que  je  vous  dise  ma  façon  de  penser?  Vous 
ne  vous  souciez  ni  des  brunes  ni  des  blondes.  Vous  n'avez  pas  la 
moindre  envie  de  vous  marier,  et  vous  vous  êtes  dépêché  de  revenir 
pour  n'avoir  plus  à  y  songer. 

DURAND. 

Non;  je  suis  un  homme  sincère,  et  je  n'ai  fait  aucun  raisonne- 
ment pour  me  dispenser  de  prendre  un  parti.  Je  suis  revenu,...  ma 
foi,  parce  que  mes  jambes  m'ont  ramené  ici.  Que  voulez-vous? 
l'habitude,  le  besoin  de  travailler,  l'impossibilité  de  rester  oisif, 
d"aller  dîner  en  ville,  de  faire  ma  cour...  Je  n'entends  rien  à  tout 
cela,  moi,  que  diable!  Je  n'ai  jamais  tenu  de  propos  galans  à  une 
femme,  je  crains  d'être  l'âne  qui  contrefait  le  petit  chien;  j'ai  senti 
qu'on  allait  mg  trouver  parfaitement  ridicule,  et  je  me  suis  dit,... 
non,  je  ne  me  suis  rien  dit.  J'ai  pris  mon  sac  de  voyage,  je  me  suis 
mis  à  marcher,  et  me  voilà  arrivé  sans  trop  savoir  pourquoi  ni  com- 
ment. 


LE    PAVÉ.  803 

LE   VOISIN. 

Si  vous  ne  le  savez  pas,  je  vais  vous  le  dire,  moi!  Vous  avez  le 
mariage  en  horreur,  et  vous  préférez  rester  vieux  garçon.  Je  devais 
m'attendre  à  cela  de  la  part  d'un  original  de  votre  étoffe.  Vous  m'a- 
vez fait  faire  un  pas  de  clerc  en  me  priant  d'écrire  à  ma  sœur... 

DURAND. 

Ah!  permettez,  je  ne  vous  en  ai  pas  prié  du  tout;  c'est  vous  qui 
me  l'avez  offert  en  me  persuadant  que  je  devais  accepter. 

LE    VOISIN. 

Vous  n'avez  pas  dit  non  ! 

DURAND. 

Je  n'ai  pas  dit  oui  ! 

LE    VOISIN. 

Et  à  présent  vous  ne  dites  ni  oui,  ni  non?  Eh  bien!  ma  nièce  n'est 
pas  faite  pour  attendre  votre  bon  plaisir,  entendez-vous?...  Elle  ne 
manque  pas  de  prétendans,  elle  ne  vous  connaît  pas,  et  elle  ne  vous 
eût  donné  la  préférence  que  pour  me  faire  plaisir. 

DURAND. 

Oh!  en  ce  cas,  voisin,  c'est  pour  le  mieux!  Je  n'ai  pas  de  scru- 
pule à  hésiter. 

LE    VOISIN. 

Dispensez -vous  d'hésiter  davantage;  ma  nièce  n'est  pas  pour 
vous.  Je  vais  lui  écrire  sur  l'heure  de  se  décider  pour  un  autre,  en 
lui  demandant  pardon  de  la  sotte  démarche  que  mon  amitié  pour 
vous  m'avait  suggérée. 

DURAND. 

Oh  !  si  vous  vous  fâchez... 

LE    VOISIN. 

Eh!  pardieu,  oui,  je  me  fâche!  J'en  ai  le  droit. 

DURAND. 

Non. 

LE    VOISIN. 

Si  fait,  et  je  suis  bien  aise  de  vous  dire,  en  vous  quittant,  que 
vous  gâtez  à  plaisir  votre  existence  avec  des  billevesées  !  Voilà  un 
homme  bien  heureux  et  un  citoyen  bien  utile,  qui  ne  se  plaît  qu'à 
remplir  sa  maison  de  pavés  de  rebut  et  de  coquilles  cassées!  Je 
vous  avertis,  moi,  que  vous  ferez  une  sotte  fin,  que  vous  deviendrez 
un  pédant  ridicule,  un  cœur  sec  et  frivole,  un  cerveau  romanesque, 
un  fantasque  et  un  Cassandre  ! . . . 

DURAND,    rinnt. 

Diable!  voilà  bien  des  maux  à  la  fois. 

LE    VOISIN. 

Oui,  oui,  et  que  vous  tomberez  dans  quelque  déplorable  folie,  car 


804  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'homme  est  fait  pour  la  famille,  pour  la  société,  et  celui  qui  ne 
veut  pas  vivre  comme  les  autres,  celui  qui  n'a  pas  le  goût  des  choses 
raisonnables...  Je  ne  vous  dis  que  cela,  monsieur  Durand,  je  ne  vous 
dis  que  cela,  et  souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  dis!  (ii  sort.) 


SCENE  III. 

DURAND,  seul. 

En  voilà  une  kyrielle  !  Faut-il  que  j'aie  de  la  patience  !  Mais  il  faut 
bien  endurer  quelque  chose  avec  un  homme  en  cheveux  blancs, 
quand  on  est  plus  jeune  d'une  dizaine  d'années  et  qu'on  n'en  a  pas, 
de  cheveux  blancs.  Ne  dirait-on  pas  que  c'est  demain  matin  que  je 
vais  devenir  cacochyme,  que  je  dois  me  presser  de  chercher  un  bâton 
de  vieillesse?  Eh!  allez  vous  promener  avec  vos  sermons!  Avant  de 
prendre  un  parti,  il  faut  bien  au  moins  que  je  consulte  mon  monde, 
mes  paretis,  mon  entourage,  Louise  même,  Louise  surtout,  qui  est 
nécessaire  au  repos  et  au  bien-être  de  ma  vie.  Si  elle  craignait 
d'être  rudoyée  par  une  maîtresse  acariâtre?  Louise  s'est  dévouée  à 
moi,  toujours,  en  toutes  choses,  jusqu'à  mordre  à  la  science  pour 
m'être  utile.  Quelle  autre  eût  eu  ce  bon  sens  et  cette  générosité? 
(Regardant  sa  collection.)  Quand  je  pense  qu'une  femme  ignorante  et  ta- 
quine pourrait  jeter  tout  cela  par  la  fenêtre  et  me  forcer  à  m' occu- 
per de  ses  chiffons,  vouloir  me  mener  au  bal!...  Mais  où  donc  est 
Louise?  Elle  est  peut-être  malade!...  Et  ce  drôle  de  Jean  Coqueret, 
pourquoi  n'est-il  pas  là?  (Appelant.)  Coqueret!...  Coq... 

SCÈNE  lY. 
DURAND,  COQUERET. 

COQUERET,    portant  le  sac  de  M.  Durand  sur  ses   épaules. 

Voilà,  monsieur!  Bonjour  donc,  monsieur!  Monsieur  est  revenu? 

DURAND. 

Apparemment...  Bonjour,  mon  garçon.  Où  est  Louise? 

COQUERET. 

Très  bien,  monsieur.  Et  vous-même? 

DURAND. 

Je  te  parle  de  Louise  ! 

COQUERET. 

En  vous  remerciant,  monsieur!  Et  vous  pareillement? 

DURAND. 

Quand  tu  auras  fini  tes  salamalecs,  tu  me  répondras  peut-être.  Je 
te  demande  où  est  Louise. 


LE    PAVÉ.  805 

COQDERET,  agité. 

Monsieur  est  bien  bon.  Louise  est...  Je  ne  sais  pas,  monsieur,  où 
elle  est,  la  Louise;  mais  je  peux  bien  dire  à  monsieur  qu'elle  et  moi 
on  est  comme  frère  et  sœur,  ni  plus  ni  moins! 

DURAND. 

Tiens,  je  l'espère  bien!  (A  part.)  Est-ce  qu'il  y  entendrait  malice? 
Non,  il  est  trop  simple.  (Haut.)  Âli  çà!  trouve-moi  mon  sac,  qui  doit 
être  quelque  part  par-là. 

COQUERET,    qui  a  posé  le  sac  sur  la  table. 

Le  v'ià,  monsieur,  je  l'ai  trouvé! 

DURAND. 

Je  l'avais  donc  perdu?  , 

COQUERET. 

Oh!  monsieur  ne  l'avait  pas  perdu;  il  l'avait  laissé  au  bord  de  la 
route,  sur  un  tas  de  pierres.  Je  m'en  revenais  du  pré,  où  j'avais  été 
conduire  la  vache  avec  Louise. 

DURAND. 

Alors  Louise  est  restée  dans  le  pré  ?  Pourquoi  disais-tu  que  tu  ne 
savais  pas  où  elle  était? 

COQUERET. 

Moi,  j'ai  dit  ça? 

DURAND. 

Oui,  tu  l'as  dit. 

COQUERET. 

C'est  étonnant,  cela,  monsieur.  Je  croyais  bien  avoir  dit  :  Elle  est 
avec  sa  vache. 

DURAND. 

Et  pourquoi  s'occupe-t-elle  encore  des  vaches?  Je  l'en  avais  dis- 
pensée. 

COQUERET. 

Oh  !  monsieur,  elle  ne  veut  pas  faire  la  demoiselle  !  Elle  aime  tant 
les  bêtes  ! 

DURAND. 

Enfin  pourquoi  m'as-tu  dit  :  Je  ne  sais  pas? 

COQUERET. 

J'ai  cru  que  monsieur  me  demandait  où  était  la  cuisinière. 

DURAND. 

Allons,  tu  seras  toujours  aussi  fou,  aussi  distrait!  Une  vraie  tête 
de  linotte  ! 

COQUERET. 

Oh!  non,  monsieur!  Depuis  huit  jours  que  monsieur  s'est  absenté, 
je  ne  suis  plus  de  moitié  si  bête  ! 

DURAND. 

C'est-à-dire  que  c'est  moi  qui  te  rendais  bête? 


806  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

COQUERET. 

Oh  !  non ,  monsieur,  toute  la  faute  était  à  moi  !  Mais  depuis  que 
Louise  a  entrepris  mon  éducation... 

DURAND. 

Ah  !  Louise  a  entrepris. . . 

COQCERET. 

Oui,  monsieur.  Elle  m'a  dit  comme  ça  :  Vois-tu,  Jean,  tu  impa- 
tientes notre  maître  avec  ta  bêtise,  faut  te  forcer  l'esprit  pour  lui 
complaire,  faut  apprendre!  Moi,  j'ai  appris  à  seule  fm  de  t'ensei- 
gner,  et  je  vais  t'enseigner  bien  vite,  du  temps  que  monsieur  n'y 
est  pas. 

DURAND. 

Alors,...  selon  toi,  elle  ne  s'est  donné  la  peine  d'apprendre  qu'à 
ton  intention  ? 

COQUERET. 

Oui,  monsieur,  c'est  comme  je  vous  le  dis. 

DURAND  ,  avec  dépit. 

Elle  est,  ma  foi,  bien  bonne  ! 

COQUERET. 

Oh!  oui,  monsieur,  elle  est  diantrement  bonne,  c'est  la  vérité! 

DURAND,    (il  prend  son  marteau  et  travaille  sa  pierre  avec  humeur.)  à  part. 

Et  moi  qui  attribuais  ce  beau  zèle  à  son  dévouement  pour  moi!... 
Mais  c'est  pour  l'encourager,  ce  qu'elle  lui  a  dit  là...  Au  fond,  elle 
ne  songeait  qu'à  le  rendre  moins  impatientant  pour  moi;  c'était  en- 
core une  manière  de  me  servir.  Excellente  fille!  (Haut.)  Voyons,  que 
t'a-t-elle  appris.  M""  Louise? 

COQUERET. 

La  Louise?  Elle  m'a  commencé  par  le  commencement,  par  les... 

DURAND. 

Par  les  granités? 

COQUERET. 

Oui,  monsieur. 

DURAND. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  le  granit? 

COQUERET. 

Ce  que  c'est,  ce  que  c'est!  c'est  ce  qu'on  place  au  commence- 
ment des  livres  et  au  numéro  1  sur  les  rayons.  C'est  les  montagnes 
du  coté  de  Saint-Pierre. 

DURAND. 

Bien!  Après?  Cela  se  compose  de... 

COQUERET. 

Ça  se  compose  de,...  ça  se  compose  de...  trois  choses  qui  sont  le... 


LE    PAVÉ.  807 

trois  choses,  qui  sont  le...  le...  (Il  prend  divers  échantillons  et  les  montre  à 
Durand.) 

DURAND. 

Allons!  tu  ne  sais  pas  les  noms,  tu  ne  les  apprendras  jamais; 
mais  l'œil  et  la  mémoire  du  fait  y  sont  toujours.  Il  faudrait  au  moins 
avoir  une  idée  de  l'histoire  du  globe...  D'où  est  sorti  le  granit  au 
commencement  des  choses? 

COQUERET. 

Oh  !  je  sais,  monsieur.  Ça  est  sorti  de  l'eau,  ou  du  feu,  ou  de  l'air, 
c'est  comme  vous  voudrez. 

DURAND. 

Comment!  c'est  comme  je  voudrai? 

COQUERET. 

La  Louise  m'a  dit  :  Monsieur  n'est  pas  sûr,  mais  il  aime  mieux 
que  ça  soit  sorti  du  feu,  et  ce  sera  ce  que  monsieur  décidera. 

DURAND,    à   part. 

On  dirait  qu'à  eux  deux  ils  se  sont  moqués  de  moi?  Au  fait,  je 

n'ai  là-dessus  que  des  hypothèses  !   (  Rêvant  en  regardant  le  granit  que  Co- 

queret  lui  a  apporté.)  Qui  résoudra  à  coup  sûr  le  premier  des  problèmes? 
Qui  a  présidé  au  spectacle  de  ces  étonnantes  formations  ?  0  granit  ! 
la  plus  vulgaire  et  la  plus  mystérieuse  des  pierres  !  tu  es  la  clé  qui 
ouvre  tout,  sauf  le  point  de  départ!  Derrière  toi,  il  n'y  a  de  prouvé 
que  la  fantaisie  de  nos  systèmes  !  Tu  es  le  poème  fabuleux  (Louise  entre) 
de  nos  rêveries,  le  témoin  impénétrable  des  jours  qui  ne  sont  plus, 
le... 


SCENE  V. 
Les   Mêmes,   LOUISE. 

LOUISE  ,  qui  a  interrogé  Coqueret  du  regard  en  entrant,  et  à  qui  celui-ci  o  fait  signe  que  leur 
maître  était  dans  les  espaces.  De  la  part  de  Coqueret,  cet  avertissement  n'a  rien  d'ironique, 
il  est  au  contraire  respectueux  et  admiratif. 

Bonjour,  monsieur... 

DURAND  ,  tressaillant  et  qiiittant  son  pavé. 

Ah!  bonjour,  ma  Louise,  bonjour,  ma  bonne  fille!  (il  rembrasse  au 
front,  presque  respectueusement.)  Es-tu  un  peu  contente  de  me  revoir? 

LOUISE. 

Oh  !  oui,  monsieur,  bien  contente. 

COQUERET,  bas  ù  Louise. 

Pourquoi  est-ce  que  tu  ne  l'embrasses  pas,   toi?  Embrasse-le 
donc  ! 

LOUISE  ,  bas. 

Non  ! 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND  ,    à   Coqueret. 

Pourquoi  lui  parles-tu  tout  bas?  (A Louise.)  Qu'est-ce  qu'il  te  di- 
sait? 

LOUISE. 

Rien,  monsieur,  des  bêtises! 

COQUERET. 

\h!  non,  monsieur,  c'était  pas  des  bêtises!  Je  lui  disais  d'em- 
brasser monsieur.  C'était  pour  faire  plaisir  à  monsieur!  Yiai! 

DURAND ,    un    peu  ému. 

Non!  elle  a  raison  d'être  plus  réservée,  plus  sérieuse  dans  ses 
manières,  à  présent  qu'elle  est  grande. 

COQUERET. 

C'est  donc  ça  qu'elle  ne  veut  plus  que  je  l'embrasse,  moi?  Mais 
avec  monsieur,  qui  est  âgé,  c'est  pas  la  même  chose. 

DURAND. 

Agé,...  âgé!... 

LOUISE. 

Voyons,  monsieur,  mettez-vous  donc  à  votre  aise  !  (  a  Coqueret.)  Va 

lui    chercher    sa    veste    et    ses   pantoufles.  (Coqueret  sort  en  courant  par  la 
porte  de  droite  qui  conduit  à  la  chambre  de  M.  Durand.) 

SCÈNE   VI. 
DURAND,   LOUISE. 

LOUISE. 

Si  vous  êtes  venu  de  la  ville  à  pied ,  vous  devez  être  las  ! 

DURAND. 

Las,  moi?  Ah  çà!  M.  Coqueret,  ton  élève,  t'a  donc  persuadé  que 
je  suis  bien  vieux  ? 

LOUISE. 

Vous  n'êtes  pas  vieux,  mais  vous  n'êtes  plus  tout  jeune.  Et  votre 
vilain  rhume  que  vous  ne  voulez  pas  soigner!  Vous  avez  déjà  toussé 
trois  fois  depuis  trois  minutes. 

DURAND. 

Bah!  qu'est-ce  que  ça  fait?  Avec  un  petit  mal  chronique,  on  vit 
cinquante  ans  de  plus  !  Voyons,  qu'as-tu  fait  de  bon  en  mon  absence? 
Tu  t'es  faite  l'institutrice  de  Coqueret,  à  ce  qu'il  m'a  dit? 

LOUISE. 

Ah  !  il  vous  a  dit. . . 

DURAND. 

Que  tu  l'avais  entrepris  sur  le  granit;  mais  c'est  peine  perdue  : 
tu  n'en  feras  jamais  rien  qu'un  âne. 


LE    PAVÉ.  809 

LOUISE. 

Pardon,  monsieur,  je  vous  en  lerai  un  bon  serviteur,  car  il  est 
doux,  courageux,  de  bonne  volonté,  et  il  vous  aime.  C'est  bien  quel- 
que chose! 

DURAND. 

Oui,  sans  doute,  il  a  de  bons  instincts;  mais  il  ne  sortira  jamais  de 
la  vie  d'instinct. 

LOUISE. 

Et  quel  besoin  avez-vous  d'un  savant  pour  vous  servir?  Est-ce 
que  je  ne  suis  pas  là  pour  réparer  ses  petites  gaucheries? 

DURAND. 

Oh!  toi,  Louise,  c'est  autre  chose!  Tu  as  une  belle  mémoire,  une 
docilité  admirable.  C'est  un  plaisir  de  t'enseigner  quelque  chose.  Tu 
es  beaucoup  pour  moi,  ma  chère  Louise.  Tant  de  soins,  d'attentions! 
Etre  servi  comme  un  prince,  dorloté  comme  un  enfant,  compris  par 
quelqu'un  qui  s'intéresse  à  vos  travaux,  qui  se  prête  à  vos  inno- 
centes passions...  Eh  bien!  qu'est-ce  que  tu  as?  Tu  es  triste?...  A 
quoi  penses-tu? 

LOUISE. 

A  rien,  monsieur,  je  regardais  ce  pavé,  c'est  une  belle  pièce. 

DURAND,  vivement. 

N'est-ce  pas?  Figure-toi  qu'il  y  a  là  une  dent  fossile...  Je  m'ima- 
gine qu'il  y  aura  une  mâchoire  entière,  et  que  ce  pourrait  bien  être 
le...  Mais  tu  ne  m'écoutes  pas,  tu  parais  souffrante! 

LOUISE. 

Non,  monsieur. 

DURAND,  regavdiint  le  pavé. 

Si  c'était  ce  que  je  pense,...  ce  serait  une  rareté...  Mais  tu  es 
triste,  et  cela  m'ùte  la  joie  du  cœur.  Tu  travailles  trop,  je  parie! 

LOUISE. 

Moi!  Il  me  semble  au  contraire  que  je  ne  fais  rien  pour  vous  payer 
(le  vos  bontés.  Après  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  m'élever, 
m'instruire,  me  traiter  toujours  si  doucement,  avoir  recueilli  et  soi- 
gné ma  pauvre  mère  jusqu'à  son  dernier  jour...  Ça,  voyez-vous, 
une  pauvre  femme  que  tout  le  monde  repoussait  et  que  vous  m'a- 
vez appris  à  aimer  et  à  respecter  malgré  tout  le  monde...  Après  une 
chose  comme  ça,  si  je  n'avais  pas  bonne  envie  de  vous  servir  et  de 
vous  soigner  quand  vous  serez  comme  elle  vieux  et  infirme... 

DURAND. 

Moi?  je  ne  serai  jamais  infirme.  Avec  la  vie  active  et  sage  que  je 
mène... 

LOUISE. 

Tant  mieux!  Mais  je  voudrais  que  vous  eussiez  besoin  de  moi  : 
vous  verriez  si  je  me  souviens! 


810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND. 

Toi!  tu  es  un  ange,  et  je  suis  loin  d'avoir  fait  pour  toi  ce  que  j'au- 
rais dû  faire.  Je  t'ai  vraiment  négligée  jusqu'à  présent.  Je  ne  voyais 
pas  combien  tu  es  intelligente.  Je  te  traitais  comme  une  paysanne 
ordinaire.  Je  te  tenais  à  distance,  derrière  la  porte  pour  ainsi  dire, 
me  persuadant  que  c'était  assez  de  t' assurer  le  bien-être  matériel, 
ne  devinant  pas  que  ton  esprit  avait  besoin  de  culture  et  qu'un  jour 
je  pourrais  causer  avec  toi  comme  avec  une  amie.  Oui,  oui,  je  mé- 
rite des  reproches.  J'ai  été  absorbé  par  mes  livres,  et  il  n'y  a  pas 
plus  de  deux  ou  trois  mois  que  j'ai  commencé  à  t' apprécier,  à  t'é- 
couter,  à  te  regarder!... 

LODISE,   à  part. 

Ah!  comme  j'ai  eu  tort  de  ne  pas  rester  derrière  la  porte! 

DURAND. 

Pourquoi  rêves-tu  quand  je  te  parle?  Ne  vois-tu  pas  que  j'ai  à 
cœur  de  réparer  ma  négligence?  Ne  te  dois-je  pas  cela?  Ne  m'as-tu 
pas  fait  un  bien  immense?  Tu  m'as  ouvert  le  cœur  à  l'amitié,  à  un 
sentiment  plus  doux  encore,  que  sans  toi  je  n'aurais  jamais  connu, 
le  sentiment  paternel!  C'est  vrai,  cela.  Vieux  piocheur,  je  me  serais 
desséché,  pétrifié  avec  mes  cailloux,  n'est-ce  pas?  Je  serais  devenu 
sombre,  hypocondriaque,  insupportable!  Ça  conmiençait.  J'avais  des 
momens  d'humeur,  même  avec  toi.  Tu  dis  que  j'ai  toujours  été  bon! 
Tu  oublies  que  bien  souvent  je  t'ai  traitée  de  niaise  et  d'étourdie; 
mais  ça  ne  m'arrivera  plus,  va,  je  t'en  réponds! 

LOUISE  ,  à  part. 

Hélas!  tant  pis. 

DLRAXD. 

Non,  non!...  Je  n'aurai  plus  la  folie,...  je  n'aurai  même  plus  la 
pensée  de  te  faire  pleurer,  pauvre  enfant!  J'ai  ouvert  les  yeux.  J'ai 
reconnu...  Oui,  je  pensais  à  cela  tantôt  en  revenant  ici. 

LOUISE. 

Vous  pensiez  trop.  Vous  avez  laissé  votre  sac  de  voyage  au  beau 
milieu  de  la  route  ! 

DURAND. 

Méchante,  tu  me  grondes.  Que  veux-tu?  je  pensais  à  toi.  Je  me 
disais  :  Une  femme  douce,  instruite  et  charmante  est  un  trésor  dans 
une  maison,  un  rayon  de  soleil  dans  la  vie  d'un  pauvre  ermite!... 
Qu'ai-je  besoin  d'aller  chercher  une  compagne  à  la  ville,  quand  tout 
près  de  moi?... 

LOUISE. 

Ah!  vous  aviez  l'idée  de  vous  marier?  Votre  voisin  me  l'avait  dit. 
Eh  bien!  est-ce  que  vous  y  renoncez? 


LE    PAVÉ.  811 

DURAND. 

Oui,  oui,  sois  tranquille!  Personne  autre  que  toi  ne  commandera 
ici! 

LOUISE. 

Mais,  monsieur,  au  contraire,  je... 

DORAND. 

Sois  tranquille,  je  te  dis!  Mais  je  crois  que  j'ai  faim,  Louise;  je 
ne  sais  pas  si  j'ai  déjeuné  ce  matin.  Je  me  sens  la  poitrine  tout  en 
feu... 

LOUISE. 

Je  parie  bien  que  vous  n'y  avez  pas  songé!  Votre  repas  vous  at- 
tend. Allez  donc,  monsieur,  allez  donc  vite. 

DURAND. 

Mais,...  tu  vas  venir,  n'est-ce  pas?  Je  n'entends  plus  que  tu  me 
passes  mon  assiette,  c'est  l' affaire  de  M.  Goqueret.  Tu  causeras  avec 
moi,  tu  me  parleras  de  tes  poules,  de  ton  chevreau.  Il  va  bien,  ton 
petit  chevreau? 

LOUISE. 

Oui,  oui,  monsieur,  allez! 

DURAND. 

Ah!  ma  foi,  j'ai  le  cœur  content  d'être  revenu,  de  revoir  ma  mai- 
son, mon  jardin,  et  toi  surtout  !  Au  revoir,  Louisette  !  (il  sort  par  le  fond.) 


SGENE  VII. 

LOUISE,    seule. 

Y  a-t-il  sur  la  terre  un  meilleur  homme,  un  plus  doux  maître  que 
celui-là?  Non,  il  n'y  en  a  pas,  et  plus  il  me  gâte,  plus  j'ai  de  crainte 
et  de  souci!  Le  bon  Dieu  sait  pourtant  que  ça  n'est  pas  de  ma  faute, 
ce  qui  arrive!  Jamais  je  n'aurais  pensé... 


SCENE  VIII. 
LOUISE,  GOQUERET. 

LOUISE. 

Il  est  temps  d'arriver! 

COQUERET,  qai  apporte  la  veste  et  les  pantoufles. 

Ne  me  gronde  pas,  Louise!  Ce  n'est  pas  ma  faute.  Je  ne  pouvais 
pas  trouver  les  pantoufles,  je  n'en  trouvais  qu'une.  C'est  les  rats  qui 
avaient  promené  l'autre  jusque  sous  le  lit.  Dame!  c'est  la  faute  à 
monsieur!  Il  ne  veut  pas  souffrir  de  chats  dans  la  maison  depuis 


( 

812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  gros  matou  qui  t'avait  mis  le  bras  tout  en  sang,  mêmement  que 
monsieur  en  était  sens  dessus  dessous,  et  que... 

LOUISE. 

Cours  donc  le  servir,  bavard!  Il  est  en  train  de  déjeuner!  M'en- 
tends-tu? A  qui  est-ce  que  je  parle? 

COQUERET. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  je  fais?  J'y  cours;  mais  écoute  un  mot, 
Louise  !  T'as  pas  voulu  écouter  dans  le  pré  ce  que  je  voulais  te  dire. 
Tu  m'as  renvoyé  très  durement,  faut  m' entendre  ici! 

LOUISE. 

Non!  nous  n'avons  pas  le  temps. 

COQUERET. 

C'est  le  temps  qu'il  faut  prendre,  monsieur  vient  d'arriver,  il  est 
de  bonne  humeur,  je  vais  lui  dire  ça  tout  chaud. 

LOUISE. 

Comment?  Quoi?  Qu'est-ce  que  tu  veux  lui  dire? 

COQUERET. 

Je  lui  dirai  que  je  t'aime,  que  je  suis  affolé  de  toi,  que  j'en  de- 
viens imbécile  ! . . . 

LOUISE. 

Oui!  essaie  de  lui  dire  ça,  si  tu  veux  qu'il  t'envoie  promener! 

COQUERET. 

Ça  ne  fait  rien,  ça  sera  dit,  et  si  tu  veux  dire  comme  moi... 

LOUISE. 

En  voilà  assez.  Je  t'ai  dit  que  ça  ne  se  pouvait  pas,  que  je  ne  me 
voulais  point  marier  de  si  tôt,  et  qu'il  n'y  fallait  point  du  tout  pen- 
ser. Ne  me  parle  donc  plus  de  ça,  je  te  le  défends!  (Coqueret,  qui  a  mis 

la  veste  et  les  pantoufles  sur  une  chaise,  s'assied  dessus  avec  désespoir  et  se  met  à  pleu- 
rer, la  tête  dans  ses  mains.  Louise  le  regarde  un  instunt,  se  détourne  et  se  cache  pour 
pleurer  aussi.  On  entend  sonner.  Louise  essuie  ses  yeux.)  Monsieur  SOnUG;  al- 
lons! va! 

COQUERET. 

Non,  je  ne  veux  plus  servir,  je  me  veux  faire  mourir! 

LOUISE. 

Allons!  es-tu  fou?  Veux-tu  faire  attendre  monsieur? 

COQUERET. 

Il  y  a  dix  ans  que  je  l'attends  tous  les  jours,  il  peut  bien  m'aî- 
tendre  une  fois  ! 

LOUISE. 

Tu  veux  me  faire  de  la  peine  ? 

COQUERET. 

Je  peux  bien  t'en  faire,  je  ne  t'ea  ferai  jamais  autant  comme  tu 
m'en  fais! 


LE    PAVÉ.  813 

LOUISE  ,    sévère. 

Alors  tu  n'as  plus  d'amitié  pour  moi;  c'est  fini? 

COQUERET. 

Pourquoi  est-ce  que  j'aurais  de  l'amitié  pour  quelqu'un  qui  me 
déteste  ? 

LOUISE. 

Tu  ne  dis  pas  ce  que  tu  penses.  Nous  avons  été  élevés  ensemble, 
et  tu  sais  que  je  t'aime  beaucoup;  mais  je  ne  peux  pas  t' épouser. 
Ça  ne  dépend  pas  de  ma  volonté...  Allons!... 

COQUERET. 

Tu  mens!  tu  n'as  plus  ni  mère,  ni  parens,  ni  rien  !  tu  ne  dépends 
que  de  la  volonté  de  monsieur,  qui  fait  tout  ce  que  tu  souhaites,  et 

SI. . .    (On  sonne  encore.) 

LOUISE. 

Allons,  tu  ne  veux  pas  obéir.  J'y  vais,  moi!   t,iic  sort.) 


SCENE  IX. 

COQUERET,  spui. 

C'est  comme  ça?  Elle  ne  m'aime  point?  C'est  donc  qu'elle  en 
aime  mieux  un  autre?  Quel  autre?  Elle  n'en  connaît  guère  d'autres 
que  moi;  elle  ne  sort  point,  je  ne  la  quitte  point,  je  suis  bien  sûr 
que  personne  ne  lui  en  conte!  Alors  c'est  que  je  lui  déplais,  je  suis 

trop  sot  pour  elle  !  Ah  !  si  je  m'écoutais. . .  (il  prend  le  marteau  de  M.  Durand.) 

Je  me  casserais...  (Menaçant  les  collections.)  tout  ce  qu'il  y  a  ici!  Oh! 
oui-da!  non!  ça  ferait  trop  de  chagrin  à  monsieur!  et  si  je  me  fen- 
dais la  tête,  ça  le  contrarierait;  un  si  brave  homme!  En  voilà  un 
homme!  C'est  pas  lui  qui  dirait  :  C'est  bien  fait.  Il  serait  dans  le 
cas  dé  me  pleurer,  et  s'il  savait  la  peine  que  j'ai,  il  commanderait 
à  la  Louise  de  m' aimer.  Eh  bien!...  ma  foi,  c'est  ça!  Je  vais  lui  dii'O 
la  chose  comme  elle  est.  Bon,  le  v'ià!  je  vais  lui  dire,...  et  tout  de 
suite.  Ah!  bien  oui,  mais!...  j'ose  pas! 


SCENE  X. 
DURAND,  COQUERET. 

DURAND,    ù  la  cantonade. 

Non,  non,  ma  fille,  je  ne  veux  pas  manger  davantage,  ce  n'est 
pas  mon  heure...  Envoie-moi  le  café  ici.  (Haut  à Coqueret.)  Ah!  tu  es 
là,  toi?  Pourquoi  ne  viens-tu  pas  quand  je  sonne,  au  lieu  d'envoyer 
Louise  à  ta  place?  C'est  elle  qui  prend  toute  la  peine! 


SI  h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

COQUERET. 

Oh!  mon  Dieu!  Louise  et  moi,  c'est  bien  la  même  chose,  mon- 
sieur; la  peine  de  l'un,  c'est  la  peine  de  l'autre,  et... 

DURAND. 

Hein?  Gomment  l'entends-tu? 

COQUERET. 

Je  l'entends,...  je  l'entends  que  monsieur  m'excusera,  j'étais 
indisposé. 

DURAND,    qui  Cite  ses  guêtres  et  met  ses  pantoufles. 

Ah  !  monsieur  était  indisposé?  Louise  ne  m'a  pas  dit  cela. 

COQUERET. 

C'est  pour  ne  pas  faire  de  peine  à  monsieur. 

DURAND,    souriant. 

Tu  crois  donc  que  je  t'aime  bien  tendrement? 

COQUERET. 

Je  sais  que  monsieur  m'aime  beaucoup,  parce  qu'il  sait  que  je 
l'aime  encore  plus  que  beaucoup,  et  comme  monsieur  a  un  bon 
cœur. . . 

DURAND,    qui  a  eutlossé  sa  veste. 

Allons!  si  tu  le  prends  comme  ça,  tu  n'as  pas  tort  de  compter  là- 
dessus.  Tu  es  insupportable,  et  pourtant  tu  es  un  bon  garçon!  Qu'est- 
ce  que  tu  as,  voyons?  la  migraine? 

COQUERET. 

Non,  monsieur. 

DURAND. 

Une  courbature,  un  refroidissement? 

COQUERET. 

iNon,  monsieur. 

DURAND. 

Eh  bien  !  quoi  alors  ? 

COQUERET. 

Je  ne  sais  pas. 

DURAND,   impatienté. 

Où  as-tu  mal? 

COQUERET,    intimidé. 

Nulle  part,  monsieur.  Ça  va  mieux,  ça  se  passe. 

DURAND, 

Enfin  que  sentais-tu  tout  à  l'heure?  Parleras-tu?  Te  moques-ta 
de  moi  ? 

COQUERET. 

Oh  !  monsieur,  par  exemple  ! 

DURAND. 

Tiens,  sais-tu?  tu  as  le  cerveau  fêlé,  voilà  ta  maladie. 


LE    PAVÉ.  815 

COQDERET. 

Oui,  monsieur,  justement;  c'est  ça. 

DURAND. 

Tâche  de  guérir,  ou  tu  ne  seras  plus  bon  à  rien.  Allons,  va  me 
chercher  mon  café...  et  mon  journal;  dépêche-toi! 

COQUERET,    à   part. 

Je  n'oserai  jamais!...  Faut  que  je  trouve  une  idée!  (ii  sort.) 


SCENE  XI. 

DURAND,  seul. 

On  se  donne  bien  de  la  peine  pour  trouver  le  bonheur,  on  le 
cherche  toujours  où  il  n'est  pas.  Ah!  les  philosophes  ont  très  bien 
qualifié  nos  vaines  convoitises  en  les  appelant  l'amour  des  faux 
biens!  C'est  très  profond,  ce  mot  si  vulgaire!  Certes  il  y  a  quelque 
chose  de  menteur  et  de  factice  dans  les  satisfactions  que  donnent  la 
fortune,  l'ambition,  la  vanité.  Quel  besoin  l'homme  sage  et  bien  por- 
tant a-t-il  de  ce  luxe  énei'vant  des  villes,  de  ces  spectacles  frivoles, 
de  ces  amours  où  le  cœur  n'est  pour  rien?  La  plas  simple  fleur  des 
champs... 


SCENE  XII. 
DURAND,   COQUERET. 

COQUERET. 

Monsieur,  voilà  votre  café  avec  une  lettre  pour  vous.  (Pendant  que 
Durand  ouvre  la  lettre,  à  part.)  J'ai  ti'ouvé  mon  idée,  et  elle  est  fameuse 
celle-là!  Si  ça  ne  réussit  pas,  ma  foi!  j'aurai  du  malheur!  (il  s'éloigne 

un  peu.) 

DURAJJD,    à   part,    ouvrant   la   lettre. 

Ah!  c'est  de  mon  voisin!  Est-ce  un  cartel  qu'il  m'envoie,  ce 
vieillard  terrible?  (Lisant.)  «  Je  devrais  n'avoir  jamais  aucun  rapport 
avec  vous;  mais  en  ce  moment  j'ai  la  main  forcée.  Des  personnes 
qui  désirent  vous  connaître  et  qui  viennent  de  descendre  chez  moi 
veulent  absolument  que  je  vous  invite  à  dîner.  Comme  c'est  la  seule 
occasion  qui  vous  reste  de  réparer  vos  torts,  je  compte  que  vous  ne 
me  refuserez  pas.  Je  vous  attends  à  six  heures.  »  Ah!  que  le  diable 
les  emporte,  ces  personnes-là!  Que  faire?  Je  ne  peux  pourtant  pas 
me  brouiller  avec  ce  brave  voisin . . . 

COQUERET.  - 

Monsieur,  on  attend  la  réponse. 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND,    avec   dépit. 

Dis  que  j'irai. 

COQLIERET,    à   la    feiuHre,    criant. 

Monsieur  ira.  (Revenant,  à  part.)  Il  feut  que  je  me  dépêche  de  lui 
parler,  puisqu'il  va  sortir.  (Haut.)  Monsieur...  (A  part.)  Il  ne  m'écoute 
pas,  il  lit  dans  son  journal.  (Haut.)  Monsieur,  vous  êtes  un  bon  maî- 
tre,... un  homme  d'esprit,...  un  grand  savant...  (A  part.)  Il  ne  m'en- 
tend pas  du  tout!  Je  vais  me  plaindre  un  peu.  (ii  fait  de  grands  soupirs.) 

DURAND. 

Eh  bi-en!  qu'est-ce?  Tu  as  mal  aux  dents? 

COQUERET. 

Non,  monsieur,  c'est  dans  le  cœur. 

DURAND. 

Bah  !  c'est  la  croissance. 

COQOERET. 

Non,  monsieur.  Monsieur  me  prend  toujours  pour  un  enfant;  j'ai 
vingt-deux  ans  et  demi  passés. 

DURAND. 

Tiens!  c'est  possible  au  fait.  Eh  bien!  qu'est-ce  que  tu  sens  au 
cœur?  des  élancemens? 

COQUERET. 

Oui,  monsieur,  ça  me  pique,  ça  me  brûle  et  ça  me  poignarde  ! 

DURAND. 

Il  y  a  quelque  temps  que  tu  éprouves  cela  ? 

COQUERET. 

Il  y  a  déjà  quelque  temps,  oui,  monsieur. 

DURAND. 

C'est  quand  tu  te  fatigues? 

COQUERET. 

Non,  monsieur,  c'est  quand  je  pense  à  la  Louise. 

DURAND,    tressaillant. 

Ah!  oui-da!  vous  vous  permettez  d'aimer  Louise,  monsieur  le 
drôle  ! 

COQUERET. 

Bon!  il  a  deviné  ça  tout  de  suite,  ça  va  bien  ! 

DURAND,    tremblant   de   colùre. 

Répondez,  faquin!  Yous... 

COQUERET,    e£fray('-. 

C'est  pas  moi,  monsieur,  c'est  elle. 

DURAND. 

Comment,  c'est  elle?  Qu'osez-vous  dire  là! 


LE    PAVÉ.  817 

COQUERET,    se   montant    la    tt-te. 

Oui,  monsieur,  c'est  elle  qui  a  idée  de  m'épouser.  Moi,  je  ne  m'en 
souciais  déjà  pas  tant.  Je  lui  disais  :  Nous  sommes  trop  jeunes;  mais 
elle  a  dit  comme  ça  :  «  Nous  sommes  en  bon  âge,  moi  dix-sept  ans, 
toi  vingt-trois;  c'est  ce  qu'il  faut.  »  Mais  moi,  j'allais  toujours  di- 
sant :  C'est  trop  tôt,  Louise,  c'est  trop  tôt  !  Pour  lors,  monsieur,  elle  est 
tombée  dans  un  chagrin  que,  tout  le  temps  que  vous  avez  été  absent, 
elle  n'a  fait  que  geindre  et  pleurer,  si  bien  que  je  me  suis  laissé  at- 
tendrir et  que  la  pitié  m'a  rendu  triste  et  malade,  et  que  j'ai  con- 
senti à  vous  en  parler,  monsieur,  pour  lui  faire  plaisir,  à  cette  pauvre 
fille,  car  pour  elle,  jamais  elle  n'oserait  vous  dire  combien  elle 
m'aime,  mêmement  que  si  vous  la  questionnez,  elle  est  dans  le  cas 
de  vous  répondre  que  j'ai  pris  ça  sous  mon  bonnet;  mais  faut  croire 
ce  que  je  vous  dis  et  pas  ce  qu'elle  vous  dira,  et  comme  je  vois  bien 
qu'elle  en  mourra,  me  voilà  dans  l'idée  de  l'épouser,  et  je  viens  vous 
le  dire  comme  au  meilleur  de  mes  amis,  à  seule  fin  que  vous  lui 
commandiez  le  mariage,  et  comme  elle  vous  est  obéissante,  aussitôt 
que  vous  aurez  dit  :  il  faut  !  elle  sera  décidée,  et  vous  aurez  fait  son 
bonheur.  Yoilà  ce  que  c'est,  monsieur;  pardonnez-moi  si  j'ai  dit 
quelque  bêtise. 

DURAND,    après   un    moment    de   silence,    d'une   voii    altérée. 

Sortez  !  (Coqueret,  stupéfait,  hésite.  Durand  hors  de  lui.)  SortGZ  doUC  !  (Coque- 
let sort  tout  penaud.  ) 

SCÈNE  XIII. 

DURAND,  seul. 

C'est  impossible!  Louise!...  oh!  Louise!...  aimer  ce  garçon-là! 
Non,  il  est  fou!  Je  le  chasserai,  je  chasserai  Louise  s'il  est  vrai  que... 
je  la  tuerai!  (Silence.)  Mais  qu'est-ce  que  j'ai  donc,  moi?  qu'est-ce 
que  cela  me  fait?...  Cela  me  fait...  cela  me  fait  qu'elle  est  en  quel- 
que sorte  ma  fille  adoptive,  et  que  la  fille  de  mon  cœur  et  de  mon 
intelligence  ne  peut  pas  se  mésallier  de  la  sorte!  Quoi!  descendre 
des  hauteurs  où  ma  tendresse  et  mon  admiration  l'avaient  placée 
pour  tomber  dans  les  bras  d'un  rustre!...  Ah!  les  femmes!  On  me 
l'avait  bien  dit  que  c'étaient  les  derniers  êtres  de  la  création  !  Et  moi 
qui  faisais  d'elle  un  ange,  une  sainte!  Yoilà  comme  les  savans  n'en- 
tendent rien,  mais  rien,  à  la  vie  réelle...  Mais  non,  non!  cent  fois 
non!  Cela  n'est  pas,  cela  ne  peut  pas  être.  Il  faut  que  je  lui  parle, 
là,  tout  de  suite,  que  je  l'interroge  jusqu'au  fond  de  l'âme,  et  que 
je  la  foule  aux  pieds  si  elle  avoue,  i.  Mais  qu'est-ce  que  j'ai  donc?  je 
n'ai  jamais  ressenti  une  pareille  colère!  C'est  une  colère  fondée, 
oui,  très  fondée,  très  raisonnable.  Une  colère  raisonnable!...  Non, 

TOME    XXXIV.  52 


818  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  colère  ne  l'est  jamais.  Je  veux  me  calmer,  je  veux  prendre  l'air, 
marcher,  respirer;  oui,  je  vais  chasser  un  peu,  pour  me  remettre. 
(Il  prend  son  fusil.)  Après  quoi...  de  sang-froid,  avec  calme...  Sortons! 

je  me  sens  très  mal  !  (Il  croit  sortir,  fait  le  tour  de  la  chambre  et  tombe  accablé 
devant  son  bureau,  la  tête  dans  ses  mains,  son  fusil  près  de  lui.) 


SCENE  XIV. 
LOUISE,  DURAND. 

LOUISE. 

Monsieur,...  puisque  vous  dînez  dehors,  je  crois  qu'il  serait  temps 

de  vous  habiller.  (Duraiid  lui  fait  signe  de  ne  pas  le  déranger.)  Ah  !  il  travaille, 

il  travaille  à  réfléchir.  Pauvre  maître!  il  souffre  peut-être...  Non,  il 
ne  se  rend  pas  compte;...  mais  je  vois  le  danger,  moi,  et  je  ne  sais 
plus  comment  me  conduire...  S'il  m'aime,  c'est  qu'il  est  décidé  à 
m' épouser.  Quel  malheur  pour  moi!  J'en  mourrai  de  chagrin!...  Car 
de  lui  dire  non  après  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  moi,  ça  n'est  pas  pos- 
sible. Je  serais  une  ingrate,  une  lâche,  un  mauvais  cœur!  Si  je  m'en 
allais!...  Ça  serait  pire,  il  aurait  trop  de  chagrin;  mais  si  je  reste,... 
ce  pauvre  Jean!...  Mon  Dieu!  mon  Dieu!...  Pourquoi  faut-il  que 
monsieur  ait  pris  tant  d'amitié  pour  une  pauvre  fille  qui  aurait  pu 
être  si  heureuse  à  son  service  avec?...  Ah!  le  voilà  qui  se  réveille  de 
ses  pensées...  Comme  il  est  pâle!  Est-ce  qu'il  serait  malade?...  Il  ne 
me  manquerait  plus  que  ça  ! 

DURAND,    brusquement. 

Qu'est-ce  que  tu  fais  là? 

LOUISE. 

J'attendais  pour  vous  dire  l'heure,  mais...  Est-ce  que  monsieur 
n'est  pas  bien? 

DURAND,    brusquemenl. 

Moi?...  Tu  es  folle! 

LOUISE. 

Pourtant... 

DURAND. 

Ne  me  parle  pas.  Je  suis  préoccupé...  Je  travaille!...  Va,  laisse- 
moi!  (Louise  veut  sortir.)  OÙVaS-tU? 

LOUISE. 

Vous  me  dites  de  m'en  aller. 

DURAND. 

Ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne  pas  te  demander  où  tu  vas. 

LOUISE. 

J'irai  où  vous  voudrez. 


LE    PAVÉ.  819 

DURAND. 

Ce  n'est  pas  là  une  réponse...  Où  allais-tu? 

LOUISE. 

Mais  vraiment  je  ne  sais  pas,  moi!  Je  n'avais  pas  d'idée  :  je  me 
retirais  d'auprès  de  vous  pour  vous  obéir,  voilà  tout. 

DURAND,    désarmé. 

Écoute,  Louise,  (ii  la  regarde.)  Non ,  rien,  une  autre  fois...  Je  ne  me 
sens  pas  disposé...  (A  part.)  C'est  incroyable,  c'est  absurde  comme  je 

SOuflre  !  (II  se  rassied  accablé.) 

LOUISE. 

Si  vous  avez  quelque  reproche  à  me  faire,...  le  plus  tôt  serait  le 
mieux,  monsieur;  je  me  dépêcherais  bien  vite  de  ne  jamais  recom- 
mencer. 

DURAND,    irrité. 

Ah!  tu  plaisantes  !  Tu  répètes  les  mots  de  M.  Jean  Coqueret! 

LOUISE. 

Je  voudrais  vous  faire  rire.  Quand  vous  riez,  ça  vous  fait  du  bien  ! 

DURAND. 

Je  n'ai  aucune  envie  de  rire.  Assieds-toi,  et  réponds...  Allons,  ré- 
ponds sérieusement. 

LOUISE. 

A  quoi,  monsieur? 

DURAND. 

A  quoi,  à  quoi!...  N'as-tu  rien  à  me  dire,  aucune  confidence  à  me 
faire  ? 

LOUISE. 

Mais,...  non. 

DURAND. 

Tu  hésites  !  Tu  mens  ! 

LOUISE. 

Vous  me  faites  peur  aujourd'hui.  Je  ne  sais  que  vous  dire,  ne  sa- 
chant pas  ce  que  vous  me  demandez. 

DURAND. 

Tranchons  le  mot.  Veux-tu  te  marier,  oui  ou  non? 

LOUISE. 

Moi?  Est-ce  que  j'ai  jamais  parlé  de  ça? 

DURAND. 

Je  t'en  parle,  moi;  il  faut  répondre. 

LOUISE. 

Eh  bien  !...  non  !  Je  ne  souhaite  pas  me  marier. 

DURAND. 

Pourquoi  cela?  Réponds  donc! 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

LOUISE. 

Je  ne  sais  pas...  Est-ce  que  vous  voulez  que  je  me  marie? 

DURAND. 

Il  ne  s'agit  pas  de  moi. 

LOUISE. 

Si  fait,  monsieur.  Il  ne  s'agit  que  de  vous...  Tout  ce  que  vous  me 
commanderez  sera  bien,  tout  ce  que  vous  me  défendrez  sera  mal... 
Je  ne  considère  que  vous,  je  n'ai  pas  de  volonté  pour  moi. 

DURAND. 

C'est  trop  de  soumission.  Elle  me  trompe!  (Haut.)  Alors,...  si  je  te 
disais...  que  je  te  conseille  de  te  marier,...  sans  quitter  la  maison, 
bien  entendu,...  car  je  sais  que  tu  m'es  attachée. 

LOUISE.  ' 

Il  faudrait  me  dire  aussi  :  «  Je  le  veux,  et  je  veux  que  ce  soit  avec 
telle  personne.  »  Autrement  je  n'ai  rien  à  vous  lépondre. 

DURAND,    avec  effort. 

Eh  bien!  si  je  te  disais  :  «Je  veux  que  tu  épouses...  ce  garçon 
qui  me  sert?  » 

LOUISE. 

Dame!...  ce  garçon  est  très  honnête,  très  doux... 

DURAND,    (.datant. 

Ah  !  enfin  nous  y  voilà!  Elle  l'aime  ! 

LOUISE  ,    il  part. 

C'était  pour  m' éprouver!  (Haut.)  Monsieur,  je  n'ai  pas  dit  que  je 
l'aimais. 

DURAND. 

Tu  l'as  dit. 

LOUISE. 

Non,  monsieur. 

DURAND. 

Tu  le  lui  as  dit  h  lui-même. 

LOUISE. 

Je  vous  jure  que  non  ! 

DURAND. 

Il  me  l'a  dit. 

LOUISE. 

Il  a  menti  ! 

DURAND. 

Prends  garde  !  je  vais  le  lui  faire  répéter  devant  toi  1 

LOUISE. 

S'il  le  fait,  c'est  qu'il  a  perdu  l'esprit. 

DURAND.  (Il  sonne.) 

J'en  aurai  le  cœur  net!  Louise,  il  en  est  temps  encore.  Confesse- 
loi  à  moi,  cela  vaudra  mieux  qu'un  scandale.     * 


LE    PAVÉ.  821 

LOUISE. 

Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  Mais  de  quoi  donc  m' accusez -vous? 
Je  n'ai  rien  à  me  reprocher.  Je  ne  peux  pas  confesser  ce  qui  n'est 
[)as  ! 

DURAND. 

Il  vient! 

LOUISE. 

Qu'il  vienne!  (A  part.)  Pauvre  Jean!  qu'est-ce  qu'il  a  donc  pu  dire? 

SCÈNE  X^. 
DURAND,  LOUISE,  GOQUERET. 

COQUERET. 

Monsieur  ! 

DURAND. 

Avance  et  réponds,  maître  Jean  Goqueret  :  veux-tu  épouser  Louise  ? 

COQUERET,  vivement. 

Oui,  monsieur! 

DURAND. 

Et  penses-tu  qu'elle  y  consente? 

COQUERET. 

Oui,  monsieur,  si  vous  lui  faites  entendre  la  vérité.  Pourquoi  ne 
voudrait-elle  point  de  moi?  Elle  n'est  pas  plus  que  moi.  Elle  n'est 
pas  même  tant.  Elle  est  une  champie,  et  moi  j'ai  mes  père  et  mère. 
Elle  est  plus  savante  que  moi,  parce  que  vous  l'avez  rendue  savante; 
mais  qu'elle  me  rende  savant,  je  ne  demande  pas  mieux.  Yous  lui 
donnez  de  bons  gages,  mais  vous  m'en  donnez  aussi  plus  que  je 
n'en  mérite.  D'ailleurs  j'ai  une  dot.  Nous  nous  convenons  donc  assez 
bien.  Je  l'aime,  elle  ne  peut  pas  me  détester.  Je  suis  un  honnête 
homme,  elle  le  sait  bien;  vous  aussi,  monsieur,  vous  me  connaissez. 
Par  ainsi  dites-lui  que  ça  vous  contente,  et  elle  fera  son  contente- 
ment de  vous  obéir. 

DURAND,  à  Louise. 

Tu  l'entends!  Vous  vous  convenez,  vous  vous  aimez,  et  vous  n'at- 
tendez tous  deux  que  ma  permission  pour  vous  marier. 

COQUERET. 

Oui,  monsieur,  c'est  ça,  vous  parlez  très  raisonnablement! 

DURAND,  à  Louise,  .ivec  colère. 

Allons!  n'essaie  plus  de  mentir! 

COQUERET. 

Ne  la  grondez  pas,  monsieur.  Si  vous  la  grondez,  elle  n'osera  pas 
se  confesser  ! 


S22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND. 

Je  la  gronde  parce  qu'elle  manque  de  franchise,  et  que  je  ne  sais 
rien  de  plus  lâche  et  de  plus  bas  que  le  mensonge  ! 

COQUERET. 

Parle  donc,  Louise,  ou  dis-moi  de  me  jeter  à  l'eau,  si  je  t'offense. 

LOUISE. 

Jean,  vous  vous  y  êtes  mal  pris  pour  réussir!  Vous  pouvez  m'ai- 
mer,  je  ne  dis  pas  non,  et  je  ne  nie  pas  l'estime  que  je  fais  de  vous: 
mais  je  vous  ai  dit  tantôt  dans  le  pré  et  ici  tout  à  l'heure  encore  que 
je  ne  me  voulais  point  marier  de  longtemps  et  que  je  voits  défendais 
de  m'en  reparler.  Vous  ai-je  dit  cela,  oui  ou  non? 

DURAND,   à  Coqueret. 

Te  l'a-t-elle  dit?  Réponds,  parle!  Allons  donc! 

COQUERET. 

C'est  vrai  qu'elle  l'a  dit. 

DURAND. 

Et  pourquoi  m'as-tu  fait  le  mensonge  qu'elle  était  folle  de  toi, 
qu'elle  pleurait,  qu'elle  t'avait  fait  les  avances,  et  qu'elle  n'osait  pas 
me  le  confier? 

LOUISE. 

Tu  as  inventé  tout  ça!  C'est  très  vilain  de  mentir! 

COQUERET. 

J'espérais  que  monsieur  te  conseillerait  à  mon  idée! 

DURAND. 

Eh  bien!  c'est  une  infamie,  et  pour  cela  je  vous  chasse! 

COQUERET,  pâlissant. 

Ah!...  Et  toi,  Louise? 

LOUISE,  émue. 

Moi,  je... 

DURAND. 

Elle  aussi  vous  congédie  !  Dehors  au  plus  vite  ! 

COQUERET,  très  sombre. 

C'est  bien,  monsieur,  on  y  va. 

DURAND. 

Attends!  tes  gages!... 

COQUERET. 

Merci,  je  n'en  ai  pas  besoin,    (ii  sort.) 
SCÈNE  XVI. 

DURAND,  LOUISE. 

LOUISE ,    courant   après  lui. 

Jean!  écoute...  écoute  donc! 


LE    PAVÉ.  823 

DURAND  ,  la  prenant  par  le  bras  avec  violence  et  la  faisant  rentrer. 

Laisse-le  partir!  De  quoi  te  mêles-tu?  Quand  je  te  débarrasse 
d'un  bavard  et  d'un  menteur  dont  la  sotte  langue  te  déshonorait!... 

LOUISE. 

Il  ne  l'a  pas  fait  à  mauvaise  intention,  monsieur.  Vous  voyez  bien 
qu'il  a  perdu  la  tête!  Pauvre  garçon!  Il  vous  servait  bien,  il  vous 
aimait.  Sa  simplicité  vous  divertissait  plus  souvent  qu'elle  ne  vous 
impatientait...  Vous  le  regretterez,  monsieur!  Et  qui  sait  si  vous  ne 
vous  reprocherez  pas... 

DURAND. 

Qu'est-ce  que  j'aurai  à  me  reprocher?  Voyons!  tes  regrets?  Ils 
sont  donc  bien  grands  ? 

LOUISE. 

Il  ne  s'agit  pas  de  moi,  monsieur!  Je  ne  vous  parle  jamais  de  moi, 
je  ne  vous  ai  jamais  rien  demandé  pour  moi!...  Mais  pour  vous- 
même  ne  dois-je  pas...  N'est-ce  pas  bien  sévère  de  renvoyer  un  bon 
sujet  qui  vous  sert  avec  franchise  depuis  dix  ans,...  depuis  son  en- 
fance, pour  une  seule  faute,  pour  un  petit  mensonge  qui  ne  vous  fait 
aucun  tort,  et  dont  moi  seule  aurais  le  droit  de  me  fâcher? 

DURAND. 

Ainsi  tu  le  lui  pardonnes?  On  peut  être  insolent  avec  toi... 

LOUISE. 

11  ne  l'a  jamais  été. 

DURAND. 

Ce  n'est  pas  la  dernière  des  impertinences  de  se  vanter  de  ton 
affection  ? 

LOUISE. 

C'est  selon  comme  il  en  parle.  Il  ne  sait  guère  s'expliquer.  S'il  vous 
a  dit  que  je  l'aimais  de  grande  amitié,  il  n'a  pas  menti.  N'avons- 
nous  pas  été  élevés  ensemble,  sous  vos  yeux,  par  la  bonne  Rosalie? 
Ne  dois-je  pas  le  regarder  comme  mon  frère  ? 

DURAND. 

Non!  car  je  ne  le  considère  pas  comme  mon  fds.  Il  est  trop  au- 
dessous  de  toi  par  l'intelligence. 

LOUISE. 

Bah!  l'esprit!...  C'est  une  belle  chose,  je  n'en  disconviens  pas; 
mais  ça  n'est  pas  tout  :  la  bonté  vaut  encore  mieux,  et  je  n'oublierai 
jamais  que,  quand  tous  les  autres  enfans  de  mon  âge  me  repous- 
saient en  me  traitant  de  champie ,  les  pauvres  enfans ,  sans  savoir 
ce  qu'ils  disaient  et  croyant  me  faire  une  grande  honte,  il  y  en  avait 
un  qui  me  consolait  et  me  protégeait  toujours,  et  celui-là,  c'était 
Jean!  Jean  tout  seul,  pas  d'autre  que  lui! 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND,   avec  douleur. 

Et  moi!  el  moi!  Je  ne  t'ai  donc  pas  consolée,  je  ne  t'ai  donc  pas 
protégée,  moi? 

LOUISE. 

Vous,  cela  n'est  pas  étonnant,  un  homme  comme  vous,  qui  n'a  que 
l'idée  de  bien  faire,  et  qui  est  au-dessus  de  tout  le  monde!...  C'est 
comme  le  bon  Dieu,  il  n'a  pas  de  mérite  à  être  ce  qu'il  est,  il  ne 
pourrait  pas  être  autrement;  mais  ce  pauvre  petit  Jean,  qui,  avant 
d'entrer  chez  vous,  n'avait  pas  été  mieux  élevé  qu'un  autre... 

DURAND,  ^  part. 

Ah!  toujours  lui,  toujours  ce  Jean,  cet  imbécile,  ce  Jocrisse,  ce 
Pierrot!  Oh!  les  femmes!  les  femmes!  Il  y  a  de  quoi  devenir  fou! 

(Regardant  Louise  qui  se  penche  à  la  fenêtre.)  Eh  bien  !  tU  lui  parles,  tU  l'ap- 
pelles? 

LOUISE. 

Non,  monsieur,  je  le  regarde,  je  le  suis  des  yeux.  Savez-vous  que 
ça  m'inquiète  de  l'avoir  vu  sortir  en  refusant  ses  gages  et  en  me 
regardant  d'un  air...  Le  voilà  qui  se  promène  du  côté  de  l'eau!... 

DURAND,  (-mn. 

Est-ce  que  tu  le  crois  capable...? 

LOUISE. 

De  s'y  jeter?  Ma  foi,  que  sait-on?  Il  m'en  a  menacée  deux  fois 
aujourd'hui.  Il  n'a  pas  la  tête  bien  forte...  Etre  chassé  comme  ça 
de  chez  vous,  qui  êtes  si  juste  et  si  bon,  c'est  une  grande  honte,  et 
on  est  capable  de  croire  dans  le  pays  qu'il  a  fait  quelque  chose  de 
bien  mal!  Le  voilà  déshonoré  pour  un  mot  dont  il  n'a  pas  senti  la 
conséquence,  pauvre  Jean  ! 

DURAND,  jaloux. 

Louise,  tu  pleures! 

LOUISE. 

Eh  bien!  oui,  monsieur,  je  pleure...  C'est  mon  camarade,  mon 
ami  d'enfance,  mon  bon  compagnon  de  travail,  mon  pareil,  à  moi! 

DURAND,  prenant  machinalement  son  fusil. 

Ah  !  malheureuse!  c'est  de  la  passion  que  tu  as  pour  lui,  et  je  ne 

sais  ce  qui  me  retient...   (li  fait  un  pas  vers  la  fenêtre.) 

LOUISE. 

Vous  voidez  le  tuer?  Eh  bien!  vous  me  tuerez  d'abord! 

DURAND,  quittant  son  fusil,  à  part. 

Mon  Dieu!  mon  Dieu!  préservez-moi,  sauvez-moi!  J'ai  eu  envie  de 
la  tuer  aussi!  (Haut.)  Voyons,  ne  crains  rien,  quitte  cette  fenêtre... 

LOUISE. 

La  quitter?...  mais  non,  monsieur!  Voyez,  le  voilà  qui  court  tout 


LE   PAVÉ.  825 

droit  vers  la  rivière...  Monsieur!  rappelez-le,  pardonnez-lui!... 
(Criant.)  Jean!  reviens!...  Monsieur  te  pardonne,  Jean!...  Il  ne  m'é- 
coute pas!...  Ah!  ce  n'est  pas  possible  de  le  laisser  faire!  (Elle  sort 

en  courant.) 

SCÈNE   XVII. 

DURAND,  seul. 

Elle  en  est  folle,  la  maudite  créature  !  folle  de  ce  nigaud,  de  cet 
écervelé,  de  ce  manant!...  J'ai  eu  beau  m'en  moquer,  le  rabaisser 
à  ses  yeux,  l'humilier  devant  elle  :  il  est  jeune,  il  est  beau  garçon, 
et  cela  suffit!  Elle  l'aime  parce  qu'il  a  vingt  ans,  parce  que,  le  pre- 
mier, il  a  osé  lui  parler  d'amour!  Elle  l'aime  parce  que  cela  me 
révolte!  oui,  par  esprit  de  contradiction,  pour  me  faire  souffrir, 
pour  me  désespérer!...  Pourtant  si  c'était  seulement  de  la  bonté, 
de  la  pitié...  J'ai  eu  un  accès  de  violence...  Certes  je  lui  ai  fait 
peur...  (Regardant  par  la  fenêtre.)  Ah!  les  voilà  qui  reviennent,  il  la  suit 
comme  un  chien...  Ils  ne  se  parlent  pas...  Elle  le  ramène  ici!  Quoi! 
je  vais  le  voir,  lui  parler?...  Non,  je  ne  peux  pas,  je  le  hais,  ce  mi- 
sérable!... Les  voilà  qui  s'arrêtent,...  ils  causent  ensemble...  Que 
peuvent-ils  se  dire?  Peut-être  se  moquent-ils  de  moi...  Malheur  à 
eux,  s'ils  s'entendent  pour  exploiter  ma  faiblesse!...  Si  je  pouvais 
surprendre...  Non,  ils  entrent  dans  la  maison;...  mais  de  ma 
chambre...  j'écouterai,  oui!  J'entendrai  peut-être  ce  qu'ils  diront 
ici,  et  s'ils  ont  l'audace  de  me  railler,...  eh  bien!  je  les  tuerai  tous 
les  deux!...  Ah!  c'est  horrible!...  Non!  je...  je  ne  sais  pas  ce  que 
je  ferai.  J'ai  envie  de  me  tuer  tout  de  suite  pour  me  préserver  de  la 

démence...   (Il  sort  par  la  porte  de  droite  en  emportant  son  fusil  d'un  air  t-garé. 
Louise  et  Coqueret  entrent  par  la  porte  du  fond.) 


SCÈNE   XVIII. 
LOUISE,    COQUERET. 

LOUISE. 

Voyons,  entre,  n'aie  pas  peur,  remets-toi...  Il  n'est  pas  là...  Ne 
lui  montre  pas  ta  peine,  parle-lui  honnêtement,  et  surtout  ne  pleure 
pas,  car  de  te  voir  pleurer,  ça  me  fait  perdre  la  tête,  je  ne  sais  plus 
ce  que  je  dis  ni  ce  que  je  fais!...  Laisse-moi  arranger  tout  cela  du 
mieux  que  je  pourrai. 

COQLEP.ET. 

Tu  ne  peux  rien  arranger,  puisque  tu  me  hais! 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LOUISE. 

C'est  faux!  je  t'aime! 

COQUERET. 

Oui,  tu  m'aimes  comme  ton  petit  chien,  comme  tes  poules!  Tu  as 
bien  pleuré  quand  la  pigeonne  blanche  a  été  mangée  par  la  belette  I 

LOUISE. 

Tu  dis  des  folies,  des  sottises!  Je  t'aime  comme  tu  le  mérites; 
mais  tu  vois  bien  que  monsieur... 

COQUERET. 

Quoi!  monsieur,  monsieur,  toujours  monsieur?  Qu'est-ce  que  ça 
lui  fait,  tout  ça,  à  monsieur?  Est-ce  que  ça  le  regarde?  est-ce  qu'il 
me  prend  pour  un  mauvais  sujet?  est-ce  qu'il  ne  me  connaît  pas? 
est-ce  qu'il  ne  sait  pas  que  je  l'aime  autant  que  tu  peux  l'aimer,  que 
je  me  flanquerais  dans  le  feu  pour  lui  connue  pour  toi,  et  que,  si 
j'étais  à  sa  place  et  lui  à  la  mienne,  je  le  marierais  avec  toi,  comme 
je  souhaite  qu'il  nous  marie? 

LOUISE. 

Ne  parle  pas  si  haut,  Jean;  monsieur  est  peut-être  par  là  dans  sa 
chambre!  Tout  ce  que  tu  dis  là,  c'est  justement  ce  qu'il  ne  faut  pas 
lui  dire!  C'est  ça  qui  le  fâche!  Il  ne  veut  pas,...  il  ne  veut  pas  de 
gens  juariés  à  son  service,  tu  sais  bien;  il  y  a  des  maîtres  qui 
n'aiment  pas  ça! 

COQUERET. 

Oui,  oui,  des  mauvais  maîtres  qui  ne  pensent  qu'à  eux;  mais  ça 
n'est  pas  des  maîtres  comme  M.  Durand,  qui  veut  qu'on  soit  heu- 
reux chez  lui.  Vois-tu,  Louise,  s'il  est  fâché,  c'est  ta  faute!  Si  tu 
avais  dit  comme  moi;...  mais  tu  ne  pouvais  pas  dire  comme  moi, 
puisque  tu  ne  veux  point  de  moi. 

LOUISE. 

Ça  n'est  pas  ça,  Jean!  Voyons!  écoute-moi...  (L'attirant  vers  la  fenùtrv 
et  lui  parlant  à  demi-voix.)  Je  t'épouserais  bien  s'il  le  voulait,  et  je... 

COQUERET,    arec  joie. 

Vrai!...  bien  vrai,  Louise? 

LOUISE. 

Bien  vrai!  mais  ça  n'est  pas  si  aisé  que  tu  crois!  il  y  a  des  rai- 
sons que  tu  ne  devines  pas,  que  je  n'ose  presque  pas  deviner  moi- 
même,  et  que  j'ose  encore  moins  te  dire.  Est-ce  que  tu  ne  peux  pas- 
faire  un  elïbrt  pour  les  deviner  !  Voyons  !  si  monsieur,  en  me  voyant 
devenir  grande,  avait  pensé  malgré  lui... 

'  COQUERET,    hniit  sans  intention. 

Louise!  ça  n'est  pas  bien,  ce  que  tu  veux  me  donner  à  entendre. 
Comment,  tu  crois,...  tu  t'imagines!...  Non,  ça  n'est  pas  bien:  c'est 


LE   PAVÉ.  827 

faux  !  Monsieur  est  un  homme  raisonnable,  et  tu  le  prends  pour  un 
fou;  c'est  un  homme  qui  a  de  l'esprit  plus  que  toi  et  moi,  et  tu  le 
prends  pour  une  bête  ;  enfin  monsieur  est  le  plus  honnête  homme 
que  la  terre  ait  jamais  porté,  et  tu  t'es  mis  dans  l'idée  qu'il  avait 
de  mauvaises  idées  sur  toi?  Tiens!  ça  me  fâche,  ça  me  met  en  co- 
lère!... Si  un  autre  que  toi  me  disait  ça,  il  aurait  déjà  mon  poing 
sur  la  mâchoire  ! 

LOUISE. 

Allons!  tu  ne  comprends  donc  pas  encore?  Je  te  dis  que  mon- 
sieur a  certainement  l'idée  de  m' épouser.  Est-ce  que,  sans  cela,  il 
serait  jaloux  de  moi?  Non,  va!  je  le  connais  aussi  bien  que  toi:  c'est 
le  plus  grand  cœur  d'homme  que  le  bon  Dieu  ait  fait,  et  jamais  il  ne 
m'empêcherait  d'aimer  quelqu'un  d'honnête,  s'il  n'était  pas  décidé 
à  me  prendre  pour  sa  femme  ! 

COQUERET. 

Eh  bien!  ça  n'est  pas  vrai,  Louise,  ça  ne  se  peut  pas!  Songe  donc! 
Monsieur  t'aurait  donc  élevée  comme  ça  à  la  brochette  pour  te  dire 
un  beau  matin  :  Te  voilà  jeune  fille  et  me  voilà  vieux  homme,  tu 
vas  me  payer  mes  bontés,  mes  soins,  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  toi,... 
c'est-à-dire  pour  moi,  puisque  je  t'ai  élevée  pour  moi,...  et  tu  ne 
pourras  pas  me  refuser,  car  j'ai  été  bon  pour  ta  mère,  et  je  te  pren- 
drai par  le  plus  sensible  de  ton  pauvre  cœur,  et  encore  que  tu  aimes 
le  petit  Jean,  faudra  l'oublier  pour  n'aimer  que  moi.  Non,  non! 
Louise,  ça  serait  d'un  égoïste,  et,  mordieu!  monsieur  ne  l'est  pas. 
Ya-t'en  le  trouver,  dis-lui  que  tu  m'aimes,  et  tu  verras.  Oui!  j'en 
mets  ma  main  au  feu,  monsieur  te  dira  :  «  Louise,  je  n'ai  eu  qu'une 
idée  en  te  prenant  chez  moi,  c'est  de  te  rendre  heureuse,  et  si  tu 
pensais  le  contraire,  cela  serait  un  afiront  et  une  injustice  que  tu  me 
ferais.  »  Voilà  ce  que  monsieur  te  répondrait,  si  tu  avais  le  courage 
de  m'aimer  franchement;  mais  tu  ne  m'aimes  pas  assez  pour  l'avoir, 
ce  courage-là,  et  peut-être  que  l'ambition  te  tire  par  un  ])ras  pen- 
dant que  l'amitié  te  retient  par  l'autre. 

•  LOUISE. 

Eh  bien!  non,  Jean,  ça  n'est  pas  comme  ça!  Je  n'ai  point  d' am- 
bition, et  j'étais  entre  deux  amitiés  sans  savoir  à  laquelle  entendre; 
mais  ce  que  tu  viens  de  me  dire  change  mes  idées,  et  je  vois  que  tu 
n'es  en  rien  au-dessous  de  monsieur,  puisque  tu  ne  veux  pas  dou- 
ter de  lui.  Qui  sait  même  si  ce  n'est  pas  lui  qui  est  pour  le  moment 
au-lTessous  de  toi?...  Tu  as  bien  parlé,  Jean,  tu  vaux  mieux  que  moi, 
«t  c'est  pour  ça  que  me  voilà  décidée.  Va-t'en  m'attendre  au  jardin, 
je  veux  lui  parler  tout  de  suite,  et,  sois  tranquille,  je  ne  craindrai 
plus  tant  de  lui  faire  de  la  peine.  Tu  m'as  fait  comprendre  que,  s'il 
lie  surmontait  pas  cette  peine-là,  il  ne  serait  plus  lui-même,  et  ne 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mériterait  plus  de  nous  tant  d'estime  et  de  respect.  Va  vite,  et  ne 
crains  rien!  Je  t'aime,  mon  bon  Jean!  je  t'aime  de  tout' mon  cœur! 

JEAN. 

Oli!  merci,  merci,  ma  Louise,  (ii  sort.) 
SCÈNE  XIX. 

LOUISE,    spule.  Elle  va  pour  entrer  chfz  Durand. 

Tiens!  pourquoi  donc  a-t-il  ôté  sa  clé?  Il  ne  l'ôte  jamais.  Il  Seait 
bien  que  personne  n'entrerait  chez  lui  sans  frapper.  Est-il  malade 
qu'il  s'est  enfermé  comme  ça?  (Elle  frappe.)  Monsieur,  c'est  moi, 
Louise;  il  ne  répond  pas,  il  ne  bouge  pas,  il  dort  peut-être...  Dormir 
dans  le  jour,  ce  n'est  pas  sa  coutume.  Il  n'aime  pas  ça.  Il  faut  donc 
qu'il  soit  bien  fatigué?  Cela  m'inquiète!  S'il  a  entendu  ce  que  nous 
disions...  Non!  on  n'entend  pas  de  sa  chambre  à  moins  de  se  mettre 
tout  près  de  la  porte,  et  monsieur  n'est  pas  homme  à  écouter  comme 
ça!  Et  d'ailleurs  Jean  n'a  dit  sur  lui  que  de  bonnes  paroles,...  des 
paroles  que  je  veux  lui  dire  à  lui-même...  Aurai-je  ce  courage-là? 
Il  souffrait  tant  tout  à  l'heure!  Ah!  il  souffrait  bien,  puisqu'il  était 
méchant!  Pauvre  homme,  mon  Dieu!  je  ne  sais  plus  que  faire!... 
Est-ce  que...  mais  oui!  il  a  repris  son  fusil!  Qu'est-ce  qu'il  avait 
besoin  d'emporter  son  fusil  dans  sa  chambre?  Bah!  je  suis  folle  !.. . 
J'aurais  bien  entendu!...  Pourtant  j'ai  été  un  peu  loin  pour  cher- 
cher Jean.  Du  temps  que  je  courais,  il  aurait  pu...  (Appelant.)  Mon- 
sieur !  monsieur  !  (Elle  frappe.)  Pas  de  réponse  !  Ah  !  ça  me  fait  une 
peur  que  j'en  deviens  folle!  Monsieur!... 


SCENE   XX. 
DURAND,    LOUISE. 

DURAND  ,    un  livre  à  la  main. 

Eh  bien!  qu'as-tu  donc?  Est-ce  que  le  feu  est  à  la  maison  ? 

LOUISE,    confuse. 

Mon  Dieu,  monsieur,  excusez-moi,  je  me  figurais...  Je  pensais  que 
vous  dormiez  ! 

DURAND. 

N'ai-je  pas  le  droit  de  me  reposer,  et  faut-il  me  faire  un  pareil 
vacarme?  Que  veux-tu?  à  qui  en  as-tu? 

LOUISE. 

C'est  que...  comme  vous  dînez  en  ville... 


LE    PAVÉ.  829 

DURAND. 

Après  ? 

LOUISE. 

11  faudrait  vous  habiller,  monsieur  !  Vous  n'allez  pas  sortir  avec 
vos  pantoufles  et  votre  habit  du  matin  ? 

DURAND. 

Bah  !  à  la  campagne  ! 

LOUISE. 

Et  puis,  monsieur,...  c'est...  c'est  Jean  qui  est  revenu. 

DURAND  ,   feignant  la  préoccupation. 

Quel  Jean?  Ah  !  monsieur  Goqueret!  Eh  bien  ! 

LOUISE. 

Monsieur  l'avait  chassé,  et  moi... 

DURAND. 

Je  l'avais  chassé,  et  toi...  Je  n'y  suis  plus  du  tout.  (Il  affecte  de  re- 
garder son  pavé.) 

LOUISE  ,  a  part. 

Le  voilà  retombé  dans  sa  fantaisie,  Dieu  soit  loué!  (Haut.)  Alors 
monsieur  ne  pense  plus  du  tout... 

DURAND. 

Voyons!  tu  me  déranges,  tu  me  tourmentes,  il  faut  en  finir. 
J'ai  chassé  Goqueret  pour  un  mensonge.  S'est-il  justifié?  se  re- 
pent-il? 

LOUISE. 

Oh!   oui,  monsieur,  beaucoup,  et... 

DURAND. 

Et  tu  lui  as  pardonné  ?  Ça  te  regarde ,  ma  chère  enfant ,  ça  te  re- 
garde, si  tu  le  juges  digne  de  pardon... 

LOUISE. 

Bien  certainement,  et  même... 

DURAND. 

Tu  comprends  que  je  ne  peux  pas  attacher  à  cela  une  grande  im- 
portance, moi!  C'est  à  toi  de  réfléchir,  et  si  tu  crois  devoir... 

LOUISE. 

Monsieur ,  vous  êtes  encore  fâché  contre  lui  ou  contre  moi  ! 

DURAND,    sèchement. 

Où  prends-tu  ça,  ma  chère? 

LOUISE. 

Dans  votre  air  d'indifi'érence.  Je  ne  veux  pas  me  marier  si  ça 
contrarie  monsieur;  mais  si  monsieur  voulait  me  permettre  de  lui 
expliquer  la  conduite  de  Jean... 


830  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DURAND,  jouant  mieux  son  rôle. 

Ma  chère  enfant,  tu  me  conteras  cela  un  autre  jour.  Tu  vois  que 
je  n'y  ai  pas  la  tête  aujourd'hui.  .l'ai  mille  préoccupations  beaucoup 
plus  graves  :  un  travail  à  terminer,  des  affaires  à  régler,  des  prépa- 
ratifs,... car  tu  sais  qu'il  est  question  pour  moi  d'un  mariage  avan- 
tageux. 

LOUISE. 

Ah!  vraiment,  monsieur?  vous  voilà  décidé?  Quel  bonheur! 

DURAND. 

Quel  bonheur,  quel  bonheur!...  Pour  moi,  oui,  peut-être!  mais 
pour  toi?  Si  tu  déplais  à  ma  femme?... 

LOUISE. 

Oh!  que  non,  monsieur!  Je  l'aimerai  tant!  je  la  servirai  si 
bien!  Vous  verrez  qu'elle  m'aimera  aussi! 

DURAND. 

Espérons-le.  Pourtant...  tu  es  jeune...  tu  n'es  pas...  précisément 
jolie...  Es-tu  jolie?  passes-tu  pour  jolie,  toi?  J'avoue  que  ne  m'y 
connais  guère,  et  que  l'habitude  que  j'ai  de  ta  figure  fait  que  je  ne 
la  juge  pas. 

LOUISE. 

Eh  bien!  monsiem*,  je  ne  suis  pas  du  tout  jolie;  mais  qu'est-ce 
que  cela  peut  faire  à  madame?... 

DURAND. 

Ah!  tu  sais,  il  y  a  des  femmes  jalouses,...  ridicules!  Si  la  mienne 
allait  se  persuader  que  je  t'ai  remarquée,  que  j'ai  du  plaisir  à  te 
regarder!  Ce  serait  assurément  une  grande  folie,  une  grande  er- 
reur! De  ma  vie  je  n'ai  songé... 

LOUISE. 

Oh  !  monsieur,  je  le  sais  bien,  et  madame  verra  bien  vite  qu'elle 
peut  être  tranquille  là-dessus,  surtout  si  je  suis  mariée... 

DURAND. 

Ah!  voilà.  C'est  ce  qu'il  faudrait;  mais  tu  ne  vetix  pas!  tu  hésites 
du  moins. 

LOUISE. 

Oh  !  mon  parti  est  pris.  Du  moment  que  ça  peut  être  utile ,  né- 
cessaire même  au  repos  et  au  bonheur  de  monsieur,  je  suis  bien 
contente  de  pouvoir  contenter  monsieur. 

DURAND,   avec  ironie. 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  te  sacrifier  ! 

LOUISE. 

Non,  monsieur,  je  ne  me  sacrifie  pas,  et  si  vous  me  permettez  de 
suivre  mon  inclination... 


LE    PAVÉ.  831 

DURAND,   fronQnnt  If  sourcil. 

Ton  inclination?...  (  Se  remettant.  )  Allons,  je  suis  Fort  aise  que  tu 
veuilles  bien  en  convenir  à  la  fin!  Je  vois  que  Jean  ne  m'avait  pas 
trompé,  et  que  tout  s'arrange  pour  le  mieux!  Ce  garçon  est  un  ex- 
cellent sujet,  une  bonne  nature...  Dis-lui  que  je  regrette  de  l'avoir 
mal  jugé,...  et  dis-lui  aussi  que  c'est  ta  faute  plus  que  la  mienne. 

LOUISE. 

Ça,  c'est  vrai!  je  n'aurais  pas  dû  le  démentir. 

DURAND. 

Va  le  trouver,  et  laisse-moi  travailler.  J'ai  encore  une  demi-heure 
avant  le  dîner  de  mon  voisin. 

LOUISE. 

Votre  voisin  !  Mais  le  voilà,  monsieur,  il  vient  vous  chercher. 

DURAND. 
Alors  laisse-nous.  (Louise  fait  la  révérence  au  voisin  qui  entre.  Elle  sort.) 


SCÈNE  XXI. 

DURAND,  LE  VOISIN,  puis  GOQUERET,  puis  LOUISE. 

LE    VOISIN. 

Vous  n'êtes  pas  plus  prêt  que  ça?  Je  parie  que  vous  alliez  oublier 
de  tenir  votre  promesse  ! 

DURAND. 

Non,  cher  voisin,  pas  du  tout.  Mais  est-ce  que  vous  exigez  que  je 
sois  en  toilette? 

LE    VOISIN. 

Oui,  certes;  les  personnes  qui  veulent  faire  connaissance  avec 
vous  sont  des  dames. 

DURAND. 

Alors  c'est  différent,  (il  sonne.)  Vous  ne  m'aviez  pas  dit...  (A  Coqueret 

qui  entre.)  Mon  habit   noir,  une    cravate   blanche!   (Coqucret  entre  dans  la 
chambre  à  droite.) 

LE    VOISIS. 

Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  bien?  Je  vous  trouve  la  figure  allongée 
depuis  ce  matin. 

DURAND. 

C'est  possible.  J'ai  éprouvé  une  grande  secousse. 

LE    VOISIN. 

Quoi  donc?  Un  accident? 

DURAND. 

Oui!  un  pavé... 


832  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

LE    VOISIN  ,   montrant  le  pavé. 

Ah!  vous  pensez  toujours  à  vos  gryphées,  à  vos  gibbosités! 

DURAND. 

iNon!  c'est  un  autre  pavé  qui,  en  parlant  par  métaphore,  m'est 
tombé  sur  la  tête,  un  pavé  bien  plus  lourd,  et  qui  m'a  surpris  dans 
mon  rêve  de  bonheur  égoïste!  Mais  vous  aviez  raison,  mon  ami,  les 
rêves  nous  égarent,  et  il  faut  quelquefois  faire  comme  tout  le  monde. 

(Regardant  Coqueret,  qui  lui  présente  son  habit.)  LeS  gens  IcS  pluS  simples  en 

savent  quelquefois  plus  long  sur  la  morale  du  cœur  et  les  délica- 
tesses de  la  conscience  que  les  plus  orgueilleux  savans.  (Passant  son 
habit.)  Vous  permettez  ?  (A  Coqueret.)  Merci ,  mon  garçon  !  Et  la  cra- 
vate? 

LOUISE,  qui  est  entrée  avec  la  cravate. 

Voilà,  monsieur! 

LE    VOISIN,  pendant  que  Durand  met  sa  cravate. 

Je  suis  content  de  vous  voir  dans  le  vrai.  Avec  un  homme  d'es- 
prit comme  vous,  il  y  a  toujours  de  la  ressource...  J'étais  fâché  contre 
vous  tantôt!  oh!  mais  très  fâché.  Je  le  disais  à  ma  sœur... 

DURAND. 

Tiens!  Elle  est  donc  chez  vous,  votre  sœur? 

LE    VOISIN. 

C'est  elle  qui  veut  vous  voir.  Sans  elle  et  sans  ma  nièce,  qui  a  pris 
votre  parti... 

DURAND  ,  qui  met  des  souliers  avec  l'aide  de  Coqueret. 

Et  votre  nièce  aussi  est  chez  vous?  Diable!... 

LE    VOISIN. 

Comment,  diable  1...  allez-vous  me  dire  encore  qu'elle  est  trop 
grande,  trop  petite,  trop  brune,  trop  blonde?  Tenez!  ces  dames  ont 
voulu  venir  vous  enlever.  Elles  sont  là,  dans  ma  voiture.  Regardez! 

(Il  le  mène  à  la  fenêtre.) 

DURAND. 

Comment!  c'est  là  votre  nièce?  Eh  bien!  ce  n'est  pas  elle  tpie 
j'avais  vue!  Je  ne  la  connaissais  pas  du  tout. 

LOUISE  ,  près  de  la  fenêtre. 

Ah!  monsieur,  elle  est  belle  comme  un  ange,  cette  dame! 

DURAND. 

Oui,  certes  !  une  beauté  sérieuse  et  douce! 

LOUISE. 

Vous  voyez  bien  que  vous  avez  des  yeux  ! 

LE    VOISIN. 

Rendez  grâce  à  votre  étoile,  mon  cher!  Elle  est  entichée  de  science. 


LE   PAVÉ.  833 

car,  sans  vous  avoir  vu,  et  rien  que  sur  le  }3ien  qu'on  lui  a  dit  de 
vous,  elle  s'est  fourrée  dans  les  livres  depuis  huit  jours,  et  sa  mère 
craint  qu'elle  n'en  devienne  folle. 

DURAND,  ému. 

Ah!  vous  croyez  qu'elle  s'intéressera...  (A  Coqueret.)  Attache  donc 
ce  cordon  de  soulier...  (Au  voisin.)  Et  elle  a  la  bonté  de... 

LOUISE. 

Attendez,  monsieur,  votre  cravate  va  très  mal!  Et  puis  il  ne  faut 

pas  avoir  l'air  d'un  ébouriffé!  (Elle  lui  arrange  les  cheveux.) 

DURAND. 

Ne  la  faisons  pas  attendre  !  Partons,  partons,  voisin  I 

COQUERET. 

Et  notre  mariage,  monsieur? 

DURAND. 

En  même  temps  que  le  mien,  mon  garçon!  Bientôt! 

LE    VOISIN. 

Ah!  vous  les  mariez?  Vous  faites  bien!  (ils  sortent.) 


SCENE  XXII. 
LOUISE,   COQUERET. 

COQUERET. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  je  te  disais,  ma  Louise?  Tu  vois  bien 
que... 

LOUISE. 

Oui,  mon  Jean,  tu  avais  raison!  Monsieur  a  sauvé  sa  dignité,  et 
tu  as  sauvé  notre  bonheur  ! 

George  Sand. 


TOME   XXXIV.  53 


LA 


CAMPAGNE  DE  1815 


LES  HISTORIENS  DE  L'EMPIRE. 


PREMIERE     PARTIE. 


LA     FATALITK. 


Gelui-lù,  rendrait  à  la  raison  publique  un  véritable  service,  qui, 
sans  crainte,  sans  éblouissement  et  sans  colère,  rétablirait  la  logique 
et  l'enchaînement  des  choses  dans  l'histoire  de  Napoléon.  Nous 
avons  tant  de  goût  pour  la  fable  que  nous  ajoutons  des  merveilles 
aux  événemens  merveilleux.  Nous  aimons  tant  la  force  que  nous 
sommes  toujours  prêts  à  l'assister,  à  l'augmenter  des  pouvoirs  de 
notre  imagination.  Tout  homme  qui  a  courbé  les  autres  sous  sa  main 
traîne  après  lui  une  légende  qui  le  grandit  par-delà  les  limites  de  la 
nature  humaine,  soit  que  nous  pensions  que,  pour  nous  faire  cour- 
ber la  tête,  il  faille  absolument  des  demi-dieux,  soit  que  nous  soyons 
si  naturellement  courtisans  que  notre  fantaisie  s'exalte  à  la  seule 
vue  du  plus  fort.  Nous  lui  prêtons  à  l'envi  le  secours  de  notre  crédu- 
lité et  de  nos  superstitions. 

Napoléon  nous  connaissait  bien  lorsqu'en  racontant  ses  prospéri- 
tés ou  ses  revers,  il  ne  parlait  jamais  que  d'ctoilr,  de  destin,  de 
coups  de  foudre,  comme  s'il  s'agissait  non  d'une  histoire  arrivée 
sous  nos  yeux,  mais  d'un  monde  supérieur,  où  notre  raison  n'a  rien 
à  démêler.  Ce  langage,  plus  conforme  à  l'antiquité  païenne  qu'à 
notre  époque  de  critique  et  de  philosophie,  nous  l'avons  conservé. 
Et  quelle  peine  n'avons-nous  pas  à  nous  en  délivrer!  Pour  les  autres 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  835 

époques  des  temps  modernes,  nous  consentons  à  chercher  une 
explication  simple  et  naturelle  des  faits;  mais  pour  ce  que  nous 
appelons  l'épopée  de  l'empire,  nous  rejetons  cette  méthode  raison- 
nable, nous  aimons  à  laisser  dans  le  mystère  la  raison  des  événe- 
mens.  Il  semblerait  que  nous  ferions  déchoir  cette  épopée  si  nous 
rattachions  simplement  les  effets  à  leurs  causes.  Nous  brisons  la 
chaîne  qui  les  unit,  prenant  je  ne  sais  quel  plaisir  qui  tient  du  ver- 
tige à  contempler  ces  prospérités,  ces  adversités,  ces  sommets  et 
ces  abîmes,  comme  si  aucun  lien  ne  les  rattachait  les  uns  aux  au- 
tres, et  que  le  hasard,  ou  ce<-r{ue  nous  appelons  une  fatalité  inexpli- 
cable, une  bizarrerie  du  destin,  eût  seul  changé  la  face  des  choses. 
Les  ouvrages  les  plus  considérables  de  notre  temps  sur  l'histoire  de 
l'empire  ne  se  sont  point  encore  entièrement  affranchis  de  cette  mé- 
thode asiatique. 

Comment  s'en  étonner?  Cette  méthode  est  celle  de  Napoléon  lui- 
même;  son  esprit  pèse  encore  sur  les  nôtres.  Non-seulement  il  a 
fait  pendant  vingt  ans  l'histoire,  mais  il  l'a  racontée  à  sa  guise.  Ja- 
mais homme  d'action  n'a  tant  parlé,  raisonné,  écrit  sur  ce  qu'il  a  fait, 
et  de  même  qu'il  a  ébloui  le  monde  par  ses  actes,  il  l'a  jeté  dans  un 
autre  éblouissement  par  la  manière  dont  il  les  a  commentés,  en  sorte 
que  nous  sommes  restés  sous  le  double  joug  de  ses  actions  et  de 
sa  pensée. 

Napoléon  n'a  pas  été  un  de  ces  Taciturnes  qui  maîtrisent  la  terre 
sans  rien  dire.  Lui  seul  au  contraire  parlait  dans  un  monde  muet, 
et  ses  explications  allaient  retentir  partout.  Aussi  longtemps  qu'il  a 
parlé  dans  la  victoire,  ses  réflexions  se  sont  accordées  avec  la  nature 
des  choses.  Il  a  montré  admirablement  pourquoi  il  a  vaincu  à  Lodi, 
à  Arcole,  à  Rivoli,  à  Marengo;  mais  c'est  surtout  après  la  défaite 
qu'il  a  parlé  au  monde,  et  il  est  incroyable  combien  il  à  mis  d'obsti- 
nation à  prouver  que  la  fortune  a  eu  tort,  que  les  rois  et  les  peuples 
se  sont  trompés ,  car  on  ne  voit  pas  qu'il  ait  accepté  une  seule  des 
leçons  de  l'adversité.  Au  contraire  jusqu'au  bout  il  l'a  gourmandée 
comme  une  coupable  qui,  par  un  caprice  de  femme,  a  détruit  les 
combinaisons  les  meilleures  de  la  sagesse  et  du  génie. 

Dans  une  situation  si  fausse,  décidé  à  soutenir  cette  lutte  à  ou- 
trance contre  le  ciel  et  la  terre,  j'admire  qu'il  ait  conservé  intacte  la 
trempe  de  son  esprit. 

Si  l'on  ne  cherche  que  le  drame,  c'en  est  un  assurément  de  voir 
Napoléon,  sur  son  rocher,  repousser  comme  des  outrages  les  leçons 
de  la  mauvaise  fortune  et  s'envelopper  de  fictions  plutôt  que  d'ac- 
cepter une  seule  des  vérités  qu'elle  apporte  avec  elle.  Cette  obstina- 
tion à  se  tromper  l'a  servi  aux  yeux  du  plus  grand  nombre.  Se  pro- 
clamer infaillible  jusque  dans  le  fond  de  l'abîme,  voilà  une  sorte  de 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grandeur  qui  ne  manquera  jamais  d'éblouir  le  monde.  Et  l'éblouir, 
c'est  l'asservir  encore. 

Mais  pouvons-nous,  devons-nous  imiter  cette  inflexibilité  dans  un 
système  impossible?  Pauvres  ilotes,  ivres  de  la  gloire  d'autrui,  vou- 
lons-nous prolonger  pour  notre  compte  cette  résistance  à  l'évidence, 
à  la  vérité?  Non  certes!  Si  Napoléon  a  pu  sans  péril  pour  sa  gloire 
condamner  la  raison  des  choses  sous  le  nom  de  destin,  nous  ne  pour- 
rions l'imiter  en  cela  sans  dommage  pour  notre  intelligence.  AfTran- 
clîissons-nous  donc  du  servage  d'un  grand  esprit  quand  il  s'aveugle; 
travaillons  à  émanciper  au  moins  l'histoire.  La  vérité!  la  vérité! 
voilà  le  règne  de  la  liberté  durable.  Cherchons  à  y  rentrer. 

Il  devient  visible  à  tous  qu'il  y  a  en  France,  dans  le  domaine  de 
l'histoire,  un  premier  effort  de  l'esprit  français  pour  échapper  à  la 
légende  et  empêcher  qu'une  certaine  mythologie  ne  remplace  la  vé- 
rité. Peu  à  peu  la  figure  réelle  de  Napoléon  se  dégage  au  milieu  des 
traditions  fictives  qui  l'ont  plus  ou  moins  voilée.  Les  intelligences 
plus  mûres  la  ramènent  forcément  aux  proportions  purement  histo- 
riques. 11  me  semble  que  vous  ne  pourriez  citer  un  ouvrage  impor- 
tant sur  cette  matière  qui  ne  fasse  descendre  Napoléon  de  son  pié- 
destal de  nuages  pour  le  soumettre  aux  conditions  et  aux  lois  de  la 
critique  ordinaire.  Sans  parler  des  Mémoires  du  roi  Joseph,  tous  les 
ouvrages  récens,  les  Souvenirs  de  M.  Villemain,  \  Histoire  parlemen- 
taire de  M.  Duvergier  de  Hauranne,  les  derniers  volumes  de  M.  Thiers, 
la  Campag}ic  de  1815  ,  par  M.  le  colonel  Charras,  aboutissent  par 
des  voies  différentes  à  un  résultat  semblable,  la  critique  formelle 
du  héros,  une  sorte  de  révolte  contre  la  tyrannie  de  sa  mémoire,  ou 
du  moins  un  besoin  manifeste  d'échapper  aux  éblouissemens  de  la 
renommée.  C'est  là  un  signe  des  temps,  bien  faible  assurément,  mais 
où  il  est  permis  de  lire  avec  quelque  sécurité  dans  l'avenir. 

Vous  pouvez  en  induire  déjà  que  l'esprit  français  ne  restera  pas  en- 
veloppé, ébloui  dans  les  rayons  de  Napoléon ,  ainsi  que  cela  est  ar- 
rivé chez  d'autres  peuples  qui  n'ont  pas  su  se  dégager  à  temps  de 
l'étreinte  d'un  grand  homme.  L'esprit  grec  a  été  irrémédiablement 
gâté  par  Alexandre  et  a  pris  avec  lui  la  robe  orientale.  Après  César, 
l'esprit  italien  est  resté  césarien  jusque  dans  le  moyen  âge.  Après 
Charlemagne,  la  légende  carlovingienne  s'est  répandue.  Elle  a  grandi, 
elle  a  régné,  elle  a  possédé  les  imaginations  pendant  des  siècles. 
Elle  s'est  substituée  à  la  réalité,  à  l'histoire,  à  la  vie  elle-même, 
sans  que  les  intelligences  aient  fait  aucun  effort  sérieux  pour  res- 
saisir la  vérité.  Chacun  de  ces  grands  hommes  a  projeté  après  lui 
une  grande  ombre  dans  laquelle  des  nations  entières  ont  disparu; 
éclipsées  par  des  mémoires  trop  pesantes,  elles  n'ont  eu  la  force  ni 
de  les  porter  ni  de  les  répudier. 


LA   CAMPAGNE    DE    1815.  837 

Napoléon  n'exercera  pas  cet  empire  absolu  sur  les  âmes.  Déjà  plus 
d'une  s'est  relevée  et  a  osé  le  regarder  en  face.  Soit  que  notre  épo- 
(jue  entière  répugne  à  ces  sortes  de  superstitions,  soit  que  l'esprit 
français  y  soit  particulièrement  opposé,  chaque  jour  amène  un  nou- 
vel effort  pour  ressaisir  impartialement  l'histoire  et  disputer  la  place 
à  la  légende;  mais  ces  efforts  ont  besoin  d'être  soutenus,  il  faut  sur- 
tout qu'ils  s'appliquent  aux  événemens  où  la  conscience  publique 
est  le  plus  aisément  complice  de  l'artifice  ou  de  la  fable.  Expliquons- 
nous  sur  cela  clairement. 

II.     —     LA     LÉGENDE    ET     L'HISTOIRE. 

Qu'est-ce  que  la  légende  napoléonienne?  Il  y  en  a  plusieurs  sortes. 
Et  d'abord  il  y  a  celle  qui,  née  simplement  de  l'ignorance,  forme 
l'histoire  pour  les  grandes  masses  du  peuple.  A  cette  espèce  appar- 
tient la  tradition  fabuleuse  qui  par  exenple  attribue  à  Napoléon  tous 
les  actes  utiles,  toutes  les  lois  bienfaisantes,  toutes  les  batailles  de 
la  révolution  française.  Cette  sorte  de  fiction  rentre  dans  la  classe 
de  celles  du  moyen  âge  sur  Gharlemagae,  Attila,  Théodoric  de  Berne. 
On  peut  y  voir  un  effort  ingénu  des  masses  pour  produire  de  notre 
temps  une  mythologie  que  tout  rend  impossible.  Ce  n'est  pas  de  ce 
genre  de  fable  que  j'ai  à  parler  ici. 

Il  est  une  autre  sorte  de  légende  napoléonienne,  celle  des  classes 
cultivées,  des  lettrés,  des  savans,  des  historiens  même.  Elle  ne  se 
forme  pas  ingénument,  comme  celle  de  la  foule;  mais,  pour  être 
presque  aussi  insoutenable  que  la  première  devant  la  raison,  elle 
n'est  guère  moins  tenace.  J'appelle  de  ce  nom  le  parti-pris  d'arran- 
ger l'histoire  de  Napoléon  en  dépit  des  dates,  des  époques,  des  lieux, 
des  distances,  de  la  géographie,  des  documens  les  plus  authentiques, 
une  certaine  manière  de  présenter  les  choses  dont  on  ne  veut  plus 
sortir  malgré  l'évidence  contraire;  les  grandes  maximes  du  genre 
humain  qui  régissent  tous  les  autres  peuples  exclues  de  cette  his- 
toire et  tenues  pour  inapplicables;  une  volonté  fixe  de  rejeter  le 
sens  commun  dès  qu'il  s'oppose  à  notre  échafaudage;  avec  plus  de 
connaissances  que  la  foule,  le  même  mépris  de  l'esprit  de  suite,  la 
même  logique  fantasque,  souvent  le  même  oubli  des  faits  réels, 
sans  avoir  pour  excuse  l'imagination  ou  la  poésie  de  la  fable. 

Par  exemple,  nous  répéterons  à  satiété  que  le  18  brumaire  était 
nécessaire  pour  sauver  la  France  de  l'invasion  étrangère,  et  nous 
savons  pourtant  à  merveille  que  la  France  venait  d'être  sauvée  par 
la  bataille  de  Zurich.  Il  y  a  quelques  jours,  je  visitais  ce  champ  de 
bataille.  En  revoyant  presque  intacts,  au  passage  de  Diéticon,  re- 
couverts d'une  épaisse  végétation,  les  vastes  travaux  de  l'armée  à  sa 


838  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tête  de  pont,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  nie  dire  :  a  Celui  qui  verra 
ces  travaux,  ces  redans,  ces  bastions  faits  pour  un  jour,  avec  une 
solidité  qui  a  bravé  plus  d'un  demi -siècle  (car  ils  semblent  faits 
d'hier),  celui-là  pourra  juger  de  la  prudence  consommée  qui  se  mê- 
lait aux  entreprises  les  plus  hardies  des  armées  républicaines ,  et  il 
ne  pourra  guère  songer  que  ces  armées  eussent  grand  besoin  du 
18  brumaire  pour  sauver  chez  elles  la  discipline  ou  les  traditions  de 
l'art  militaire.  » 

Nos  historiens  acceptent  le  18  brumaire  dans  son  principe,  ils  en 
font  la  pierre  fondamentale  de  l'édifice;  c'est  à  leurs  yeux  le  salut 
et  la  grandeur  renaissante  de  la  France.  Je  le  veux  bien;  mais  alors 
qu'ils  gardent  une  certaine  conséquence  avec  eux-mêmes,  sans  la- 
quelle l'histoire  perd  sa  propre  dignité. 

S'il  est  juste,  s'il  est  heureux  qu'un  homme  seul  ait  pris  sur  lui, 
au  18  brumaire,  la  responsabilité  des  destinées  de  la  France,  s'il  est 
sage  et  glorieux  que  tous  les  autres  se  soient  démis  devant  lui  et 
soient  rentrés,  les  yeux  fermés,  dans  la  poussière;  si  c'est  une  féli- 
cité qu'il  ait,  dès  le  commencement,  détruit,  renversé  tout  obstacle 
à  sa  fantaisie;  si  vous  n'avez  pour  cette  journée  que  des  louanges  ou 
des  acclamations ,  veuillez  donc  considérer  que  vous  vous  ôtez  par 
là  le  droit  de  blâmer  ce  même  homme ,  quand  il  tire  les  consé- 
quences nécessaires  de  cette  prise  de  possession  de  la  patrie  et  des 
lois.  Pourquoi  dès  lors  l'accuser  quand  il  agit  en  maître?  Après 
l'avoir  mis  au-dessus  des  lois,  pourquoi  lui  reprocher  de  s'en  faire 
un  jeu?  Vous  le  placez  au  pinacle,  au-dessus  de  tous  les  sermens 
jurés;  est-ce  à  vous  de  le  condamner  s'il  est  pris  de  vertige?  Où  esi 
la  logique?  où  est  la  conscience?  où  est  le  simple  sens  commun? 

Vous  l'avez  fait  seul  juge  de  sa  grandeur  et  de  votre  propre  sa- 
lut. Vous-même,  vous  avez  déchaîné  cet  Alexandre.  De  quel  droit  le 
gourmandez-vous  s'il  s'enivre  dans  la  coupe  de  Darius?  Pourquoi 
voulez-vous  l'arrêter  à  l'Elbe?  pourquoi  au  Niémen?  pourquoi  lui 
fermer  les  Pyrénées,  le  retenir  plus  longtemps  à  Vitepsk,  le  ramener 
si  tôt  sur  le  Rhin?  Vous  lui  avez  lâché  la  bride  et  vous  vous  plaignez 
qu'il  vous  emporte  plus  loin  que  vous  ne  vouliez  aller.  Que  signi- 
fient ces  lamentations  sur  sa  dureté,  sa  tyrannie,  son  aveuglement, 
s'il  n'écoute  pas  vos  avis?  Vouliez-vous  lui  donner  la  toute-puissance 
pour  qu'il  ne  s'en  servît  pas?  Qu'ètes-vous  pour  entrer  dans  ses 
conseils?  Vous  l'avez  fait  de  vos  mains  vous-même  de  la  race  des 
Cambyse.  Ces  hommes  ne  prennent  point  de  conseillers.  Ils  vont,  ils 
poussent  les  autres  devant  eux  ;  ils  les  ensevelissent  à  leur  gré  dans 
la  neige  ou  dans  le  sable  de  Jupiter  Ammon.  Nul  n'a  donc  à  leur 
demander  compte  de  ce  qu'ils  ont  fait. 

Voilà  la  logique  de  l'histoire.  Aussi  je  ne  puis  comprendre  un  his- 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  839 

torien  qui,  ayant  lui-même  ouvert  la  barrière  à  l'un  de  ces  hommes 
et  mis  les  lois  sous  ses  pieds ,  prétende  tout  à  coup  le  retenir,  lui 
barrer  le  passage  et  en  faire  un  despote  modéré.  L'intervalle  im- 
mense que  vous  avez  placé  entre  cet  homme  et  vous  ne  peut  plus 
être  comblé,  car  cette  différence  se  compose  non -seulement  de  sa 
grandeur,  mais  de  votre  abaissement  ;  ce  que  vous  appelez  mainte- 
nant son  égarement,  sa  folie,  qui  vous  dit  si  ce  n'est  pas  une  sagesse 
supérieure  à  la  vôtre  ? 

Que  les  Français  de  J799,  sous  le  poids  de  l'heure  présente,  sous 
l'impression  immédiate  de  la  force,  ignorant  d'ailleurs  les  consé- 
quences que  réservait  l'avenir,  aient  accepté  aveuglément  une  œuvre 
de  violence  et  de  ruse  dissimulée  par  la  gloire,  il  faut  bien  se  rési- 
gner à  le  comprendre  ;  mais  que  nous,  après  un  demi-siècle,  quand 
nulle  nécessité  ne  nous  presse,  quand  la  lumière  s'est  faite,  quand 
chaque  faute  a  engendré  sa  part  de  calamités  ou  d'opprobres,  que 
nous  fermions  les  yeux  à  la  lumière  du  ciel  pour  nous  replacer  au 
point  de  vue  nécessairement  borné  des  contemporains;  que  de  l'ex- 
périence si  durement  acquise  nous  ne  fassions  rejaillir  sur  les  actes 
passés  aucune  lueur  de  justice  ou  même  de  raison,  voilà  une  chose 
vraiment  extraordinaire!  Si  nos  pères,  après  le  premier  abandon 
de  la  liberté  conquise ,  sont  tombés  sous  un  régime  dur,  quoique 
glorieux,  que  méritons-nous  donc,  nous  qui,  après  soixante  années 
d'expérience,  applaudissons  encore  à  cet  abandon  du  droit  dans  la 
journée  du  18  brumaire,  et  nous  y  associons  de  nouveau  sans  avoir 
pour  nous  l'excuse  de  l'ignorance  ou  de  la  surprise?  Qu'est-ce  qui 
nous  est  réservé,  si,  dans  cet  intervalle  rempli  de  tant  d'enseigne- 
mens,  nous  n'avons  rien  appris?  Dans  l'histoire,  nous  ajoutons  à  la 
servitude  des  temps  passés  la  servilité  de  nos  âmes  ;  de  tout  cela  se 
forme  dans  nos  narrations  un  ensemble  pire  cent  fois  que  la  réalité 
que  nous  avions  à  décrire. 

N'imitez  plus  Napoléon  dans  le  récit  qu'il  fait  du  18  brumaire. 
Ce  récit,  nu,  pauvre,  haché,  mesquin,  est  la  seule  de  ses  œuvres  où 
l'on  ne  sente  pas  même  la  vertu  de  la  force.  La  nécessité  où  il  s'est 
condamné  de  divulguer  lui-même  ses  rôles  appris,  ses  fausses  ca- 
resses, ses  dissimulations  à  table,  au  lit,  au  conseil,  abaissent  outre 
mesure  son  esprit.  César  n'a  pas  écrit  les  anecdotes  cavalières  du 
passage  du  Rubicon. 

Cette  manière  de  concevoir  l'histoire  de  Napoléon  n'est  pas  seu- 
lement la  destruction  de  la  logique,  c'est  surtout  la  destruction  de 
toute  idée  de  dignité  et  de  justice,  car  s'il  est  peu  raisonnable  de 
condamner  sans  merci  les  vertiges  du  pouvoir  absolu  que  l'on  a  fait 
soi-même,  il  est  peu  juste  et  peu  digne  de  se  plaindre  d'avoir  eu  à 
en  souffrir.  Il  serait  trop  commode  que  l'on  pût  à  son  gré  déchaîner 


SZlO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  retenir  de  tels  maîtres  et  frapper  l'univers  avec  ces  marteaux  de 
Dieu  sans  en  ressentir  pour  son  compte  aucun  dommage.  Gela  ne 
se  peut  et  cela  ne  se  doit  pas.  L'exemple  serait  trop  mauvais  pour 
le  monde,  si  un  peuple  pouvait  s'abandonner  aux  fantaisies  d'un 
seul  sans  avoir  rien  à  souffrir  ni  dans  sa  dignité,  ni  dans  sa  paix,  ni 
dans  sa  prospérité. 

Ainsi,  dès  le  commencement,  notre  conception  de  l'histoire  de 
Napoléon  chancelle  dans  sa  base.  Cette  conception  n'a  aucune  force 
logique,  elle  appartient  à  la  fantaisie  toute  seule,  non  pas  à  la  raison. 
Nous  voulons  le  germe  et  nous  ne  voulons  pas  l'arbre.  Nous  voulons 
bien  la  servitude,  mais  nous  voulons  qu'elle  s'exerce  à  notre  caprice. 
Nous  consentons  de  grand  cœur  à  être  esclaves,  mais  nous  voulons 
brider  le  maître.  Nous  acceptons  la  cause,  nous  rejetons  l'effet. 
Voyons  s'il  n'est  aucun  moyen  d'accorder  l'une  et  l'autre. 

m.    —   PRINCIPES     DES     CAMPAGNES     DE     1812,      1813,      1814. 

En  ramenant  l'histoire  de  Napoléon  aux  conditions  de  toute  autre 
histoire  humaine,  il  faut  bien  reconnaître  que  le  18  brumaire  con- 
tient en  soi  l'empire  et  que  l'empire  contient  tout  ce  qui  a  suivi 
jusqu'à  sa  chute,  en  y  comprenant  les  deux  invasions  de  181Zi  et  de 
1815.  Cette  proposition  est  si  simple,  qu'on  s'étonne  d'avoir  à  la 
rétablir  dans  nos  histoires,  puisqu'elle  n'est  rien  autre  chose  que 
l'exposition  abrégée  des  faits. 

En  même  temps  qu'ils  acceptent  le  18  brumaire  comme  la  source 
d'où  découlent  leurs  récits,  nos  historiens  déclarent  que  la  France 
était  incapable  de  se  régir  par  elle-même;  il  lui  fallait  se  remettre 
entre  les  mains  d'un  sauveur  qui  penserait  et  agirait  pour  elle.  Tout 
l'avenir  prochain  allait  donc  dépendre  du  caractère,  du  tempéra- 
ment de  ce  sauveur,  et  si  la  nature  en  a  fait  le  plus  grand  homme 
de  guerre  des  temps  modernes  et  le  plus  impatient  de  domination, 
il  est  évident  que  les  conquêtes  deviendront  l'occupation  de  sa  vie, 
la  loi  de  sa  destinée.  Si  d'ailleurs  par  ses  origines,  par  sa  descen- 
dance étrangère,  il  a  dans  son  esprit  un  certain  idéal  de  pouvoir  que 
lui  seul  possède,  il  n'est  pas  moins  évident  qu'il  se  servira  de  toutes 
les  forces  de  la  France  pour  réaliser  cette  idée  particulière.  Si  de 
plus  cette  idée  se  trouve  fausse  et  irréalisable,  il  est  encore  mani- 
feste qu'il  se  servira  de  la  France  comme  d'un  instrument,  jusqu'à 
ce  que  cet  instrument  se  brise  entre  ses  mains  dans  une  œuvre 
impossible.  La  logique  sera  maintenue  dans  l'histoire,  parce  qu'on 
y  verra  les  causes  produire  leurs  effets,  et  la  justice  aussi  sera  sau- 
vée, parce  qu'un  grand  peuple  sera  puni  de  ses  complaisances  pour 
un  seul,  et  un  homme  de  ses  caprices  au  détriment  de  tous.  Par  là, 


LA.    CAMPAGNE    DE    1815.  S/jl 

les  choses  seront  liées  entre  elles.  Elles  contiendront  la  raison  des 
événemens.  Ce  sera  une  base  ferme  et  sensée  sur  laquelle  vous 
pourrez  asseoir  le  récit  des  faits  sans  crainte  d'être  en  perpétuelle 
contradiction  avec  vous-même  et  de  voir  votre  œuvre  se  ruiner  à 
mesure  qu'elle  avance. 

Si  cela  est  vrai,  il  reste  à  savoir  quelle  était  l'idée  propre  à  Napo- 
léon, celle  qui  n'appartient  qu'cà  lui,  à  quelle  forme  de  pouvoir  il 
aspirait  naturellement  par  son  origine.  Ce  n'est  pas  répondre  que  de 
dire  qu'il  aspirait  à  la  domination,  au  pouvoir  absolu,  comme  tant 
d'autres  conquérans.  Non,  il  faut  préciser  davantage.  La  forme  de 
pouvoir  à  laquelle  aspirait  Napoléon  n'avait  rien  de  vague;  elle  avait 
un  caractère,  un  nom  particulier,  une  tradition  déterminée.  Elle 
s'appelait  le  grand  empire. 

Or  à  quelle  tradition  française  appartient  l'idée  de  ce  genre  de 
pouvoir?  Elle  n'appartient  à  aucune  époque  suivie  de  la  France  du 
moyen  âge  ou  de  la  France  moderne.  Parmi  tous  les  hommes  qui 
ont  pu  rêver  chez  nous  la  puissance  absolue,  Louis  XI,  Richelieu, 
Louis  XIV,  il  n'en  est  aucun  qui  ait  rencontré  ou  imaginé  cette  forme; 
elle  n'est  pas  française. 

D'où  vient-elle  donc?  J'ai  montré  ailleurs  (1)  que  Napoléon  demeure 
inexplicable,  si  l'on  ne  voit  en  lui  son  origine  italienne,  qui  a  mar- 
qué son  esprit  du  sceau  des  grands  Italiens.  C'est  dans  son  ascen- 
dance florentine,  gibeline,  qu'il  a  trouvé  cet  idéal  invétéré  chez  lui 
du  grand  empire  gibelin,  carlovingien,  que  ne  pouvait  lui  donner 
aucune  des  formes,  aucune  des  magistratures  de  la  révolution  fran- 
çaise, ou  même  de  la  monarchie  moderne.  Cet  empire  sans  limite, 
qui  n'est  pas  même  circonscrit  par  V  Océan,  se  trouve  au  fond  de 
l'esprit  de  presque  tous  les  hommes  importans  d'Italie;  cette  même 
pensée  s'est  naturellement  retrouvée  et  développée  dans  Napoléon  à 
mesure  qu'il  s'est  vu  maître  de  donner  un  libre  cours  à  ses  fantaisies 
par  l'abdication  de  la  France. 

Construire  l'empire  gibelin,  carlovingien,  tel  qu'il  a  été  rêvé  par 
le  génie  renaissant  de  l'Italie,  lui  conquérir  ses  frontières  imagi- 
naires, faire  servir  à  ce  résultat  impossible  les  forces  de  la  révolu- 
tion française,  voilà  quel  est  devenu  le  but  du  grand  Italien  qui 
s'est  servi  du  bras  de  la  France.  Et  comme  cette  idée  appartient  à 
l'imagination  plus  qu'à  la  raison,  voilà  pourquoi  vous  voyez  cette 
chose  surprenante,  une  politique  si  fantasque,  si  impossible  chez  un 
homme  d'un  si  grand  calcul,  car  cette  pensée  de  l'empire  gibelin, 
universel,  étant  chez  lui  une  tradition  de  race,  en  avait  la  ténacité; 
il  lui  parut  légitime  de  jouer  la  fortune  de  la  France  pour  cette  ima- 
gination. 

(1)  Les  Révolutions  d'Italie,  liv.  iv,  ch.  n. 


8A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  vous  ne  vous  placez  au  foyer  même  de  l'esprit  de  l'Italie,  il  est 
impossible  de  s'expliquer  la  conception  de  Napoléon,  ce  qu'elle  a  de 
chimérique  pour  nous,  ce  qu'elle  avait  de  saisissant,  d'entraînant, 
d'irrésistible  pour  lui.  La  monarchia  del  mondo,  cette  idée  qui  se 
montre  chez  le  moindre  chroniqueur  italien  et  fait  le  fond  de  la  po- 
litique de  Dante,  devient  aussi  le  fond  des  entreprises  de  iNapoléon; 
mais  si  cette  fantaisie  ruineuse  n'avait  pas  détruit  l'ouvrage  du  poète, 
elle  ne  pouvait  manquer  de  détruire  l'ouvrage  du  conquérant. 

Nous  ne  comprenons  pas  que  Napoléon  n'ait  pas  voulu  s'arrêter  à 
telle  frontière,  écouter  tel  conseil  que  la  sagesse  la  plus  vulgaire  au- 
rait entendu.  Si  nous  descendions  plus  avant  dans  sa  pensée,  nous 
y  trouverions  l'explication  du  vertige;  nous  nous  apercevrions  qu'il 
voyait  des  yeux  de  l'esprit  cet  empire  légendaire,  qu'il  s'était  iden- 
tifié avec  cette  imagination  d'une  race  d'hommes,  et  se  sentait  périr 
s'il  en  laissait  la  moindre  partie.  Chose  étrange!  c'est  précisément 
ce  fond  chimérique  qui  a  séduit  le  plus  l'imagination  des  hommes, 
comme  si  d'être  sacrifiés  pour  une  fumée  leur  semblait  la  destinée 
pour  laquelle  ils  sont  faits! 

Rien  de  plus  eff"rayant  qu'une  idée  fausse  qui  se  rend  maîtresse 
d'un  grand  esprit;  elle  y  prend  des  proportions  gigantesques.  Ce 
qui  fut  d'abord  entamé  dans  Napoléon,  c'est  le  politique.  Il  modela 
son  empire  sur  l'empire  légendaire,  non  de  l'antiquité,  mais  du 
moyen  âge,  et  comme  il  avait  des  barons  et  des  ducs,  il  voulait  aussi 
avoir  des  rois  vassaux  et  un  pape  vassal,  ce  qui  fit  que  ses  conquêtes 
n'avaient  aucune  solidité;  car,  comme  il  désespérait  ses  adversaires 
et  qu'il  ne  les  détruisait  pas,  comme  il  humiliait  les  peuples  et  qu'il 
ne  les  possédait  pas,  il  ne  pouvait  manquer  d'arriver  que  tous  ses 
ennemis,  qu'il  laissait  subsister,  se  relèveraient  contre  lui  cà  la  pre- 
mière occasion.  Baylen  souleva  toute  l'Espagne,  Moscou  toute  l'Eu- 
rope. 

Ce  qu'il  y  eut  de  décisif,  c'est  que  les  fausses  idées  qui  altéraient 
sa  politique  finirent  par  altérer  ses  combinaisons  militaires.  Dès  lors 
l'empereur  perdit  le' général.  Et  cela  se  reconnaît  dès  le  commence- 
ment des  affaires  d'Espagne.  Quand  on  voit  ces  trois  ou  quatre  ar- 
mées d'Andalousie,  du  centre,  d'Aragon,  de  Portugal,  agir  séparé- 
ment, sans  presque  aucun  lien  entre  elles,  on  cherche  sans  les 
retrouver  les  principes  des  campagnes  précédentes  :  ils  commencent 
à  passer  chez  l'ennemi.  De  notre  côté,  le  besoin  d'avoir  l'air  de  pos- 
séder ce  que  nous  ne  possédons  pas  nous  entraîne  à  occuper  toutes 
les  provinces  à  la  fois  au  risque  de  n'en  garder  aucune. 

Dans  les  campagnes  d'Italie,  vous  admirez  un  général  qui  ne 
donne  rien  à  la  fumée,  à  l'apparence,  aux  vaines  imaginations.  Tout 
est  réservé  pour  l'utile.  Il  refuse  d'aller  occuper  Rome,  grande  oc- 
casion pourtant  de  vain  éclat  et  d'inutile  renommée.  Combien  en 


LA   CAMPAGNE    DE    1815.  8Ù3 

Espagne  on  est  loin  déjà  de  cette  sagesse  accomplie!  Ce  n'est  plus 
un  général  décidé  à  vaincre,  c'est  avant  tout  un  monarque  qui  doit 
faire  croire  au  monde  qu'il  tient  toutes  ses  provinces  dans  sa  main. 
Le  politique  ruine  déjà  le  capitaine. 

Pour  pallier  le  désastre  de  Baylen,  avant-coureur  de  Moscou  et 
de  Leipzig,  la  légende  imagine  que  ce  champ  de  bataille  est  un  dé- 
filé, une  gorge  hérissée  au  milieu  de  montagnes  inaccessibles,  et 
cette  géographie  fabuleuse  devient  le  fond  de  presque  tous  les  récits. 
J'ai  vu  ces  lieux  funestes  :  c'est  une  plaine  à  peine  ondulée,  et  semée 
de  champs  d'oliviers  ouverts  de  toutes  parts.  Malgré  l'évidence,  la 
légende  persistera  dans  sa  topographie  imaginaire.  Que  dirait- on 
d'un  historien  qui  s'obstinerait  à  élever  des  sierras  impraticables 
entre  Paris  et  Saint-Denis? 

Si  Napoléon  a  accusé  l'hiver  dans  la  campagne  de  1812,  il  n'a  pu 
accuser  que  lui-même  dans  celle  de  1813,  car  alors  ses  plus  belles 
combinaisons  militaires,  ses  plus  heureuses  inspirations,  ont  été  vi- 
siblement entamées  et  corrompues  par  les  fausses  imaginations  qui 
obsédaient  son  esprit  en  ce  temps-là. 

On  demande  pourquoi  la  stratégie  intéresse  par  elle-même,  indé- 
pendamment de  la  cause  à  laquelle  elle  s'applique.  En  voici  la  rai- 
son :  l'art  militaire  est  une  géométrie  vivante  dans  laquelle  la  raison 
s'exerce  avec  toute  sa  plénitude.  La  moindre  erreur  de  calcul,  la 
moindre  disproportion  entre  la  conception  et  la  réalité,  sont  punies 
dans  cet  art  par  des  châtimens  foudroyans.  Toute  prédominance  de 
l'imagination  sur  le  possible,  tout  désaccord  entre  le  but  et  le 
moyen,  détruisent  en  même  temps  l'œuvre  et  l'ouvrier.  Or  il  est  cer- 
tain que  les  conceptions  militaires  de  Napoléon  en  1813  ne  donnent 
plus  à  votre  esprit  cette  sécurité,  cette  satisfaction,  qui  naissent  de 
l'accord  véritable,  mathématique,  entre  les  moyens  et  le  but.  Napo- 
léon ne  se  contente  plus  du  possible,  il  veut  regagner  d'un  seul  coup 
de  dé  tout  ce  qu'il  a  perdu.  11  fait  entrer  le  hasard  dans  ses  combi- 
naisons pour  une  part  qu'il  ne  lui  avait  jamais  accordée. 

Et  d'abord,  pour  accomplir  la  vision  du  grand  empire  et  en  tenir 
les  frontières  imaginaires,  il  faut  bien  ensevelir  190,000  de  ses 
meilleurs  soldats,  qu'il  ne  reverra  plus,  dans  les  garnisons  de  la 
Vistule,  de  l'Oder,  de  l'Elbe,  30,000  à  Dantzig,  /iO,000  à  Hambourg, 
30,000  à  Dresde,  20,000  à  Magdebourg,  autant  à  Torgau.  Cette 
base  vicieuse,  chimérique,  donnée  à  sa  conception  générale  de  la 
campagne,  ne  pourra  être  corrigée  par  aucun  succès  de  détail,  ni 
par  Lutzen,  ni  par  Bautzen.  De  ce  moment,  vous  voyez  un  esprit 
inépuisable  qui  enfante,  sous  le  coup  de  la  nécessité,  des  plans 
grandioses,  et  ces  plans  les  plus  magnifiques  se  retournent  contre 
lui,  parce  qu'il  leur  a  ôté  la  base  solide  qui  les  rendait  possibles. 
Plus  ses  conceptions  sont  hautes ,  plus  elles  retombent  avec  fracas 


844  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  lui  pour  l'écraser.  Là  où  un  esprit  médiocre  eût  pu  sauver  de 
grands  débris,  se  retirer  à  temps,  imposer  peut-être  une  paix  hono- 
rable, le  plus  beau  calculateur  du  monde  ne  peut  que  précipiter  sa 
chute,  car  il  y  fait  servir  sa  force  entière.  Il  lui  faut  un  Marengo, 
un  Austerlitz,  ce  qu'il  appelle  un  coup  de  foudre.  Pour  ressaisir  ce 
tonnerre  dont  la  mémoire  l'obsède  et  l' éblouit,  il  foulera  aux  pieds 
ses  propres  règles,  il  enflera  ses  projets.  Nous  voulons  bien,  s'il  le 
faut,  admirer  la  pensée  de  se  rejeter  contre  l'armée  de  Silésie  après 
avoir  battu  à  Dresde  l'armée  de  Bohême;  mais  cette  entreprise  dé- 
mesurée n'en  est  pas  moins  cause  qu'il  laisse  la  victoire  de  Dresde 
inachevée  et  qu'il  précipite  Vandamme  dans  le  gouffre  de  Culm. 

Il  y  eut  un  autre  malheur  dans  cette  campagne  :  les  ennemis  ont 
enfin  appris  de  lui  l'art  par  lequel  il  les  a  vaincus.  Ce  sont  eux  qui, 
par  cette  marche  concentrique  sur  Leipzig,  appliquent  ses  maximes. 
C'est  lui  qui  les  enfreint  par  la  dissémination  de  ses  forces  aux  ex- 
trémités de  son  empire  imaginaire,  —  non  qu'il  ne  sût  mieux  que 
personne  comment  il  fallait  vaincre,  mais  parce  qu'il  était  la  proie 
d'une  idée  fausse,  parce  qu'il  comptait  sur  l'étoile  de  l'empire,  sur 
le  soleil  d'Âusterlitz,  et  qu'il  faisait  entrer  pour  une  trop  forte  part 
sa  grande  imagination  dans  un  art  qui  l'exclut.  Si  dans  les  campa- 
gnes d'Italie,  en  1796,  1797,  il  eût  agi  comme  dans  la  campagne  de 
1813,  si,  au  lieu  de  se  concentrer  autour  de  Vérone,  il  eût  voulu  à 
la  fois  continuer  le  siège  de  Mantoue ,  occuper  Rome ,  menacer  Na- 
ples,  s'assurer  la  Toscane,  c'est-à-dire  éblouir  au  lieu  de  frapper, 
il  eût  trouvé  en  1797  Leipzig  à  Arcole  et  à  Rivoli. 

Tout  événement  de  guerre  étant,  d'après  Napoléon,  un  drame  qui 
a  son  commencement,  son  milieu  et  sa  fin,  la  campagne  de  1812  a 
été  le  premier  acte  de  l'invasion  de  la  France;  la  campagne  de  1813 
a  été  le  second.  Celle  de  1814  a  un  caractère  particulier  qu'il  faut 
signaler  aussi.  Comme  tous  les  h-ommes  qui  sont  consommés  dans 
une  science  ou  dans  un  art  dont  ils  ont  outre-passé  les  limites.  Napo- 
léon en  1814  a  fini  par  demander  à  son  art  ce  que  celui-ci  ne  peut 
donner  en  aucun  cas ,  la  puissance  de  remplacer  un  peuple  dans  la 
défense  de  son  territoire  contre  l'univers  conjuré.  Napoléon  s'est 
obstiné  à  croire  dans  cette  campagne  que  la  science  de  la  guerre 
possède  ce  secret,  qu'elle  pouvait  faire  ce  miracle  et  remplacer  une 
nation  armée.  Il  a  cru  à  la  toute-puissance  de  la  stratégie;  cela  n'a 
pas  servi  médiocrement  à  le  perdre  et  nous  par  lui  et  avec  lui.  Au 
moindre  succès,  il  comptait  sur  la  restauration  subite  du  grand  em- 
pire chimérique  de  Hambourg  à  Rome.  A  Châtillon,  il  se  revoyait 
sur  la  Vistule,  et  il  est  de  fait  que  jamais  peuple  ne  fut  tenu  endormi 
dans  une  pareille  ignorance  du  danger  de  mort  qui  pesait  sur  lui. 
En  Espagne,  en  Russie,  en  Allemagne,  les  peuples  étrangers  avaient 
été  armés  pour  la  défense  de  leurs  foyers;  pour  nous,  nous  étions 


LA   CAMPAGNE   DE    1815.  8A5 

déjà  enveloppés  que  nous  ne  soupçonnions  pas  même  qu'il  pût  s'agir 
de  nous.  Nul  appel,  nul  avertissement,  nulle  parole  de  confiance  à 
cette  nation  sur  qui  on  avait  déchaîné  les  colères  du  monde.  On  at- 
tendait pourtant  quelque  chose,  mais  vaguement.  Je  me  souviens 
que,  moitié  insouciance  d'enfant,  moitié  attente,  je  m'acheminai  sur 
la  grand' route.  Il  pleuvait.  Je  vis  des  cavaliers  en  manteaux  blancs 
qui  s'approchaient  et  formaient  une  longue  file  jusqu'à  l'extrémité 
de  l'horizon  :  c'était  l'invasion  qui  s'étendait  silencieusement  sur 
notre  bourgade!  La  France  était  aux  mains  de  l'ennemi  que  nous 
n'en  savions  rien  encore. 


IV.    RELATIONS    ÉCRITES   PAR    NAPOLÉON.    —   LES    HISTORIENS    RÉCENS. 

Nous  voici  arrivés  par  une  pente  irrésistible  à  la  seconde  inva- 
sion ;  nous  touchons  à  1815  et  à  Waterloo.  C'est  là  que  je  veux  m'ar- 
rèter,  puisqu'aussi  bien,  depuis  six  ans  (1),  j'ai  ce  champ  de  bataille 
pour  unique  horizon,  et  que,  dans  ce  long  intervalle,  j'ai  eu  autant 
d'occasions  que  personne  de  réfléchir  sur  ce  désastre  et  d'en  cher- 
cher les  causes.  Moi  aussi,  je  connais  ce  tombeau,  parce  que  je 
l'habite. 

Lorsque  de  pareilles  calamités  se  renouvellent  coup  sur  coup,  il 
est  peu  raisonnable  d'imaginer  qu'elles  ont  été  produites  par  une 
circonstance  fortuite,  un  ordre  oublié  ou  négligé,  un  orage,  une 
pluie  qui  s'obstine.  Non,  la  fortune,  toute  capricieuse  qu'on  la  fait, 
ne  l'est  pas  à  ce  point.  Elle  est  mobile,  elle  n'est  pas  insensée.  Quand 
de  semblables  désastres  se  répètent,  avouons  qu'un  vice  profond, 
irrémédiable,  était  dans  les  choses  et  dans  l'homme.  Il  y  a  eu  non 
pas  seulement  une  faute  (car  la  fortune  est  quelquefois  assez  bonne 
pour  ne  pas  les  punir  toutes),  mais  une  accumulation  de  fautes  qui 
sont  devenues  irréparables  à  cause  de  leur  nombre  même. 

Napoléon  a  raconté  avec  une  complaisance  visible  ses  premières 
campagnes  :  Toulon,  l'Italie,  l'Egypte,  Marengo,  forment  dans  ses 
Mt'moires  un  récit  continu.  Evidemment  il  s'est  plu  à  décrire  avec 
sérénité,  dans  le  langage  transparent  des  mathématiques,  cette 
géométrie  héroïque ,  dans  laquelle  chaque  théorème  est  une  ba- 
taille. Par  malheur,  il  s'est  arrêté  à  la  première  moitié  de  sa  vie; 
il  a  pris  Marengo  pour  borne,  soit  que  le  mal  de  l'exil  qu'il  avait 
fait  connaître  à  tant  d'autres  l'ait  saisi  à  son  tour  et  l'ait  dégoûté 
même  de  la  renommée,  soit  que  la  maladie  l'ait  empêché  de  dicter 
plus  longtemps.  On  peut  aussi  penser  qu'il  a  voulu  s'arrêter  sur  ce 
sommet  de  Marengo,  où  aucun  nuage  ne  se  montrait  encore  ;  il  aura 
refusé  d'attacher  trop  longtemps  son  esprit  et  ses  yeux  sur  cette 

(1)  Écrit  en  18:.7. 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pente  rapide  de  l'empire,  qui,  à  travers  la  toute-puissance,  le  me- 
nait si  vite  au  dénoùment  de  Sainte-Hélène.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous 
ne  trouvez  dans  ses  récits  aucune  trace  du  second  intervalle  de  sa 
carrière.  Le  long  espace  compris  entre  1800  et  1815,  c'est-à-dire 
tout  l'empire,  reste  vide  dans  ses  Mémoires,  comme  s'il  eût  tenu 
voilées  les  victoires  déjà  trop  achetées  d'Essling,  Wagram,  Fried- 
land,  la  Moscova.  Sans  doute,  ces  journées  approchaient  trop  de  la 
catastrophe;  elles  la  lui  dissimulaient  trop  mal.  Et  c'est  la  raison 
pour  laquelle  il  s'est  attaché  exclusivement  dans  son  récit  aux  deux 
époques  extrêmes  de  sa  vie  :  à  la  première  parce  qu'il  y  goûtait  une 
gloire  sans  ombre  et  sans  appréhension,  à  la  dernière  parce  qu'il 
y  avait  trouvé  sa  ruine,  et  qu'il  fallait  s'en  justifier  devant  lui-même 
et  devant  la  postérité. 

Aussi  la  campagne  de  Waterloo  a-t-elle  pris  une  grande  part 
dans  ses  travaux  d'historien.  Après  le  long  silence  gardé  sur  tout 
l'empire,  il  est  revenu  à  diverses  reprises  sur  cette  campagne.  Il  en 
a  fait  au  moins  deux  relations  achevées,  sans  compter  les  versions 
qui  ne  sont  pas  venues  jusqu'à  nous.  La  première  de  ces  relations  a 
été  rapportée  de  Sainte -Hélène  par  le  général  Gourgaud  ;  elle  a 
même  paru  sous  son  nom.  C'est  elle  qui  a  fixé  l'opinion  sur  cette 
matière.  Tous  les  faits  que  cette  relation  a  avancés  ont  été  admis 
sans  contrôle.  Tous  les  hommes  qu'elle  a  accusés  sont  restés  con- 
damnés sans  examen.  La  foule,  le  peuple,  les  gens  du  monde,  les 
écrivains,  les  historiens  ont  été  saisis  de  la  même  passion  de  crédu- 
lité et  quelquefois  d'injustice.  Personne,  pour  ainsi  dire,  n'en  est 
revenu  encore,  tant  un  grand  capitaine  qui  écrit  son  apologie  est 
d'abord  invincible  !  car,  à  la  première  lecture  de  ces  pages  nerveuses, 
hâtives,  impérieuses,  qui  flétrissaient  la  fortune,  il  n'est  aucun  de 
nous  qui  n'ait  reconnu  la  main  d'où  elles  sortaient,  et  qui  ne  se  soit 
écrié  :  C'est  lui! 

Cependant  cette  première  relation,  ardente  encore  du  feu  de  la 
bataille,  n'était  qu'un  premier  jet,  une  ébauche  de  Napoléon.  W  a 
fait  une  seconde  histoire  de  la  campagne  de  1815,  et  cette  fois  len- 
tement, revenant,  avec  une  patience  dont  on  ne  l'eût  pas  cru  ca- 
pable, sur  le  fond  et  sur  la  forme  des  choses.  Que  ceux  qui  ont 
avancé  qu'il  s'inquiétait  peu  des  conditions  de  l'écrivain  l'ont  mal 
connu!  Plût  à  Dieu  qu'il  n'eût  pas  possédé  cet  art  dans  sa  plénitude! 
Il  eût  moins  aisément  ébloui  la  postérité  sur  ses  fautes,  il  eût  laissé 
une  plus  entière  liberté  de  jugement,  car  pour  le  coloris,  pour  la  force 
d'exposition,  le  mouvement,  l'art  de  surprendre  la  raison,  de  con- 
vertir en  drame  les  incidens  de  la  stratégie.  Napoléon  n'a  point  de 
maîtres.  Comment  m'étonnerais-je  de  l'éblouissement  que  cette  nar- 
ration a  causé?  Toutes  les  fois  que  je  la  relis,  la  grandeur  majestueuse 
du  récit,  l'émotion  des  détails,  le  pathétique  des  choses,  me  ga- 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  847 

gnent  à  mon  tour.  Moi  aussi,  pris  au  piège  du  génie,  je  suis  près  de 
n'accuser  que  l'aveugle  fatalité.  Je  ne  trouve  aucune  faute  dans  ce- 
lui qui  s'enveloppe  de  cette  magie;  j'oublie  la  raison,  j'oublie  la 
vérité,  j'ajourne  la  justice,  la  liberté;  il  faut  pourtant  y  revenir. 

Au  reste,  quelque  supériorité  de  tout  genre  que  cette  seconde 
relation  ait  sur  la  première,  elle  passa  inaperçue.  Un  petit  nombre 
d'hommes  du  métier  la  lurent;  le  public  l'ignora,  il  l'ignore  encore 
aujourd'hui.  Combien  de  personnes  éclairées,  instruites  même,  con- 
fondent encore  les  Mémoires  de  Napoléon  avec  le  Mémorial  de  Las 
Cases  !  L'impression  que  le  monde  avait  reçue  était  fixée,  il  ne  vou- 
lait plus  s'en  départir.  Napoléon  lui-même  n'eût  rien  pu  changer  à 
cette  première  émotion  causée  par  le  premier  écrit  de  Napoléon  à 
Sainte-Hélène. 

Outre  le  besoin  de  l'apologie,  il  y  avait  une  autre  cause  qui  avait 
dû  altérer  profondément  l'histoire  de  cette  campagne.  Le  chef  de 
l'armée  n'avait  plus  revu  ses  lieutenans  depuis  le  moment  du  dé- 
sastre; il  n'avait  pas  entendu  de  leurs  bouches  le  récit  des  faits  aux- 
quels ils  avaient  participé,  leurs  explications,  leurs  excuses,  quelles 
difficultés  ils  avaient  rencontrées,  à  quel  moment  ils  avaient  reçu 
les  ordres,  à  quel  autre  ils  les  avaient  exécutés.  Réduit  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  connaissance  des  choses  qui  s'étaient  passées  immé- 
diatement sous  ses  yeux,  il  restait  dans  l'incertitude  sur  toutes  les 
autres.  Il  était  obligé  de  combler  le  vide  en  imaginant  ce  qu'il  n'a- 
vait pu  connaître.  Souvent  ces  imaginations,  envenimées  par  l'adver- 
sité, étaient  tout  l'opposé  du  vrai.  C'est  ainsi,  et  par  d'autres  raisons 
de  ce  genre,  que  cette  relation,  si  riche  de  coloris,  de  mouvement, 
composée  avec  un  art  infini,  a  entraîné  les  historiens  à  se  jouer  avec 
elle  des  lieux,  des  temps,  des  distances,  car  tous  ne  firent  que  la 
répéter  ou  la  transcrire,  sans  que  l'idée  soit  venue  chez  nous  à  per- 
sonne d'y  appliquer  les  règles  les  plus  simples  de  la  critique  ordi- 
naire. 

En  1840  seulement,  c'est-à-dire  vingt-cinq  ans  après  l'événe- 
ment, un  homme  qui  a  trop  peu  vécu,  déjà  cher  à  l'armée,  poussé 
alors  par  un  sentiment  pieux  envers  un  père  illustre,  fit  une  pre- 
mière tentative  pour  détromper  la  France.  M.  le  duc  d'Elchingen, 
dont  une  partie  de  la  vie  a  été  employée  à  scruter  profondément 
cette  journée  des  Quatre-Bras  dans  laquelle  on  a  voulu  ensevelir  la 
mémoire  du  maréchal  Ney,  publia  un  ouvrage  important  sous  un 
petit  volume.  Ce  n'était  point  des  récriminations,  comme  on  pouvait 
s'y  attendre,  mais  les  papiers  mêmes  de  l'état-major  du  maréchal 
Ney,  les  ordres  de  marche,  de  mouvement,  d'attaque,  les  lettres,  les 
instructions  de  Napoléon  durant  les  quatre  journées  de  la  campagne 
de  1815.  Le  duc  d'Elchingen  avait  eu  l'heureuse  idée  de  faire  une 
sorte  d'enquête  auprès  des  commandans  de  corps,  Reille,  d'Erlon, 


SAS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auprès  des  aides-de-camp  de  l'empereur,  Flahaut,  Dejean,  chargés 
de  porter  les  ordres,  auprès  du  major-général  Soult,  et  il  donnait 
les  réponses  originales  de  ces  généraux  aux  questions  précises  qu'il 
leur  avait  posées.  Par  là  il  assurait  à  l'histoire  le  témoignage  de 
quelques-uns  des  principaux  acteurs  pendant  qu'ils  vivaient  encore. 
Avec  une  discrétion,  une  modération  que,  pour  ma  part,  je  ne  puis 
trop  admirer  dans  une  'cause  si  poignante,  le  duc  d'Elchingen  se 
contenta  d'ajouter  à  ces  documens  précis,  à  ces  pièces  officielles,  un 
commentaire  en  peu  de  lignes  sur  les  dates,  les  distances  à  parcou- 
rir. Il  n'y  avait  là  aucune  de  ces  argumentations  à  double  tran- 
chant où  la  stratégie  se  complaît  quelquefois,  car  elle  aussi  a  ses 
sophismes.  C'était  un  simple  appel  à  l'évidence,  au  sens  commun. 
Ce  recueil  de  documens  authentiques  était  la  première  base  solide 
pour  une  histoire  militaire  de  la  campagne  de  1815. 

Admirez  ici  la  puissance  invétérée  de  la  légende  dans  les  classes 
même  savantes.  Il  vous  semble  que  tout  le  monde  eût  dû  être  frappé 
de  voir  les  ordres  authentiques  de  Napoléon,  le  15,  le  16,  le  17  juin 
1S15,  en  pleine  contradiction  le  plus  souvent  avec  les  récits  de  Na- 
poléon à  Sainte-Hélène.  Il  semble  au  moins  que  les  historiens  de 
profession  eussent  dû  prêter  quelque  attention  à  ces  faits  si  graves, 
soudainement  révélés,  les  discuter  au  moins,  les  accepter  ou  les 
nier.  Il  n'en  fut  rien.  En  dépit  des  documens  officiels,  authentiques, 
placés  sous  leurs  yeux,  les  historiens  s'obstinèrent  à  ne  pas  même 
en  faire  mention  :  ils  ne  les  regardèrent  pas,  ils  ne  les  contredirent 
pas.  Leurs  yeux  étaient  éblouis  par  la  version  de  Sainte -Hélène, 
leur  siège  était  fait;  ils  continuèrent  de  la  transcrire  sans  y  chan- 
ger un  mot. 

Un  seul  écrivain  militaire  et,  il  est  vrai,  l'un  des  plus  considéra- 
bles, le  général  Jomini,  grand  admirateur  de  Napoléon  même  après 
avoir  passé  dans  le  camp  ennemi,  fut  ému,  ébranlé  par  ces  faits  qui 
venaient  à  la  lumière.  Il  reconnut  que  ces  faits  jetaient  un  nouveau 
jour  sur  la  campagne  de  Waterloo.  Bien  que  son  siège  aussi  à  lui  fût 
achevé,  bien  que  son  Précis  historique  et  militaire  fût  déjà  imprimé, 
il  n'hésita  pas  à  corriger  ses  vues;  il  eut  la  rare  bonne  foi  d'y  faire 
d'importans  changemens,  comme  on  peut  le  voir  dans  sa  correspon- 
dance avec  le  duc  d'Elchingen,  sur  laquelle  je  serai  forcé  de  revenir 
plus  tard. 

Ainsi  quelques  mots,  quelques  notes  timides,  voilà  tout  ce  que 
la  vérité  et  l'évidence  avaient  pu  gagner  chez  nous  en  un  quart  de 
siècle  sur  les  versions  et  les  imaginations  de  Sainte-Hélène;  tant^on 
avait  peur  de  diminuer  Napoléon  ou  plutôt  de  le  contredire,  certain 
que  l'on  aurait  contre  soi  les  superstitions  de  la  foule,  qui  aime  son 
aveuglement  et  ne  veut  point  en  guérir. 

Il  fallait  pourtant  sortir  à  la  fm  de  cette  sorte  d'incantation,  s'il  est 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  849 

vrai  que  l'histoire  est,  non  pas  un  jeu,  mais  une  vérité.  Après  qua- 
rante ans,  il  était  temps  de  regarder  en  face  cette  grande  cata- 
strophe, et,  si  Napolébn  y  est  pour  quelque  chose,  le  moment  était 
venu  de  le  dire,  de  le  montrer  et  de  le  publier  sans  mollir.  Pour 
moi,  j'avoue  que  j'attendais  avec  impatience  qu'un  écrivain  se  livrât 
à  ce  travail  de  critique,  qui  m'avait  semblé,  dès  la  publication  du 
duc  d'Elchingen,  une  des  nécessités  de  notre  époque.  Dans  mon 
trop  d'inipatience,  j'en  avais  même  ébauché  quelques  points  dès 
IShh.  Je  comptais  d'ailleurs  sur  la  clairvoyance  de  M.  Thiers  pour 
satisfaire  ce  besoin  de  vérité  que  tous  les  récits  de  Waterloo  avaient 
excité  en  moi  sans  y  répondre.  Ayant  ouï  dire,  à  tort,  que  M.  Thiers 
ne  traiterait  pas  de  la  campagne  de  1815,  je  désespérais  presque  de 
voir,  de  mon  vivant,  cette  restauration  attendue  de  l'histoire  mili- 
taire des  cent  jours,  lorsque  je  sus  qu'un  homme  parfaitement  com- 
pétent et  préparé,  M.  le  colonel  Charras,  avait  pris  cette  tâche.  Il  me 
semble  l'avoir  remplie  avec  la  vigueur  d'esprit  nécessaire  en  pareille 
matière. 

Pour  cela,  il  fallait  des  conditions  qui  se  rencontrent  rarement, 
car  on  ne  trouve  point  ici,  pour  se  guider,  l'immense  correspondance 
de  Napoléon  qui,  en  d'autres  époques,  vous  conduit  presque  à  coup 
sûr.  Au  miheu  de  cette  mêlée  de  plaintes,  d'accusations,  de  justifi- 
cations entre  Napoléon  et  ses  lieutenans,  entre  les  apologistes  de 
Ney  et  Gourgaud,  entre  Grouchy  et  Gérard,  entre  les  Anglais  et  leurs 
alliés  qui  se  disputent  leur  part  de  victoire,  comme  les  autres  se  ren- 
voient leur  part  de  défaite,  le  discernement  militaire  est  presque 
aussi  nécessaire  que  sur  le  champ  de  bataille.  Il  fallait  donc  un  écri- 
vain qui  eût  passé  une  partie  de  sa  vie  dans  les  camps,  à  l'école  de 
nos  meilleurs  généraux.  Officier  en  Afrique  depuis  1841,  chef  des 
affaires  arabes  après  s'être  distingué  dans  le  combat  de  Djida  et  dans 
la  belle  opération  qui  réduisit  le  califat  Sidi-Embarek,  l'auteur  rem- 
plissait la  première  de  ces  conditions.  Elle  ne  suffisait  pas;  il  de- 
vait en  outre  avoir  manié  les  ressorts  de  l'administration  d'une  grande 
armée.  Les  circonstances  avaient  aussi  donné  cet  avantage  à  l'au- 
teur, qui,  en  qualité  de  sous -secrétaire  d'état,  avait  contribué  à 
mettre  l'armée  sur  le  pied  de  guerre  et  à  la  préparer  à  tout  événe- 
ment. Après  avoir  aperçu  la  vérité,  il  s'agissait  d'oser  la  dire.  Pour 
cela,  il  était  nécessaire  que  l'amour  de  la  vérité  et  de  la  France  l'em- 
portât sur  toutes  les  considérations  ordinaires  de  complaisance,  de 
routine  ou  de  vanité.  Enfin,  et  par-dessus  tout,  il  fallait  être  libre 
d'idolâtrie  envers  Napoléon.  A  chacun  de  ces  points  de  vue,  l'his- 
toire critique  de  la  campagne  de  1815  ne  pouvait  tomber  en  de 
meilleures  mains  que  celles  de  M.  le  colonel  Charras. 

J'ai  entendu  faire  deux  objections  à  son  ouvrage.  La  première  est 

TOME  XXXIV.  54 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

singulière.  C'est  le  sujet  même  que  l'on  conteste.  Pourquoi,  disent 
quelques  personnes,  raconter  un  désastre  tel  que  celui  de  Waterloo? 
N'est-ce  pas  un  devoir  de  l'ensevelir  dans  l'oubli?  Le  patriotisme, 
n'est-ce  pas  de  dire  avec  le  poète  : 

Jamais  son  nom  n'attristera  mes  vers? 

J'avoue  que  je  suis  d'une  opinion  bien  opposée.  Je  crois  que  nous 
avons  assez  gémi  sur  cette  journée  pour  avoir  acquis  le  droit  d'en 
scruter  les  causes  et  d'en  chercher  l'auteur.  Il  me  semble  que  toute 
la  génération  à  laquelle  j'appartiens  a  été  conduite  par  des  raisons  à 
peu  près  semblables  à  la  même  pensée.  Une  marque  de  force  chez 
un  peuple,  n'est-ce  pas  de  sonder  ses  plus  grandes  blessures?  C'est 
du  moins  la  chose  la  plus  utile  quand  le  moment  est  venu  de  la  faire 
avec  maturité.  Il  y  a  un  grand  courage  à  manier  stoïquement  ses 
plaies,  et  la  France  ne  doit  manquer  d'aucune  sorte  de  courage.  Qui 
jamais  a  reproché  à  Thucydide  d'avoir  décrit  en  deux  livres  le  dé- 
sastre de  la  campagne  de  Sicile,  le  Waterloo  des  Athéniens? 

La  seconde  objection  est  presque  aussi  étrange.  On  voudrait  que 
l'auteur  eût  été  plus  avare  de  détails  militaires,  qu'il  eût  moins  ac- 
cordé à  la  stratégie  et  plus  à  la  politique.  Fallait-il  donc  retrancher 
du  sujet  le  sujet  lui-même?  Le  côté  neuf  de  cette  histoire,  fait  pour 
attirer  un  esprit  solide,  est  précisément  le  côté  militaire.  C'est  là  que 
tout  est  en  litige,  excepté  l'incomparable  bravoure  des  combattans. 
Napoléon  est-il,  oui  ou  non,  responsable  du  désastre  de  l'armée 
française  ?  Telle  est  la  question  :  ample  matière  non  encore  épuisée, 
à  peine  effleurée  chez  nous. 

Je  suppose  que  l'auteur  a  dû  être  tenté  plus  d'une  fois  de  s'étendre 
outre  mesure  en  considérations  générales  sur  les  cent  jours;  il  au- 
rait eu  besoin,  j'imagine,  de  peu  d'efforts  pour  se  laisser  aller  à  cette 
pente.  Je  le  loue  d'y  avoir  résisté.  Il  a  bien  fait  de  s'attacher  princi- 
palement au  nerf  de  son  sujet,  et  de  réserver,  pour  le  traiter  à  fond, 
ce  qu'il  a  d'énergie  stoïque  et  de  précision  dans  l'esprit.  Par  cette 
réserve,  il  a  échappé  au  reproche  d'avoir  composé  un  ouvrage  de 
parti.  Ceux  même  qui  eussent  été  le  plus  disposés  à  lui  adresser  ce 
reproche  seront  obligés,  je  crois,  de  reconnaître  que  la  science  pra- 
tique des  faits,  la  recherche  minutieuse  des  détails,  la  vue  de  l'en- 
semble, l'intelligence  des  grandes  opérations,  l'approximation  pa- 
tiente de  la  vérité,  peuvent  difficilement  être  portées  plus  loin,  et  ils 
en  concluront  que  l'auteur  s'est  placé  par  cet  ouvrage  au  premier 
rang  des  écrivains  militaires  de  notre  temps.  J'ai  vu,  revu  tous  les 
lieux  dont  il  parle;  j'ai  fait  mesurer  de  longues  distances  sur  les- 
quelles on  dispute  encore;  je  n'ai  pu  le  prendre  en  faute  sur  un 
point  de  quelque  importance.  Quant  à  l'exactitude  dans  l'exposé  des 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  851 

détails  de  guerre,  d'autres  l'ont  déjà  constatée  :  «  c'est  la  première 
fois  que  je  comprends  une  bataille  à  la  lecture,  »  disait  un  général 
qui  en  a  gagné  plusieurs. 

On  ne  risque  rien  à  affirmer  de  ce  livre  que  personne  désormais 
ne  s'occupera  de  la  campagne  de  1815  sans  le  connaître  et  l'étudier 
à  fond.  J'aurais  voulu  l'analyser;  l'abondance  des  choses  m'en  a 
empêché.  Un  récit  vif,  coloré,  éloquent,  entraînant,  ne  se  résume 
pas.  Ce  que  je  puis,  c'est  de  m' attacher  aux  points  décisifs  de  cette 
campagne;  c'est  de  présenter  les  questions  principales  qu'elle  sou- 
lève avec  les  solutions  diverses  que  le  temps  et  la  pénétration  des 
historiens  ont  indiquées  chez  les  peuples  les  plus  intéressés,  les 
Français,  les  Anglais,  les  Prussiens,  les  Hollandais,  les  Belges. 

Je  me  serais  fait  scrupule  de  revenir  sur  des  points  qui  viennent 
d'être  approfondis,  éclairés  avec  une  supériorité  incontestable,  si  je 
ne  savais  que  d'autres  ouvrages  du  même  genre  se  préparent  et  ne 
tarderont  pas  à  paraître.  La  France,  je  pense,  ne  veut  pas,  ne  peut 
pas  rester  étrangère  plus  longtemps  à  la  vaste  enquête  qui  s'est  ou- 
verte en  Europe,  depuis  près  d'un  demi-siècle,  sur  des  événemens 
où  elle  est  bien  aussi  pour  quelque  chose.  D'ailleurs  il  est  des  évé- 
nemens inépuisables  par  leur  nature  même;  ils  prennent  la  forme 
de  chacun  des  esprits  qui  les  racontent.  L'erreur  enracinée  ne  se  dé- 
truit pas  d'un  seul  coup;  il  faut  plus  d'un  eflbrt  pour  l'abattre.  La 
preuve  la  meilleure  du  mérite  et  de  la  vitalité  d'un  livre  tel  que  ce- 
lui de  M.  le  colonel  Gharras  sera  toujours  d'inspirer,  non  pas  seule- 
ment une  adhésion  stérile,  mais  d'autres  travaux  entrepris  dans  un 
même  esprit  de  dévouement  à  la  France  et  d'équité  pour  le  reste  du 
monde  (1). 

(1)  Outre  l'ouvrage  capital  de  M.  le  colonel  Cbarras,  les  principaux  de  ceux  que  j'ai 
consultés  sont  les  suivans  : 

Le  général  Gourgaud,  Campagne  de  tSIiJ;  Paris  1820. 

Napoléon,  Mémoires  pour  servira  l'histoire  de  France,  tome  IX;  Paris  1830. 

Le  duc  d'Elchingen,  Documens  inédits  sur  la  campagne  de  ISio;  Paris  1840. 

Correspondance  entre  M.  le  général  Joniini  et  M.  le  duc  d'Elchingen;  décembre  1841. 

Le  général  Gérard,  Quelques  documens  sur  la  bataille  de  Waterloo,  dernières  obser- 
vations; Paris  1829. 

Le  général  Jomini,  Précis  politique  et  militaire  de  la  campagne  de  ISIo;  Paris  1839. 

De  Grouchy,  Observations  sur  la  relation  de  la  campagne  de  ISI'ù  publiée  par  le 
général  Gourgaud;  Paris  1829. 

E.  van  Loben  Sels,  Précis  de  la  campagne  de  1813  dans  les  Pays-Bas;  La  Haye  1849. 

V.  Damitz,  Geschichte  des  Feldzugs  von  ISIS;  Berlin  1837. 

V.  Clausevvitz,  Hinterlassene  Werke.  VIIL  Bund.  Berlin  1835. 

Cari  von  Plotho.  Der  Krieg  des  verbUndeten  Europa;  Berlin  1818. 

Gurwood,  the  Dispatches  of  the  field-marschal  duke  of  Wellington ,  tome  XII;  London 
1838. 

W.  Siborne,  Histonj  of  the  War  in  France  and  Beljium  in  18l'6;  London  1844. 

Le  général  Renard,  les  Allégations  anglaises;  Bruxelles  1857. 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 


RESTAURATION     DE    1814. 


Au  commencement  de  181/i,  les  Français  s'étonnaient  encore 
d'avoir  été  vaincus;  ils  cherchaient  sur  qui  ils  pourraient  faire  peser 
la  responsabilité  de  leur  défaite.  Bientôt  la  maison  de  Bourbon ,  qui 
avait  le  plus  profité  des  désastres,  en  parut  la  première  complice. 
Dès  lors  cette  dynastie  put  voir  combien  c'est  un  don  funeste  et  dif- 
ficile à  garder  que  celui  d'un  trône  reçu  de  la  main  de  l'étranger. 
En  peu  de  mois,  la  nation  avait  fait  cette  découverte  que  son  prin- 
cipal ennemi  c'était  son  gouvernement.  Chacun  sentait  déjà  ce  qu'il 
y  a  d'insupportable  dans  une  paix  imposée.  Ceux  qui  avaient  espéré 
goûter  au  moins  le  repos  dans  la  restauration  s'étonnaient  de  trouver 
en  toutes  choses  une  guerre  intestine,  l'étranger,  d'autres  mœurs, 
un  autre  siècle,  et  comme  une  autre  ra^e  d'hommes  que  l'on  ne  con- 
naissait plus.  De  son  côté,  la  légitimité  reprochait  comme  une  fé- 
lonie aux  hommes  de  la  révolution  l'attachement  qu'ils  gardaient  à 
leurs  souvenirs  et  à  leurs  intérêts. 

La  sincérité  même  des  passions  de  la  restauration  était  pour  elle 
une  cause  de  faiblesse.  Nul  gouvernement  n'a  mis  tant  de  bonne  foi 
et  de  franchise  dans  ses  haines  :  il  a  combattu  à  visage  découvert  le 
siècle  nouveau;  par  là,  il  a  été  le  plus  éloigné  de  l'esprit  politique 
qui  a  fini  par  prévaloir.  La  restauration  a  toujours  ignoré  ce  grand 
secret  que  nous  avons  si  bien  appris,  qu'en  accordant  aux  hommes 
de  nos  jours  les  mots,  les  apparences,  il  est  possible  de  leur  enle- 
ver les  choses,  presque  sans  qu'ils  s'en  doutent.  Le  caractère  du 
gouvernement  de  la  légitimité  est  d'avoir  attaché  aux  mots,  aux  cou- 
leurs, aux  cocardes,  aux  oripeaux,  à  ce  qui  frappe  les  yeux  de  la  mul- 
titude, autant  d'importance  qu'aux  affaires  elles-mêmes.  La  moindre 
concession  de  langage  sur  ces  points  lui  était  odieuse  ;  elle  mit  ainsi 
tout  le  monde  dans  la  confidence  de  fhorreur  qu'elle  éprouvait  pour 
les  bienfaits  de  la  révolution.  Il  en  est  résulté  que  tout  est  devenu 
signe  de  ralliement  contre  une  dynastie  qui  procédait  avec  la  témé- 
rité passionnée  d'un  autre  siècle  au  milieu  des  calculs  du  nôtre. 

Quand  le  peuple  lui-même  eût  voulu  se  tromper,  il  n'aurait  pu 
y  réussir.  La  restauration,  en  affichant  partout  sa  victoire,  la  dénon- 
çait à  la  haine  publique.  Le  gouvernement  des  Bourbons,  pour  le  vain 
plaisir  d'humilier  ses  anciens  adversaires,  risquait  à  chaque  moment 
son  existence.  Il  jouait  pour  une  cocarde  le  trône  de  France.  Même 
les  numéros  des  régimens  leur  furent  ôtés,  comme  si  on  leur  eût 
enlevé  par  là  leurs  souvenirs  ! 

Quelle  n'a  pas  été  l'influence  du  drapeau  blanc  substitué  au  dra- 
peau de  la  révolution!  Le  peuple,  qui  ne  lit  pas,  juge  de  tout  par  les 
signes,  par  l'apparence,  et  d'ailleurs  une  certaine  simplicité,  qui 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  853 

était  le  fond  de  l'esprit  français,  l'avait  protégé  jusque-là  contre  les 
subtilités  :  la  nation  portait  dans  la  lutte  la  même  loyauté  que  son 
gouvernement.  Tous  les  deux  ne  suivaient  que  leurs  passions  cré- 
dules, sans  y  mêler  presque  aucun  artifice.  En  voyant  arboré  le  dra- 
peau de  l'ancien  régime,  les  masses  voyaient  déjà  en  imagination  le 
retour  de  la  dîme,  de  la  corvée,  des  droits  féodaux,  de  la  nol)lesse  et 
du  clergé,  c'est-à-dire  de  tout  ce  que  l'on  avait  appris  à  haïr  et  à 
craindre  depuis  un  quart  de  siècle.  Au  contraire,  les  couleurs  pro- 
scrites réveillaient  en  un  clin  d'oeil  les  espérances  les  plus  éloignées. 
Il  faut  avoir  vécu  dans  ce  temps-là  pour  savoir  ce  que  produisait  sur 
la  foule  l'apparition  d'un  lambeau  de  drapeau  enfoui  et  sauvé  par 
hasard.  C'était  la  bonne  fortune,  l'honneur,  la  vie  heureuse,  qui  re- 
venaient, car  on  avait  déjà  oublié  le  sang  versé.  Que  serait-ce  donc 
si  ce  drapeau  était  rapporté  miraculeusement  de  l'île  d'Elbe! 

Ainsi  la  nation  se  sentait  blessée  dans  les  petites  choses  autant  que 
dans  les  grandes,  et  comme  l'occasion  ne  manque  jamais  pour  les 
premières,  la  blessure  était  de  chaque  instant;  l'irritation  croissait  à 
vue  d'œil.  La  honte,  le  ressentiment  de  la  défaite  chez  un  peuple 
alors  fier,  qui  avait  subi  des  calamités,  mais  point  encore  de  flétris- 
sure, la  menace  perpétuellement  suspendue  de  perdre  ce  que  l'on 
avait  sauvé,  l'intérêt,  la  peur  même,  tout  ce  qui  peut  exciter  l'esprit 
d'une  nation  se  réunissait  peu  à  peu  contre  le  gouvernement  de  la 
restauration;  plusieurs  l'appelaient  déjà  le  gouvei'nement  de  l'inva- 
sion. Avec  sa  mobilité  surprenante,  Paris  avait  oublié  qu'il  s'était  pa- 
voisé des  couleurs  de  l'ennemi ,  du  moins  il  s'elforçait  déjà  de  le  faire 
oublier  aux  autres. 

Dans  ces  circonstances,  les  germes  des  passions  et  des  haines  qui 
devaient  renverser  ce  gouvernement  par  la  main  de  la  nation  elle- 
même  en  1830  étaient  déjà  tout  formés.  En  se  développant,  ces 
germes  ne  pouvaient  manquer  de  détruire  un  édifice  si  mal  cimenté, 
qui,  à  peine  commencé,  penchait  déjà  vers  sa  ruine;  mais  il  pouvait 
aussi  se  faire  que  cette  ruine  fût  hâtée,  précipitée  avant  l'heure 
même  par  l'elfort  d'une  volonté  seule. 

Si,  avant  que  la  nation  soit  prête  à  faire  explosion,  il  se  trouve  un 
homme  qui  serve  de  ralliement  aux  passions  nouvelles,  qui  ait  gardé 
dans  sa  chute  le  prestige  de  la  prospérité;  si,  usant  de  l'habileté  qui 
a  manqué  à  la  restauration,  il  s'enveloppe  de  ces  signes,  de  ces  appa- 
rences, de  ces  drapeaux,  qu'elle  a  rejetés,  et  s'il  confond  ainsi  sa 
cause  avec  celle  de  la  France,  alors  cet  homme  pourra  devancer  de 
quinze  ans  l'œuvre  de  la  nation  entièi'e. 

Qu'il  vienne,  qu'il  se  montre  seulement!  Sans  lui  demander  de 
gages,  tous  l'accepteront  d'abord  comme  une  délivrance,  par  cela 
seul  qu'il  s'agit  d'un  changement.  Les  ressentimens  s'uniront  pour 
lui  ouvrir  le  chemin.  Ce  ne  sera  pas  l'acclamation  naïve  d'un  peuple 


854  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

entier  qui  n'a  jamais  été  trompé  !  Ce  sera  le  silence  d'un  peuple  qui 
attend  un  vengeur;  et  comme  la  haine  et  non  l'amour  sera  le  prin- 
cipal mobile  des  actions,  la  concorde  ne  se  montrera  qu'un  moment. 
Tous  seront  unis  jusqu'à  ce  que  le  gouvernement  imposé  soit  ren- 
versé; celui  qui  doit  le  détruire  ne  trouvera  point  d'obstacles.  Les 
difficultés  ne  recommenceront  pour  lui  que  lorsqu'il  sera  redevenu 
le  maître. 

Cependant  au  congrès  de  Vienne  les  empereurs  de  Russie,  d'Au- 
triche, les  rois,  les  princes,  les  plénipotentiaires  de  tous  les  états 
d'Europe  refaisaient,  parmi  les  fêtes,  la  carte  du  monde.  L'Angle- 
terre, la  plus  avide,  se  payait,  sur  tous  les  rivages,  de  ses  subsides, 
par  Malte,  le  Cap,  l'Ile-de-France.  La  France  perdait  ses  frontières 
du  Rhin;  elle  restait  ouverte  à  la  Prusse,  à  l'Autriche,  à  la  Ravière. 
La  Pologne  disparaissait,  quoiqu'on  lui  laissât  son  nom  ;  l'Italie  était 
rendue  à  l'Autriche,  la  Sicile  à  Naples,  les  Espagnols  étaient  livrés 
poings  liés  à  Ferdinand  VII.  Et  dans  cet  abandon  de  tout  droit  c'était 
le  peuple  le  plus  libéral,  —  les  Anglais,  —  qui  exigeait  comme  sa 
récompense  la  servitude  du  monde.  Ceux-là  surprirent  par  leur  faci- 
lité à  oublier  leurs  promesses.  Toute  leur  haine  se  montra  quand  on 
les  vit,  eux  puissance  protestante,  demander  impérieusement  que  la 
France  fût  soumise  au  bras  séculier  du  catholicisme  sans  mélange  de 
liberté  pour  les  autres  cultes.  L'aversion  fut  ce  jour-là  plus  sincère 
que  la  foi.  Un  si  grand  désir  de  nuire  et  d'offenser  sous  des  paroles 
pieuses  étonna,  quoiqu'on  s'y  attendît.  Au  reste,  dans  cette  paix 
encore  sanglante,  un  point  semblait  menacer.  Cachée  dans  les  flots, 
l'île  d'Elbe  effrayait  par  le  voisinage.  Quelques-uns  cherchaient  un 
lieu  de  prosci'iption  qui  ne  pût  être  aperçu  d'aucun  rivage;  ils  avaient 
déjà  prononcé  le  nom  de  Sainte-Hélène. 

VI.   —    RETOUR    DE     l/ÎLE    d'eLBE.    —    l'ACTE     ADDITIONNEL. 

«  Napoléon  a  débarqué  à  Cannes  le  1"  mars  !  »  J'entends  encore  à 
mon  oreille  le  retentissement  de  ces  mots  la  première  fois  qu'ils 
furent  prononcés  devant  moi.  Pendant  quelques  jours,  les  nouvelles 
restèrent  interrompues.  On  ne  savait  que  penser,  lorsqu'on  apprit 
que  l'empereur  était  à  Grenoble,  et  presque  aussitôt  à  Lyon,  à  Ma- 
çon, à  Chàlons.  On  le  sent  passer  invisible  à  quelques  lieues  comme 
un  tourbillon  qui  entraîne  tout  après  soi.  Les  détachemens,  les  ba- 
taillons, les  régimens  que  l'on  voulait  éloigner  de  lui  s'arrêtent,  ils 
se  retournent,  ils  ont  changé  de  cocarde,  ils  rentrent  dans  son  or-« 
bite.  Ce  fut  une  force  d'attraction  irrésistible,  aveugle;  l'étonnement 
d'abord,  puis  l'éblouissement,  puis  l'admiration  nous  conquirent 
presque  tous  au  même  moment. 

Mais  ce  moment  fut  court;  il  dura  aussi  longtemps  que  la  marche 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  855 

merveilleuse  de  Cannes  à  Paris.  Dès  que  le  succès  fut  assuré  et  qu'il 
n'y  eut  plus  lieu  de  craindre  pour  l'entreprise  elle-même,  l'imagi- 
nation tomba;  les  plus  enthousiastes  cédèrent  à  la  réflexion.  Napo- 
léon et  la  France  se  regardèrent  en  face  et  se  trouvèrent  changés, 
comme  s'ils  eussent  été  séparés  par  des  générations  nouvelles.  Ils 
eurent  peine  à  se  reconnaître  l'un  l'autre. 

Napoléon  ne  revenait  pas  tel  qu'il  était  parti;  il  avait  appris  une 
grande  chose  dans  l'exil  :  son  génie  tout  seul,  soutenu  de  son  art 
consommé,  ne  suffisait  plus  à  porter  le  poids  des  difficultés.  Pour 
y  faire  face,  il  fallait  le  concours  de  la  volonté  et  des  énergies  de  la 
nation  française.  Revenait-il  converti  à  la  liberté?  Ce  serait  se  mon- 
trer trop  crédule  de  le  penser;  mais  il  avait  entrevu  qu'elle  peut 
être  une  force;  à  ce  titre  il  consentait  à  en  faire  l'essai. 

Pour  nous ,  nous  avions  non  pas  goûté ,  mais  aperçu  la  liberté 
comme  une  espérance,  et  cette  chose  si  nouvelle  nous  avait  séduits 
déjà  par  son  ombre  même.  Il  semble  donc  que  l'accord  dût  être 
facile  entre  l'ancien  maître,  qui  proposait  de  se  réconcilier  avec  la 
liberté  parce  qu'elle  pouvait  lui  être  utile,  et  la  nation,  qui  la  vou- 
lait aussi  parce  qu'elle  la  croyait  alors  le  premier  des  biens  et  le 
plus  nécessaire,  celui  sans  lequel  tous  les  autres  ne  sont  rien;  mais 
cet  accord  fut  au  contraire  le  point  impossible  à  réaliser.  Chacun 
devait  apprendre  bientôt  à  ses  dépens  qu'il  n'est  rien  de  plus  illu- 
soire que  de  prétendre  changer  la  nature  des  choses. 

Le  jour  de  la  rentrée  de  Napoléon  dans  Paris,  Benjamin  Con- 
stant, qui  venait  de  l'attaquer  la  veille,  se  crut  perdu.  Je  tiens  de  ce- 
lui-là même  qui  lui  fournit  alors  un  refuge  que  Benjamin  Constant 
ne  songeait  C|u'à  en  finir  avec  la  vie  ;  déjà  il  avait  commencé  ses  ap- 
prêts, certain  qu'il  ne  ferait  que  devancer  ainsi  de  quelques  heures 
le  châtiment.  Une  dépêche  le  mande  aux  Tuileries.  Il  obéit  non  sans 
crainte.  Napoléon  le  reçoit  d'un  air  riant.  «  C'est  à  lui  qu'il  veut 
parler  de  liberté  et  de  constitution  ;  c'est  à  lui  qu'il  veut  s'ouvrir.  Et 
d'abord  il  lui  dira  ce  qu'il  ne  dit  à  personne,  que  la  guerre  est  iné- 
vitable. D'ailleurs  pourquoi  serait-il  opposé  à  la  liberté?  Il  la  veut, 
puisque  la  France  croit  la  vouloir;  mais  elle  ne  l'a  pas  toujours  vou- 
lue. »  Et  sachant  qu'il  s'adresse  à  un  écrivain,  c'est  la  liberté  de  la 
presse  qu'il  invoque;  il  est  pleinement  converti  sur  ce  point.  L'in- 
terdire serait  un  acte  de  folie.  Qu'au  reste  Benjamin  Constant  lui 
apporte  ses  idées,  ses  vues;  il  est  prêt  à  accepter  ce  qui  est  possible. 
Tout  cela  entremêlé  de  sourires  et  de  caresses,  comme  en  ont  les 
maîtres  du  monde.  Ces  discours  ne  durèrent  pas  moins  de  deux 
heures.  Le  tribun  se  retira  ébloui  des  confidences  et  de  la  conver- 
sion du  maître.  Il  ne  pense  plus  à  mourir.  De  cet  éblouissement  va 
sortir  le  préambule  de  l'acte  additionnel,  compromis  funeste  qui  per- 
dra tout  à  la  fois  la  liberté  et  le  despote. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Était-ce  en  effet  pour  Napoléon  une  nécessité  de  se  réconcilier  en 
1815  avec  la  liberté  ?  Le  devait-il?  le  pouvait-il?  Au  lieu  de  convo- 
quer les  chambres,  que  ne  se  contentait-il  de  réunir  les  armées? 
Qu'avait-il  à  gagner  cà  changer  sa  nature?  Y  réussirait-il?  Etait-il 
sage,  après  avoir  désespéré  quinze  ans  les  amis  de  la  liberté,  de  les 
prendre  pour  appui?  N'était-ce  pas  tout  perdre  que  de  renoncer  au 
pouvoir  absolu,  qui  avait  été  jusque-là  la  règle  de  sa  vie?  Toutes  les 
fois  que  Ces  questions  et  d'autres  de  ce  genre  se  sont  présentées  à 
l'esprit  de  Napoléon,  il  a  renvoyé  pour  y  répondre  à  ce  qu'il  appelle 
le  livre  X  de  ses  Mémoires,  où  ces  matières,  dit-il,  sont  approfon- 
dies et  longuement  traitées;  mais  ce  livre  X,  qui  devait  contenir  le 
secret  de  sa  pensée,  où  est-il?  Il  n'existe  pas.  Napoléon  n'en  a  pas 
écrit  une  seule  ligne.  Pour  savoir  ce  qu'il  devait  contenir,  nous 
sommes  réduits  à  nos  seules  conjectures. 

Aujourd'hui  que  nous  avons  appris  combien  les  hommes  aiment  à 
se  payer  d'apparence,  combien  ils  préfèrent  les  mots  aux  réalités, 
nous  devons  être  étonnés  que  la  constitution  donnée  par  Napoléon 
sous  le  nom  d'acte  additionnel  ait  été  si  mal  accueillie  par  les  con- 
temporains. Il  semble  qu'ils  eussent  dû  savoir  gré  de  ses  concessions 
à  un  despote  qui  revenait  de  si  loin,  puisque  tous  les  mots  qui  servent 
à  prendre  les  hommes  sont  prodigués  à  chaque  ligne  de  l'acte  addi- 
tionnel. Quelques  historiens  onliicru  que  le  mal  est  venu  de  certaines 
dispositions  particulières  qu'il  eût  été  facile  de  changer.  En  cela, 
ils  se  trompent.  L'acte  additionnel  eût  été  la  plus  parfaite  des  con- 
stitutions, que  la  répugnance  du  public  eût  été  à  peu  près  la  même, 
car  cette  répugnance  se  propageait  de  bouche  en  bouche,  sans  exa- 
men ;  tel  qui  était  le  plus  opposé  à  la  charte  bonapartiste  n'en  avait 
pas  lu  une  ligne. 

Ce  n'est  point  l'œuvre  qui  inspirait  le  doute,  le  soupçon  :  c'était 
l'auteur.  De  quelque  formule  de  liberté  qu'il  eût  fait  usage,  l'incré- 
dulité fût  restée  la  même,  parce  qu'un  certain  bon  sens  disait  à  tous 
que  le  despotisme  ne  se  corrige  pas.  Plus  ses  promesses  eussent  été 
magnifiques,  plus  on  eût  refusé  de  croire  qu'il  devait  les  tenir.  Ainsi 
ce  n'était  point  l'acte  qui  blessait,  mais  l'homme  qui  n'avait  pas 
qualité  pour  le  faire.  Il  était  trop  visible  aux  plus  simples  que  le 
maître  de  1809,  de  1810,  de  J811,  ne  pouvait  devenir  un  roi  dé- 
bonnaire. En  dépit  de  sa  volonté,  cette  impossibilité  éclatait  à  tous 
les  yeux,  aussi  bien  qu'à  lui-même.  Dans  la  charte  de  liberté,  on 
s'ingéniait  à  voir  une  machine  de  servitude,  et  cela  ôtait  toute  force 
à  la  situation;  il  n'en  pouvait  sortir  aucun  principe  d'énergie  et* de 
salut  pubhc.  Bien  au  contraire,  ce  jeu,  si  ce  fut  un  jeu,  ne  renfer- 
mait que  des  périls.  Si  ces  générations  de  1815,  enthousiastes  du 
grand  capitaine,  restèrent  sévères  et  incrédules  pour  le  maître  con- 
verti, s'il  lui  fut  impossible  de  les  éblouir  par  l'apparence,  si  elles 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  857 

démêlèrent  avec  un  discernement  qui  doit  nous  sembler  prodigieux 
l'ancien  despotisme  sous  les  couleurs  nouvelles,  cela  vient,  je  pense, 
de  ce  que  ces  générations,  longtemps  sevrées  de  la  liberté,  en 
étaient  avides  ;  elles  avaient  conservé  l'instinct  de  ce  qui  leur  avait 
le  plus  manqué.  Au  contraire,  des  générations  fatiguées  d'une  liberté 
qu'elles  ont  été  incapables  de  garder  perdent  quelquefois  dans  cette 
prompte  satiété  la  conscience  et  même  l'instinct  des  choses  les  plus 
claires. 

Cette  évocation  de  la  liberté  que  tout  le  monde  sentait  illusoire 
ne  prêta  aucune  force  réelle  à  Napoléon.  Dès  le  premier  jour,  elle 
embarrassa  ses  pas.  Le  lendemain,  elle  devait  précipiter  sa  chute. 
Que  pouvait  un  appel  mensonger  aux  énergies  de  la  révolution?  Au 
moment  suprême,  Napoléon  se  souvint  des  conventionnels  qui  vi- 
vaient encore;  il  les  sollicita  de  sortir  de  l'obscurité  pour  exciter  un 
moment  l'opinion.  Je  vois  encore  un  de  ces  hommes  partir  à  cet 
appel  pour  se  rallier  à  ce  qu'il  nommait  les  principes.  C'était  lui 
qui  avait  appelé  Hoche  au  commandement  général  et  donné  à  la 
France  la  rive  gauche  du  Rhin.  Que  fit-on  des  talens  de  cet  homme 
de  bonne  volonté?  On  le  plongea  dans  je  ne  sais  quel  bas-fond  de 
la  police,  d'où  il  ne  sortit  que  pour  mourir  en  exil.  Je  cite  cet 
exemple  parce  qu'il  marque  clairement  combien  ce  prétendu  retour 
aux  grands  instincts  de  la  révolution  était  peu  fait  pour  entraîner  les 
foules. 

Certes  il  est  étonnant  qu'un  aussi  grand  esprit  que  Napoléon  se 
soit  abusé  sur  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  la  liberté  et  n'ait  point 
aperçu  d'avance  que  le  nom  seul  devait  lui  être  fatal.  J'imagine  que, 
dans  ce  mystérieux  livre  X,  sa  principale  excuse  pour  avoir  altéré 
sa  nature,  répudié  le  despotisme,  désarmé  le  bras  de  l'empereur, 
énervé  par  les  lois,  par  les  chambres,  par  la  presse,  par  les  ga- 
ranties individuelles,  son  pouvoir  absolu,  c'eût  été  qu'il  ne  pouvait 
faire  autrement;  c'est  sans  doute  sur  le  sentiment  de  cette  impos- 
sibilité qu'il  se  fondait  pour  demander  grâce  à  la  postérité  d'avoir 
démenti  l'inflexible  unité  de  son  caractère  et  de  sa  vie.  11  croyait 
à  un  réveil  de  la  liberté  européenne;  il  ne  vit  pas  que,  dans  tous  les 
cas,  il  n'avait  plus  rien  à  démêler  avec  elle.  En  ranimer  la  mémoire, 
c'était  se  condamner  lui-même.  La  révolte  des  chambres  ne  devait 
pas  tarder  à  le  lui  démontrer,  puisqu'il  l'ignorait  encore,  car  les 
événem^ens  intérieurs  de  1815  ont  prouvé  qu'il  n'est  pas  si  facile 
qu'on  pourrait  le  croire  de  se  réconcilier  avec  la  liberté  lorsqu'on 
l'a  une  fois  offensée  à  ce  point.  On  ne  peut  la  ressusciter  pour  s'en 
servir  quand  on  l'a  soi-même  ensevelie.  Elle  a  meilleure  mémoire 
des  injures  qu'il  ne  semble.  Le  plus  sage  est  donc,  quand  on  l'a  ren- 
versée, de  la  poursuivre  à  outrance,  jusqu'à  ce  qu'on  l'ait  extirpée 
du  souvenir  des  hommes. 


858  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  contemporains  sont  unanimes  sm-  reflet  manqué  du  champ 
de  mai.  On  l'avait  remis  au  'l''"juin.  Le  mot  lui-même,  emprunté  h. 
la  vieille  France ,  cette  fausse  imitation  d'une  assemblée  franke ,  le 
costume  féodal,  le  manteau  du  moyen  âge  qui  cachait  l'empereur, 
étaient  en  désaccord  complet  avec  l'état  des  esprits  et  des  choses; 
il  n'y  avait  là  de  saisissant  que  les  régimens  de  la  garde  qui  allaient 
mourir.  Le  serment  prêté  par  Napoléon  aux  constitutions  de  l'empire 
parut  un  serment  à  l'ancien  despotisme;  il  n'était  pas  besoin  des 
Evangiles  pour  attester  que  le  maître  se  resterait  fidèle  à  lui-même. 
Napoléon,  fatigué  de  l'attirail  byzantin  dont  il  s'était  enveloppé, 
rejeta  brusquement  le  manteau  impérial.  Il  s'approcha  du  bord  de 
l'estrade  et  montra  le  soldat.  Les  troupes  le  reconnurent,  elles  le 
saluèrent  de  leurs  acclamations  au  milieu  d'un  grand  bruit  de  fer. 
Ce  changement  de  scène  rendit  à  tous  les  assistans  le  sentiment  de 
la  situation.  Les  voiles  tombèrent;  la  vérité  apparut  menaçante  et 
terrible,  après  les  illusions  du  prince  et  des  sujets. 

Pendant  que  la  défiance  se  montrait  ainsi  déjà  en  France  dans 
une  partie  du  peuple,  la  haine  des  rois,  des  chefs  des  gouvernemens 
étrangers,  n'avait  pas  attendu  un  instant  pour  éclater;  leurs  peuples 
étaient  aussi  impatiens  qu'eux-mêmes  de  renverser  celui  qui  venait 
de  reparaître  sur  le  pavois.  On  ne  prenait  plus  la  peine  de  dégui- 
ser l'agression  sous  l'apparence  du  rétablissement  de  la  liberté.  Ces 
mots  avaient  perdu  leur  puissance  depuis  que  les  victoires  et  les 
promesses  de  181/i  n'avaient  servi  qu'à  appesantir  partout  le  joug 
sur  ceux  qu'on  s'était  vanté  de  délivrer;  mais,  quoique  abusés,  les 
peuples  ne  croyaient  pas  encore  l'être,  et  même  ils  ne  l'étaient  qu'à 
demi,  car  ils  étaient  poussés  par  le  même  ressentiment  que  leurs 
chefs,  par  la  même  ambition  de  représailles,  et  pourvu -que  cette 
ambition  fût  satisfaite,  ils  ne  demandaient  rien  de  plus,  tant  le  désir 
de  vengeance  est  aveugle. 

Ainsi  une  même  passion  réunissait  les  rois  et  les  peuples  ;  elle 
faisait  oublier  toutes  les  causes  de  dissentiment  entre  eux.  La  même 
incrédulité  que  Napoléon  trouvait  chez  une  partie  des  Français ,  il  la 
trouvait  auprès  des  étrangers.  Les  uns  ne  pouvaient  croire  que  le 
despote  fût  devenu  soudainement  un  homme  de  liberté,  les  autres 
que  le  conquérant  du  monde  en  fût  devenu  le  pacificateur.  Les  rois 
le  revoyaient  déjà  chercher  une  revanche  dans  leurs  capitales;  d'ail- 
leurs fùt-il  sincère  dans  ses  déclarations  de  paix,  pouvaient-ils  par- 
donner leurs  longues  humiliations,  leurs  craintes,  leurs  exils,  leurs 
royautés  errantes,  renoncer  à  en  tirer  vengeance?  On  n'était  séparé 
de  Leipzig  et  de  l'occupation  de  Paris  que  par  quelques  mois!  Se 
laisserait-on  enlever  par  surprise  la  sécurité,  la  gloire  inespérée  con- 
quise l'année  précédente?  L'ébranlement  d'un  million  d'hommes,  la 
terre  entière  soulevée  de  ses  fondemens,  l'invasion  de  la  France, 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  859 

la  prise  de  Paris,  la  déportation  de  Napoléon  dans  une  île,  ne  tour- 
neraient qu'à  la  gloire  de  iNapoléon,  à  l'opprobre  des  rois  et  des  puis- 
sances étrangères!  Avait-on  oublié  déjà  qu'U  pouvait  être  vaincu? 
Sans  plus  délibérer,  par  un  accord  unanime,  tous  se  réunirent  dans 
le  même  parti. 

Les  propositions  de  paix  de  Napoléon  ne  seront  pas  même  écoutées, 
ses  courriers  seront  arrêtés  aux  frontières  :  pour  les  peuples.  Napo- 
léon c'est  la  tyrannie;  pour  les  rois,  l'usurpation;  pour  tous,  c'est  la 
guerre.  Le  jour  même  où  la  nouvelle  de  son  débarquement  est  connu, 
l'ordre  est  donné  à  la  garde  russe  de  reprendre  le  chemin  de  Paris. 
Le  gros  de  l'armée  est  encore  à  trente  marches,  mais  celle  de  l'Au- 
triche se  rassemble.  Les  Anglais  et  les  Prussiens  se  cantonnent  en 
Belgique;  ce  sont  les  plus  impatiens.  Huit  cent  mille  alliés  entrent 
en  ligne.  Les  deux  généraux  les  plus  entreprenans,  ceux  qui  sont  le 
plus  avant  dans  la  confiance  des  monarques ,  le  duc  de  Wellington 
et  le  maréchal  Blucher,  se  concertent;  ils  promettent  d'entrer  en 
France  au  plus  tard  dans  les  premiers  jours  de  juillet. 

VII.    —   PLAN     DE     CAMPAGNE.  —   ÉTAT    MILITAIRE     DE     LA    FRANCE. 

Napoléon  garda  longtemps  pour  lui  seul  le  secret  du  péril  et  de 
tant  de  haines  amassées.  Autour  de  lui,  on  croyait  encore  à  l'amitié 
renaissante  d'Alexandre,  à  la  complaisance  de  l'empereur  d'Autriche, 
au  retour  de  l'opinion  des  whigs  en  Angleterre,  et  même  au  bon 
vouloir  des  peuples,  quand  il  savait  déjà  qu'il  ne  pouvait  regagner 
tout  cela  que  par  une  victoire  foudroyante. 

Pour  briser  le  cercle  qui  s'était  reformé  autour  de  lui,  il  se  pré- 
sentait deux  partis  à  suivre,  et  Napoléon  les  avait  mûrement  pesés 
l'un  et  l'autre  dans  le  temps  même  où  il  parlait  à  tout  le  monde 
des  bienfaits  de  la  paix.  Il  pouvait  gagner  du  temps,  attendre  sous 
Paris  l'agression  des  puissances  étrangères;  on  opposerait  ainsi  à 
l'ennemi  une  armée  régulière  de  300,000  hommes;  la  masse  entière 
du  peuple  serait  appelée  aux  armes.  On  organiserait  une  guerre 
nationale  sur  toute  l'étendue  du  territoire;  à  mesure  que  l'ennemi 
pénétrerait  sur  le  sol  sacré,  il  serait  assailli,  usé  en  détail  par  la 
résistance  de  chaque  bourgade,  de  chaque  département,  de  chaque 
province.  Quand  il  arriverait  au  cœur  du  pays,  il  trouverait  en  ligne 
une  armée  bien  formée,  commandée  par  Napoléon,  et  l'on  n'aurait 
sans  doute  pas  de  peine  à  détruire  des  masses  nombreuses,  il  est 
vrai,  mais  épuisées  par. l'effort  de  toute  la  France. 

Tels  étaient  les  avantages  qu'offrait  ce  premier  parti.  En  voici  les 
inconvéniens  :  ce  système  avait  réussi  aux  Espagnols,  aux  llusses; 
En  serait-ij  de  même  des  Français?  Avaient-ils  le  génie  propre  à  cette 
guerre  de  chicane?  Il  faudrait  donc  voir  sans  sourciller  l'invasion 


860  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

d'une  moitié  des  provinces,  l'Artois,  la  Picardie,  la  Bourgogne,  l'Al- 
sace, la  Lorraine,  le  Dauphiné.  Et  si,  au  lieu  de  porter  à  l'extrême 
l'enthousiasme  national,  l'occupation  d'une  si  grande  partie  du  ter- 
ritoire allait  au  contraire  répandre  le  découragement?  Ces  inconvé- 
niens  tenaient  à  la  nature  du  génie  français.  11  y  en  avait  d'autres 
qui  tenaient  à  la  situation  et  à  la  nature  d'esprit  de  Napoléon.  Était- 
il  assez  sûr  du  dévouement  de  la  France  pour  l'exposer  à  se  voir  dé- 
chirée sans  s'émouvoir?  Tant  qu'il  ferait  la  guerre  au  dehors,  il  pou- 
vait jusqu'à  un  certain  point  compter  sur  l'esprit  public;  mais,  s'il 
laissait  entamer  le  territoire,  comprendrait-on  qu'il  le  fît  volontaire- 
ment et  par  système?  Ne  le  croirait-on  pas  vaincu  d'avance,  et  n'é- 
tait-ce pas  l'être  en  effet  que  de  laisser  croire  qu'il  le  fût  un  mo- 
ment? Une  dernière  raison  emportait  toutes  les  autres.  S'il  déchaînait 
les  masses  dans  une  guerre  nationale,  était-il  bien  assuré  de  les  re- 
tenir, même  victorieuses,  sous  sa  dépendance?  N'était-ce  pas  mettre 
le  sort  de  la  France  dans  les  mains  de  la  France?  Et  dès  lors  il 
n'était  plus  le  seul  libérateur,  il  disparaissait  dans  la  victoire  popu- 
laire, il  détruisait  ainsi  et  son  système  et  ce  pouvoir  si  difficilement 
reconquis.  Cette  raison,  jointe  à  celles  qui  précèdent,  ne  laisse  guère 
de  doute  sur  l'opinion  à  laquelle  s'arrêtera  Napoléon  dans  le  sys- 
tème de  défense. 

Il  y  en  avait  un  second  qui  présentait  des  avantages  différens  :  ne 
pas  attendre  l'ennemi,  le  devancer,  le  surprendre  dispersé  dans  ses 
cantonnemens,  le  déconcerter  par  une  attaque  furieuse,  rompre  dès 
lors  toutes  ses  combinaisons.  On  engagerait  tout,  il  est  vrai,  sur  une 
seule  journée,  sur  une  grande  bataille,  après  laquelle  la  question 
serait  décidée,  et  il  faudrait  agir  avec  les  seules  forces  que  l'on  avait 
sous  la  main;  mais  cette  bataille,  n'avait-on  pas  quatre-vingt-dix 
chances  sur  cent  de  la  gagner?  Elle  rallierait  les  partis,  elle  électri- 
serait  la  France;  elle  ferait  sortir  de  terre  des  légions  innombrables; 
elle  briserait  la  coalition,  elle  terminerait  la  sanglante  mêlée  où  l'em- 
pire avait  failli  disparaître!  Et  quoi  d'ailleurs  de  plus  conforme  au 
génie  impétueux  de  la  France  !  C'est  ainsi,  et  non  par  une  levée  en 
masse  suivie  d'une  guerre  de  détails,  que  la  coalition  avait  été  bri- 
sée à  Marengo,  à  Austerlitz,  à  Wagram.  Il  n'y  avait  donc  pas  à  hési- 
ter davantage  sur  le  choix  du  système  de  défense.  Napoléon  s'arrê- 
tera à  celui  qu'il  a  pratiqué  toute  sa  vie;  il  lui  doit  la  gloire,  le 
trône,  et  la  France  impériale  son  salut. 

Cette  résolution  suppose,  il  est  vrai,  qu'on  a  mis  dans  les  prépa- 
ratifs une  énergie  égale  au  danger,  et  cela  se  peut-il  quand,  pen- 
dant le  premier  mois,  l'empereur  cache  h  la  France  que  la  guerre 
est  imminente?  Comment  la  nation  fera-t-elle  des  efforts  surhu- 
mains pour  se  préparer  à  la  guerre  quand  le  gouvernement  assure 
en  mars,  en  avril  et  même  en  mai,  que  la  paix  sera  consolidée?  En 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  861 

avril,  un  décret  ordonne  la  formation  de  trois  mille  cent  trente  ba- 
taillons de  garde  nationale  qui  devront  donner  2,250,000  hommes. 
Ce  décret  fit  une  profonde  impression  sur  l'étranger.  On  crut  revoir 
la  France  se  soulever  tout  entière  encore  une  fois  contre  l'Europe; 
mais  soit  que  cette  levée  en  masse  fût  impossible  à  effectuer,  soit 
que  les  moyens  de  l'armer  manquassent,  soit  aussi  que  cet  appel 
direct  à  la  nation  se  trouvât  trop  contraire  au  tempérament  de  l'em- 
pire, ces  grandes  mesures  furent  presque  aussitôt  abandonnées  que 
prescrites.  Il  est  certain  que  pendant  que  les  rois  de  la  vieille  Eu- 
rope se  confiaient  pleinement  à  leurs  peuples  et  appelaient  chez  eux 
la  levée  en  masse  dans  la  landsturm^  Napoléon,  qui  se  disait  l'em- 
pereur de  la  démocratie,  ne  voulut  pas  mettre  sur  pied  la  masse 
même  de  la  nation  :  il  craignait  de  ne  plus  pouvoir  la  régir.  Les  trois 
mille  cent  trente  bataillons,  épouvantail  un  moment  de  l'Europe,  se 
réduisirent  en  mai  à  la  mobilisation  de  quatre  cent  dix-sept  batail- 
lons. Ceux-ci  formèrent  seulement  une  réserve  de  lZi6,880  gardes 
nationaux,  destinés  à  la  défense  des  places  fortes  de  l'est. 

On  sait  en  quelles  masses  irrésistibles  s'étaient  levés  les  Français 
en  1793,  en  1794.  On  avait  vu  quelque  chose  de  semblable  en  Prusse 
en  1813.  Par  la  Uindwchr,  l'armée  avait  été  augmentée  en  quatre 
mois  de  150,000  hommes  (1).  Après  1812,  l'armée  française,  en 
sept  mois,  avait  été  augmentée  de  200,000  hommes,  après  Leip- 
zig, en  trois  mois,  de  150,000  hommes.  On  n'atteignit  pas  ces  chif- 
fres en  1815.  L'effectif  de  l'armée  sous  la  restauration  était  de 
155,000  hommes  disponibles,  prêts  à  entrer  en  campagne.  Ce 
même  effectif  fut  porté  sous  Napoléon  à  198,000  hommes.  L'armée 
de  ligne  n'avait  donc  été  augmentée  que  de  /i3,000  hommes  pen- 
dant les  deux  mois  et  demi  que  Napoléon  avait  eus  pour  se  préparer 
à  la  lutte  suprême.  Ce  résultat  est  loin  des  états  de  situation  qui  se 
trouvent  dans  les  écrits  de  Sainte-Hélène  ;  il  est  loin  surtout  des 
prodiges  que  la  révolution  française  avait  accomplis,  lorsqu'elle 
avait  été  obligée  de  tout  créer  de  rien  en  quelques  jours. 

Pour  répondre  d'avance  à  cette  comparaison  inévitable.  Napoléon 
affirme  que  si  la  révolution  eût  été  attaquée  comme  lui  par  un  mil- 
lion d'hommes,  elle  eût  été  vaincue  comme  lui.  Cette  supposition  se 
détruit  d'elle-même.  La  révolution  française  ne  pouvait,  dans  au- 
cun cas,  déchaîner  contre  elle  un  million  d'ennemis;  elle  n'avait 
soulevé  que  les  cabinets;  elle  n'avait  pas  réuni  contre  elle  aux  pas- 
sions des  princes  les  passions  des  peuples ,  qui  maintenant  produi- 
saient d'eux-mêmes  comme  un  déluge  d'hommes. 

Napoléon  fut-il  dès  lors  au-dessous  de  sa  tâche?  Quelques-uns 
l'affirment  avec  autorité.  Je  lis  dans  l'historien  le  plus  récent  que 

(1)  Voyez  Cari  von  Clausewitz,  Der  Feldzug  von  1815,  p.  5. 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  ce  qui  manqua  dans  les  préparatifs,  ce  furent  l'activité,  l'énergie, 
car  la  moitié  de  l'armée  extraordinaire  était  nue,  le  tiers  sans 
armes.  Le  dénûment,  la  honte,  la  crainte  même  de  n'être  pas  trai- 
tés en  soldats  par  l'ennemi,  accroissaient  chaque  jour  la  désertion.  » 
Et  que  l'on  ne  dise  pas  que  l'auteur  ici  se  presse  trop  d'accuser, 
car  il  allègue  des  témoins  irrécusables,  jusqu'ici  trop  peu  consultés, 
les  lettres  de  Suchet,  les  états  de  situation  de  Rapp,  de  Lecourbe. 
S'il  en  coûte  trop  de  condamner  Napoléon  sur  ces  indices,  conten- 
tons-nous d'avouer  qu'il  y  a  des  choses  impossibles  à  un  seul 
homme.  Quand  il  s'agit  de  supprimer  ou  de  remplacer  le  temps, 
une  nation  seule  en  est  capable. 

On  lira  dans  l'ouvrage  que  je  viens  de  citer  des  pages  lumineuses, 
pleines  de  faits,  d'observations,  de  vues,  sur  les  ressources  de  la 
France,  sur  la  composition  des  armées  en  1815.  Ces  pages  sont  un 
riche  arsenal  où  les  historiens  iront  souvent  puiser.  Jamais  le  dé- 
nombrement des  diirérentes  forces  qui  vont  se  trouver  aux  prises  n'a 
été  calculé  avec  tant  de  précision  et  de  fermeté.  C'est  là  qu'il  faut 
avoir  un  coup  d'œil  éprouvé  pour  distinguer  l'apparence  de  l'effec- 
tif réel,  ce  qui  a  été  fait  de  ce  qui  aurait  pu  l'être,  tant  Napoléon  est 
habile  à  montrer  qu'il  n'a  rien  omi-s  de  ce  qui  était  possible.  Au  mi- 
lieu de  ces  chiffres  se  détachent,  nets  et  vigoureux,  les  portraits,  les 
caractères  des  principaux  chefs  d'armée.  Pour  moi,  sans  entrer  dans 
une  analyse  désormais  épuisée ,  je  me  bornerai  à  un  rapide  tableau 
des  forces  en  présence. 

VIII. COMPOSITION    ET    SITUATION    DES   ARMÉES    FRANÇAISES,    ANGLAISES    ET   PRUSSIENNES. 

Contre  quelle  partie  de  la  ligne  ennemie  seront  portés  les  pre- 
miers coups?  Cette  question  se  trouvait  résolue  d'avance  par  la  po- 
sition des  armées  étrangères.  Napoléon  négligera  toutes  celles  qui 
sont  encore  éloignées  des  frontières;  il  ne  leur  opposera  qu'un  ri- 
deau. Rapp,  avec  20,000  hommes,  couvrira  l'immense  frontière  de 
l'est;  Suchet,  avec  16,000  hommes,  Lyon,  le  Dauphiné  et  les  dé- 
bouchés des  Alpes;  Brune,  avec  6,000,  la  Provence  et  le  Yar;  Clau- 
sel,  avec  4,000,  les  débouchés  des  Pyrénées  orientales  et  occiden- 
tales. Lecourbe  couvrira  le  Haut-Rhin  de  son  nom  et  des  souvenirs  de 
ses  campagnes  des  Alpes  plus  que  de  son  armée,  car  il  n'aura  que 
5,000  hommes  à  opposer  à  l'Autriche  ;  25,000  des  meilleures  troupes 
seront  données  à  Lamarque  pour  étouffer  la  révolte  royaliste  de  la 
Vendée  :  il  serait  trop  imprudent  de  la  laisser  se  développer.  L'ab- 
sence de  ces  25,000  hommes,  en  partie  d'élite,  laissera  un  vide  pro- 
fond dans  le  système  de  défense.  Peut-être  leur  intervention  serait 
décisive  à  l'heure  de  la  bataille! 

Au  lieu  de  ce  simulacre  de  force,  plusieurs  ont  soutenu  qu'il  eût 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  863 

mieux  valu  laisser  les  frontières  vides,  sans  un  seul  homme,  et  tout 
concentrer  dans  l'armée  d'opération.  Cette  censure  est  excessive  et 
mal  fondée,  car  ces  faibles  corps,  revêtus  de  grands  noms,  firent 
assez  longtemps  illusion  à  l'ennemi,  qui  sans  cette  précaution  n'eût 
pas  manqué  de  se  jeter  dès  le  premier  jour  sur  le  territoire  français. 
Les  faibles  divisions  de  Rapp,  de  Lecourbe,  de  Suchet,  de  Glausel, 
étaient  des  têtes  d'armées  destinées  à  grossir  à  mesure  que  les  le- 
vées se  feraient  et  que  la  conscription  rendrait  ce  que  l'on  devait  en 
attendre.  Elles  donnaient  un  point  d'appui  à  l'esprit  public,  elles  prê- 
tèrent.de  la  consistance  aux  bataillons  de  gardes  nationales  qui  de- 
vaient les  rejoindre  dans  les  places-frontières,  et  raisonnablement 
pouvait-on  moins  faire  que  d'opposer  A9,000  hommes  aux  800,000  en- 
nemis qui  s'avançaient  à  marches  forcées  contre  la  France  dans  la 
direction  de  l'est,  du  sud,  de  l'ouest?  Ce  peu  d'hommes  seront,  il 
est  vrai,  hors  d'état  de  repousser  la  nouvelle  invasion  de  barbares; 
mais  ils  suffiront  pour  en  retarder  les  approches. 

Ces  précautions  prises.  Napoléon  se  décide  à  se  jeter  à  l'impro- 
viste,  avec  ce  qui  lui  reste  de  forces,  sur  les  armées  qui  étaient  le 
plus  près  de  lui  :  c'était  l'armée  anglaise  et  l'armée  prussienne, 
toutes  deux  cantonnées  en  Belgique.  Elles  appartenaient  aux  peu- 
ples qui  avaient  montré  aux  Français  le  plus  de  haine,  qui  leur 
avaient  fait  le  plus  de  mal  en  181  A.  Ainsi  la  fortune  ou  le  choix  du 
chef  mettait  les  Français  en  face  de  ceux  qu'ils  étaient  le  plus  im- 
patiens de  rencontrer  sur  un  champ  de  bataille. 

L'armée  anglaise  en  Belgique  était  forte  de  105,950  hommes  (1), 
y  compris  9,000  hommes  de  réserve  hanovrienne,  laissés  dans  les 
garnisons  d'xVnvers  et  des  villes  de  Flandre. 

On  y  comptait  82,062  fantassins,  lù,/i82  cavaliers,  8,166  artil- 
leurs, l,2/i0  soldats  du  génie.  Elle  était  divisée  en  deux  corps  :  le 
premier  de  quarante  bataillons,  vingt-trois  escadrons,  sous  le  prince 
d'Orange;  le  second  de  trente-huit  bataillons,  douze  escadrons, 
sous  le  lieutenant-général  lord  Hill.  La  réserve  générale  était,  pour 
l'infanterie,  de  23,7Zi8  hommes,  sous  la  main  du  duc  de  Welling- 
ton, pour  la  cavalerie,  de  9,913  cavaliers,  d'aussi  bons  qu'il  y  eût 
au  monde,  sous  lord  Uxbridge.  L'artillerie,  répartie  entre  les  dif- 

(1)  On  varie  beaucoup  sur  l'évaluation  précise  de  cette  armée.  Napoléon  dit  104,200 
combattans,  Jomini  99,900,  V.  Damitz  100,000,  le  colonel  Charras  95,503,  van  Loben 
Sels  91,000.  Le  chiffre  que  je  donne  ici,  eu  y  comprenant  la  réserve  hanovrienne  que  le 
duc  de  Wellington  aurait  pu  attirer  à  lui,  revient  à  celui  que  présente  le  colonel  Char- 
ras,  d'accord  avec  les  dépèches  du  duc  de  Wellington  et  avec  les  documens  officiels  con- 
tenus dans  les  archives  du  ministère  de  la  guerre  des  Pays-Bas.  C'est  aussi  l'évaluation 
fournie  par  l'historien  ani^lais  Siborne.  Quant  au  chiffre  si  inférieur  de  91,000  donné 
par  van  Lùben  Sels,  la  différence  provient  de  ce  que  cet  historien  hollandais,  si  exact,  si 
consciencieux,  n'a  pas  compté  l'ertectif  de  l'artillerie,  du  génie  et  du  grand  parc;  au 
reste,  il  en  averti+  clairement  de  manière  à  empêcher  toute  erreur. 


86Û  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

férens  corps,  se  composait  de  cent  quatre-vingt-seize  bouches 
à  feu. 

La  moitié  au  moins  de  cette  armée  était  de  vieilles  troupes  éprou- 
vées dans  la  guerre  d'Espagne,  et  pour  celles-là  une  discipline  im- 
placable, telle  que  l'aristocratie  sait  l'imposer  :  nul  espoir,  nulle 
possibilité  d'avancement  pour  les  sous-offîciers,  retenus,  quoi  qu'ils 
fassent,  à  jamais  dans  les  mêmes  grades  inférieurs.  De  là  des  guerres 
sans  espérance ,  sans  joie,  sans  récompense,  mais  aussi  sans  ambi- 
tion et  sans  mécompte,  le  devoir  pour  les  meilleurs,  la  crainte  du 
châtiment  pour  les  autres,  tenant  lieu  d'avenir.  Une  obéissance 
aveugle  lie  ces  troupes  à  leur  chef,  dont  elles  semblent  avoir  le 
tempérament.  Froid,  plein  de  sens,  circonspect,  le  duc  de  Wellington 
ne  se  laissait  jamais  emporter  ni  abattre.  Comme  il  n'avait  jamais 
fait  la  guerre  contre  Napoléon  en  personne,  il  n'avait  pour  ainsi  dire 
rien  appris  à  son  école.  Il  faisait  la  guerre  méthodique  et  sûre  des 
Marlborough,  du  prince  Eugène;  il  y  portait  la  patience  inébranlable 
d'une  vieille  aristocratie. 

Tout  n'était  pas  homogène  dans  son  armée.  On  y  comptait  au  plus 
32,700  hommes  de  race  anglaise;  le  plus  grand  nombre,  selon  la 
coutume  des  armées  britanniques,  était  étranger.  La  légion  alle- 
mande avait  fourni  7,500  hommes,  Hanovre  15,800,  Nassau  7,300, 
Brunswick  6,700,  commandés  par  le  duc  Frédéric-Guillaume.  La 
plupart  avaient  donné  des  gages  de  fidélité  sur  les  champs  de  ba- 
taille; à  la  solde  de  l'Angleterre,  ils  en  avaient  contracté  l'esprit 
avec  certaines  habitudes  de  tactique,  par  lesquelles  ses  troupes  se 
séparaient  encore  de  celles  du  continent. 

Une  autre  masse  d'étrangers,  c'était  le  contingent  de  la  Belgique 
et  de  la  Hollande,  qui  amenaient  en  ligne  30,000  hommes.  Les 
lîistoriens  anglais  ont  montré  envers  ces  alliés  une  dureté  qui  touche 
à  l'ingratitude.  Pour  réponse,  ceux-ci  ont  compté  et  nommé  (1) 
leurs  morts.  Longtemps  ces  troupes  ou  du  moins  l3eaucoup  de  leurs 
officiers  ont  servi  avec  honneur  dans  l'armée  française,  et  qui  sait 
s'ils  ne  s'en  souviendront  pas  au  moment  décisif?  qui  sait  si  la  mé- 
moire de  tant  de  victoires  remportées  ensemble  n'étouffera  pas  le 
ressentiment  des  dernières  années?  La  vue  d'anciens  compagnons 
d'armes,  celle  du  drapeau  sous  lequel  on  a  combattu  tant  de  fois 
n'ébranlera-t-elle  pas  de  vieux  soldats?  Les  Hollandais  et  les  Belges, 
que  tout  sépare,  ne  profiteront-ils  pas  du  désordre  de  la  guerre 
pour  briser  une  union  formée  d'hier  et  déjà  odieuse?  Ce  qui  est  un 
danger  pour  les  uns  ne  semblera-t-il  pas  une  délivrance  aux  autres? 
Autant  de  choses  douteuses  encore,  et  que  l'événement  seul  peut 
éclaircir. 

(1)  Voyez  le  général  Renard,  les  Allégations  anglaises,  van  Loben  Sels,  185i;  passim. 


LA    CAMPAGNE   DE    1815.  865 

Au  reste,  la  prévoyance  du  chef  va  au-devant  de  ces  motifs  de 
crainte.  En  mêlant  dans  le  même  corps  les  brigades  anglaises,  hol- 
landaises, belges,  hanovriennes,  saxonnes,  et  en  les  faisant  com- 
battre les  unes  à  côté  des  autres,  il  empêchera  qu'aucun  esprit  de 
race  ne  prévale,  excepté  celui  de  l'Angleterre,  qui  contiendra  de  sa 
forte  discipline  tant  d'élémens  divers.  Le  grand  nom  d'Orange  lui 
répond  de  la  fidélité  de  tous  les  iNéerlandais.  Quant  aux  autres,  s'il 
y.  a  encore  des  incertains,  la  nécessité,  le  danger,  l'impossibilité  du 
retour,  surtout  la  rapidité  de  l'attaque,  les  décideront  bientôt. 

L'unité,  qui  manquait  à  l'armée  anglaise,  se  trouvait  au  plus  haut 
degré  dans  l'armée  prussienne.  Là  tout  est  Allemand  de  langue,  de 
cœur,  de  passion.  Cette  armée  de  12/i,U7A  combattans,  partagée 
en  quatre  corps,  le  premier  sous  Ziethen,  le  second  sous  Pirch,  le 
troisième  sous  Thielmann,  le  quatrième  sous  Bulow,  comptait  cent 
trente-six  bataillons,  cent  trente-neuf  escadrons,  trois  cent  douze 
bouches  à  feu.  On  peut  remarquer  dans  cette  distribution  de  l'ar- 
mée l'absence  d'une  réserve  générale,  comme  si  tout  était  donné  à 
l'impétuosité  de  l'attaque,  et  rien  à  la  temporisation. 

Il  y  avait  un  grand  nombre  de  gardes  nationales  mobilisées  sous 
le  nom  de  landwckr.  Dans  ces  troupes,  qui  avaient  fait  la  campagne 
de  Leipzig  et  de  France,  le  sombre  enthousiasme  des  années  1813, 
1814,  allait  jusqu'à  la  fureur.  La  vengeance  semblait  un  devoir,  car 
toute  l'Allemagne  les  avait  chargées  de  venger  ses  hontes,  et  le  géné- 
ral en  chef,  le  feld-maréchal  Bliicher,  partageait  les  passions  du  sol- 
dat; il  les  exagérait  encore.  Ses  soixante  et  dix  ans  n'avaient  attiédi 
en  rien  son  ardeur.  Au  contraire,  l'âge  redoublait  en  lui  l'impatience 
de  i'eprésailles  et  de  renommée.  Il  serait  difficile  de  dire  s'il  y  avait 
en  lui  plus  d'enthousiasme  pour  la  patrie  allemande  ou  plus  de  haine 
pour  la  France.  Je  crois  pourtant  que  la  haine  l'emportait.  Dans  tous 
les  cas,  il  était  l'opposé  du  duc  de  Wellington.  Violent,  effréné,  im- 
modéré dans  l'attaque,  toujours  prêt  à  tourner  ses  revers  en  victoire, 
il  s'était  familiarisé  sur  les  champs  de  bataille  de  Lutzen,  de  Baut- 
zen ,  de  Leipzig ,  avec  la  tactique  de  Napoléon ,  dont  il  imitait  au 
moins  l'élan,  la  rapidité,  l'impétuosité,  ce  qui  lui  avait  fait  donner 
par  ses  soldats  le  surnom  de  maréchal  En  avant. 

Avec  des  qualités  si  opposées  dans  les  deux  chefs  d'armée ,  on 
peut  présumer  qu'ils  se  contrarieront  l'un  l'autre.  De  cette  profonde 
différence  sortiront  des  incidens  dont  Napoléon  ne  manquera  pas  de 
s'emparer;  mais  au  contraire,  s'ils  s'entendent,  si  la  même  passion 
les  réunit,  que  ne  pourra  la  circonspection  de  l'un,  aiguillonnée  par 
l'impétuosité  de  l'autre  ! 

Telles  étaient  les  deux  armées  de  Wellington  et  de  Blûcher.  Voici 
celle  que  leur  oppose  Napoléon  :  le  10  juin,  l'armée  du  Nord  comp- 

TOME   XXXIV.  55 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tait  clans  les  rangs  89,415  fantassins,  22,302  cavaliers,  12,371  artil- 
leurs et  soldats  du  génie,  3,500  hommes  dans  le  grand  parc,  total 
128,088  hommes,  3/i6  bouches  à  feu.  Elle  était  divisée  en  cinq  corps, 
le  premier  commandé  par  d'Erlon,  le  deuxième  par  Reille,  le  troi- 
sième par  Vandamme ,  le  quatrième  par  Gérard ,  le  dernier  par 
Lobau. 

Outre  la  cavalerie  répartie  entre  eux ,  on  avait  formé  quatre  corps 
de  cavalerie  de  réserve,  sous  Pajol,  Excelmans,  Kellermann ,  Milhaud. 
Cette  masse  de  103  escadrons,  ou  11,826  cavaliers,  j^resque  tous 
hommes  d'élite ,  est  réunie  sous  le  commandement  du  maréchal 
Grouchy. 

La  garde  présentait  en  ligne  12,9/il  fantassins,  3,689  cavaliers, 
52  bouches  à  feu.  Grâce  à  la  distribution  savante  de  ses  forces.  Na- 
poléon s'est  ménagé  ainsi  une  réserve  de  30,000  hommes  qu'il  jet- 
tera à  propos  dans  la  balance.  L'artillerie  est  fournie  d'un  simple 
approvisionnement,  car  les  chevaux  manquent,  et  l'on  a  dCi  même 
faire  une  réquisition  de  chevaux  de  poste  pour  le  grand  parc.  Les 
soldats  les  plus  jeunes  datent  de  Lutzen,  les  plus  vieux  de  Marengo, 
plusieurs  chefs  de  Jemmapes.  Si  vous  considérez  individuellement  les 
hommes,  les  armes,  l'équipement,  c'est  une  des  plus  belles  armées 
qu'ait  possédées  la- France.  Elle  n'en  avait  pas  eu  depuis  la  révolu- 
tion où  le  moral  eût  été  plus  exalté,  disposition  admirable,  qui  peut, 
par  son  excès  même,  devenir  un  danger;  car  on  n'avait  pas  vu  de- 
puis longtemps  de  troupes  si  ardentes,  si  ombrageuses,  si  raison- 
neuses. Celles-ci  se  rendaient  compte  avec  anxiété  de  tous  les  mou- 
vemens  prescrits,  comme  si  elles  avaient  à  commander  autant  qu'à 
obéir.  L'armée  ayant  fait  la  révolution  de  1815  ,  il  lui  restait  le 
tempérament  d'une  foule  agitée.  Elle  était  peuple  plus  qu'aucune 
autre.  Inquiète,  soupçonneuse  à  l'excès,  parce  qu'elle  avait  refait  à 
elle  seule  l'empire,  qu'elle  en  était  responsable,  elle  veillait  sur  son 
ouvrage.  Surtout  elle  se  souvenait  d'avoir  été  vaincue,  sans  pouvoir 
le  comprendre.  Elle  avait  vu  ses  chefs  passer  avec  une  rapidité  inouie 
dans  des  camps  opposés,  et  ce  qu'elle  ne  s'expliquait  pas,  elle  l'ap- 
pelait trahison.  Un  seul  homrne  avait  conservé  la  confiance  entière 
du  soldat  :  c'était  l'empereur.  La  merveille  du  retour  de  l'île  d'Elbe 
avait  encore  accru  la  magie  de  ses  aigles. 

Quant  à  tous  les  autres ,  il  dépendait  de  la  moindre  apparence 
pour  qu'on  les  soupçonnât.  Les  plus  illustres  étaient  Soult,  jXey, 
Lobau.  Quelques-uns  craignaient  que  le  duc  de  Dalmatie,  accou- 
tumé depuis  longtemps  à  une  sorte  de  royauté  militaire  exercée 
au  loin  et  sans  contrôle,  dédaignât  les  détails  secondaires  de  l'état- 
maj or- général,  abandonnés  auparavant  à  la  patience  éprouvée  de 
Berthier.  Et  qu'arriverait-il  si,  tous  sachant  commander,  nul  ne 


LA   CAMPAGNE    DE    1815.  867 

s'inquiétait  de  l'exacte  transmission  des  ordres?  Les  plus  grandes 
opérations  pourraient  être  compromises  par  une  négligence  de  l'état- 
major.  Une  dépêche  oubliée  serait  la  perte  de  la  France. 

Au  reste,  on  était  sûr  que  des  caractères  militaires  tels  que  celui 
de  Ney  se  remontreraient  invulnérables  sous  le  canon.  Les  soldats 
le  saluaient  familièrement  du  surnom  de  Rongeât  lorsqu'il  passait 
devant  les  rangs;  ils  oubliaient  à  sa  \ue  leurs  défiances,  leurs  om- 
brages, ils  se  sentaient  invincibles.  Lobau  et  lui  avaient  à  conser- 
ver leur  vieille  renommée,  Vandamme  à  relever  la  sienne,  tous  à 
sauver  leurs  noms  mêmes,  sans  parler  de  leurs  têtes  proscrites  d'a- 
vance. Kellermann,  négligé  pendant  la  bonne  fortune ,  avait  enfin 
expié  Marengo;  on  lui  avait  pardonné  d'avoir  partagé  un  moment  une 
gloire  qui  ne  devait  pas  avoir  de  rivale.  Dans  l'adversité,  on  s'était 
souvenu  de  lai;  heureuse  occasion  pour  un  tel  homme  de  se  montrer 
au-dessus  de  l'injustice  et  de  recommencer  la  dernière  heure  de  Ma- 
rengo !  Malgré  sa  renommée,  il  ne  commande,  comme  un  simple  di- 
visionnaire, qu'un  petit  corps  de  huit  régimens  de  grosse  cavalerie; 
mais  il  sait  qu'un  ])lus  petit  nombre  suffît  quelquefois  pour  décider  à 
propos  la  fortune  dans  une  grande  journée. 

D'autres,  tels  que  le  maréchal  Grouchy,  ont  à  justifier  la  faveur 
récente  dont  ils  ont  été  l'objet;  d'autres  enfin,  tels  que  le  général 
Foy,  le  général  Gérard,  sont  désignés  par  le  respect  de  l'armée  et 
par  le  choix  encore  secret  de  Napoléon  à  devenir  les  jeunes  maré- 
chaux d'empire  ;  mais  le  sentiment  de  la  patrie,  au  bord  du  gouffre, 
laisse  à  peine  une  place  à  l'ambition  permise  dans  les  temps  glo- 
rieux ou  assurés. 


IX.  —  LA   BELGIQUE   AU   POITJT  DE   VUE    STRATÉGIQUE.  —  CANTONNEMENS  ANGLAIS    ET  PRUSSIENS. 

Le  terrain  sur  lequel  les  armées  vont  se  rencontrer  se  divise  de 
lui-même  en  trois  parties  :  au  nord,  des  plaines  unies,  défendues 
par  la  Lys,  par  l'Escaut,  ou  plutôt  une  vaste  plage,  des  terres  basses 
facilement  inondées,  et,  si  l'on  avance  plus  loin,  les  fleuves  sinueux, 
les  bras  de  mer  qui  enlacent  la  Hollande  ;  au  midi,  sur  la  droite  de 
la  Meuse,  un  pays  montueux,  difficile,  coupé  de  ravins,  de  bois,  qui 
s'élève  jusqu'aux  Ârdennes;  au  centre,  en  face  de  Charleroi,  des 
plateaux  d'abord  unis,  bientôt  ondulés,  que  couvre  à  peine  la  Sam- 
bre,  et  par-delà  ses  bords  marécageux,  des  routes  nombreuses  qui 
toutis  aboutissent  à  Bruxelles,  la  capitale  des  Pays-Bas.  Cette  zone 
intermédiaire  entre  l'Escaut  et  la  Meuse  a  presque  toujours  été  le 
grand  chemin  suivi  par  les  armées  dans  les  guerres  de  Louis  XIV  et 
de  la  révolution  française.  Ni  la  nature  ni  l'art  n'opposent  presque 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aucun  obstacle  à  un  envahisseur  entreprenant.  Une  raison  décisive 
fera  choisir  à  Napoléon  ces  mêmes  lieux  pour  ouvrir  la  campagne. 

Les  cantonnemens  de  l'armée  anglaise  prouvent  que  le  duc  de 
Wellington  n'a  aucun  pressentiment  des  projets  qui  le  menacent; 
soit  méprise,  soit  disposition  naturelle  dans  un  Anglais  à  s'appuyer 
de  la  mer,  et  crainte  d'en  être  séparé,  le  duc  de  Wellington  pro- 
longe au  loin  ses  cantonnemens  vers  l'Escaut.  C'est  de  ce  côté  qu'il 
attend  l'ennemi;  trompé  par  cette  idée,  qui  résistera  longtemps  chez 
lui  à  l'évidence  contraire,  il  a  disséminé  ses  troupes  sur  l'immense 
ligne  de  Nivelles  à  Mons,  à  Ath,  à  Audenarde.  Sa  réserve  est  daiis 
les  environs  de  Bruxelles,  où  il  a  établi  son  quartier-général.  Il  lui 
sera  impossible  de  rassembler  son  armée  en  moins  de  quatre  jours. 

Ëliicher  occupe  au  midi  une  ligne  presque  aussi  étendue,  de  Char- 
leroi  à  Namur,  à  Ciney,  à  Liège.  Son  quartier-général  est  à  iNamur. 
Il  lui  faudra  trente-six  heures  pour  réunir  ses  quatre  corps.  La 
cause  en  est  l'impossibilité  de  faire  vivre  ses  troupes  dans  un  plus 
petit  rayon  à  cause  de  l'hostilité  sourde  des  habitans.  Yoilà  l'excuse 
du  général  prussien.  Quant  au  général  anglais,  il  n'a  pas  songé  à  se 
justifier,  par  oubli,  par  dédain,  ou  parce  qu'à  ses  yeux  la  victoire  a 
tout  couvert. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'était  pour  Napoléon  une  grande  tentation  de 
percer  des  lignes  si  démesurément  allongées.  Il  est  difficile  qu'il  ne 
profite  pas  des  chances  presque  assurées  que  lui  offre  l'imprévoyance 
de  l'ennemi;  mais  où  ,rompra-t-il  cette  longue  chaîne  de  cantonne- 
mens? S'il  débouche  par  Mons  sur  l'extrême  droite  des  Anglais,  il 
pourra  sans  doute  les  séparer  de  la  mer,  leur  patrie,  leur  refuge; 
mais  il  les  refoulera  sur  l'armée  prussienne,  et  ne  fera  ainsi  que 
hâter  la  jonction  qu'il  redoute.  Même  résultat  s'il  attaque  la  gauche 
prussienne  sur  la  Meuse  :  Bliicher  sera  rejeté  sur  Wellington  ;  les 
forces  ennemies  seront  encore  une  fois  rassemblées  dès  l'entrée  en 
campagne. 

Napoléon  ne  débouchei'a  ni  sur  la  droite  anglaise,  ni  sur  la  gauche 
prussienne.  Il  se  placera  entre  les  deux  armées,  au  centre  de  la 
ligne,  c'est-à-dire  à  l'extrême  droite  des  cantonnemens  prussiens. 
Par  là  le  duc  de  Wellington  et  le  maréchal  Blùcher  seront  séparés 
dès  la  première  heure.  L'occasion,  le  moment  décidera  sur  laquelle 
des  deux  armées  il  faudra  frapper  les  premiers  coups.  Que  les  deux 
masses  ennemies  soient  d'abord  partagées,  après  quoi  on  renouvel- 
lera contre  elles,  l'une  après  l'autre,  la  manœuvre  de  Castiglione, 
tant  de  fois  couronnée  de  succès.  Ce  mouvement  portera  l'iii'niée 
française  de  l'autre  côté  de  la  Sambre  sur  la  grand' route  de  Bruxelles; 
on  y  trouvera  partout  des  populations  amies,  prêtes  sans  doute  à  se 
prononcer  dès  le  moindre  succès.  Et,  chose  aussi  de  bon  augure! 


LA    CAMPAGNE    DE    1815.  '  869 

dès  le  premier  pas,  on  rencontrera  Fleurus,  armé  des  deux  victoires 
de  Louis  XIV  et  de  la  république.  Elles  salueront  au  passage  l'armée 
impériale. 

Ainsi  Napoléon,  avec  110,000  hommes,  marche  au-devant  des  ar- 
mées anglo-hollandaises  et  prussiennes  fortes  de  220,000  hommes. 
C'est  un  homme  contre  deux.  Il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  étonner  une 
armée  française  commandée  par  le  vainqueur  de  l'Europe;  mais  c'est 
le  chef  qui  devra  surtout  rétablir  la  balance  au  profit  du  petit  nom- 
bre. Il  faudra  chez  lui  avant  tout  non  pas  seulement  la  même  fé- 
condité de  conception  (personne  ne  doute  qu'il  l'ait  gardée),  mais 
la  même  confiance  dans  la  fortune,  la  même  ardeur  foudroyante  à  la 
saisir,  la  même  divination  pour  pénétrer  le  secret  de  l'ennemi,  la 
même  inspiration  soudaine  qu'à  Arcole,  à  Ulm,  à  Ratisbonne. 

Quand  iNapoléon  compte  les  cent  victoires  dont  il  marche  envi- 
ronné, quand  il  se  souvient  de  ce  qu'il  a  fait  à  Dresde  et  l'année 
précédente  dans  la  campagne  de  France,  il  calcule  que  sa  présence 
à  l'armée  vaudra  cent  mille  hommes;  surtout  il  sent  un  juste  orgueil 
en  face  des  deux  généraux  ennemis.  Peut-être  aussi  les  estime-t-il 
trop  peu.  A  force  de  répéter  aux  autres  que  Wellington  est  un  géné- 
ral sans  talent,  Bliicher  un  officier  de  hussards,  il  finit  par  \e  croire 
à  moitié  :  pente  funeste  qu'une  si  grande  disposition  à  mépriser!  En 
dédaignant  trop  l'ennemi,  en  se  plaçant  trop  au-dessus  de  lui,  on 
risque  de  ne  plus  apercevoir  ses  projets. 

Déjà  il  se  plaint  que  ses  lieutenans  ont  été  ébranlés  par  les  dé- 
sastres; mais  lui-même  n'en  a-t-il  reçu  aucune  atteinte?  est-il 
bien  sûr  d'être  resté  ce  qu'il  était?  Quelques-uns  soutiennent  (et 
parmi  eux  le  général  Lamarque,  le  colonel  Charras)  que  l'ennemi 
n'a  devant  lui  dans  cette  campagne  qu'une  ombre  de  Napoléon,  Exa- 
minons à  ce  point  de  vue,  en  nous  donnant  le  plaisir  de  l'impartia- 
lité, les  quatre  jours  qui  vont  suivre,  puisque  la  campagne  n'a  pas 
duré  davantage.  Comptons  les  heures,  les  minutes;  chaque  moment 
renferme  les  destinées  de  la  France. 

Dira-t-on  que  l'infaillibilité  du  chef  fait  partie  de  la  gloire  natio- 
nale? On  substituerait  ainsi  l'idolâtrie  à  la  raison  publique.  La  gloire 
des  Romains,  était-ce  de  consacrer  toutes  les  fautes  de  César?  était-ce 
de  mettre  Dyrrachium  à  côté  de  Pharsale?  La  gloire  de  la  Prusse, 
est-ce  de  ne  faire  aucune  différence  entre  la  campagne  de  Torgau  et 
les  autres  campagnes  de  Frédéric?  Les  anciens,  les  modernes,  César, 
Frédéric,  Napoléon  lui-même,  ont  pensé  le  contraire. 

Edgar  Quinet. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n" .) 


DE 


L'INFLUENCE  LITTÉRAIRE 

DANS  LES  BEAUX-ARTS 


M.     JOHN     RUSKIN    ET    SES     IDÉES     SUR    LA    PEINTURE. 
Uodern  Painters  {les  Peintres  modernes),  5  voL  in-4o,  1843-1860.  London,  Smith,  Elder. 


En  parlant,  il  y  a  quelque  temps,  dans  la  Revue,  de  l'homme  re- 
marquable qui  depuis  dix-sept  années  entretient  en  Angleterre  une 
sorte  à'ngildlion  pour  la  réforme  des  beaux-arts,  je  me  proposais 
surtout  de  faire  connaître  ses  idées  sur  l'architecture  (1).  Quant  à  la 
théorie  générale  d'esthétique  qui  sert  de  base  à  ces  idées,  je  m'é- 
tais borné  à  l'indiquer,  en  remarquant  que,  pour  en  voir  ressortir 
nettement  la  portée  et  le  caractère,  il  fallait  l'étudier  dans  ceux  des 
écrits  de  M.  Ruskin  qui  ont  plus  spécialement  trait  à  la  peinture. 
Depuis  cette  époque,  ce  sont  précisément  ses  vues  sur  la  peinture 
qu'il  a  achevé  de  développer  en  publiant  le  cinquième  et  dernier 
volume  de  ses  Peintres  ??îoderne,s,  et  aujourd'hui  je  voudrais  pro- 
fiter de  la  circonstance  pour  discuter  plus  à  fond  ses  principes.  Je  le 
fais  d'autant  plus  volontiers  que,  sans  nous  éloigner  de  M.  Ruskin, 
nous  entrerons  en  plein  dans  une  question  intéressante  et  à  peine 
soulevée  jus  [u'ici,  celle  de  l'influence  que  les  esprits  littéraires  ont 
exercée  sur  les  artistes.  Évidemment  les  temps  héroïques  de  la  pein- 
ture sont  passés.  Quoique  dans  ces  dernières  années  elle  ait  eu  un 
beau  réveil,  que  sous  le  rapport  de  l'habileté  elle  ait  fait  d'inces- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1"  juillet  1860. 


l'influence  littéraire  bans  les  beaux-arts.  871 

sans  progrès,  les  sources  du  génie  et  de  l'inspiration  ne  coulent 
plus  pour  elle  comme  autrefois.  Nul  ne  semble  contester  ce  fait,  et 
jamais  même  la  philosophie  n'avait  aussi  activement  cherché  que 
de  nos  jours  les  moyens  de  remettre  l'art  dans  la  bonne  voie,  jamais 
elle  ne  s'était  tant  occupée  à  lui  apprendre  ce  qu'il  doit  être.  Seule- 
ment il  est  une  chose  que  la  philosophie  a  moins  songé  à  examiner, 
c'est  la  part  qu'elle-même  avait  pu  avoir  à  l'épuisement  de  l'art.  Et 
cependant  il  y  avait  lieu  de  regarder  de  ce  côté,  car  s'il  existe  des 
différences  entre  la  position  de  l'artiste  moderne  et  celle  de  l'artiste 
primitif,  ces  différences  se  résument  presque  toutes  dans  l'empire 
que  la  pensée  abstraite  et  les  penseurs  du  dehors  ont  pris  peu  à 
peu  sur  la  direction  des  peintres. 

Jusqu'au  xv«  siècle,  l'artiste  pouvait  être  lui-même  un  poète  ou 
un  philosophe;  mais,  comme  artiste,  il  vivait  dans  une  sorte  de  sanc- 
tuaire :  il  appartenait  à  une  confrérie  qui  avait  ses  secrets  et  for- 
mait un  monde  à  part;  il  recevait  par  initiation  les  traditions  des 
devanciers,  et  en  peignant  il  ne  reconnaissait  pour  juges  que  ses 
maîtres  et  ses  pairs.  D'ailleurs  les  hommes  d'alors  en  étaient  en- 
core à  cet  âge  où  les  idées  abstraites  ont  peu  de  prise  sur  l'esprit, 
et  c'étaient  les  images  ou  les  statues,  c'était  l'art  avec  ses  histoires 
peintes  du  ciel  et  de  la  terre  qui  donnait  l'impulsion  à  la  pensée 
des  masses  plutôt  qu'il  ne  suivait  le  mouvement  de  l'intelligence 
répandue  dans  les  sociétés.  Maintenant  tout  est  diamétralement 
changé.  Dès  la  renaissance,  la  réflexion  et  le  raisonnement  avaient 
envahi  les  artistes  eux-mêmes,  et  chaque  jour  la  corporation  au- 
trefois souveraine  a  perdu  de  plus  en  plus  non-seulement  son  rôle 
d'initiatrice,  mais  encore  son  indépendance.  Dans  ces  deux  derniers 
siècles  surtout,  les  expositions,  les  critiques  de  journaux  et  l'acti- 
vité générale  des  esprits  ont  décidément  soumis  les  hommes  de  la 
palette  et  les  facultés  plastiques  à  la  juridiction  du  public  qui  ne 
peint  pas,  à  la  loi  des  hommes  de  jugement  et  des  facultés  intellec- 
tuelles. Est-ce  là  un  bien  ou  un  mal?  Est-ce  là  ce  qui  a  été  cause 
de  la  décadence,  ou  ce  qui  doit  amener  la  régénération  de  l'art? 
Il  me  semble  que  connaître  M.  Ruskin,  c'est  avoir  à  cet  égard  les 
meilleurs  renseignemens,  car  il  est  lui-même  comme  le  dernier  mot 
de  l'esprit  littéraire  appliqué  aux  choses  de  l'art.  Tous  ses  efforts, 
nous  le  verrons,  n'ont  tendu  qu'à  renouveler  la  peinture  en  assimi- 
lant entièrement  les  tableaux  aux  livres,  en  exigeant  d'eux  tout  ce 
que  les  esprits  qui  ne  s'occupent  pas  d'art  peuvent  aimer  dans  les 
écrits  des  poètes,  ou  des  savans,  ou  des  philosophes,  et  j'ajouterai 
que,  par  ses  défauts  comme  par  ses  qualités,  par  sa  logique,  qui 
pousse  tout  à  l'extrême,  comme  par  la  variation  de  ses  idées,  qui  l'ont 
porté  aux  deux  pôles  de  la  pensée,  M.  Ruskin  est  presque  une  ex- 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pression  complète  du  bien  et  du  mal  que  l'influence  littéraire  peut 
faire  aux  arts  plastiques.  Je  trouve  chez  lui  ce  que  les  penseurs  du 
dehors  peuvent  fournir  de  meilleur  à  la  peinture  et  ce  qui  peut  seul 
la  défendre  contre  les  routines  d'atelier  et  l'idolâtrie  des  procédés, 
ces  deux  fâcheuses  iniluences  auxquelles  les  artistes  sont  exposés  en 
restant  comme  enfermés  dans  leur  caste.  J'y  trouve  au  plus  haut 
point  le  sentiment  des  conditions  morales  que  le  peintre  lui-même 
doit  remplir  pour  pouvoir  tirer  profit  de  ses  facultés  ;  mais  en  même 
temps  j'aperçois  aussi  chez  M.  Ruskin  l'erreur  radicale  qui  a  sans 
cesse  condamné  la  raison  abstraite  à  se  tromper  du  tout  au  tout  sur 
ce  que  doivent  être  les  tableaux  :  j'y  vois,  dans  tout  le  danger  de 
ses  conséquences,  cette  illusion  littéraire  qui  consiste  à  méconnaître 
le  domaine  spécial  de  la  peinture,  et  qui  à  mon  sens  menace  de  lui 
porter  le  dernier  coup  en  achevant  d'enlever  au  peintre  la  conscience 
de  sa  vocation. 

Le  grand  ouvrage  de  M.  Ruskin  sur  la  peinture  a  le  grave  incon- 
vénient d'avoir  été  commencé  en  18/13,  alors  que  le  gradué  d'Oxford 
n'était  pas  encore  âgé  de  vingt-quatre  ans,  et  d'avoir  été  terminé 
seulement  en  1860  :  dans  l'intervalle  de  ces  dix-sept  années,  l'auteur 
a  dû  certainement  élargir  son  horizon  et  mieux  lire  en  lui-même. 
L'intention  première  de  M.  Ruskin  avait  été  surtout  de  venger  Turner 
des  critiques  qui  l'avaient  assailli,  et  de  démontrer  à  l'Angleterre 
qu'elle  possédait  en  lui  un  peintre  de  génie,  un  maître  destiné  à 
marquer  à  côté  des  Giotto,  des  Michel-Ange  et  des  Titien,  comme  le 
créateur  d'une  ère  nouvelle.  A  cette  époque  aussi,  le  paysage  absor- 
bait presque  exclusivement  l'attention  du  jeune  écrivain;  c'était  l'a- 
mour de  la  nature  qui  l'avait  mené  à  l'amour  des  œuvres  d'art  où  la 
nature  est  représentée,  et  dans  une  large  mesure  il  se  contentait  d'ap- 
pliquer à  toute  la  peinture  des  goûts  et  des  idées  qui  n'avaient  été 
éveillés  en  lui  que  par  une  des  branches  les  plus  restreintes  de  cet 
art.  Plus  tard,  entre  son  premier  et  son  second  volume,  un  assez  long 
séjour  en  Italie,  où  il  avait  déjà  fait  pourtant  plusieurs  voyages,  l'étude 
des  maîtres  primitifs  et  l'influence  des  arts  gothiques  apportèrent  à 
ses  idées  d'importantes  modifications.  L'ouvrage,  qui  d'abord  avait 
été  entrepris  pour  répondre  à  un  article  de  rcvuCy  fut  continué  par 
intervalles,  et  comme  M.  Ruskin  a  toujours  maintenu  la  lettre  de  ses 
premières  décisions,  tout  en  modifiant  plus  ou  moins  le  sens,  comme 
il  y  est  toujours  revenu  tout  en  posant  de  nouveaux  principes,  ses 
cinq  volumes  ressemblent  un  peu  à  une  zone  de  terrain  qui  ren- 
ferme dans  son  sein  des  fossiles  de  diflTérens  âges,  des  êtres  appar- 
tenant à  des  créations  successives  séparées  l'une  de  l'autre  par  des 
cataclysmes.  Des  opinions  qui  n'ont  pu  résulter  que  d'une  expé- 
rience incomplète,  des  idées  qui  à  mon  gré  représentent  seulement 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  873 

la  première  idée  qu'on  se  fait  de  la  peinture,  reçoivent  une  inter- 
prétation et  sont  appuyées  par  des  raisons  qui  dénotent  un  esprit 
pleinement  ouvert,  pleinement  arrivé  à  voir  et  sentir  ce  qui  ne  se 
laisse  découvrir  qu'en  dernier  lieu. 

Pour  qui  se  contenterait  de  feuilleter  L's  Peintres  mochTnes,  le  livre 
serait  une  énigme  insoluble.  A  lire  par  passages  le  premier  volume, 
celui  où  M.  Ruskin  a  définitivement  arrêté  les  formules  de  sa  théorie, 
on  serait  tenté  à  chaque  instant  de  le  prendre  pour  un  réaliste  à  la 
française,  pour  un  adepte  de  cette  école  positiviste  qui  met  un  tron- 
çon de  chou  bien  rendu  au-dessus  de  toutes  les  pensées,  de  toutes 
les  afiections  de  l'àme  humaine,  et  ({ui,  j'en  ai  peur,  est  bien  moins 
inspirée  par  l'amour  du  vrai  que  par  un  sourd  besoin  de  ravaler 
toute  la  partie  morale  de  notre  être ,  par  ce  cynisme  qui  ose  pré- 
tendre qu'il  ne  s'agit  pas  de  rechercher  ce  qui  est  beau  et  bon,  et 
que  la  seule  bonne  chose  est  d'être  un  habile  homme.  En  tout  cas, 
on  sait  que  son  programme  se  réduit  à  étoufl'er  dans  l'art  toute  ima- 
gination, à  demander  que  les  tableaux  n'expriment  aucune  pensée 
et  ne  soient  en  rien  une  création  de  l'homme.  Que  M.  Ruskin  ait 
jamais  partagé  les  intentions  de  ce  réalisme,  je  ne  le  prétends  point; 
toujours  est-il  qu'il  arrive  souvent  à  parler  le  même  langage  :  il  ne 
répète  pas  seulement  que  l'unique  j)ut  de  l'art  est  de  faire  connaî- 
tre la  réalité  telle  qu'elle  est,  il  semble  prendre  plaisir  à  rabaisser 
l'homme  pour  grandir  les  choses;  il  s'irrite  à  la  seule  pensée  qu'un 
artiste  puisse  se  permettre  d'entretenir  le  public  des  petites  concep- 
tions de  son  petit  cerveau;  il  est  décidé  d'avance  à  croire  que  tout 
le  mérite  de  l'artiste  ne  peut  être  qu'un  compte-rendu,  que  tout  ce 
qui  n'est  pas  un  compte-rendu  ne  peut  être  qu'un  défaut  et  une 
honte.  L'erreur  toutefois  serait  grande  si  l'on  jugeait  M.  Ruskin  sur 
ces  apparences.  Il  suffit  de  tourner  un  feuillet,  et  voilà  que  le  disci- 
ple de  M.  Comte  se  change  en  une  sorte  de  mystique.  Ce  même 
homme  qui  veut  que  la  peinture  regarde  tout  entière  le  monde  exté- 
rieur, qui  ne  conçoit  pas  même  qu'elle  puisse  être  vraie  en  expri- 
mant la  nature  humaine,  il  se  trouve  qu'il  accorde  à  peine  le  nom 
de  vérité  à  l'apparence  matérielle  des  choses.  Ce  même  homme  qui 
demande  sans  cesse  la  réalité,  toute  la  réalité,  rien  que  la  réalité,  il 
se  trouve  qu'il  la  demande  au  nom  de  la  foi  religieuse  et  par  zèle 
pour  la  dignité  humaine.  S'il  ferme  à  l'artiste  ce  qu'on  appelle  le 
monde  de  l'idéal,  c'est  pour  que  l'art  soit  fondé  sur  l'oubli  de  nous- 
mêmes  ,  sur  la  sympathie  qui  porte  toute  notre  attention  et  toutes 
nos  affections  vers  ce  qui  n'est  pas  nous.  S'il  est  le  plus  absolu  des 
réalistes,  c'est  parce  que  les  réalités  sont  l'œuvre  de  Dieu,  parce 
que  le  devoir  de  l'homme  est  de  consacrer  humblement  toutes  ses 
facultés  à  pénétrer  leurs  divines  significations,  parce  que  la  plus 


87/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

noble  attitude  pour  lui  est  de  s'agenouiller  à  leurs  pieds  pour  écouter 
comme  un  disciple  et  adorer  comme  une  créature,  au  lieu  de  pré- 
tendre, comme  Satan,  opposer  ses  propres  conceptions  à  celles  du 
Très-Haut. 

Le  fait  est  qu'il  y  a  chez  M.  Ruskin  deux  instincts  contraires  qui 
ne  sont  jamais  parvenus  à  s'entendre,  et  qu'il  n'a  jamais  cherché  à 
concilier  qu'en  apparence.  Au  lieu  de  les  mettre  réellement  d'accord 
en  les  tempérant  l'un  par  l'autre,  il  a  préféré  se  déguiser  leur  conflit 
par  d'éternelles  confusions  d'idées.  Faut-il  attribuer  à  l'âge  seul  les 
tendances  réalistes  qui  dominaient  le  gradué  d'Oxford  au  moment 
où  il  a  conçu  sa  doctrine  ?  Non ,  ces  tendances  tiennent  évidemment 
à  une  soif  d'observations  et  de  connaissances  qui  fait  partie  inté- 
grante de  sa  nature.  Cependant  je  ne  puis  m' empêcher  de  croire 
que,  dans  le  principe,  il  avait  beaucoup  cédé  aussi  à  ce  penchant 
de  jeunesse  qui  est  bien  une  des  sources  du  mauvais  réalisme,  pen- 
chant tout  négatif  qui,  à  notre  premier  contact  avec  la  vie,  s'em- 
pare plus  ou  moins  de  nous  tous,  parce  que  tous,  plus  ou  moins, 
dans  notre  enfance  nous  n'avons  fait  que  rêver  au  gré  de  nos  dé- 
sirs, penchant  irrité  qui  se  venge  de  ces  rêves  trompeurs  en  traitant 
de  mensonge  tout  ce  qui  ressemble  à  un  sentiment  et  en  ne  voulant 
plus  estimer  que  le  talent  de  voir  juste  ce  qui  est.  Et  pourtant  dès 
cette  époque  j'aperçois  déjà  chez  M.  Ruskin  toutes  les  tendances  du 
moraliste.  Tandis  que  l'influence  de  son  âge,  ajoutée  à  ses  besoins 
intellectuels,  le  pousse  vers  un  art  qui  ne  songe  qu'à  rendre  compte 
des  faits,  l'ensemble  de  son  caractère  le  porte  et  l'oblige  à  évaluer 
toute  œuvre  humaine  d'après  l'état  moral  qu'elle  manifeste.  L'effet 
qu'un  tableau  peut  produire  n'est  pas  ce  qui  le  frappe  le  plus  :  ce 
sont  plutôt  les  facultés  qui  ont  contribué  à  produire  le  tableau.  Ainsi 
s'explique  pour  moi  l'origine  de  sa  théorie  :  elle  m' apparaît  comme 
un  résultat  de  ce  conflit,  comme  un  effort  involontaire  pour  satis- 
faire à  la  fois  ces  deux  instincts. 

I.     —     LA     VÉRITÉ. 

Et  d'abord  qu'est-ce  au  juste  que  la  vérité  dont  M.  Ruskin  est 
bien  près  de  faire  Y  alpha  et  V  oméga  de  l'art?  La  question  avec  lui 
n'est  point  superflue,  car  à  chaque  instant  il  confond  les  faits  et  nos 
idées  des  faits,  le  phénomène  extérieur  et  la  pensée  qu'il  éveille 
en  nous.  En  parlant  des  montagnes,  qui  nous  font  songer  à  la  briè- 
veté de  la  vie  et  à  notre  néant,  aux  générations  qui  ont  contemplé 
aA'ant  nous  le  colosse  de  granit,  à  celles  qui  le  verront  encore  de- 
bout quand  nous  ne  serons  plus,  il  appelle  ces  réflexions  et  ces  im- 
pressions la  vérité  de  la  montagne  :  il  les  considère  comme  un  pa- 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  875 

thétique  qui  fait  positivement  partie  de  sa  substance.  Il  est  donc 
bon  de  se  tenir  sur  ses  gardes,  et  ici  en  particulier  on  se  mépren- 
drait du  tout  au  tout,  si  l'on  supposait  que  la  vérité  sur  laquelle  il 
insiste  est  purement  celle  du  trompe-l'œil,  celle  qui  fait  illusion, 
en  nous  donnant  la  senstitioii  de  la  réalité.  11  n'a  que  mépris  pour  ce 
misérable  talent  dont  la  plus  haute  ambition  est  de  «  mettre  nos 
sens  en  contradiction  l'un  avec  l'autre,  de  faire  dire  à  nos  yeux  qu'un 
objet  est  rond  quand  nos  doigts  disent  qu'il  est  plat,  et  dont  le  plus 
sublime  effort  est  de  nous  causer  un  plaisir  absolument  semblable  à 
celui  que  nous  cause  un  tour  de  jonglerie.  »  Son  grand  ouvrage 
tout  entier  pourrait  être  considéré  comme  une  longue  polémique 
contre  l'erreur  populaire  qui  ne  voit  dans  la  peinture  qu'un  art  d'i- 
mitation. La  thèse  qu'il  développe,  c'est  que  la  recherche  de  la  vérité 
d'apparence  est  précisément  ce  qui  a  perdu  les  peintres  du  passé, 
ce  qui  les  a  précipités  dans  toutes  les  faussetés  olk  ils  sont  tombés 
sur  le  fond  des  choses,  et  que  la  gloire  de  Turner,  comme  le  prin- 
cipe de  son  génie,  est  d'avoir  visé  plus  haut  que  cette  vulgaire  res- 
semblance de  superhcie.  <i  Les  Salvator,  les  Claude,  les  Cuyp  et  les 
Poussin,  dit-il,  avaient  parfaitement  compris  la  voie  où  la  peinture 
devait  s'engager  de  leur  temps  pour  accomplir  un  nouveau  progrès. 
Après  les  penseurs  du  xiv  siècle,  les  dessinateurs  du  xV  et  les  co- 
loristes du  xvi%  c'était  bien  du  côté  des  effets  de  la  nature  qu'il  leur 
restait  à  tourner  leurs  efforts;  mais  tandis  qu'il  eût  fallu  retracer  les 
mouvemens  de  lumière  et  d'atmosphère  et  sous  leurs  prestiges  pas- 
sagers laisser  entrevoir  le  caractère  permanent  des  choses,  ils  n'ont 
su  rendre  les  effets  qu'en  dénaturant  les  objets.  Devant  la  nature, 
ils  n'avaient  d'yeux  que  pour  ce  qui  pouvait  se  prêter  à  une  imita- 
tion littérale;  tout  ce  (jui  ne  pouvait  pas  servir  à  faire  valoir  leur 
talent  d'exécution ,  ils  le  regardaient  avec  une  apathie  absolue,  ou 
plutôt  ils  passaient  sans  le  regarder.  »  Poussin  rangé  parmi  les 
peintres  qui  ont  trop  sacrifié  à  la  vraisemblance!  c'est  là  un  de  ces 
écarts  comme  l'imagination  de  M.  Ruskin  s'en  permet  parfois,  un 
de  ces  papillons  roses  qui,  pour  son  œil  ébloui,  dansent  autour  du 
soleil,  qu'il  regarde  trop  hxement.  Cela  toutefois  n'enlève  rien  à  la 
solidité  de  sa  plaidoirie  contre  l'imitation.  Entre  autres  remarques 
qui  demanderaient  à  ne  pas  être  oubliées,  il  fait  admirablement  voir 
que  l'espèce  de  ressemblance  qui  trompe  l'œil  tient  purement  au  re- 
lief apparent,  et  que  de  la  sorte  elle  est  au  plus  une  vérité  partielle 
du  plus  bas  étage,  une  vérité  même  qui,  avec  les  moyens  limités  de 
notre  palette,  ne  peut  être  obtenue  qu'au  détriment  des  vérités  les 
plus  caractéristiques  et  les  plus  importantes.  D'ailleurs  c'est  par 
elle-même  que  l'imitation  est  littéralement  le  contraire  du  vrai,  en 
ce  sens  qu'au  lieu  de  chercher  à  nous  faire  connaître  l'objet  repré- 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sente,  elle  tend  à  emporter  notre  pensée  loin  de  lui.  «  Que  l'artiste 
ait  peint  le  héros  ou  son  cheval,  notre  jouissance,  en  tant  qu'elle 
est  causée  par  la  perfection  du  faux -semblant,  est  exactement  la 
même  :  nous  ne  la  goûtons  qu'en  oubliant  le  héros  et  sa  monture 
pour  considérer  exclusivement  l'adresse  de  l'artiste...  Vous  pouvez 
envisager  des  larmes  comme  l'effet  d'un  artifice  ou  d'une  douleur, 
l'un  ou  l'autre  à  votre  gré,  mais  l'un  et  l'autre  en  même  temps,  ja- 
mais :  si  elles  vous  émerveillent  comme  un  chef-d'œuvre  de  mimique, 
elles  ne  sauraient  vous  toucher  comme  un  signe  de  souffrance.  » 

Au  fond,  M.  Ruskin,  malgré  ses  attaques  passionnées  contre  les 
Allemands  et  contre  tout  idéalisme,  n'est  lui-même  qu'un  idéaliste 
d'une  espèce  particulière,  ou  du  moins  un  intellectualiste,  si  l'on 
me  passe  ce  mot.  Ce  n'est  pas  seulement  du  trompe-l'œil  qu'il  fait 
bon  marché,  il  ne  tient  malheureusement  guère  plus  de  compte  de 
la  vérité  d'effet,  fa  vérité  qui  le  préoccupe,  c'est  celle  qui  consiste 
surtout  à  rendre  les  significations  des  aspects,  à  faire  comprendre 
tout  ce  qu'ils  peuvent  nous  apprendre  sur  les  fonctions,  les  rapports, 
la  nature  intrinsèque  des  choses.  C'est  la  vérité  qui  définit  à  la  ma- 
nière de  la  science,  qui,  s'il  est  question  d'un  chêne,  tâchera  de 
nous  en  donner  l'idée  plutôt  que  l'impression,  je  veux  dire  qui  le 
représentera  tel  qu'il  apparaît  à  notre  intelligence,  lorsqu'elle  l'a 
conçu  et  ramené  à  un  ensemble  de  notions  intelligibles,  à  certaines 
formes  de  feuillage,  certains  modes  de  ramification,  qui  sont  pour 
elle  les  caractères  du  chêne,  ou  à  des  qualités  plus  spéciales  qui 
caractérisent  pour  elle  ce  chêne  particulier.  En  un  mot.  si  M.  Ruskin 
est  réaliste,  c'est  un  peu  comme  le  platonicien  pour  qui  les  réalités, 
telles  qu'elles  nous  frappent,  sont  une  ombre  vaine,  et  qui  ne  tient 
pour  réel  que  les  lois  et  les  types,  les  vérités  universelles  et  per- 
pétuelles, dont  les  réalités  sont  aux  yeux  de  la  pensée  une  simple 
manifestation. 

Du  reste,  à  défaut  de  précision  dans  les  mots,  au  moins  les  in- 
stincts de  M.  Ruskin  ne  sauraient  faire  doute.  Ils  sont  écrits  en  gros 
caractères  à  chaque  ligne  de  la  vaste  enquête  qu'il  a  ouverte  sur  la 
nature,  enquête  où  il  ne  tente  rien  moins  que  de  la  suivre  dans 
l'ensemble  de  ses  manifestations,  et  de  donner  en  quelque  sorte  le 
vocabulaire  des  signes  dont  elle  se  sert  pour  nous  communiquer  ses 
secrets.  Commençant  par  les  faits  généraux,  il  passe  tour  à  tour  en 
revue  les  vérités  de  ton,  ou  les  relations  que  prennent  les  teintes 
des  objets  suivant  les  diverses  conditions  de  l'atmosphère;  les  véri- 
tés de  ronleur,  ou  la  coloration  propre  des  corps  et  les  modifications 
qu'elle  subit  sous  l'influence  de  la  lumière,  de  l'ombre,  de  la  per- 
spective aérienne;  les  vérités  de  rhiir-obsrur,  qui  nous  donnent 
l'impression  du  soleil,  et  qui,  par  l'échelle  immense  de  leurs  gra- 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  877 

dations,  accusent  les  variétés  infinies  des  formes,  des  positions  et 
des  distances;  les  vérités  de  l'espace^  ou  l'impression  de  l'étendue 
en  tant  r{u'elle  dépend  des  limites  de  notre  vue  et  de  la  direction  du 
foyer  de  notre  œil.  De  ces  aperçus  d'ensemble,  il  en  vient  aux  élé- 
meas  partiels  du  paysage,  aux  terrains,  à  la  végétation ,   au  ciel, 
avec  ses  trois  zones  de  nuages  qu'il  parcourt  l'une  après  l'autre,  à 
l'eau  enfin,  ce  Protée  de  la  création,  auquel  il  chante  d'abord  un 
hymne  magnifique,  pour  l'étudier  ensuite  à  la  loupe  dans  ses  inces- 
santes transformations,  dans  les  courbes  et  les  nuances  fugitives  des 
flots,  dans  les  phénomènes  de  réllexion  dont  il  démêle  patiemment 
la  trame  désespérante.  A  deux  reprises  il  est  revenu  à  cette  œuvre 
d'amour,  épelant  la  nature  pour  surprendre  ses  beautés,  après  l'a- 
voir épelée  pour  déchiffrer  ses  vérités,  et  prodiguant  partout  les 
vastes  vues  et  les  minutieux  détails  avec  la  précision,  la  sûreté  fa- 
milière, la  joyeuse  abondance  d'un  homme  qui  a  vu  de  ses  yeux  et 
qui  a  passé  sa  vie  à  regarder  pour  sa  propre  satisliction,  sans  y  être 
déterminé  par  aucun  dessein.  Il  serait  difficile  d'exagérer  le  prix  des 
observations  dont  il  a  ainsi  rempli  près  de  trois  énormes  volumes, 
car  M.  Ruskin  est  loin  d'être  un  simple  savant  qui  ne  cherche  qu'à 
connaître.  Chez  lui,  l'œil  du  lynx  est  aiguisé  encore  et  dirigé  par  les 
indicibles  sympathies  qui  trouvent  dans  les  couleurs  et  les  formes 
une  source  de  jouissances  et  d'irrésistibles  affections.  Et  pourtant  son 
point  de  vue  évidemment  n'est  point  celui  de  l'artiste,  de  l'homme 
qui  reçoit  des  aspects  une  impression  directe,  et  qui  s'y  arrête; 
c'est  plutôt  celui  du  poète  qui,  tout  en  les  sentant,  va  au-delà,  et 
qui  se  plaît  surtout  aux  émotions  d'imagination,  à  ces  émotions  plus 
vastes  que  nous  causent  non  pas  précisément  les  choses  mêmes, 
mais  les  pensées  de  tout  genre  qu'elles  évoquent  en  nous.  Il  y  a  chez 
M.  Ruskin  du  Bacon  et  du  Shakspeare  :  avant  tout,  c'est  une  intel- 
ligence très  active  doublée  d'un  vif  sentiment  dramatique.  On  sent 
que  son  bonheur  est  de  scruter  toute  chose  pour  se  donner  la  vision 
des  forces  qui  y  sont  à  l'œuvre,  ou  qui  y  laissent  deviner  l'histoire 
de  leurs  prouesses.  Le  trait  important  à  ses  yeux,  c'est  le  trait  élo- 
quent, le  document  qui  raconte  les  cataclysmes  du  passé,  l'indice 
où  se  trahissent  les  puissances  qui  ont  assisté  à  la  naissance  de  la 
terre  et  qui  prendront  part  à  sa  destruction.  Ce  qui  l'attire  et  ce  qui 
l'arrête,  ce  sont  les  angles  et  les  courbes  qui  dénotent  dans  l'arbre 
la  croissance,  la  résistance  et  la  lutte;  ce  sont  les  nuances  ou  les 
contours  qui  manifestent  la  constitution  vivante  du  nuage,  l'action 
et  la  production  des  vents,  ou  qui  entraînent  l'esprit  à  mesurer  les 
gigantesques  promontoires  et  les  colossales  vallées  de  ces  Himalayas 
de  vapeur  oii  la  pensée  ne  peut  s'engager  sans  épouvante.  Une  fois 
au  milieu  des  montagnes,   il   ne  se  contente  pas  de  relever  les 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grandes  phases  des  annales  de  notre  globe  telles  qu'elles  sont  écrites 
sur  les  pics  supérieurs,  sur  les  montagnes  secondaires  et  sur  les 
terres  d'alluvion;  il  s'arrête  aux  moindres  épisodes  de  la  divine  épo- 
pée, aux  lignes  de  stratification  et  de  fêlure  qui  révèlent  la  nature 
individuelle  des  roches,  aux  lignes  d'éboulement  et  de  projection 
qui  nous  montrent  la  montagne  animée  de  mouvement  et  parcou- 
rant, elle  aussi,  la  carrière  des  âges,  aux  lignes  de  corrosion  et  d'ar- 
rondissement qui  témoignent  de  l'action  constante  des  eaux  et  de 
l'atmosphère. 

On  voit  que  la  vérité  de  M.  Ruskin  n'a  nul  rapport  avec  la  vérité 
des  réalistes.  Son  intention  n'est  point  de  réformer  l'art  en  le  ré- 
trécissant et  en  lui  interdisant  toute  pensée  :  il  a  une  ambition  bien 
autrement  puissante  et  originale,  une  ambition  qui  implique  au  con- 
traire une  multitude  d'exigences  que  nul  peut-être  n'avait  jamais  sen- 
ties aussi  vivement  que  lui.  Pour  la  satisfaire,  ce  n'est  point  assez  que 
l'artiste  ne  contredise  pas  les  faits  et  les  lois  de  l'univers,  ce  n'est  point 
assez  qu'il  ait,  «  comme  les  maîtres  du  xv*"  siècle  et  comme  les  grands 
Vénitiens,  de  magnifiques  motifs  de  paysage.  »  Il  importe  de  ne  pas 
confondre  ces  abstractions  de  l'imagination  avec  le  paysage  tel  que 
Turner  le  premier  nous  l'a  révélé,  —  avec  celui  qui  est  une  exposi- 
tion générale  et  complète  de  la  nature.  S'inspirer  des  cieux  ou  des 
montagnes  et  leur  faire  des  emprunts  partiels  pour  composer  d'a- 
gréables tableaux,  ce  n'est  point  raconter  les  merveilles  de  la  créa- 
tion. Il  faut  que  l'artiste  soit  réellement  l'historien  des  phénomènes, 
le  révélateur  des  énergies  cachées,  le  chantre  et  le  prêtre  des  gloires 
de  l'œuvre  divine  ;  il  faut  que  dans  chacune  de  ses  productions, 
comme  dans  la  succession  de  ses  travaux,  son  but  exprès  soit  d" en- 
seigner la  nature  à  l'homme  et  de  la  lui  faire  aimer,  de  le  prendre 
par  toutes  ses  facultés  pour  l'amener  à  elle,  pour  habituer  son  cœur 
et  son  esprit  à  y  trouver  leur  plus  chère  joie  et  le  texte  de  leurs 
incessantes  méditations.  Si  M.  Ruskin  a  un  tort,  c'est  d'être  insa- 
tiable et  de  ne  pas  tenir  compte  de  l'impossible  :  vérités  géologiques, 
botaniques,  météorologiques,  vérités  physiques,  physiologiques  et 
hydrauliques,  toutes  les  vérités  de  la  science  en  un  mot,  en  tant 
qu'elles  se  trahissent  par  les  traits  visibles  des  choses,  rentrent  dans 
le  domaine  qu'il  assigne  à  l'art. 

«  Chaque  herbe,  chaque  fleur  des  champs,  dit-il,  a  sa  beauté  distincte 
et  parfaite;  elle  a  son  habitat,  son  expression,  son  office  particulier,  et  Part 
le  plus  élevé  est  celui  qui  saisit  ce  caractère  spécifique,  qui  le  développe  et 
qui  l'illustre,  qui  lui  donne  sa  place  appropriée  dans  l'ensemble  du  paysage, 
et  par-là  rehausse  et  rend  plus  intense  la  grande  impression  que  le  tableau 
est  destiné  à  produire...  Chaque  classe  de  roche,  chaque  variété  de  sol, 
chaque  espèce  de  nuage  doit  être  étudiée  et  rendue  avec  une  exactitude 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  879 

géologique  et  météorologique;  cela  n'importe  pas  seulement  à  la  vérité  du 
détail,  cela  est  encore  plus  important  pour  obtenir  ce  caractère  simple,  sé- 
rieux et  harmonieux  qui  distingue  l'effet  d'ensemble  des  sites  naturels. 
Toute  formation  géologique  a  ses  traits  essentiels  qui  n'appartiennent  qu'à 
elle,  ses  lignes  déterminées  de  fracture  qui  donnent  naissance  à  des  formes 
constantes  dans  les  terrains  et  les  rochers,  ses  végétaux  particuliers,  parmi 
lesquels  se  dessinent  encore  des  différences  plus  particulières  par  suite  des 
variétés  d'élévation  et  de  température.  De  ces  circonstances  modifiantes 
résulte  la  multiplicité  infinie  des  ordres  de  paysages,  dont  chacun  présente 
un  accord  parfait  entre  ses  parties...  » 

Ce  sont  là  des  conditions  bien  multiples  à  remplir,  et  pourtant 
M.  Ruskin  ne  borne  pas  là  ses  exigences. 

«  De  ce  que  toutes  ces  connaissances  spéciales  sont  nécessaires  au  peintre, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles  constituent  le  peintre,  ni  qu'un  pareil  savoir  soit 
précieux  en  soi  et  abstraction  faite  de  tout  noble  but.  La  même  connais- 
sance, qui  n'est  que  méprisable  quand  elle  est  recherchée  pour  d'indignes 
motifs,  peut  être  dans  un  autre  esprit  une  acquisition  de  la  plus  haute  va- 
leur et  qui  porte  avec  elle  l'influence  la  plus  bienfaisante.  C'est  là  ce  qui 
distingue  la  science  du  simple  botaniste  de  celle  de  l'artiste  ou  du  poète. 
L'un  constate  les  diversités  des  plantes  et  des  fleurs  dans  l'intention  d'en- 
richir son  herbier,  l'autre  les  considère  pour  s'en  faire  un  moyen  d'expres- 
sion et  d'émotion;  —  l'un  compte  les  étamines  et  donne  des  noms,  après 
quoi  il  est  content  et  s'arrête;  l'autre  observe  dans  la  plante  tous  les  ca- 
ractères de  forme  et  de  couleur,  en  envisageant  chacun  de  ses  attributs 
comme  une  donnée  parlante;  il  saisit  ses  lignes  de  grâce  ou  d'énergie, 
de  rigidité  ou  de  repos;  il  note  la  faiblesse  ou  la  vigueur,  la  sérénité  ou 
le  vague  de  ses  teintes;  il  remarque  ses  habitudes  locales,  son  amour  ou 
sa  répugnance  pour  telle  exposition,  les  conditions  qui  la  font  vivre  ou 
périr;  il  l'associe  dans  sa  pensée  à  tous  les  traits  des  lieux  qu'elle  habite  et 
aux  opérations  des  influences  nécessaires  à  sa  subsistance.  Désormais  la 
fleur  est  pour  lui  un  être  vivant  avec  des  annales  inscrites  sur  ses  feuilles 
et  des  passions  palpitant  dans  ses  mouvemens.  Si  elle  intervient  dans  le  ta- 
bleau, ce  n'est  plus  comme  un  simple  point  de  couleur  ou  comme  une  étin- 
celle insignifiante  de  lumière:  elle  est  une  voix  sortant  de  la  terre,  un  nou- 
vel accord  de  la  musique  de  l'àme,  une  note  nécessaire  dans  l'harmonie  de 
l'œuvre,  qui  contribue  autant  à  sa  tendresse  qu'à  son  élévation,  et  ne  con- 
court pas  moins  à  sa  grâce  qu'à  sa  vérité.  » 

C'est  dire  qu'outre  les  vérités  qui  sont  du  ressort  de  la  science, 
M.  Ruskin  fait  rentrer  dans  la  peinture  les  vérités  du  poète,  les  vé- 
rités du  philosophe,  les  vérités  de  l'homme  moral  et  de  l'homme 
religieux.  Ce  qu'il  demande  en  un  mot,  c'est  la  réalité  commentée, 
sentie  et  aimée  par  l'âme  humaine  tout  entière.  Il  veut  qu'en  rela- 
tant tout  ce  que  l'œil  et  l'intelligence  peuvent  connaître  de  la  nature 
des  choses,  l'artiste  exprime  encore  tout  ce  que  les  choses  peuvent 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

révéler  à  la  pensée  abstraite  qui  les  questionne  sur  leurs  lois  et  leui*s 
portées,  tout  ce  qu'elles  peuvent  suggérer  à  la  conscience  qui  leur 
demande  des  enseignemens  moraux,  tout  ce  qu'elles  peuvent  dire 
au  cœur  ou  à  l'imagination  qui  y  cherche  le  secret  de  la  vie,  le 
reflet  de  nos  espérances  et  de  nos  misères,  la  révélation  de  notre 
destinée. 

Mais  d'un  autre  côté,  en  même  temps  que  M.  Ruskin  accroît  à 
l'inlini  les  matériaux  de  la  peinture,  il  semble  prendre  à  tâche  de 
rétrécir  impitoyablement  l'usage  qu'elle  en  peut  faire.  S'il  appelle 
toutes  les  facultés  humaines  à  concourir  aux  créations  de  l'artiste, 
il  exige  que  chez  lui  elles  ne  s'emploient  toutes  qu'à  rendre  compte 
des  faits  et  des  valeurs  de  la  réalité.  11  ne  souff're  pas  que  l'art  ait 
ses  romanciers,  ses  poètes,  ses  philosophes  :  toute  la  pensée,  toute 
la  poésie,  toute  l'imagination,  ne  doivent  se  traduire  que  sous  la 
forme  de  l'histoire.  Le  seul  mot  d'invention  fait  peur  à  M.  Ruskin. 
Il  se  plaît  à  redire  que  les  grands  maîtres  n'ont  été  grands  qu'en 
peignant  les  hommes,  les  choses  et  les  costumes  de  leur  temps,  ce 
qu'ils  avaient  sans  cesse  sous  les  yeux,  et  que  les  meilleures  figures 
de  leurs  tableaux  ne  sont  que  des  portraits.  Il  s'étonne,  il  ne  peut 
comprendre  qu'un  artiste  dépense  son  temp-s  et  son  talent  à  inven- 
ter des  sites,  lorsque  tant  de  merveilles  naturelles,  qui  dépassent 
tout  ce  que  le  génie  humain  imaginera  jamais,  en  sont  encore  à  at- 
tendre un  œil  qui  les  admire  et  un  témoin  qui  les  relate.  Rien  qu'il 
sache  reconnaître  le  mérite  d'une  exécution  large,  la  concession 
chez  lui  est  presque  toujours  suivie  d'une  réserve  qui  revient  à  dire 
que,  malgré  tout,  la  valeur  d'un  tableau  est  strictement  en  raison 
du  nombre  et  de  V importance  des  renseignemens  qu'il  nous  four- 
nit sur  les  réalités.  De  fait,  tout  ramène  M.  Ruskin  à  cette  idée  de 
compte-rendu,  et  dès  qu'elle  reprend  possession  de  lui,  il  se  laisse 
emporter  à  la  retourner,  à  la  développer,  à  l'épuiser,  si  bien  qu'il 
en  arrive  à  nier  implicitement  le  second  but  qu'il  attribuait  lui- 
même  à  l'art,  celui  d'exprimer  aussi  l'âme  de  l'artiste.  A  l'entendre, 
c'est  au  plus  strict  sens  du  mot  qu'il  s'agit  de  caractériser  les  œu- 
vres de  Dieu,  d'en  faire  connaître  la  nature  intrinsèque  avec  la  to- 
talité des  élémens  qui  en  déterminent  l'action  dans  tous  les  sens.  La 
tâche  du  peintre  n'est  pas  de  définir  l'effet  produit  sur  nous,  ce  qui 
se  trouve  dans  le  reflet  défiguré  de  notre  miroir,  dans  l'image  toute 
composée  de  lacunes  et  d'erreurs  qui  ne  résultent  que  de  nos  in- 
compétences, mais  bien  de  montrer  ce  que  la  chose  extérieure  ren- 
ferme vraiment,  ce  qui,  en  dehors  de  nous,  la  différencie  de  toutes 
les  autres  choses.  M.  Ruskin  va  même  jusqu'à  faire  intervenir  Locke 
et  sa  fameuse  distinction  entre  les  trois  ordres  de  qualités  qui  exis- 
tent dans  les  corps,  à  savoir  :  les  qualités  primaires,  qui  appartien- 


l'influeage  littéraire  dans  les  beaux-arts.  881 

nent  tout  entières  à  l'objet,  comme  le  volume,  la  configuration,  le 
nombre  des  parties,  etc.;  —  les  qualités  sensibles,  comme  le  par- 
fum et  la  chaleur,  c'est-à-dire  les  influences  que  les  corps  exercent 
sur  nos  sens;  —  enfin  les  autres  propriétés  par  lesquelles  ils  peu- 
vent modifier  d'autres  corps.  Or,  ajoute  M.  Ruskin,  puisque  le  but 
de  la  peinture  est  de  caractériser  les  réalités  en  elles-mêmes,  il  est 
évident  que  les  qualités  qui  appartiennent  tout  entières  à  l'objet 
doivent  passer  avant  celles  qui  dépendent  autant  de  nos  propres  or- 
ganes que  de  la  nature  de  l'objet.  Donc  la  couleur  n'est  qu'une  vé- 
rité secondaire,  donc  toutes  les  magies  analogues  au  parfum  de  la 
fleur,  c'est-à-dire  tout  le  côté  émouvant  des  choses,  tout  ce  qu'elles 
ont  de  puissances  pour  nous  enivrer  est  justement  ce  qui  a  le  moins 
d'importance  pour  le  peintre. 

Une  pareille  logique  ressemble  à  de  la  colère ,  et  ses  excès  sont 
d'autant  plus  frappans  qu'en  réalité  M.  Ruskin  est  vivement  attiré 
par  la  couleur.  Il  ne  lui  a  pas  seulement  rendu  plus  tard  un  chaleu- 
reux hommage,  il  n'en  parle  jamais  sans  trouver  de  ces  mots  qui  ne 
peuvent  être  suspects,  tant  ils  vont  droit  au  cœur.  Seulement  il  est 
une  concession  à  laquelle  M.  Ruskin  ne  saurait  se  résigner.  Si  large 
qu'il  fasse  la  part  de  l'imagination  pour  ce  qui  touche  aux  pensées 
abstraites  et  aux  sentimens  moraux ,  il  ne  veut  pas  admettre  qi'e  la 
peinture  soit  en  partie  une  création,  en  partie  une  relation,  qu'elle 
soit  non  pas  uniquement  un  compte-rendu  de  la  nature  et  des  pen- 
sées de  l'homme,  mais  encore  un  art  comme  la  musique,  un  art 
dans  toute  la  force  du  terme,  c'est-à-dire  une  invention  tout  hu- 
maine qui  consiste  à  trouver  des  combinaisons  faites  pour  l'homme, 
des  combinaisons  aussi  inconnues  à  la  nature  que  les  harmonies  du 
musicien,  et  dont  la  valeur  dépend,  non  plus  du  rapport  qu'elles 
peuvent  avoir  avec  les  réalités  extérieures,  mais  du  rapport  qu'elles 
ont  avec  les  lois  et  les  sensibilités  de  notre  propre  nature.  Il  n'en  a 
pas  fallu  davantage  pour  acculer  M.  Ruskin  à  d'insurmontables  dif- 
ficultés. Pour  s'expliquer  le  prestige  que  les  grands  coloristes  exer- 
cent sur  lui  par  ces  qualités  toutes  musicales,  il  est  réduit  à  re- 
courir aux  causes  surnaturelles  d'une  mythologie  allégorique.  Il  est 
forcé  de  voir  dans  chaque  teinte  et  chaque  combinaison  de  teintes 
le  symbole  terrestre  ou  plutôt  l'incarnation  mystique  d'une  qualité 
morale  qui  est  belle  de  sa  beauté  spirituelle  et  qui  prête  à  son  em- 
blème la  puissance  qu'elle  a  sur  notre  esprit.  Les  couleurs  en  échi- 
quier du  moyen  âge,  les  blasons  gothiques  avec  leurs  masses  de 
rouge  et  de  bleu  qui  se  relient  en  s' entre-pénétrant  l'une  l'autre, 
sont  pour  lui  le  type  de  la  grande  loi  de  fraternité  qui  associe  les 
peuples  et  les  individus  par  la  diflerence  même  de  leurs  facultés. 
Que  dis-je?  il  y  retrouve  avec  effroi  un  exemple  et  une  preuve  du 

TOME   XXXIV.  5G 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décret  divin  auquel  l'humanité  doit  son  rédempteur ,  son  Dieu- 
homme,  qui  a  uni  en  lui  les  deux  natures  pour  nous  apprendre  à 
les  réconcilier  aussi  en  nous.  Ou  bien  c'est  un  Titien  du  Louvre  qui 
lui  a  causé  une  impression  solennelle  par  ses  ampleurs  et  ses  con- 
trastes de  couleur,  et  il  ne  peut  s'en  rendre  compte  qu'en  attribuant 
cet  ascendant  à  je  ne  sais  quelle  vérité,  à  je  ne  sais  quelle  intention 
philosophique  «  qui  a  su  exprimer  tout  un  système  de  théologie 
dogmatique  dans  une  rangée  de  dos  d'évêques.  » 

En  attendant,  il  raisonne  toujours  comme  si  les  effets  du  coloriste 
ne  pouvaient  avoir  de  mérite  que  par  l'idée  qu'ils  donnent  des  effets 
de  la  nature,  comme  s'ils  ne  pouvaient  être  harmonieux  que  parce 
qu'ils  rapprochent  seulement  les  mêmes  teintes  qui  dans  un  paysage 
ont  pu  se  produire  à  la  fois  par  suite  des  lois  de  la  lumière,  parce 
qu'ils  expriment  justement  les  relations  par  lesquelles  les  colora- 
tions d'un  ensemble  d'objets  concourent  à  révéler  l'influence  d'un 
même  état  atmosphérique.  Toujours  il  aboutit  dans  ses  axiomes  à 
présenter  la  couleur  comme  une  simple  science,  à  nous  laisser  l'idée 
qu'elle  est  purement  le  talent  de  rendre  avec  nos  matériaux  les 
teintes  difficiles  de  la  nature,  —  et  en  dépit  de  ses  yeux  il  reste 
fidèle  à  son  système  en  vantant  la  palette  des  préraphaélites,  de  ces 
jeunes  artistes  anglais  qui,  entre  tous  les  peintres  peut-être,  ont  le 
plus  tiraillé  l'œil  par  l'ensemble  de  leurs  tons,  quoiqu'ils  aient  certai- 
nement excellé  à  reproduire  certaines  finesses  et  certaines  vivacités 
des  couleurs  locales.  C'est  l'instinct  de  M.  Ruskin  de  tout  braver  : 
dans  l'incroyable  audace  de  son  idée  fixe,  il  en  vient  à  écrire  textuel- 
lement que  le  génie  coloriste  surtout  a  pour  condition  la  plus  stricte 
véracité,  que  s'il  est  encore  possible  de  conserver  quelque  mérite  de 
forme  en  s' écartant  de  la  réalité,  la  moindre  infidélité  au  vrai  sous 
le  rapport  de  la  couleur  est  infailliblement  mortelle.  Autant  vaudrait 
soutenir  en  musique  que  l'unique  valeur,  l'unique  but  d'une  mé- 
lodie est  de  reproduire  le  rhythme  d'un  sentiment,  la  manière  dont 
il  se  scande  en  nous,  et  qu'en  conséquence  le  morceau  le  plus  mé- 
lodieux est  celui  qui  nous  donne  la  plus  exacte  idée  du  mouvement 
de  la  joie  ou  de  la  colère,  lors  même  qu'il  n'aurait  nulle  mélodie 
comme  ensemble  de  sons  perçus  par  notre  oreille  et  notre  esprit. 
—  Et  en  vérité  il  y  a  plus  qu'une  analogie,  il  y  a  identité  complète 
entre  cette  philosophie  et  celle  de  M.  Ruskin  :  il  loue  Turner  de  sa- 
crifier au  besoin  les  accords  de  son  tableau  pour  mieux  indiquer  les 
notes  partielles  d'un  accord  qui  l'a  frappé  dans  la  réalité.  Dans  une 
sorte  de  prosopopée,  du  reste  si  belle  que  l'erreur  de  jugement  dis- 
paraît sous  les  gerbes  de  feu  de  la  poésie,  il  nous  montre  le  grand 
artiste  suivant  de  son  mieux  la  nature,  montant  en  quelque  sorte 
au  sommet  de  la  montagne  pour  se  rapprocher  de  ses  splendeurs, 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  ^883 

et  là,  les  bras  tendus  vers  elles,  s' écriant  avec  désespoir  :  «  Ce  n'est 
pas  ma  faute  si  je  ne  puis  saisir  le  soleil!  ce  n'est  pas  ma  faute  si 
je  ne  puis  transporter  sur  ma  toile  le  divin  éclat  qui  complétait 
l'harmonie!  Mon  rôle  était  d'admirer  et  de  témoigner,  de  vous  dire 
fidèlement  :  Il  y  avait  cette  note,  puis  cette  note,  puis  cette  autre. 
Que  votre  imagination  fasse  le  reste!  J'aurais  menti  si,  au  Heu  de 
l'ineffable  effet,  je  m'étais  permis  de  composer  une  autre  harmonie.» 
Je  n'entrerai  pas  longuement  dans  l'application  que  M.  Ruskin  a 
faite  plus  tard  de  ces  idées  à  la  grande  peinture.  Je  dois  seulement 
faire  remarquer  que  les  vraisemblances  et  les  convenances  qui  dis- 
tinguent Raphaël  des  peintres  primitifs  n'ont  rien  de  commun  avec 
l'exactitude  historique  que  M.  Ruskin  entend  glorifier.  C'est  au  con- 
traire à  Raphaël,  «  à  l'artiste  qui,  en  peignant  son  Piu^misse  pré- 
sidé par  Apollon,  écrivait  sur  les  murs  mêmes  du  Vatican  l'apo- 
stasie religieuse  de  la  peinture,  »  qu'il  fait  commencer  la  révolution 
qui  a  détrôné  Vart  de  la  vérité  pour  le  remplacer  par  l'art  dc>< poses 
et  du  beau  mensonge.  Les  peintres  du  moyen  âge,  remarque-t-il, 
n'avaient  visé  qu'à  raconter  les  événemens  comme  ils  s'étaient  pas- 
sés, et  leurs  symboles  conventionnels  étaient  une  preuve  de  plus  de 
leur  véracité.  Le  meilleur  moyen  pour  eux  était  celui  qui  expliquait 
le  mieux  ce  qu'ils  croyaient  vrai  à  l'égard  des  faits  et  des  objets... 

«  Du  moment,  ajoute-t-il,  que  la  seule  ambition  des  peintres  était  de  dé- 
ployer leur  savoir-faire,  de  se  montrer  experts  dans  la  science  de  l'anato- 
mie,  du  clair-obscur  et  de  la  perspective;  du  moment  qu'ils  se  servaient  de 
leur  sujet  pour  faire  valoir  leur  exécution,  au  lieu  d'employer  leur  exécu- 
tion à  faire  valoir  leur  sujet,  il  était  naturel  qu'ils  dédaignassent  les  brillans 
enfantillages  de  la  peinture  primitive,  ses  ornemens  d'or  bien  brunis,  ses 
couleurs  vives  soigneusement  étendues  en  teintes  plates.  Ils  n'avaient  plus 
d'émotion  religieuse  à  exprimer;  ils  pouvaient  penser  froidement  à  la  ma- 
done comme  à  un  admirable  prétexte  pour  introduire  des  ombres  transpa- 
rentes et  de  doctes  raccourcis...  Ils  pouvaient  la  concevoir,  même  dans  son 
agonie  maternelle,  avec  un  discernement  académique,  esquisser  d'abord  son 
squelette,  le  revêtir  avec  la  sévérité  de  la  science  des  muscles  de  la  dou- 
leur, puis  jeter  sur  la  nudité  de  sa  désolation  la  grâce  d'une  draperie  an- 
tique et  compléter  par  l'éclat  étudié  des  larmes  et  par  une  pâleur  finement 
peinte  le  type  parfait  de  la  Mater  dolorosa.  —  Avec  une  manière  aussi 
scientifique  d'élaborer  un  sujet,  il  fallait  bien  que  l'artiste  eût  aussi  plus 
de  respect  pour  la  vraisemblance.  Il  le  fallait  précisément  pour  qu'il  pût 
faire  ressortir  tout  son  talent.  Les  convenances,  Vexpression,  Vunilé  histo- 
rique et  toutes  les  autres  décences  devinrent  donc  pour  le  peintre  des  obli- 
gations du  même  genre  et  au  même  titre  que  la  pureté  de  ses  huiles  et  la 
justesse  de  sa  perspective.  On  lui  répéta  que  la  figure  du  Christ  devait  être 
digne,  celle  des  apôtres  expressive,  celle  de  la  Vierge  pudique,  et  celle  des 
enfans  innocente,  et  conformément  aux  nouveaux  canons  les  peintres  se 
mirent  à  fabriquer  des  combinaisons  de  sublimité  apostolique,  de  douceur 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

virc;inale  et  de  simplicité  enfantine  qui ,  par  cela  seul  qu'elles  étaient 
exemptes  des  bizarres  imperfections  et  des  flagrantes  contradictions  de 
l'ancien  art,  furent  acceptées  comme  des  choses  vraies,  comme  une  rela- 
tion authentique  des  événemens  religieux...  Or  les  cartons  de  Raphaël,  pas 
plus  qu'aucune  autre  production  de  l'époque,  n'étaient  point  des  relations 
historiques,  et  ils  ne  cherchaient  pas  même  à  relater  aucun  fait  réel  ou  seu- 
lement possible;  ils  étaient  dans  toute  la  force  du  terme  des  compositions, 
des  agencemens  à  froid  de  beaux  dehors  et  de  grâces  spécieuses  suivant 
des  formules  académiques... 

«  L'art  historique  et  le  genre  religieux,  loin  d'être  épuisés,  n'ont  pas  seu- 
lement commencé  à  exister...  Moïse  n'a  jamais  été  peint,  Elisée  ne  l'a 
jamais  été,  David  non  plus,  si  ce  n'est  comme  un  florissant  jouvenceau,  Dé- 
borah  jamais,  Gédéon  jamais,  Isaïe  jamais.  De  robustes  personnages  en  cui- 
rasse ou  des  vieillards  à  barbe  flottante,  le  lecteur  peut  s'en  rappeler  plus 
d'un  qui,  dans  son  catalogue  du  Louvre  ou  des  Ufpzii^  se  donnaient  pour 
des  David  ou  des  Moïse;  mais  s'imagine-t-il  que  si  ces  peintures  avaient  le 
moins  du  monde  mis  son  esprit  en  présence  de  ces  hommes  et  de  leurs 
actes,  il  eût  pu  ensuite,  comme  il  l'a  fait,  sans  aucune  impression  de  peine 
ou  de  surprise,  passer  au  tableau  voisin,  probablement  à  une  Diane  flan- 
quée de  son  Actéon,  ou  à  l'Amour  en  compagnie  des  Grâces,  ou  à  quelque 
querelle  de  jeu  dans  un  tripot?  » 

On  sent  à  quel  prix  M.  Ruskin  met  la  palme  qu'il  nous  reste  à 
conquérir.  Jusqu'ici  les  peintres  n'ont  songé  qu'à  être  des  peintres, 
et  leurs  pensées  se  sont  concentrées  sur  les  foi'mes  et  les  couleurs. 
Désormais  il  s'agit  avant  tout  pour  eux  de  devenir  des  historiens, 
de  s'appliquer  à  remplir  la  tâche  de  l'histoire  écrite  en  joignant  à 
leur  éducation  d'artiste  les  études  et  les  facultés  de  l'annaliste. 
L'art  historique,  comme  le  comprend  M.  Ruskin,  consisterait  à 
donner  l'heiu-e  précise  et  la  scène  exacte  de  chaque  événement, 
à  combiner  les  groupes  et  les  lignes  du  tableau  en  vue  de  faire 
connaître  les  vrais  acteurs  qui  y  ont  pris  part  et  le  rôle  que  chacun 
y  a  joué.  Ce  serait  enfin  de  représenter  les  faits  humains  de  telle 
sorte  que  l'image  pût  révéler  à  l'historien,  à  l'homme  d'état,  au  mo- 
raliste, tout  ce  que  les  faits  eux-mêmes  auraient  pu  leur  apprendre, 
absolument  comme  le  paysagiste  devrait  retracer  un  site  de  telle 
façon  que  le  géologue  et  le  botaniste  pussent,  d'après  le  tableau, 
décrire  en  toute  sûreté  la  constitution  géologique  des  terrains  et  les 
divers  caractères  de  la  végétation. 

A  tout  cela,  il  n'y  a  qu'une  réponse  à  faire  :  le  rôle  que  M.  Rus- 
kin a  conçu  pour  la  peinture  peut  être  en  soi  une  belle  et  noble 
fonction,  mais  il  a  le  tort  de  n'être  pas  possible.  C'est  un  idéal  qui 
ne  saurait  pas  plus  se  réaliser  que  celui  d'une  musique  qui,  tout 
en  nous  remuant  comme  le  peuvent  faire  des  combinaisons  harmo- 
niques de  sons,  trouverait  en  même  temps  moyen  de  nous  instruire 
comme  la  parole.  Il  faut  oser  le  dire  en  bravant  les  fausses  interpré- 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux- arts.  885 

tations  :  jamais  la  vérité,  dans  le  sens  usuel  du  mot,  ne  sera  le  but  de 
l'art;  jamais  la  valeur  qu'un  tableau  pourra  posséder  comme  moyen 
de  nous  faire  connaître  la  nature  des  réalités  n'aura  rien  de  commun 
avec  sa  valeur  comme  œuvre  d'art.  La  vérité,  prenons-y  garde,  n'est 
point  l'élément  pictorial  de  la  peinture;  elle  est  au  contraire  le  côté 
par  lequel  les  talDleaux  s'adressent  à  l'intelligence  ordinaire,  à  toutes 
les  facultés  générales  que  l'artiste  partage  avec  les  autres  hommes, 
mais  qui  ne  sont  point  son  âme  d'artiste,  qui  ne  sont  point  la  partie 
de  notre  être  dont  il  s'engage,  en  prenant  une  palette,  à  devenir 
l'organe.  Qu'il  nous  apprenne  à  mieux  voir  en  voyant  lui-même 
mieux  que  nous,  c'est  là  autant  de  gagné,  tant  qu'il  nous  rend  ce 
service  sans  manquer  à  sa  tâche  spéciale;  mais  quant  à  évaluer  son 
mérite  d'artiste  d'après  l'instruction  qu  il  nous  transmet,  quant  à 
vouloir  qu'il  se  propose  précisément  de  rectifier  et  de  compléter  nos 
idées,  rien  ne  saurait  être  plus  faux  et  plus  funeste, —  et  cela  pour 
deux  raisons  principales  :  la  première,  c'est  que  si  ses  productions 
sont  des  leçons  d'observation,  l'effort  qu'elles  exigeront  pour  être 
comprises  ne  permettra  plus  au  spectatear  d'être  ému;  la  seconde, 
qui  est  encore  plus  grave,  c'est  que  le  peintre  lui-même,  s'il  est  do- 
miné par  le  parti-pris  d'enseigner,  ne  pourra  plus  être  inspiré  par 
ses  émotions.  C'est  la  tâche  du  savant  et  du  moraliste  de  nous  guérir 
de  nos  ignorances  et  de  nos  défauts;  ce  n'est  point  celle  de  l'artiste, 
pas  plus  que  ce  n'est  son  rôie  de  nous  apprendre  la  métallurgie 
quand  il  a  occasion  de  peindre  une  usine,  pas  plus  que  ce  n'est  l'af- 
faire du  prédicateur  de  réfuter  nos  erreurs  sur  la  chimie  quand  il 
prononce  l'oraison  funèbre  d'un  chimiste. 

S'ensuit-il  donc  que  le  but  de  l'art  soit  le  mensonge?  ^Hdlement. 
En  partant  sans  cesse  de  l'idée  qu'il  n'existe  que  deux  genres  pos- 
sibles de  peinture,  l'un  qui  représente  les  choses  absolument  comme 
elles  sont  et  l'autre  qui  les  représente  comme  elles  ne  sont  pas, 
M.  Ruskin  nous  emprisonne  dans  un  dilemme  tout  gratuit.  Repré- 
senter les  choses  comme  elles  sont,  ce  sont  là  des  mots  qui  peuvent 
avoir  tant  de  significations  qu'ils  n'en  ont  aucune.  Si  l'on  veut  dire 
comme  elles  sont  en  elles-mêmes,  il  n'y  a  que  Dieu -qui  puisse  con- 
naître cette  vérité  absolue  en  dehors  de  laquelle  il  ne  reste  que  le 
mensonge;  mais  pour  nous,  qui  vivons  dans  le  temps  et  qui  voyons 
seulement  comme  dans  un  miroir,  qui  avons  cinq  sens  et  je  ne  sais 
combien  d'organes  moraux  que  nous  sommes  forcés  de  contrôler  et 
de  compléter  l'un  par  l'autre,  il  existe  une  multitude  de  vérités  diffé- 
rentes. Il  y  a  la  vérité  de  l'odorat,  pour  qui  les  choses  ne  sont  qu'une 
odeur:  il  y  a  celle  de  l'œil,  pour  qui  elles  sont  une  apparence:  celle 
de  l'intelligence,  pour  qui  elles  sont  une  idée;  celle  du  sentiment, 
pour  qui  elles  sont  une  impression,  et  j'en  omets  bien  d'autres,  la 
vérité  de  l'imagination,  la  vérité  de  la  conscience,  la  vérité  de  l'émo- 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  poétique,  etc.  Laquelle  demande-t-on?  Par  rapport  à  quoi  le 
peintre  doit-il  représenter  la  manière  d'être  des  objets?  Là  est  toute 
l'esthétique,  et,  faute  de  s'adresser  cette  question,  M.  Ruskiii  arrive  à 
un  résultat  fort  opposé  à  ce  qu'il  suppose.  Il  croit  plaider  pour  le  vrai 
contre  le  faux,  et  en  réalité  il  ne  plaide  que  pour  la  vérité  intellec- 
tuelle contre  la  vérité  de  sentiment;  il  ne  tend  qu'à  chasser  de  l'art 
la  vérité  qui  est  la  sienne  pour  lui  en  imposer  une  qui  est  purement 
celle  de  la  science. 

A  la  science,  dirai-je  à  peu  près  comme  Wordsworth,  appartiennent 
les  faits,  à  l'art  appartiennent  les  sentimens;  tout  ce  qui  nous  donne 
l'intelligence  d'une  chose  est  de  la  prose,  tout  ce  qui  nous  en  donne 
l'impression  est  de  la  poésie.  En  d'autres  termes,  nous  allons  vers 
la  science  quand  nous  cherchons  à  nous  dégager  de  nos  émotions 
personnelles  pour  concevoir  ce  que  sont  hors  de  nous  les  objets; 
nous  allons  vers  la  poésie  et  l'art  quand  c'est  notre  émotion  qui 
prend  le  dessus  et  qu'elle  nous  donne  surtout  conscience  des  mo- 
biles de  notre  propre  nature.  Et  il  est  vain  de  rêver  entre  ces  deux 
vérités  une  union  impossible;  il  est  vain,  parce  qu'on  les  aime  toutes 
deux,  de  vouloir  qu'une  œuvre  définisse  comme  la  science  et  soit 
émue  comme  la  pensée.  Descendons  au  fond  de  notre  âme,  dans  le 
laboratoire  obscur  de  nos  conceptions,  et  nous  verrons  bien  vite  que 
la  disposition  qui  nous  rend  artistes,  quand  elle  est  habituelle  chez 
nous,  ou  qui  à  certain  moment  nous  donne  la  seconde  vue  de  l'artiste, 
consiste  précisément  à  échapper  à  l'empire  de  notre  intelligence,  à 
devenir  un  homme  qui  ne  juge  plus,  qui  n'aperçoit  plus  les  choses 
par  les  idées  que  son  esprit  peut  s'en  former,  mais  qui  a  seulement 
conscience  d'un  trouble  et  d'une  ivresse  inexpliqués,  comme  s'il 
sentait  passer  sur  lui  le  soufile  des  puissances,  des  grâces  et  des  do- 
minations cachées  sous  l'enveloppe  des  réalités.  Notre  intelligence 
ne  conçoit  qu'en  divisant,  en  étudiant  l'objet  fragment  par  frag- 
ment, en  extrayant  de  plusieurs  impressions  successives  tout  ce  qui 
nous  semble  un  renseignement  sur  le  fait  extérieur,  et  en  se  bâtis- 
sant ainsi  pièce  à  pièce  une  définition  composée  de  petites  défini- 
tions partielles.  Quand  c'est  elle  qui  règne  en  nous,  l'oiseau  de  pa- 
radis nous  apparaît  comme  un  petit  animal  à  longue  queue,  comme 
un  chaotique  assemblage  de  formes  géométriques,  de  nombres,  de 
couleurs  et  d'autres  formules.  L'inspiration  de  l'art,  c'est  l'émotion 
dont  l'étincelle  électrique  fond  soudain  dans  notre  esprit  tous  ces 
élémens  distincts  pour  replacer  devant  nous  la  charmante  créature 
dans  sa  vivante  unité;  la  vérité  de  l'art,  c'est  la  conception  ou  la 
mémoire  du  sentiment  qui  est  le  contraire  même  de  la  conception 
ou  la  mémoire  du  jugement  :  c'est  l'intuition  totale  et  soudaine  de 
l'objet,  comme  il  m'apparaît  quand  d'œil  que  j'étais  je  deviens  un 
instrument  sonore  ;  c'est  l'objet  lui-même,  tel  qu'il  me  frappe  quand 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  887 

je  le  rencontre  dans  sa  réalité,  alors  que  je  ne  l'ai  point  encore  ana- 
lysé, et  que  de  la  sorte  il  s'offre  à  moi  comme  un  tout  compact  qui 
agit  mystérieusement  et  simultanément  sur  moi  par  toutes  ses  par- 
ties, par  toutes  les  propriétés,  encore  confuses  et  indéfinies,  qu'il 
possède  pour  m' affecter. 

Il  ne  s'agit  donc  pas  plus  pour  l'artiste  de  nous  faire  connaître  la 
nature  des  œuvres  de  Dieu  que  de  les  représenter  comme  elles  ne 
sont  pas;  il  n'est  pas  plus  question  pour  l'art  d'être  un  compte-rendu 
de  tout  ce  qui  est  que  de  s'en  tenir  exclusivement  au  beau.  Le  beau, 
ou  du  moins  ce  qu'on  a  désigné  sous  ce  nom,  n'est  pas  autre  chose 
que  l'agréable,  que  la  petite  catégorie  des  objets  qui  ont  le  privi- 
lège de  causer  une  impression  où  domine  le  plaisir.  Et  ce  n'est  là 
qu'une  des  octaves  de  l'immense  clavier  de  l'art.  Le  triste,  le  ter- 
rible, l'étrange  et  jusqu'au  laid  lui  appartiennent  au  même  titre 
que  le  gracieux,  l'élégant  ou,  l'admirable.  Il  embrasse  toutes  les  i^a- 
U'urs  émouvantes,  toutes  les  espèces  de  qualités  par  lesquelles  les 
choses  réelles  ou  concevables  sont  susceptibles  d'exercer  sur  nous 
un  attrait  ou  une  répulsion ,  et  par  là  de  déterminer  en  nous  une 
affection. 

Quant  aux  arts  plastiques  en  particulier,  peinture  et  sculpture, 
ils  ont  plus  spécialement  affaire  à  celles  de  ces  valeurs  qui  sont  in- 
timement liées  aux  formes  et  aux  couleurs,  à  celles  qui  sont  surtout 
plastiques  plutôt  qu'abstraites,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  toutefois 
qu'ils  n'aient  commerce  qu'avec  les  formes  matérielles  et  avec  les 
sensations  où  la  pensée  n'entre  pour  rien.  Par  valeurs  plastiques, 
j'entends  des  valeurs  essentiellement  complexes,  essentiellement 
composées  d'élémens  intellectuels,  poétiques  et  pathétiques;  j'en- 
tends toutes  ces  émotions,  aux  trois  quarts  morales,  que  nous  res- 
sentons sous  l'influence  immédiate  des  lignes  et  des  couleurs.  Ainsi 
l'impression  qu'éveille  en  nous  la  physionomie  d'un  homme,  im- 
pression plus  ou  moins  mêlée  de  jugemens,  d'affections  et  de  visions 
d'imagination,  est  strictement  plastique  tant  que  ces  sentimens  et 
ces  idées  ont  jailli  spontanément  à  l'aspect  du  visage  rencontré  par 
nos  yeux  et  tant  qu'ils  restent  pour  nous  comme  enveloppés  dans 
le  souvenir  et  l'image  de  ses  traits;  mais  dès  qu'il  y  a  intervention 
d'une  réflexion  qui  coupe  court  à  l'émotion,  dès  que  nous  exami- 
nons les  traits  pour  les  interpréter,  nous  sortons  de  la  vérité  plas- 
tique. Notre  esprit  n'a  plus  alors  devant  lui  que  son  interprétation 
abstraite,  et  bien  que  nous  puissions  encore  être  poète,  si  l'idée  que 
les  formes  visibles  nous  ont  fait  concevoir  met  de  nouveau  en  jeu 
notre  sensibilité,  cependant  nous  ne  sommes  plus  dans  la  poésie  des 
aspects,  nous  ne  sommes  plus  peintre. 

Ainsi  compris,  l'art  est  le  complément  aussi  bien  que  l'antipode 
de  la  science,  et  de  ses  attributions  résultent  ses  limites  comme  ses 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

libertés.  Les  pensées  particulières  qu'il  doit  exprimer  sont  des  vé- 
rités; seulement  toutes  les  vérités  ne  sont  pas  des  valeurs  plastiques, 
ni  par  conséquent  des  sujets  de  tableaux.  Il  n'importe  d'ailleurs  que 
l'artiste  s'écarte  de  la  vérité  analytique,  que  son  œuvre  soit  im- 
propre à  faire  connaître  exactement  ce  que  l'intelligence  peut  dis- 
cerner dans  l'objet;  —  par  rapport  au  but  de  l'art, -il  est  vrai  quand 
il  nous  affecte  comme  l'objet  l'a  affecté.  Observons  seulement  que 
cette  liberté  n'a  rien  de  commun  avec  la  prétention  d'embellir  la  na- 
ture. Toute  réalité  a  son  caractère  plastique  qui  lui  est  propre.  Elle 
peut  se  révéler  à  nos  instincts  d'artiste  par  une  forme  d'impression 
qui  l'individualise  entre  toutes  les  autres  réalités,  absolument  comme 
chaque  substance,  si  notre  odorat  était  assez  délicat,  aurait  pour  lui 
une  odeur  distincte.  Prêter,  comme  on  dit,  à  un  objet  une  beauté 
idéale,  c'est  prouver  seulement  qu'on  ne  l'a  pas  senti;  c'est  manquer 
au  devoir  de  l'art,  qui  est  de  découvrir  la  valeur  propre  de  chaque 
chose.  Or  entre  les  mains  de  M.  Ruskin  que  deviennent  les  libertés 
et  les  limites?  que  devient  l'individualité  du  rôle  de  l'artiste?  Avec 
son  parti-pris  d'envisager  les  tableaux  au  seul  point  de  vue  de  leur 
signification,  il  déplace  complètement  le  centre  de  la  peinture,  il  en 
étend  et  du  même  coup  il  en  rétrécit  immodérément  le  domaine. 
Tout  d'abord  il  la  pousse  hors  de  ses  terres  en  lui  attribuant  les 
fonctions  de  la  poésie,  de  l'histoire,  de  la  philosophie  et  de  la  science. 
D'un  autre  côté,  il  enlève  à  l'art  la  moitié  de  sa  sphère  légitime  en 
lui  contestant  le  droit  d'imaginer  aussi  bien  que  de  relater,  en  lui 
refusant  le  privilège  du  romancier  qui  invente  des  fictions  précisé- 
ment pour  mieux  exposer  ses  vrais  sentimens  sur  la  vie.  C'est  une 
loi  divine  que  toute  faculté  a  son  activité  et  sa  passivité.  Notre  in- 
telligence, en  même  temps  qu'elle  perçoit,  est  capable  de  concevoir; 
notre  volonté,  si  elle  subit  des  influences,  prend  également  des  ré- 
solutions; notre  conscience,  outre  qu'elle  approuve  et  blâme,  se  fait 
aussi  des  idées  de  bien  et  de  mal.  Il  en  est  ainsi  de  nos  facultés 
plastiques  :  elles  ne  sont  pas  uniquement  un  organe  qui  sent  et  voit 
des  formes  ou  des  beautés  ;  elles  ont  aussi  leurs  affections  et  leurs 
conceptions,  leurs  désirs  et  leurs  rêves,  qui  demandent  à  s'expri- 
mer, et  qui  sont  même  la  source  des  plus  nobles  et  des  plus  puis- 
santes créations.  Ce  n'est  pas  que  l'œuvije  idéale  vaille  mieux  en  soi 
que  l'œuvre  de  Dieu  :  elle  serait  très  mauvaise,  si  elle  devait  exister 
comme  réalité  sur  la  terre;  mais  elle  vaut  mieux  que  la  réalité,  elle 
est  mille  fois  plus  vraie  et  plus  éloquente  comme  manifestation  de 
nos  sympathies  propres  et  comme  moyen  de  toucher  les  mêmes 
fibres  chez  nos  semblables.  Bien  plus,  ce  n'est  pas  seulement  l'art 
d'imagination  proprement  dit,  c'est  aussi  l'art  réel,  le  plus  réel  où 
nous  puissions  atteindre,  que  les  principes  de  M.  Ruskin  rendraient 
impossible.  Une  chose  est  là  sous  mes  yeux,  et  elle  me  fait  éprouver 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  889 

un  attrait  ou  une  répulsion  d'abord  indéfinie  :  aussitôt  je  me  retourne 
sur  moi-même  pour  me  demander  ce  que  j'ai  éprouvé,  ou  plutôt 
c'est  la  corde  touchée  en  moi,  c'est  la  sensibilité  charmée  ou  cho- 
quée par  l'objet  qui  cherche  elle-même  à  se  connaître,  et  qui  pour 
cela  se  met  à  rêver  tout  haut  son  rêve,  à  nommer  l'idéal  de  qualité 
qui  répond  à  son  aspiration.  Quand  je  dis  qu'une  fleur  est  belle  ou 
que  mon  chien  est  fidèle,  c'est  comme  si  je  disais  :  Je  ne  sais  pas 
ce  qu'est  en  soi  la  réalité  que  je  vois  ;  mais  je  sais  que  j'y  sens  quel- 
que chose  qui  attire  en  moi  l'instinct,  dont  le  propre  est  d'aimer  ce 
que  j'appelle  la  beauté  ou  la  fidélité.  Que  je  peigne  ou  que  je  parle, 
je  suis  soumis  aux  mêmes  nécessités  :  je  parle  d'un  objet  en  em- 
ployant des  mots  qui  ne  représentent  que  des  êtres  de  raison,  des 
notions  abstraites  de  genre  et  de  qualité  :  je  peins  en  exprimant,  non 
pas  l'objet,  mais  les  idées  de  formes  et  de  couleurs  qu'il  a  éveillées 
en  moi. 

En  dernier  terme,  au  bout  de  ces  principes  du  gradué  d'Oxford, 
nous  avons  une  théorie  de  l'art  qui  aspire  surtout  à  ravaler  l'élément 
plastique.  Partant  d'une  remarque  très  juste  de  Reynolds,  <(  qu'il  faut 
soigneusement  distinguer  chez  le  peintre  les  mérites  qu'il  a  en  pro- 
pre comme  peintre  de  ceux  qu'il  peut  avoir  en  commun  avec  tous  les 
hommes  d'intelligence,  »  M.  Ruskin  l'interprète  de  manière  à  en 
conclure  que  toutes  les  qualités  et  les  difficultés  qui  distinguent  la 
peinture  de  la  parole  sont  purement  le  langage  et  la  grammaire  de 
l'artiste,  que  celui  qui  a  appris  tout  ce  que  l'on  considère  d'ordi- 
naire comme  la  somme  de  l'art  n'est  pas  plus  près  pour  cela  d'être 
un  grand  artiste  qu'on  n'est  près  d'être  un  grand  poète  pour  s'être 
rendu  maître  de  la  grammaire  et  de  la  prosodie.  Bref,  il  nie  qu'il 
y  ait  des  idées  plastiques  comme  il  y  a  des  moyens  plastiques  d'ex- 
pression; il  nie  que  la  peinture  ait  pour  but  d'énoncer  dans  une 
langue  à  part  des  faits  d'âme  à  part,  des  conceptions  et  des  émo- 
tions d'un  autre  ordre  que  nos  sentimens  moraux  et  nos  jugemens 
intellectuels.  Il  affirme  absolument  que  le  tableau  doit  être  jugé 
comme  le  livre,  que  l'œuvre  d'art  ne  peut  avoir  de  mérite  que  par 
les  mêmes  pensées  et  les  mêmes  qualités  qui  font  le  prix  de  la  litté- 
rature, que  le  peintre  enfin  ne  saurait  être  éminent  comme  peintre 
qu'en  se  montrant  éminent  comme  penseur,  comme  poète,  c'est- 
à-dire  en  faisant  preuve  par  ses  couleurs  des  mêmes  supériorités 
d'esprit  qu'on  peut  avoir  sans  être  peintre  le  moins  du  monde.  «  Le 
meilleur  tableau,  écrit-il,  est  celui  qui  renferme  le  plus  d'idées  et 
les  idées  les  plus  hautes,  »  à  quoi  il  ajoute  comme  commentaire 
que  «  les  plus  hautes  idées  sont  celles  qui  tiennent  le  moins  à  la 
forme  qui  les  revêt,  et  que  la  dignité  d'une  peinture,  comme  l'hon- 
neur dont  elle  est  digne,  s'élèvent  exactement  dans  la  même  me- 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sure  où  les  conceptions  qu'elle  traduit  en  images  sont  indépendantes 
de  la  langue  des  images.  » 

Ainsi,  à  ses  yeux,  si  la  Construction  de  Carlhage  par  Turner  est 
une  œuvre  de  génie,  c'est  parce  que  le  peintre  a  eu  l'idée  de  re- 
présenter au  premier  plan  un  groupe  d'enfans  s' amusant  à  faire  vo- 
guer de  petits  bateaux.  «  Le  choix  exquis  de  cet  épisode,  comme 
moyen  d'indiquer  le  génie  maritime  d'où  devait  sortir  la  grandeur 
future  de  la  nouvelle  cité,  est  une  pensée  qui  n'eût  rien  perdu  à 
être  écrite,  qui  n'a  rien  à  faire  avec  les  tcrhnicîsmes  de  l'art.  Quel- 
ques mots  l'auraient  transmise  à  l'esprit  aussi  complètement  que  la 
représentation  la  plus  achevée  du  pinceau.  Une  pareille  pensée  est 
quelque  chose  de  bien  supérieur  à  tout  art  :  c'est  de  la  poésie 
épique  du  plus  haut  ordre.  »  De  même,  en  analysant  une  Sainte 
Fmnille'de  Tintoret,  le  trait  auquel  M.  Ruskin  reconnaît  le  grand 
maître,  c'est  un  mur  en  ruines  et  un  commencement  de  bâtisse  au 
moyen  desquels  l'artiste  fait  symboliquement  comprendre  que  la 
nativité  du  Christ  était  la  fin  de  l'économie  juive  et  l'avènement  de 
la  nouvelle  alliance.  Dans  une  autre  composition  du  même  Vénitien, 
une  Crucifixion,  il  voit  un  chef-d'œuvre  de  peinture,  parce  que 
l'auteur  a  su,  par  un  incident  en  apparence  insignifiant,  par  l'in- 
troduction d'un  âne  broutant  des  palmes  à  l'arrière-plan  du  Cal- 
vaire, exprimer  l'idée  profonde  que  c'était  le  matérialisme  juif,  avec 
son  attente  d'un  Messie  tout  temporel  et  avec  la  déception  de  ses 
espérances  lors  de  l'entrée  à  Jérusalem,  qui  avait  été  la  cause  de  la 
haine  déchaînée  contre  le  Sauveur,  et  par  là  de  sa  mort. 

Si  cette  esthétique  était  vraie,  il  ne  resterait  plus  aux  peintres 
qu'à  briser  leurs  brosses  pour  prendre  la  plume,  et  l'on  se  demande 
vraiment  comment  un  homme  qui  n'estime  dans  la  peinture  que 
les  pensées  les  plus  abstraites  et  les  plus  indépendantes  des  formes 
et  des  couleurs,  celles  que  la  littérature  énonce  avec  mille  fois  plus 
d'éloquence,  a  pu  consacrer  tant  de  temps  à  s'occuper  de  tableaux. 
Chez  nous  aussi,  quoique  nos  artistes  inclinent  plutôt  vers  la  su- 
perstition contraire,  vers  le  métier  et  les  méthodes  de  style,  nous 
avons  souvent  vu-^les  livres  et  les  journaux  demander  aux  peintres 
des  idées,  encore  des  idées.  De  fait,  c'est  là  un  vieille  doctrine,  qui 
au  fond  n'est  que  l'éternelle  conspiration  des  esprits  littéraires  pour 
obliger  tyranniquement  les  natures  plastiques  à  travailler  au  profit 
de  leurs  seuls  goûts  à  eux.  De  la  part  des  écrivains  qui  se  laissent 
aller  à  parler  des  tableaux  sans  être  capables  de  goûte-r  et  de  dis- 
cerner les  qualités  et  les  intentions  particulières  de  ces  sortes  d'œu- 
vres,  rien  de  plus  facile  à  expliquer;  mais  de  la  part  d'un  homme 
aussi  bien  doué  que  M.  Ruskin,  une  telle  hallucination  serait  tout 
à  fait  incompréhensible,  si  l'on  ne  savait  que  les  Albert  Durer,  les 


l'influence  littéraire  dans  les  eeaux-arts.  891 

Hogarth  et  en  général  les  artistes  du  nord  l'ont  plus  ou  moins  par- 
tagée. Ne  serait-ce  pas  là  un  trait  de  race?  Gela  ne  viendrait-il  pas* 
de  ce  que  l'homme  du  nord,  si  fortes  que  soient  ses  impressions,  se 
laisse  moins  facilement  déposséder  de  ses  diverses  facultés,  et  que 
de  la  sorte  son  imagination  et  son  sens  des  couleurs  parviennent 
rarement  à  faire  taire  ses  besoins  intellectuels?  Ce  ne  sont  pas  les 
intuitions  d'artiste  qui  manquent  aux  Anglais  et  aux  Allemands; 
mais  presque  toujours  ils  sont  arrêtés  au  milieu  de  leur  sentiment 
par  une  réflexion  intempestive,  par  une  intention  abstraite  qui  ne 
soufTre  pas  que  leur  œuvre  soit  franchement  et  purement  une  ex- 
pression de  leur  pensée  plastique.  Une  partie  des  élémens  du  tableau 
est  employée  comme  des  lettres  pour  exprimer  une  idée,  et  l'effet 
d'ensemble  est  plus  ou  moins  détruit  :  bien  heureux  quand  l'œuvre 
ne  devient  pas  une  sorte  de  rébus,  un  ingénieux  hiéroglyphe,  car 
c'est  là  que  mène  tout  droit  la  monomanie  des  significations  philoso- 
phiques. Si  sincère  et  si  sérieuse  que  soit  la  conviction  ou  l'émotion 
que  l'on  voudrait  faire  passer  dans  l'âme  du  spectateur,  il  suflit  que 
l'on  veuille  dire  par  des  couleurs  ce  que  les  couleurs  se  refusent  à 
dire  pour  que  l'on  soit  condamné  comme  peintre  à  n'être  qu'un  bel 
esprit,  un  inventeur  de  subterfuges  et  d'images  à  double  entente. 
Le  résultat  où  l'on  aboutit,  c'est  de  peindre  spirituellement  une  toile 
d'araignée  sur  la  bouche  d'un  tronc  d'église  pour  dénoncer  et  flétrir 
la  dureté  de  cœur  qui  a  oublié  l'aumône;  c'est  de  témoigner  contre 
le  vice  et  de  glorifier  la  vertu,  en  écrivant  leur  histoire,  comme  le 
fait  Hogarth,  avec  des  affiches  posées  sur  un  mur,  des  lettres  tom- 
bées à  terre,  et  des  flacons  étiquetés  j!?o?'.w«. 

n.  —   l'imagination. 

A  côté  de  la  vérité,  M.  Ruskin  fait  sans  doute  une  large  place 
au  beau  et  à  Ybnagination,  et  il  semblerait  qu'il  rentre  ainsi  dans 
le  domaine  des  qualités  plastiques,  ou  du  moins  qu'il  sente  comment 
nous  ne  pouvons  exprimer  la  réalité  extérieure  qu'en  nous  exprimant 
nous-mêmes.  Et  cependant  c'est  peut-être  sur  ce  point,  je  veux  dire 
c'est  dans  la  partie  de  son  œuvre  qui  touche  non  plus  au  but,  mais 
aux  moyens  de  l'art,  que  son  idée  fixe  laisse  éclater  le  plus  violem- 
ment la  tyrannie  qu'elle  exerce  sur  lui.  Qu'il  s'agisse  du  beau  ou  du 
vrai,  que  l'artiste  se  propose  de  rendre  ce  qu'il  a  vu  ou  ce  qu'il  a 
conçu,  les  images  ont  toujours  à  remplir  leur  rôle  d'images  :  il  faut 
toujours  qu'elles  soient  propres  à  faire  comprendre  à  d'autres  esprits 
ce  qu'a  pensé  le  peintre.  Gomment  peuvent-elles  satisfaire  à  cette 
condition?  Que  doivent-elles  être  pour  pouvoir  parlera  une  âme  hu- 
maine? Rien  ne  manque  à  M.  Ruskin  pour  résoudre  le  problème  :  il 
en  a  saisi  toutes  les  données ,  il  décrit  même  avec  une  remarquable 


892  r.EvUE  DES  deux  mondes. 

précision  ce  qui  fait  d'une  œuvre  une  parfaite  conception  d'ensem- 
ble, un  parfait  moyen  d'élocution,  et  de  quelle  manière  s'enfantent 
en  nous  ces  créations  de  génie  ;  mais  à  peine  a-t-il  décrit  le  fait  que 
son  idée  fixe  le  touche  de  sa  baguette,  et  par  une  série  de  faux- 
fuyans  involontaires,  par  des  mots  à  bascule  et  des  équations  spé- 
cieuses, elle  le  conduit  à  une  interprétation  qui  fausse  entièrement 
le  sens  de  sa  description. 

L'imagination  est  lin  des  côtés  de  l'esprit  humain  que  la  France 
s'est  le  moins  efforcée  de  connaître.  Nos  philosophes  ont  tellement 
concentré  leur  attention  sur  les  opérations  de  l'intelligence,  et  nous 
sommes  tous  si  enclins  à  expliquer  tout  l'homme  par  ses  idées, 
par  ses  décisions  volontaires,  que  toutes  les  forces  spontanées  de 
notre  être  sont  pour  nous  à  peu  près  comme  non  avenues.  Il  en  a 
été  autrement  en  Allemagne  et  en  Angleterre.  Schelling  et  Schiller, 
Coleridge  et  Wordsworth  ont  étudié  l'imagination  avec  une  vive 
curiosité,  et  ils  ont  répandu  autour  d'eux  dans  le  public  une  infinité 
d'aperçus  que  nous  aurions  grand  intérêt  à  connaître.  Cette  science, 
M.  Ruskin  ne  l'a  pas  seulement  recueillie,  il  l'a  accrue  de  plus 
d'un  côté,  il  l'a  surtout  rendue  plus  nette  et  plus  tangible.  Per- 
sonne que  je  sache  n'a  mieux  dessiné  que  lui  la  diflerence  si  im- 
perceptible, et  pourtant  si  essentielle,  qui  sépare  la  composition  de 
l'imagination.  Nous  composons  quand  nous  combinons  par  calcul, 
en  nous  fixant  d'abord  un  certain  but  et  en  choisissant  ensuite 
parmi  les  matériaux  amassés  dans  notre  esprit  ceux  qui  peuvent  le 
mieux  nous  servir  à  l'atteindre.  Je  commence  par  dessiner  un 
arbre,  et  sans  penser  à  autre  chose  je  cherche  à  lui  donner  une 
belle  forme  d'arbre  :  après  avoir  construit  de  mon  mieux  une  pre- 
mière branche,  j'en  ajoute  une  seconde  dans  une  autre  direction, 
afin  de  satisfaire  au  principe  de  la  variété  ;  si  elle  ne  me  semble  pas 
d'un  bon  effet,  j'essaie  d'une  autre,  et  je  vais  ainsi  jusqu'au  bout, 
tâtonnant  toujours,  prenant  pour  chaque  montagne  et  chaque  pli  de 
terrain  une  résolution  à  part,  envisageant  isolément  chaque  détail 
pour  tâcher  d'en  faire  une  chose  complète  et  irréprochable  dans  son 
genre.  Ainsi  produit  l'artiste  vulgaire,  et  vous  avez  un  moyen  in- 
faillible de  le  reconnaître  :  si  vous  pouvez  détacher  d'un  tableau  le 
moindre  de  ses  élémens  sans  que  l'œuvre  entière  s'écroule,  et  si  le 
fragment  ne  perd  rien  à  être  isolé,  vous  avez  la  preuve  que  le  ta- 
bleau n'est  qu'une  composition,  c'est-à-dire  n'est  point  une  concep- 
tion de  l'imagination;  car  le  propre  de  l'imagination  est  de  créer 
d'un  seul  jet  et  d'enfanter  ainsi  un  tout  organique,  un  ensemble 
de  parties  qui  se  nécessitent  l'une  l'autre,  qui  sont  individuelle- 
ment imparfaites,  mais  dont  les  imperfections  se  compensent  et  se 
combinent  merveilleusement  pour  constituer  à  elles  toutes  une 
unité  vivante  et  parfaite.  Et  ainsi  que  le  remarque  M.  Ruskin,  une 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  893 

telle  création  ne  saurait  s'expliquer,  comme  on  a  généralement 
tenté  de  le  faire,  par  une  simple  action  du  jugement.  Le  jugement 
ne  peut  comparer  et  préféi'er  qu'en  vue  d'un  résultat  voulu  d'a- 
vance, tandis  que  dans  ce  cas  les  moyens  se  présentent  d'eux- 
mêmes  à  l'esprit  avant  qu'il  ait  la  moindre  idée  du  résultat.  Tout 
homme  qui  imagine  vraiment  ne  peut  l'ignorer.  Il  sait  qu'il  ne  sait 
pas  où  il  va  ni  par  quelles  voies  il  arrive;  il  est  le  premier  à  s'éton- 
ner de  l'œuvre  qu'il  a  conçue,  et  même  lorsqu'elle  est  devant  lui,  il 
est  incapable  d'expliquer  à  quoi  tient  l'accord  de  ses  parties;  à  plus 
forte  raison  il  n'eut  jamais  pu  concevoir  à  l'avance  ce  que  chaque 
détail  devait  être  pour  s'accorder  si  bien  avec  tous  les  autres.  C'est 
ainsi  que  son  tableau  lui  est  venu:  voilà  tout  ce  qu'il  peut  dire,  et 
nul,  ajoute  M.  Ruskin,  n'est  plus  avancé  que  lui  à  cet  égard.  Le 
phénomène  est  absolument  incompréhensible;  le  plus  qui  soit  pos- 
sible, c'est  d'en  donner  l'idée  par  analogie  :  ce  qui  se  passe  dans 
l'imagination  est  quelque  chose  de  tout  semblable  au  fait  chimique 
qui  se  produit  dans  l'eau  en  contact  avec  du  zinc  et  où  l'on  verse  de 
l'acide  sulfurique.  L'acide  alors,  par  son  affinité  pour  l'oxyde  de  zinc 
qui  n'existe  pas  encore,  détermine  la  décomposition  de  l'eau  et  le 
dégagement  de  l'oxygène,  qui  avec  le  zinc  est  propre  à  former  cet 
oxyde  auquel  il  tend  à  s'unir.  De  même,  sous  l'influence  de  l'ima- 
gination, les  données  capables  d'entrer  dans  une  même  combinai- 
son appellent  d'elles-mêmes  les  autres  élémens  dont  l'assemblage 
est  nécessaire  pour  la  réaliser. 

A  cette  première  fonction  (que  Goleridge,  après  Schelling,  avait 
très  bien  caractérisée  en  désignant  l'imagination  comme  la  faculté 
esemphistique  ou  qui  unifie,  qui  avec  le  multiple  produit  le  un), 
M.  Ruskin  en  rattache  deux  autres,  qu'il  nomme  l'imagination  7?^- 
nélralive  et  l'imagination  contemplative.  Le  jugement  analyse,  et  il 
part  de  la  circonférence  des  choses  pour  remonter  autant  qu'il  le 
peut  jusqu'au  centre.  S'il  veut  décrire  un  serpent,  il  dira  tour  à  tour 
avec  des  mots  ou  des  couleurs  :  telle  était  sa  tête,  telles  ses  écailles, 
tels  ses  replis.  L'imagination  ne  connaît  pas  ces  détours;  elle  va 
droit  à  la  vérité  essentielle  de  l'objet;  elle  le  saisit  en  quelque  sorte 
par  l'individualité  cachée  qui  est  la  cause  génératrice  de  tout  ce  qui 
se  voit  à  sa  surface  ;  quand  elle  en  vient  à  retracer  la  tête  ou  les  re- 
plis du  serpent,  elle  ne  fait  plus  que  développer  sous  ces  divers  as- 
pects la  vérité  centrale;  elle  déduit  au  lieu  d'induire.  Quant  à  l'ima- 
gination contemplative,  M.  Ruskin  étudie  sous  ce  nom  ce  qui  avait 
le  plus  frappé  Wordsworth  dans  l'imagination,  à  savoir  la  souve- 
raineté avec  laquelle  elle  transforme  les  choses  par  sa  manière  de 
les  considérer,  la  puissance  qu'elle  a  de  revoir  dans  un  objet  l'image 
d'un  autre  objet,  ou,  comme  dit  l'auteur,  d'extraire  et  d'isoler  telles 
qualités  partielles  de  la  chose  qu'elle  envisage  pour  les  contem- 


894  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pler  en  elles-mêmes  comme  des  qualités  qu'elle  a  déjcà  rencontrées 
ailleurs. 

Malgré  la  brièveté  de  ce  résumé,  on  y  sent  assez  clairement  une 
veine  d'idées  toute  différente  de  celle  à  laquelle  M.  Ruskin  nous  a 
habitués.  Volontairement  ou  involontairement  il  se  préoccupe  ici  de 
la  conformation  que  les  images  doivent  avoir,  non  plus  pour  être 
en  rapport  avec  la  constitution  des  réalités  du  dehors,  mais  pour 
être  propres  à  agir  sur  l'esprit  du  spectateur.  Et  j'ajouterai  qu'en 
avançant  en  âge  et  en  expérience,  il  a  chaque  jour  accordé  plus 
d'importance  à  ces  qualités  d'imagination.  J'ai  déjcà  fait  allusion  au 
changement  qui  me  semblait  s'être  opéré  dans  ses  opinions  depuis 
le  commencement  de  son  ouvrage,  c'est-à-dire  depuis  le  temps  où 
il  s'en  tenait  volontiers  à  l'idée  qui  est  vraiment  la  première  notion 
que  l'on  se  fait  de  la  peinture,  celle  qu'a  dû  se  former  le  premier 
homme  qui  s'est  avisé  de  crayonner  ce  qu'il  voyait,  et  qui  naturel- 
lement ne  pouvait  avoir  d'autre  désir  que  celui  de  fixer  dans  une 
image  ce  qui  l'avait  frappé  dans  une  réalité.  Cette  idée,  sans  vouloir 
rompre  avec  elle,  sans  le  pouvoir  peut-être,  tant  à  force  de  réflexion 
il  l'avait  associée  à  ses  sentimens  les  plus  chers,  il  a  étendu  autant 
que  possible  la  chaîne  qui  l'y  rattachait.  Sous  le  nom  d'idéal  gro- 
tesque (car  il  aime  à  dénommer  les  choses  par  leurs  côtés  les  plus 
détournés),  il  en  est  venu  à  admettre  toutes  ces  inspirations  plus  ou 
moins  capricieuses  qui  représentent  les  objets  tels  qu'ils  se  re- 
flètent sur  l'eau  troublée  de  notre  esprit  ou  se  métamorphosent 
sous  l'illumination  bizarre  de  nos  émotions,  toutes  ces  créations 
qui  retracent,  non  pas  ce  qui  existe  hors  de  nous,  mais  ce  qui  se 
dessine  en  nous  quand  nous  jouons  avec  nos  pensées,  quand  les 
vérités  sublimes  ou  terribles  de  la  vie  nous  apparaissent  à  tra- 
vers une  humeur  insouciante  qui  ne  peut  en  saisir  tout  le  sérieux, 
ou  quand  un  objet  trop  immense  pour  l'étendue  de  notre  esprit  n'y 
projette  qu'une  ombre  écourtée  et  tourmentée.  De  plus  en  plus 
aussi  l'étude  du  gothique  lui  a  révélé  le  prix  de  cette  vérùé  d'ex- 
pression qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  vérité  de  définition.  En 
sentant  les  qualités  de  ces  sculptures  qui  se  résignaient  d'avance  à 
n'être  que  des  ébauches,  des  espèces  de  croquis,  et  qui  de  la  sorte 
permettaient  aux  humbles  artistes  d'indiquer  mille  intentions  qu'ils 
n'auraient  pas  eu  le  temps  de  développer  ou  qu'ils  n'auraient  pas 
été  capables  de  rendre  scientifiquement,  en  sentant  aussi  comment  le 
gothique  avait  renoncé  à  la  prétention  de  rendre  ses  œuvres  irrépro- 
chables et  comment  c'était  par  là  même  qu'il  s'était  assuré  la  liberté 
d'inspiration,  M.  Ruskin  a  mieux  reconnu  que  l'exécution  devait  être 
avant  tout  au  service  du  sentiment,  que  le  premier  mérite  d'un  ta- 
bleau ou  d'une  statue  était  de  se  saisir  de  l'imagination,  et  qu'en  con- 
séquence toute  œuvre  ne  devait  renfermer  que  juste  ce  qui  était 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  895 

nécessaire  pour  suggérer  la  pensée  de  l'artiste,  vu  que  l'imagination 
est  de  sa  nature  une  faculté  divinatoire  qui  refuse  d'agir  dès  qu'on 
ne  lui  laisse  plus  rien  à  deviner.  Malgré  lui  enfin,  et  quelles  que 
soient  les  réserves  et  les  précautions  oratoires  dont  il  enveloppe  cet 
aveu,  il  est  arrivé  à  dire  en  propres  termes  que  le  modèle  légitime 
du  peintre,  l'original  dont  son  tableau  devait  rendre  fidèlement  les 
traits,  n'était  point  l'objet  du  dehors,  mais  Vapparition  qui  se  pro- 
duisait dans  son  propre  esprit. 

«  Tous  les  grands  hommes,  écrit-il,  voient  ce  qu'ils  peignent  avant  de 
le  peindre,  le  voient  d'une  manière  entièrement  passive  :  ils  ne  pour- 
raient s'en  empêcher  quand  même  ils  le  voudraient.  Que  ce  soit  avec  l'œil 
de  l'esprit  ou  avec  celui  du  corps,  cela  n'importe.  De  toute  façon,  ils  reçoi- 
vent littéralement  l'impression  d'une  image.  Le  site,  le  personnage,  l'évé- 
nement sont  là  devant  eux,  comme  dans  la  seconde  vue,  et  bon  gré,  mal 
gré,  toutes  ces  choses  veulent  être  peintes  comme  elles  se  montrent  à  eux  : 
ils  n'oseraient  pas,  sous  la  contrainte  de  leur  présence,  changer  un  seul 
iota  à  ce  qu'elles  leur  enjoignent  de  retracer,  car  pour  eux  chacune  d'elles, 
dans  son  genre  et  son  degré,  est  toujours  une  véritable  vision,  une  apoca- 
lypse, et  au  fond  de  leur  cœur  elles  sont  toujours  accompagnées  d'un  sen- 
timent qui  est  comme  l'écho  du  commandement  :  Écris  les  choses  que  tu  as 
vues  et  les  choses  qui  sont...  L'apparition  d'ailleurs  ne  vient  pas  seulement 
d'elle-même,  elle  se  déroule  dans  son  ordre  à  elle,  dans  un  ordre  qui  a  été 
choisi  pour  le  peintre  et  non  par  lui...  L'harmonie  des  détails  et  de  l'en- 
semble paraît  avoir  été  combinée  d'après  les  règles  les  plus  délicates; 
pourtant  la  volonté,  les  connaissances,  la  personnalité  du  voyant  n'y  ont 
été  pour  rien.  Il  n'a  été  qu'un  scribe...  Et  tout  effort  pour  façonner  de  pa- 
reils résultats  par  des  calculs  et  des  principes,  toute  tentative  même  pour 
corriger  ou  remanier  l'ordre  premier  de  la  vision  n'est  plus  de  l'invention. 
Que  dis-je?  si  un  peintre,  en  regardant  des  formes  déjà  couchées  sur  sa 
toile,  en  vient  à  décider  que  certaines  modifications  leur  donneraient  plus 
de  force  ou  de  beauté,  il  ne  fait  pas  seulement  ce  qui  n'est  point  de  l'inven- 
tion, il  fait  ce  qui  en  est  la  négation  même ,  car  l'invention,  c'est  Vafjluence 
vivolontaire  d'une  série  d'images  ou  de  conceptions  qui  se  présentent  d'elles- 
mêmes  telles  qu'elles  doivent  rester.  Aussi  la  connaissance  des  règles  et 
l'action  du  jugement  ont-elles  une  tendance  à  arrêter  ou  à  entraver  l'ima- 
gination dans  son  essor.  Plus  un  peintre  s'entend  aux  principes  du  bien  et 
du  mal  en  fait  d'art,  plus  il  y  a  chance  qu'il  manque  de  génie  créateur,  et 
réciproquement  plus  il  a  de  génie  créateur,  plus  vous  le  trouverez  ignorant 
des  règles.  Non  qu'il  les  méprise,  seulement  il  sent  qu'entre  elles  et  lui  il 
n'y  a  rien  de  commun,  que  les  rêves  ne  se  laissent  pas  régulariser,  que 
comme  ils  viennent,  il  faut  les  prendre,  et  qu'autant  vaudrait  régler  un  arc- 
en-ciel  ou  faire  des  entailles  à  l'aile  d'un  ciron  pour  le  saisir  plus  aisément 
que  de  chercher  à  réglementer  par  des  axiomes  les  allures  d'une  vision  in- 
volontaire. » 

Je  me  plais  à  le  reconnaître,  après  une  telle  page,  il  n'y  aurait 


896 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'à  louer  presque  sans  réserve,  si  dans  tout  son  système  M.  Rus- 
kin  eût  persisté  à  être  de  sa  propre  opinion;  mais  point.  Au  mo- 
ment où  il  semble  si  convaincu  qu'il  s'agit  de  représenter  les  choses 
comme  elles  peuvent  nous  revenir  à  l'esprit  et  non  pas  comme  elles 
sont  en  elles-mêmes,  au  moment  où  l'on  croirait  qu'il  ne  lui  reste 
plus  qu'à  rétracter  sa  première  théorie,  on  l'entend  s'écrier  :  «  Vous 
voyez  donc  que  j'avais  raison,  et  que  le  seul  but  comme  le  seul 
mérite  de  l'art  est  de  faire  connaître  les  œuvres  de  Dieu!  Vous  voyez 
que  le  seul  critère  pour  apprécier  l'art  est  de  se  demander  :  Est-ce 
un  fait?  en  est-il  bien  ainsi?  est-ce  bien  de  la  sorte  qu'est  une  pierre, 
un  chêne,  un  nuage?  »  Le  fait  est  que  tout  fond  littéralement  entre 
les  doigts  de  M.  Ruskin,  et  que  pour  sa  logique  c'est  un  jeu  d'ar- 
river à  Rome  par  tous  les  chemins.  Vient- il  de  montrer  comment 
l'imagination  enfante  d'un  seul  jet  un  tout  organique,  il  observera, 
comme  incidemment,  que  ses  conceptions  ont  ainsi  l'unité,  la  sim- 
plicité et  les  autres  caractères  qui  distinguent  les  œuvres  de  la  na- 
ture, et  cela  lui  suffît.  Son  pont  est  construit  :  il  n'a  plus  qu'un  pas 
à  faire  pour  conclure  que  l'imagination  de  la  sorte  consiste  à  créer 
suivant  les  lois  de  la  nature,  et  qu'elle  n'arrive  à  ses  harmonies 
qu'en  sachant  saisir  et  rendre  les  vrais  rapports  qui  dans  la  nature 
unissent  les  vérités  partielles  dans  la  vérité  d'ensemble.  Ou  bien  il 
fera  ce  que  nous  lui  avons  vu  faire  à  propos  de  l'imagination  pé- 
nctraiivc.  Au  lieu  de  dire  que  l'œuvre  est  une  parce  que  l'objet  a 
été  conçu  sous  l'influence  d'un  sentiment  dominant,  il  présentera 
sa  pensée  sous  une  forme  objective ,  il  dira  que  l'œuvre  est  une 
parce  que  l'artiste  a  saisi  dans  l'objet  sa  valeur  dominante,  —  et 
comme  l'imagination  qui  ne  saisit  que  le  faux  ne  saisit  rien  et  n'est 
rien,  «  comme  en  tout  cas,  écrit-il  textuellement,  ce  n'est  pas  de 
cette  imagination-là  qu'il  entend  parler,  »  il  décide  que  l'imagina- 
tion, loin  d'être  la  mère  du  mensonge,  est  au  contraire  la  faculté 
véridique  par  excellence ,  la  faculté  dont  le  propre  est  de  percevoir 
l'essence  même  des  choses,  si  bien  qu'en  glorifiant  la  vérité  il  n'a 
fait  que  glorifier  l'imagination,  puisque  «  la  vérité  est  le  caractère 
même  de  ses  créations,  le  trait  auquel  on  les  reconnaît,  si  bien  aussi 
qu'en  glorifiant  l'invention  il  n'a  voulu  glorifier  que  la  vérité  lit- 
térale, «  puisqu'inventer  (le  jeu  de  mots  est  de  lui),  c'est  littéra- 
lement invenire  dans  le  sens  du  mot  latin,  ou,  en  d'autres  termes, 
découvrir  ce  qui  est.  » 

C'est  dire  qu'en  dernier  terme  M.  Ruskin  réussit  à  dénaturer  com- 
plètement l'imagination  en  la  rattachant  aux  phénomènes  de  l'in- 
telligence, et  en  la  réduisant  à  n'être  qu'une  espèce  de  perception 
plus  large  et  plus  rapide  que  les  autres.  —  Imaginer,  répondrais-je 
pour  ma  part,  c'est  de  tout  point  le  contraire  de  voir;  c'est  ce  qui  a 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  807 

lieu  quand  nous  cessons  de  regarder  et  de  subir  l'action  des  choses 
du  dehors,  quand  notre  esprit  use  de  ses  propres  forces  pour  les 
transporter  en  lui,  pour  s'en  faire  une  représentation  idéale,  qu'il 
puisse  embrasser  et  contenir.  En  réalité,  il  y  a  de  l'imagination  dans 
notre  langage,  il  y  en  a  dans  l'opération  involontaire  de  nos  yeux, 
il  y  en  a  dans  tout  ce  qui  est  un  acte  de  notre  personnalité,  ^^ous 
avons  beau  ne  pas  nous  en  douter  :  lorsque  nous  voyons  une  chose, 
c'est  nous  qui  composons  l'aspect  sous  lequel  elle  nous  apparaît. 
Par  cela  seul  que  notre  attention  ne  peut  se  fixer  sur  un  point  sans 
que  tous  les  autres  restent  plongés  dans  une  sorte  de  pénombre, 
l'objet  prend  pour  nous  un  centre;  notre  œil  en  fait  ainsi  une  image 
qui  ne  renferme  que  des  apparences  partielles  qu'il  nous  est  pos- 
sible d'apercevoir  en  même  temps.  Par  cela  seul  encore  que  notre 
esprit  ne  peut  avoir  qu'une  pensée  à  la  fois,  ou  du  moins  qu'il  ne 
peut  penser  à  la  fois  que  ce  qui  se  rapporte  à  une  même  préoccu- 
pation, c'est  nous  qui  donnons  à  l'objet  un  sens  unique;  notre  in- 
telligence ne  le  considère  qu'à  un  seul  point  de  vue  et  n'y  laisse 
subsister  que  les  documens  et  les  indices  par  lesquels  il  peut  té- 
moigner sur  une  même  question.  Par  cela  seul  enfin  que  notre 
sensibilité  a  ses  lois,  c'est  nous  qui  faisons  d'un  objet  un  poème  de 
lignes  ou  un  tout  poétique,  un  groupe  d'élémens  qui,  comme  les 
doigts  du  musicien,  ne  frappent  en  nous  que  des  notes  propres  à  se 
combiner.  Le  premier  regard  que  je  jette  sur  la  chose  qui  est  devant 
moi  décide  si  elle  m'apparaîtra  comme  un  fait  de  clair-obscur  ou 
comme  un  fait  de  couleurs  manifesté  dans  telle  ou  telle  gamme. 
Qu'une  teinte  jaune  frappe  d'abord  mon  œil,  il  m'est  impossible  sur 
le  moment  de  voir  les  autres  couluirs  dont  le  propre  serait  de  me 
causer  une  sensation  incompatible  avec  celle  qui  me  possède  ;  si  les 
rouges  et  les  bleus  ne  sont  pas  anéantis  ]  our  luoi,  c'est  à  travers 
mon  impression  du  jaune,  comme  à  travers  une  atmosphère  teintée, 
que  j'en  reçois  les  rayons.  J'étais  libre  en  commençant;  mais  le 
ressort  de  mon  être  a  reçu  une  impulsion,  et  il  a  désormais  ses  vo- 
lontés :  il  repousse  ou  transforme  ce  qui  voudrait  l'arrêter  brus([ue- 
ment  dans  la  ligne  de  son  mouvement.  De  lui-même  aussi  il  tend  à 
revenir  d'une  vibration  à  une  certaine  autre  vibration;  il  tend,  après 
chaque  ébranlement,  à  reprendre  son  repos ,  et  naturellement  mon 
œil  s'ouvre  aux  nuances  de  l'objet  qui  peuvent  m'affecter  comme 
mon  besoin  le  réclame.  Telle  est  l'origine  et  la  raison  des  rappels 
de  tons,  des  équilibres  de  couleurs,  des  harmonies  produites  par 
l'unité  d'intonation.  L'artiste,  le  grand  peintre  ou  le  grand  poète, 
n'est  autre  que  l'homme  qui  sent  ainsi  énergiquement  les  exigences 
de  sa  nature  propre  :  c'est  le  moi  le  plus  intense  et  en  même  temps 
le  plus  délicat,  qui  ne  cesse  pas  d'être  sensible  aux  moindres  ac- 

TOME    XXXIV.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  du  dehors,  mais  qui  ne  se  laisse  pas  anéantir  par  elles,  qui  ne 
supporte  pas  ce  qui  va  contre  ses  nécessités,  et  qui  impose  le  plus 
au  non-moi  ses  propres  lois. 

J'irais  même  plus  loin,  si  je  ne  craignais  de  donner  une  définition 
trop  arrêtée  de  ce  qui  reste  encore  vague  pour  moi  :  je  dirais  que 
l'imagination,  à  parler  strictement,  n'a  rien  à  faire  avec  le  monde 
extérieur,  qu'elle  est  purement  un  acte  de  notre  propre  vie.  Ce  n'est 
point  une  réalité  qui  vient  se  faire  pensée  en  nous,  c'est  une  pensée 
ou  un  sentiment  à  nous,  une  aspiration  ou  une  sensibilité  de  notre 
être,  qui  se  définit  sous  l'apparence  d'une  réalité.  Il  se  peut  que  notre 
esprit  ait  été  mis  en  jeu  par  un  objet  sensible,  et  alors,  comme  la  con- 
ception qui  s'enfante  dans  notre  esprit  ressemble  à  cet  objet,  nous  la 
prenons  assez  naturellement  pour  une  simple  représentation  ;  mais, 
en  examinant  mieux,  nous  découvrons  vite  que  cette  conception 
n'est  pas  même  une  tentative  pour  nous  figurer  le  fait  extérieur, 
qu'elle  ne  traduit  vraiment  et  ne  cherche  à  traduire  qu'une  impres- 
sion personnelle  éveillée  en  nous  par  ce  fait.  Et  il  me  semble  que 
nous  avons  là  le  secret  de  l'énigme  que  M.  Ruskin  proclamait  si 
complètement  insoluble.  Comment  l'imagination  peut-elle  trouver 
avec  tant  de  justesse  les  moyens  d'atteindre  un  résultat  qu'elle  ne 
soupçonne  pas  à  l'avance?  Elle  le  peut  précisément  parce  que  sa 
conception  est  l'acte  d'un  sentiment  qui  ne  se  connaît  pas  encore,  et 
qui  fait  effort  pour  se  connaître.  Le  langage  ici  peut  nous  servir  de 
parfait  exemple.  Quand  nous  prenons  la  parole,  nous  ne  savons  pas 
les  mots  qu'il  nous  faut,  et  il  est  impossible  que  nous  le  sachions, 
puisque  c'est  le  besoin  même  de  nous  rendre  compte  d'une  idée 
encore  vague  qui  nous  sollicite  à  parler;  mais  nous  n'en  portons 
pas  moins  déjà  notre  idée  dans  notre  sein  :  déjà  elle  a  son  individua- 
lité, elle  est  ce  qu'elle  est,  elle  aspire  à  se  manifester  telle  qu'elle 
est,  et  en  se  heurtant  à  tout  ce  qu'elle  rencontre  dans  notre  esprit, 
elle  s'apprend  elle-même  mot  à  mot,  comme  chaque  homme,  dans 
la  vie,  apprend  son  propre  caractère  au  contact  des  circonstances 
qu'il  rencontre. 

Maintenant,  à  la  place  d'une  pensée  qui  se  dégage  de  notre  intel- 
ligence et  qui  cherche  des  mots  pour  s'individualiser,  supposons  un 
sentiment  qui  naît  en  nous  de  lui-même  ou  au  contact  d'une  chose 
et  qui  cherche  des  images  pour  se  rendre  sensible  :  nous  aurons  le 
procédé  exact  de  l'imagination.  Sans  métaphore  aucune,  elle  n'est 
que  la  langue  figurée  avec  laquelle  notre  esprit  se  raconte  à  lui- 
même  ses  impressions,  et  les  accords  d'images  qu'elle  produit  n'ont 
pas  plus  de  rapports  avec  la  conformation  des  réalités  que  les  ac- 
cords de  mots  qui  nous  servent  à  parler  d'un  minéral  n'ont  de  rap- 
ports avec  les  affinités  chimiques  qui  relient  ses  élémens.  La  meta- 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  899 

morphose  est  moins  évidente  sans  cloute  que  dans  le  langage,  mais 
elle  est  aussi  réelle.  Les  additions  et  les  suppressions  que  je  fais  su- 
bir aux  teintes  et  aux  formes  de  la  nature  sont  littéralement  l'ana- 
logue des  substantifs  et  des  adjectifs  que  j'emploierais  pour  la  dé- 
crire; ces  teintes  deviennent  des  types  de  qualités,  des  types  de 
pensées  humaines ,  et  dans  ses  combinaisons  mon  imagination  traite 
la  réalité  comme  l'Égyptien  la  traitait  dans  ses  hiéroglyphes  :  elle  la 
brise  pour  la  recomposer,  elle  laisse  de  côté  ceux  de  ses  élémens  qui 
n'avaient  pas  concouru  à  mon  impression,  elle  abrège  et  modifie 
ceux  qu'elle  lui  a  empruntés,  afin  de  leur  donner  une  éloquence 
nouvelle,  et  c'est  ainsi  seulement  qu'elle  a  pu  atteindre  son  but. 
Dans  ce  cas  comme  dans  tous  les  autres,  le  pouvoir  de  l'imagination 
tient  à  sa  liberté.  Si  elle  crée  des  œuvres  harmonieuses,  c'est  pré- 
cisément parce  qu'elle  ne  reproduit  pas  les  harmonies  de  la  nature 
et  qu'elle  ne  s'inquiète  pas  de  ses  lois;  c'est  parce  qu'elle  est  une 
inspiration  indépendante  qui  choisit  ses  matériaux  d'après  ses  seuls 
besoins,  qui  ne  les  accorde  entre  eux  qu'en  les  accordant  avec  elle- 
même,  qui  ne  leur  donne  une  forme  totale  qu'en  les  moulant  sur  sa 
propre  individualité. 

Les  mêmes  remarques  pourraient  également  s'appliquer  à  la  théo- 
rie du  beau  qui  complète  le  système  de  M.  Ruskin.  Il  s'en  faut  que 
cette  théorie  soit  sans  valeur,  car  il  a  le  plus  vif  sentiment  de  la 
beauté  sous  toutes  ses  formes,  et  qu'il  se  trompe  ou  non  dans  ses 
explications,  cela  ne  l'empêche  pas  d'être  admirablement  perspicace 
pour  analyser  les  combinaisons  de  lignes  et  de  couleurs  dont  l'im- 
pondérable prestige  s'appelle  pour  nous  symétrie,  unité,  variété. 
Toujours  est-il  que  sa  doctrine  n'a  encore  pour  but  que  de  confon- 
dre le  beau  avec  le  réel.  Par  antipathie  contre  l'esthétique  qui  l'a 
fait  consister  dans  une  sensation  toute  passive  de  plaisir,  il  le  fait 
lui-môme  consister  soit  dans  une  pure  idée,  soit  dans  la  conformation 
tout  extérieure  des  choses.  Chaque  espèce  de  beauté,  suivant  lui, 
n'est  que  le  reflet  d'une  perfection  divine  dont  le  Créateur  a  laissé 
l'empreinte  sur  son  œuvre.  Par  rapport  à  l'homme,  le  beau  dans  sa 
théorie  n'est  donc  plus  qu'une  perception  émue  du  vrai;  c'est  la  réa- 
lité contemplée  avec  amour,  avec  reconnaissance  et  adoration,  c'est 
le  soiiùnent  tout  moral  qui  accompagne  la  connaissance  des  œuvres 
de  Dieu,  comme  l'intelligence  peut  les  voir  et  les  juger,  et  prati- 
quement ce  système  revient  toujours  à  faire  résider  la  beauté  dans 
la  seule  manière  d'être  des  choses. 

En  tout  cas,  cela  revient  certainement  à  ne  point  reconnaître  que 
le  beau  tient  à  un  rapport  entre  nous  et  les  objets,  à  une  concor- 
dance eùtre  la  manière  dont  une  chose,  vu  sa  nature,  tend  à  faire 
jouer  nos  facultés  et  la  manière  dont,  vu  les  limites  et  les  tendances 
de  nos  facultés,  il  leur  est  à  elles-mêmes  possible,  facile  et  agréable 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  jouer.  En  quoi  consiste  ce  rapport?  Là  n'est  point  la  question 
importante.  Comment  nos  œuvres  doivent-elles  être  conformées 
pour  présenter  avec  toutes  les  lois  et  toutes  les  parties  contraires 
de  notre  être  cet  accord  parfait  qui  est  le  beau?  Ce  n'est  point  pour 
n'avoir  pas  su  l'expliquer  que  M.  Ruskin  est  en  faute,  car  ce  mys- 
tère-là n'est  rien  moins,  à  mon  sens,  que  le  mystère  même  de  notre 
nature,  que  l'inexplicable  lien  qui  unit  en  nous  le  moral  et  le  phy- 
sique, l'infini  et  le  fini.  Le  problème  n'est  pas  de  ceux  que  l'on  ré- 
sout en  parvenant  à  en  concevoir  la  solution  :  au  contraire,  il  s'agit 
pour  le  résoudre  de  renoncer  à  notre  raison,  et  de  laisser  faire  les 
affinités  secrètes  de  notre  être,  qui  peuvent  seules  savoir  ce  qu'elles 
repoussent  et  réclament.  C'est  cela  même  qui  rend  si  dangereuse 
la  théorie  de  M.  Ruskin  :  elle  est  plus  qu'une  erreur,  elle  est  une 
influence  funeste  qui  empêche  le  beau  de  se  compléter  dans  l'es- 
prit de  l'artiste  par  l'accord  spontané  de  ses  propres  sympathies  et 
des  propriétés  de  l'objet.  En  répétant  que  les  lois  de  la  lumière  ou 
les  lois  physiques  sont  la  raison  et  la  règle  des  harmonies  de  lignes  et 
de  couleurs,  en  poussant  le  peintre  à  tendre  sans  cesse  ses  facultés 
pour  épeler  la  nature,  en  l'habituant  à  croire  que  son  œuvre  ne  peut 
devenir  belle  qu'en  indiquant  les  élémens  partiels  des  objets  dans 
l'ordre  même  où  ils  s'y  rencontrent,  elle  le  livre  à  un  parti-pris  qui 
lui  enlève  la  liberté  de  créer  au  gré  de  son  inspiration,  elle  l'as- 
servit à  une  volonté  qui  entrave  la  chimie  involontaire  de  ses  sen- 
timens,  et  le  miracle  de  l'art  ne  peut  plus  s'accomplir  en  lui. 

En  résumé,  par  sa  théorie  du  beau  comme  par  ses  théories  du 
vrai  et  de  l'imagination,  M.  Ruskin  vise  au  même  résultat  et  nous 
donne  le  même  spectacle,  celui  d'une  nature  admirablement  douée, 
mais  dont  les  idées  sont  constamment  faussées  par  un  biais  d'esprit 
plus  fort  que  tout  ce  qu'elle  peut  voir  et  sentir.  11  possède  par  trop 
la  grande  qualité  de  sa  race,  la  puissance  d'examiner  en  détail.  En 
présence  d'une  toile,  son  penchant  irrésistible  est  de  chercher  si  le 
caillou  peint  par  l'artiste  retrace  fidèlement  chaque  particularité 
qu'il  est  arrivé  à  observer  dans  un  caillou,  de  regarder  si  l'eau  de 
l'image  n'est  pas  ridée  à  l'endroit  où,  d'après  ce  qu'il  sait  des  lois 
naturelles,  elle  devrait  être  tranquille.  Malgrç  les  réserves  et  les 
concessions  que  ses  sentimens  peuvent  lui  dicter,  toujours  son  be- 
soin d'analyse  reprend  le  dessus,  toujours  sa  curiosité  intellectuelle 
le  ramène  à  conclure  que  le  meilleur  tableau  est  celui  qui  est  le  plus 
près  de  retracer  tout  ce  qu'il  est  possible  de  saisir  dans  les  choses  en 
les  étudiant  morceau  par  morceau.  L'erreur  est  glorieuse,  je  le  veux; 
elle  vient  plutôt  chez  lui  d'un  excès  que  d'un  défaut  de  facultés. 
Avec  racti\  ité  de  son  intelligence  et  de  son  imagination,  la  réalité 
lui  suffit  :  il  est  capable  d'en  tirer  lui-même  directement  son  festin 
de  pensées  et  d'émotions;  il  aurait  donc  trop  à  perdre  si  les  pein- 


l'IiXfluence  littéraire  da]\s  les  beaux-arts.  901 

tures  n'exprimaient  qu'une  impression  humaine,  et  si  pour  l'expri- 
mer elles  laissaient  de  côté  la  multitude  des  détails  et  des  indices 
par  lesquels  le  moindre  objet  de  la  nature  peut  lui  suggérer  une 
infinité  d'idées  et  de  sentimens.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que  ses  prin- 
cipes seraient  mortels  pour  l'art,  qu'ils  conduiraient  à  des  œuvres 
qui  n'exprimeraient  absolument  plus  rien.  Personnellement  il  a  beau 
apprécier  et  réclamer  aussi  les  qualités  d'imagination  et  de  senti- 
ment; en  s' obstinant  à  soutenir  que  la  valeur  d'une  œuvre  est  en 
raison  directe  du  nombre  et  de  l'importance  des  connaissances 
qu'elle  nous  transmet,  il  enseigne  ce  qui  rend  impossibles  l'imagi- 
nation et  le  sentiment,  ce  qui  condamnerait  les  tableaux  à  ne  plus 
avoir  ni  l'unité  qui  donne  à  une  composition  la  puissance  de  nous 
émouvoir,  ni  la  beauté  de  conformation  qui  lui  permet  seule  de  nous 
charmer,  ni  ce  rapport  avec  nous-même  qui  fait  qu'elle  est  vraie 
pour  nous,  propre  à  nous  transmettre  une  idée.  La  peinture,  telle 
qu'il  tend  à  la  rendre,  ne  produirait  plus  que  des  catalogues  et  des 
inventaires,  des  collections  de  matériaux  pour  servir  à  l'histoire  de 
la  nature.  Au  lieu  d'un  tableau,  nous  aurions  une  mosaïque  de  frag- 
mens  juxtaposés,  un  conflit  d'intentions  et  d'aspects  incompatibles, 
quelque  chose  qui  n'existerait  pas  comme  ensemble.  Quand  même 
le  peintre  -aurait  énuméré  tous  les  caractères  poétiques  et  plastiques 
de  la  réalité,  quand  même  son  travail  révélerait  chez  lui  un  œil  et 
une  âme  d'artiste,  l'image  ne  serait  rien  comme  tableau;  elle  n'au- 
rait aucune  action  directe  sur  le  spectateur,  aucun  magnétisme;  elle 
serait  à  un  vrai  tableau  ce  qu'est  à  une  musique  exécutée  le  cahier 
où  elle  est  notée  :  cahier  rempli  de  signes  algébriques  qui  indiquent 
toutes  les  parties  du  concert,  mais  qui  ne  le  font  point  entendre,  qui 
laissent  au  lecteur  la  tâche  de  se  procurer  lui-même  un  orchestre 
pour  les  déchiffrer. 

Quant  à  l'autre  côté  de  la  doctrine  de  M.  Ruskin,  je  veux  dire 
quant  à  ses  efforts  pour  faire  de  l'art  une  expression  du  dévelop- 
pement général  de  l'homme,  ils  ne  s'attaquent  pas  moins  à  l'in- 
dividualité de  la  peinture.  Depuis  bien  longtemps  déjà  les  peintres 
subissent  fâcheusement  cette  tyrannie  de  la  littérature  dont  je  par- 
lais plus  haut.  Sous  prétexte  de  les  élever  en  dignité,  la  plupart 
de  leurs  amis  ne  les  encouragent  guère  qu'à  mépriser  et  à  renier 
leur  dignité  propre  pour  aspirer  à  une  gloire  étrangères  à  leurs 
fonctions.  L'intérêt  humain,  l'intérêt  pathétique,  l'intérêt  philoso- 
phique ou  moral,  tous  ces  intérêts  sont  précisément  et  purement  ce 
que  cherche  dans  un  tableau  la  foule  ignorante,  ou  bien  la  foule 
instruite  qui  n'a  jamais  éprouvé  les  émotions  particulières  que  l'art 
est  appelé  à  rendre,  qui,  faute  de  pouvoir  apprécier  les  qualités 
spéciales  des  images,  ne  peut  leur  demander  que  les  mérites  d'un 
récit  ou  d'un  roman.  Je  ne  dis  pas  que  ces  mérites  n'aient  aucune 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

valeur  en  peinture  :  ils  sont  bons  jusqu'à  un  certain  point,  à  peu 
près  comme  le  sentiment  poétique  est  bon  dans  un  traité  d'astro- 
nomie ou  de  géologie,  ils  le  sont  en  tant  qu'ils  servent  à  rehausser 
l'intérêt  plastique  au  lieu  de  lui  disputer  la  prééminence;  mais  ce- 
lui qui  les  proclame  comme  le  seul  ou  le  principal  but  de  l'art  n'en 
est  pas  moins  un  avocat  qui  ne  fait  qu'ériger  en  lois  l'opinion  et 
l'instinct  de  l'ignorance.  Le  peintre  doit  avant  tout  être  un  peintre  : 
sa  vocation  est  d'aller  récolter  à  travers  la  nature  les  prestiges  des 
tons  et  des  formes,  l'inépuisable  poésie  des  flaques  de  lumières,  des 
masses  d'ombres,  des  effets  de  surface;  c'est  d'entendre  et  de  faire 
entendre  aux  autres  la  musique  des  images,  le  concert  des  mélodies 
joyeuses  ou  plaintives,  des  harmonies  solennelles  relevées  de  fiori- 
tures imprévues  que  les  aspects  produisent  dans  l'âme  par  leurs 
contrastes  et  leurs  accords,  par  leurs  mouvemens,  leurs  repos,  leurs 
richesses  et  leur  simplicité;  c'est  de  traduire  enfin  sur  une  toile  tout 
un  monde  de  charmes,  de  vertus  secrètes  et  d'indicibles  propriétés 
qui  sans  doute  sont  plus  ou  moins  liés  à  ce  que  voit  et  conçoit  notre 
intelligence,  mais  qui  ne  s'adressent  pas  à  elle  directement,  qui  sont 
au  contraire  l'action  que  les  choses  exercent  sur  des  sensib'ilités  et 
des  facultés  entièrement  distinctes  de  notre  raison. 

Je  m'explique  très  imparfaitement,  je  le  sais;  mais  ce  qui  se  laisse 
si  mal  définir  se  laisse  bien  mieux  sentir.  Pour  peu  qu'on  ait  la  fibre 
de  l'art,  il  suffit  d'un  regard  jeté  sur  deux  tableaux,  et  l'on  ne  peut 
pas  les  confondre.  Dans  l'un,  il  n'y  a  que  des  idées  de  romancier  ou 
d'homme  d'esprit  :  l'artiste  peut  avoir  montré  de  l'imagination  dans 
ses  incidens,  dans  la  conception  ou  la  mise  en  scène  du  sujet;  mais 
c'est  de  l'imagination  littéraire  qu'après  coup  il  a  traduite  en  images, 
et  son  œuvre,  comme  tableau,  n'est  toujours  qu'une  traduction,  une 
œuvre  de  patience  et  de  mélancolie.  Devant  la  toile  voisine,  c'est  un 
tout  autre  iluide  qui  me  court  sous  la  peau  :  j'y  sens  remuer,  j'y 
sens  jaillir  une  émotion  et  une  imagination  de  peintre;  je  n'ai  peut- 
être  sous  les  yeux  qu'une  pose  très  insignifiante,  un  étrange  agen- 
cement de  lignes;  pourtant  cette  pose  parle  aussi  à  mon  intelli- 
gence et  à  mon  cœur,  elle  imprime  à  tout  mon  être  un  certain 
rhythme,  parce  que  l'être  entier  du  peintre  aussi  a  concouru  à  la 
concevoir,  et  c'est  à  cela  que  je  reconnais  le  véritable  artiste  :  je 
sais  que  j'ai  affaire  à  un  homme  qui  pense  et  sent  en  images,  à  un 
homme  pour  qui  les  images  sont  devenues  la  seule  langue  naturelle 
de  toutes  ses  facultés.  —  Qu'importe  qu'un  tableau  me  retrace  ad- 
mirablement une  salle  d'hospice  avec  toutes  les  attitudes  exactes  de 
la  décrépitude  et  de  la  maladie?  Qu'importe  qu'un  nouveau  Lavater 
écrive  sur  les  visages  de  ses  personnages  tout  un  traité  de  science 
physiognomonique?  Je  pourrai  être  étonné,  je  serai  amusé  par  le  jeu 
d'esprit  ou  édifié  par  la  savante  étude;  mais  je  ne  serai  pas  enivré. 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  903 

Le  chef-d'œuvre  d'observation  et  l'ingénieuse  mimi(jue  ne  vaudront 
pas  pour  moi  la  magie  de  l'œuvre  qui  me  transporte  dans  le  monde 
surnaturel  des  formes,  qui  me  rend  pour  un  moment  l'étrange  vi- 
sion que  j'ai  parfois  dans  la  rue  ou  dans  la  campagne,  lorsque  tout  à 
coup  les  hommes  et  les  choses  semblent  perdre  leur  relief,  et  que  la 
terre  autour  de  moi  n'est  plus  qu'une  surface  plate,  un  jeu  de  sil- 
houettes brodées  de  lumière,  un  effet  scénique  d'ombres  sans  corps 
et  d'apparences  sans  substance  qui  vont  et  viennent  avec  une  ani- 
mation fantasmagorique. 

M.  Ruskin  fait  remonter  à  la  renaissance  le  commencement  de  la 
décadence.  C'est  aussi  mon  avis  dans  un  sens;  mais  ce  qui  commen- 
çait alors,  et  qui  devait  être  funeste  plus  tard,  ce  n'était  point  le 
souci  du  beau.  Oue,  dans  sa  préoccupation  de  l'effet,  la  renaissance 
apportât  beaucoup  de  vanité,  de  sensualité,  de  formalisme  et  de 
prétention  à  la  science,  cela  n'est  pas  douteux,  et  il  ne  l'est  pas  non 
plus  qu'il  y  eût  là  un  germe  de  mort.  Toujours  est-il  que  ces  mau- 
vaises tendances,  qui  dès  le  principe  avaient  dégradé  l'élément  plas- 
tique de  la  peinture,  n'ont  fini  par  am«iier  la  décadence  qu'en 
étoutiant  cet  élément  même,  en  changeant  les  peintres  en  ouvriers 
qui  ne  sentaient  plus  rien ,  tant  ils  étaient  occupés  à  raisonner  et 
à  calculer  ce  qui  pouvait  sembler  convenable  ou  agréable  à  leur 
pubhc.  Le  vrai  mal  ainsi,  c'était  le  rôle  que  l'intelligence  dès  lors 
tendait  à  jouer  dans  la  peinture  au  détriment  de  l'inspiration.  C'é- 
tait le  rationalisme,  cette  même  tyrannie  de  la  raison  que  M.  Paiskin 
ne  fait  qu'exagérer  en  lui  donnant  une  autre  forme.  11  ne  veut  pas 
du  raisonnement  qui  se  dépense  à  concevoir  des  procédés  et  des 
méthodes  de  beau  style,  mais  il  veut  le  raisonnement  au  profit  de  la 
vérité;  il  ne  veut  pas  le  drame  et  l'expression  de  la  physionomie  au 
point  de  vue  du  bel  effet,  mais  il  les  veut  comme  moyens  de  relater 
les  événemens  tels  qu'ils  se  passent,  et  c'est  toujours  voter  pour  ce 
qui  a  tué  la  peinture.  Nous  pouvons  le  dire,  appuyé  sur  trois  siècles 
d'expérience:  la  recherche  du  drame  et  de  l'expression,  voilà  surtout 
l'idolâtrie  qui  a  frappé  les  artistes  d'aveuglement  et  d'impuissance, 
voilà  la  prétention  qui  les  a  empêchés  de  peindre  sous  la  dictée  de 
leurs  bonnes  inspirations,  voilà  la  cause  qui  fait  de  presque  tous  nos 
tableaux  modernes  un  charivari  de  lignes  grimaçantes,  un  laid  as- 
semblage de  formes,  de  groupes  et  de  teintes  qui  sont  plus  qu'in- 
signifians  pour  le  sens  plastique,  qui  le  heurtent  et  le  déchirent 
comme  à  plaisir.  Nos  Chiirlolic  Corday,  nos  Jane  Grcy,  nos  Bataille 
d'Eylaa,  sont  un  contre-sens  pour  les  yeux.  Malgré  leurs  qualités 
de  détail,  ils  sont,  comme  intention  d'ensemble,  la  négation  même 
de  l'art.  Et  ce  n'est  pas  seulement  que  les  lignes,  quand  on  les  com- 
bine en  vue  de  faire  Comprendre  un  incident  ou  d'indiquer  sur  un 
visage  certaines  passions,  ne  peuvent  plus  obéir  aux  exigences  d'une 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

idée  de  peintre;  lors  même  qu'une  intention  de  bon  aloi  est  parve- 
nue à  se  faire  jour  dans  l'œuvre  de  l'artiste,  lors  même  qu'à  travers 
toutes  ses  entraves  volontaires  et  ses  nécessités  de  narration,  il  a  su 
penser  et  exprimer  un  effet  de  clair- obscur  ou  un  effet  de  groupe 
qui  en, eux-mêmes  seraient  de  la  plus  franche  valeur,  c'est  assez 
que  son  tableau  veuille  être  un  récit  pathétique,  c'est  assez  qu'il 
tourne  notre  attention  vers  la  vie  et  le  fond  des  choses,  vers  les 
joies  et  les  douleurs  signifiées  par  les  lignes,  pour  qu'il  ne  puisse 
plus  nous  causer  d'impression  plastique.  Il  ressemble  à  un  roman 
trop  vrai  et  trop  déchirant  qui  nous  met  en  face  des  réalités  de  notre 
destinée.  C'en  est  fait  des  ivresses  et  des  attendrissemens  de  l'ima- 
gination :  nous  sommes  remués  dans  la  partie  de  notre  être  .qui  est 
susceptible  de  crainte  et  de  désir,  de  plaisir  et  de  douleur;  nous 
ne  pouvons  plus  éprouver  ces  autres  émotions  qui  sont  comme  les 
échos  prolongés  de  la  terre  à  travers  les  profondeurs  de  notre  es- 
prit. Et  qu'avons-nous  après  tout  pour  nous  dédommager?  Le  peintre 
qui  sait  le  mieux  par  cœur  les  attitudes  possibles,  qui  connaît  le 
mieux  les  combinaisons  et  les  inflexions  de  lignes  que  le  corps  hu- 
main peut  présenter  dans  ses  divers  mouvemens  et  ses  raccourcis  en 
perspective ,  ne  nous  donne  encore  que  le  sentiment  d'une  triste 
impuissance  lorsqu'il  veut  rivaliser  avec  la  nature  et  qu'il  nous  sol- 
licite à  le  comparer  avec  elle.  Il  faut  en  prendre  notre  parti  :  comme 
récit  des  faits,  la  peinture  sera  toujours  misérablement  pauvre.  Il 
n'y  a  pour  elle  qu'un  moyen  de  s'assurer  une  supériorité  décidée, 
c'est  de  se  résigner  franchement  à  être  l'expression  de  nos  propres 
idées  de  formes  et  de  couleurs. 

III.    —    LA    MORALE    DE    l'aRT     DANS    LE     SYSTÈME    DE    M.     RUSKIN. 

Voilà  bien  des  critiques.  Pour  ma  propre  satisfaction,  on  me  per- 
mettra de  le  dire,  ce  n'est  pas  sans  hésitation  que  j'ai  pris  cette 
position  d'adversaire  envers  un  penseur  qui,  sous  tant  de  rapports, 
a  combattu  pour  la  bonne  cause,  et  j'aurais  mal  transmis  ma  pen- 
sée, si  l'espace  que  mes  objections  ont  dû  prendre  pour  se  dévelop- 
per cachait  le  respect  et  la  sympathie  qui  occupent  en  moi  beaucoup 
plus  de  place  que  le  dissentiment.  Les  écrivains  se  divisent  en  deux 
grandes  classes  :  les  uns  sont  purement  des  hommes  d'intelligence 
et  n'énoncent  que  des  opinions:  après  avoir  regardé  autour  d'eux, 
ils  racontent,  autant  qu'ils  ont  pu  le  voir,  ce  qui  en  est  des  choses; 
les  autres,  que  j'appellerai  les  hommes  de  génie  dans  le  sens  pri- 
mitif du  mot,  ne  restent  pas  ainsi  en  dehors  des  objets  qu'ils  tâchent 
de  juger;  ce  qu'ils  expriment,  ce  sont  des  convictions  et  des  affec- 
tions qu'ils  ne  peuvent  s'empêcher  d'avoir;  ils  disent  ce  qui  les  at- 
tire et  les  repousse;  ils  combattent /?ro  aris  et  focis;  leurs  idées 


L' INFLUENCE    LITTÉRAIRE    DANS    LES    BEAUX-ARTS.  905 

fussent -elles  fausses  comme  appréciation  de  ce  qui  existe,  ou  de 
ce  qui  est  possil)le,  ou  de  ce  qui  porterait  de  bons  fruits,  on  est  à 
peine  en  droit  pour  cela  de  les  traiter  d'erreurs  :  quand  c'est  notre 
âme  qui  crie  malgré  nous,  ce  n'est  toujours  qu'un  besoin  vrai,  un 
instinct  humain  qui  peut  la  faire  crier.  M.  Ruskin  appartient  certai- 
nement à  cette  seconde  classe.  Alors  même  que  ses  écrits  seraient 
sans  valeur  par  rapport  à  l'art,  ils  n'en  resteraient  pas  moins  des 
œuvres  de  la  plus  grande  valeur  par  le  point  de  vue  élevé  où  ils 
placent  le  lecteur  et  où  ils  le  forcent  à  monter,  par  la  droiture,  le 
haut  sentiment  moral,  la  noble  manière  d'être  homme  et  d'envisa- 
ger le  rôle  d'homme  qu'ils  sont  sûrs  d'inoculer  dans  la  mesure  où  ils 
portent  coup.  En  ce  qui  touche  l'art,  il  s'en  faut  aussi  qu'il  n'ait 
rien  fait  :  il  a  déblayé  le  terrain  de  la  vieille  superstition  du  beau 
idéal,  de  cette  dédaigneuse  théorie  qui  n'est  bonne  qu'à  stériliser 
l'imagination,  en  détournant  l'artiste  d'écouter  d'abord  la  nature  et 
d'apprendre  par  expérience  toutes  les  formes  d'émotion  qu'elle  peut 
éveiller  en  lui.  Il  a  débarrassé  la  voie  de  la  doctrine  non  moins  dan- 
gereuse du  xviii''  siècle,  de  celle  qui  prétendait  trouver  le  grand 
style  en  enlevant  aux  objets  tout  ce  qu'ils  ont  de  particulier  et  d'in- 
dividuel, c'est-à-dire  en  leur  enlevant  aussi  leur  caractère  plastique. 
Il  a  réagi  de  toute  sa  force  contre  la  croyance  au  savoir-faire,  contre 
cette  foi  d'ouvrier  qui  considère  l'art  comme  une  sorte  d'ébénisterie, 
et  qui  s'imagine  qu'il  importe  seulement  de  connaître  les  bonnes  es- 
pèces de  produits  et  les  bons  procédés  pour  être  un  habile  ouvra- 
geur  en  talileaux  :  funeste  illusion  qui  ne  saurait  être  trop  souvent 
démasquée,  funeste  prétention  de  la  raison  qui  pousse  l'artiste  à 
sortir  sans  cesse  de  lui-même  pour  chercher  ce  que  doivent  être 
les  œuvres,  et  qui  en  définitive  prétend  assurer  à  tous  le  secret  de^ 
façonner  d'admirables  peintures,  en  apprenant  à  tous  à  ne  jamais 
tenir  compte  de  leurs  propres  sentimens  !  Ne  nous  y  trompons  pas, 
c'est  encore  cette  éternelle  espérance  de  la  médiocrité  qui  sert  de 
base  à  nos  méthodes  d'enseignement,  à  l'organisation  de  nos  ate- 
liers d'études,  à  toutes  nos  institutions  et  nos  traditions  en  fait  d'art. 
Nous  n'avons  pas  cessé  de  poursuivre  la  science  magique  qui  dis- 
])ense  d'avoir  du  génie,  et  M.  Ruskin  a  été  droit  au  cœur  du  mal  en 
s' appliquant  à  montrer  qu'on  n'est  artiste  que  par  la  grâce  de  Dieu, 
en  répétant  que  la  première  condition  pour  communiquer  une  belle 
émotion,  c'est  de  l'éprouver,  que  par  conséquent  il  s'agit  avant  tout 
d'être  sincère,  de  n'employer  son  savoir  qu'à  rendre  fidèlement  ce 
qu'on  a  senti,  et  qu'ensuite  ceux-là  seuls  sont  de  grands  maîtres  à 
qui  il  a  été  donné  d'avoir  les  sentimens  qui  sont  d'un  grand  peintre, 
et  qui,  en  se  traduisant  tels  qu'ils  sont,  produisent  les  grandes  œu- 
vres. 


906  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  en  vérité  ce  n'est  pas  telle  ou  telle  pensée  de  détail  qui  mé- 
rite l'éloge.  Si  l'on  pouvait  séparer  chez  M.  Ruskin  les  appréciations 
morales  et  les  jugemens,  les  intuitions. qu'il  a  sans  raisonner  et  les 
idées  par  lesquelles  il  s'en  rend  compte,  on  s'apercevrait  qu'il  ne 
s'égare  que  dans  ses  jugemens.  Creusons  sous  son  réalisme,  et  qu'y 
trouvons-nous?  Le  sentiment  intense  et  profondément  juste  qu'ua 
art  vivant  et  large,  large  comme  la  nature  et  comme  l'homme,  ne 
peut  avoir  sa  source  que  dans  une  sympathie  universelle,  dans  cette 
disposition  qui  est  comme  le  génie  d'aimer,  de  nous  intéresser  à 
tout,  de  découvrir,  à  force  de  nous  oublier,  la  beauté  et  le  côté  frap- 
pant de  chaque  chose.  Celui  qui  se  renferme  en  lui-même  pour  rêver 
d'après  ses  goûts  des  types  de  perfection  idéale,  celui  qui  s'exalte  le 
plus  en  imagination  à  l'idée  de  l'admiration  que  lui  aurait  causée 
Cincinnatus  ou  des  transports  qu'il  éprouverait  devant  les  montagnes 
.de  la  Suisse  n'est  certainement  pas  l'homme  qui  sait  le  mieux  rendre 
justice  aux  qualités  de  ses  amis,  ni  qui  excelle  à  tirer  des  campa- 
gnes et  des  buissons  qui  entourent  sa  demeure  le  contentement  et 
les  inspirations  qu'ils  pourraient  fournir,  —  et  ce  n'est  pas  lui  non 
plus  qui  sera  le  plus  grand  peintre.  Que  trouvons-nous  encore  sous 
la  tendance  de  M.  Ruskin  cà  confondre  le  domaine  du  peintre  avec 
celui  de  l'écrivain?  Un  sentiment  non  moins  juste  de  la  solidarité  qui 
relie  toutes  nos  facultés,  un  immense  désir  de  vivifier  l'ait  en  le  rat- 
tachant au  mouvement  de  nos  pensées  et  en  lui  prêtant  la  passion 
de  notre  nature  morale,  une  profonde  perception  surtout  de  l'in- 
fluence que  les  qualités  et  les  défauts  du  caractère  exercent  sur  les 
œuvres  de  la  main,  sur  le  tableau  du  peintre  ou  le  clou  que  fabrique 
l'ouvrier.  Et  c'est  ici  surtout  que  j\I.  Ruskin  a  été  novateur  et  mérite 
d'être  écouté,  car  il  a  en  quelque  sorte  fondé  la  morale  de  l'art.  A 
chaque  instant  je  suis  stupéfait,  en  lisant  notre  littérature  populaire, 
de  la  manière  dont  on  y  parle  de  la  morale.  On  dirait  que  ce  mot-là 
dans  notre  vocabulaire  est  devenu  synonyme  de  niaiserie,  ou  en  tout 
cas  qu'il  signifie  seulement,  pour  les  critiques,  un  certain  genre  lit- 
téraire comme  l'idylle  ou  les  contes  d'enfans,  une  espèce  d'ouvrage 
que  l'on  entreprend  parce  qu'on  le  veut,  et  décidément  la  plus  in- 
fime espèce  d'ouvrage,  la  moins  favorable  au  génie.  En  dehors  de  cela, 
qu'est-ce  que  la  morale,  et  qu'a-t-elle  à  faire  avec  l'art?  Nos  meil- 
leurs oracles  se  piquent  de  ne  pas  le  soupçonner,  et  depuis  plusieurs 
siècles  déjà  nous  appliquons  consciencieusement  cette  philosophie. 
Nous  vivons  sur  une  religion,  — car  c'en  est  une,  —  qui  fait  de  la 
science  le  principe  de  tout  bien,  de  l'ignorance  le  principe  de  tout 
mal,  et  qui  ne  promet  le  s^dut  que  par  le  jugement,  par  le  talent  de 
concevoir  les  moyens  appropriés  aux  fins.  Nous  croyons  que,  dans 
toutes  les  directions  de  l'activité  humaine,  on  réussit  par  la  grâce 


l'iM-LLEXCI-    LITTÉr.AIUE    DANS    LES    BEAUX-ARTS.  907 

d'une  instruction  ou  d'un  développement  spécial  qui  n'a  rien  à  faire 
avec  ce  que  l'on  est  comme  homme,  que  l'on  arrive  rien  que  par  l'in- 
telligence à  primer  comme  penseur,  que  l'on  devient  grand  géologue 
rien  qu'en  vertu  de  certaines  connaissances  emmagasinées  dans  un 
coin  de  l'esprit,  que  l'on  devient  éminent  comme  poète  ou  comme 
peintre  rien  que  par  la  dépense  d'esprit  que  l'on  a  faite  à  l'égard 
de  la  peinture  ou  de  la  poésie,  rien  qu'en  possédant  une  habileté 
ou  un  organe  qui  ne  sert  qu'cà  faire  des  vers  ou  des  tableaux,  et  qui 
à  lui  seul  suffît  pour  les  bien  faire,  c'est-à-dire  qui  suffit  pour  nous 
rendre  experts  de  ce  côté  en  nous  laissant  d'ailleurs  pleine  liberté 
d'avoir  les  défauts  qui  peuvent  nous  égarer  dans  nos  actes  et  de  ne 
pas  avoir  les  qualités  qui  enfantent  les  nobles  sentimens,  les  vo- 
lontés droites  et  les  hautes  pensées.  Qu'on  lise  nos  jeunes  poètes 
et  nos  jeunes  romanciers,  et  l'on  verra  si  ce  n'est  pas  ainsi  qu'ils  ont 
compris  l'art  de  faire  de  beaux  romans  et  de  la  belle  poésie.  Et  ne 
serait-ce  pas  là  précisément  la  cause  de  leur  stérilité  et  de  leur  im- 
puissance? jXe  serait-ce  pas  encore  une  cause  toute  semblable  qui 
a  prédestiné  notre  politique  à  ne  construire  que  des  châteaux  de 
cartes,  notre  religion  à  perdre  toute  influence  sociale  et  tout  pouvoir 
sur  les  âmes?  Nous  avons  perdu  le  sentiment  de  l'unité  de  notre 
être;  toutes  nos  convictions  consistent  justement  à  n'y  pas  croire,  à 
ne  pas  reconnaître  que  nos  œuvres  de  poète,  de  savant,  de  penseur, 
ne  sauraient  être  avivées  que  par  notre  vie,  ennoblies  que  par  notre 
noblesse,  qu'elles  ne  seront  jamais  qu'une  grimace,  uncérémonial 
appris  ou  un  travail  de  manœuvre  en  tant  qu'elles  ne  seront  pas  la 
manifestation  de  notre  caractère  entier,  du  même  homme  central 
d'où  découlent  à  la  fois  nos  actes,  notre  morale,  nos  affections  et 
nos  convictions  de  tout  genre.  Nous  avons  préféré  rêver  le  rêve 
de  l'insensé,  caresser  l'espérance  commode  que,  lorsqu'on  veut  être 
peintre,  on  n'a  que  faire  des  vertus  qui  sont  bonnes  pour  le  saint  et 
le  héros.  Nous-mêmes,  de  nos  propres  mains,  nous  avons  brisé  le 
fd  qui  pouvait  seul  conduire  dans  nos  productions  l'électricité  de 
notre  vie  :  nous  nous  sommes  littéralement  appliqués  à  trouver,  à 
force  d'habileté,  l'art  de  mettre  dans  nos  œuvres  la  dignité,  l'émo- 
tion, l'infaillibilité  et  la  beauté  qui  n'étaient  pas  en  nous. 

Je  n'ai  fait  là  qu'exposer  à  ma  manière  la  pensée  de  M.  Ruskin, 
l'esprit  qui  est  répandu  dans  toutes  ses  paroles.  On  peut  juger  com- 
bien son  regard  porte  au-delà  des  tableaux.  Ce  qu'il  a  tenté,  ce  n'est 
pas  seulement  de  transformer  l'art  par  un  changement  de  méthode 
qui  ne  transformerait  que  lui  :  c'est  de  le  renouveler  en  s'attaquant 
au  tempérament  d'esprit  qui  nous  dirige  dans  toutes  nos  voies,  de 
le  régénérer  par  une  conversion  totale  qui  régénérerait  tout  aussi 
bien  notre  philosophie,  notre  politique  et  notre  vie  quotidienne. 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  résumer  sèchement  son  esthétique  pratique,  il  a  voulu  dire 
que  nous  nous  sommes  entièrement  trompés  en  pensant  qu'il  fallait 
nous  guider  sur  des  règles,  des  principes  de  style,  des  manières  de 
faire,  et  que  ce  qui  nous  perdait  était  précisément  cette  impuissance 
à  voir  que  les  connaissances  et  les  aptitudes  spéciales  de  l'artiste 
sont  simplement  ses  moyens.  Il  a  voulu  dire  qu'au  lieu  de  con- 
centrer notre  esprit  sur  les  tableaux,  au  lieu  de  nous  borner  à  re- 
chercher ce  qui  pouvait  être  d'un  bon  effet  sur  une  toile,  il  fallait  au 
contraire  faire  aflluer  dans  nos  tableaux  la  vie  de  tout  notre  être,  et 
qu'en  dernier  terme,  notre  imagination  de  peintre  n'aurait  jamais 
que  la  portée  de  nos  pensées,  le  sérieux  de  nos  affections,  la  no- 
blesse de  notre  conscience.  11  a  voulu  dire  enfin  que  le  secret  du 
triomphe  ou  de  la  défaite  n'était  pas  dans  un  code  de  bonnes  ou  de 
mauvaises  recettes,  mais  dans  le  caractère  moral,  dans  les  bons  et 
les  mauvais  mobiles  qui  du  fond  de  notre  cœur  gouvernent  à  notre 
insu  toutes  nos  facultés,  les  facultés  plastiques  aussi  bien  que  les 
autres.  Et  je  crois  qu'en  cela  il  a  été  plus  près  que  d'autres  de  mettre 
le  doigt  sur  le  vrai  principe  de  tout  génie  et  sur  le  vrai  principe  de 
toute  impuissance.  Il  se  trompe  en  tant  qu'il  juge  des  conditions  que 
les  tableaux  eux-mêmes  doivent  remplir,  il  se  trompe  très  grave- 
ment lorsqu'il  conclut  que  les  idées  abstraites  de  notre  intelligence 
ou  les  sentimens  purement  moraux  de  notre  conscience  sont  ce  que 
la  brosse  doit  directement  exprimer;  mais  il  a  raison  de  croire  qu'on 
n'est  pas  artiste  à  moins  d'être  d'abord  un  penseur  et  une  nature 
généreuse.  Il  en  est  du  peintre  comme  du  poète  :  c'est  ce  que  son 
esprit  découvre  et  ce  qui  fait  battre  son  cœur,  c'est  la  part  qu'il 
prend  à  tous  les  faits  de  ce  monde  qui  seule  peut  féconder  son  ta- 
lent. Chaque  idée  de  son  intelligence  a  pour  contre-coup  une  idée 
de  forme  ou  de  couleur  :  chaque  ébranlement  ou  chaque  élan  de  ses 
affections  détermine  une  émotion  et  une  inspiration  analogues  dans 
ses  facultés  plastiques.  Son  génie  de  peintre  n'est  que  l'écho  par  le- 
quel son  âme  de  peintre  répond  à  toutes  les  vibrations  de  ses  autres 
facultés.  Et  quant  à  l'influence  qu'exercent  les  qualités  et  les  défauts 
du  caractère  proprement  dit,  c'est  toujours  là  qu'il  en  faut  revenir. 
Après  tout,  comme  le  dit  M.  Ruskin,  il  n'y  a  jamais  eu  et  il  n'y  aura 
jamais  pour  l'art  que  deux  sources  possibles  :  l'amour  des  œuvres  de 
Dieu  ou  l'amour-propre,  —  le  besoin  de  rendre  hommage  à  quelque 
chose  qui  n'est  pas  nous,  ou  le  désir  de  nous  faire  valoir  nous- 
mêinos.  Et  de  ces  deux  inspirations,  celle  qui  a  fait  trouver  tout  ce 
que  le  monde  a  jamais  connu  de  vrai,  de  beau  et  de  bon  est  facile  h 
nommer.  Ainsi  qu'il  le  dit  encore  :  soyez  musulmans,  soyez  cln-é- 
tiens,  mais  croyez  à  quelque  chose  au-dessus  de  vous-mêmes.  Comme 
l'Égyptien,  adorez  un  faucon,  et  vous  le  peindrez  comme  ne  le  pein- 


l'influence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  909 

dra  jamais  celui  qui  n'y  voit  qu'un  bipède  emplumé,  car  l'extase 
que  vous  aurez  éprouvée  passera  par  votre  main  dans  votre  tableau, 
et  elle  lui  donnera  la  puissance  de  communiquer  à  d'autres  le  même 
transport.  Si  les  expositions  nous  apprennent  quelque  chose,  c'est 
que  le  talent  n'est  pas  ce  qui  manque,  et  que  la  médiocrité  où  res- 
tent tant  d'artistes  ne  tient  même  pas  à  un  défaut  d'aptitude  plas- 
tique, pas  plus  que  nos  bévues  et  nos  erreurs  ne  tiennent  d'ordi- 
naire à  une  incapacité  de  voir.  Sans  doute  nos  qualités  morales  sont 
entièrement  distinctes  de  nos  qualités  poétiques  ou  pictoriales,  et 
toutes  les  peifections  du  caractère,  en  se  manifestant  dans  un  ta- 
bleau, ne  lui  donneront  point  par  elles  seules  la  moindre  va- 
leur comme  tableau;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  c'est  la  sin- 
cérité, l'enthousiasme  et  la  droiture  de  l'homme  qui  peuvent 
seules  bien  diriger  les  aptitudes  de  l'artiste  et  leur  faire  porter  de 
bons  fruits.  Ce  qui  a  aveuglé  le  plus  de  penseurs  et  ce  qui  a  con- 
damné le  plus  de  peintres  à  la  banalité,  c'est  l'égoïsme,  qui  les  a 
rendus  insoucians,  ou  qui,  avec  ses  aigreurs,  a  étouffé  chez  eux 
toute  émotion  sympathique;  c'est  la  légèreté  et  le  défaut  de  sincé- 
rité qui  les  ont  empêchés  de  mettre  à  profit  ce  qu'ils  avaient  de 
puissance  pour  discerner  et  apprécier;  c'est  la  vanité  qui,  en  les 
rendant  esclaves  de  leurs  propres  volontés,  les  a  réduits  à  n'user 
de  leurs  moyens  et  de  leurs  forces  que  pour  chercher  ce  qui  pouvait 
plaire  au  public  ou  satisfaire  leur  propre  ambition. 

Je  ne  doute  pas  que  cette  tendance  de  moraliste  ne  soit  le  fond 
même  de  l'esprit  de  M.  Ruskin.  On  s'en  aperçoit  à  la  qualité  de 
son  style,  à  la  nature  de  son  imagination,  à  celle  de  la  poésie  qui 
colore  chacune  de  ses  phrases.  Entre  tous  les  magiciens  qui  ont 
animé  les  choses  inertes  de  leur  propre  vie,  il  a  cela  d'original  que 
pour  lui  la  terre  se  rattache  au  monde  de  la  conscience  par  une 
sorte  d'échelle  de  Jacob  :  au  lieu  de  refléter  les  joies  et  les  douleurs 
de  l'homme,  elle  est  à  ses  yeux  comme  un  théâtre  où  les  prototypes 
du  bien  et  du  mal,  où  la  patience,  l'amour,  la  soumission,  le  cou- 
rage, révèlent  dramatiquement  leur  énergie  malfaisante  ou  salutaire. 
Toutes  ses  meilleures  intuitions  à  l'égard  de  l'art  lui  viennent  de  la 
même  source;  il  les  a  trouvées  en  étudiant  la  peinture  avec  l'œil 
du  sens  moral,  avec  cette  clairvoyance  qui  ne  regarde  pas  du  côté 
de  l'effet  qu'un  tableau  peut  produire,  qui  ne  s'arrête  même  pas 
aux  intentions  que  l'artiste  a  pu  avoir,  aux  pensées  qu'il  a  voulu 
exprimer,  mais  qui  creuse  encore  plus  avant,  qui  va  jusqu'à  son 
être  intime,  jusqu'à  l'ensemble  des  organes  et  des  impuissances  qui, 
parleur  opération,  ont  déterminé  ses  pensées  et  ses  intentions.  C'est 
de  cette  façon  que  M.  Ruskin  a  surtout  montré  de  belles  qualités 
d'historien,  un  remarquable  sentiment  des  époques,  une  perspi- 


010  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cacité  supérieure  pour  surprendre  la  raison  secrète  et  le  lien  des 
diverses  écoles,  la  cause  de  leur  développement  et  de  leur  décré- 
pitude. 

Malheureusement  ce  que  M.  Ruskin  avait  ainsi  découvert,  il  ne  l'a 
pas  mis  au  service  de  l'art.  Tout  en  aimant  beaucoup  l'architecture 
et  la  peinture,  il  ne  les  a  point  assez  aimées  pour  elles-mêmes.  Il  a 
été  plus  préoccupé  du  développement  de  l'homme  en  tout  sens,  de 
son  progrès  intellectuel  et  religieux,  de  sa  santé  morale  enfin  que 
de  ses  facultés  plastiques  et  de  l'action  que  sa  santé  morale  pou- 
vait avoir  sur  elles  ;  en  somme,  c'est  l'art  lui-même  qu'il  a  mis  au 
service  d'un  but  étranger  à  l'art.  Il  a  évalué  les  tableaux  d'après  le 
profit  que  notre  intelligence  ou  notre  caractère  en  pouvait  tirer;  il  a 
voulu  obliger  les  facultés  plastiques  à  renier  leur  objet  et  leur 
œuvre  propre  pour  travailler  à  communiquer  toutes  les  pensées, 
tous  les  sentimens  qui  sont  intrinsèquement  bons  et  qui  peuvent 
nous  élever  dans  l'échelle  des  êtres.  Ou  plutôt,  car  je  ne  veux  pas 
laisser  échapper  un  des  aspects  intéressans  de  sa  physionomie,  il 
avait  en  lui,  comme  je  l'ai  dit,  deux  instincts  opposés,  les  deux  mêmes 
instincts  qui  existent  côte  à  côte  d'une  manière  si  marquée  dans 
sa  race,  et  qui  rendent  si  incompréhensible  pour  nous  la  rêveuse  et 
positive  Angleterre,  cette  patrie  des  Shakspeare  et  des  Stephenson, 
des  usines  et  des  enthousiasmes  religieux,  cette  terre  où  le  bon  sens 
le  plus  activement  impitoyable  coudoie  l'imagination  la  plus  vision- 
naire, où  les  esprits  frappeurs,  les  tables  tournantes  et  la  vieille  dé- 
monologie  trouvent  encore,  au  milieu  du  bruit  des  machines,  leurs 
plus  fervens  adeptes.  Pour  ceux  qui  sont  familiers  avec  la  littéra- 
ture anglaise,  je  pourrais  dire  que  M.  Ruskin  tient  à  la  fois  des  deux 
hommes  qui  ont  le  mieux  personnifié  cette  soif  de  vie  morale  et  ce 
besoin  d'action  du  caractère  national,  Wordsworth  et  Carlyle.  Comme 
Wordsworth  évidemment,  il  est  avide  avant  tout  de  dignité  humaine  : 
au  fond,  ce.  qu'il  appelle  de  ses  vœux,  c'est  l'avènement  d'un  art 
qui  soit  grand  et  beau  par  la  puissance,  l'activité  et  la  beauté  des 
facultés  qu'il  manifeste,  d'un  art  qui  représente  les  connaissances, 
les  pensées  et  les  sentimens  que  l'humanité  pourrait  avoir,  si  elle 
était  en  possession  de  toutes  ses  nobles  aptitudes.  D'un  autre  côté, 
le  besoin  d'observer  et  de  connaître,  le  côté  utilitaire  de  son  esprit, 
l'amour  de  la  nature  enfin  et  sans  doute  aussi  la  contagion  des  idées 
répandues  dans  l'air  ont  poussé  M.  Ruskin  dans  les  voies  de  Car- 
lyle :  il  lui  a  emprunté  ou  il  a  partagé  avec  lui  sa  métaphysique 
écossaise,  cette  étroite  psychologie  qui  confond  sans  cesse  la  vérité 
morale  et  la  vérité  physique,  qui  ne  conçoit  pas  qu'une  idée  humaine 
puisse  être  vraie  et  bonne,  si  ce  n'est  parce  qu'elle  exprime  une  vé- 
rité qu'on  a  aperçue  hors  de  soi,  et  qui  ne  reconnaît  dans  le  monde 


l'iiNtluence  littéraire  dans  les  beaux-arts.  911 

que  deux  grandes  classes  d'hommes  :  les  génies  qui  sont  propres  à 
tout,  parce  que  leur  seule  occupation  est  de  déchillrer  dans  les  faits 
les  lois  éternelles  de  l'univers,  et  les  logiciens  qui  ne  sont  propres 
à  rien,  parce  que  les  brumes  de  leur  propre  cerveau  les  empêchent 
de  lire  dans  les  faits  ces  mêmes  lois  éternelles.  Les  lois  de  l'univers! 
est-ce  donc  en  se  tournant  du  côté  des  faits  que  l'on  découvre  les 
lois  éternelles  qui  sont  écriies  dans  l'Evangile,  ou  ces  autres  vérités 
dont  les  poètes  ont  été  les  interprètes? —  Et  l'homme  donc,  n'est-il 
pas  lui  aussi  une  réalité,  une  œuvre  de  Dieu?  On  en  douterait  en 
écoutant  parler  M.  Garlyle  et  M.  Ruskin,  on  en  douterait  en  les  en- 
tendant proscrire  le  roman  et  toutes  les  fictions  des  poètes,  comme 
si  tout  ce  qui  n'est  pas  l'histoire  d'un  fait  ou  d'un  événement  ne 
pouvait  être  qu'un  misérable  mensonge. 

Le  résultat  de  ce  conflit,  nous  l'avons  vu.  En  voulant  que  l'art 
exprimât  toute  l'âme  humaine,  M.  Ruskin  a  voulu  en  même  temps 
que  l'art  ne  se  proposât  que  de  faire  connaître  la  nature  et  l'his- 
toire. Plutôt  que  de  mettre  d'accord  ces  deux  instincts  par  une 
concession  réciproque,  il  a  préféré  croire  à  une  sorte,  d'harmonie 
préétablie  entre  l'imagination  et  la  réalité;  il  a  préféré  supposer 
que  le  tableau  qui  était  le  plus  exact  et  le  plus  complet  comme 
définition  de  la  nature  était  par  là  même  le  plus  grand  et  le  plus 
complet  comme  expression  de  l'homme;  en  fin  de  compte,  il  s'est 
payé  d'un  compromis  illusoire,  qui,  loin  de  concilier  ses  deux  in- 
stincts, est  tout  entier  au  profit  de  son  réalisme.  De  ce  que  morale- 
ment la  disposition  la  plus  salutaire  et  la  plus  noble  est  cet  oubli 
de  nous-mêmes  qui  nous  porte  à  apprendre  plutôt  qu'à  faire  valoir 
nos  propres  pensées,  à  nous  former  une  idée  des  choses  plutôt  qu'à 
décider  d'après  nos  idées  ce  que  doivent  être  les  choses;  de  ce  qu'il 
vaut  mieux  dépenser  ses  affections  à  rendre  hommage  aux  beautés 
de  ce  qui  est  que  de  demander  sans  cesse  à  ses  goûts  et  à  ses  désirs 
€6  qu'ils  peuvent  imaginer  de  plus  agréable  pour  eux,  M.  Ruskin  a 
conclu  que  le  seul  but  de  l'art  devait  être  de  retracer  ce  qu'on  pou- 
vait connaître  en  regardant  hors  de  soi,  et  qu'un  pareil  art  résoudrait 
pleinement  le  problème  dont  il  cherchait  la  solution,  qu'il  serait  à 
la  fois  la  représentation  de  la  nature  dans  toute  sa  vérité  et  la  mani- 
festation de  l'homme  dans  son  plus  bel  état  moral.  C'est  là  une  mau- 
vaise logique,  aussi  mauvaise  que  celle  du  critique  qui,  sous  pré- 
texte que  la  conscience  l'emporte  en  dignité  sur  l'intelligence  et 
l'instinct  dramatique,  soutiendrait  que  le  meilleur  roman  est  celui 
qui  se  propose  de  développer  directement  les  injonctions  de  la  con- 
science. Dans  l'intérêt  même  de  la  morale,  ne  fut-ce  que  pour  enle- 
ver à  ses  adversaires  l'occasion  d'un  triomphe  sur  ceux  qui  plaident 
sa  cause,  on  ne  doit  pas  laisser  passer  de  telles  aberrations.  C'est  lo 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

romancier  lui-inônie  qui  est  tenu  d'avoir  le  sentiment  moral;  c'est 
en  lui  que  la  conscience  doit  être  pour  lui  ouvrir  les  yeux  sur  des 
mondes  nouveaux,  i)our  le  rendre  capable  d'éprouver  toutes  les 
admirations  et  les  ré|)idsions  c{ue  peuvent  causer  les  no])lesses  et  les 
bassesses  de  caractèie,  pour  lui  donner  ainsi  la  puissance  de  créer 
des  personnifications  où  le  mal  et  le  bien  revivent  dans  leurs  com- 
binaisons infinies,  où  ils  apparaissent  sous  des  traits  qui  accentuent 
éne.rgi({uem(;nt  leur  beauté  et  leur  laideur;  mais  vouloir  que  l'a'uvre 
écrite  soit  une  thèse  de  propos  délibéré,  c'est  tout  bonnement  nier 
le  roman,  c'est  dire  au  l'omancier  de  se  faire  prédicateur,  et  du 
môme  coup  c'est  enlever  à  la  conscience  un  de  ses  moyens  de  pro- 
pagande les  plus  efficaces,  car  celui  qui  parle  avec  le  parti-pris  de 
nous  enseigner  provoque  la  résistance  de  notre  volonté,  tandis  que 
notre  âme  s'ouvre  d'elle-même  devant  l'émotion  et  le  laisser-aller 
de  l'imagination.  Les  créations  de  celle-ci  sont  des  épanchemens, 
et,  sans  que  nous  nous  en  doutions,  nous  sommes  gagnés  par  les 
sentimens  qui  les  ont  fait  naître. 

De  môme,  c'est  dans  l'âme  de  l'artiste  que  doivent  se  trouver  l'a- 
mour de  la  nature,  la  soif  de  la  vérité,  l'oubli  de  soi  et  la  pensée.  Il 
n'en  peut  jamais  avoir  assez,  et  on  ne  peut  tro})  le  lui  répéter  :  comme 
honnne,  il  iaut  (|u'il  n'ait  pas  d'autre  occupation  et  d'autre  joie  que 
d'étudier  les  œuvi-es  de  Dieu;  comme  peintre,  il  faut  qu'il  n'ait  pas 
d'autre  but  que  de  traduire  fidèlement  les  pensées  et  les  sentimens 
(ju'une  étude  incessante  et  passionnée  de  la  réalité  a  pu  faire  naître 
en  lui.  Seulement  ce  qui  est  mauvais,  c'<3St  de  l'asservira  une  tâche, 
c'est  de  lui  enlever  le  droit  d'énoncer  librement  ses  pensées  et  ses 
s(uitimeiis,  le  droit  de  les  expi'imer  comme  ils  s'expriment  en  lui,  de 
les  retracer  dans  leurs  libres  mouvemens  et  leurs  caprices,  de  repré- 
senter plutôt  les  tableaux  qu'ils  peuvent  former  dans  son  esprit  quand 
ils  se  combinent  au  gré  (h;  ses  instincts  plastirpies,  quand  chaque 
faculté  apporte  à  rimaglnationson  (ixpériencc  énuie  et  ses  souvenirs 
pour  qu'elle  les  métamorphose  en  une  vision  dt;  formes  et  de  cou- 
leurs. Ce  qui  est  funeste  enfin,  c'est  de  confondre  la  vérité  et  la 
sincérité,  comme  cela  arrive  perpétuellement  à  M.  liuskin.  Cette 
seule  (M-reur  a  empêché  l'auteur  des  Modem  Painters  de  lire  juste 
la  morale  du  passé  et  la  leçon  de  l'avenir.  Il  a  cru  que  la  peinture 
primitive;  avait  dû  sa  sève  à  ce  qu'elle  faisait  passer  le  vrai  avant  le 
beau;  il  a  cru  que  la  foi  avait  vivifié  l'art  parce  qu'elle  le  poussait 
au  réalisme,  et  que  l'incrédulité  l'a  tué  ])arce  qu'elle  l'en  a  éloigné, 
llistorirjuement  cela  n'est  pas  exact.  Il  faudrait  dire  plutôt  que  la  foi 
a  été  favoi'able  aux  artistes  en  contribuant  à  les  rendre  sincères, 
en  faisant  d'eux  des  hommes  dominés  par  des  sentimens  intenses, 
et  qui  de  la  sorte  étaient  moins  tentés  de  peindre  en  dehors  de  leurs 


i.'lnfluexce  littéraire  dans  les  beaux-arts.  913 

émotions  véritables  ou  sans  aucune  émotion.  Les  premiers  Floren- 
tins pouvaient  penser  qu'ils  n'étaient  que  vrais  comme  l'entend 
M.  Ruskin;  mais  cela  signifiait  simplement  qu'ils  étaient  incapables 
de  distinguer  l'objet  qui  les  frappait  de  l'impression  qu'ils  en  re- 
cevaient. Ils  ressemblaient  à  l'enfant  qui  ne  parle  que  des  choses 
sensibles  et  qui  prend  sans  cesse  ce  qu'il  s'imagine  pour  un  fait 
qu'il  voit.  En  réalité,  ce  qui  nous  attire  encore  vers  leurs  œuvres, 
ce  n'est  point  la  valeur  qu'elles  ont  comme  compte-rendu  de  la 
réalité.  Si,  malgré  toutes  leurs  maladresses,  elles  gardent  un  je 
ne  sais  quoi  qui  vaut  toutes  les  adresses,  le  secret  du  sortilège  à 
mon  sens  est  surtout  dans  leur  naïveté.  Il  est  dans  la  manière  dont 
l'artiste  trahit  involontairement  son  âme  à  travers  son  récit,  dans 
son  indétermijiation  absolue  entre  le  beau  et  le  vrai,  entre  ce  qu'il 
aime  ou  conçoit  lui-même  et  ce  qu'il  voit  ou  pense  des  objets.  Les 
Giotto,  les  Angelico,  les  Memmi,  les  Gaddi,  n'avaient  aucun  parti- 
pris,  pas  plus  celui  de  représenter  les  réalités  sans  tenir  compte  de 
leurs  affections  que  celui  d'exprimer  leurs  affections  sans  représen- 
ter les  objets;  ils  n'avaient  aucune  idée  du  beau  qui  n'est  pas  le 
vrai,  aucune  idée  du  vrai  qui  n'est  pas  le  beau,  et  c'est  pour  cela 
même  qu'ils  ont  si  bien  réussi  à  rendre  à  la  fois  leur  sentiment  du 
vrai  et  du  beau,  c'est  pour  cela  qu'ils  ont  eu  le  privilège  d'être  in- 
spirés à  la  fois  par  tout  ce  qui  était  en  eux,  par  leurs  instincts  et 
leurs  s\mpathies  aussi  bien  que  par  leurs  connaissances;  c'est  ])our 
cela  que  leurs  œuvres,  au  lieu  d'être  purement  la  formule  d'une  idée 
exclusive,  sont  l'incarnation  de  leur  âme  entière,  de  l'indicible  unité 
de  leur  être. 

De  nos  jours  encore,  quoique  plus  difficile  à  résoudre,  le  pro- 
blème de  l'art  n'a  pas  changé  :  il  s'agit  toujours  pour  l'artiste  de 
s'exprimer  lui-même  en  exprimant  les  choses.  Le  véritable  mal, 
celui  qui  a  été  et  qui  est  la  cause  de  tous  les  égaremens,  c'est  de  ne 
plus  sentir  parce  ({u'on  raisonne,  c'est  de  ne  plus  peindre  le  beau 
ou  le  vrai  comme  on  les  sent,  parce  qu'on  v(;ut  peindre  l'idée  qu'on 
peut  s'en  faire,  c'est  de  sortir  de  sa  propre  pensée,  de  sa  propre 
émotion,  de  ses  propres  affections,  parce  qu'on  interroge  son  juge- 
ment, et  qu'on  s'applique  à  exécuter  comme  une  inerte  machine  ce 
qu'on  croit  propre  à  causer  aux  autres  telle  ou  telle  impression.  Le 
véritable  mal,  c'est  le  machiavélisme  secret  qui  regarde  du  côté  du 
public  et  qui  ne  vise  qu'à  agir  sur  le  spectateur,  qui  combine  ses 
tableaux  comme  un  moyen  d'action  en  vue  de  produire  un  effet 
voulu  d'avance.  Peignons  ce  que  nous  avons  vu,  peignons  ce  que 
nous  avons  imaginé,  mais  peignons  naïvement,  c'est-à-dire  libre- 
ment autant  que  sincèrement.  Sortons  de  nos  pensées,  ouvrons  notre 
cœur  au  large  pour  observer,  apprécier,  admirer,  et  laissons  en- 

TOME   XXXIV,  5S 


914  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

suite  notre  récolte  prendre  en  nous  la  forme  qu'il  lui  plaira,  celle 
d'une  fiction,  d'un  rêve  fantastique  ou  d'une  histoire.  S'astreindre 
à  définir  un  fait,  à  relater  un  événement,  à  faire  comprendre  une 
idée,  ce  n'est  que  de  la  prose.  Peinture,  poésie,  musique,  l'art  est 
la  vérité  humaine  et  vivante.  Gomme  l'a  dit  Schiller,  l'instinct  qui 
l'inspire  est  un  instinct  de  jeu.  Nous  sommes  artistes  quand  nos  fa- 
cultés s'ébattent,  quand,  au  lieu  d'être  attelées  comme  des  chevaux 
de  trait  à  un  propos  délibéré,  elles  s'enivrent  en  nous  du  plaisir 
d'exercer  leurs  forces,  de  s'abandonner  à  leurs  seuls  entraînemens, 
et  que  par  là  même  elles  ne  révèlent  que  mieux  leur  nature. 

D'échelon  en  échelon,  si  l'on  remontait  jusqu'à  la  cause  première 
du  système  erroné  de  M.  Ruskin,  peut-être  trouverait-on  que  son 
seul  tort  est  d'avoir  trop  abondé  dans  le  sens  de  sa  race,  d'avoir  été, 
par  son  besoin  de  rendre  la  peinture  ])ratiquement  utile,  un  repré- 
sentant et  un  organe  trop  fidèle  du  terrible  sérieux  de  l'Angleterre; 
mais  cela  n'est  pour  sa  théorie  qu'une  circonstance  aggravante.  Au 
lieu  de  contenir  les  penchans  qui  déjà  dominent  à  l'excès  autour  de 
lui,  il  les  flatte  et  les  surexcite  encore;  au  lieu  d'ouvrir  les  yeux  de 
l'école  anglaise  sur  ce  qui  lui  manque,  il  l'encourage  à  se  faire  un 
mérite  de  ses  défauts.  A  l'heure  qu'il  est  surtout,  c'est  d'une  tout 
autre  leçon  que  les  esprits  auraient  besoin.  Dernièrement  on  a  con- 
struit à  Oxford  un  musée  destiné  aux  collections  scientifiques,  et 
tout  autour  de  la  cour  principale  du  bâtiment  quatre  rangs  de  co- 
lonnes méthodiquement  classées  présentent  conmie  une  carte  allé- 
gorique de  la  constitution  du  sol  anglais.  L'architecte  n'a  pas  choisi 
ses  matériaux  en  vue  d'un  effet  architectural;  il  a  voulu  que  les  di- 
verses espèces  de  marbre  et  de  pierre  colorée  qui  se  trouvent  en 
Angleterre  fussent  chacune  représentée  par  un  spécimen  dans  sa  co- 
lonnade, afin  que  le  cloître  aussi  eût  un  enseignement  à  transmet- 
tre. Le  musée  d'Oxford  me  semble  un  excellent  symbole  de  ce  qui  se 
passe  dans  toute  l'Angleterre  à  l'endroit  des  beaux-arts.  Ailleurs  on 
s'est  occupé  des  tableaux  parce  qu'on  les  aimait,  ou  on  les  a  négli- 
gés parce  qu'on  ne  s'en  souciait  pas.  Ici  c'est  une  passion  d'archi- 
tecture et  de  peinture  qui  est  enfantée  par  l'amour  de  la  science; 
c'est  une  soif  d'instruction  qui  a  l'idée  fixe  de  se  satisfaire  par  des 
monumens,  c'est  un  enthousiasme  qui  veut  des  œuvres  plastiques, 
qui  en  veut  encore,  mais  qui  semble  inspiré  par  le  mépris  même 
des  sentimens  plastiques,  et  qui  n'entend  admirer  ou  tolérer  les 
sculptures  et  les  tableaux  qu'autant  qu'ils  seront  devenus  des  leçons 
d'histoire,  de  morale  ou  de  philosophie.  «Au  lieu  des  .lupiters,  des 
Vénus  et  des  Apollons,  s'écriait  un  journal  très  répandu  en  récla- 
mant la  réforme  de  l'Académie  royale,  en  lui  reprochant  la  part 
qu'elle  iait  dans  son  enseignement  aux  études  d'après  l'antique,  au 


L  INFLUENCE    LITTERAIRE    DANS    LES    BEAUX-ARTS.  915 

lieu  des  dieux  et  des  héros  ipiaginaires  que  nous  a  laissés  le  ciseau 
d'un  Phidias,  que  ne  donnerions-nous  pas  pour  avoir  un  vrai  por- 
trait d'Homère?  La  simple  image  d'un  jeune  Grec    que  l'artiste 
nous  eût  fait  connaître  tel  qu'il  était  serait  plus  intéressante  pour 
nous  que  toutes  ces  ligures  idéales.  »  Oui  sans  doute,  elle  serait 
plus  intéressante  pour  ceux   qui  ne  s'intéressent  qu'à  l'histoire. 
Dans  la  poésie,  le  drame,  le  roman,  la  critique  littéraire,  ce  sont  là 
les  principes  qui  régnent  en  souverains,  c'est  l'esthétique  anglaise 
du  jour,  et  jusque  parmi  les  artistes  elle  trouve  son  armée  militante 
dans  ce  groupe  de  jeunes  peintres  qui  ont  pris  le  nom  de  préraphaé- 
lites, quoique  certainement  ils  soient  loin  d'avoir  le  laisser-aller  et 
l'instinct  de  la  grâce  qui  distinguaient  les  devanciers  de  Raphaël.  Je 
ne  voudrais  pas  juger  ici  sommairement  des  hommes  qui  sont  di- 
gnes de  respect  pour  leur  bonne  volonté;  je  ne  voudrais  pas  leur 
contester  un  sentiment  de  miniaturiste  et  plus  d'une  autre  qualité 
de  franc  aloi,  mais  je  puis  dire  au  moins  que  leur  école  est  pour  moi 
une  sorte  de  miracle.  C'est  l'ascétisme  absolu  dans  la  peinture,  c'est 
la  fureur  du  renoncement  poussée  à  ses  plus  extrêmes  conséquences, 
c'est  une  petite  église  d'artistes  qui  s'acharnent  positivement  à  s'im- 
poser les  tâches  les  plus  rudes  et  à  se  sevrer  de  toutes  les  joies,  à 
ne  jamais  se  permettre  de  s'épancher  sur  leurs  toiles,  d'y  laisser 
tomber  ce  qui  leur  vient  à  l'esprit,  ce  qui  les  a  frappés,  ce  qu'ils 
auraient  plaisir  à  peindre.  Il  y  a  environ  un  an,  Londres  entier  était 
mis  en  émoi  par  un  tableau  où  l'un  des  chefs  de  l'école,  M.  Hunt, 
avait  représenté  le   Christ  enfant  enseignant  les  docteurs.    Pour 
égaler  les  peines  que  l'artiste  s'était  données,  l'enthousiasme  n'eût 
jamais  pu  être  assez  grand.  M.  Hunt  avait  fait  un  long  séjour  en 
Judée  afin  d'y  étudier  le  caractère  des  lieux;  il  avait  consacré  cinq 
ans  à  des  lectures,  des  recherches  d'érudition,  des  études  de  tout 
genre  en  vue  de  satisfaire  les  antiquaires,  les  théologiens,  les  phy- 
siognomonistes,  en  vue  de  faire  dire  à  ceux  qui  s'étaient  adonnés 
pendant  des  années  à  la  science  des  chaussures  d'Israël  que  ses 
chaussures  étaient  irréprochables;  mais,  hélas!  il  est  difficile  de  con- 
tenter tout  le  monde.  Après  avoir  examiné  le  tableau,  une  dame 
juive  dit  gravement  :  «  Cela  est  fort  beau,  seulement  on  voit  que 
l'auteur  ne  connaissait  pas  le  trait  distinctif  de  la  race  de  Juda;  il  a 
donné  à  ses  docteurs  les  pieds  plats  qui  sont  de  la  tribu  de  Ruben, 
tandis  que  les  hommes  de  Juda  avaient  le  cou-de-pied  fortement 
cambré,  n  Voilà  la  Némésis,  voilà  ce  que  la  peinture  gagne  à  vouloir 
rivaliser  avec  chaque  spécialité  sur  son  propre  terrain.  —  Chacun 
son  métier,  dirai-je,  et  les  vaches  seront  bien  gardées. 

J.  Mils  AND. 


ÉTUDES 

D'ÉCONOMIE   FORESTIÈRE' 


LA  VIE    ANIMALE    DANS    LES   FORÊTS   DE   LA   FRANCE. 


Coites  de  Zoologie  forestière,  par  M.  A.  Mathieu,  inspecteur  des  forêts. 
Les  Insectes  nuisibles  et  les  Oiseaux,  par  M.  de  Tschudi,  1860. 


L'aspect  d'une  forêt  produit  sur  les  natures  même  les  plus  re- 
belles en  apparence  à  toute  émotion,  les  plus  indiilerentes  à  tout 
effet  pittoresque,  une  impression  dont  elles  ne  peuvent  se  défendre. 
La  majestueuse  grandeur  de  ces  arbres  qui  se  succèdent  à  perte  de 
vue  les  force  à  s'incliner  devant  une  puissance  supérieure  et  à  lui 
rendre  hommage.  Aussi  les  forêts  ont-elles  été  chez  presque  tous  les 
peuples  affectées  au  culte  de  la  Divinité;  les  Grecs  les  croyaient 
peuplées  de  dieux,  les  Gaulois  y  célébraient  leurs  cérémonies  reli- 
gieuses, et  de  nos  jours  encore  il  n'est  pas  une  contrée  qui  n'ait  au 
plus  profond  des  massifs  quelque  arbre  consacré  par  la  piété  popu- 
laire. 

Chaque  forêt  a  son  caractère  particulier  qui  dépend  des  essences 
qui  la  composent.  Le  chêne  au  tronc  gris  et  crevassé,  au  feuillage 
terne  et  découpé,  a  un  aspect  triste  et  monotone.  Fier  de  sa  force, 
il  ne  souffre  pas  d'être  dominé,  et  dès  les  premières  années  il  périt 
plutôt  que  de  végéter  sous  l'ombrage.  Il  n'en  est  pas  de  même  du 
hêtre;  sa  présence  dans  une  forêt  suffit  pour  y  mettre  de  la  variété. 

^1)  Voyez  la  lievue  du  15  janvier,  l"^""  juin,  1"'  novembre  1800,  15  mai  18G1. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  917 

Son  écorce  blanche  et  lisse,  ses  feuilles  d'un  vert  tendre,  le  font  re- 
connaître au  loin,  et  l'ombre  épaisse  dont  il  couvre  le  sol  y  étouffe 
toutes  les  herbes  parasites.  Le  sapin  se  présente  avec  sa  tige  droite 
et  élancée,  son  feuillage  toujours  vert;  mais  les  rameaux,  réguliè- 
rement disposés  sur  le  tronc,  obéissent  à  une  loi  inflexible  et  donnent 
à  tous  les  arbres  un  aspect  uniforme  qui  empêche  qu'on  ne  les  dis- 
tingue les  uns  des  autres.  Il  y  a  beaucoup  plus  de  fantaisie  dans  les 
bois  à  feuilles  caduques  où  chaque  individu  obéit  en  quelque  sorte  à 
sa  propre  inspiration.  Toute  forêt  enfin  a  une  physionomie  propre, 
mobile,  mais  qui  change  à  toute  heure  du  jour,  à  toute  saison  de  l'an- 
née. Cependant  ce  n'est  là  encore  qu'un  spectacle  tout  à  fait  superfi- 
ciel. Pour  qui  sait  en  pénétrer  les  secrets,  une  forêt  est  un  monde  tout 
entier  dans  lequel  on  retrouve  l'échelle  complète  des  êtres  organisés, 
depuis  le  plus  parfait  et  le  dernier  venu  jusqu'à  celui  dont  la  consti- 
tution l'udimentaire  trahit  les  premiers  eftbrts  de  la  création.  La  vie 
animale,  qui  s'y  manifeste  sous  les  formes  les  plus  diverses,  diffère 
essentiellement  de  celle  que  nous  observons  autour  de  nous.  Vivant 
en  liberté  avec  l'instinct  que  la  nature  leur  a  donné,  les  animaux 
qu'on  y  rencontre  n'y  sont  soumis  qu'à  une  loi,  celle  qui  règle  la 
propagation  des  espèces  de  manière  à  maintenir  entre  elles  un  équi- 
libre nécessaire.  Ils  naissent  et  meurent  sans  avoir  subi  l'action  de 
l'homme;  mais  ils  n'en  doivent  pas  moins  être  en  sa  puissance,  car, 
suivant  les  usages  auxquels  ils  sont  propres,  les  substances  dont  ils 
se  nourrissent,  ils  sont  pour  lui  ou  de  précieux  auxiliaires  ou  des 
ennemis  dont  il  doit  se  débarrasser  sans  pitié.  Un  grand  nombre 
d'entre  eux  d'ailleurs  vivent  aux  dépens  des  arbres  et  exercent  par 
conséquent  sur  la  végétation  des  forêts  une  influence  qu'il  faut  con- 
naître quand  on  s'occupe  de  sylviculture. 


I. 

De  tous  les  habitans  des  bois,  les  moins  utiles  à  l'homme  sont  à 
coup  sur  les  insectes.  Ils  ont  cependant,  comme  le  fait  remarquer 
M.  Michelet,  un  rôle  à  jouer,  et  tiennent  leur  place  dans  l'harmonie 
générale.  S'attaquant  de  préférence  à  tout  ce  qui  est  chétif  et  ma- 
lingre, ils  suppriment  la  maladie,  précipitent  la  mort  et  accélèrent 
le  retour  de  la  vie;  ils  dissèquent  les  cadavres  et  purgent  l'atmo- 
sphère des  miasmes  fétides  qu'y  répandrait  la  décomposition  des 
corps  organisés.  Malheureusement  ils  ne  s'en  tiennent  pas  là,  et 
avec  une  implacable  voracité  ils  s'en  prennent,  faute  de  mieux,  aux 
êtres  pleins  de  vie.  Chacune  de  leurs  innombrables  espèces  a  son 
jour  et  sa  saison,  chacune  sa  plante  ou  son  animal,  et  si  la  multi- 


918  REVUE    DES    DEUX    MO.\DES. 

plicatiori  n'en  était  rigoureusement  contenue,  ils  finiraient  par 
nous  dévorer  tous,  vieux  et  jeunes,  malades  et  bien  portans.  Qui- 
conque a,  pendant  les  fortes  chaleurs  de  l'été,  traversé  certaines 
forêts  humides  sait  quel  fléau  sont  les  taons  et  les  cousins.  Tour- 
noyant par  centaines  autour  des  hommes  et  des  animaux,  ils  les  fa- 
tiguent de  leur  bourdonnement  monotone,  cherchant  le  point  à  atta- 
quer. Aussitôt  qu'ils  l'ont  trouvé,  ils  se  mettent  à  l'œuvre,  percent 
l'épiderme  avec  leur  dard  en  pertuis  et  introduisent  dans  le  sang 
cette  salive  acre  qui  cause  de  si  cuisantes  démangeaisons.  Ils  ne 
quittent  pas  la  place  qu'ils  ne  soient  repus  :  chassez-les,  ils  revien- 
nent; tuez -les,  ils  sont  remplacés  par  d'autres.  Contre  eux,  pas 
d'autre  remède  que  la  fuite.  Les  tics  ne  valent  pas  mieux  :  ce  sont 
d'autres  parasites  de  la  grosseur  d'une  tète  d'épingle,  qui  vivent 
ordinairement  dans  les  herbes  et  s'attachent  aux  jambes  en  se  plon- 
geant dans  la  chair  jusqu'à  mi-corps.  On  ne  peut  les  enlever  qu'en, 
les  enduisant  d'huile,  car  ils  laisseraient  leur  tête  dans  la  plaie  plu- 
tôt que  de  lâcher  prise. 

Ces  insectes  cependant  sont  plus  désagréables  que  nuisibles ,.  et 
ne  présentent  d'ailleurs  au  point  de  vue  forestier  qu'un  intérêt  se- 
condaire. Il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  qui,  exclusivement  her- 
bivores, causent  parfois  aux  forêts  un  mal  irréparable.  Au  premier 
rang  figurent  les  chenilles ,  qui ,  dévorant  les  feuilles ,  privent  les 
arbres  de  leurs  organes  respiratoires  et  en  enti-avent  la  végétation, 
quand  elles  n'en  occasionnent  pas  la  mort.  Destinées  à  devenir  plus 
tard  des  papillons  inoffensifs  (1),  aux  brillantes  couleurs,  au  vol  ti- 
mide et  indécis,  à  la  trompe  en  spirale,  faite  pour  pomper  les  sucs 
des  fleurs,  elles  sont,  pendant  la  première  période  de  leur  existence, 
d'une  voracité  efl'rayante,  qu'explique  du  reste  une  croissance  très 
rapide,  et  dévastent  des  cantons  entiers  comme  si  le  feu  y  avait 
passé.  Si  les  chenilles  mangent  les  feuilles,  il  est  d'autres  insectes 
qui  s'en  prennent  à  la  tige,  qui  creusent  le  bois,  le  minent,  le  per- 
forent en  tout  sens.  Quelques-uns  s'attaquent  aux  racines,  d'autres 
aux  bourgeons;  tous  font  des  blessures  plus  ou  moins  graves,  dont 
la  mort  de  l'arbre  est  la  conséquence  ordinaire.  Ils  occasionnent 
parfois  des  phénomènes  de  végétation  assez  curieux  :  tantôt  ils  font 
dévier  les  branches,  tantôt  provoquent  des  excroissances  cornées 

(1)  On  sait  que,  comme  tous  les  insectes,  les  lépiiloptèrex  subissent  plusieurs  trans- 
formations avant  d'arriver  à  Tûtat  parfait.  L'œuf  produit  la  larve  ou  chenille,  qui,  après 
un  temps  plus  ou  moins  long,  passe  à  l'état  de  nymphe  ou  chrysalide.  C'est  de  celle-ci 
que  sort  l'insecte  parfait  qu'on  appelle  papillon,  et  qui  périt  le  plus  souvent  aussitôt 
après  avoir  pondu  de  nouveaux  œufs.  Ce  fut  Swammerdam  qui  le  premier,  vers  la  fin 
du  wii"  siècle,  constata  ces  diverses  phases  de  la  vie  de  l'insecte,  et  ce  ne  fut  pas  sans 
peine  qu'il  put  faire  accepter  sa  découverte. 


ÉTUDES    D'ÉCOiXOMrE    FORESTIÈRE.  910 

sur  les  feuilles.  La  noix  de  galle,  d'un  emploi  très  répandu  en  tein- 
ture, est  produite  par  la  piqûre  d'un  insecte  appelé  ri/iu'ps,  qui 
pond  ses  œufs  dans  les  bourgeons  du  chêne.  En  se  développant,  le 
bourgeon  piqué  donne  naissance  à  cette  petite  noix  sphérique  qui 
renferme  des  principes  colorans,  et  qu'on  récolte  vers  le  milieu  de 
juillet. 

Tous  les  insectes  ne  vivent  pas  indifféremment  sur  tous  les  arbres; 
ils  ont  leurs  essences  de  prédilection,  et  ne  s'adressent  à  d'autres 
que  poussés  par  la  faim.  Les  bois  résineux  souffrent  beaucoup  plus 
de  leurs  ravages  que  les  bois  feuillus,  parce  qu'une  fois  leurs  ai- 
guilles tombées,  ils  meurent  infailliblement;  la  perte  des  feuilles 
dans  les  derniers,  à  moins  qu'elle  ne  se  répète  plusieurs  années  de 
suite,  n'est  pas  mortelle  et  n'occasionne  qu'un  simple  arrêt  dans  la 
végétation. 

De  tous  les  arbres,  le  plus  menacé  c'est  le  pin.  Depuis  sa  nais- 
sance jusqu'à  sa  mort,  il  est  entouré  d'ennemis.  Dans  sa  jeunesse, 
c'est  la  larve  du  hanneton  qui  mange  ses  racines;  c'est  Vhylobc,  co- 
léoptère  long  de  2  centimètres  environ,  armé  d'une  trompe  cornée, 
qui  ronge  l'écorce  du  jeune  plant;  c'est  Vhyh'sine,  qui  perfore  les 
nouvelles  pousses,  y  creuse  une  galerie  de  bas  en  haut  et  les  fait 
sécher;  puis  viennent  les  chenilles,  et  malheureusement  elles  sont 
nombreuses,  les  espèces  qui  dévorent  cette  essence  :  ce  sont  les 
noctuelles,  les  pyirdcs,  les  bomhy.r  jJtnivores,  les  lipern's,  d'autant 
plus  dangereuses  qu'au  lieu  de  commencer  par  l'extrémité  des  ai- 
guilles, elles  les  coupent  à  la  base,  faisant  ainsi  tomber  aussitôt  la 
partie  supérieure;  c'est  enfin  la  plus  terrible  de  toutes,  le  lasio- 
eampe  du  pin.  A  l'état  parfait,  c'est  un  papillon  nocturne,  au  vol 
lourd  et  pesant,  aux  ailes  brunes  ;  la  chenille  est  tachetée  de  noir, 
de  rouge  et  de  blanc,  et  armée  de  poils  venimeux  dont  le  contact 
avec  notre  épidémie  suffit  pour  causer  des  intlammations.  La  fe- 
melle pond  en  moyenne  deux  cents  œufs,  qu'elle  dépose  sur  l'é- 
corce des  arbres,  à  l'aisselle  des  branches,  par  tas  irréguliers  de 
cinquante  environ.  Après  l'éclosion,  qui  se  fait  en  été,  les  jeunes 
chenilles  grimpent  au  sommet  de  l'arbre  et  y  restent  jusqu'au  com- 
mencement de  l'hiver,  époque  où  elles  s'enfouissent  en  terre  pour 
reparaître  au  printemps  et  se  transformer  en  nymphes  au  mois  de 
juillet.  Ces  chenilles  se  multiplient  rapidement  et  sont  très  mobiles; 
elles  passent  d'un  arbre  à  l'autre  malgré  les  obstacles  qu'elles  peu- 
vent rencontrer,  voyagent  en  colonnes  serrées  à  de  très  grandes 
distances,  et  leurs  ravages  s'étendent  parfois  sur  des  forêts  entières. 
C'est  ainsi  qu'en  Allemagne,  de  1791  à  1793,  une  invasion  de  lasio- 
campes  détruisit  23,000  hectares  de  forêts  et  n'y  laissa  aucune  trace 
de  végétation.  Lorsque  les  pins  attaqués  par  cette  masse  d'ennemis 


920  HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commencent  à  dépérir,  arrive  le  tour  des  insectes  xylopluiga^,  ou 
mangeurs  de  bois,  qui,  vivant  dans  l'intérieur  même  de  l'arbre,  n'a- 
vaient pu  jusqu'alors,  à  cause  du  mouvement  de  la  sève,  s'installer 
dans  le  tissu  ligneux.  Ils  achèvent  l'œuvre  de  mort  commencée  par 
les  premiers. 

L'épicéa  et  le  sapin,  moins  exposés  que  le  pin  aux  ravages  des 
chenilles,  le  sont  davantage  à  ceux  des  xylophages.  L'un  de  ces  in- 
sectes, coléoptère  de  2  millimètres  de  long,  du  genre  bostriclic,  a 
mérité  le  nom  de  typographe  à  cause  de  la  régularité  des  galeries 
qu'il  creuse.  Il  commence  par  trouer  l'écorce  jusqu'au  liber,  et  y 
pratique  une  chambre  dans  laquelle  viennent  s'accoupler  un  certain 
nombre  d'individus.  Chacune  des  femelles  fécondées  creuse  aussitôt 
sa  galerie  particulière,  où  elle  pond  de  vingt  à  cent  œufs.  Â  peine 
écloses,  les  jeunes  larves  ouvrent  à  leur  tour  de  nouvelles  galeries 
perpendiculaires  à  la  première  et  vont  se  transformer  en  nymphes 
dans  l'écorce.  Bien  que  ces  insectes  séjournent  de  préférence  dans 
les  arbres  languissans  ou  abattus,  ils  s'attaquent  souvent  aux  plus 
vigoureux,  et  finissent  par  les  faire  succomber  à  leurs  innombrables 
blessures. 

Dans  les  forêts  d'essences  feuillues,  l'insecte  le  plus  à  craindre  est 
le  hanneton.  Les  larves,  connues  aussi  sous  le  nom  de  vers  blancs, 
turcs,  etc.,  sortent  d'œufs  déposés  en  terre;  elles  y  passent  trois 
années  pendant  lesquelles  elles  rongent  les  racines  de  toutes  les 
plantes,  n'épargnant  pas  plus  les  pépinières  et  les  jeunes  arbres 
des  forêts  que  les  blés  et  les  fourrages.  A  l'état  parfait,  les  hanne- 
tons ne  sont  pas  moins  nuisibles  :  ils  se  nourrissent  de  feuilles,  les 
dévorent  à  mesure  qu'elles  poussent  et  n'en  laissent  parfois  plus 
une  seule  sur  les  arbres  décharnés.  Ils  sont  si  abondans  dans  cer- 
taines années  qu'on  a  cherché  à  en  tirer  parti.  On  s'en  sert  comme 
engrais,  on  les  donne  en  nourriture  aux  poules  et  aux  bestiaux,  on 
en  fabrique  de  l'huile,  du  gaz,  de  la  graisse  à  chariot,  on  en  fait 
même  une  soupe  fort  savoureuse,  dit-on,  ayant  quelque  analogie 
avec  celle  d'écrevisse;  mais  il  est  douteux  que  ces  dilférens  services 
puissent  jamais  compenser  le  mal  que  font  ces  insectes  aux  produc- 
tions de  la  terre.  Les  chenilles  sont  peu  à  redouter  dans  les  forêts 
feuillues,  quoique  les  lyparis,  les  bombyx  processionnaires,  les 
cossas- gâte-bois,  y  laissent  cependant  souvent  des  traces  de  leur 
passage. 

La  multiplication  des  insectes,  surtout  celle  des  chenilles,  n'est 
pas  constante,  et  s'opère  parfois  d'une  manière  irrégulière  et  par 
soubresauts.  Il  arrive  souvent  que  pendant  plusieurs  années  on  aper- 
çoit seulement  quelques  individus  d'une  même  espèce,  et  qu'on  se 
trouve  un  beau  jour  en  présence  d'une  invasion  formidable  que  rien 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  921 

ne  faisait  prévoir.  Il  n'est  pas  nécessaire,  pour  expliquer  ces  phéno- 
mènes, de  les  attribuer,  comme  on  l'a  fait  parfois,  à  des  causes  sur- 
naturelles-, il  suffit  de  se  rappeler  la  puissance  des  progressions  géo- 
métriques. Lorsqu'on  songe  que,  si  les  circonstances  sont  favorables, 
un  seul  couple  de  lasiocampes  peut,  en  trois  années,  produire  deux 
millions  d'individus,  il  est  inutile  de  parler  de  générations  spontanées 
ou  de  pluies  de  chenilles  :  qu'il  se  rencontre  deux  ou  trois  couples 
par  hectare,  et  la  forêt  est  infestée.  A  l'époque  de  leurs  diverses 
transformations,  les  lépidoptères  sont  très  sensibles  aux  influences 
atmosphériques.  Souvent  alors  un  simple  orage,  un  abaissement  de 
quelques  degrés  dans  la  température  en  fait  périr  des  quantités  pro- 
digieuses, k  part  ces  courts  instans,  ils  sont  très  robustes,  et  l'on  a 
vu  des  chenilles  supporter  des  froids  de  50  degrés  et  se  congeler 
complètement  sans  perdre  leur  vitalité.  C'est  dans  les  années  aux 
hivers  secs  et  froids  et  aux  étés  chauds  que  les  multiphcations  exces- 
sives sont  le  plus  à  craindre. 

En  présence  des  dégâts  causés  par  les  insectes,  les  moyens  em- 
ployés pour  en  atténuer  les  effets  et  en  empêcher  l'extension  sont, 
les  uns  préventifs,  les  autres  répressifs.  Les  premiers  sont  les  moins 
coûteux  et  souvent  les  plus  efficaces.  Ainsi  le  seul  remède  réel  contre 
les  insectes  xylophages,  c'est  d'entretenir  les  forêts  en  bon  état,  d'en 
extraire  les  arbres  morts  ou  dépérissans,  d'écorcer  ceux  qui  sont 
abattus  et  d'enlever  avant  le  printemps,  c'est-à-dire  avant  l'éclo- 
sion  des  œufs,  tous  les  bois  façonnés.  Ces  divers  foyers  d'infection 
écartés,  la  forêt  n'a  plus  rien  à  craindre,  puisque  le  mouvement  de  la 
sève  empêche  la  ponte  dans  les  arbres  sains.  La  décortication  par- 
tielle des  ormes  attaqués  par  les  scolytes  est  également  recommandée; 
mais  ce  procédé,  trop  dispendieux  pour  les  forêts,  ne  peut  convenir 
qu'aux  arbres  des  parcs  et  des  promenades.  C'est  l'opération  qu'ont 
subie  par  exemple  les  ormes  des  Champs-Elysées  et  qui  a  longtemps 
été  une  énigme  pour  la  curiosité  parisienne.  Si  elle  n'a  pas  complè- 
tement réussi ,  c'est  que  les  causes  de  dépérissement  ne  se  bornent 
pas  pour  ces  arbres  aux  galeries  du  scolyte,  mais  qu'ils  ont  encore  à 
souffrir  de  la  poussière,  des  émanations  du  gaz,  et  surtout  de  la  pré- 
sence des  décombres  qu'on  entasse  à  leur  pied  lorsqu'on  nivelle  le 
sol  sur  lequel  ils  se  trouvent. 

Un  excellent  moyen  d'atténuer  les  dommages  causés  par  les  che- 
nilles est  de  mélanger  les  essences  feuillues  aux  essences  résineuses. 
Les  espèces  qui  attaquent  les  premières  épargnent  les  secondes,  et 
en  cas  d'invasion  les  unes  ou  les  autres  échappent  au  fléau.  Trop 
souvent  cependant  ces  moyens  préventifs  sont  insuffisans,  et,  quelque 
onéreuse  qu'elle  soit,  il  faut  recourir  à  une  destruction  directe.  C'est 
en  Allemagne  surtout,  où  les  forêts  résineuses  sont  en  majorité,  où 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  coiiséqueiit  le  danger  est  le  plus  à  craindre,  qu'on  a  étudié  avec 
le  plus  de  soin  les  procédés  à  employer  à  cet  effet  (l).  C'est  pour 
les  forestiers  allemands  une  branche  de  la  sylviculture  qui  trouve 
sa  place  dans  tous  leurs  ouvrages  spéciaux;  elle  est  même  considérée 
par  eux  comme  si  importante ,  qu'elle  est  en  permanence  à  l'ordre 
du  jour  dans  les  congrès  forestiers  qui  se  réunissent  tous  les  ans. 
Chacun  vient  y  communiquer  les  observations  qu'il  a  pu  faire  dans 
les  localités  qu'il  habite,  indiquer  les  moyens  qui  lui  réussissent  le 
mieux  pour  lutter  contre  le  mal.  Lorsqu'un  procédé  nouveau  est  si- 
gnalé, c'est  une  bonne  fortune  que  s'empressent  de  répandre  tous 
les  recueils  agricoles  et  forestiers  du  pays. 

Pour  défendre  les  plantations  de  pins  contre  les  hy lobes,  les  fores- 
tiers allemands  les  entourent  de  fagots  de  broussailles  dans  lesquels 
ces  insectes  viennent  pondre  leurs  œufs,  et  qu'ils  brûlent  ensuite.  Ils 
détruisent  les  chenilles,  soit  en  faisant  récolter  les  œufs,  soit  en  les 
écrasant  au  moment  de  l'éclosion;  ils  vont  même,  quand  ces  moyens 
n'ont  pas  réussi,  jusqu'à  enduire  les  arbres  de  goudron  pour  empê- 
cher les  chenilles  d'y  monter,  ou  creuser  des  fossés  remplis  d'eau 
pour  isoler  les  cantons  infestés.  Quand  une  invasion  est  à  ses  débuts, 
on  peut  ainsi  en  triompher;  mais  quand  elle  a  une  fois  acquis  un  cer- 
tain développement,  tout  devient  inutile;  il  est  trop  tard  d'ailleurs 
pour  empêcher  le  mal,  et  la  nature  seule  peut  rétablir  l'équilibre. 
C'est  elle  qui  arrête  alors  la  multiplication  excessive  des  insectes  par 
la  multiplication  plus  grande  encore  du  nombre  de  leurs  ennemis. 
Le  remède  suit  une  progression  plus  rapide  même  que  le  mal,  quand 
l'homme  ne  vient  pas  entraver  l'action  de  la  nature. 

Ces  ennemis  sont  nombreux  et  se  rencontrent  dans  toutes  les 
classes  animales.  Celle  des  insectes  elle-même  en  foui'nit  un  certain 
nombre  qui,  essentiellement  carnivores,  se  nourrissent  des  espèces 
herbivores  :  tels  sont  les  scarabées,  qui  grimpent  jusque  sur  les 
ai'bres  pour  y  chercher  leur  proie,  les  libellules,  qui  chassent  au  vol 
les  petits  papillons,  les  fourmis,  et  surtout  les  iehneumons.  Ceux-ci, 
connus  aussi  sous  le  nom  de  mouches  vibrantes,  sont  essentiellement 
parasites  ;  ils  pondent  leurs  œufs  dans  le  dos  même  des  chenilles, 

(I)  M.  de  Tschudi,  dans  un  ouvrage  récent  intitulée  les  Insectes  nuisibles  et  les 
Oisearix.  rapporte  que  près  de  Torgau  on  a  dépensé  depuis  plusieurs  années  plus  de 
25,000  thalers  pour  détruire  les  chenilles  dans  la  forôt  d'Annabourg,  et  que  néanmoins 
il  a  fallu  abattre  9,372  journaux  de  bois.  En  1837,  dans  les  forêts  de  Stettin,  les  noc- 
tuelles dépouillèrent  de  leurs  feuilles  tous  les  sapins  sur  une  étendue  de  800  arpens,  et 
l'on  dépensa  plus  de  1,000  tnalers  pour  détruire  94  millions  de  ces  insectes.  Les  che- 
nilles de  la  noctuelle  piniperde  dévastèrent  en  deux  années  un  septième  de  toutes  les 
forêts  de  l'état.  En  Franconie,  les  chenilles  du  lasiocampe  en  1839  dévorèrent  2,200  ar- 
pens de  forêts  malgré  ce  qu'on  lit  pour  les  détruire.  On  réussit  mieux  dans  les  forêts  de 
Stralsund,  où  vers  1840  on  fit  ramasser  033  millions  d'œufs  du  même  insecte. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  9*23 

dont  la  substance  sert  de  nourriture  aux  jeunes  larves  après  leur 
éclosion.  L'animal  ainsi  piqué  ne  périt  pas  immédiatement,  il  vit 
même  assez  longtemps  pour  se  transformer  en  chrysalide;  mais  lors- 
que vient  le  moment  de  la  transition  à  l'état  parfait,  au  lieu  d'un  pa- 
pillon, ce  sont  de  jeunes  ichneumons  qui  sortent  de  l'enveloppe.  Le 
nombre  de  ceux-ci  augmente  donc  plus  rapidement  que  celui  des  che- 
nilles, en  sorte  qu'ils  finissent  toujours  par  triompher  d'une  invasion, 
quelque  menaçante  qu'elle  soit;  mais  ce  n'est  jamais  qu'après  plu- 
sieurs années  qu'ils  y  parviennent,  et  pendant  ce  temps  le  mal  causé 
est  peut-être  devenu  irréparable.  Dans  sa  lutte  contre  les  insectes 
nuisibles,  l'homme  trouve  encore  de  puissans  auxiliaires  dans  des 
animaux  dont  au  premier  abord  il  semble  qu'il  ne  puisse  attendre 
aucun  service.  Les  chauves-souris,  les  hérissons,  les  lézards,  les  cra- 
pauds, les  couleuvres,  les  vipères  même  en  détruisent  d'énormes 
quantités,  et  si  la  physionomie  de  ces  destructeurs  d'insectes  pré- 
vient peu  en  leur  faveur,  du  moins  ne  faudrait-il  pas  étendre  à  tous 
une  proscription  que  méritent  seules  les  espèces  dangereuses.  Enfin 
de  tous  les  ennemis  des  insectes  le  plus  acharné,  le  plus  impitoyable, 
c'est  l'oiseau,  qui  en  fait  sa  nourriture  presque  exclusive. 


IL 


«  L'homme,  dit  M.  Michelet,  n'eût  pas  vécu  sans  l'oiseau,  qui  seul 
a  pu  le  sauver  de  l'insecte  et  du  reptile,  mais  l'oiseau  eût  vécu  sans 
l'homme.  L'homme  de  plus,  l'homme  de  moins,  l'aigle  régnerait 
également  sur  son  trône  des  Alpes.  L'hirondelle  n'en  ferait  pas  moins 
sa  migration  annuelle.  La  frégate  inobservée  planerait  du  même  vol 
sur  l'Océan  solitaire.  Sans  attendre  d'auditeur  humain,  le  rossignol 
dans  la  forêt,  avec  plus  de  sécurité,  chanterait  son  hymne  sublime. 
Pour  qui?  Pour  celle  qu'il  aime,  pour  sa  couvée,  pour  la  forêt,  pour 
lui-même  enfin,  qui  est  son  plus  délicat  auditeur  et  le  plus  amoureux 
du  chant.  » 

Rien  de  morne  comme  un  paysage  sans  oiseaux.  La  forêt  de  Fon- 
tainebleau, si  variée  dans  ses  aspects,  si  pittoresque  avec  ses  amas 
de  roches  entassées  les  unes  sur  les  autres,  si  majestueuse  dans 
les  parties  où  se  répand  l'ombre  épaisse  d'arbres  trois  fois  sécu- 
laires, est  cependant  d'une  tristesse  k  donner  le  spleen-  c'est  parce 
qu'elle  ne  possède  aucun  oiseau,  parce  qu'aucun  chant  ne  vient  en 
interrompre  le  silence.  Ih-ivée  d'eau,  car  le  sable  altéré  y  boit  avec 
avidité  la  pluie  qui  tombe,  ne  renfermant  ni  source  ni  ruisseau,  elle 
€St  mortelle  pour  l'oiseau,  qui  s'en  éloigne  comme  d'une  contrée 
maudite;  c'est  tout  au  plus  si  de  temps  à  autre  on  aperçoit  quelque 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

épervier  qui  plane  dans  les  airs  en  guettant  sa  proie,  et  dévore  en 
s' éloignant  quelque  pauvre  lapin.  Tout  entier  à  sa  première  impres- 
sion, on  ne  sent  d'abord  que  le  besoin  d'admirer;  mais  peu  à  peu  le 
silence  vous  oppresse,  et  finit  par  vous  rendre  insensible  à  toutes  les 
beautés  qui  vous  entourent. 

Parmi  les  trois  cent  soixante  espèces  d'oiseaux  qui  vivent  dans 
notre  pays,  les  unes  sont  exclusivement  forestières,  d'autres  pré- 
fèrent le  séjour  des  champs  et  recherchent  la  présence  de  l'homme, 
d'autres  enfin  habitent  les  forêts  pendant  une  partie  de  l'année  seu- 
lement, ou  bien  vivent  indifleremment  ici  ou  là  suivant  qu'elles  trou- 
vent à  se  nourrir.  A  part  quelques  exceptions,  toutes  celles  qui 
habitent  les  bois  sont  éminemment  utiles,  les  unes  parce  qu'elles 
détruisent  une  foule  d'insectes  et  autres  animaux  malfaisans,  les 
autres  parce  qu'elles  nous  fournissent  un  gibier  succulent,  et  que, 
tout  en  servant  à  notre  alimentation,  elles  sont  pour  nous  une  occa- 
sion de  plaisir. 

Par  une  série  de  minutieuses  expériences  qui  n'ont  pas  duré  moins 
de  quarante  années,  M.  Florent  Prévost,  aide  naturaliste  au  Mu- 
séum, est  arrivé  à  connaître  mois  par  mois,  semaine  par  semaine, 
le  régime  alimentaire  des  oiseaux  de  nos  climats.  En  examinant  les 
débris  contenus  dans  leurs  estomacs,  il  a  su  combien  chacun  mange 
de  graines»  combien  il  dévore  d'insectes.  Il  a  donc  pu  classer  les 
espèces  suivant  leur  utilité,  et  les  tableaux  qu'il  a  dressés  servi- 
ront sans  doute  à  réhabiliter  quelques-unes  d'entre  elles,  aujour- 
d'hui généralement  condamnées.  De  ce  nombre  sont  les  rapaces 
noclunies,  qui  comprennent  les  hiboux,  les  ducs,  les  effraies,  les 
chats-huans,  etc.  11  n'est  pas  d'animaux  qui  nous  rendent  plus  de 
services,  et  cependant  il  n'en  est  pas  à  qui  on  fasse  une  guerre  plus 
acharnée.  Qu'ils  ne  paient  pas  de  mine,  nous  le  voulons  bien  :  leur 
grosse  tète,  leurs  grands  yeux  bordés  de  plumes,  leurs  oreilles 
saillantes,  leur  donnent  un  aspect  peu  avenant;  mais  que,  sous  pré- 
texte qu'ils  sont  de  mauvais  augure,  on  les  pourchasse  avec  tant  de 
cruauté,  c'est  ce  qu'on  ne  peut  comprendre.  Ce  préjugé  est  si  invé- 
téré que  dans  les  campagnes  on  les  cloue  vivans  à  la  porte  des 
granges,  et  qu'on  les  laisse  mourir  de  faim,  en  plein  soleil,  dans  les 
douleurs  d'une  atroce  agonie,  comme  des  victimes  sacrifiées  à  la  co- 
lère d'une  divinité  malfaisante.  Pauvres  ignorans,  qui  ne  voient  pas 
que  les  véritables  victimes  sont  les  bourreaux,  et  qu'en  agissant 
ainsi  ils  se  livrent  eux-mêmes  à  leurs  plus  mortels  ennemis  !  Ce  que 
ces  oiseaux  détruisent  de  souris,  de  rats,  de  reptiles,  d'insectes  de 
toute  espèce,  est  incalculable.  On  peut  s'en  faire  une  idée  par  ce 
que  rapporte  le  naturaliste  anglais  White,  qui  constata  par  de  nom- 
breuses observations  qu'un  seul  couple  d'effraies  prend  par  jour 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  925 

jusqu'à  cent  cinquante  souris.  Grâce  à  une  pupille  très  dilatable, 
ils  peuvent  voir  pendant  le  crépuscule;  c'est  le  moment  qu'ils  choi- 
sissent pour  se  mettre  en  chasse.  Favorisés  par  la  mollesse  de  leurs 
plumes,  qui  leur  permet  de  voler  sans  bruit,  ils  surprennent  leur 
proie  à  l'improviste,  et  s'en  vont  la  dévorer  dans  les  cavernes  des 
rochers,  dans  le  creux  des  arbres,  où  ils  se  blottissent  pendant  le 
jour,  éblouis  par  la  lumière  du  soleil.  Les  rapticcs  diurnes  ne  méri- 
tent pas  la  même  protection,  parce  qu'ils  font  la  guerre  aux  oiseaux 
plus  faibles  qu'eux,  et  nous  privent  par  conséquent  des  services  que 
nous  rendraient  ceux-ci. 

L'ordre  des  grimpeurs  nous  offre  deux  espèces  essentiellement 
insectivores,  les  pics  et  les  coucous.  Le  premier  de  ces  oiseaux,  au- 
quel M.  Michelet  propose  de  conférer  le  titre  de  conservateur  des 
forêts,  cramponné  avec  ses  ongles  d'acier  sur  le  tronc  des  arbres, 
ramasse  toutes  les  chenilles,  guêpes,  frelons,  qu'il  rencontre,  puis, 
après  avoir  nettoyé  complètement  l'arbre,  il  l'ausculte  en  quelque 
sorte,  pour  reconnaître  s'il  ne  renferme  pas  quelque  ennemi  inté- 
rieur qui  le  mine.  Une  fois  sûr  de  son  fait,  il  frappe  l'arbre  de  son 
bec  puissant  et  détache  des  copeaux  de  bois  jusqu'à  ce  que  le  trou 
qu'il  creuse  lui  fasse  découvrir  la  larve  dont  il  avait  reconnu  la  pré- 
sence. On  poursuit  souvent  les  pics  comme  des  animaux  nuisibles, 
on  accorde  même  des  primes  pour  leur  destruction,  parce  que  les 
trous  qu'ils  pratiquent  rendent,  dit-on ,  les  arbres  impropres  au  ser- 
vice. Rien  cependant  n'est  moins  fondé,  car,  ne  s' attaquant  qu'aux 
arbres  déjà  viciés,  ils  ne  causent  aucun  dommage  réel,  et  empê- 
chent "au  moins  le  mal  de  devenir  contagieux.  Les  coucous,  dont  le 
cri  doux  et  monotone  annonce  au  loin  le  retour  du  printemps,  se 
nourrissent  surtout  de  noctuelles  et  de  processionnaires ,  que  les 
autres  oiseaux  ne  peuvent  manger  à  cause  des  poils  dont  elles  sont 
couvertes.  On  raconte  qu'en  18Z{7  une  forêt  de  sapins  de  la  Pomé- 
ranie  fut  sauvée  par  une  bande  de  coucous  en  migration,  qui  s'y 
installa  pendant  quelques  semaines  et  la  débarrassa  complètement 
des  chenilles  qui  la  dévoraient. 

Comme  l'ordre  des  grimpeurs,  celui  des  passereaux  ne  renferme 
que  des  espèces  utiles.  Si  parmi  elles  il  en  est  quelques-unes  qui  se 
nourrissent  plus  particulièrement  de  graines,  il  n'en  est  pas  qui  ne 
rachètent  le  dommage  qu'elles  causent  de  cette  façon  par  les  ser- 
vices qu'elles  rendent  d'une  autre  manière.  Les  moineaux  eux- 
mêmes  sont  loin  de  mériter  les  malédictions  dont  ils  sont  l'objet  de 
la  part  des  cultivateurs.  M.  de  Quatrefages  rapporte  dans  ses  Sou- 
venirs d'un  Naturaliste  que  Bradley  a  conclu,  d'expériences  répé- 
tées, qu'un  couple  de  vieux  moineaux  porte  à  sa  couvée  au  moins 
AO  chenilles  par  heure,   soit  ZiSl   par  douze  heures  de  jour,  ou 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

3,360  par  semaine.  Ces  chiffres  expliquent  un  fait  qui  s'est  passé 
il  y  a  une  trentaine  d'années  :  pour  mettre  les  environs  de  Vienne 
à  l'abri  de  la  voracité  de  ces  oiseaux,  on  avait  ajouté  aux  contribu- 
tions de  chaque  cultivateur  deux  têtes  de  moineau.  L'impôt  l'ut  payé 
exactement  et  les  moineaux  disparurent,  mais  en  revanche  les  arbres 
furent  dévorés  par  les  chenilles.  Il  fallut  rapporter  le  décret  et  fa- 
voriser la  multiplication  de  ces  oiseaux  qu'on  avait  voulu  détruire. 
Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  s'imaginer  qu'un  oiseau  est  nuisible  par  cela 
seul  qu'il  mange  des  graines,  car  parmi  celles  qu'il  absorbe  un  très 
grand  nombre  provient  de  plantes  parasites.  Ainsi  les  pigeons,  les 
seuls  oiseaux  exclusivement  granivores,  vont,  il  est  vrai,  dans  les 
champs  piquer  quelques  épis  de  blé ,  mais  ils  consomment  en 
échange  une  grande  quantité  de  semences  de  nielle,  de  coquelicot, 
d'euphorbe,  et  autres  espèces  vénéneuses  ou  incommodes.  Poursui- 
vis trop  souvent  avec  un  acharnement  singulier,  les  pigeons  sont 
en  Angleterre  et  en  Belgique  l'objet  d'une  protection  particulière, 
et  nous  n'avons  pas  entendu  dire  que  l'agriculture  de  ces  pays  ait 
eu  à  en  souffrir.  A  l'ordre  des  passereaux  appartiennent  les  pies- 
grièches,  les  mésanges,  les  alouettes,  les  gobe-mouches,  les  fau- 
vettes, et  la  nombreuse  tribu  des  becs-fins,  dont  fait  partie  le  ros- 
signol, le  chantre  mélancolique  des  nuits  d'été.  Ils  se  nourrissent 
tous  de  papillons,  de  mouches,  de  larves,  de  chenilles,  qu'ils  dé- 
truisent par  millions  (1). 

Ce  monde  ailé  est  fort  intéressant  à  observer  de  près,  et  bien  sou- 
vent, immobile  au  pied  d'un  arbre,  nous  avons  assisté  à  des  scènes 
dont  les  acteurs  paraissaient  avoir  pris  leurs  modèles  parmi  les 
hommes,  tant  les  passions  qui  les  agitent  ressemblent  aux  nôtres. 
Ils  connaissent  comme  nous  la  colère,  la  joie,  la  douleur  et  la  jalou- 
sie; mais  c'est  l'amour  qui  paraît  être  le  but  exclusif  de  leur  vie: 
c'est  pour  aimer  qu'ils  se  parent  de  leurs  plus  belles  couleurs,  qu'ils 
chantent  leurs  plus  doux  chants.  Nous  avons  entendu  leurs  cris  d'al- 
légresse quand  le  père  rapportait  à  sa  famille  la  pâture  cherchée 
au  loin  ;  nous  avons  été  témoin  de  leur  frayeur  quand  ils  sentaient 
l'approche  de  quelque  ennemi;  nous  les  avons  vus  se  blottir  en 
tremblant  sous  le  feuillage  quand  un  épervier  planait  en  tournant 
au-dessus  du  buisson  qui  les  abritait;  nous  avons  compati  à  leur 
malheur  quand  un  accident  venait  briser  leur  nid  et  en  disperser  les 
pauvres  ha])itans.  Les  passereaux  sont  les  plus  jolis,  les  plus  gais, 
les  plus  utiles,  les  plus  agréables  de  tous  les  oiseaux ,  et  cependant 
on  leur  fait  une  chasse  des  plus  meurtrières.  Ce  sont  eux  qu'on  vend 

(1)  D'apn^s  le*^  tableaux  de  M.  Florent  Prévost,  dix  martinets  tués  le  soir,  au  moment 
où  ils  rentraient  dans  leur  nid,  a\ aient  dans  leur  estomac  5,432  insectes;  c'est  une 
moyenne  de  Si-S  par  jour  et  par  individu. 


ÉTUDES    D'ÉCOi\OMIE    FORESTIÈRE.  927 

à  Paris  sous  le  nom  de  mauviettes^  mets  fort  cher,  comme  on  l'a  fait 
remarquer  avec  raison,  car  si  l'on  tient  compte  des  dommages  causés 
par  les  insectes  qu'ils  auraient  dévoi'és,  chaque  plat  représente 
peut-être  plusieurs  sacs  de  hlé,  plusieurs  tonneaux  de  vin,  plusieurs 
stères  de  bois.  Si  encore  le  vandalisme  s'arrêtait  Là,  on  pourrait  à 
la  rigueur  le  comprendre,  ])arce  qu'après  tout  cette  chasse,  si  stu- 
pide  qu'elle  soit,  a  un  but;  mais  ce  qui  ne  s'explique  pas,  c'est  l'en- 
lèvement des  nids  et  la  recherche  des  œufs,  dont  on  ne  peut  tirer 
parti  d'aucune  façon.  Ce  plaisir,  auquel  se  livrent  la  plupart  des  en- 
fans  des  campagnes,  anéantit  en  pure  perte  plus  de  cent  millions 
d'œufs  par  an,  et  c'est  par  milliers  de  milliards  qu'il  faut  compter 
les  insectes  qu'auraient  détruits  les  oiseaux  qui  en  seraient  sortis.  11 
serait  facile  cependant  de  réagir  contre  ces  actes  de  sauvagerie;  il 
suffirait,  dans  les  écoles  primaires,  de  faire  comprendre  aux  enfans 
toute  l'utilité  de  ces  animaux.  Les  hommes  ne  sont  méchans  que 
par  ignorance,  et  quand  ils  sauront  discerner  leur  véritable  in- 
térêt, au  lieu  de  persécuter  les  oiseaux,  ils  chercheront  à  en  mul- 
tiplier le  nombre,  à  les  attirer  auprès  d'eux  en  leur  construisant 
des  abris,  en  les  nourrissant  pendant  l'hiver,  en  plantant  autour 
des  habitations  des  haies  et  des  buissons  où  ils  puissent  faire  leurs 
nids.  Ces  services  ne  seront  pas  perdus;  ils  trouveront  leur  récom- 
pense dans  la  destruction  de  toutes  les  chenilles  et  autres  insectes 
qui  sont  la  plaie  des  moissons,  aussi  bien  que  dans  les  chants  joyeux 
qui  ne  cesseront  de  retentir  dans  les  airs. 

Ce  sont  surtout  les  Italiens  qui  s'adonnent  avec  fureur  à  cette 
chasse  des  petits  oiseaux  cà  l'époque  des  migrations.  <(  Au  printemps, 
dit  un  naturaliste  allemand,  j\I.  de  Tschudi,  et  surtout  à  l'automne, 
ils  semblent  pris  d'une  véritable  rage.  Gens  de  tout  âge  et  de  toute 
condition,  enfans,  vieillards,  nobili,  négocians,  prêtres,  ouvriers, 
manœuvres,  paysans,  tous  abandonnent  leur  travail  pour  attaquer 
comme  des  bandits  les  troupes  émigrantes.  Au  bord  des  ruisseaux 
comme  dans  les  champs,  l'air  retentit  de  coups  de  feu,  on  pose  des 
filets,  on  dresse  des  pièges,  on  place  des  gluaux...  Pour  se  faire 
une  idée  de  ces  exterminations,  il  suffit  de  savoir  que  dans  un  seul 
district,  au  bord  du  Lac -Majeur,  le  nombre  des  oiseaux  égorgés 
chaque  année  s'élève  de  60  h  70,000,  et  que  dans  la  Lombardie  il 
se  monte  k  plusieurs  millions.  Dans  l'Italie  du  sud,  c'est  la  même 
chose;  l'extermination  atteint  des  multitudes  innombrables...  Faut-il 
s'étonner  dès  lors  si  l'on  entend  rarement  le  chant  d'un  oiseau  en 
Italie  et  si  les  moineaux  mêmes  y  deviennent  une  rareté?  Il  règne 
comme  une  odeur  de  meurtre  dans  le  riant  pays  des  orangers...  Mais 
c'est  nous  surtout,  en-deçà  des  Alpes,  qui  avons  le  plus  à  souffrir 
de  cet  état  de  choses,  et  nous  en  ressentons  les  effets  dans  nos  forêts 


928  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  dans  nos  champs.  Nous  ne  pouvons  empêcher  les  Italiens  cle  se 
livrer  à  cet  absurde  plaisir  national  :  ils  sont  trop  légers  pour  en 
apprécier  les  conséquences  ;  mais  il  serait  digne  du  brave  caractère 
allemand  de  montrer  d'autant  plus  de  sollicitude  pour  les  petits 
oiseaux  qu'ils  sont  poursuivis  dans  le  sud  avec  plus  d'acharne- 
ment. » 

Pour  compléter  l'inventaire  de  la  richesse  ornithologique  de  nos 
forêts,  il  nous  reste  à  parler  des  oiseaux  de  chasse,  de  ceux  qui 
comme  gibier  ont  une  certaine  importance  au  point  de  vue  alimen- 
taire. Nous  avons  en  première  ligne  le  coq  de  bruyère;  ce  bel  oi- 
seau, de  la  taille  d'un  dindon,  d'un  plumage  noir  à  reflet  bleuâtre, 
habite  les  forêts  résineuses  des  hautes  montagnes.  Il  est  devenu 
fort  rare  en  France,  où  l'on"  ne  le  rencontre  plus  aujourd'hui  que 
sur  quelques  points  des  Yosges,  du  Jura,  des  Alpes  et  des  Pyré- 
nées. Des  tentatives  de  multiplication  cependant  ont  été  faites  avec 
un  certain  succès  par  quelques  gardes  et  agens  forestiers  du  dé- 
partement des  Vosges,  et  ces  efforts  ont  été  récompensés  par  la  So- 
ciété d'acclimatation.  Doué  d'une  vue  perçante,  d'une  ouïe  très  fine, 
le  coq  de  bruyère  est  ordinairement  fort  difficile  à  approcher;  mais 
pendant  la  saison  des  amours,  qui  pour  lui  dure  soixante  jours,  il 
semble  ne  plus  connaître  le  danger.  Perché  soir  et  matin  surla  cime 
la  plus  élevée  d'un  sapin,  il  lance  dans  l'espace  son  chant  strident 
et  étendu  par  lequel  il  appelle  à  lui  les  poules  du  voisinage.-  Il  est 
à  ce  moment  si  aveuglé  par  l'amour  que  le  chasseur  peut  s'en  ap- 
procher facilement  et  le  tuer  à  coup  sûr.  Sa  réputation  comme  gibier 
est  peut-être  surfaite,  et  sous  ce  rapport  il  doit  céder  le  pas  au  fai- 
san. Originaire  de  la  Grèce,  celui-ci  s'est  propagé  chez  nous  acci- 
dentellement; ce  sont  quelques  couples  échappés  des  parcs  qui  ont 
engendré  tous  ceux  que  nous  possédons,  et  qui,  à  l'état  libre,  han- 
tent les  forêts  de  plaine  humides  et  fourrées.  Dans  certaines  grandes 
propriétés,  notamment  dans  presque  toutes  les  forêts  affectées  à  la 
dotation  de  la  couronne,  il  existe  des  faisanderies,  c'est-à-dire  des 
établissemens  spéciaux  où  l'on  élève  ces  oiseaux;  on  en  fait  couver 
les  œufs  par  des  poules  ordinaires,  et  on  lâche  les  petits  dans  des 
enceintes  réservées  d'où  ils  s'échappent  rarement.  Habitués  à  y 
trouver  leur  nourriture,  ils  ne  vont  pas  chercher  au  dehors  une  pâ- 
ture incertaine.  C'est  dans  ces  parcs,  auxquels  on  donne  le  nom  de 
tirés^  et  qui  ont  parfois  2  ou  300  hectares,  qu'on  vient  les  chasser, 
en  se  servant  de  rabatteurs,  qui  les  amènent  vers  les  tireurs. 

A  côté  de  ces  deux  espèces  principales,  il  en  est  quelques  autres 
également  estimées.  Ce  sont  les  gelinottes,  un  peu  plus  petites  que 
nos  poules,  et  qui  fréquentent  les  forêts  peuplées  de  bois  résineux 
et  de  bouleaux;  les  bécasses,  qui  deux  fois  par  an,  en  automne  et  au 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  929 

printemps,  quittent  la  forêt  pour  la  plaine,  et  réciproquement;  les 
perdrix,  qui  séjournent  habituellement  dans  les  champs  et  ne  vien- 
nent en  forêt  que  pour  s'y  remiser  sur  les  bords,  sans  s'aventurer  dans 
l'intérieur;  enfin  les  grives,  dont  quelques  espèces  sont  émigrantes, 
et  dont  la  chair  est  fort  estimée,  surtout  dans  les  localités  où  elles 
ont  pu  se  nourrir  de  baies  de  genévriers.  Telles  sont  à  peu  près  les 
seules  espèces  forestières  qui,  dans  nos  pays,  peuvent  être  considé- 
rées comme  gibier,  les  seules  dont  la  chasse  devrait  être  permise; 
quant  à  celle  des  insectivores  et  des  oiseaux  chanteurs,  elle  devrait 
être  rigoureusement  interdite  (1). 


III. 

Si  la  plupart  des  oiseaux  prennent  indifféremment  leur  nourriture 
dans  le  règne  animal  et  dans  le  règne  végétal,  il  n'en  est  pas  de 
même  des  mammifères.  Chez  ceux-ci,  la  diflerence  entre  les  espèces 
herbivores  et  les  espèces  carnivores  est  beaucoup  plus  tranchée;  il 
n'y  a  pas  de  confusion  possible,  car  la  construction  de  la  mâchoire 
suffit  pour  caractériser  le  régime  alimentaire.  A  n'envisager  que  la 
question  forestière,  tous  les  animaux  herbivores  seraient  nuisibles, 
puisqu'ils  ne  vivent  qu'aux  dépens  des  arbres,  dont  ils  dévorent  les 
jeunes  pousses;  tous  les  carnivores  au  contraire  seraient  utiles, 
puisque,  faisant  leur  proie  des  premiers,  ils  en  entravent  la  multi- 
plication et  atténuent  les  -dommages  qu'ils  peuvent  causer;  mais 
l'intérêt  forestier  n'est  pas  seul  en  cause,  et  les  chasseurs  s'y  mon- 
trent en  général  assez  peu  sensibles.  A  leurs  yeux,  les  animaux  nui- 
sibles au  premier  chef  sont  ceux  qui  détruisent  le  gibier,  c'est-à-dire 
tous  les  carnassiers,  et  ils  leur  font  à  ce  titre  une  guerre  acharnée. 
Quelques-uns  d'entre  eux  d'ailleurs,  comme  l'ours  et  le  loup,  sont 
dangereux  même  pour  l'homme,  et  c'est  avec  raison  qu'on  ne  les 
épargne  pas. 

Le  premier,  actuellement  confiné  sur  les  sommets  les  plus  inac- 
cessibles des  Alpes  et  des  Pyrénées ,  était  autrefois  beaucoup  plus 

(1)  Elle  l'est  d(jà  dans  plusieurs  (.Hats  de  l'Alleinagiie,  notamment  en  Saxe,  où  Ton  a 
été  jusqu'à  imposer  les  oiseaux  détenus  dans  les  cages.  Chaque  rossignol  y  est  taxé  à 
20  francs  par  an.  On  paraît  vouloir  suivre  chez  nous  cet  exemple,  car  le  sénat,  adoptant 
les  conclusions  d'un  rapport  de  M.  Bonjoan  (25  juin  1861),  a  prononcé  le  renvoi  au 
ministre  de  l'agriculture,  du  commerce  et  des  travaux  publics,  de  phisi«urs  pétitions 
demandant  que  le  gouvernement  prenne  des  mesures  pour  la  conservation  des  oiseaux 
utiles.  Il  est  bien  à  désirer  qu'une  prompte  satisfaction  soit  donnée  à  ce  vœu,  car, 
ainsi  qu'on  l'a  fait  spirituellement  remarquer,  du  moment  que  la  loi  défend  les  indus- 
tries nuisibles,  il  est  difficile  de  s'expliquer  pourquoi  elle  tolère  la  destruction  des 
oiseaux,  qui  est  une  fabrication  indirecte  de  chenilles  et  de  vipères. 

TOME   XXXIV.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

commun.  On  le  rencontrait  jusque  dans  les  environs  de  Paris,  comme 
paraît  l'indiquer  le  nom  à' Ours-Camps  (Champs-des-Ours)  que 
porte  une  forêt  du  département  de  l'Oise  (1).  Chassé  de  partout  sans 
trêve  ni  relâche,  il  s'est  retiré  devant  l'homme,  qui  va  aujourd'hui 
le  relancer  jusque  dans  les  retraites  oii  il  s'est  réfugié,  et  qui  finira 
par  en  débarrasser  complètement  le  sol  de  la  France.  Le  même  sort 
est  également  réservé  au  loup ,  auquel  il  faut  pour  vivre  de  vastes 
espaces  de  landes,  de  bruyères  et  de  forêts.  A  mesure  que  les  cam- 
pagnes se  peuplent ,  que  les  forêts  se  défrichent ,  que  les  terres  se 
cultivent,  il  voit  peu  à  peu  se  resserrer  le  domaine  où  naguère  en- 
core il  régnait  en  souverain.  Traqué  de  tous  côtés,  sa  tête  mise  à 
prix,  il  n'échappera  plus  longtemps  à  une  destruction  absolue.  On 
a  même  créé  dans  cette  vue  le  service  spécial  de  la  louveterie.  Ce 
service  est  composé  de  chasseurs  auxquels  l'administration  forestière 
confère  le  titre  de  lieutenans  de  louveterie,  et  qui  sont  chargés  de 
poursuivre  les  loups  partout  où  leur  présence  est  signalée.  C'est  une 
fonction  purement  honorifique,  elle  ne  donne  d'autre  droit  à  ceux 
qui  en  sont  revêtus  que  celui  de  chasser  deux  fois  par  mois  le  san- 
glier dans  les  forêts  de  l'arrondissement,  afin  de  tenir  leurs  chiens 
en  haleine.  Les  loups  se  chassent  à  courre;  mais  c'est  une  chasse 
difficile  et  pénible,  car,  doués  d'un  jarret  infatigable,  une  fois  qu'ils 
sont  lancés,  ils  filent  droit  devant  eux  à  travers  les  champs,  les 
vignes,  les  vallées,  entraînant  à  leur  suite  la  meute,  qui,  bientôt 
dépaysée,  abandonne  la  chasse.  Le  plus  souvent  on  se  contente  de 
faire  des  battues.  Quand  un  loup  a  été  signalé  dans  une  forêt,  le 
lieutenant  de  louveterie  convoque  tous  les  chasseurs  du  pays  et  les 
poste  sur  la  lisière  du  bois;  puis,  avec  ses  chiens,  ses  piqueurs  et 
ses  traqueurs,  il  pénètre  dans  l'intérieur  des  massifs  en  cherchant 
à  faire  débusquer  l'animal  sur  la  ligne  des  tireurs  qui  l'attendent 
au  passage.  En  Angleterre,  on  assure  qu'il  n'en  existe  plus  un  seul. 
Le  chat  sauvage ,  le  blaireau ,  le  renard ,  la  fouine  et  autres  car- 
nassiers, plus  petits  que  l'ours  et  le  loup,  ne  sont  pas  à  craindre 
pour  l'homme;  mais,  grands  destructeurs  de  gibier,  ils  sont  le  fléau 
des  chasseurs,  qui  les  poursuivent  à  outrance  et  cherchent  à  s'en 
débarrasser  par  tous  les  moyens,  fût-ce  par  le  poison.  Dans  les  fo- 
rêts qui  sont  affectées  à  la  dotation  de  la  couronne,  où  la  chasse  est 
chose  fort  importante,  les  gardes  ont  l'ordre  de  les  anéantir  jusqu'au 
dernier,  et  reçoivent  des  primes  pour  chaque  tête  qu'ils  apportent. 
Ces  animaux  ne  méritent  peut-être  pas  tous  une  proscription  aussi 
absolue,  car  plusieurs  d'entre  eux  détruisent  beaucoup  de  mulots 

(1)  Peut-6tre  aussi  ce  nom  vient-il  du  mot  urus  (aurochs),  espèce  de  bœuf  sauvage, 
auquel  nos  premiers  rois  faisaient  la  chasse  dans  la  forêt  de  Compiègne. 


ÉTUDES    d'ÉC0i\OMIE    FORESTIÈRE.  931 

et  de  reptiles.  Le  renard  est  le  seul  qui  se  chasse;  c'est  même  en 
Angleterre  un  des  plaisirs  nationaux  les  plus  goûtés.  On  sait  que  les 
Anglais  font  venir  du  continent  une  grande  quantité  de  renards, 
qu'on  appelle  renards  de  sac.  Comme  ils  ne  connaissent  pas  le  pays, 
ils  ne  se  terrent  jamais  et  se  font  chasser  à  courre. 

Le  nombre  des  bètes  de  chasse  est  aujourd'hui  assez  restreint  en 
France  :  le  lapin,  le  lièvi^e,  le  chevreuil,  le  cerf  et  le  sanglier  sont  à 
peu  près  les  seules  qui  nous  restent.  Il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi, 
car  h  s  historiens  nous  rapportent  que  Charlemagne  et  ses' succes- 
seurs chassaient  autrefois  dans  les  vastes  forêts  de  leur  empire  l'au- 
rochs et  le  bison,  qui  sont  confinés  aujourd'hui  dans  les  plaines  de 
la  Pologne  et  de  la  Lithuanie.  Les  forêts  étaient  alors,  suivant  l'ex- 
pression du  poète ,  de  véritables  étables  de  bêtes  sauvages ,  stabula 
altii  feranim;  mais  elles  ont  en  grande  partie  disparu ,  et  avec  elles 
ceux  de  leurs  habitans  auxquels  pour  vivre  il  fallait  des  étendues 
sans  limites.  C'est  ainsi  que  l'homme  transforme  sans  cesse  les  pays 
où  il  s'installe;  il  en  modifie  l'aspect  par  les  travaux  qu'il  exécute, 
il  en  change  la  production  par  la  culture,  il  en  fait  varier  la  faune 
à  son  gré  en  détruisant  certaines  espèces,  en  introduisant  certaines 
autres;  véritable  créateur,  il  ne  produit  pas,  il  est  vrai,  les  élémens 
sur  lesquels  il  exerce  son  action ,  mais  il  les  combine  de  manière  à 
en  tirer  le  meilleur  parti. 

Parmi  les  herbivores  dont  la  disparition  serait  le  plus  à  désirer, 
il  faut  placer  au  premier  rang  le  lapin,  l'ennemi  le  plus  dangereux 
peut-être  que  les  forêts  aient  à  redouter.  Non  content  de  manger 
au  printemps  les  feuilles  et  les  jeunes  pousses,  il  s'attaque  pen- 
dant l'hiver,  alors  que  toute  végétation  est  interrompue,  à  l'écorce 
même  des  arbres,  qu'il  ronge  au  collet  de  la  racine.  L'ascension  de 
la  sève  ainsi  arrêtée,  l'arbre  finit  par  périr.  Il  rend  impossibles 
tous  les  travaux  de  repeuplement,  car  semis  et  plantations  sont 
facilement  dévastés  par  lui.  11  se  multiplie  avec  une  grande  rapi- 
dité. Un  seul  couple  peut  en  une  année  produire  jusqu'à  cinquante 
individus,  et  par  conséquent  infester  une  forêt  en  moins  de  deux 
ans.  Comme  ces  animaux  creusent  des  terriers  dans  lesquels  ils  se 
réfugient  au  moindre  danger,  il  est  à  peu  près  impossible  de  s'en  dé- 
barrasser une  fois  qu'ils  ont  pris  pied  quelque  part  (1).  On  en  tue 
chaque  année  des  milliers  dans  les  forêts  de  la  couronne  sans  que  le 
nombre  en  paraisse  diminué.  Les  renards  seuls  pourraient  en  avoir 
raison,  parce  qu'ils  les  poursuivraient  au  milieu  des  rochers  et  jus- 

(1)  Strabon  rapporte  que  deux  lapins  apportés  du  continent  aux  îles  Baléares  s'y  mul- 
tiplièrent au  point  de  faire  écrouler  les  niaisous  par  les  terriers  souterrains  qu'ils  creu- 
saient, et  qu'ils  obligèrent  les  habitans  à  quitter  le  pays;  ceux-ci  envoyèrent  une  dcpu- 
tation  à  Rome  pour  réclamer  une  autre  patrie. 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'au  fond  de  leurs  terriers;  mais  comme  la  présence  des  renards 
est  incompatible  avec  l'élève  du  faisan,  ce  sont  des  auxiliaires  aux- 
quels il  faut  l'énoncer.  Les  clôtures  dont  on  entoure  les  coupes  ne 
peuvent  même  pas  empêcher  le  mal,  puisque  les  lapins  passent  par- 
dessous,  et  que  d'ailleurs  les  jeunes  bois  ne  sont  pas  seuls  exposés 
à  leurs  attaques.  Dans  les  forêts  de  Tétat,  ils  sont  moins  nombreux, 
caries  adjudicataires  de  la  chasse,  responsables  des  dégâts  qu'ils 
peuvent  commettre,  ont  intérêt  à  ne  pas  les  laisser  pulluler  outre 
mesure. 

Les  lièvres,  quoique  appartenant  à  la  même  famille,  sont, beau- 
coup moins  nuisibles,  parce  qu'étant  moins  prolifiques,  ils  ne  se 
multiplient  pas  avec  la  même  rapidité,  et  que,  préférant  l'herbe  au 
bois,  ils  cherchent,  quand  ils  le  peuvent,  leur  nourriture  dans  la 
plaine.  Gomme  d'ailleurs  ils  ne  se  terrent  pas,  ils  échappent  plus 
difficilement  que  les  lapins  à  leurs  ennemis.  La  chasse  au  lièvre  est 
une  des  plus  agréables  qu'on  puisse  imaginer  :  nous  voulons  parler, 
bien  entendu,  de  la  chasse  au  bois  et  au  chien  courant,  car  nous  n'a- 
vons jamais  compris  la  poésie  de  la  chasse  en  plaine  et  l'agrément 
qu'on  trouve  à  suivre  pas  à  pas,  en  plein  soleil,  au  milieu  des  terres 
labourées,  les  zigzags  d'un  chien  d'arrêt.  Nous  ne  contestons  nul- 
lement les  qualités  de  celui-ci.  Pour  le  façonner  au  service  qu'on 
exige  de  lui,  il  a  fallu  vaincre  tous  ses  instincts,  qui  le  porteraient 
à  s'élancer  sur  le  gibier,  au  lieu  de  rester  immobile  en  le  fixant. 
Chassant  pour  son  maître  et  non  pour  lui,  il  est  une  création  arti- 
ficielle qu'il  serait  difficile  de  comprendre  si  l'on  ne  se  rappelait  que 
l'action  du  dressage  se  fait  sentir  non-seulement  sur  les  individus  qui 
y  sont  soumis,  mais  encore  sur  tous  ceux  qui  descendent  d'eux.  C!est 
ainsi  que  se  sont  formées  des  races  de  chiens  d'arrêt  qui  possèdent 
en  naissant  toutes  les  qualités  voulues.  Ils  sont  en  général  beaux,  in- 
telligens,  dévoués.  Les  chiens  courans  au  contraire  sont  peu  socia- 
bles et  ne  reconnaissent  leur  maître  qu'au  fouet  dont  il  se  sert  pour 
s'en  faire  obéir.  Ceux-ci,  les  seuls  qui  conviennent  à  la  chasse  au 
bois,  se  rapprochent  plus  de  l'état  de  nature;  ils  chassent  pour  leur 
propre  compte ,  en  donnant  de  la  voix  comme  le  loup  et  le  renard, 
leurs  congénères.  Pour  le  lièvre,  deux  ou  quatre  suffisent;  mais  un 
plus  grand  nombre  ne  nuit  pas,  car  le  vrai  plaisir  du  chasseur  est 
moins  de  tirer  que  d'entendre  à  travers  bois  les  voix  sonores  d'une 
meute  bien  créancée.  Comme  tous  les  êtres  faibles  qui  n'ont  au- 
cune arme  pour  se  défendre,  le  lièvre  est  très  rusé.  Ce  qu'il  fait 
de  tours,  de  détours,  de  crochets,  de  sauts  de  côté,  pour  échapper 
à  la  poursuite,  est  presque  incroyable  quand  on  n'en  a  pas  été  té- 
moin; aussi  arrive-t-il  souvent  que  les  meilleurs  chiens  sont  mis  en 
défaut  et  perdent  la  piste.  C'est  au  chasseur  de  savoir  déjouer  ces 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  933 

ruses  et  relever  ces  défauts,  et  c'est  dans  l'étude  de  la  nature  qu'il 
trouvera  pour  cela  les  plus  précieux  enseignemens.  u  La  meilleure 
arme  de  chasse,  disait  Ditzel,  chasseur  allemand  émérite,  est  la  con- 
naissance de  l'histoire  naturelle.  »  Celui  qui  sait  quelles  sont  les 
mœurs  du  gibier  peut  en  eiïet  tenir  compte  de  l'état  de  l'atmo- 
sphère, de  la  configuration  du  terrain,  des  cultures  qui  le  recou- 
vrent, toutes  choses  qui  influent  sur  la  direction  de  l'animal  pour- 
suivi. C'est  grcâce  à  une  obsei'vation  constante  que  les  gardes  et  les 
braconniers  deviennent  de  si  habiles  chasseurs,  et  qu'ils  savent  tou- 
jours sur  quels  points  ils  doivent  porter  leurs  recherches. 

Le  chevreuil  se  chasse  soit,  comme  le  lièvre,  à  tir  avec  des  chiens 
courans,  soit  au  moyen  de  traqueurs.  Il  en  est  de  même  du  sanglier, 
pour  lequel  il  faut  des  chiens  spéciaux,  très  vigoureux,  dressés  à 
coiffer  l'animal,  c'est-à-dire  à  le  saisir  par  les  oreilles  et  à  l'arrêter. 
Il  arrive  parfois  qu'en  leur  faisant  tête  celui-ci  en  éventre  quelques- 
uns  avant  l'arrivée  du  chasseur,  ou  même  qu'il  se  tourne  contre  ce 
dernier.  Ce  sont  des  péripéties  qui  demandent  beaucoup  de  sang- 
froid,  mais  qui  donnent  l'émotion  qu'on  recherche,  et  rappellent  de 
loin  le  temps  où  l'homme  disputait  aux  bêtes  fauves  sa  place  sur  la 
terre. 

La  véritable  bête  de  chasse,  c'est  le  cerf.  Il  se  plaît  dans  les  hautes 
futaies  de  chênes  et  de  hêtres  entrecoupées  de  prairies,  de  ravins  et 
de  ruisseaux;  mais  il  ne  se  rencontre  plus  guère  en  France  que  dans 
quelques  grandes  forêts  du  nord  et  du  centre,  comme  celles  de 
Lyons,  de  Yillers-Cotterets,  d'Orléans,  et  surtout  dans  celles  de 
Compiègne,  de  Fontainebleau,  de  Rambouillet  et  de  Saint-Germain, 
affectées  à  la  dotation  de  la  couro.nne.  Les  cerfs  vivent  ordinaire- 
ment en  troupes,  et  quand  ils  sont  nombreux,  ils  sont  très  nuisibles. 
Exclusivement  herbivores,  ils  vont  pendant  la  nuit  ravager  les  cul- 
tures voisines,  et  à  leur  défaut  se  rabattent  sur  les  forêts.  Ils  brou- 
tent les  jeunes  arbres  et  en  entravent  la  croissance  pendant  plusieurs 
années.  On  peut,  il  est  vrai,  diminuer  le  mal  en  entourant  les  coupes 
de  clôtures  jusqu'à  ce  que  les  bois  soient  assez  forts  pour  ne  plus 
rien  avoir  à  redouter;  mais  c'est  un  remède  fort  dispendieux  et  qui 
ne  peut  être  efficace  que  sous  la  condition  d'une  surveillance  inces- 
sante. 

Le  cerf  perd  chaque  année  ses  bois,  qui  repoussent  en  produisant 
de  nouveaux  andouillrrs.  Le  nombre  de  ces  andouillers  augmente 
jusqu'à  sept  ans;  à  partir  de  cette  époque,  l'âge  de  l'animal  ne  se 
distingue  plus  que  par  l'étendue  de  Vempaumure.  Les  noms  de  faon, 
Mre^  d(tgiiet,  deuxième  têle,  troisième  lête^  quatrième  tête,  dix  cors 
jeuncmcnt,  dix  cors  et  vieux  ccrf^  caractérisent  en  langage  de  vé- 
nerie les  diverses  phases  de  la  vie  du  cerf.  La  vénerie  est  une  véri- 


934  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

table  science  qui,  comme  le  blason,  a  son  langage  spécial,  incom- 
pris des  profanes.  Elle  avait  une  importance  réelle  à  l'époque  où  la 
chasse,  image  de  la  guerre,  comme  disent  les  anciens  auteurs,  était 
une  des  occupations  les  plus  sérieuses  auxquelles  nos  rois  pussent 
se  livrer,  et  fut  l'objet  de  traités  spéciaux  fort  nombreux,  dont  le 
plus  estimé  est  celui  que  Jacques  Du  Fouilloux,  gentilhomme  poi- 
tevin, rédigea  pour  Charles  IX.  Cette  science  est  assez  négligée  de 
nos  jours,  et  l'on  chasse  maintenant  un  peu  à  l'aventure,  sans  trop 
s'inquiéter  des  préceptes  des  maîtres.  La  grande  chasse  d'ailleurs 
tend  à  disparaître  en  même  temps  que  les  grandes  fortunes  et  les 
grandes  forêts.  Pour  courre  le  cerf,  il  faut  un  équipage  de  soixante 
ou  quatre-vingts  chiens,  de  vingt-cinq  ou  trente  chevaux,  piqueurs 
et  valets  en  proportion.  Ce  sont  des  dépenses  auxquelles  les  fortunes 
seigneuriales  peuvent  seules  faire  face ,  à  moins  que  le  principe  de 
l'association,  passant  des  affaires  aux  plaisirs,  ne  vienne  les  répartir 
sur  un  certain  nombre  d'individus. 

On  force  le  cerf,  on  ne  le  tire  pas,  car  l'intérêt  de  la  chasse  est 
dans  la  chasse  elle-même  et  non  dans  l'animal  qu'on  tue.  La  France 
possédait  autrefois  des  races  de  chiens  excellens  pour  cet  objet  :  c'é- 
taient ceux  de  la  Saintonge  et  du  Poitou,  généralement  blancs  ou 
fauves,  au  large  poitrail,  à  la  gorge  sonore.  Ils  chassaient  lentement, 
mais  en  donnant  toujours  de  la  voix,  et  mettaient  parfois  dix  heures 
à  forcer  l'animal.  Ils  ont  été  remplacés  de  nos  jours  par  des  chiens 
anglais  [fox-hunch]  qui  le  forcent  en  une  heure,  mais  à  qui  la  ra- 
pidité de  la  course  ne  permet  pour  ainsi  dire  pas  de  donner  un  coup 
de  voix.  C'est  un  grand  plaisir  de  moins,  mais  il  faut  avant  tout 
aller  vite.  Time  is  ynoney. 

Pour  chasser  le  cerf,  on  commence  par  faire  le  bois.  Le  piqueur, 
tenant  en  laisse  un  limier,  c'est-à-dire  un  chien  à  l'odorat  très  subtil 
et  dressé  à  ce  service,  se  rend  de  grand  matin  en  forêt.  Il  fait  suc- 
cessivement le  tour  des  divers  massifs,  épiant  le  moment  où  le  li- 
mier, en  pesant  sur  sa  laisse  et  sans  donner  de  voix,  lui  fait  com- 
prendre qu'un  animal  a  dû  pénétrer  à  cet  endroit.  Au  pied,  aux 
fumées,  le  piqueur  doit  reconnaître  s'il  a  affaire  à  un  daguet  ou  à  un 
jeune  cerf,  à  un  dix  cors  ou  à  une  biche.  11  casse  une  branche  pour 
reconnaître  la  place  (cela  s'appelle  faire  une  brisée),  et  achève  en- 
suite le  tour  du  massif  pour  s'assurer  que  la  bête  entrée  d'un  côté 
n'est  pas  ressortie  par  un  autre.  On  dit  alors  qu'elle  est  re7nbuchèe, 
c'est-à-dire  qu'on  sait  où,  en  revenant  de  la  plaine,  elle  s'est  retirée 
pour  passer  la  journée.  Il  faut,  on  le  conçoit,  une  grande  habitude 
pour  faire  le  bois  et  un  grand  esprit  d'observation  pour  ne  pas  se 
tromper  sur  l'âge  et  la  qualité  de  l'animal.  Les  chasseurs  cependant 
se  sont  donné  rendez-vous  sur  un  point  de  la  forêt  pour  entendre 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  935 

les  rapports  de  ceux  qui  ont  fait  le  bois  et  décider  le  point  d'atta- 
que (1).  L'heure  est  venue  où  commence  ce  petit  drame  qu'on  ap- 
pelle la  chasse  à  courre^  et  dont  nous  n'avons  point  à  décrire  les  pé- 
ripéties bien  connues.  Ce  serait  peut-être  s'écarter  du  cadre  de  ces 
études  que  d'envisager  ici  la  chasse  autrement  que  comme  un  simple 
épisode  de  la  lutte  soutenue  de  tout  temps  par  l'homme  contre  les 
animaux  nuisibles  aux  forêts. 


IV. 

Considérée  au  point  de  vue  de  l'économie  forestière,  la  chasse  a 
une  histoire  qui  mérite  de  nous  arrêter  quelques  instans.  La  chassé 
était  autrefois,  comme  le  droit  de  battre  monnaie,  l'apanage  exclu- 
sif de  la  souveraineté.  Le  roi  seul  chassait  dans  les  forêts  royales, 
les  seigneurs  dans  celles  qui  dépendaient  de  leurs  domaines.  Quant 
aux  vilains,  ce  plaisir  leur  était  absolument  interdit.  Tout  acte  de 
leur  chasse  était  considéré  comme  une  usurpation,  comme  un  em- 
piétement sur  les  privilèges  de  la  noblesse ,  et  puni  des  peines  les 
plus  sévères,  des  galères  ou  de  la  mort.  Il  n'était  même  pas  permis 
au  paysan  de  défendre  ses  champs  contre  le  gibier,  et  bien  souvent 
il  fut  obligé  de  lés  laisser  incultes  dans  l'impossibilité  où  il  se  trou- 
vait de  sauver  ses  récoltes  (2).  Le  bois  alors  n'avait  que  peu  de  va- 
leur, les  seigneurs  n'y  attachaient  que  peu  de  prix,  et  tandis  qu'ils 
se  réservaient  exclusivement  le  droit  de  chasse,  on  les  voit  souvent 

(1)  Ce  n'est  pas  une  petite  affaire  que  ce  rendez-vous,  c'est  môme  une  des  plmses  de 
la  chasse  les  plus  intéressantes.  Du  Fouilloux  l'a  reconnu  dans  un  naïf  passage  qu'on 
aime  à  citer  ici.  «  L'assemblée,  dit-il,  doit  se  faire  en  quelque  beau  lieu,  sous  des  arbres, 
auprès  d'une  fontaine  ou  ruisseau,  là  où  les  veneurs  doivent  se  rendre  pour  faire  leur 
rapport.  Cependant  le  sommelier  doit  venir  avec  trois  bons  chevaux  chargés  d'instru- 
mens  pour  arrouser  le  gosier,  comme  coutrets,  barils,  flacons  et  bouteilles,  lesquelles 
doivent  être  pleines  de  bon  vin  d'Arbois,  de  Beaune,  de  Chaloce  et  de  Grave.  Lui,  étant 
descendu  de  cheval,  les  mettra  en  l'eau,  ou  bien  pourra  faire  refroidir  avec  du  canfre; 
après  il  étendra  la  nappe  sur  la  verdure.  Ce  fait,, le  cuysinier  s'en  viendra  chargé  de 
plusieurs  bons  harnois  de  gueule,  comme  jambons,  langues  de  bœuf,  groings,  oreilles 
de  pourceau,  cerrelas,  eschines,  pièces  de  bœuf  de  saison,  carbonnades,  jambons  de 
Mayence,  pastez,  longes  de  veau  froides,  et  autres  menus  suffrages  pour  remplir  le  bou- 
din, lesquels  il  mettra  sur  la  nappe.  Lors  le  roy  ou  le  seigneur  avec  ceux  de  sa  table 
étendront  leurs  manteaux  sur  l'herbe,  et  se  coucheront  le  côté  dessus,  beuvans,  man- 
geans,  rians  et  faisant  grande  chère.  Puis,  quand  tous  les  veneurs  seront  arrivés,  ils 
feront  leur  rapport,  présenteront  leurs  himées  au  roy  ou  au  seigneur,  racontant  chacun 
ce  qu'il  aura  vu.  » 

(2)  Le  droit  de  gai'enne,  exercé  et  reconnu  jusqu'en  1270,  consistait  dans  une  défense 
absolue  faite  aux  vassaux  de  chasser  sur  leurs  propres  terres,  en  sorte  que,  ne  pouvant 
vivre  en  présence  des  animaux  féroces  qui  se  multipliaient  impunément,  ils  étaient 
obligés  d'éniigrer  en  abandonnant  leurs  biens  aux  seigneurs. 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concéder  aux  populations  riveraines  de  leurs  forêts  les  bois  de  feu 
et  de  charpente  qui  leur  sont  nécessaires.  En  supprimant  tous  les 
privilèges  féodaux,  la  nuit  du  !i  août  fit  rentrer  la  chasse  dans  le 
droit  commun.  Aujourd'hui  chacun  peut  s'y  adonner  en  se  confor- 
mant aux  prescriptions  de  la  loi,  et  moyennant  un  permis^  simple 
mesure  fiscale,  chasser  pendant  une  certaine  partie  de  l'année  sur 
ses  propriétés  et  sur  celles  de  l'état  ou  des  communes  qui  lui  ont 
été  louées  pour  cet  usage.  Mise  en  adjudication  dans  les  forêts  do- 
maniales et  concédée  au  plus  haut  enchérisseur,  la  chasse  n'est  pour 
l'état  qu'une  source  de  revenu  dont  l'importance  se  mesure  k  la 
somme  qu'elle  rapporte.  A  ce  titre,  elle  se  place  bien  après  les 
coupes  de  bois,  qui  produisent  cent  fois  plus  (1).  Elle  est  devenue 
une  chose  secondaire  aux  yeux  de  l'administration  des  forêts,  qui, 
préoccupée  sans  cesse  d'accroître  et  d'améliorer  la  production  li- 
gneuse; se  borne  à  veiller  à  l'exécution  de  la  loi  et  à  empêcher  le 
braconnage,  sans  rien  faire  pour  augmenter  ni  propager  le  gibier. 
Il  n'en  est  pas  de  même  en  Allemagne,  où  la  chasse  est  au  contraire 
une  des  branches  du  service  forestier. 

Les  privilèges  féodaux,  supprimés  en  France  dès  1789,  se  sont 
maintenus  dans  la  plupart  des  états  de  l'Allemagne  jusqu'en  18Zi8. 
.lusqu'à  ce  moment,  les  seigneurs  ont  continué  à  exercer  le  droit 
qu'ils  s'étaient  arrogé  de  chasser  sur  les  terres  des  paysans,  sans  ja- 
mais leur  payer  aucune  indemnité  pour  les  dégâts  qu'ils  leur  cau- 
saient, ou  les  dommages  que  le  gibier  faisait  subir  à  leurs  récoltes. 
Ils  étaient  si  jaloux  de  leurs  prérogatives  qu'ils  refusèrent  toujours 
de  les  abandonner  volontairement.  Le  souffle  démocratique,  qui,  par- 
tant de  la  France,  fit  alors  le  tour  de  l'Europe,  put  seul  mettre  fin 
à  des  abus  que  nous  avons  peine  à  comprendre  aujourd'hui.  Cette 
année  18Zi8  fut  pour  l'Allemagne  une  véritable  nuit  du  Ix  août,  et  des 
lois  sur  la  chasse  y  furent  promulguées  dans  presque  tous  les  états. 
A  voir  l'empressement  que  mirent  les  peuples  à  les  exiger  dès  leur 
première  heure  de  liberté,  on  peut  se  rendre  compte  de  l'impa- 
tience avec  laquelle  ils  supportaient  ces  privilèges  oppressifs  d'une 
autre  époque  ;  mais  la  réaction  politique  qui  ne  tarda  pas  à  se  pro- 
duire se  fit  également  sentir  sur  ce  point,  et  quelques-unes  des 
concessions  que  le  pouvoir  avait  été  obligé  de  faire  dans  le  premier 
moment  furent  retirées  dès  1850  (2). 

(1)  Le  produit  annuel  de  l'amodiation  de  la  chasse  dans  les  forôts  domaniales  est 
d'environ  300,000  francs;  celui  des  coupes  de  bois,  de  plus  de  30  millions. 

(2)  En  Bavière  par  exemple,  aux  termes  de  la  loi  du  20  mai  1850,  le  droit  de  chasse 
est  toujours  un  corollaire  du  droit  de  propriété,  comme  il  l'était  dans  la  loi  de  1848; 
mais  ce  droit  ne  peut  être  exercé  par  le  propriétaire  lui-même  que  dans  les  circon- 
stances suivantes  :  1°  dans  les  jardins  et  parcs  attenant  immédiatement  aux  habita- 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  937 

Dans  presque  toutes  les  forêts  domaniales  de  l'Allemagne,  la  chasse 
est  exploitée  en  régie.  Ce  sont  les  agens  forestiers  qui  en  sont  char- 
gés et  qui  vendent  en  bloc  à  des  entrepreneurs  tout  le  gibier  tué.  Ils 
adressent  chaque  année  à  l'administration  centrale  un  état  dans  le- 
quel figurent  d'une  part  le  compte  aussi  exact  que  possible  des  ani- 
maux existant  dans  les  forêts  soumises  à  leur  gestion  et  ce  qui  pourra 
en  être  tué  dans  le  courant  de  l'année,  d'autre  part  les  recettes  pro- 
venant des  ventes  et  le  détail  des  dépenses  qu'occasionnera  le  ser- 
vice. Ces  dépenses  comprennent  le  paiement  des  piqueurs,  la  nour- 
riture du  gibier,  l'achat  et  l'entretien  des  chiens,  les  instrumens  et 
appareils  de  chasse,  les  frais  de  transport  des  animaux  tués  jus- 
qu'aux maisons  forestières,  où  l'entrepreneur  est  tenu  de  venir  les 
prendre,  etc.  D'après  un  état  que  nous  avons  eu  sous  les  yeux,  les  re- 
cettes se  sont  élevées,  dans  une  forêt  de  2,5ZiO  hectares,  à  2,800  fr. 
et  les  dépenses  à  900  francs.  C'est  un  produit  net  de  75  centimes 
par  hectare. 

Pour  satisfaire  aux  exigences  de  ce  service,  les  agens  forestiers 
allemands  doivent  connaître  à  fond  tous  les  détails  de  la  science  cy- 
négétique; ils  ont  à  ce  sujet  dans  leurs  écoles  des  cours  spéciaux, 
sur  lesquels  ils  passent  des  examens  :  aussi  chez  eux  la  dénomina- 
tion de  forestier  est-elle  synonyme  de  celle  de  chasseur.  Comme  ils 
aiment  à  se  rendre  compte  de  tout,  ils  ont  recherché  quelle  quantité 
de  gibier  une  forêt  peut  renfermer  sans  être  exposée  à  de  grands  dé- 
gâts, et  le  nombre  de  têtes  de  chaque  espèce  qu'on  peut  y  tuer 
chaque  année  pour  conserver  cette  quantité  à  peu  près  toujours  la 
même.  Ils  ont  déterminé  ainsi  le  rendement  exact  d'une  forêt  en  gi- 
bier, comme  ils  en  déterminent  le  rendement  annuel  en  bois.  D'après 
Beckstein,  un  parc  à  gibier  de  1,000  hectares,  clos  de  murs  et  renfer- 
mant 100  hectares  de  marais,  160  hectares  de  champs  et  prés,  et  le 
reste  en  bois,  peut  contenir  259  cerfs  et  biches,  52  daims,  hl  san- 
gliers, Zi3  chevreuils,  200  lièvres,  100  lapins,  et  des  faisans  en  nombre 
indéterminé.  Il  faut,  pour  nourrir  ces  animaux  pendant  l'hiver,  leur 
donner  122,864  livres  de  foin,  et  22,309  livres  de  pommes  de  terre. 
Dans  un  parc  ainsi  constitué  au  printemps ,  on  peut  tuer  pendant  le 
courant  de  l'année  80  cerfs,  22  daims,  32  sangliers,  20  chevreuils, 
1,100  lièvres  et  800  lapins.  Dans  les  forêts  non  closes,  peuplées 
de  bois  feuillus,  entrecoupées  de  prairies,  on  peut  conserver  par 

tions,  2"  sur  les  pièces  de  terre  entourées  d'une  clôture  pleine,  3°  sur  les  propriétés 
qui  ont  au  moins  240  arpens  (environ  80  hectares)  en  plaine  et  400  arpens  (130  hec- 
tares en  montagne,  4"  enfin  sur  les  lacs  et  étangs  d'au  moins  50  arpens  (10  hectares). 
Dans  tous  les  autres  cas,  le  droit  de  chasse  passe  du  propriétaire  à  la  commune,  qui  le 
met  en  location  au  profit  de  la  caisse  municipale.  La  commune  d'ailleurs  est  responsable 
des  dégâts  commis  par  le  gibier. 


938  fiEVLE    DES    DEUX    MONDES. 

1,000  hectares  24  cerfs,  2/i  chevreuils  et  18  sangliers;  dans  les  fo- 
rêts résineuses,  ces  nombres  devront  être  réduits  à  18  cerfs,  18  che- 
vreuils et  9  sangliers.  S'il  se  trouve  à  proximité  de  ces  forêts  des 
cultures  susceptibles  d'être  endommagées  par  ces  animaux,  il  fau- 
drait les  restreindre  encore.  Les  forestiers  allemands,  on  le  voit,  font 
ici  de  l'histoire  naturelle  pratique  dont  le  résultat  se  manifeste  au 
profit  de  l'état  par  un  accroissement  de  revenu. 

Si  les  autres  habitans  des  bois  étaient  étudiés  avec  le  même  soin 
et  au  même  point  de  vue  que  le  gibier,  nul  doute  qu'on  n'en  retirât 
des  avantages  analogues.  Les  insectes  et  les  oiseaux  sont  encore  si 
peu  connus,  il  existe  à  cet  égard  tant  de  préjugés,  1" influence  bonne 
ou  mauvaise  qu'ils  exercent  sur  la  production  ligneuse  est  si  mal 
appréciée,  qu'on  ne  saurait  trop  demander  aux  naturalistes  de  diri- 
ger leurs  observations  vers  ces  questions  pratiques  plutôt  que  vers 
les  considérations  purement  spéculatives  dont  ils  s'occupent  de  pré- 
férence. Le  genre  de  vie  des  animaux  est  pour  nous  bien  plus  im- 
portant à  connaître  que  des  caractères  parfois  difficiles  à  apprécier, 
tels  que  la  longueur  de  leurs  membres  ou  la  conformation  de  leurs 
antennes,  et  leur  nourriture  habituelle  nous  en  dira  plus  que  le  nom 
grec  ou  latin  de  la  famille  dans  laquelle  on  les  a  classés.  Pour  des 
ti'avaux  de  cette  nature,  personne  n'est  mieux  placé  que  les  agens 
forestiers.  Appelés  par  leurs  fonctions  à  parcourir  les  bois  à  toute 
heure  et  dans  toutes  les  saisons,  ils  peuvent  suivre  les  diverses  ma- 
nifestations de  la  vie  animale  dans  toutes  les  phases  de  son  déve- 
loppement. Ils  ont  d'ailleurs  dans  les  gardes  placés  sous  leurs  ordres 
d'intelligens  auxiliaires,  doués  pour  la  plupart  de  cet  esprit  d'ob- 
servation que  développe  ordinairement  la  solitude.  C'est  ainsi  que 
M.  Mathieu,  à  qui  ses  travauji  ont  valu  le  titre  de  professeur. à 
l'école  forestière  de  Nancy,  est  arrivé  à  publier  un  Cours  complet  de 
zoologie  forestière^  dont  les  praticiens  ont  pu  apprécier  l'impor- 
tance. Sans  parler  des  progrès  que  de  telles  études  suivies  avec  per- 
sévérance imprimeraient  aux  sciences  naturelles,  les  agens  y  trou- 
veraient des  distractions  qui  leur  permettraient  de  supporter  plus 
facilement  l'absence  de  société.  Placés  en  effet  par  les  exigences  ad- 
ministratives dans  des  localités  parfois  dépourvues  de  toute  res- 
source intellectuelle,  ils  empêcheraient,  en  les  dirigeant  vers  ces 
utiles  travaux,  leurs  facultés  morales  de  s'engourdir  dans  une  éner- 
vante inaction.  Le  docteur  Pfeil ,  qui  est  arrivé  en  Prusse  au  grade 
le  plus  élevé  de  la  hiérarchie  forestière,  raconte  que  c'est  grâce  à  sa 
passion  pour  l'histoire  naturelle  qu'il  a  pu  supporter,  sans  s'adonner 
à  la  boisson  comme  tant  d'autres,  un  séjour  de  douze  années  dans 
une  maison  forestière  située  au  milieu  des  marais  de  la  Pologne, 
sans  autre  société  que  celle  de  paysans  grossiers  avec  lesquels  au- 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  939 

cune  conversation  n'était  possible.  Une  des  choses  les  plus  intéres- 
santes à  étudier  suivant  lui,  c'est  le  langage  des  animaux.  Il  est  cer- 
tain en  eiïet  que  tous  les  individus  d'une  même  espèce  se  comprennent 
entre  eux;  ils  ont  des  ciis  diiïérens  pour  l'amour  ou  la  colère,  la 
crainte  ou  la  joie  :  pourquoi  l'homme  ne  chercherait- il  pas  à  saisir 
les  diverses  expressions  de  ces  sentiniens?  Le  chasseur  par  exemple 
ne  reconnaît-il  pas  à  la  voix  de  son  chien  quand  le  gibier  est  lancé, 
quand  il  jest  en  vue,  quaad  la  piste  est  perdue?  Persuadé  qu'une 
observation  attentive  le  rendrait  maître  de  ces  secrets,  le  savant 
docteur  se  mit  tous  les  jours,  pendant  plusieurs  mois,  en  embuscade 
auprès  d  un  marais  sur  lequel  venait  s'ébattre  une  bande  de  canards 
sauvages,  cherchant  à  deviner  l'énigme  de  leurs  discours  peu  harmo- 
nieux. Il  afiirme  y  avoir  réussi  au  point  de  reconnaître  à  leur  accent 
ceux  qui  venaient  d'un  pays  étranger,  et  assure,  ce  que  nous  n'avons 
pas  trop  de  peine  à  croire,  que  leur  langage  était  devenu  plus  in- 
telligible pour  lui  que  celui  des  philosophes  de  sa  patrie. 

Au  point  de  vue  de  l'application,  il  reste  donc  beaucoup  à  faire.  La 
nature,  en  créant  une  multitude  d'espèces  animales,  ne  s'est  aucu- 
nement préoccupée  de  celles  qui  pouvaient  être  utiles  à  l'homme,  et 
ne  les  a  distinguées  des  autres  par  aucune  propriété  particulière. 
Elle  ne  leur  a  donné  ni  une  vitalité  plus  grande,  ni  des  moyens  de 
défense  plus  puissans,  ni  une  fécondité  plus  énergique  :  elle  les  a  sou- 
mises comme  toutes  les  autres  à  la  loi  qui  en  proportionne  la  multi- 
plication aux  chances  de  destruction  qu'elles  courent;  mais  cette  loi, 
qui  suffit  à  elle  seule  pour  maintenir  l'harmonie  générale,  est  une  loi 
brutale,  sur  laquelle  l'homme  peut  exercer  son  action  comme  sur 
toutes  celles  que  la  physique  et  la  chimie  ont  déjà  mises  à  sa  dis- 
position. Ainsi,  dans  le  règne  animal  comme  pour  le  règne  végétal,  il 
faut  qu'il  cherche  à  multiplier  toutes  les  espèces  qui  peuvent  lui  être 
utiles,  et  qu'il,  se  débarrasse  sans  pitié  non-seulement  de  toutes 
celles  qui  sont  nuisibles,  mais  aussi  de  celles  dont  il  ne  peut  tirer 
aucun  avantage,  et  qui  sont  des  parasites  vivant  à  ses  dépens. 

J*  Clavé. 


LES 


RÉGIONS  SEPTENTRIONALES 

DE   L'OR 


VANCOUVER     ET     LA     COLOMBIK     ANGLAISE. 
LES    VILLES    NAISSANTI  S    ET    l' ÉM  I  G  R  A  TI  0  N. 

I.  Vancouver  IsJand  and  BritUh  Columbia ,  by  J.  Despard  Pemberton,  snrveyor  général. 
London,  Longman,  1860.  —  II.  Repoit  from  t.'ie  sélect  Commillee  on  tlie  lludson's  bay  Com- 
pany, 1857. 


Parmi  les  régions  de  l'or,  il  en  est  une  qui  tient  une  place  mo- 
deste à  côté  de  l'Australie  et  de  la  Californie,  sa  voisine.  Tandis 
que  les  descriptions,  les  études  et  les  considérations  sociales,  les 
récits  de  toute  nature  abondent  touchant  ces  terreaiprivilégiées ,  à 
peine  si  de  loin  en  loin  une  mention  isolée,  un  matuicl  à  l'usage  des 
émigrans  vient  rappeler  à  la  Grande-Bretagne  qu'elle  possède  sur 
le  cours  supérieur  de  la  Colombie,  dans  les  vallées  fortunées  du 
Frazer  et  du  Thompson,  sur  la  côte  où  s'allonge  la  grande  île  de 
Vancouver,  de  riches  exploitations  aurifères,  avec  les  ressources 
plus  sûres  et  plus  durables  qu'oflre  la  nature  dans  une  région  bien 
arrosée,  couverte  de  vastes  forêts,  abondamment  fournie  de  houille 
et  munie  de  boas  ports.  La  faute  en  est  à  l'éloignement  et  au  cli- 
mat. Pour  aller  de  Londres  et  de  Liverpool  à  la  Colombie  anglaise, 
il  y  a  un  trajet  long  et  pénible,  soit  que  l'on  double  le  cap  Ilorn,  soit 
que  l'on  coupe  l'Amérique  ta  Panama  ou  à  San-Juan-de-Nicaragua. 
Et  puis  cette  région,  enfermée  entre  le  plus  septentrional  des  terri- 
toires des  États-Unis  et  l'Amérique  russe,  les  Montagnes-Rocheuses 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  9!\l 

et  le  Pacifique,  semble  aux  émigrans  sévère  et  froide  plus  qu'elle 
ne  l'est  en  réalité;  le  bruit  de  l'or  n'y  a  pas  pour  eux  un  attrait 
aussi  entraînant  que  plus  au  sud  ou  dans  l'Australie. 

Il  ne  fout  pas  croire  cependant  que  cette  région  reste  inoccupée; 
dans  l'île  de  Quadra-et-Vancouver  aussi  bien  que  sur  les  cours  d'eau 
aurifères,  la  vie  européenne  se  substitue  à  la  vie  sauvage,  et  à  côté 
des  Anglais  les  Chinois  apportent  là,  comme  sur  tout  coin  de  terre 
où  il  y  a  des  bénéfices  à  l'éaliser,  le  contingent  de  leur  immigration 
compacte  et  laborieuse.  Au  point  de  vue  de  la  situation  géographi- 
que, ce  pays  a  pour  l'Angleteri-e  une  grande  importance  :  il  lui 
domie  un  pied,  à  côté  des  Etats-Unis,  sur  le  Pacifique;  il  se  relie,  à 
travers  les  Montagnes-Rocheuses,  à  leurs  belles  possessions  du  Ca- 
nada; on  parle  d'établir  un  chemin  le  long  des  lacs  qui  mette  en 
communication,  par  l'Ontario,  l'Érié,  le  Michigan,  le  Winnipeg,  Mont- 
réal avec  i\evv-Westminster  et  Victoria  de  Vancouver.  Enfin  il  se 
fait  là  en  ce  moment  un  travail  nouveau;  une  conquête  de  l'homme 
s'y  accomplit  sur  la  nature  sauvage,  et  c'est  à  ce  titre  surtout  que 
la  Colombie  anglaise  et  Vancouver  méritent  pour  un  moment  de 
nous  arrêter. 

I. 

Les  visiteurs  de  ces  côtes  disent  qu'un  spectacle  plein  de  gran- 
deur et  de. nouveauté  frappe  les  yeux  du  voyageur  qui  pénètre  de 
l'ouest  à  l'est,  entre  les  deux  phares  dressés  sur  le  sol  anglais  et 
sur  le  sol  américain,  dans  le  détroit  Juan  de  Fuca,  au  sud  de  l'île 
Quadra-et-Vancouver.  A  droite  s'étend  le  territoire  Washington, 
sillonné  par  une  haute  chaîne  de  montagnes  neigeuses,  du  sein 
desquelles  se  dresse  un  pic  auquel  des  souvenirs  classiques  trans- 
portés sur  cette  terre  lointaine  ont  valu  le  nom  de  Mont- Olympe. 
Les  pentes  descendent  souvent  jusqu'à  la  mer,  et  quelquefois  elles 
s'en  éloignent  de  quelques  milles  ;  elles  sont  coupées  de  vallées  vertes 
et  profondes  qui  revêtent,  sous  le  jeu  du  soleil  et  des  nuages,  les 
aspects  les  plus  variés.  A  gauche,  l'île  Vancouver  semble  comparati- 
vement basse,  bien  que  plusieurs  de  ses  pics  soient  encore  en  juin 
chargés  de  neige;  en  avant  s'ouvre  le  golfe  George,  tout  semé  d'îles 
verdoyantes.  Dans  un  enfoncement  apparaît  sur  le  territoire  de  la 
Colombie  anglaise  la  chaîne  des  monts  Cascade,  dominée  par  le 
sommet  étincelant  du  Baker,  haut  de  3,500  mètres,  et  qui,  en  1853, 
a  vomi  des  flammes.  Des  bois  s'étendent  à  perte  de  vue  :  les  pins, 
sur  le  penchant  des  hauteurs,  enferment  les  plaines  dans  leurs  som- 
bres verdures,  les  chênes,  les  érables,  mêlent  leurs  feuillages,  tan- 
dis que  des  saules,  des  peupliers,  bordent  les  lacs  de  leurs  luxu- 


942  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rians  ombrages.  Les  cris  d'un  nombre  infini  d'oiseaux  aquatiques 
éveillent  les  échos,  et  l'homme  lui-même  anime  de  son  activité  cette 
nature  forte  et  primitive  :  des  steamers  courent  de  la  pointe  sud-est 
de  Vancouver  à  l'embouchure  de  la  rivière  Frazer,  et  des  barques 
chargées  d'Indiens  à  la  peau  rouge,  zébrée  de  peintures,  frappent 
en  cadence  de  leurs  pagaies  l'eau  paisible  du  golfe. 

Il  y  a  deux  cent  soixante  ans,  alors  que  l'on  commençait  à  cher- 
cher ce  passage  nord-ouest  sur  le  chemin  duquel  tant  de  marins 
ont  depuis  trouvé  la  mort,  le  navigateur  Juan  de  Fuca,  en  pénétrant 
dans  le  détroit  qui  a  pris  son  nom,  crut  avoir  du  premier  coup  ré- 
solu ce  grand  problème.  Il  se  trompait;  mais  voici  que  les  Anglais 
prétendent  aujourd'hui  changer  en  vérité  son  erreur  :  au  lieu  des 
routes  impraticables  et  glacées  de  la  mer  du  pôle,  ils  proposent  au 
commerce,  comme  voie  de  transit  de  l'Atlantique  au  Pacifique,  cette 
longue  ligne  des  lacs  canadiens  dont  nous  avons  déjà  parlé  et  sur 
laquelle  il  faudra  revenir.  La  principale  cause  qui  peut,  suivant  eux, 
déterminer  le  commerce  à  préférer  ce  chemin,  c'est  la  parfaite  sé- 
curité qu'offrent  le  détroit  et  ce  golfe  George  dans  lequel  il  dé- 
bouche. : 

De  San-Francisco  aux  régions  glacées  de  l'Amérique  russe,  sur 
cette  longue  partie  de  la  côte  du  Pacifique,  il  n'existe  pas  de  bons 
ports  :  celui  de  Humboldt,  au-dessus  de  San-Francisco,  vers  le  Zi2''  de- 
gré de  latitude  nord,  est  vaste  et  paisible  à  l'intérieur;  mais  une 
forte  houle  et  une  ligne  de  brisans,  qui  s'étend  au  loin  dans  l'ouest, 
en  rendent  l'accès  des  plus  périlleux.  De  même  l'entrée  du  grand 
fleuve  Colombie,  avec  sa  terrible  barre,  est  l'effroi  des  marins.  Au 
contraire,  dans  l'intérieur  du  détroit  de  Juan  et  du  golfe  qui  lui  fait 
suite,  les  espaces  libres,  les  ports  profonds  et  sûrs  n'ont  à  redouter 
que  les  brouillards  de  l'hiVer  et  l'épaisse  fumée  qui  s'élève  des  forêts 
où  les  Indiens  mettent  le  feu  en  automne.  Port  San-Juan,  Sook-Ba- 
sin,  Beecher-Bay,  les  ports  Victoria  et  Esquimalt  peuvent  donner 
asile  à  un  nombre  indéfini  de  navires.  Ce  dernier,  à  cause  de  son 
étendue  et  de  sa  sécurité,  a  été  désigné  parle  gouvernement  comme 
dépôt  naval  du  Pacifique,  et  tout  le  long  de  cette  côte  privilégiée 
s'étendent  de  vastes  espaces  d'une  terre  fertile  et  propre  aux  grandes 
cultures. 

La  Colombie  anglaise,  telle  que  les  limites  en  ont  été  fixées  par  les 
derniers  traités  avec  les  Etats-Unis,  s'étend  sur  le  vaste  territoire 
que  la  géographie  avait  coutume  d'appeler  Nouvelle-Calédonie,  de 
l'embouchure  du  Frazer  à  l'Amérique  russe,  entre  les  Ix^"  et  56"  de- 
grés de  latitude  nord  environ.  En  largeur,  elle  va  de  la  Rivière-Rouge 
et  des  Montagnes-Rocheuses  au  Pacifique  ;  sa  superficie  est  plus  que 
double  de  celle  de  la  Grande-Bretagne,  et  l'île  de  Quadra-et-Vancou- 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  9^3 

ver,  sa  précieuse  annexe,  est  à  peu  près  égale  à  la  moitié  de  l'Ir- 
lande. Elle  a  500  milles  de  côtes  (1),  et  sa  hauteur  varie  entre  le 
niveau  de  la  mer  et  16,000  pieds  anglais  (2).  Beaucoup  des  carac- 
tères de  son  sol  couvert  de  bois,  de  pâturages,  coupé  de  cours  d'eau 
et  de  lacs  nombreux,  rappellent  le  Canada.  Le  climat  y  est  très  di- 
vers ;  cette  côte  du  Pacifique  est  généralement  plus  douce  que  celle 
de  l'Atlantique,  à  la  même  latitude  sur  le  continent  américain.  Les 
vents  du  sud  y  amènent  des  pluies  en  juin.  Vers  le  sud  et  dans  les 
vallées  du  Frazer,  de  Lillooette ,  de  la  Colombie ,  du  Thompson ,  la 
température,  les  produits,  les  oiseaux,  rappellent  assez  le  Devon- 
shire,  tandis  qu'au  nord  et  au  pied  des  montagnes  on  retrouve  le 
climat  plus  sévère  de  la  baie  de  Hudson  et  du  Labrador.  De  vastes 
espaces  y  sont  ouverts  à  l'exploitation  des  settlérs.  Il  en  est  de  même 
dans  la  partie  méridionale  de  Vancouver,  la  seule  encore  qui  ait  été 
bien  reconnue.  Les  terrains  non  défrichés  sont  recouverts  d'une  fou- 
gère épaisse  et  qu'on  arrache  difficilement;  ailleurs  s'étendent  des 
forêts,  des  marécages,  des  déserts  qui,  de  longtemps  encore,  ne  se- 
ront pas  acquis  à  l'exploitation  humaine.  Diverses  espèces  de  graines 
et  des  racines  abondantes  fournissent  aux  Indiens  un  de  leurs  moyens 
de  subsistance.  La  flore  de  cette  région,  assez  semblable  à  celle  de 
la  Colombie  américaine,  n'est  pas  non  plus,  sans  offrir  quelque  ana- 
logie avec  celle  de  la  Grande-Bretagne.  Les  pommes  de  terre,  le  hou- 
blon, le  blé,  l'orge,  l'avoine,  y  viennent  à  merveille  ;  on  y  trouve  aussi 
une  espèce  de  chanvre  particulier  au  pays.  Les  indigènes  cultivent 
des  pommes  de  terre  jusqu'à  la  hauteur  de  l'île  de  la  Reine-Charlotte. 
Le  long  de  la  côte  nord-ouest,  dans  de  vastes  espaces  marécageux, 
croît  une  plante  dont  la  feuille,  assez  semblable  à  celle  du  thé,  donne 
une  boisson  de  saveur  agréable  et  piquante  qui  produit  sur  le  cerveau 
des  effets  d'excitation  et  de  gaieté  pareils  à  ceux  du  vin.  Il  est  à  re- 
marquer que  la  fertilité  du  sol  augmente  dans  le  voisinage  des  ter- 
rains aurifères;  la  décomposition  des  roches  volcaniques,  la  silice, 
l'alumine,  la  chaux,  la  potasse,  en  se  désagrégeant,  communiquent 
à  la  terre  une  puissante  fécondité.-  Ce  phénomène,  qui  a  été  observé 
au  pied  du  Vésuve  et  de  l'Etna,  est  également  sensible  autour  du 
volcan  Baker. 

Parmi,  les  arbres,  c'est  une  espèce  de  cyprès  assez  semblable  au 
cèdre  qui  atteint  les  plus  fortes  dimensions;  on  en  voit  de  30  pieds 
de  diamètre  et  de  ZiOO  de  hauteur;  les  pins  ont  jusqu'à  270  et 
300  pieds  ;  ils  sont  très  résineux  et  portent  une  écorce  pareille  au 
liège  et  épaisse  de  8  ou  9  pouces,  qui  donne  une  flamme  éblouis- 

(1)  Le  mille  anglais  égale  1,610  mètres. 

(2)  Le  pied  anglais  égale  0,'"  305. 


9hh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

santé;  on  déCriche  les  espaces  couverts  de  pins  en  y  portant  le  feu. 
Les  chênes  sont  généralement  de  qualité  inférieure;  les  bouleaux, 
les  ifs,  les  genévriers  croissent  pêle-mêle  avec  les  érables,  les  peu- 
pliers, les  sorbiers,  offrant  des  ressources  immenses  à  la  charpente 
et  à  la  mâture  des  vaisseaux. 

L'île  de  Vancouver  a  des  races  de  moutons-mérinos  remarquables; 
le  petit  bétail  espagnol,  les  beaux  bœufs  Durham,  importés  en  Cali- 
fornie, sont  remontés  de  là  jusque  sur  le  Frazer.  On  trouve  aussi  une 
race  indigène  de  chevaux  excellens  pour  la  selle  et  durs  à  la  fatigue, 
mais  très  difficiles  à  dresser  aux  voitures.  Qu'on  ajoute  à  ces  avan- 
tages les  ressources  de  la  pêche,  de  la  chasse,  des  exploitations  au- 
rifères, de  la  houille  :  tout  cela  constitue  une  riche  contrée;  il  faut 
voir  maintenant  comment  l'homme  s'est  installé  au  sein  de  cette  libé- 
rale nature. 

La  population  comporte  trois  élémens  très  inégaux  en  nombre  : 
les  indigènes,  les  Chinois  et  les  Européens.  Les  premiers,  que 
l'on  évalue  à  80,000  à  l'ouest  des  Montagnes-Rocheuses,  à  environ 
10,000  dans  Vancouver,  appartiennent  à  la  race  rouge  et  se  ratta- 
chent, par  leurs  dialectes  aussi  ])ien  que  par  les  traits  du  visage, 
aux  tribus  qui  peuplent  la  partie  septentrionale  du  continent  amé- 
ricain. Les  notions  relatives  à  leurs  habitudes,  à  leur  état  social,  à 
leurs  croyances,  sont  encore  incomplètes  et  incertaines.  Quelques 
voyageurs  les  ont  très  sévèrement  jugés,  prétendant  qu'ils  sont  dé- 
formés par  l'habitude  d'aplatir  les  crânes  des  enfans,  peu  sociables 
et  parfois  anthropophages.  Aucun  fait  à  la  connaissance  des  Euro- 
péens leurs  voisins  n'est  venu  confirmer  cette  dernière  assertion.  Il 
est  certain  qu'ils  ont,  depuis  une  haute  antiquité,  l'habitude  de 
presser  le  crâne  de  leurs  enfans,  puisqu'une  de  leurs  tribus,  sur  la 
Colombie,  porte  le  nom  de  Tcles-Plates.  Toutefois  cet  usage  ne_,pa- 
raît  pas  être  commun  à  tous  les  indigènes,  et  on  en  voit  autour  des 
établissemens  anglais  un  grand  nombre  aux  traits  réguliers,  à  la 
physionomie  intelligente;  ils  font  preuve  de  vigueur  et  d'adresse,  et 
beaucoup  réussissent  à  imiter  certains  produits  de  l'industrie  euro- 
péenne. Dans  l'état  tout  à  fait  sauvage,  au  pied  des  Montagnes- Ro- 
cheuses et  sur  la  Haute-Colombie,  ils  ont  conservé  leurs  habitudes 
nomades,  vivant  de  chasse  et  de  pêche,  échangeant  des  fourrures 
contre  des  fusils  et  de  l' eau-de-vie.  Leurs  tribus  ont  des  chefs  mili- 
taires souvent  en  guerre,  et  qui  ont,  comme  les  autres  peaux-rouges, 
l'habitude  de  scalper  leurs  ennemis.  Ils  ne  prennent  généralement 
qu'une  femme,  bien  que  la  polygamie  ni  le  divorce  ne  leur  semblent 
interdits,  et,  comme  tous  les  sauvages,  ils  croient  à  de  bons  et  à  de 
mauvais  esprits;  leurs  prêtres  sont  en  même  temps  leurs  médecins. 

Quelques-uns  d'entre  eux  ont  pris  dans  le  voisinage  des  établis- 


LES    KÉGIO^S    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  Ç>hb 

semens  européens  des  habitudes  sédentaires  et  bâti  de  petits  vil- 
lages formés  de  huttes  à  toits  plats  ou  coniques.  Ceux-ci  se  livrent 
à  quelques  cultures,  louent  leurs  services  dans  les  fermes,  et  même 
travaillent  dans  Vancouver  aux  mines  de  houille.  Vers  1857,  les  in- 
digènes de  cette  île  entrèrent  en  lutte  contre  les  Anglais;  un  blanc 
ayant  été  tué  à  la  baie  de  Covvichin,  vers  la  pointe  sud-est  de  l'île, 
le  gouverneur  se  saisit  de  deux  indigènes  et  les  fit  pendre.  De  là 
des  représailles  et  des  hostilités  qui  sont  apaisées  aujourd'hui.  11 
n'est  pas  inutile  cependant  que  les  Anglais  se  tiennent  sur  leurs 
gardes.  Là  comme  dans  toutes  leurs  autres  colonies,  ils  ne  sont  pas 
sympathiques  aux  indigènes.  L'esprit  anglo-saxon,  exclusif  et  dur, 
prend  peu  de  souci  des  races  étrangères  ;  déjà,  au  contact  des  nou- 
veaux occupans  du  sol,  les  naturels  de  la  Colombie  anglaise  reculent 
et  s'effacent;  les  comités  de  colonisation  admettent,  comme  un  fait 
auquel  on  voudrait  en  vain  s'opposer,  la  disparition  future  des  peaux- 
rouges  devant  l'invasion  blanche.  Ces  malheureux  en  effet  s'abru- 
tissent avec  l'eau-de-vie.  Cependant  on  a  formé  une  société  de  pro- 
tection pour  les  aborigènes,  ouvert  des  églises,  des  écoles,  quelqu»ss 
missionnaires  ont  même  pénétré  jusque  sur  les  bords  de  la  Rivière- 
Rouge;  mais  tout  cela  est  froid,  triste,  dénué  de  bienveillance  cor- 
diale et  de  charité  réelle.  Les  immigj'ans  n'ont  guère  qu'un  souci, 
l'occupation  du  sol,  l'exploitation  de  ses  produits.  A  l'égard  des  in- 
digènes, ils  se  tiennent  quittes  au  prix  de  quelques  phrases  de  com- 
passion banale  et  de  quelques  institutions  qui  ne  sont  pas  en  har- 
monie avec  les  habitudes,  le  caractère  et  le  goût  du  peuple  qu'ils 
se  sont  soumis. 

Les  Chinois  sont  plus  heureux  :  immigrans  comme  les  Européens 
et  plus  passagers  qu'eux,  ils  ont  l'avantage  de  demeurer  indifférens 
à  leur  inimitié  et  à  leurs  mépris.  La  seule  chose  qu'ils  demandent, 
c'est  une  place,  fut-ce  la  plus  restreinte  et  la  dernière.  Du  moment 
qu'on  les  a  accueillis,  armés  d'une  indomptable  persévérance,  prêts 
à  tous  les  labeurs,  préservés  des  influences  étrangères  par  l'isole- 
ment, ils  travaillent  sans  relâche  et  entassent  leurs  profits  jusqu'à  ce 
que  leur  ambition  de  fortune  soit  satisfaite.  Alors,  munis  d'un  pécule 
péniblement  amassé,  quelquefois  traînant  avec  eux  le  cercueil  d'un 
parent  ou  d'un  ami ,  ils  regagnent  les  rivages  de  la  Terre-Fleurie. 
La  Colombie  anglaise  est  des  régions  aurifères  celle  qui  jusqu'ici 
accueille  le  mieux  ces  égoïstes  auxiliaires;  elle  a  besoin  de  br^s,  et 
trouve  en  eux  des  domestiques  actifs,  des  industriels  ingénieux  et 
variés.  Quoique  fort  sales  de  leur  personne,  ce  sont  eux  qui  mono- 
polisent le  blanchissage  partout  où  ils  s'établissent.  En  Californie, 
leur  nombre  montait,  dans  ces  dernières  années,  à  50,000  environ. 
Là  on  les  déteste  et  on  les  maltraite;  des  restrictions  leur  sont  au- 
aoME  XXXIV.  60 


946  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tant  que  possible  imposées;  beaucoup,  pour  échapper  aux  dures 
conditions  qui  leur  sont  faites  par  les  inhospitaliers  Yankees,  ont 
remonté  vers  le  nord  et  se  sont  répandus  sur  le  territoire  anglais, 
où  n'existent  pas  d'entraves  qui  leur  soient  spéciales;  ils  jouissent 
même  aux  mines  des  droits  et  de  la  protection  accordés  aux  autres 
immigrans.  Aussi  en  1860  leur  nombre  ne  s'élevait  pas  à  moins  de 
10,000;  au  mois  de  juin,  deux  vaisseaux,  venant  de  San-Francisco 
et  directement  de  Chine,  en  amenaient  800,  et  d'autres  étaient  en 
chemin.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  au  hasard  qu'ils  envahissent  la  Co- 
lombie anglaise  :  un  journal  de  la  localité  prétend  que  les  immigra- 
tions sont  précédées  d'explorateurs  chargés  d'étudier  les  ressources 
du  pays,  l'état  des  mines,  et  d'adresser  des  rapports  à  leurs  com- 
patriotes. 

La  population  européenne  n'est  pas  encore  très  considérable,  sur- 
tout par  rapport  cà  la  vaste  étendue  du  sol  ;  mais  en  général  elle  est 
composée  de  colons  séi'ieux  et  travailleurs.  Il  n'y  a  pas  que  des  mi- 
neurs et  des  artisans,  il  y  a  aussi  des  agriculteurs  débarqués  avec 
un  petit  capital,  qui  leur  a  permis  d'acquérir  de  bons  territoires 
et  d'en  bien  aménager  les  premières  cultures.  Ils  créent  de  vastes 
fermes,  et  parmi  les  colons,  ce  sont  eux  qui  réussissent  le  mieux. 

Les  premiers  essais  d'établissement  de  l'Angleterre  à  cette  extré- 
mité du  Pacifique  datent  de  la  fm  du  dernier  siècle.  En  1786,  quel- 
ques marchands  de  la  compagnie  des  Indes  orientales  fondèrent  un 
comptoir  dans  la  baie  de  iNootka,  à  la  côte  occidentale  de  Vancouver. 
Trois  ans  plus  tard,  l'Espagne,  qui  avait  alors  dans  ces  mers  un  na- 
vigateur distingué,  Francesco  de  la  Bodega  y  Quadra,  prit  posses- 
sion de  l'île;  mais  elle  fut  obligée  de  la  restituer  l'année  suivante, 
après  diverses  négociations  entre  les  deux  cours,  et  c'est  à  l'occa- 
sion de  la  rencontre  de  Quadra  et  de  Vancouver  pour  opérer  cette 
cession  que  l'île  prit  le  nom  de  ces  deux  marins.  Pendant  plus  d'un 
demi-siècle,  l'Angleterre  fut  détournée,  par  les  événemens  politi- 
ques et  par  l'essor  même  de  ses  autres  colonies,  de  s'occuper  de  son 
petit  établissement  de  Vancouver.  Enfin  le  gouvernement  songea  à 
relier  le  territoire  occidental  de  l'Amérique  à  ses  possessions  du  Ca- 
nada, et  concéda  l'île  à  la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  à  charge 
de  la  coloniser.  Quelques  essais  d'établissement  furent  aussi  tentés 
sur  le  continent;  mais  la  compagnie  imposa  à  l'immigration  un 
programme  si  restreint  et  si  peu  libéral  que  la  concession  lui  fut 
retirée.  Dans  l'intervalle,  les  gîtes  aurifères  avaient  été  découverts, 
l'île  et  le  territoire  rentrèrent  sous  la  direction  immédiate  de  la 
couronne,  qui  a  pris,  il  est  juste  de  le  reconnaître,  de  sages  mesures 
pour  y  porter  une  émigration  lionnête  et  sérieuse.  C'est  le  2  août 
1858  que  la  colonie  de  la  Colombie  anglaise  a  été  instituée  par  acte 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  9^7 

du  parlement,  et  de  cette  époque  récente  datent  les  développemens 
qu'ont  pris  ses  jeunes  cités,  des  mesures  bien  réglées  pour  la  dis- 
tribution des  terres  et  l'exploitation  des  mines,  en  un  mot  les  pre- 
miers et  solides  élémens  de  sa  prospérité. 

IL 

Tout  en  restant  bien  loin  encore  des  opulentes  cités  qui  sont  sor- 
ties si  promptement,  sous  la  double  influence  de'l'or  et  de  la  grande 
culture,  du  sol  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande,  les  villes 
naissantes  de  l'île  de  Vancouver  et  du  Frazer  ne  sont  cependant  pas 
sans  intérêt  et  sans  importance.  D'abord  elles  ont  pour  elles  le  mé- 
rite de  leur  position,  et,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'excellence 
de  leurs  ports.  C'est  à  l'extrême  pointe  sud -est  de  la  grande  île 
qu'est  situé  leur  chef-lieu.  Les  Anglais,  par  un  choix  qui  témoigne 
de  la  constance  de  leur  courtoisie  et  de  leur  patriotisme,  mais  qui 
n'est  pas  sans  inconvénient  pour  la  clarté  géographique,  lui  ont 
donné,  comme  à  tant  d'autres  lieux,  le  nom  de  \ictoria. 

En  fondant  une  ville  dans  leurs  possessions  de  cette  côte  du  Pa- 
cifique, les  Anglais  ne  cachaient  pas  qu'ils  n'aspiraient  à  rien  moins 
qu'à  donner  une  rivale  à  San-Francisco  et  à  organiser  une  sérieuse 
concurrence  contre  cet  entrepôt  des  richesses  de  l'Amérique  et  de 
rOcéanie.  Tant  s'en  faut  qu'ils  soient  arrivés  à  ce  point,  et  il  est  dou- 
teux qu'ils  y  parviennent  jamais.  Cependant,  on  ne  peut  le  nier,  le 
site  a  été  bien  choisi.  11  avait  été  désigné  dès  l'année  18Zi2  par  le 
gouverneur  Douglas,  un  des  hommes  qui  connaissaient  le  mieux 
les  moindres  ressources  et  les  baies  du  littoral.  En  18Zi6,  sir  George 
Simpson  applaudissait  à  ce  choix,  et  vantait  l'excellence  de  la  posi- 
tion, du  climat  et  du  mouillage.  Aussi  la  ville  ne  tarda-t-elle  pas  à 
s'élever.  Son  emplacement  est  uni,  étendu,  bien  disposé,  à  l'est  du 
port,  entouré  de  vastes  terrains  fertiles,  et  dominé  au  loin  par  des 
montagnes  souvent  chargées  de  neige.  Elle  a  le  désavantage  de 
n'avoir  pas  d'autre  eau  que  celle  des  puits;  mais  il  est  question  d'en 
amener  de  sources  et  de  lacs  situés  à  peu  de  distance.  Les  rues, 
droites  et  régulières,  sont  larges  et  macadamisées;  les  maisons, 
généralement  en  bois  et  surmontées  de  cheminées  en  briques,  sont 
propres  et  bien  entretenues.  On  a  bâti  des  églises,  un  palais  pour  le 
gouverneur,  des  magasins,  un  hospice.  A  la  porte  de  la  ville,  il  y  a 
un  parc  ombragé  de  chênes.  Les  faubourgs  sont  également  plantés 
d'arbres.  Le  port,  sans  valoir  celui  d'Esquimalt,  est  intérieurement 
vaste  et  profond;  l'entrée  en  est  gênée  par  un  banc  de  sable  étroit 
qu'il  est  question  d'enlever.  La  population  de  cette  ville  monte 
aujourd'hui  à  trois  mille  âmes. 


9A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  côté  d'Esquimalt  et  de  Victoria  se  trouvent  encore  les  ports  et 
les  centres  naissans  de  Beeclier-Bay  à  la  pointe  méridionale  de  l'île, 
de  Covvichin  à  la  côte  sud-est,  de  San-Juan  dans  un  îlot  détaché  du 
détroit.  C'est  dans  cette  extrémité  méridionale  de  l'île  que,  pour  le 
moment,  la  vie  et  l'activité  européennes  sont  concentrées.  Au-delà 
de  ce  petit  espace  et  du  rayon  étroit  de  terres  défrichées  qui  l'en- 
toure commencent  les  régions  sauvages,  dans  lesquelles  n'ont  pé- 
nétré encore  qu'un  très  petit  nombre  d'explorateurs.  L'île  Vancouver, 
inclinée  du  nord-ouest  au  sud-est,  le  long  de  la  côte  occidentale 
de  l'Amérique,  entre  le  groupe  des  îles  de  la  Reine-Charlotte  et  le 
territoire  de  Washington ,  qui  se  rattache  à  la  Colombie  américaine 
et  à  l'Orégon,  est  longue  de  cent  quinze  lieues  sur  trente  environ 
dans  sa  plus  grande  largeur.  Le  marin  Vancouver  en  avait  fait  le 
tour  et  avait  jeté  un  regard  à  la  côte  ouest,  sur  les  points  de 
Nootka  et  de  Clayoquot,  qu'il  représentait  comme  couverts  de  fo- 
rêts de  grands  arbres  pouvant  fournir  de  vastes  ressources.  En  1852, 
M.  Hamilton  Moffat,  employé  de  la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson, 
poussa  une  reconnaissance  dans  l'intérieur.  Pai'ti  du  fort  Rupert  sur 
la  côte  nord-est  de  l'île,  il  se  dirigea  vers  une  rivière  qui  porte  le 
nom  des  Nimkish,  tribu  d'Indiens  pêcheurs;  puis  il  prit  un  canot, 
et,  accompagné  de  six  indigènes,  il  suivit  la  rivière  jusqu'en  un  lac 
appelé  Tsllelth,  large  seulement  d'un  mille  et  demi,  mais  long  de 
vingt-cinq ,  et  dont  la  sonde ,  à  quarante  pieds ,  ne  pouvait  pas  at- 
teindre le  fond.  Une  seconde  rivière,  l'Oakseey,  met  ce  lac  en  com- 
munication avec  un  autre  lac,  le  Kanus,  puis  descend  jusqu'à  la  mer, 
coupant  ainsi  la  partie  supérieure  de  l'île  par  une  ligne  navigable  à 
peu  près  en  forme  de  diagonale,  et  qui  a  l'utilité  de  mettre  les  deux 
côtes  en  communication  directe.  Ce  même  phénomène  se  reproduit 
au  centre  de  l'île.  En  partant  de  la  baie  Quallchuin,  sur  le  golfe 
George,  le  plus  récent  explorateur,  M.  Pemberton,  traversa  en  1856 
le  lac  auquel  un  de  ses  prédécesseurs,  M.  Horne,  avait  donné  son 
nom,  et  atteignit  par  le  canal  Alberni  l'Océan -Pacifique.  Plus  au 
midi  existe  encore  un  troisième  lac  étroit  et  long,  que  M.  Pem- 
berton a  également  visité  dans  une  excursion  faite  en  novembre 
18/i7  de  Port-Cowichin  à  la  rivière  False-Nitinat.  Tel  est  donc  le 
caractère  général  que  présente  l'île  :  de  longues  crevasses  volca- 
niques changées  en  lacs  dont  on  cherche  souvent  en  vain  sur  les 
côtes  mêmes  à  mesurer  la  profondeur,  des  falaises  abruptes,  des 
montagnes  escarpées,  puis  dans  les  intervalles  de  vastes  prairies 
bien  arrosées  et  des  forêts  épaisses  dans  lesquelles  la  hache  n'a  pas 
encore  jeté  d'éclaircies.  Le  lac  Horne  est  à  cent  cinquante  pieds 
au-dessus  de  la  mer;  le  lac  Central,  un  peu  plus  à  l'ouest,  forme 
une  large  cuvette  au  milieu  des  montagnes;  on  n'en  a  pas  trouvé  le 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  9Zi9 

fond  à  cent  fathoms  (1).  Il  gèle  durant  l'hiver  à  une  grande  pro- 
fondeur et  n'a  guère  d'autre  poisson  alors  que  la  truite.  Le  canal 
Alberni  roule  ses  eaux  profondes  et  libres  de  toute  entrave  entre  deux 
rangées  de  montagnes  hautes  de  quinze  à  dix-huit  cents  pieds,  bor- 
dées et  surmontées  de  pins  de  la  plus  grande  espèce.  Dans  les  étroits 
espaces  que  les  arbres  laissent  libres,  une  végétation  exubérante  de 
fougères  couvre  le  sol.  Les  castors  et  les  loutres  sont  très  nombreux 
dans  les  cours  d'eau;  on  rencontre  assez  souvent  des  ours  noirs, 
quelquefois  des  ours  gris  ;  les  daims  errent  en  troupes ,  et  les  coqs 
de  bruyère  fournissent  aux  chasseurs  une  proie  inépuisable.  Les 
Indiens  sont  dispersés  dans  des  villages  rares  et  médiocrement  peu- 
plés. On  dit  qu'il  faut  se  défier  de  ceux  qui  habitent  les  côtes; 
mais  dans  l'intérieur  ils  firent  aux  explorateurs  un  accueil  bien- 
veillant, échangeant  avec  joie  les  riches  fourrures  que  la  chasse  leur 
procure  contre  des  couvertures  et  quelques  objets  de  l'industrie  eu- 
ropéenne. A  la  baie  Friendly,  les  Nootkas  célébrèrent  par  une  grande 
danse  la  visite  que  leur  faisaient  les  hommes  blancs.  Quelquefois,  et 
pour  des  causes  futiles,  ces  malheureux  se  font  entre  eux  des  guerres 
d'extermination. 

Victoria  de  Vancouver  a  été  jusqu'en  1858  le  chef-lieu  de  toute  la 
côte;  mais  quand  la  Colombie  anglaise  fut  devenue  colonie  de  la  cou- 
ronne, on  songea  à  lui  donner  une  capitale  séparée  et  à  fonder  un 
établissement  important  vers  l'embouchure  du  Frazer.  Déjà  existait 
une  ville  à  l'entrée  du  delta  de  ce  fleuve,  New-Westminster;  mais  la 
situation  en  a  été  reconnue  très  désavantageuse  :  elle  est  enveloppée 
de  marécages  et  de  forêts  qui  en  rendent  le  séjour  malsain,  et  d'où 
s'élèvent  en  été  des  myriades  de  moustiques.  De  plus  elle  est  d'un 
accès  difficile  aux  bàtimens  venant  du  Pacifique  et  du  détroit  de 
Puget,  situé  entre  le  territoire  de  Washington  et  le  continent.  Il  fal- 
lut donc  se  reporter  vers  un  autre  point.  A  la  suite  de  divers  tâton- 
nemens,  on  s'était  arrêté  à  un  fort  anciennement  bâti  par  la  compa- 
gnie de  la  baie  d'Hudson,  old  fort  Langley,  sur  la  rive  gauche  du 
Frazer,  à  quelques  lieues  au-dassus.de  New- Westminster.  Les  in- 
commodités qui  ont  condamné  cette  dernière  ville  n'existaient  plus 
ici  :  la  situation  est  élevée,  bien  aérée,  à  proximité  de  terres  défri- 
chées et  ouvertes  à  la  colonisation.  Un  chemin  la  relie,  par-delà  la 
ligne  de  séparation  tracée  entre  les  deux  Colombies,  à  Whatcome  et 
à  d'autres  villes  américaines;  la  rivière  est  libre  d'embarras  et  four- 
nit aux  bàtimens  un  assez  fort  tirant  d'eau. 

On  se  mit  sans  retard  à  l'œuvre;  trois  mille  lots  furent  assignés,  et 
en  deux  jours  seulement  le  prix  de  trois  cent  quarante-deux  d'entre 

(1)  Le  fathom  vaut  0,"'  829. 


950  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eux  fut  soldé  pour  la  somme  de  13,000  livres  sterling,  sur  lesquelles 
les  acquéreurs  déposèrent  10  pour  100.  On  voit  que  sous  le  Z|9"  de- 
gré de  latitude  nord,  à  la  côte  du  Pacifique,  les  terrains  se  vendent 
encore  assez  cher.  Cette  première  impulsion  ne  s* arrêta  pas.  Une 
cour  de  justice,  une  prison,  un  presbytère,  une  église  furent  bâtis, 
et  les  habitans,  au  nombre  de  500  environ ,  commençaient  à  corn-» 
muniquer  leur  activité  commerciale  et  industrielle  à  la  nouvelle  cité, 
quand  subitement  on  apprit  que,  sans  autre  motif  que  les  caprices 
d'une  administration  peu  soucieuse  de  ses  propres  intérêts,  le  titre 
de  capitale  était  transféré  en  un  lieu  situé  à  quelque  distance,  sur 
la  rive  droite  du  fleuve.  Toutefois,  comme  les  décisions  d'un  arrêté 
administratif  n'ont  pas  la  vertu  de  prévaloir  sur  l'importance  d'une 
bonne  situation  topographique,  il  est  présumable  que  Langley  con- 
tinuera de  se  développer  et  gardera  sa  suprématie.  Il  ne  semble  pas 
en  effet  que  la  nouvelle  fondatio»!  obtienne  un  grand  succès;  maigre 
les  plans  et  les  projets  de  ses  ingénieurs,  les  colons  l'ont  baptisée  du 
nom  de  cilé  fantôme. 

Deux  petites  villes  encore  sont  situées  sur  le  Frazer  :  Hopetown, 
au  coniluent  de  la  rivière  Quequealla,  point  extrême  de  la  navigation 
sur  le  fleuve  en  steamer^  et  Yalé,  à  quelque  distance  au-dessus.  Il  est 
à  remarquer  que  ces  postes  anglais  ont  pris  la  place  de  villages  in- 
digènes, qu'ils  sont  très  avantageusement  situés,  et  que  les  Indiens 
apportent  une  sagacité  étonnante  dans  le  choix  des  endroits  où  ils  se 
fixent.  Ils  savent  fort  bien  prendre  en  considération  les  ressources 
du  sol,  l'eau,  le  combustible,  et, même  la  beauté  du  site. 

La  société  dans  ces  villes  naissantes  a  quelque  chose  des  carac- 
tères de  rudesse  primitive  qui  les  signalent  elles-mêmes;  les  femmes 
y  sont  peu  nombreuses,  et  bien  que  des  concerts,  des  bals  et  même 
des  représentations  scéniques  y  soient  organisés  à  l'imitation  des 
grandes  villes  de  l'émigration  anglo-saxonne,  cependant  c'est  surtout 
dans  les  jouissances  actives  de  la  chasse  et  de  la  pèche  que  les  co- 
lons trouvent  les  distractions  de  la  vie  extérieure.  Sous  ce  rapport,  ils 
sont  amplement  favorisés;  le  gibier  de  terre  et  d'eau,  qui  fait  le  fond 
de  l'alimentation  indigène,  leur  est  aussi  d'une  grande  ressource.  Des 
élans  de  grande  taille  descendent  en  troupes,  durant  l'hiver,  dans 
les  vallées  de  la  côte  ;  en  été,  ils  remontent  vers  les  lacs  et  les  hau- 
teurs pour  y  respirer  à  l'aise.  Ces  animaux,  excellens  nageurs,  se 
jettent  souvent  à  la  mer  pour  gagner  les  îlots  du  détroit.  Les  chas- 
seurs de  Victoria  les  poursuivent  dans  ces  retraites;  ils  organisent 
des  expéditions  de  quinze  jours  ou  trois  semaines,  à  la  suite  des- 
quelles ils  rentrent  avec  un  butin  de  trente  ou  quarante  pièces  pe- 
sant de  100  à  150  livres.  Les  Indiens  suppléent  par  la  ruse  à  l'in- 
fériorité de  leurs  armes,  et  prennent  ces  animaux  dans  des  pièges 


LES    RÉGIO.NS    SEPTEMRIOXALES    DE    l'oR.  951 

ingénieusement  dressés.  En  hiver  ils  en  font  quelquefois  de  grands 
carnages ,  en  les  poussant  sur  les  lacs  et  les  rivières,  quand  la  glace, 
assez  forte  pour  porter  un  homme ,  cède  cependant  sous  les  pieds 
pointus  et  les  bonds  des  élans. 

Les  ours  noirs  descendent  souvent  des  montagnes,  et  on  les  ren- 
contre en  assez  grand  nombre  qiiand  les  baies  des  arbrisseaux  sont 
mfn-es  et  abondantes.  Quelquefois  aussi  ils  s'en  vont  à  la  dérive  sur 
la  rivière,  accroupis  sur  un  tronc  d'arbre  aussi  foncé  qu'eux.  Jamais 
ils  n'attaquent  l'homme  que  s'ils  ont  été  blessés  ou  s'ils  croient  leurs 
petits  menacés.  Beaucoup  sont  de  grande  taille.  Quand  ils  sont  jeunes, 
leur  chair  a  un  goût  agréable,  elle  est  assez  semblable  à  celle  du 
porc;  mais  en  vieillissant  elle  devient  dure  et  prend  une  odeur  forte. 
Il  est  très  rare  qu'une  balle,  même  bien  dirigée,  suffise  à  les  tuer. 

L'espèce  de  panthère  appelée  puma,  bien  que  d'un  aspect  terrible, 
est  peu  redoutable  à  cause  de  sa  lâcheté,  la  vue  du  moindre  chien  la 
fait  fuir  sur  un  arbre;  mais  c'est  un  terrible  ennemi  pour  les  trou- 
peaux :  si  elle  pénètre  dans  un  parc ,  elle  égorge  en  un  instant  les 
brebis  et  leur  suce  le  sang.  Les  loups,  de  diverses  couleurs,  sont 
nombreux  et  de  la  taille  d'un  gros  chien  anglais,  mais  ils  sont  très 
timides. 

Pour  trouver  un  large  champ  à  ses  exploits,  le  sporisman  n'a  que 
quelques  milles  à  faire  hors  de  l'établissement;  il  doit  être  muni  d'un 
rifle  à  deux  coups,  d'un  couteau  de  chasse,  d'une  couverture,  et  ac- 
compagné d'un  ou  de  deux  Indiens  chargés  de  porter  le  gibier  et 
aussi  d'en  suivre  ou  d'en  retrouver  les  traces,  exercice  difficile  au- 
quel les  indigènes  excellent.  On  se  sert  peu  de  chiens.  Parmi  les 
oiseaux,  le  meilleur  coup  de  fusil  sur  la  côte,  dit  un  amateur  qui 
l'a  longtemps  parcourue  le  rifle  à  la  main,  c'est  le  canard,  dont  il 
existe  des  variétés  très  nombreuses.  Les  meilleures  espèces  se  trou- 
vent dans  les  deltas  des  rivières  et  sur  les  marécages.  Il  n'est  pas 
difficile  à  un  chasseur  exercé  d'en  tuer  trente  ou  quarante  dans  sa 
journée  ;  mais  il  lui  faut  un  bon  retrou veur,  sans  quoi  il  risque  de 
perdre  une  partie  de  son  butin.  Les  oies  sauvages  sont  si  nombreuses 
que  l'on  voit  les  enfans  indiens  se  glisser  doucement  vers  elles  et 
les  tuer  à  coups  de  flèches.  Quant  aux  coqs  de  bruyère,  il  faut  aller 
les  chercher  dans  les  embarras  des  forêts;  ils  passent  le  jour  dans  le 
creux  d'un  pin  ou  dans  un  trou  de  rocher,  n'en  sortant  que  le  matin 
et  le  soir  pour  chercher  leur  nourriture.  Les  cygnes  sont  difficiles  à 
aborder;  ils  s'abattent  en  troupes  sur  les  lacs.  Les  aigles,  les  fau- 
cons, les  milans  ne  sont  pas  rares,  mais  ils  fuient  le  voisinage  des 
établissemens,  auprès  desquels  au  contraire  les  pigeons ,  les  grives 
et  toute  la  foule  des  petits  oiseaux  chanteurs  semblent  se  multiplier. 

La  pêche  aussi  fournit  d'abondantes  ressources  à  la  colonie  et 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'agréables  distractions  aux  colons.  Placés  dans  les  limites  de  la 
pêche  à  la  baleine,  Vancouver  et  les  ports  de  la  Colombie  anglaise 
peuvent  devenir  des  points  de  station  et  de  refuge  habituels  pour 
les  baleiniers;  déjà  Victoria  en  a  reçu  un  grand  nombre  depuis 
qu'Honolulu,  dépossédée  par  une  mauvaise  administration  d'une 
partie  de  ses  avantages,  n'a  plus  à  leur  oiïrir  ni  docks,  ni  approvi- 
sionnemens  certains,  ni  facilités  pour  le  radoub  et  l'hivernage.  Les 
saumons,  en  nombre  incalculable,  remontent  les  rivières  de  l'île 
et  du  continent;  les  meilleurs  sont  ceux  que  l'on  prend  du  milieu 
d'avril  à  la  fin  de  juillet.  Il  y  a  une  espèce  plus  petite,  dont  les  in- 
dividus ne  pèsent  guère  plus  de  huit  livres,  qui  se  montre  de  juin 
en  août;  il  y  a  aussi  de  larges  saumons  blancs,  des  saumons  rayés, 
des  saumons  bossus,  d'autres  au  nez  crochu  :  toutes  les  variétés  de 
ce  genre  se  multiplient  avec  une  incroyable  abondance  dans  les 
cours  d'eau  et  dans  les  lacs  de  ces  côtes.  Il  n'est  pas  difficile  de  les 
prendre  à  la  ligne,  au  filet,  et  parfois  on  voit  sur  un  banc  de  sable  un 
ours  les  péchant  à  coups  de  griffes.  Ceux  de  la  grosse  espèce  attei- 
gnent un  poids  de  50  livres.  Les  Indiens  les  prennent  de  toutes  les 
façons,  dans  des  pièges  ingénieusement  tendus,  dans  des  baquets 
disposés  de  manière  à  les  recevoir  quand  ils  sautent;  lorsque  les 
eaux  sont  basses,  ils  les  tuent  à  coups  de  flèches  et  de  pierres.  Des 
esturgeons,  souvent  d'un  poids  énorme,  se  rencontrent  en  grand 
nombre  sur  les  barres,  à  l'entrée  des  rivières.  Les  truites  et  les 
truites  saumonées  sont  également  très  abondantes.  On  trouve  en- 
core des  raies,  des  carrelets,  des  plies,  des  écrevisses.  A  la  côte,  il 
n'y  a  pas  de  homards,  mais  beaucoup  d'huîtres. 

La  chasse  et  la  pêche,  avec  leurs  produits  faciles,  ne  sont  pas  un 
mince  attrait  pour  quelques-uns  des  émigrans  de  la  Grande-Bre- 
tagne; ils  se  vantent  de  pouvoir  se  donner,  à  moindres  frais,  plus  de 
plaisir  que  les  opulens  gentlemen  dans  leurs  parcs  d'Angleterre  et 
d'Ecosse.  Ils  deviennent  aussi  propriétaires  fonciers  à  meilleur  compte. 
De  vastes  espaces  de  terrain  dans  Vancouver  et  dans  la  Colombie 
ont  été  marqués  pour  l'occupation  coloniale,  et  tout  sujet  anglais 
peut  acquérir  160  acres,  excepté  sur  les  territoires  réservés  aux 
Indiens  et  marqués  pour  l'établissement  de  villes  ou  pour  quelque 
autre  appropriation  publique.  Pour  garantir  son  titre  à  la  possession , 
ce  que  dans  les  colonies  anglaises  on  appelle  cUiàn,  le  dahmnit  n'a 
qu'à  se  présenter  au  juge  le  plus  voisin  et  à  lui  faire  consigner  le  fiiit 
de  l'occupation  avec  la  description  des  limites  occupées.  Il  ne  paie 
rien  pour  la  terre,  mais  seulement  un  léger  droit  d'inscription.  C'est 
plus  tard  seulement,  quand  la  mise  en  valeur  a  été  commencée,  que 
le  gouvernement  perçoit  des  droits.  L'immigrant  ou  ses  héritiers 
acquièrent  alors  un  titre  de  propriété  moyennant  une  somme  de 


LES    RÉGIOI\S    SEPTENTRIONALES    DE    l'OR.  953 

10  shillings  qui  peut  être  réduite  par  le  gouvernement  à  5  par  acre. 
Ce  mode  d'acquisition,  avec  jouissance  antérieure  au  paiement,  est 
ce  que  l'on  appelle  du  nom  particulier  de  preempiing.  Les  États- 
Unis  ont  mis  ce  système  en  vigueur  il  y  a  une  trentaine  d'années, 
dans  les  premiers  temps  où  l'immigration  commençait  à  pousser  son 
Ilot  vers  l'Amérique. 

Pour  favoriser  le  défrichement,  il  a  été  convenu  qu'un  colon,  après 
avoir  fait  subir  à  un  lot  une  amélioration  évaluée  à  10  shillings  par 
acre,  pouvait  le  vendre  et  en  transférer  le  titre  de  propriété.  Aux 
1(50  acres  qu'il  a  primitivement  acquis,  l'immigi'ant  peut  en  ajouter 
une  quantité  indéterminée  au  prix  de  10  shillings  l'acre,  dont  moitié 
comptant  et  le  reste  à  terme.  Les  terres  prises,  puis  abandonnées, 
sont  données  aux  mômes  conditions  à  d'autres  immigrans,  avec  les 
travaux  de  défrichement  qui  peuvent  y  avoir  été  faits.  Les  différends 
de  limites  entre  voisins  sont  portés  au  magistrat  le  plus  proche, 
avec  appel  aux  cours  supérieures.  La  loi  donne  aux  étrangers  qui 
prêtent  le  serment  d'allégeance  les  mêmes  droits  et  privilèges  qu'aux 
sujets  anglais. 

Un  esprit  fort  libéral  a  présidé  à  cette  organisation  ;  les  entraves 
imposées  aux  immigrans  sont  peu  nombreuses;  l'administration  a 
sagement  compris  qu'en  réduisant  le  plus  possible  les  taxes  et  les 
difficultés,  elle  attirait  une  population  propre  à  mettre  la  terre  en 
valeur,  à  en  tirer  profit  par  un  juste  retour,  et  à  diminuer  les  fatigues 
des  premiers  colons.  Des  mesures  non  moins  prudentes  ont  présidé 
à  l'organisation  des  mines,  et  sous  ce  rapport  la  vallée  du  Frazer 
va  nous  donner  le  spectacle  singulier  d'une  région  aurifère  épargnée 
par  la  misère  et  le  crime. 

IIL 

On  a  vu  déjà  que  deux  grands  cours  d'eau,  la  Colombie  et  le 
Frazer,  arrosent  la  Colombie  anglaise;  du  premier,  elle  n'a  que  les 
sources  et  le  cours  supérieui».  C'est  aux  riches  territoires  de  la  Co- 
lombie américaine  et  de  l'Orégon  qu'appartient  la  plus  grande  par- 
tie navigable  de  son  cours  ;  mais  la  région  dans  laquelle  la  Colombie 
prend  sa  source  a  été  vantée  pour  sa  beauté,  sa  richesse  et  la  douceur 
de  son  climat.  Elle  sort  du  pied  des  Montagnes- Rocheuses,  un  peu 
au-dessus  du  hO"  degré  de  latitude  nord;  elle  remonte  entre  deux 
chahies  de  montagnes,  puis  vers  le  52''  degré  redescend  brusque- 
ment vers  le  sud  ;  elle  traverse  ensuite,  avant  de  franchir  la  ligne 
qui  sépare  les  deux  Colombies,  anglaise  et  américaine,"  deux  lacs, 
l'Arrow  supérieur  et  l'Arrow  inférieur,  et  reçoit  à  l'est  un  affluent 
important,  le  Mac-Gillivray  ou  Flalboir-IUver.  Le  territoire  des  In- 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diens  kootanies  que  cette  rivière  traverse,  entrecoupé  de  prairies  et 
de  forêts,  n'est  pas  moins  heureusement  doté  que  celui  où  la  Co- 
lombie prend  naissance;  le  chef  des  Mormons,  Brjgham  Young,  îe  fit 
reconnaître;  ses  explorateurs  le  lui  représentèrent  pour  sa  tempéra- 
ture et  sa  fertilité  comme  un  vrai  paradis,  et  le  grand-prêtre  eut  un 
moment  l'idée,  qu'il  n'a  pas  encore  réalisée,  de  diriger  là  son  der- 
nier exode. 

Le  Frazer  appartient  tout  entier  aux  possessions  anglaises  ;  il  naît 
sur  une  de  leurs  limites,  et  elles  finissent  peu  au-dessous  de  son  em- 
bouchure. Son  nom  indigène  est  Tacoutché-Tessé  ;  celui  sous  lequel 
il  est  aujourd'hui  connu  lui  vient  d'un  employé  de  la  compagnie  de 
la  baie  d'Hudson  qui,  en  1806,  fonda  un  établissement  sur  le  lac 
auquel  il  a  donné  également  son  nom,  et  d'où  sort  une  des  branches 
du  ileuve  coulant  de  l'ouest  à  l'est.  La  vraie  source,  celle  qui  donne 
au  fleuve  son  plus  long  parcours,  sort  du  même  massif  des  Mon- 
tagnes-Rocheuses, d'où  découle  en  sens  opposé  l'Athabasca,  pour 
aller  arroser  les  prairies  indiennes.  Gomme  la  Colombie,  qu'il  égale 
en  volume  et  en  rapidité,  le  Frazer  court  d'abord  du  sud  au  nord; 
puis,  arrivé  à  environ  quinze  minutes  au-dessus  du  54""  degré  de  la- 
titude nord,  il  s'infléchit  subitement  vers  le  sud  et  coule  avec  une 
inclinaison  de  l'ouest  à  l'est  jusqu'entre  les  50*^  et  49"  degrés,  où  il 
va,  par  un  brusque  mouvement  vers  l'ouest,  se  jeter  dans  l'Océan- 
Pacifique,  en  face  de  la  pointe  méridionale  de  Vancouver,  après  un 
cours  de  plus  de  trois  cents  lieues.  Une  barre  sablonneuse  de  cin- 
quante milles  carrés  coupe  son  embouchure;  mais  elle  est  moins 
dangereuse  que  celle  de  la  Colombie,  parce  que  les  fortes  houles  du 
Pacilique  sont  brisées  par  la  chaîne  d'îlots  qui  entourent  comme 
d'une  ceinture  protectrice  la  bouche  du  fleuve. 

Jusqu'à  Hopetown,  à  environ  cent  milles  de  son  embouchure,  le 
fleuve  est  navigable  pour  les  steamers.  Dans  le  milieu  de  l'été,  il  se 
gonfle  à  la  suite  de  la  fonte  des  neiges  dans  les  Montagnes -Pio- 
cheuses,  et  son  courant  prend  alors  une  rapidité  de  six  nœuds  à 
l'heure.  A  Yalé,  douze  milles  au-dessus  de  Hopetown,  les  rapides 
commencent,  et  de  ce  point  jusqu'à  sa  jonction  avec  Thompson's- 
River,  affluent  de  la  rive  gauche,  le  Frazer  présente  un  aspect 
magnifique,  mais  plus  goûté  de  l'artiste  que  du  navigateur.  Son 
bassin,  semé  de  rochers,  s'élargit,  puis  tout  à  coup  il  se  resserre 
entre  deux  montagnes;  le  fleuve,  démesurément  gonflé,  écume,  et, 
impatient  de  ses  limites,  s'élance,  comme  pour  les  surmonter,  le 
long  de  ses  murailles  rocheuses.  Pour  éviter  cet  impraticable  pas- 
sage, on  a  ouvert  un  chemin  par  la  rivière  et  les  lacs  Harrisson  et 
Lilooette,  qui  se  jettent  dans  le  Frazer,  à  sa  rive  droite,  au-dessous 
de  Hopetown.  Ce  chemin,  long  de  cent  huit  milles,  conduit  le  voya- 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  955 

geur,  par  une  succession  de  petites  rivières,  de  lacs  et  de  canaux, 
au-dessus  du  conll Lient  du  Thompson  avec  le  Frazer.  Il  y  a  une  fa- 
çon fort  curieuse  de  pénétrer  au  cœur  de  la  Colombie  anglaise  :  un 
steamer  conduit  le  voyageur  par  la  rivière  Colombia  jusqu'aux  Cas- 
cades, à  la  hauteur  du  Zi8^  degré;  puis  de  là,  par  les  vallées  des 
rivières  Okanagan  et  Simil-Kameen,  il  rejoint  celle  du  Thompson. 
La  facilité  des  communications  par  eau  est  une  des  grandes  faveurs 
que  la  nature  ait  accordées  à  la  Colombie.  Les  principaux  aflluens  du 
Frazer,  outre  le  Thompson  et  le  Harrisson,  sont,  sur  la  rive  gauche, 
l'Axe  et  le  Quesnel;  le  Salmon  et  le  Chilcolin  se  jettent  à  la  rive 
droite.  Presque  tout  ce  vaste  bassin  est  aurifère. 

C'est  seulement  en  1858  qu'a  commencé  l'exploitation  des  mines 
d'or  de  la  Colombie;  cependant  déjà  il  était  arrivé  à  plusieurs  re- 
prises que  des  Indiens  fissent  quelques  trouvailles  importantes.  L'or 
est  peu  considérable  à  l'embouchure  des  rivières  :  on  en  trouve 
davantage  à  mesure  qu'on  les  remonte;  d'ordinaire  on  le  rencontre 
en  petites  parcelles;  dans  certains  endroits,  il  n'est  pas  assez  abon- 
dant pour  payer  la  peine  du  mineur;  il  en  a  été  ainsi  à  Colville.  Au 
voisinage  de  Fort -Thompson  et  des  lacs  Kamloops  et  Shoushwap, 
sur  le  cours  moyen  de  la  rivière  Thompson,  les  profits  ont  commencé 
à  être  plus  considérables;  puis  Yalé  et  Bridge-River  sont  devenus 
les  principaux  centres  d'attraction;  enfin  les  chercheurs  ont  remonté 
le  Frazer  jusqu'aux  forts  Alexandria  et  George,  et  ils  ont  découvert 
que  c'était  dans  les  échancrures  des  montagnes  d'où  sort  Quesnel- 
River  que  l'or  se  présentait  le  plus  fréquent,  le  plus  massif,  et  que 
là  se  rencontreraient  les  meilleurs  profits.  En  effet  quelques  mineurs 
réalisèrent  tout  d'abord  de  beaux  bénéfices,  et  l'on  en  cita  plusieurs 
qui,  dans  la  saison,  amassèrent  h  ou  500  livres  d'or. 

La  nouvelle  de  la  découverte  de  cette  région  de  l'or  ne  fut  pas 
longue  à  se  répandre;  la  Californie  l'apprit  la  première,  et  aussitôt 
un  flot  de  trente-cinq  mille  mineurs  déborda  de  San-Francisco  sur 
Victoria  de  Vancouver.  Cette  invasion  de  tous  les  déçus  et  de  tous 
les  vagabonds  de  la  Californie  pouvait  changer  radicalement  les 
destinées  de  la  région  du  Frazer  et  lui  créer  des  conditions  toutes 
différentes  de  la  vie  paisible  et  réglée  dont  elle  jouit;  mais  la  foule 
mal  préparée  qui  se  jetait  sur  elle  n'y  trouva  pas  de  ressources  :  à 
Victoria,  les  moyens  d'existence  étaient  insuffisans;  le  continent  pré- 
sentait de  vastes  espaces  déserts,  à  peine  des  routes  et  pas  de  chariots 
pour  mener  aux  mines;  cette  foule  repartit  comme  elle  était  venue. 
La  presse  locale  déplora  cet  abandon  ;  elle  regrettait  la  population 
qui  eût  été  ainsi  tout  d'un  coup  répandue  sur  la  colonie,  ainsi  qtie 
l'expérience  des  mineurs  californiens,  sans  comprendre  que  cette 
multitude,  dénuée  de  ressources  immédiates,  apportait  le  désordre. 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  que  si  elle  eût  exploité  les  mines  de  la  Colombie,  c'eût  été  au 
profit  des  marchands  et  des  armateurs  de  San-Francisco.  Rendue  à 
la  solitude,  peuplée  seulement  des  gens  sérieux  qui  ne  prétendaient 
réussir  qu'à  l'aide  d'un  travail  persévérant,  la  colonie  établit  dans 
ses  mines  l'ordre  et  la  régularité  par  des  prescriptions  datées  de 
septembre  1859. 

Les  mines  sèches,  dry  diffgins,  furent  partagées  en  lots  appelés 
bench  diggins^  d'une  superficie  de  cent  pieds  carrés,  ou  formant  des 
bandes  de  vingt-cinq  pieJs,  le  long  des  rochers,  sur  les  bords  des 
rivières.  Chaque  mineur  dut  recevoir  un  et  dans  certains  cas  deux 
de  ces  lots,  à  charge  d'y  entretenir  le  chemin  public  et  les  conduites 
d'eau  suivant  la  direction  indiquée  par  les  commissaires  des  mines. 
L'eau  est  aux  mines  une  des  grandes  causes  de  querelles  et  de  récla- 
mations; elle  est  indispensable  au  tiavail,  et  les  mineurs  sont  sans 
cesse  disposés  à  reprocher  à  leurs  voisins  qu'ils  l'absorbent  et  l'é- 
puisent.  C'était  donc  une  mesure  d'ordre  importante  que  d'en  assu- 
rer la  distribution.  En  arrivant  aux  mines,  chaque  travailleur  est 
tenu  de  prendre  une  licence.  On  s'accorde  à  reconnaître  que  les  mi- 
neurs dans  la  Colombie  anglaise  valent  mieux  que  ceux  des  autres 
régions  aurifères.  Ils  sont  en  général  sobres  et  intelligens;  il  n'y 
a  point  parmi  eux  d'exemple  des  rixes  terribles  qui  ont  quelque- 
fois ensanglanté  les  plarers  du  Sacramento  et  ceux  de  l'Austra- 
lie. Un  assez  grand  nombre  de  vagabonds  et  de  vauriens  s'étaient 
jetés  d'abord  à  leur  suite  sur  le  Frazer;  mais  ils  ont  été  rebutés 
par  les  fatigues  et  écartés  par  la  sévérité  des  autorités  anglaises. 
L'ordre  et  une  certaine  régularité  ont  été  ainsi  établis;  cependant 
l'existence  du  mineur  est  pénible  à  cause  des  vastes  espaces  déserts 
qu'il  doit  franchir,  des  provisions  et  des  instrumens  qu'il  lui  ftiut 
porter  au  loin.  Les  profits  ne  sont  pas  considérables;  en  voici  la  me- 
sure moyenne  :  en  1858,  l'extraction  de  l'or  des  diverses  mines  de 
la  Colombie  anglaise  a  produit  l,/i9/i,211  livres  sterling,  en  1859 
près  de  2  millions,  ce  qui,  d'après  le  nombre  des  mineurs,  établi  par 
la  ligte  des  licences,  donne  un  peu  plus  de  100  livres  pour  chacun  ; 
or  les  frais  d'existence  peuvent  être  évalués  à  environ  60  livres. 

Il  en  est  donc  de  la  Colombie  comme  des  autres  régions  aurifères, 
à  quelques  exceptions  près  que  le  hasard  ramène  de  loin  en  loin,  et 
comme  pour  exciter  la  passion  des  chercheurs,  l'existence  des  mi- 
neurs y  est  ingrate,  et  leurs  gains  n'apportent  pas  une  compensa- 
tion suffisante  à  leurs  privations  et  k  leurs  fatigues.  Aussi  l'avenir  de 
cette  contrée  n'est-il  pas  dans  l'exploitation  de  l'or,  mais  plutôt  dans 
le  sage  développement  des  autres  richesses  plus  durables  dont  la 
nature  l'a  dotée.  i\ous  avons  vu  qu'elle  doit  devenir,  grâce  à  ses 
ports,  l'entrepôt  d'une  partie  du  commerce  du  Pacifique,  et  que  ses 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    LOR.  957 

immenses  forêts  peuvent  fom'nir  un  long  aliment  à  im  commerce  de 
bois  considérable.  De  plus,  elle  possède  des  mines  de  charbon  de 
terre.  Vancouver  n'exploite  pas  l'or  de  ses  rochers  et  de  ses  cours 
d'eau,  parce  qu'il  y  est  trop  clair-semé  pour  payer  les  frais  de  l'ex- 
traction; mais  cette  île  a  dans  la  houille  une  autre  source  de  profits 
qui,  sur  les  bords  du  Pacifique,  n'est  guère  moins  précieuse.  La 
consommation  qui  s'en  fait  sur  le  Grand -Océan  atteint  le  chiffre 
énorme  de  200,000  tonnes  par  an.  San-Francisco  seul  en  a  importé 
en  1859  79,000  tonnes  et  70,000  en  1860.  Soixante-dix  stmnwrs 
environ  sont  annuellement  employés  à  porter  au  nn'lir//i/  de  Pa- 
nama un  chargement  qui  s'élève  à  environ  100,000  .tonnes.  Les 
côtes  du  Pacifique  ne  fournissent  guère  plus  de  10  pour  100  de  cette 
énorme  consommation,  et  c'est  le  Gliili  presque  seul  qui  apporte  ce 
contingent.  La  question  de  la  houille  est  une  de  celles  qui  ont  le  plus 
d'importance  sur  tout  le  littoral;  souvent  les  feuilles  californiennes 
célèbrent  des  découvertes  de  gîtes  houillers  à  Mary'sville,  Stockton, 
sur  le  Sacramento  et  le  San-Joaquin.  Rien  de  sérieux  cependant  ne 
s'est  encore  produit  à  cet  égard,  et  il  n'existe  au  nord  du  Pacifique 
d'exploitation  vraiment  importante  qu'à  la  baie  de  Bellingham,  dans 
la  partie  septentrionale  de  la  Colom])ie  américaine.  Or  des  gisemens 
de  houille  considérables  ont  été  récemment  découverts  dans  toute 
la  région  inférieure  de  l'île  Vancouver,  de  Nitinat  à  Nanaïmo ,  sur 
les  deux  côtes.  L'exploitation  en  est  facile,  et  déjà  elle  alimente  les 
steamers  de  la  colonie  et  ceux  de  la  compagnie  de  la  baie  d'IIud- 
son.  Ce  charbon  est,  à  ce  qu'il  paraît,  sous  le  rapport  de  la  qualité, 
assez  semblable  à  celui  que  l'on  extrait  des  mines  de  l'Angleterre.  La 
compagnie  de  la  baie  a  installé  des  machines,  des  travailleuis  à  Na- 
naïmo, qui  est  ainsi  devenu  subitement  un  centre  actif  d'industrie. 
Un  assez  grand  nombre  d'Indiens  y  sont  employés.  Dans  le  nord  de 
l'île,  la  houille  a  été  signalée  aussi  à  Koskeemo,  près  de  Dedver's 
harbour,  le  port  des  Castors.  Sur  le  continent,  on  en  a  reconnu 
plusieurs  lits  dans  le  delta  du  Frazer,  mais  situés  d'une  façon  dé- 
favoiable  pour  l'exploitation  ;  il  en  existe  aussi  à  l'entrée  du  canal 
Burrard,  un  peu  au-dessus  du  fleuve,  et  enfin  aux  dernières  limites 
septentrionales  de  la  colonie,  à  Port-Essington,  vers  le  blx''  degré  de 
latitude,  en  face  de  l'archipel  de  la  Reine-Charlotte.  L'exportation 
du  charbon  de  Vancouver  a  commencé  en  1858;  elle  s'est  élevée  à 
1,700  tonnes,  et  elle  a  été  de  2,000  l'année  suivante. 

A  cette  richesse  minérale  de  Vancouver,  il  faut  ajouter  les  sources 
salées  de  cette  île;  elles  sont  nombreuses.  Nanaïmo  en  possède  une 
qui  donne  un  gallon  d'eau  par  minute  et  une  livre  de  sel  par  gal- 
lon. Ce  n'est  pas,  il  est  vrai,  la  quantité  fournie  par  les  sources  de 
riJtah,  qui  donnent  en  sel  le  tiers  de  leur  poids. 


958  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aujourd'hui  les  routes  qui  conduisent  de  l'Europe  dans  le  Paci- 
fique, et  surtout  à  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique,  sont  longues 
et  diiTiciles.  Sept  principales  sont  habituellement  suivies  :  la  pre- 
mière consiste  à  s'embarquer  à  Londres  ou  à  Liverpool  sur  un  bâti- 
ment qui  traverse  l'Atlantique  et  double  le  cap  lïorn.  Il  ne  faut,  pour 
l'accomplir,  guère  moins  de  cinq  mois.  Vient  ensuite  le  passage  par 
Panama;  un  steamer  conduit  le  voyageur  de  New-York  à  Aspinwall; 
on  sait  qu'un  chemin  de  fer  livré  en  partie  à  la  circulation  en  1852 
et  terminé  en  1855,  avec  des  travaux  et  des  frais  considérables,  tra- 
verse aujourd'hui  l'isthme  de  Panama  en  quelques  heures.  De  Pa- 
nama, un  trajet  de  quatorze  jours  mène  à  San-Francisco,  d'où  l'on 
peut  gagner  les  points  plus  septentrionaux  de  la  côte;  les  steamers 
américains  accomplissent  le  passage  de  San-Francisco  à  Esquimalt, 
à  Victoria  de  Vancouver,  en  quatre  ou  cinq  jours.  Une  troisième 
route  entre  les  deux  Amériques  conduit  au  nord  de  celle  de  Panama 
par  le  fleuve  San-Juan  et  le  lac  de  Nicaragua,  où  un  service  régu- 
lier et  assez  prompt  a  été  organisé  en  attendant  que  les  compagnies 
françaises  ou  américaines  coupent  l'isthme  à  cet  endroit,  comme  elles 
se  le  sont  proposé. 

Telles  sont  les  routes  maritimes.  Il  y  en  a  quatre  autres,  dites 
terrestres,  overUmd,  coupant  la  partie  septentrionale  du  continent 
américain  dans  sa  grande  largeur  :  d'abord  la  plus  fréquentée  de 
toutes,'  la  grande  voie  de  Saint-Louis  et  de  Memphis,  de  El-Paso  à 
San-Francisco.  Le  trajet  est  de  vingt-deux  jours,  très  régulier,  bien 
organisé,  avec  deux  départs  par  semaine,  durant  la  saison  des 
voyages.  Il  coûte  20  livres,  plus  5  livres  pour  les  repas.  Des  stations 
militaires  ont  été  établies  tout  le  long  de  la  route;  chacune  d'elles 
a  une  garnison  de  vingt-cinq  hommes.  La  seconde  route  est  celle  de 
San-Antonio  à  San-Diego  par  El-Paso  ;  elle  est  desservie  par  une 
malle  hebdomadaire.  La  troisième' route,  monotone  et  peu  fréquen- 
tée, consiste  en  un  service  mensuel  par  le  Kansas  et  Stockton;  la 
dernière  va  à  San-Francisco  de  San-Joseph  et  de  Placerville  par  la 
cité  du  Lac-Salé.  C'est  la  route  qui  communique  le  plus  directe- 
ment avec  rOrégon  et  le  territoire  de  Washington;  elle  est  hebdo- 
madaire, et  a  été  suivie  dans  ces  dernières  années  par  un  grand 
nombre  d'émigrans  qui  se  dirigeaient  sur  la  Californie.  A  ces  quatre 
grandes  voies,  qui  mettent  le  Mississipi  en  communication  avec  la 
côte  occidentale,  le  gouvernement  des  Etats-Lnis  accorde  des  sub- 
sides annuels  :  à  la  première  600,000  livres,  à  la  seconde  200,000, 
à  la  troisième  80,000,  à  la  dernière  320,000. 

A  ces  voies  l'Angleterre  a  l'intention  d'en  ajouter  une  nouvelle 
pour  relier  ses  colonies  américaines  de  l'Atlantique  à  celles  du  Pa- 
cifique. Les  brigades  de  la  compagnie  de  la  baie  d'IIudson  suivent 


LES    RÉGIONS    SEPTENTRIONALES    DE    l'oR.  959 

un  passage  qui  leur  est  particulier  par  les  Rivière-Rouge  et  Sascat- 
chewan,  et  franchissent  en  une  passe  dite  Bol-de-Punch  [Punrh- 
hoiii-Piiss)  les  Montagnes- Rocheuses;  mais  cette  voie,  praticable 
pour  de  hardis  trappeurs,  familiers  avec  les  forêts  et  les  déserts  de 
ces  régions,  ne  sauraient  convenir  à  de  simples  voyageurs  chargés 
de  bagages.  On  en  propose  donc  une  nouvelle,  plus  méridionale, 
côtoyant  les  grands  lacs  du  Canada  et  presque  entière  desservie  par 
la  vapeur.  Il  existe  un  chemin  de  fer  anglais  qui  de  Montréal  re- 
monte le  Saint-Laurent,  longe  le  lac  Ontario  en  passant  par  Toronto, 
et  aboutit  à  la  pointe  méridionale  du  lac  Huron.  De  là,  un  autre 
chemin  de  fer,  appartenant  aux  États-Unis,  se  dirige  vers  le  lac 
Michigan,  passe  à  Chicago,  et  arrive  à  Lacrosse  sur  le  Mississipi.  Il 
s'agit  d'établir  la  nouvelle  route  sur  cette  ligne,  de  la  faire  ensuite 
remonter  vers  la  Rivière-Rouge,  qui  peut  porter  de  petits  steamers 
jusqu'à  Assiniboia,  au  midi  du  lac  Winnipeg.  De  là,  par  une  série 
de  lacs  et  de  rivières ,  on  parvient  sur  une  branche  méridionale  du 
Sascatchewan ,  et  l'on  franchit  dans  les  Montagnes-Rocheuses  la 
passe  \ermillon.  Il  ne  reste  plus  ensuite  qu'à  établir  une  route  à 
wagons,  longue  de  ZiOO  milles,  dans  la  direction  de  Hopetown,  tête 
de  la  navigation  du  Frazer.  Pour  accomplir  ce  chemin,  qui,  en  y  joi- 
gnant les  trajets  de  Portland  à  Montréal  et  de  Hopetown  à  Victoria, 
c'est-à-dire  deux  ports,  l'un  sur  l'Atlantique,  l'autre  sur  1^  Paci- 
fique, n'embrasse  pas  moins  de  3,178  milles,  il  ne  faudrait,  suivant 
l'estimation  d'un  des  auteurs  du  système,  qu'une  durée  de  vingt- 
cinq  jours. 

Le  gouvernement  anglais  se  déterminera-t-il  à  subventionner 
cette  grande  entreprise?  Verra-t-on  la  vapeur  étonner  les  Indiens 
jusque  dans  leurs  derniers  campemens,  et  porter  des  populations 
européennes  dans  ces  régions  si  longtemps  inabordables  à  l'homme' 
blanc?  Si  ce  projet  se  réalise,  ce  sera  surtout  au  profit  de  la  Colom- 
bie,et  de  la  côte  nord-est  du  Pacifique.  La  colonie,  que  nous  avons 
vue  naissante  et  chétive  encore,  aura  peut-être  ses  jours  de  gran- 
deur et  de  prospérité  ;  mais  ce  ne  sera  pas  non  plus  sans  de  grands 
avantages  pour  l'Angleterre.  Il  y  a  quelques  années,  dans  les  pre- 
miers temps  de  la  découverte  de  l'or,  la  foule  qui  se  pressait  dans 
les  ports  de  la  Grande-Bretagne,  demandant  aux  régions  loin- 
taines les  ressources  de  son  existence,  suivit  un  double  courant. 
Des  émigrans,  les  uns  se  tournèrent  vers  les  régions  de  l'or;  le  sol 
privilégié  du  Victoria  et  les  bords  aurifères  du  SacFamento  les 
attirèrent  par  milliers.  On  sait  quelles  dures  épreuves  les  y  atten- 
daient :  pour  quelques  favorisés  du  sort,  combien  ont  misérablement 
péri,  ou  sont  revenus  épuisés  et  pauvres  comme  ils  étaient  partis! 
D'autres,   mieux  avisés,   ou  instruits  par  l'expérience,  s'en  allé- 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rent  dans  Adélaïde  et  dans  la  Nouvelle-Zélande  demander  à  un  sol 
fécond  et  bien  arrosé  les  ressources  plus  durables  et  plus  sûres 
qu'il  accorde  au  travail  persévérant  et  régulier  de  l'agriculteur. 
Ainsi  s'est  formée  une  classe  de  colons  munis  d'un  capital  qui  s'é- 
lève quelquefois  à  50  ou  60,000  francs;  ils  bâtissent  des  fermes, 
entretiennent  de  nombreux  troupeaux,  introduisent  dans  les  pays 
fertiles  où  ils  se  sont  fixés  toutes  les  améliorations  de  la  culture. 

La  Colombie  et  Vancouver,  bien  que  la  première  de  ces  colonies 
possède  aussi  des  mines  d'or,  s'ouvrent  à  cette  classe  particulière 
de  sages  colons  qui,  mieux  que  les  exploiteurs  de  mines  et  les  spé- 
culateurs de  terrains,  paraissent  appelés  à  faire  la  force  et  la  pros- 
périté de  la  colonisation  anglaise,  et  c'est  dans  cette  voie  surtout 
que  l'Angleterre  doit  pousser  ses  émigrans.  Les  contrées  tropicales 
semblent  moins  lui  convenir  que  les  régions  plus  sévères  qui  s'éten- 
dent, comme  le  Canada  et  la  Colombie,  vers  le  nord.  La  race  anglo- 
saxonne  a  éprouvé  combien  les  régions  du  tropique  étaient,  môme 
pour  elle,  pleines  de  péril;  vers  le  nord  au  contraire,  elle  trouve  une 
source  abondante  et  irréprochable  de  richesses  dans  la  culture  du 
sol,  dans  la  conquête  de  pays  longtemps  incultes  et  sauvages.  La 
vie  y  est  plus  calme,  sans  y  manquer  d'intérêt  et  de  charme.  Dans 
ces  régions,  la  nature  se  plaît  aussi  à  déployer  sa  magnificence  :  ces 
vastes  J"orêts  de  chênes  et  d'érables,  ces  sombres  couronnes  de  sa- 
pins, avec  leurs  verdures  au  ton  foncé  et  un  peu  triste,  ont  leur 
charme  et  leur  grandeur.  La  terre,  plus  rebelle,  rappelle  à  l'homme 
les  devoirs  sérieux  de  l'existence;  mais,  si  elle  lui  rend  plus  rude 
l'accomplissement  de  sa  tâche,  elle  entretient  sa  vigueur.  Là  il  ne 
s'est  pas  avili  en  substituant  à  son  travail  celui  de  l'esclave.  Au 
souflle  âpre  et  vivifiant  des  montagnes  et  de  la  mer,  il  ne  s'endort 
pas  dans  l'indolence  où  souvent  les  hommes  des  tropiques  énervent 
leurs  facultés,  et  si  la  nature  est  moins  facile,  moins  spontanée,  si 
elle  exige  plus  d'efforts,  en  revanche  elle  trouve  devant  elle  des 
adversaires  plus  robustes  et  mieux  préparés. 

Alfred  Jacobs. 


UN 


POLITIQUE  ITALIEN 

DE   LA  RENAISSANCE 


«UICHARDIN    ET    SES    ŒUVRES    INEDITES. 


Opère  inédite  di  Francesco  Guicciardini.  * 


Les  temps  troublés,  comme  le  fut  la  grande  époque  de  la  renais- 
sance, par  l'enfantement  laborieux  d'idées  nouvelles  et  par  une 
transformation  intellectuelle  et  morale  voient  s'opérer  un  partage 
uniforme  des  esprits.  Le  passé  et  l'avenir  (îevieiiiient  comme  deux 
camps,  chacun  avec  son  armée  :  ici  les  ard'Mis,  là  les  timides  et  les 
humbles;  les  premiers  se  mêlant  au  monde,  par  l'action,  par  la  pa- 
role, par  les  écrits,  pour  l'entraîner  à  leur  suite  dans  les  voies  non 
frayées;  les  autres  se  réfugiant  dans  la  retraite  et  remontant  même, 
s'ils  peuvent,  le  cours  du  temps  pour  échapper  à  une  lumière  qu'ils 
croient  fausse  et  dangereuse.  Si  quelqu'un  de  ces  derniers,  animé 
par  une  intelligence  puissante  et  libre ,  conçoit  la  courageuse  en- 
treprise de  sanctifier  les  élémens  épurés  du  passé  par  une  alliance 
étroite  avec  les  plus  purs  élémens  des  idées  nouvelles,  on  a  l'hé- 
roïsme d'un  Savonarole;  mais  le  plus  souvent  cet  essai  de  conci- 
liation n'est  tenté  qu'au  prix  de  l'abaissement  des  caractères,  dont 
la  fleur  s'est  flétrie  aux  compromis  de  ce  qu'on  appelle  la  vie  pra- 

(1)  Illustrate  da  Giuseppe  Canestrini  e  publicate  per  cura  dei  conti  Piero  e  Luigi 
Guicciardini.  —  Firenze  1857  ;  Barbera  e  Bianchi. 

TOME   XXXIV.  61 


962  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tique.  Entre  les  deux  partis,  à  qui  un  dogmatisme  obstiné,  géné- 
reux, austère,  concilie  le  respect,  flotte,  sans  parler  de  la  vague 
multitude,  le  grand  nombre  des  esprits  qu'une  expérience  mal  mise 
à  profit  a  rendus  indiiïérens,  sinon  sceptiques.  Ce  ne  sont  pas  les 
consciences  les  plus  délicates,  puisqu'elles  acceptent,  toujours  trop 
à  l'aise,  l'indécision  et  l'ajournement;  mais  ce  sont  très  souvent  des 
intelligences  dignes  d'être  comptées  parmi  les  plus  vives,  les  plus 
exercées,  les  plus  perspicaces  de  leur  temps,  parmi  celles  qui  ont 
le  plus  curieusement  interrogé  les  diverses  connaissances  et  les  in- 
nombrables échos  du  siècle,  et  qui  se  sont  jetées  avec  le  moins  de 
réserve  dans  la  mêlée  des  affaires  de  chaque  jour  et  des  questions 
contemporaines.  La  lumière  mondaine  les  a  enveloppées  de  toutes 
parts  et  a  confondu  devant  elles  tous  les  sentiers;  en  vain  le  plus 
épineux  est-il  le  plus  droit:  leur  sens  moral  émoussé  n'a  plus  de 
vue  distincte  (|ue  pour  la  doctrine  funeste  de  l'intérêt.  Au  milieu 
de  la  renaissance  italienne,  Machiavel,  Guichardin  et  toute  leur 
école  comptèrent  dans  cette  foule.  Ils  furent  de  beaux  et  brillans 
esprits;  mais  la  grandeur  morale  leur  manqua,  et  ils  subirent  sans 
défense  la  contagion  d'un  siècle  qui  connut  l'orgueil  d'une  civili- 
sation nouvelle  et  déjà  raffinée  en  même  temps  que  les  maux  d'une 
dernière  phase  d'ancienne  barbarie.  Cette  barbarie  du  moyen  âge 
communiquait  du  moins  aux  caractères  une  mâle  rudesse  qui  laissait 
place  à  la  vertu.  Dante  n'a  pas  assez  de  malédictions  et  d'injures 
contre  ses  adversaires,  il  est  vrai,  et  le  prédécesseur  des  historiens 
politiques  de  l'Italie  moderne,  Dino  Gompagni  (1),  écrit,  à  propre- 
ment parler,  un  manifeste  de  parti;  mais  ces  esprits  sont  convaincus 
et  sincères  :  ils  ont  cru  distinguer  entre  tous  le  chemin  de  la  vérité, 
celui  de  la  justice  et  du  devoir,  celui  du  salut  pour  la  patrie,  et  ils 
s'y  sont  engagés,  quelque  dur  qu'il  fût,  au  prix  de  la  persécution  et 
de  l'exil.  Il  n'en  est  plus  de  même  à  l'époque  de  la  renaissance  : 
l'ardeur  des  partis  s'est  éteinte;  elle  a  fait  place  à  une  politique  plus 
savante,  plus  exercée,  bien  autrement  habile,  mais  aussi  moins  sé- 
vère et  à  la  fois  moins  généreuse.  Sans  doute  l'Italie,  irritée  des 
infortunes  innombrables  de  son  moyen  âge,  a  voulu  alors  conquérir 
quelque  repos  à  tout  prix.  Non  contente  de  sacrifier  sa  liberté,  elle 
a  renié  ses  anciennes  croyances  et  y  a  substitué  ou  des  imitations 
factices  de  l'antiquité,  ou  des  calculs  égoïstes  et  quelquefois  per- 
fides, ou  de  décevantes  et  vaines  utopies. 

Tant  que  nous  n'aurons  pas  les  dix  volumes  inédits  de  Machiavel 
et  de  Guichardin  que  doit  publier  le  laborieux  et  savant  M.  Canes- 


(1)  Voyez  l'intéressante  monograpliie  publiée  tout  récemment  par  M.  Cari  Hillebrand, 
Dino  Compagni,  étude  historique  et  littéraire  sur  l'épofiuc  de  Dante,  Durand,  in-S". 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  963 

trini  à  Florence,  nous  ne  pénétrerons  point  jusque  dans  le  détail  le 
génie  de  ces  deux  éloquens  témoins  de  la  renaissance;  mais  les  vo- 
lumes déjà  publiés  de  Guichardin  (1),  en  nous  révélant  sa  pensée 
intime,  suffisent  à  nous  montrer  comment  en  lui  l'historien  a  été 
préparé  par  le  raisonneur  et  le  politique  du  xvi''  siècle.  Ce  n'est 
pas  sans  réflexion  ni  calcul,  ni  même  sans  un  certain  combat  inté- 
rieur qu'il  a  atteint  le  sang-froid  dont  il  fait  preuve  dans  sa  grande 
Histoire  cC Italie.  Ses  œuvres  inédites  nous  révèlent  cette  lutte  et 
nous  offrent  ainsi  l'attachant  intérêt  d'un  double  spectacle,  à  la  fois 
poli  ique  et  moral. 

De  concert  avec  les  comtes  Pierre  et  Louis  Guichardin,  restés  en 
possession  des  manuscrits  de  leur  illustre  aïeul,  M.  Ganestrini  fit  pa- 
raître en  1857  un  premier  volume  des  OEuvres  inédites^  contenant 
des  Considérai  ions  sur  les  discours  de  Marhiavel  concernant  la  pre- 
mière décade  de  Tite-Live ,  des  Maximes  [lUcordi)  politiques  et 
civiles  et  des  Discours  politiques.  L'année  suivante,  il  donna  un  se- 
cond volume,  qui  comprenait  un  Dialogue  sur  le  gouvernement  de 
Florence  et  des  Discours  sur  les  changeniens  et  réformes  du  gouver- 
nement florentin.  Un  troisième  volume  enfin,  qui  parut  en  1859, 
était  occupé  tout  entier  par  une  Histoire  de  Florence  {Sloria  fio- 
rentina),  dont  jamais  personne  n'avait  entendu  parler.  De  tous  ces 
ouvrages,  on  ne  connaissait  absolument  qu'un  certain  nombre  de 
Ricordi  publiés  pendant  le  xvi''  siècle,  si  épris  des  compositions  de 
ce  genre.  Les  événémens  récens  de  l'Italie  ont  seuls  empêché  les 
éditeurs  die  faire  paraître  en  1860  le  quatrième  volume,  qui  doit 
comprendre  les  ambassades  {legazioni)  de  Guichardin.  On  a  peine 
cependant  à  imaginer,  ce  semble,  une  lecture  plus  instructive  et 
plus  piquante  à  la  fois  en  ce  moment  même.  La  carrière  publique 
de  Guichardin  a  été  singulièrement  active.  Au  dehors,  il  a  eu  à  dé- 
fendre  la  politique  italienne  en  face  de  princes  jaloux  et  rusés  ;  au 
dedans,  il  a  administré  les  Romagnes,  toujours  révoltées  contre  le 
gouvernement  pontifical,  et  il  a  eu  occasion  d'étudier  les  conditions 
particulières  de  ce  gouvernement.  Il  est  permis  de  penser  que  les 
avertissemens  de  son  expérience  ne  seraient  pas  sans  intérêt  pour 
l'Italie  dans  son  œuvre  présente  de  régénération. 

Les  esprits  tels  que  Guichardin,  dans  un  temps  agité  et  fécond 
comme  le  xvi"  siècle,  sont  avant  tout  d'habiles  et  fins  observateurs. 
L'observation  et  l'expérience  d'un  grand  nombre  de  phénomènes  po- 
litiques et  moraux,  avant  d'ébranler  chez  ces  hommes  doués  d'une 
vive  intelhgence  les  opinions  dogmatiques,  ont  aiguisé  en  eux  l'hu- 

(1)  On  n'a  public  de  Machiavel  qu'un  premier  volumo,  contenant,  des  écrits  d'admi- 
nistration militaire. 


964  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maine  sagesse  et  en  ont  fait  par  certains  côtés  d'attentifs  et  curieux 
annalistes.  C'est  pour  cela  que,  parmi  les  œuvres  nouvellement  con- 
nues de  Guichardin,  V  Histoire  de  Florenee  doit  appeler  d  abord 
notre  attention.  Il  est  naturel  d'estimer  que  le  premier  rang  dans 
la  série  de  ses  œuvres  suivant  l'ordre  du  développement  intellectuel 
doive  appartenir  à  ses  travaux  historiques,  car  l'observation  générale 
a  naturellement  précédé  en  lui  soit  l'expression  des  théories  politi- 
ques telle  que  nous  la  rencontrerons  dans  le  Dialogue,  soit  la  com- 
position de  ces  Ricordi,  résultat  suprême  de  ses  méditations  et  der- 
nier travail  de  sa  vie.  Nous  verrons  d'ailleurs  des  preuves  matérielles 
confirmer  ces  conjectures.  Si  V Histoire  d'Italie  de  Guichardin,  seule 
connue  jusqu'à  ce  jour,  et  dont  les  nouveaux  éditeurs  promettent  de 
nous  donner  enfin  un  texte  authentique,  ne  semble  pas  prendre  dans 
la  série  de  ses  travaux  une  place  conforme  à  ce  développement,  c'est 
qu'elle  est  une  œuvre  un  peu  factice  et  moins  personnelle,  en  dehors 
de  ce  développement  intime,  et  nous  montrant  l'écrivain,  —  nous 
allions  dire  le  rhéteur,  — plutôt  que  l'homme  lui-même.  L'homme 
avec  sa  finesse  et  sa  vivacité  d'esprit,  avec  ses  aversions  et  ses  sym- 
pathies mal  dissimulées,  avec  ses  froids  calculs,  avec  toute  cette 
science  pratique  qui,  le  révélant  à  nos  yeux,  nous  révèle  aussis  on 
temps,  c'est  dans  les  OEuvres  inédites  que  nous  le  découvrirons.  Il 
faudra  interroger  quelques-unes  de  ces  pages  où  Guichardin  étudie 
lui-même  les  diverses  faces  de  sa  pensée,  où  il  pénètre  les  mo- 
tifs variables  de  ses  impressions,  où  néanmoins  il  cherche  à  distin- 
guer un  mobile  supérieur  à  toutes  ces  influences  passagères  et  inté- 
ressées. Ce  mobile,  chez  Guichardin,  est  d'une  morale  plus  haute 
qu'il  ne  semble  à  première  vue,  car  il  tient  d'un  côté  à  un  amour 
sincère  de  la  patrie,  de  l'autre  à  l'inquiétude  qui  saisit  l'âme  humaine 
en  présence  de  la  lutte  constante  que  se  livrent  ses  aspirations  idéales 
et  ses  imperfections  natives. 

I. 

Guichardin  a  pris  soin  d'indiquer  lui-même,  dans  le  texte  de  son 
Histoire  florentine,  la  date  de  cet  ouvrage.  Il  l'a  écrit  en  1509, 
quand  il  n'avait  encore  que  vingt-sept  ans.  La  grande  histoire  de 
Machiavel  n'était  sans  doute  pas  encore  commencée;  Guichardin, 
son  ami,  l'aurait  su  et  l'aurait  dit,  et  cette  œuvre  en  effet  n'a  été 
achevée  et  présentée  au  pape  Clément  YII  qu'en  1525.  L'Histoire 
florentine  n'a  pas  été  entreprise  par  suite  de  quelque  dessein  d'i- 
mitation; c'est  une  œuvre  toute  personnelle  et  non  destinée  à  la  pu- 
blicité :  Guichardin  n'a  voulu  que  fixer  ses  premières  impressions  sur 
les  événemens  dont  il  avait  été  le  témoin,  et  sur  ceux  qu'il  avait  en- 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  965 

tendu  raconter  à  son  père.  Il  a  fait  de  la  sorte  son  apprentissage  de 
futur  historien.  A  vrai  dire,  il  l'est  déjà  dans  ce  livre,  et  plus  à  dé- 
couvert peut-être  que  dans  son  Ilisloire  d'Ilalie. 

\niisloire  florentine  diffère  de  V Histoire  d'Italie  par  le  choix  du 
sujet,  par  la  forme  et  par  le  fond.  Celle-ci,  comme  son  titre  l'indique, 
est  un  récit  de  l'histoire  générale  de  l'Italie,  où  ne  se  trouve  traitée 
qu'en  passant  l'histoire  particulière  de  Florence;  elle  ne  remonte 
d'ailleurs  qu'à  l'époque  de  la  première  invasion  des  Français  en  Italie 
avec  Charles  VIII.  \J Histoire  florentine  au  contraire,  dont  le  récit 
commence  au  milieu  du  xv''  siècle,  au  temps  de  Côme  de  Médicis 
et  de  la  paix  générale  établie  par  les  traités  de  Lodi  et  de  Naples, 
se  borne  à  peu  près  exclusivement  aux  révolutions  intérieures  de 
ce  petit  monde  de  quelques  lieues  à  peine  que  Florence  composait^ 
avec  sa  banlieue  et  ses  villes  sujettes. 

Outre  le  choix  du  sujet,  la  forme  extérieure  diffère,  avons-nous 
dit.  On  sait  combien  le  style  de  la  grande  histoire  de  Guichardin  est 
régulier  et  classique;  il  n'en  est  pas  de  même  de  celui  de  V Histoire 
florentine.  La  phrase  est  ici  peu  travaillée,  assez  abrupte,  semée  de 
mots  latins  qui  sentent  le  jeune  littérateur  à  peine  sorti  des  écoles  ci- 
céroniennes  de  la  renaissance.  L'expression  y  est  moins  soignée,  mais 
aussi  plus  franche,  plus  naïve  et  plus  abondante.  On  ne  trouve  ici 
aucune  de  ces  harangues  par  lesquelles  Guichardin  se  fit  plus  tard 
l'émule  de  Thucydide  et  de  Tite-Live.  Ce  n'est  pas  que  l'auteur  s'y 
abstienne  des  réflexions  que  suscite  à  son  esprit  le  rôle  politique 
des  personnages  qu'il  voit  agir;  mais  il  se  préoccupe  peu  de  mettre 
habilement  ces  figures  en  scène,  et  ne  songe  pas  ici  à  donner  du  re- 
lief à  ses  pensées  en  les  plaçant  dans  la  bouche  de  quelque  ora- 
teur. Cela  donne  à  cet  ouvrage  un  caractère  de  sincérité  et  de  natu- 
rel qui  met  le  lecteur  en  présence  d'une  réalité  vive,  soit  qu'il  veuille 
pénétrer  l'auteur  de  cette  sorte  de  mémoires^  soit  qu'il  se  propose 
d'étudier  l'époque  au  milieu  de  laquelle  il  a  vécu. 

La  seconde  moitié  de  V Histoire  florentine  concorde  pour  les  dates 
avec  la  première  moitié  de  \ Histoire  d'Ft/tlie.  Cette  concordance  nous 
permet  de  comparer  dans  les  deux  ouvrages  quelques  récits  communs 
revêtus  d'expressions  fort  diverses.  Il  y  a  par  exemple  un  épisode 
dont  l'auteur  a  été  témoin  dans  ses  premières  années,  et  qui  a  vive- 
ment ému  son  patriotisme  :  c'est  l'invasion  de  l'Italie  par  les  Fran- 
çais. Son  étonnement  a  égalé  sa  colère,  car  lui  aussi,  comme  tous 
les  grands  esprits  de  son  temps,  il  veut  les  barbares,  c'est-à-dire 
les  étrangers,  hors  de  l'Italie;  il  veut  l'indépendance  de  sa  patrie 
garantie  par  une  fédération  avec  un  chef.  Pour  lui  d'ailleurs,  l'Italie 
était  l'asile  unique  et  inviolable  de  la  civilisation;  par  quelles  fautes 
avait-elle  mérité  ce  terrible  fléau  de  voir  sur  les  rives  de  l'Arno  et 


V)66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  Tibre  les  grossiers  compagnons  de  (Uiarles  VIII?  Pour  résoudre 
ce  problème,  —  car  déjà  l'auteur  mêlait  à  ses  émotions  de  patriote 
le  sang-froid  du  calculateur  politique,  —  il  fallait  d'abord  s'en  rendre 
compte  par  une  patiente  analyse,  en  séparer  les  divers  élémens,  en 
signaler  un  à  un  les  effets,  d'où  l'on  remonterait  ensuite  vers  les 
causes.  La  courte  narration  de  la  grande  histoire  nous  montrait  à 
peine  cette  patiente  recherche  et  cette  secrète  curiosité  de  l'auteur  : 
quelques  lignes,  formant  un  résumé  concis  et  habile,  y  cachaient  le 
dépit  du  politique  sous  la  calme  sévérité  de  l'historien.  Le  nouveau 
récit  nous  fait  beaucoup  mieux  juger  du  procédé  de  son  esprit  et 
nous  révèle  même  des  émotions  dont  la  trace  disparaîtra  entièrement 
plus  tard  : 

«  Déjà  une  partie  des  troupes  du  roi  Charles  VIII  avait  passé  les  Alpes. 
Lui-même  entra  bientôt  en  Italie  avec  le  reste  de  l'armée,  composée  d'un 
très  grand  nombre  d'hommes  d'armes,  d'infanterie  ei  d'artillerie.  Je  n'en 
sais  pas  au  juste  le  nombre,  mais  je  sais  qu'avec  eux  entrèrent  en  Italie  un 
incendie  et  une  peste  qui  changèrent  non-seulement  les  conditions  des 
états,  mais  encore  toutes  les  habitudes  du  gouvernement  et  de  la  guerre. 
L'Italie  étant  jusque-là  divisée  en  cinq  états  principaux,  le  pape,  Naples, 
Venise,  Milan  et  Florence,  l'étude  de  chacun  d'eux  était  de  veiller  à  ce  que 
Pun  ne  dépassât  point  l'autre  et  ne  vînt  point  à  s'accroître  d'une  manière 
dangereuse  pour  tous,  et  pour  cela  on  tenait  compte  du  plus  petit  change- 
snent,  on  faisait  grand  bruit  de  l'acquisition  de  la  moindre  citadelle.  S'il 
fallait  enfin  en  venir  au  combat,  les  secours  étaient  si  bien  balancés,  les 
troupes  si  lentes  à  se  former,  l'artillerie  si  molle  à  agir,  que  dans  le  siège 
d'un  seul  château  se  consumait  un  été,  et  que  tous  les  faits  d'armes  se  ter- 
minaient avec  peu  ou  point  de  sang  répandu.  Mais  par  cette  arrivée  des 
Français,  comme  par  une  subite  tempête,  toutes  choses  furent  boulever- 
sées {rivoltatasi  sottosopra  ofpii  co^a),  l'équilibre  de  l'Italie  fut  rompu  et  mis 
en  lambeaux,  et  avec  lui  disparurent  tout  soin  et  tout  souci  des  intérêts 
communs.  Cités,  duchés  et  royaumes  furent  envahis  et  livrés  au  désordre; 
chacun  ne  s'occupa  plus  que  de  ses  propres  affaires,  ne  s'inquiétant  pas 
même  si  cet  incendie  qui  éclatait  à  droite,  si  cet  écroulement  qui  retentis- 
sait à  gauche  pouvait  enflammer  ou  ébranler  son  propre  état.  Alors  naqui- 
rent les  guerres  subites  et  violentes;  alors  on  vit  les  royaumes  gagnés  ou 
livrés  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  fallait  jadis  pour  s'emparer  d'une  mai- 
son de  campagne;  on  vit  les  assauts  rapides,  les  villes  prises  non  pas  en 
quelques  mois,  mais  en  un  jour,  en  une  heure;  on  vit  les  coups  de  main  les 
plus  hardis  çt  les  plus  sanglans.  Et  depuis  lors,  en  réalité,  les  états  furent 
conservés  ou  ruinés,  donnés  ou  enlevés  non  plus  par  de  lentes  négociations 
et  avec  la  plume,  comme  par  le  passé,  mais  en  campagne  et  les  armes  à 
la  main  {alla  campagna  e  colle  arme  in  ntano).  » 

Qu'on  pardonne  à  la  traduction  si  elle  ne  peut  rendre  tantôt  l'am- 
pleur, tantôt  la  concision  elliptique  de  ce  style.  L' Histoire  florentine 


LN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  967 

offre  sous  ce  rapport  des  difTiciiltés  particulières,  parce  que  l'écri- 
vain y  a  déposé  souvent,  en  des  traits  à  peine  achevés,  ses  impres- 
sions et  ses  remarques.  Ce  qu'on  y  perd  en  bonne  ordonnance  et  en 
pureté  d'expression,  on  le  regagne  à  coup  sûr  en  franchise  et  en 
variété,  et  ce  n'est  pas  un  médiocre  avantage  que  de  voir  agir  sans 
entraves  et  avec  toute  sa  liberté  une  intelligence  aussi  vive  et  aussi 
déliée  que  celle  de  Guichardin.  Si  le  récit  des  mêmes  faits  dans 
Yllisloirc  ùrrlicnnc  oiïve  un  tableau  sévère,  d'une  énergique  conci- 
sion, et  que  de  justes  proportions  unissent  heureusement  à  ce  qui 
l'entoure,  la  première  esquisse  en  était  précieuse  à  connaître,  comme 
ces  dessins  qui  ont  précédé  les  œuvres  des  maîtres,  et  dans  les- 
quels on  aime  à  saisir,  avec  quelques-uns  des  secrets  de  leur  talent, 
la  spontanéité  des  intentions  et  la  richesse  des  aperçus  que  le  tra- 
vail émondera  et  coordonnera  plus  tard.  Poursuivons  la  comparaison 
des  deux  ouvrages.  iSe  nous  arrêtons  plus  à  la  surface,  c'est-à-dire 
à  la  différence  de  l'exposition  et  du  style.  La  manière  de  juger  dif- 
fère aussi  quelquefois  :  entre  les  deux  histoires,  il  y  a  toute  la  dis- 
tance du  jeune  homme  à  l'homme  fait,  du  jeune  homme  imparfai- 
tement brisé  à  la  dure  école  de  la  vie  pratique  et  des  affaires,  et 
accessible  encore  aux  impressions  morales,  à  l'homme  endurci  par 
une  froide  expérience,  devenu  insensible  aux  manifestations  de  la 
nature  humaine ,  et  curieux  seulement  des  combinaisons  et  des  ré- 
sultats politi  jues.  L'unité  de  caractère  se  montre  à  la  vérité,  et  l'au- 
teur paraît  bien,  dans  l'une  et  l'autre  occasion,  panégyriste  du  succès 
et  admirateur  à  peu  près  exclusif  de  l'habileté;  mais  enfin  \ llisloire 
florentine  nous  le  montre  un  peu  déconcerté,  par  exemple,  de  l'hé- 
roïque vertu  de  Savonarole,  et  ce  n'est  pas  certainement  au  même 
âge  ni  avec  le  même  esprit  qu'il  a  écrit  les  deux  jugemens  qu'on  va 
lire  sur  le  moine  réformateur.  Voici  d'abord  le  morceau  inédit,  Gui- 
chardin n'a  pas  trente  ans  : 

«  Les  commissaires  du  pape  étant  arrivés  et  ayant  de  nouveau  examiné 
l'affaire,  frère  Jéi'ôme  et  les  deux  autres  furent  condamnés  au  feu.  Le  vingt- 
troisième  jour  de  mai,  ils  furent  amenés  sur  la  place  des  Seigneurs,  dépouil- 
lés des  habits  de  leur  ordre,  puis  pendus  et  brûlés  au  milieu  d'un  concours 
de  peuple  plus  grand  encore  que  celui  qui  se  rendait  à  leurs  prédications. 
Et  ce  fut  jugé  une  chose  admirable  que  pas  un  d'eux,  même  le  frère  Jérôme, 
n'ait  dit  publiquement  un  seul  mot  ni  pour  s'accuser  ni  pour  se^défeudre. 

«  Ainsi  mourut  d'une  mort  ignominieuse  frère  Jérôme  Savonarole,  duquel 
il  ne  sera  point  hors  de  propos  de  parler  plus  longuement  ici,  puisque  ni  dans 
notre  temps,  ni  dans  celui  de  nos  pères  et  de  nos  aïeux,  on  ne  vit  jamais  un 
religieux  réunissant  tant  de  vertus  et  obtenant  tant  d'autorité  et  de  crédit. 
Ses  adversaires  mêmes  convenaient  qu'il  était  très  docte  en  beaucoup  de 
sciences,  particulièrement  dans  la  philosophie  qu'il  possédait  et  appelait  à  son 
aide  en  toiUes  ses  propositions  comme  s'il  l'avait  faite,  mais  par-dessus  tout 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  connaissance  des  saintes  Écritures,  où  l'on  peut  croire  qu'il  n'y  avait 
pas  eu  depuis  bien  des  siècles  un  homme  pareil  à  lui.  Il  montra  un  s^rand 
jugement  non-seulement  dans  les  belles-lettres,  mais  encore  dans  les  afTaires 
de  la  vie  pratique,  comme  le  prouvent,  suivant  moi,  ses  prédications.  Son 
éloquence  dépassa  par  ces  mérites  celle  de  tous  ses  contemporains;  en 
outre  elle  n'était  point  artificielle  et  forcée,  mais  simple  et  naturelle;  l'au- 
torité et  le  crédit  de  cette  parole  étaient  admirables,  puisqu'on  le  vit  prê- 
cher continûment  avec  succès  pendant  tant  d'années,  non-seulement  les  ca- 
rêmes, mais  la  plupart  des  jours  de  fête,  dans  une  ville  pleine  d'esprits  très 
difficiles  et  dédaigneux  {sotiilissimi  e  fasUdiosi),  et  où  jusqu'à  lui  les  pré- 
dicateurs les  plus  excellons,  au  bout  d'un  carême  ou  deux,  ne  faisaient  plus 
qu'ennuyer.  Son  triomphe  fat  manifeste;  tous  le  reconnurent,  ses  adver- 
saires aussi  bien  que  ses  partisans  et  ses  disciples. 

«  Mais  la  grande  question  est  de  juger  sa  vie.  Il  faut  remarquer  à  ce  pro- 
pos que  s'il  y  eut  quelque  vice  en  lui,  il  n'y  eut  donc  qu'une  feinte  conseillée 
par  l'orgueil  et  par  l'ambition  ;  car,  en  observant  attentivement  sa  vie  et 
ses  mœurs,  on  n'y  trouve  pas  le  plus  petit  vestige  d'avarice,  de  luxure  ni 
de  quelque  autre  faiblesse  ou  passion,  mais  au  contraire  l'exemple  d'une 
vie  très  religieuse,  pleine  de  charité,  de  prière  et  d'observance,  non  l'écorce, 
mais  la  moelle  même  de  la  piété;  on  ne  put,  dans  son  procès,  noter  le 
moindre  défaut  de  ce  côté,  malgré  les  efforts  de  ses  adversaires.  Il  accom- 
plit, en  poursuivant  la  réforme  des  mœurs,  des  œuvres  saintes  et  admi- 
rables :  il  n'y  eut  jamais  dans  Florence  tant  de  religion  et  de  vertu  que  de 
son  temps,  et  cela  décrut  de  telle  sorte  après  sa  mort  qu'on  vit  clairement 
que  ce  qui  s'était  fait  de  bien  de  son  temps  n'avait  été  créé  et  soutenu  que 
par  lui.  On  ne  jouait  plus  en  public,  dans  les  maisons  rien  qu'avec  retenue. 
Les  tavernes,  refuge  ordinaire  de  la  jeunesse  corrompue  et  de  tous  les  vices, 
s'étaient  fermées;  les  femmes  avaient  quitté  en  grande  partie  les  vètemens 
déshonnêtes  et  lascifs;  les  enfans,  élevés  pour  la  plupart  dans  l'habitude 
du  vice,  avaient  été  amenés  à  une  vie  modeste  et  sainte;  sous  la  conduite 
du  frère  Dominique,  ils  avaient  été  partagés  en  compagnies,  fréquentaient 
les  églises,  portaient  les  cheveux  courts,  poursuivaient  de  pierres  et  d'in- 
jures les  hommes  joueurs  et  débauchés  et  les  femmes  vêtues  avec  inconve- 
nance. Ils  allaient,  pendant  le  carnaval,  saisissant  les  dés,  les  cartes,  le  fard, 
les  livres  et  tableaux  impurs,  qu'ils  brûlaient  publiquement  sur  la  place  des 
Seigneurs,  et  ces  jours  qui  d'ordinaire  voyaient  mille  iniquités,  ils  les  com- 
mençaient par  une  procession  avec  beaucoup  de  sainteté  et  de  dévotion;  les 
hommes  faits  se  convertissaient  à  la  religion,  venaient  à  la  messe,  aux  vêpres, 
au  sermon,  se  confessaient  et  communiaient  souvent;  durant  le  carnaval 
surtout,  un  très  grand  nombre  de  personnes  se  présentaient  à  la  confession  ; 
il  se  faisait  beaucoup  d'aumônes  et  de  charités.  Frère  Jérôme  encourageait 
tout  le  jour  ceux  qui,  laissant  les  vanités  et  les  pompes,  se  réduisaient  à 
une  simplicité  de  vie  religieuse  et  chrétienne;  même  il  établit,  pour  répri- 
mer le  luxe  des  femmes  et  des  enfans,  ces  lois  qui  lui  suscitèrent  tant  d'at- 
taques... Ses  prédications  attirèrent  dans  les  rangs  de  son  ordre  beaucoup 
d'hommes  de  tout  âge  et  de  toute  qualité,  des  jeunes  gens  des  premières  fa- 
milles de  la  ville  et  des  hommes  d'une  grande  réputation  :  Pandolfo  Rucellai, 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  969 

qui  était  de  l'assemblée  des  dix  et  qui  avait  été  désigné  pour  haranguer  le 
roi  de  France;  messire  Giorgio-Antonio  Vespucci  et  messire  Malatesta,  cha- 
noines savans  et  vertueux;  maître  Pietro  Paolo  da  Urbino,  médecin  re- 
nommé et  de  bonnes  mœurs;  Zanobi  Acciajuoli,  très  versé  dans  les  lettres 
grecques  et  latines,  et  beaucoup  d'autres,  si  bien  qu'eu  toute  Tltalie  il  n'y 
avait  pas  un  seul  couvent  semblable  au  sien.  Lui-même  y  dirigeait  les  jeunes 
gens  dans  leurs  études  latines,  grecques,  hébraïques,  de  manière  à  en  faire 
plus  tard  les  ornemens  de  la  religion. 

«  S'il  fit  œuvre  si  utile  pour  les  choses  spirituelles,  il  ne  fit  pas  une 
œuvre  moins  grande  pour  le  gouvernement  de  la  ville  et  pour  le  bien  public. 
Après  la  chute  de  Pierre  de  Médicis,  le  pays  restait  de  toutes  pails  divisé; 
les  partisans  de  l'ancien  état  se  voyaient  en  grande  haine  et  en  grand  péril, 
de  telle  sorte  que,  malgré  la  protection  que  leur  accordaient  Francesco  Va- 
lori  et  Piero  Gapponi,  il  eût  été  impossible  de  les  sauver,  cela  au  grand 
dommage  de  la  cité,  car  il  y  avait  parmi  eux  des  hommes  estimables,  sages 
et  riches,  de  grande  famille  et  d'illustre  parenté.  Les  violences  eussent  en- 
gendré la  désunion  des  gouvernans,  les  révolutions,  les  exils,  et  peut-être, 
comme  dernière  extrémité,  une  restauration  de  Pierre  de  Médicis  avec  une 
extermination  et  une  ruine  complète  de  la  cité.  Frère  Jérôme  lui  seul  em- 
pêcha ces  violences  et  ces  désordres  :  par  l'institution  du  grand-conseil,  il 
mit  un  frein  aux  ambitions;  par  l'appel  à  la  seigneurie  (1),  il  opposa  une 
digue  aux  excès  populaires;  il  fit  enfin  la  paix  universelle,  qui,  en  coupant 
court  à  toute  recherche  du  passé,  détourna  les  vengeances  dont  les  parti- 
sans des  Médicis  étaient  menacés. 

«  Ces  mesures  firent  sans  aucun  doute  le  salut  de  la  cité,  et,  comme  il  le 
disait  avec  vraisemblance,  le  profit  des  nouveaux  gouvernans  aussi  bien 
que  des  vaincus.  Véritablement  les  œuvres  de  cet  homme  furent  excel- 
lentes, et  de  plus  quelques-unes  de  ses  prédictions  s'étant  réalisées,  bien 
des  gens  n'ont  point  cessé  de  croire  qu'il  avait  été  vraiment  envoyé  de  Dieu 
et  prophète  nonobstant  son  excommunication,  son  procès  et  sa  mort.  Je  ne 
sais  qu'en  croire,  et  n'ai  pas  sur  ce  point  d'opinion  arrêtée  en  aucune  fa- 
çon, m'en  rapportant,  si  je  vis,  au  temps  qui  éclaircira  tout;  mais  je  con- 
clus volontiers  à  ceci,  que,  s'il  fut  sincère,  nous  avons  vu  de  nos  jours 
un  grand  prophète,  et,  si  ce  fut  un  fourbe,  un  très  grand  homme.  En  effet, 
indépendamment  des  lumières  de  son  esprit,  s'il  fut  capable  de  dissimuler 
si  publiquement  pendant  tant  d'années  sans  être  une  seule  fois  pris  en 
faute,  on  doit  confesser  qu'il  eut  une  intelligence,  une  adresse  et  une  ha- 
bileté d'une  profondeur  extraordinaire.  » 

Tel  est  le  récit  de  Y  Histoire  florentine.  Ouvrons  maintenant  X His- 
toire d Italie.  Guichardin  n'y  est  plus  qu'un  froid  témoin.  Prenant 
acte  du  mauvais  succès  des  tentatives  de  Savonarole,  il  recherche  et 

(1)  Par  une  loi  due  à  l'initiative  de  Savonarole,  tout  condamné  politique  avait  acquis 
le  droit  den  appeler  à  la  seigneurie,  qui  ne  pouvait  elle-môme  rendre  son  arrôt  définitif 
qu'après  un  délai  de  quarante  jours  écoulés  depuis  le  premier  jugement,  ("était  donner 
aux  passions  populaires  le  temps  de  se  calmer  et  sauver  finalement  la  plupart  des 
accusés. 


P70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

énumère  les  fautes  qui  doivent  expliquer  son  échec.  Il  lui  reproche 
sérieusement  d'avoir  indisposé  le  pape  dans  un  moment  où  il  fallait 
le  ménager  pour  reprendre  Pise  par  son  aide.  Négligeant  enfin  l'his- 
toire intérieure  de  Florence,  passant  entièrement  cette  ibis  sous^ 
silence  l'influence  exercée  par  Savonarole  sur  le  gouvernement  de  la 
cité  et  sa  réforme  passagère  des  mœurs,  prenant  une  vue  plus  large, 
Guichardin  s'étend  sur  le  rôle  que  Savonarole  aurait  voulu  jouer 
comme  réformateur  de  l'église  au  moyen  d'un  concile  général.  Il 
termine  enfin  son  récit  de  la  mort  de  l'illustre  dominicain  par  ces 
lignes  équivoques  et  glacées  :  «  11  mourut  avec  constance,  mais  sans 
rien  dire  qui  piit  faire  juger  s'il  était  innocent  ou  coupable,  et  sa 
mort  ne  fixa  point  les  jugemens  passionnés  des  hommes.  Beaucoup 
demeurèrent  persuadés  que  c'était  un  imposteur;  d'autres  restèrent 
convaincus  que  l'interrogatoire  rendu  public  était  une  pièce  fabri- 
quée, ou  que  la  force  des  tourmens  plutôt  que  celle  de  la  vérité 
avait  vaincu  sa  complexion,  qui  était  faible  et  délicate;  même  ils 
excusaient  cette  faiblesse  par  celle  du  prince  des  apôtres,  qui,  sans 
être  emprisonné,  ni  torturé,  ni  violenté  d'aucune  manière,  mais  sur 
de  simples  paroles  de  serviteurs  et  ds  servantes,  renia  le  maître 
dont  il  avait  entendu  les  divins  préceptes  et  vu  de  ses  yeux  tant  de 
miracles.  » 

Peut-être  faut-il  du  moins  savoir  gré  à  Guichardin  de  ces  der- 
nières lignes.  Peut-être  y  a-t-il  de  sa  part  quelque  l'este  de  sym- 
pathie à  se  faire  également  l'écho  de  ceux  qui  ont  condamné  et  de 
ceux  qui  ont  excusé  Savonarole,  et  à  rapporter  même  l'excuse  dont 
ses  persévérans  admirateurs  couvraient  ses  derniers  aveux.  Peut- 
être  est-ce  le  souvenir  de  ce  qu'il  a  vu  et  entendu  pendant  son  en- 
fance qui  suspend  encore  son  jugement  en  présence  de  cette  ques- 
tion :  Savonarole  fut-il  fourbe  ou  sincère?  Mais,  chose  remarquable, 
la  pensée  de  l'insuccès  final  semble  maintenant  non  seulement  l'em- 
pêcher de  reconnaître  la  grandeur  du  prophète,  mais  encoi-e  lui  faire 
révoquer  en  doute  cette  habileté  de  l'homme  pour  laquelle  tout  à 
l'heure  il  réservait  dans  tous  les  cas  son  admiration.  Tout  à  l'heure 
il  pouvait,  en  suspendant  sa  réponse,  ne  pas  dissimuler  quelques 
évidentes  et  sincères  émotions;  maintenant  l'avenir  avait  parlé  : 
l'œuvre  de  Savonarole  avait  péri,  son  échec  était  incontestable; 
adieu  donc  au  sympathique  et  inutile  souvenir  d'une  entreprise 
éphémère!  Ce  n'était  pas  en  effet  de  bonnes  intentions,  d'honnêtes 
et  vains  efforts  que  l'Italie  du  xvi"  siècle  avait  besoin,  mais  de  so- 
lides réalités,  d'tînergiques  et  durables  réformes,  de  force  et  de 
succès.  Dans  le  premier  de  ces  deux  ouvrages,  on  entendait  parler 
la  conscience  de  Guichardin  aux  prises  avec  le  froid  calcul  ;  dans  le 
second,  nous  avons  l'historien  ou  plutôt  le  politique,  préoccupé  non 


U.\    l'OLITIOVE    ]TAI.IEi\    DE    LA    RENAISSANCE.  971 

du  mérite,  mais  du  r,ésultat  des  œuvres.  Sans  V Histoire  florentine, 
nous  ne  connaissions  que  ce  dernier;  par  elle,  nous  apercevons  Gui- 
chardin  sous  un  autre  aspect,  nous  savons  ce  que  lui  coûte  son  scep- 
ticisme, et  jusqu'à  quel  i)oint  il  a  subi  le  joug  de  son  temps. 

Nous  n'avons  signalé  encore  que  des  diflerences  entre  les  deux 
ouvrages  de  Guichardin:  mais  il  règne  aussi  entre  eux  une  ressem- 
blance générale  qui  fait  i)ien  reconnaître  dans  l'un  et  dans  l'auti-e 
la  même  plume  et  la  même  intelligence,  et  qui  confirme  la  conjec- 
ture suivant  laquelle  Y  Histoire  florentine  aurait  servi  de  préparation 
à  Y  Histoire  d'Italie.  Au  fond  déjà  l'identité  de  caractère  et  d'esprit, 
sauf  les  transformations  qui  résultent  presque  toujours  de  l'expé- 
rience et  du  passage  de  la  jeunesse  à  l'âge  mûr,  nous  est  apparue 
à  travers  les  différences  mêmes.  Nous  avons  vu  dès  le  premier  mor- 
ceau sur  Savonarole,  à  côté  d'un  témoin  étonné  et  même  involon- 
tairement ému  des  grandes  choses,  un  juge  surtout  épris  de  l'habi- 
leté. Quant  à  la  forme,  V Histoire  florentine  n'offre  pas  de  harangues, 
il  est  vrai,  mais  on  y  rencontre  çà  et  là  des  réflexions  et  des  considé- 
rations conformes  à  la  situation  des  principaux  personnages,  et  réu- 
nies pour  ainsi  dire  à  l'état  de  sommaires  qu'un  développement  en 
discours  directs  mettait  aisément  en  saillie.  S'il  est  vrai  enfin  que, 
moins  travaillée,  cette  histoire  ne  contienne  pas  en  général  de  mor- 
ceaux particulièrement  destinés  à  faire  montre  de  style  et  d'imita- 
tion de  l'anti  {ue,  on  y  reconnaît  pourtant  l'élève  à  peine  échappé 
des  écoles  de  la  renaissance,  et  qui,  même  dans  une  esquisse,  dans 
une  étude  rapide  destinée  à  ne  pas  sortir  de  l'atelier,  ne  saurait  s'ab- 
stenir de  distribuer  son  dessin  et  de  grouper  ses  masses  suivant  les 
préceptes  de  l'école  et  l'exemple  des  maîtres.  Le  morceau  qui  suit 
montre  bien  ces  habitudes  classiques  d'esprit  et  de  style,  fort  en 
honneur  dans  l'Italie  du  xvi^  siècle,  et  auxquelles  Guichardin  res-^ 
tera  fidèle  dans  son  grand  ouvrage.  11  contient  d'ailleurs  un  curieux 
portrait  de  Laurent  de  Médicis.  Après  le  jugement  de  Guichardin  sur 
Savonarole,  héros  de  la  liberté  florentine,  nous  aurons  son  appré- 
ciation sur  le  plus  illustre  de  ceux  qui  avaient  supprimé  cette  même 
liberté;  il  l'avait  fait  au  prix  de  compensations  que  Guichardin  n'é- 
tait pas  homme  à  dédaigner. 

«La  citc'  était  dans  une  paix  profonde;  son  gouvernement  était  uni  et 
fort,  et  si  puissant  que  nul  n'osait  hasarder  le  moindre  signe  d'opposition. 
Chaque  jour,  le  peuple,  satisfait  par  l'abondance  des  choses  nécessaires  à  la 
vie  et  par  la  prospérité  du  commerce,  se  délectait  dans  les  fêtes,  les  spec- 
tacles et  les  nouveautés  de  tout  genre.  Les  hommes  de  science  et  de  mérite 
applaudissaient  en  voyant  les  honneurs  et  les  récompenses  se  répandre  sur 
les  œuvres  de  l'intelligence,  des  lettres  et  des  arts.  Jouissant  de  ce  complet 
et  heureux  repos  à  l'intérieur,  la  cité  atteignait  au  dehors  le  plus  haut  degr^ 


972  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  réputation  et  de  gloire  pour  la  grande  autorité  de  son  gouvernement  et 
de  son  chef,  pour  raccroisseraent  récent  de  son  domaine,  pour  avoir  pro- 
curé enfin  en  grande  partie  d'abord  le  salut  de  Ferrare,  et  ensuite  celui  du 
roi  de  Naples.  Alliée  de  Naples  et  de  Milan,  disposant  en  entier  du  pape  Inno- 
cent, la  république  tenait  pour  ainsi  dire  la  balance  de  toute  l'Italie,  quand 
un  accident  renversa  tout  cet  édifice  de  prospérité,  et  amena  le  trouble  et 
le  désordre  non-seulement  dans  Florence,  mais  dans  l'Italie  entière. 

«  Dès  Tannée  1Z(91,  Laurent  avait  souffert  d'une  assez  longue  maladie,  que 
les  médecins  avaient  jugée  de  peu  d'importance.  Cependant,  soit  qu'il  eût  été 
soigné  trop  tard,  soit  que  le  mal  eût  fait  des  progrès  cachés,  au  mois  d'avril 
1Z|92  il  mourut.  L'importance  de  cet  événement  fut  signalée  par  de  nom- 
breux présages  :  une  comète  avait  paru  peu  de  temps  auparavant;  on  avait 
entendu  hurler  des  loups;  dans  l'église  de  Santa-Maria-Novella,  une  femme 
prise  de  fureur  s'était  écriée  qu'un  bœuf  avec  des  cornes  de  feu  incendiait 
toute  la  ville;  les  lions  (1)  s'étaient  battus,  et  un  des  plus  beaux  avait  été 
tué  par  les  autres;  enfin,  un  jour  ou  deux  avant  la  mort  de  Laurent,  la 
foudre  était  tombée  de  nuit  sur  la  lanterne  de  la  coupole  de  Santa-Maria- 
Liperata,  et  en  avait  détaché  quelques  grosses  pierres  qui  avaient  roulé 
du  côté  de  la  maison  des  Médicis.  On  regarda  aussi  comme  extraordinaire 
ce  qui  arriva  à  Piero  Lione  de  Spolète,  le  plus  célèbre  médecin  de  4oute 
l'Italie,  et  qui  soigna  Laurent  de  Médicis.  Laurent  mort,  il  se  jeta  de  déses- 
poir au  fond  d'un  puits  et  s'y  noya;  —  il  est  vrai  que  quelques  gens  ont  dit 
qu'on  l'y  avait  jeté. 

M  II  y  eut  en  Laurent  beaucoup  et  d'éclatantes  vertus.  Il  y  eut  aussi  plu- 
sieurs vices,  en  partie  naturels,  en  partie  devenus  nécessaires.  Il  s'empara 
d'une  si  grande  autorité  qu'on  ne  peut  dire  que  de  son  temps  la  cité  fût 
libre.  Elle  jouit  du  moins  de  toute  la  gloire  et  de  toute  la  félicité  que  peut 
posséder  un  état  libre  de  nom,  asservi  de  fait  par  un  seul  de  ses  citoyens. 
Les  choses  qu'il  a  faites,  bien  qu'à  blâmer  sur  quelques  points,  furent  néan- 
moins pleines  de  grandeur.  Il  y  manque,  non  par  sa  faute,  mais  par  suite 
de  l'humeur  de  son  temps,  ce  fracas  des  armes,  cette  science  et  ce  régime 
de  la  guerre  qui  donnaient  la  renommée  chez  les  anciens.  On  ne  racontera 
point  de  lui  la  défense  d'une  ville,  la  prise  d'une  forteresse,  un  stratagème 
habile,  une  victoire  sur  l'ennemi;  mais,  si  l'histoire  de  sa  vie  ne  resplendit 
pas  des  éclairs  de  cette  sorte  de  gloire,  on  y  trouvera  du  moins  tous  les 
signes  des  vertus  qui  peuvent  briller  dans  la  vie  civile.  Parmi  ses  adver- 
saires mêmes,  nul  ne  refuse  une  grande  et  singulière  intelligence  à  celui 
qui  a  gouverné  pendant  vingt-trois  ans,  avec  une  perpétuelle  augmenta- 
tion de  puissance  et  de  gloire,  une  ville  comme  Florence,  remplie  d'esprits 
subtils  et  inquiets,  où  le  parler  est  si  libre,  où  les  charges  de  l'état,  peu 
nombreuses,  ne  peuvent  appartenir  qu'à  une  petite  partie  des  citoyens,  au 
risque  de  mécontenter  la  majorité;  à  celui  qu'honorèrent  de  leur  amitié 
particulière  tant  de  princes  en  Italie  et  hors  d'Italie  :  le  pape  Innocent,  le 
roi  Ferdinand,  le  duc  Galéas,  le  roi  Louis  de  France,  jusqu'au  Grand-Turc 
et  au  Soudan,  dont  il  reçut  en  présent  dans  les  dernières  années  de  sa  vie 

(1)  De  la  ménagerie. 


UN   POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  973 

une  girafe,  un  lion  et  des  béliers,..;  à  celui  dont  les  discours  publics  et  pri- 
vés étaient  d'une  pénétration  et  d'une  habileté  qui,  en  diverses  occasions, 
notamment  à  la  diète  de  Crémone,  lui  valurent  de  grands  avantages;  à 
celui  enfin  dont  les  lettres  respirent  le  plus  vif  esprit,  que  rehaussaient 
une  grande  éloquence  et  la  parfaite  élégance  de  l'expression  (1)...  Il  aima 
la  prééminence  et  la  gloire  plus  qu'homme  au  monde,  et  on  peut  lui  re- 
procher d'avoir  porté  cet  appétit  jusque  dans  les  choses  minimes,  ne  vou- 
lant être  surpassé  ou  imité  par  personne,  ni  dans  les  vers,  ni  dans  les 
jeux,  ni  dans  les  exercices  du  corps,  sachant  mauvais  gré  à  qui  le  tentait, 
et  voulant  de  même  égaler  et  surpasser  dans  les  grandes  choses  les  autres 
princes  de  Tltalie,  ce  qui  déplaisait  fort  au  duc  Louis  Sforza.  Néanmoins, 
à  tout  prendre,  m  universam,  cette  passion  de  gloire  fut  digne  d'éloges, 
et  son  nom  n'eût  point  été  célébré  en  tous  lieux,  même  hors  de  l'Italie, 
s'il  n'eût  voulu  que  de  son  temps  les  arts  et  toutes  les  choses  de  l'intelligence 
fussent  cultivés  plus  excellemment  à  Florence  qu'en  aucune  autre  ville  du 
monde. 

«  Quant  aux  lettres,  il  établit  à  Pise  une  école  pour  la  philosophie  et  pour 
les  arts  libéraux,  et,  comme  il  lui  était  démontré  par  beaucoup  de  raisons 
qu'elle  ne  pourrait  rivaliser  pour  le  nombre  d'étudians  avec  les  écoles  de 
Pavie  et  de  Padoue,  il  dit  qu'il  lui  suffisait  que  la  réunion  des  professeurs  y 
fût  la  première  par  le  mérite.  On  y  vit  professer  en  effet,  généreusement 
payés,  les  hommes  les  plus  éminens  et  les  plus  fameux  de  toute  l'Italie, 
Laurent  n'épargnant  pour  les  avoir  ni  argent  ni  peine.  C'est  ainsi  que  l'étude 
des  humanités  se  développa  sous  messire  Anse  Politien,  l'étude  du  grec  sous 
messire  Démétrius,  puis  sous  Lascaris,  la  philosophie  et  les  sciences  sous 
Marsile  Ficin,  maître  George  Benigno,  le  comte  de  La  Mirandole  et  d'autres 
hommes  excellens.  Il  accorda  une  même  faveur  à  la  poésie  en  langue  vul- 
gaire, à  la  musique,  à  l'architecture,  à  la  peinture,  à  la  sculpture,  si  bien 
que  la  cité  était  remplie  de  toutes  ces  délicatesses  (geiitilezze),  lesquelles 
surgissaient  {eniergevano)  d'autant  plus  innombrables  que  Laurent,  d'un 
esprit  universel,  en  donnait  son  jugement  et  savait  discerner  les  habiles, 
qui,  pour  lui  plaire,  travaillaient  alors  à  l'envi  l'un  de  l'autre.  Ajoutez  sa 
libéralité  infinie,  fournissant  à  tous  les  hommes  de  mérite  les  instrumens 
et  les  moyens  du  travail,  comme  par  exemple  lorsque,  pour  composer  une 
bibliothèque  grecque,  il  envoya  Lascaris,  savant  homme  qui  enseignait  le 
grec  à  Florence,  chercher  jusqu'en  Grèce  même  des  livres  anciens  et  pré- 
cieux. 

«  Cette  même  libéralité  maintenait  sa  réputation  au  dehors  et  ses  bonnes 
relations  avec  les  princes  italiens  et  étrangers,  car  il  n'y  avait  sorte  de  ma- 
gnificence qu'avec  ses  grandes  richesses  il  ne  se  permît  pour  obliger  les 
hommes  illustres  de  son  temps.  Aussi,  ses  dépenses  augmentant  sans  cesse 
à  Lyon,  à  Milan,  à  Bruges  et  en  d'autres  villes  où  étaient  ses  comptoirs  de 
commerce,  et  ses  gains  diminuant  par  la  mauvaise  direction  d'agens  comme 
Lionetto  de'  Rossi,  Tommaso  Portinari,  etc.,  lui-même  ne  s'entendant  pas 

(1)  M.  Canestrini  promet  la  publication  de  ces  Lettres  de  Laurent  le  Magnifique  rela- 
tives à  son  gotivernement ,  encore  inédites. 


974  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  négoce  et  ne  s'en  souciant  que  fort  peu,  ses  affaires  tombèrent  en  un  tel 
désordre  qu'il  fut  tout  près  de  faillir,  et  dut  recourir  à  la  bourse  de  ses 
amis  et  même  aux  finances  publiques... 

«  Ses  dernières  amours,  qui  durèrent  plusieurs  années,  furent  avec  Bar- 
tolomea  de'  Nasi,  femme  de  Donato  Benci,  laquelle  n'était  point  belle,  mais 
aimable  et  gracieuse.  Il  en  était  tellement  épris  que,  pendant  un  été  qu'elle 
passait  à  sa  villa,  il  partait  en  poste  à  cinq  ou  six  heures  du  soir  pour  aller 
la  trouver,  la  quittant  d'assez  bonne  heure  chaque  matin  pour  être  de  re- 
tour à  Florence  avant  le  jour.  Luigi  dalla  Stufa  et  il  Butta  de'  Medici,  qui 
l'accompagnaient,  ayant  déplu  à  la  dame,  elle  les  mit  si  bien  en  disgrâce 
auprès  de  Laurent  qu'il  envoya  Luigi  en  ambassade  près  du  Soudan  et  il 
Butta  près  du  Grand-Turc  :  chose  folle  en  vérité  qu'un  homme  si  haut 
placé,  de  tant  de  réputation  et  de  tant  de  sagesse,  à  l'âge  de  quarante  ans, 
fût  dominé  par  une  femme  ni  Jeune  ni  belle  au  point  de  faire  des  choses 
déshonorantes  même  pour  un  jeune  homme  ! 

«  Il  passait  aux  yeux  de  quelques-uns  pour  cruel  et  vindicatif  à  cause  de 
la  dureté  dont  il  usa  dans  l'afl'aire  des  Pazzi,  lorsqu'après  tant  de  supplices 
il  emprisonna  des  en  fans  innocens  et  défendit  aux  filles  de  se  marier;  mais 
l'attaque  avait  été  si  violente  qu'il  n'était  pas  étonnant  que  le  ressentiment 
en  eût  été  extraordinaire  :  il  s'adoucit  d'ailleurs  avec  le  temps.  Le  plus  fâcheux 
de  son  caractère,  c'est  qu'il  fut  défiant  et  soupçonneux ,  non  pas  tant  par 
nature  que  parce  qu'il  régnait  sur  une  cité  qui  avait  connu  l'indépendance  et 
où  les  a'-faires  devaient  se  traiter  encore  par  les  mains  des  magistrats  d'une 
manière  conforme  à  la  coutume,  avec  l'apparence  et  selon  les  formes  de  la 
liberté.  C'est  pourquoi  dès  le  commencement  de  son  autorité  il  s'appliqua 
à  abaisser  tous  les  citoyens  qui,  par  leur  noblesse,  leur  fortune  ou  leur  ré- 
putation, étaient  en  estime  auprès  du  public...  Ceux  qui  n'étaient  point 
écartés  absolument  des  affaires  se  trouvaient  mêlés  dans  le  conseil  des 
cent,  dans  les  élections  et  dans  l'administration  des  impôts  à  une  quantité 
d'hommes  de  rien,  avec  lesquels  Laurent  s'entendait,  et  qui  étaient  les  maî- 
tres du  jeu. 

«  Par  suite  du  même  caractère  soupçonneux,  il  empêchait  les  familles 
puissantes  de  s'unir  par  des  mariages,  et  s'ingéniait  à  leur  trouver  des  al- 
liances qui  ne  pussent  lui  donner  ombrage,  obligeant  des  jeunes  gens  de 
qualité  à  prendre  des  femmes  qu'ils  n'auraient  nullement  choisies.  Les  choses 
en  étaient  venues  à  ce  point  qu'il  ne  se  faisait  plus  un  mariage,  même  d'impor- 
tance plus  que  médiocre,  sans  son  ordre  ou  son  consentement.  C'est  encore 
ainsi  qu'il  voulut,  les  ambassadeurs  n'étant  pas  choisis  par  lui-même,  qu'ils 
eussent  auprès  d'eux  iin  chancelier  payé  par  le  trésor  public,  qui  fût  chargé 
de  correspondre  directement  et  secrètement  avec  lui.  Je  ne  veux  pas  mettre 
sur  le  compte  de  cette  défiance  habituelle  cet  entourage  d'hommes  armés 
qui  ne  le  quittaient  pas  et  qu'il  attachait  à  lui  par  toute  sorte  de  faveurs, 
jusqu'à  leur  donner  les  revenus  dhôpitaux  et  de  fondations  pieuses.  La 
conjuration  des  Pazzi  avait  motivé  cette  façon  d'agir;  on  peut  dire  toutefois 
qu'elle  è:ait  d'un  tyran  et  d'une  ville  asservie  plutôt  que  d'une  cité  libre  et 
d'un  citoyen.  En  résumé,  si  Florence  ne  connut  point  sous  lui  la  liberté, 
elle  ne  pouvait  avoir  un  meilleur  tvran...  » 


UN   POLITIQUE   ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  975 

Suit  un  parallèle  entre  Laurent  et  Côme,  un  parallèle  conforme 
aux  règles  classiques  et  qui  termine  bien  ce  morceau,  dans  lequel 
apparaissent  clairement  l'élève  de  la  renaissance  et  le  politique  du 
xvi'-'  siècle.  Spectateur  attentif  et  curieux,  mais  en  général  insen- 
sible, Guichardin  semble  adresser,  il  est  vrai,  quelques  reproches  à 
Laurent  de  Médicis  pour  la  légèreté  de  sa  conduite  privée  en  un  si 
haut  rang,  pour  cet  entourage  d'hommes  armés  convenant  mal  dans 
une  démocratie,  enfin  pour  l'élévation  de  gens  de  rien  égalés  aux 
mieux  nés  de  la  république;  mais  on  sent  qu'il  accueillera  vite  cer- 
taines explications  à  titre  d'excuses,  et  il  lui  paraît  qu'en  somme,  si 
Laurent  de  Médicis  exerça  la  tyrannie,  il  fut  le  meilleur  des  tyrans. 
Il  est  clair  que,  dans  cette  première  période  de  sa  vie  et  de  ses  tra- 
vaux, Guichardin  veut  n'être  qu'observateur  et  se  défendre  même 
contre  ses  propres  émotions.  A  peine  l' avons-nous  vu  se  trahir  un 
instant  en  présence  de  l'héroïsme  de  Savonarole;  à  peine  le  voyons- 
nous  ici  désapprouver  quelques  allures  qui  dénotent  la  tyrannie.  Il 
contemple  avec  intérêt  les  passions  humaines  s' appliquant  à  la  poli- 
tique, il  étudie  ce  jeu  complexe  et  en  attend  les  elîéts.  Toutes  les 
combinaisons  diverses  qu'offre  à  ses  yeux  le  gouvernement  chan- 
geant de  Florence  lui  sont  autant  d'objets  de  calcul  et  de  froide  ré- 
flexion. Quelle  riche  matière  du  reste  que  cette  scène  étroite,  mais 
animée,  qu'il  observe  et  décrit!  Florence,  comme  jadis  Sparte  et 
Athènes,  nous  a  fait  mesurer  la  gloire  humaine,  non  pas  à  l'étendue 
de  la  puissance  matérielle,  mais  à  la  vitalité,  à  l'énergie,  à  la  puis- 
sance de  l'esprit.  Avec  quelques  lieues  carrées  de  domination  non 
incontestée,  elle  est  devenue  un  des  plus  mémorables  états  dans 
l'histoire  du  monde.  Ses  agitations  intérieures  ont  montré  l'ardeur 
incomparable  et  la  fécondité  du  génie  italien  au  temps  de  la  renais- 
sance. V Histoire  florentine  de  Guichardin  et  ses  Discours  sur  les 
rJuingemens  du  gouvernement  de  Florence,  compris  dans  le  second 
volume  des  OEuores  inédites,  reproduisent  le  tableau  de  certte  vi- 
vante diversité. 

Mais  Guichardin  se  bornait-W  enfin  à  observer,  quelque  attachant 
qu'il  fût,  un  tel  spectacle?  Au  milieu  de  ces  conceptions  politiques, 
qui  dans  Florence  entretenaient  l'activité  du  citoyen  et  y  servaient 
de  base,  en  dépit  des  disgrâces  de  la  liberté,  à  tout  un  magnifique 
développement  intellectuel  et  moral,  n'allait-il  manifester  aucune 
préférence  ni  prendre  aucun  parti?  Des  problèmes  inévitables  nais- 
saient de  la  vue  même  de  tant  d'agitations.  Guichardin  devait-il  s'y 
soustraire  pour  rester  le  jouet  d'une  perpétuelle  incertitude?  Une 
incontestable  hauteur  d'intelligence,  à  défaut  d'une  grande  éléva- 
tion de  cœur,  devait  le  préserver,  en  partie  seulement,  de  cette  fai- 
blesse et  nous  le  montrer  inclinant  vers  la  vérité,  mais  sans  qu'on 


976  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

puisse  lui  en  savoir  beaucoup  de  gré,  et  grâce  uniquement  à  l'at- 
trait presque  irrésistible  de  la  vérité  pour  un  esprit  clairvoyant  et 
délié. 

H. 

La  république  florentine  du  xvi^  siècle  n'offrait  pas  seulement  le 
vain  tumulte  d'un  forum  étroit  envahi  par  de  mesquines  ambitions; 
cela  n'eût  point  suffi  à  la  solidité  du  génie  toscan,  qui  parut  bien 
plutôt  épris  de  la  science  politique  et  préoccupé  du  grand  problème 
de  savoir  comment  gouverner  les  hommes.  On  peut  dire  que  presque 
toutes  les  formes  de  gouvernement  imaginables  ont  été  mises  en 
pratique  par  les  Florentins  de  la  renaissance,  et  qu'ils  ont  fait  toutes 
les  épreuves,  celle  de  la  monarchie  despotique,  celle  de  la  division 
des  pouvoirs  et  de  la  représentation  restreinte  ou  étendue,  celle  de 
la  république,  celle  même  de  l'extrême  démagogie.  Guichardin  n'é- 
tait point  parmi  eux  l'esprit  le  moins  curieux  de  cette  mâle  étude 
des  institutions  et  des  lois;  il  se  plaisait  à  rechercher  les  principes 
sur  lesquels  reposent  les  sociétés,  et  nous  trouvons  précisément 
dans  ses  œuvres  inédites  de  pareilles  méditations,  les  plus  dignes  à 
son  gré  d'un  homme  vraiment  libre. 

Le  Dialogue  sur  le  gouvernement  de  Florence  a  été  écrit  après 
Y  Histoire  florentine.  Nous  le  savons  d'abord  par  Guichardin  lui- 
même  :  il  l'a  composé,  dit-il  expressément  aux  premières  pages, 
sous  le  pontificat  de  Clément  VII  (1523-153/i),  et  au  moment  où  ce 
pontife  lui  montrait  une  entière  confiance,  c'est-à-dire  sans  aucun 
doute  lorsque,  comme  lieutenant-général  du  saint-siége,  il  comman- 
dait les  troupes  du  pape,  ligué  avec  la  France.  Quand  nous  n'au- 
rions pas  ce  témoignage  non  équivoque  de  l'auteur,  la  lecture  du 
Dialogue  suffirait  à  nous  démontrer  que  Guichardin  l'a  rédigé  dans 
son  âge  mûr  (il  avait  en  1530  quarante-huit  ans).  Ce  n'est  plus  ici, 
•comme  tout  à  l'heure,  la  simple  narration  des  faits  auxquels  il  a 
assisté  ou  qu'il  a  entendu  raconter  par  des  témoins  oculaires.  S'éle- 
vant  à  un  point  de  vue  plus  général,  il  demande  à  l'expérience  un 
moyen  de  juger  les  théories  politiques  dont  il  a  considéré  les  effets 
et  une  lumière  pour  la  conduite  de  son  esprit.  Montant  même  plus 
haut  encore  et  dans  une  région  plus  abstraite,  il  veut  sonder  les 
principes  avec  le  secours  d'une  discussion  paisible,  sans  doute  mar- 
quée de  bel  esprit,  mais  inquiète  et  sincère  : 

«  C'est,  dit-il  dans  son  proemio ,  une  chose  si  belle,  si  honorable  et  si 
magnifique  de  considérer  le  gouvernement  de  la  chose  publique,  d'où  dé- 
pendent le  bien-être,  la  sécurité  et  la  vie  même  des  hommes,  et  toutes  les 
grandes  actions  qui  s'accomplissent  dans  ce  monde  inférieur,  qu'on  ne  peut 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  977 

refuser  sa  louange  à  celui  qui  applique  son  esprit  à  la  contemplation  d'un 
si  grand  et  si  digne  objet,  encore  qu'il  n'en  puisse  pas  toujours  tirer  des 
enseignemens  appropriés  à  la  pratique  de  son  temps,  et  qu'il  n'ait  aucune 
espérance  de  voir  jamais  ses  pensées  et  ses  desseins  réalisés.  Quand  Platon 
méditait  et  écrivait  sur  la  réj^ublique,  assurément  ce  n'était  pas  dans  l'at- 
tente que  son  gouvernement  idéal  pût  être  adopté  et  suivi  par  les  Athé- 
niens, devenus  dès  lors  si  indisciplinés  et  si  insolens,  que,  désespérant, 
comme  il  l'écrit  dans  une  de  ses  lettres,  de  les  voir  jamais  se  bien  gouver- 
ner, il  ne  voulut  jamais  se  mêler  de  leurs  affaires. 

«  Il  ne  sera  donc  en  aucune  manière  répréhensible  de  penser  et  d'écrire 
sur  le  gouvernement  de  notre  cité,  d'autant  moins  que  si,  par  l'autorité  des 
Médicis  à  Florence  et  du  souverain  pontife  à  Rome,  la  liberté  y  semble  per- 
due, cependant,  par  un  de  ces  accidens  ordinaires  aux  choses  humaines  et  qui 
peuvent  renaître  à  toute  heure,  comme  en  un  instant  Florence  a  passé  du  gou- 
vernement populaire  au  gouvernement  d'un  seul,  elle  pourrait  avec  la  même 
facilité  retourner  du  gouvernement  d'un  seul  à  sa  première  liberté.  S'il  en 
devait  arriver  ainsi,  il  se  pourrait  que  ces  pensées  et  ce  discours  ne  fussent 
pas  tout  à  fait  inutiles.  L'exemple  encore  récent  du  temps  où  Pierre  Sode- 
rini  fut  gonfalonier,  et  pendant  lequel  cette  cité  semblait  avoir  accepté  la 
forme  d'un  bon  et  louable  gouvernement,  permet  de  croire  que  ce  peuple 
n'est  pas  encore  corrompu  à  ce  point  qu'il  faille  le  regarder  comme  inca- 
pable de  la  liberté.  » 

Ce  n'est  pas  en  son  propre  nom  que  Guichardin  veut  instituer  la 
discussion  et  adresser  à  ses  concitoyens  ses  méditations  et  ses  con- 
seils; il  ne  s'attribue  pas  tout  le  crédit  qu'il  faudrait  pour  cette 
grande  tâche,  mais  il  se  souvient  des  entretiens  graves  et  animés 
au  milieu  desquels  s'est  formée  son  enfance.  Dans  ces  temps  si 
troublés,  son  père  et  ses  oncles  ont  pris  part  aux  affaires,  et  ils  ont 
eu  pour  amis  ou  pour  adversaires  les  hommes  les  plus  distingués  de 
la  république.  Par  la  pensée,  il  ressuscite  ces  témoins  respectés;  il 
leur  rend  la  parole  suivant  leurs  caractères,  il  écoute  leurs  ré- 
flexions et  les  transcrit  sous  leur  dictée.  Le  moment  qu'il  choisit 
pour  y  placer  ce  dialogue  est  l'année  ih9li,  quelques  mois  après 
l'invasion  de  Charles  VIII  et  l'expulsion  de  Pierre  de  Médicis,  et 
quand  l'inlluence  de  Savonarole  commence  à  fonder  le  gouverne- 
ment populaire.  Les  quatre  interlocuteurs  sont  des  personnages  his- 
toriques. —  Piero  Capponi  est  assez  connu  :  éloquent,  spirituel, 
ambitieux,  son  crédit  dans  Florence  l'avait  fait  déjà  redouter  de 
Laurent  ;  il  contribua  pour  beaucoup  à  la  révolution  qui  renversa 
Pierre  et  chassa  les  Médicis.  Lorsque  les  Français  furent  enti'és  dans 
la  ville,  c'est  lui,  avec  Francesco  Valori  et  quelques  autres,  qui  alla 
présenter  à  Charles  VIII  les  conditions  que  prétendait  imposer  Flo- 
rence. Le  jeune  roi,  à  qui  elles  ne  plaisaient  point,  avait  fait  rédiger 
un  autre  projet  de  traité,  mais  qui  contenait,  dit  Guichardin  lui^ 

TOME  XXXIT.  6S 


978  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

même  (1),  des  choses  déshonorantes.  «  Capponi  prit  le  papier  des 
mains  du  roi,  le  déchira  avec  colère,  disant  que,  puisqu'on  ne  vou- 
lait pas  s'accorder,  les  choses  se  termineraient  d'autre  manière  : 
que  le  roi  fît  sonner  ses  trompettes,  la  république  ferait  sonner  ses 
cloches  {('lie  lui  sonercbbe  le  Ironibe^  e  noi  le  campagne).  »  A  son  re- 
tour, Capponi  fut  plus  puissant  que  jamais.  S'étant  montré  ensuite 
ennemi  de  Savonarole,  il  devint  suspect  à  la  multitude,  et  fut  tué 
d'un  coup  d'arquebuse  dans  une  des  petites  batailles  qui  se  livraient 
aux  environs  de  Florence. 

Pagol- Antonio  ou  Paul- Antoine  Soderini  (qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  Pierre  Soderini ,  gonfalonier  après  la  mort  de  Savonarole), 
quoiqu' allié  par  le  sang  aux  Médicis,  avait  blâmé  les  excès  de  Pierre 
et  tenté  d'arrêter  sa  tyrannie.  Lorsque  Pierre,  se  voyant  menacé, 
avait  cru  devoir  consentir  à  des  concessions,  Soderini  avait  été 
nommé  ambassadeur  à  Venise;  il  revenait,  jeune  encore,  de  ce  poste 
élevé  au  moment  où  se  place  le  dialogue.  —  Le  troisième  interlocu- 
teur, Pierre  Guichardin,  est  l'ami  des  deux  précédens  :  il  a  rempli 
des  fonctions  élevées  sous  les  Médicis  ;  mais  son  caractère  est  à  peine 
indiqué  dans  le  dialogue,  où  il  se  borne  le  plus  souvent  à  donner  la 
réplique.  —  En  face  de  ces  trois  interlocuteurs  jeunes,  ardens,  eni- 
vrés de  la  récente  révolution  qui  est  en  partie  leur  œuvre  et  qu'ils 
vantent  sans  cesse,  l'auteur  a  placé  un  vieillard,  Bernardo  del  Nero, 
qui  ne  partage  pas  leur  triomphe  ni  leurs  espérances.  Bernardo  re- 
grette les  Médicis,  sous  lesquels  il  a  occupé  dans  l'état  des  charges 
importantes.  Il  les  regrette  d'abord  pour  l'affection  qu'il  portait  à 
cette  famille,  et  ensuite  parce  qu'il  sait  bien  que  les  changemens 
sont  le  plus  souvent  nuisibles.  Soderini  et  Capponi  ont  beau  lui  dire 
que  cette  révolution-ci  est  la  dernière,  et  qu'en  inaugurant  enfin  le 
gouvernement  modéré  des  ottimi,  comme  à  Venise,  à  une  égale  dis- 
tance de  la  tyrannie  et  du  gouvernement  purement  populaire,  elle 
clôt  la  période  d'instabilité  politique  dont  il  a  été  le  témoin  :  il  ré- 
pond en  invoquant  la  froide  e^t  triste  expérience  ;  il  leur  montre  qu'ils 
sont  déjà  dépassés  en  dépit  de  leur  bon  vouloir  et  de  leur  patrio- 
tisme, et  que  l'influence  de  Savonarole  a  constitué  l'autorité  popu- 
laire. Pour  lui,  tenant  pour  chimérique  leur  modération  impuissante 
et  ne  voulant  rien  entendre  à  leurs  tempéramens,  il  préfère,  une 
fois  la  domination  des  Médicis  détruite,  le  gouvernement  de  tous 
à  ce  qu'il  traite  de  fiction;  mais  tout  cela  est  dit  avec  une  douce 
franchise,  pleine  d'aménité,  et  reçu  avec  beaucoup  de  marques  de 
respect.  Bernardo  reconnaît  lui-même  que<les  jeunes  gens  sont  à 
présent  plus  instruits  qu'on  ne  l'était  de  son  temps.  Grâce  aux  tra- 

ti)  tlistoire  florentine,  page  118. 


UN    POLITIOrE    ITALIEA    ])t    LA    llE•^AISSA^GE.  979 

vaux  de  Tosciinelli  et  d'autres,  les  sciences  ont  fait  de  grands  pro- 
grès :  Marsile  Ficin  et  maints  philosophes  ont  tenu  des  écoles  de 
politique:  Bernardo  ne  dédaigne  pas  chez  des  adversaires  tous  ces 
avantages;  il  n'a  reçu,  lui,  que  les  enseignemens  des  aOaires  et  de 
l'expérience,  il  parle  suivant  les  seules  inspirations  du  bon  sens 
{posposfff  ogni  milorità  de'  /îloso//.,  parldiulo  nalurnlmente)  :  aussi 
écoute-t-il  les  objections  attentivement  et  fait-il  volontiers  la  part 
de  sa  propre  faiblesse.  Habile  contraste  entre  ces  jeunes  gens  ai- 
mables, tout  épris  de  l'avenir,  et  ce  prudent  vieillard,  content  du 
passé;  contraste  que  rend  plus  touchant  encore  la  confidence  où  est 
le  lecteur  du  sort  qui  attend  les  deux  principaux  interlocuteurs! 
Comme  Capponi,  Bernardo  paiera  de  sa  vie  le  malheur  des  guerres 
civiles;  pour  n'avoir  pas  révélé  un  complot  en  faveur  de  Pierre,  il 
sera  décapité.  Les  souvenirs  et  les  regrets  que  Guichardin  met  sur 
ses  lèvres  pendant  tout  le  cours  du  dialogue  empruntent  à  la  pensée 
de  cette  vertu  et  de  cette  prochaine  infortune  un  nouveau  caractère 
de  noblesse  et  de  loyauté. 

A  cette  scène  ingénieuse,  l'auteur  a  su  dessiner  un  cadre  d'une 
rare  élégance,  qui  fait  revivre  à  nos  yeux  toutes  les  grâces  de  la 
renaissance  florentine.  On  se  rappelle  l'admirable  exposition  du 
Phîdre  de  Platon.  Phèdre  a  conduit  Socrate  au-delà  des  portes 
d'Athènes,  jusque  sur  les  bords  de  l'Ilissus,  au  pied  d'arbres  qui 
semblent  être  là  en  fleur  seulement  pour  embaumer  l'air  :  «  Par  Ju- 
piter! dit  Socrate  charmé,  quel  beau  lieu  de  repos  !  Gomme  ce  platane 
est  large  et  élevé  !  Quoi  de  plus  gracieux  que  cette  source  dont  nos 
pieds  attestent  la  fraîcheur  !  Ce  lieu  pourrait  bien  être  consacré  à 
quelque  nymphe  et  au  fleuve  Achéloûs,  à  en  juger  par  ces  figures 
et  ces  statues.  Goûte  un  peu  l'air  qu'on  y  respire  :  est-il  rien  de  si 
suave  et  de  si  délicieux?  Le  chant  des  cigales  a  quelque  chose  d'a- 
nimé et  qui  sent  l'été.  J'aime  surtout  cette  herbe  touffue  qui  nous 
permet  de  nous  étendre  et  de  reposer  mollement  notre  tête  sur  ce 
terrain  légèrement  incliné.  Mon  cher  Phèdre,  tu  ne  pouvais  mieux 
me  conduire...  »  Telle  est  la  peinture  empruntée  par  le  philosophe 
grec  au  doux  climat  de  l'Attique  et  qui  s'accordera  si  justement  avec 
la  sérénité  de  l'entretien.  Il  s'attache  un  peu  du  même  charme  à 
l'exposition  du  dialogue  sur  le  gouvernement  de  Florence.  L'éléva- 
tion du  sujet  annoncé  est  presque  la  même  ;  la  politesse  florentine 
prendra  la  place  de  l'urbanité  grecque;  les  bords  de  l'Arno  rappel- 
leront les  bords  de  l'Ilissus,  les  hauteurs  de  Fiesole  celles  du  Penté- 
lique  et  de  l'Hymette,  le  ciel  de  Florence  celui  d'Athènes.  —  Les  trois 
jeunes  hommes,  Capponi,  Soderini  et  Guicciardini,  revenant  d  un 
pèlerinage  à  l'église  de  Santa-Maria-Impruneta,  s'arrêtent  chez 
Bernardo  del  Nero,  qui.  dans  la  solitude  et  la  paix  de  la  campagne  et 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  milieu  des  soins  de  l'agriculture,  se  repose  des  honneurs  qu'il  a 
perdus.  Le  vieillard,  qui  les  accueille  avec  bonté,  se  défend  d'abord 
de  reprendre  avec  eux  les  souvenirs  et  les  discussions  de  la  vie  po- 
litique :  ((  Allons  plutôt,  s'il  vous  plaît,  leur  dit-il,  visiter  l'habitation; 
je  vous  montrerai  beaucoup  de  belles  cultures  que  je  veux  entre- 
prendre, non  plus  pour  moi,  mais  pour  ceux  qui  viendront  après 
moi.  Je  vous  montrerai  le  projet  d'une  belle  construction  qui  se 
pourrait  faire,  non  par  moi,  car,  après  un  si  long  temps  employé 
aux  affaires  de  l'état,  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  me  passer  de 
telles  fantaisies;  mais  vous  verrez  quel  plaisir  je  prends  à  l'agricul- 
ture, et  comme  on  peut  honnêtement  profiter  du  repos...  »  11  dit, 
mais  les  jeunes  gens  ne  connaissent  pas  le  repos;  ils  sont  venus  pour 
s'entretenir  avec  un  ami  respecté  des  affaires  de  la  république,  ou 
plutôt  pour  interroger  sa  prudence  comme  des  fils  qui  consultent  un 
père  {non  dirb  tra  amioi,  ma  pin  iosto  ira  padrc  e  pgliuoli).  c(  C'est 
un  si  grand  plaisir  d'entendre  parler  de  ces  grandes  choses  un 
homme  qui  les  a  apprises  non  dans  les  livres  des  philosophes,  mais 
avec  le  temps,  par  l'expérience  et  l'action...  Laissons,  s'il  vous 
plaît,  laissons  à  un  autre  moment  l'agriculture,  les  jardins  et  les 
bâtimens,  et  dites-nous,  nous  vous  en  prions,  votre  avis  sur  notre 
dernier  changement.  »  Bernardo  se  laisse  persuader;  il  prend  bientôt 
plaisir  lui-même  à  sentir  renaître  ses  anciennes  pensées;  il  les  livre 
tout  entières,  écoute  et  réfute  les  objections;  le  soir  venu,  il  fait 
souper  ses  hôtes,  les  retient  dans  sa  demeure,  et  consacre  encore  la 
matinée  du  lendemain  à  l'entretien  que  tout  à  l'heure  il  redoutait.  " 
«  Les  nuits  sont  longues,  dit-il  en  les  abordant  de  nouveau,  et  d'or- 
dinaire les  vieillards  dorment  peu;  j'ai  donc  eu  plusieurs  heures 
pour  réfléchir  à  notre  conversation  d'hier  soir  :  plus  j'y  ai  songé, 
plus  m'ont  semblé  vraies  les  choses  que  je  vous  ai  dites.  Toutefois, 
comme  je  puis  facilement  me  tromper,  j'entendrai  avec  plaisir  ce  que 
vous  avez  encore  à  me  répondre,  non  pour  disputer  (ce  ne  serait 
que  gagner  de  l'ennui),  mais  pour  nous  instruire  nuituellehient  et 
éclaircir  cette  matière.  De  toute  façon ,  vous  ne  me  quitterez  point 
sans  avoir  dîné  ici  :  nous  ne  sommes  donc  pas  pressés;  ne  soyez  pas 
plus  avares  de  vos  pensées  que  je  ne  l'ai  été  moi-même  hier,  car  je 
serai  heureux  de  vous  entendre.  »  Telle  est  l'urbanité,  tel  est  le  ton 
d'exquise  politesse  qui  règne  dans  tout  le  dialogue,  et  grâce  au- 
quel chaque  opinion  se  produit  à  l'aise,  avec  le  respect  de  l'opinion 
contraire  et  la  conscience  de  sa  propre  honnêteté. 

Les  deux  journées  forment  deux  livres  :  dans  le  premier,  chacun 
s'efforce  de  montrer  l'excellence  de  la  forme  de  gouvernement  qu'il 
soutient  et  les  défauts  de  celle  que  vante  son  interlocuteur;  dans  le 
second,  l'état  actuel  de  Florence  étant  accepté  de  part  et  d'autre, 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  981 

on  se  réunit  à  chercher  ensemble  comment  on  pourra  mener  à  bien 
la  dernière  révolution  et  la  conduire  vers  les  meilleurs  résultats. 
A  vrai  dire,  deux  opinions  seulement  sont  en  présence,  celle  de  Ber- 
nardo  et  celle  de  ses  trois  visiteurs. 

«  Il  n'y  a,  dit  Bernardo,  que  trois  formes  imaginables  de  gouver- 
nement :  celui  d'un  seul,  celui  de  quelques-uns,  celui  de  tous.  Le 
premier  peut  seul  être  bon.  »  Pour  le  démontrer,  Bernardo  n'aura 
pas  recours  à  des  théories  qu'il  croit  vaines:  c'est  l'expérience  qui 
doit,  à  l'entendre,  décider  en  pareille  matière.  «Voyons  donc  quels 
ont  été  les  résultats  du  gouvernement  des  Médicis,  et  nous  cher- 
cherons ensuite  quelles  seront  les  conséquences  naturelles  des  deux 
autres  gouvernemens.  Ne  sera-ce  pas  la  meilleure  route? —  Non, 
disent  les  jeunes  gens.  Ce  n'est  pas  par  l'expérience,  ou  du  moins 
ce  n'est  pas  par  elle  uniquement  qu'il  faut  se  déterminer  en  poli- 
tique. Il  y  a  ici,  comme  en  morale,  des  principes  dont  il  ne  faut  pas 
se  départir  et  qui  dominent  tout.  Du  reste,  si  ces  principes  sont 
fondés  sur  la  raison  et  la  vérité,  l'expérience  les  vérifiera  nécessai- 
rement. »  Cela  dit,  on  accepte  la  discussion  sur  le  terrain  où  Ber- 
nardo l'a  placée,  et  elle  s'engage  d'abord  à  propos  des  mérites  et 
des  vices  du  gouvernement  des  Médicis. 

Capponi  surtout  les  charge  avec  l'ardeur  d'une  conviction  gé- 
néreuse. Dans  un  état  comme  celui  de  Florence,  il  faut  considérer, 
pense-t-il,  trois  choses  :  l'administration  de  la  justice,  la  distribu- 
tion des  honneurs  et  la  politique  du  dehors.  Pour  ce  dernier  point, 
qu'arrive-t-il  sous  le  gouvernement  d'un  seul?  Ce  n'est  plus  l'inté- 
rêt de  la  république,  mais  celui  d'un  individu  ou  d'une  famille  qui 
devient  la  règle  des  alliances  et  des  traités.  Le  peuple,  qui  s'aperçoit 
bien  qu'on  ne  traite  pas  ses  propres  affaires,  ne  supporte  plus  si  vo- 
lontiers les  charges  de  la  guerre.  Enfin  la  gloire  ou  la  honte  de  l'état 
dépend  des  talens  ou  des  fautes  d'un  seul  homme  qui  peut  tout  com- 
promettre, témoin  la  perte  de  Pise,  qu'il  faut  reprocher  éternelle- 
ment à  la  mémoire  de  Pierre  de  Médicis.  —  Au  dedans,  comment 
sont  distribués  les  honneurs  et  les  grâces  auxquels  tout  citoyen  par- 
ticipant aux  charges  de  la  république  doit  avoir,  s'il  les  mérite,  un 
facile  accès?  S'il  s'agit  des  Médicis,  qu'on  se  rappelle  leur  favori- 
tisme exclusif,  l'oubli  de  la  naissance  et  de  la  vertu,  les  grâces  pro- 
diguées aux  flatteurs,  aux  femmes  et  au  plus  bas  domestique,  toute 
une  partie  des  citoyens,  par  exemple  les  Strozzi  et  leurs  partisans, 
exclus  à  jamais,  eux,  leurs  familles  et  leurs  descendans,  de  tous  les 
emplois  publics,  les  plus  grands  honneurs  au  contraire  confiés  à  des 
gens  de  la  plèbe  ou  à  des  familles  déshonorées.  Quant  à  l'adminis- 
tration de  la  justice,  si  les  Médicis  évitaient  de  peser  eux-mêmes  sur 
les  juges,  leurs  ministres  et  leurs  favoris  le  faisaient  sous  leur  nom 


982  REVUE    DES    DEUX    IMOKDES. 

sans  aucun  scrupule,  et  l'iniquité  se  produisait  finalement  «  par  et 
vice  naturel  attaché  à  l'autorité  des  tyrans,  dont  les  désirs  sont  tenus 
en  telle  adoration  que  ce  qu'ils  ne  disent  point,  on  cherche  à  le  de- 
viner autour  d'eux  [le  voluntà  de  qunli  sono  avulc  in  ianto  rispcft, 
rfte  eziandio  tarcndo  loro,  gli  uomini  cercano  di  indoinnnrlc.)  »  Ne 
les  vit-on  pas  enfin,  ces  Médicis,  refuser  absolument  d'établir  des 
lois  fixes  pour  la  perception  des  impôts,  afin  d'accabler  à  leur  gré 
les  familles  qui  leur  étaient  hostiles  et  d'étendre  aussi  leur  joug  sur 
les  citoyens  qui  leur  eussent  échappé  par  leur  éloignement  des  af- 
faires publiques  ou  leur  indifterence  ? 

Voilà  ce  que  démontre  l'expérience;  mais  encore  une  fois  certaines 
questions  de  principes  la  dominent  :  (i  ceux  qui  ont  l'âme  grande 
et  l'esprit  généreux  ne  peuvent  ni  ne  doivent  vivre  contons  sous  la 
servitude:  »  ils  ne  peuvent  ni  ne  doivent  préférer  la  soumission  sous 
le  bon  plaisir  d'un  maître  à  la  responsabilité  e/ivers  la  patrie  et  eux- 
'  mêmes.  <(  Au  tyran  déplaisent  tous  les  esprits  élevés,  tous  les  mérites 
éminens,  surtout  quand  leur  crédit  vient  de  la  vertu,  qui  se  peut  le 
moins  abattre...  Je  ne  veux  appliquer  ces  paroles  à  personne  en 
particulier,  mais  vous  savez  tous  que  je  ne  les  dis  pas  au  hasard.  » 
Si  le  premier  objet  de  tous  ceux  qui  ont  gouverné  avec  justice,  si  le 
premier  soin  des  philosophes  qui  ont  écrit  de  la  politique  a  été  de 
favoriser  la  vertu  et  le  perfectionnement  des  intelligences,  combien 
doit-on  blâmer  un  gouvernement  qui  met  tous  ses  soins  à  éteindre 
la  générosité  dans  les  âmes!  Quelle  honte  ce  fut  pour  notre  patrie 
[che  vituperio!  che  vergognal)  le  jour  où  la  nouvelle  se  répandit  dans 
toute  l'Italie  et  dans  le  monde  entier  que  Florence,  jusqu'alors  une 
si  noble  ville,  si  généreuse,  si  respectée,  qui  passait  pour  être  la  plus 
ingénieuse  des  cités,  était  devenue  esclave  contre  sa  volonté,  étouf- 
fée par  ses  richesses  mêmes  et  par  le  poignard  des  braci  et  des  par- 
tisans, devenue  esclave,  lâche  et  pusillanime  jusqu'à  être  gardée 
en  cet  état,  non  par  des  armées  ni  par  quelques  bataillons,  mais  par 
vingt-cinq  estafiers!  .le  ne  sais  pas  de  malheur  plus  grand  pour  une 
république,  à  moins  d'être  mise  à  sac  par  le  fer  et  le  feu,  que  de 
perdre  son  honneur  et  sa  bonne  renommée,  de  se  laisser  enlever  ti- 
midement cette  dignité  et  cette  splendeur  qui  lui  avaient  coûté  tant 
d'argent  et  tant  de  nobles  vies!  » 

Tels  sont  les  argumens  des  adversaires  de  Bernardo.  L'un,  Sode- 
rini,  a  surtout  invoqué  les  principes;  l'autre,  Capponi,  s'est  chargé 
de  condamner  les  Médicis  par  les  témoignages  de  l'expérience.  La 
parole  est  maintenant  à  Bernardo;  les  jeunes  gens  se  pressent  autour 
de  lui  et  l'écoutent  avec  déférence.  Suivons-le  nous-mêmes,  et  n'al- 
lons pas  imaginer,  à  entendre  ses  maximes,  qu'il  puisse  s'agir  ici 
d'une  autre  époque  que  le  xvi«  siècle'italien. 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  983 

«  Vous  venez  de  parler,  dit-il,  en  si  bon  ordre  et  avec  de  si  fermes  souve- 
nirs sur  les  défauts  du  gouvernement  des  Médicis,  qu'il  est  facile  de  voir 
que  vous  y  avez  réfléchi  bien  souvent.  Ces  défauts,  je  ne  veux  pas  les  nier 
ou  les  atténuer  outre  mesure,  car  nous  raisonnons  ici  pour  trouver  la  vérité 
et  non  pour  disputer;  mais  je  crois  bien  qu'il  me  sera  facile  de  vous  mon- 
trer que  ce  gouvernement  nouveau  dont  vous  attendez  un  âge  d'or  ne  man- 
quera pas  d'offrir  un  bon  nombre  de  ces  mêmes  défauts  et  quelques  autres 
encore,  si  bien  qu'en  balançant  soigneusement  l'un  et  l'autre,  vous  trou- 
verez peut-être  les  choses  fort  différentes  réellement  de  ce  que  vous  ima- 
ginez. Mais  voilà  Soderini  qui  me  veut  sans  cesse  barrer  le  chemin  avec  le 
mot  de  lil)erté,  disant  que  c'est  un  si  grand  bien  qu'il  faut  l'acheter  même 
au  prix  de  quelques  malheurs...  J'en  parlerai  donc  d'abord,  afin  de  ne  pas 
laisser  entre  nous  d'équivoque. 

«  J'ai  considéré  souvent  que  ce  nom  de  liberté  sert  plutôt  à  ceux  qui  veu- 
lent en  faire  un  prétexte  et  un  voile  pour  leur  ambitieuse  passion  qu'il  n'ex- 
prime un  désir  vraiment  naturel  aux  hommes...  Ce  qui  est  naturel  aux 
hommes,  si  je  ne  me  trompe,  c'est  le  désir  de  la  supériorité  et  de  la  domi- 
nation sur  leurs  semblables,  si  bien  qu'il  en  est  fort  peu  qui,  trouvant  occa- 
sion de  se  faire  les  maîtres,  ne  le  fassent  volontiers.  Au  fond  de  ces  discordes 
civiles  suscitées  au  nom  de  la  liberté  dont  on  éblouit  les  simples,  que  trou- 
verait-on le  plus  souvent,  si  ce  n'est  des  ambitions  personnelles?  N'a-t-on 
pas  vu  presque  toujours  celui  qui  renverse  le  tyran  au  nom  de  l'égalité  et 
de  la  liberté  se  mettre  ensuite  à  sa  place?...  Et  quels  sont  d'ordinaire  les 
ennemis  du  tyran?  Ceux  à  qui  il  refuse  des  honneurs  dont  ils  se  croient  di- 
gnes, ceux  qu'a  irrités  quelque  injure  personnelle,  ceux  enfin  qui  comptent 
profiter  du  désordre  qui  suivra  sa  chute.  Pour  ceux  qui  ne  détestent  le 
tyran  que  par  amour  de  la  liberté  et  de  la  patrie,  certes  je  consens  à  ce 
qu'on  leur  accorde  une  suprême  louange,  d'autant  plus  méritée  qu'ils  sont 
plus  rares  :  en  vérité,  il  y  en  a  si  peu  qu'on  n'en  peut  pas  tirer  une  consé- 
quence générale;  comme  dit  le  proverbe,  une  hirondelle  ne  fait  pas  le  prin- 
temps {una  rond'uie  non  fa  primavera)...  Notre  temps  est  corrompu,  cest 
pourquoi  je  dis  que  la  plupart  de  ceux  qui  prêchent  la  liberté,  s'ils  croyaient 
rencontrer  pour  eux-mêmes  sous  un  gouvernement  despotique  une  meil- 
leure condition,  y  courraient,  et  par  la  poste,  —  et  ces  grandes  âmes,  ces 
esprits  généreux  dont  Soderini  a  tant  parlé,  n'y  arriveraient  peut-être  pas 
des  derniers... 

«  Laissons  donc  les  théories  (continue  Bernardo),  et  revenons  à  l'expé- 
rience :  un  gouvernement  se  juge  à  ses  résultats.  Quels  qu'aient  été  les  dé- 
fauts de  celui  des  Médicis,  ceux  du  gouvernement  du  grand  nombre  doivent 
être  plus  grands  encore;  l'élection  populaire  aura  de  pires  effets  que  le 
choix  d'un  maître.  Le  peuple  n'a  pas  de  discernement,  il  va  à  la  grosse  (t'a 
alla  grossa) .  Si  un  homme  lui  plaît,  il  le  croit  propre  à  tout.  Point  de  contrôle 
pour  l'administration  de  la  justice  sous  le  gouvernement  populaire;  bien 
plus,  le  magistrat  craignant  de  mécontenter  le  peuple,  les  corruptions  sont 
plus  multipliées,  principalement  s'il  s'agit  déjuger  des  personnes  apparte- 
nant à  d'importantes  familles.  Sous  les  Médicis  au  contraire,  par  exemple 
sous  Laurent,  le  magistrat  se  sentait  soutenu,  et  cet  appui  lui  permettait  de 


984  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

résister.  — Vous  accusez  la  répartition  des  impôts.  Craignez  que,  sous  le 
gouvernement  populaire,  les  pauvres,  facilement  envieux,  ne  frappent  les 
riches  jusqu'à  les  réduire  outre  mesure,  au  grand  détriment  de  la  cité,  car 
leurs  richesses  font  Thonneur  de  la  patrie  et  tournent  finalement  à  l'avan- 
tage du  pauvre.  Comment  d'ailleurs  pourrez -vous  établir  l'assiette  fixe  de 
l'impôt?  L'impôt  foncier  est  de  peu  d'importance  dans  un  pays  où  la  l'or- 
tune  territoriale  fait  défaut,  et  quant  aux  propriétés  mobilières,  il  est  en 
partie  impossible  de  les  atteindre  :  l'argent  se  dissimule  de  mille  manières. 
Tiendrez-vous  compte  aisément  de  tous  les  contrats  et  de  toutes  les  transac- 
tions particulières?  Irez-vous,  quand  ce  serait  possible,  publier  l'état  réel 
des  affaires  d'un  négociant  dont  toute  la  fortune  repose  sur  le  crédit?  Vous 
accusez  la  mauvaise  distribution  des  emplois,  comme  s'il  était  possible  que 
le  maître  ne  sentît  pas  le  besoin  de  s'appuj'er  sur  des  hommes  de  mérite  et 
de  talent,  et  comme  si  les  mauvais  choix  n'étaient  pas  encore  plus  funestes 
sous  un  gouvernement  populaire,  où  le  fonctionnaire  supporte  seul  tout  le 
poids  de  sa  charge,  que  dans  l'état  despotique,  où  il  se  sent  dirigé  et  cor- 
rigé. S'il  s'agit  enfin  de  la  politique  étrangère,  combien  plus  d'unité,  com- 
bien plus  de  secret  dans  les  vues,  combien  plus  de  rapidité  dans  les  entre- 
prises sous  le  gouvernement  d'un  seul! 

«  —  Souhaitez-vous  donc  le  retour  de  Pierre  de  Médicis? 

«  —  Je  parlerai  librement  et  sans  passion.  Je  voudrais  que  Pierre  n'eût 
pas  été  renversé,  parce  que  je  ne  vois  pas  ce  que  nous  aurons  gagné  à  ce 
changement;...  mais,  comme  je  l'ai  dit  aussi,  je  ne  crois  pas  que  les  chan- 
geraens  fassent  du  bien  à  notre  cité.  Puisque  Pierre  est  chassé,  je  ne  désire 
pas  qu'il  revienne.  D'ailleurs  il  ne  pourrait  rentrer  maintenant  que  ramené 
par  les  armes  étrangères,  pour  le  malheur  et  la  honte  de  notre  patrie,  ou 
bien  par  suite  des  divisions  qui  pourraient  naître  parmi  nous,  rappelé  par  un 
parti  au  milieu  de  nos  déchiremens  civils.  Que  rapporterait-il  enfin,  sinon 
de  toute  nécessité  certains  désirs  de  vengeance  et  la  volonté  d'assurer  dé- 
sormais son  pouvoir  par  la  force  et  de  réparer  sa  fortune  détruite?...  Non, 
je  ne  désire  pas  une  restauration,  je  ne  demande  pas  le  retour  des  Médicis; 
je  vous  supplie  au  contraire  de  faire  en  sorte  qu'il  devienne  impossible, 
c'est-à-dire  de  maintenir  l'union  dans  la  république.  Cette  union  dépend  de 
vous;  il  faut  vous  contenter  de  ce  que  les  circonstances  vous  apporteront 
de  succès  réels,  sans  prétendre  à  la  satisfaction  de  vos  derniers  désirs.  Il 
faut  aussi  que  les  principaux  citoyens  oublient  leur  propre  ambition,  afin 
d'éviter  les  divisions  intestines  qui  préparent  l'élévation  d'un  nouveau  tyran 
ou  livrent  carrière  à  la  dissolution  et  à  l'anarchie...  Mais  comment  me 
laissé-je  entraîner  à  vous  donner  des  conseils,  à  vous  qui  savez  tout  cela 
mieux  que  moi?  L'affection,  non  la  présomption,  m'a  emporté;  mais  vous 
m'excuserez.  Voici  l'heure  du  repas  :  s'il  vous  plaît  ainsi,  nous  en  resterons 
là  pour  aujourd'hui;  puisque  de  toute  façon  vous  ne  me  quitterez  pas  de- 
main matin  sans  avoir  déjeuné,  nous  aurons  le  temps  d'ajouter  ce  qui  res- 
terait à  dire.  Andiamn  dunque  a  cena.  —  Andiamo.  )> 

Ainsi  se  termine  le  premier  livre.  Dans  le  second,  nous  l'avons 
dit,  le  champ  de  la  discussion  se  restreint:  il  ne  s'agit  plus  du 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  985 

passé;  on  examine  quelles  sont  les  conditions  qu'a  faites  à  Florence 
la  dernière  révolution ,  et  quels  sont  les  moyens  de  faire  réussir  le 
mieux  possible  le  nouveau  gouvernement.  Malgré  son  loyal  désir 
d'y  contribuer  par  ses  conseils,  Bernardo  retrouve  sans  cesse  des 
objections.  «Vous  voulez  imiter  Venise,  dit- il,  et  vous  avez  tort; 
Venise  et  Florence  ne  sont  pas  faites  pour  le  même  gouvernement. 
Venise  a  des  institutions  séculaires  que  la  tradition  consacre  aujour- 
d'hui à  ses  propres  yeux  et  qu'elle  respecte  par  une  longue  habitude; 
Florence  au  contraire  va  de  changement  en  changement.  Venise  a 
une  noblesse  à  la  fois  puissante  et  habile ,  qui  laisse  parvenir  aux 
honneurs  et  aux  principaux  emplois  de  la  république  tous  ceux  qui 
s'en  montrent  dignes;  Florence  au  contraire  a  perdu  son  aristocratie, 
et  elle  est  éprise  d'un  sentiment  d'égalité  qui  n'exclut  pas  l'envie. 
Venise  a  un  vaste  empire  au  dehors,  qu'elle  gouverne  par  sa  marine 
et  par  sa  diplomatie;  Florence  a  un  territoire  continental  relativement 
peu  étendu,  compacte,  mais  qui  lui  crée  des  relations  constantes  avec 
beaucoup  d'états  voisins.  Pour  Venise,  un  immense  commerce  et  une 
incomparable  richesse  comptent  parmi  les  secrets  de  sa  grandeur, 
tandis  que,  pour  Florence,  la  prospérité  matérielle  est  devenue,  dès 
avant  le  règne  des  Médicis,  une  source  d'afiaiblissement  moral...  » 
Joignons  à  ces  lignes  le  souvenir  de  la  curieuse  page  de  \ Histoire 
florentine  où  nous  avons  vu  décrite  en  un  style  d'une  admirable  am- 
pleur cette  prospérité  italienne  que  l'arrivée  des  Français  grossiers 
et  barbares  était  venue  subitement  interrompre  :  quels  magnifiques 
témoignages  n'avons-nous  pas  de  ce  que  fut  au  commencement  du 
xvi''  siècle  l'Italie  de  la  renaissance,  et  quel  précieux  tableau  d'en- 
semble à  côté  des  minutieuses  descriptions  ([u'on  trouvera  dans  le 
second  livre  du  dialogue!  Quant  à  la  comparaison  de  Florence  avec 
Venise,  qu'on  mette  à  la  place  de  ces  deux  noms  de  villes  ceux  des 
deux  nations  les  plus  puissantes  de  notre  temps  :  ne  croirait-on  pas 
entendre  les  mêmes  argumens  qu'invoquent  pour  expliquer  une  ri- 
valité et  une  diversité  contemporaines  les  politiques  d'aujourd'hui? 
Que  d'enseignemens  dans  ce  dialogue  du  xvi''  siècle,  qui  agite  les 
mêmes  problèmes  si  ardemment  discutés  au  xixM  Renvoyons  au 
plaidoyer  de  Capponi  ceux  qui  traitent  de  paradoxes  inventés  par 
quelques  beaux-esprits  de  nos  jours  ces  principes  que  la  liberté  et 
l'égalité  ne  sont  pas  une  même  chose,  que  la  liberté  est  bonne  en 
soi,  qu'il  faut  s'obliger  à  l'aimer,  mais  qu'on  en  doit  remplir  les  de- 
voirs avant  d'en  réclamer  les  droits,  qu'elle  mérite  enfin  d'être  ache- 
tée même  au  prix  de  quelques  maux,  que  le  souverain  bien  d'un 
peuple  n'est  pas  la  prospérité  matérielle,  mais  la  dignité  et  l'hon- 
neur. Non,  toutes  ces  croyances  ne  sont  pas  inventées  d'hier;  loin 
de  là,  elles  sont  déjà  vivantes  dans  les  ouvrages  de  l'antiquité,  dans 


986  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cicéron,  Tite-Live  et  Tacite.  Héritière  de  ces  grands  esprits,  la  re- 
naissance italienne  a  remis  ces  croyances  en  honneur,  sinon  en  pra- 
tique ;  c'est  du  moins  un  mérite  de  Guichardin  de  s'en  être  fait  çà 
et  là  l'intelligent  interprète. 

L'interprète  a-t-il  été  convaincu?  Pour  les  avoir  exprimées,  ne 
fût-ce  qu'en  passant,  avec  tant  de  fermeté,  il  faut  bien  qu'il  les  ait 
embrassées  avec  quelque  ferveur.  Quand  il  fait  parler  Capponi  et 
vSoderini  si  chaleureusement  en  faveur  de  la  liberté,  c'est  sans  doute 
qu'il  laime  au  fond  du  cœur,  qu'il  la  croit  désirable  et  qu'il  honore 
ceux  qui  s'y  dévouent;  mais  Bernardo  vient  ensuite  avec  ses  désillu- 
sions, avec  Bernardo  parle  la  triste  expérience.  Pour  avoir  mêlé  à 
son  langage  cette  douce,  mais  profonde  ironie,  il  faut  bien  que  l'au- 
teur l'ait  ressentie  lui-même.  A  tout  prendre,  Guichardin  a  déposé 
dans  le  discours  de  Bernardo  le  dernier  mot  de  sa  pensée.  Guichar- 
din est  de  ceux  qui  inclinent  leurs  principes  devant  ce  qu'ils  appel- 
lent la  nécessité  pratique,  et  qui  prennent  le  succès  pour  règle  de 
leurs  jugemens.  Or  le  succès  appartient  également  au  mal  comme 
au  bien  sur  la  terre;  mais  il  est  vrai  que  Bernardo  peut  nous  appa- 
raître ici  comme  le  vulgaire  honnête  homme  des  temps  fort  éclairés 
et  à  la  fois  fort  troublés,  qui  voit  du  bien  et  du  mal  dans  toutes  les 
opinions,  qui,  après  s'être  indigné  peut-être,  prend  en  pitié  son  in- 
dignation, se  raffermit  et  redevient  calme,  non  par  la  sérénité  pure 
d'une  ardente  conscience  pleinement  satisfaite,  mais  par  une  con- 
templation désormais  indifférente  des  affaires  humaines  et  d'une 
agitation  regardée  comme  stérile. 

Est-ce  là  cependant  tout  Guichardin,  et  le  double  jugement  que 
nous  en  avons  déjà  porté  rend-il  compte  de  tout  son  caractère?  L'in- 
différence ou  au  moins  l'indécision  prolongée  en  matière  d'intérêts 
publics,  fort  précieuse  à  qui  place  en  première  ligne  le  souci  de  son 
repos,  aurait-elle  encore  le  privilège  d'être  saine  pour  le  cœur  et 
l'esprit?  Ce  seraient,  en  écliange  de  peu  de  mérites,  trop  de  récom- 
penses à  la  fois.  Poursuivons  notre  étude;  grâce  au  volume  de 
Maximes  ou  RîcorcU  que  Guichardin  a  laissé,  observons  la  troisième 
phase  de  sa  pensée  et  le  dernier  résultat  de  sa  méditation.  On  l'a  vu 
observateur  et  historien  ou  s'exerçant  à  le  devenir;  on  l'a  vu  théo- 
ricien politique,  demandant  à  une  critique  générale  de  l'histoire  un 
enseignement  et  une  règle,  et  n'y  trouvant,  quant  à  lui,  que  l'in- 
différence :  il  va  s'élever  à  une  vue  plus  abstraite  encore  des  choses 
humaines  et  de  leurs  vicissitudes,  et  c'est  là  que  nous  l'attendons. 
Nous  apprendrons  une  fois  de  plus  quels  liens  intimes  rapprochent 
la  politique  et  la  morale,  ce  qu'on  risque  à  les  dédaigner,  et  quelle 
distance  sépare  l'indifférent  citoyen  ou  ce  qu'on  nomme  quelquefois 
l'homme  pratique  du  véritable  honnête  homme. 


i;n  politique  italien  de  la  renaissance.  987 


III. 


Les  Rîrordi  de  Guichardin  ne  sont  pas  un  travail  entièrement 
inédit.  En  1576,  Jacques  Corbinelli  en  traduisit  cent  cinquante  en- 
viron sous  les  auspices  de  la  reine-mère  Catherine  de  Médicis,  ze- 
latrice  soletuiisswia  di  rosi  spiriluale  csercùio,  et  il  intitula  son 
livre  :  Plusieurs  amscils  et  avert/'sseDiens  de  M.  Guichardin,  gentil- 
homme de  Florence,  en  matière  d'affaires  publiques  et  prirées...  Un 
chevalier  de  Lescale  en  donna  encore  un  certain  nombre  en  1634 
dans  un  petit  volume  publié  à  Paris,  et  qu'il  désigna  ainsi  :  l'Art 
de  manier  sagement  les  grandes  affaires  et  de  se  rtiaintenir  au- 
près des  prinres.  En  effet,  l'ouvrage  de  Guichardin  ne  pouvait 
manquer  de  plaire  dans  un  temps  où  la  littérature  et  les  mœurs  ita- 
liennes étaient  de  mode  parmi  nous,  quand  sa  grande  Histoire, 
publiée  en  1561,  était  partout  admirée,  quand  dominaient  enfin 
dans  la  société  française  à  la  fois  le  goût  sentencieux  des  maximes 
républicaines  et  l'esprit  de  cour;  mais,  bien  qu'il  y  eût  réellement 
dans  les  écrits  de  Guichardin  de  quoi  satisfaire  ces  différentes  hu- 
meurs, les  éditeurs  y  faisaient  leur  choix  et  traduisaient  suivant 
leurs  convenances,  de  telle  sorte  que  l'original  disparaissait  presque 
entièrement  sous  un  travestissement  étranger.  M.  Canestrini  nous 
donne,  d'après  les  manuscrits  autographes,  plusieurs  centaines  de 
ricordi,  et  il  a  eu  sous  les  yeux ,  entre  autres  documens ,  un  ma- 
nuscrit de  1528  en  tète  duquel  l'auteur  a  écrit  qu'ayant  pu  profiter 
pendant  cette  année  même,  après  la  nouvelle  expulsion  des  Mé- 
dicis, d'un  repos  profond,  qui  ne  devait  pas  durer,  il  avait  fait  une 
révision  complète  de  tous  les  ricordi  rédigés  pendant  les  années 
précédentes.  M.  Canestrini  a  trouvé  encore  d'autres  /'«'ror^??' épars  çà 
et  là  dans  les  papiers  de  Guichardin,  sur  des  feuilles  séparées,  en 
marge  de  ses  manuscrits  ou  même  de  ses  livres;  évidemment  c'est 
un  genre  de  composition  qu'il  a  continué  pendant  toute  sa  vie,  sur- 
tout depuis  1512,  époque  de  son  voyage  en  Espagne.  Ce  n'est  pas 
l'œuvre  factice  d'un  bel  esprit  oisif:  c'est  le  résultat  des  continuelles 
réflexions  d'un  homme  mêlé  aux  grandes  affaires,  d'un  observateur 
spirituel  et  fin ,  préoccupé  de  la  signification  des  événemens  politi- 
ques, avide  d'apprendre  comment  on  peut  attirer  et  fixer  la  for- 
tune, comment  on  achète  le  succès  ici-bas  ou  par  quels  chemins  on 
s'en  éloigne  à  jamais.  C'est  un  livre  de  méditation  et  de  morale  pra- 
tique, où  nous  verrons  aux  prises  l'action  et  la  pensée,  l'homme  de 
l'expérience  et  le  moraliste. 

Une  preuve  que  ces  ricordi  ont  été  écrits  pour  la  plupart  au  mi- 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieu  de  l'action,  c'est  que  les  manuscrits  joignent  souvent  à  une 
maxime  le  nom  du  personnage  ou  l'indication  de  la  circonstance  qui 
l'a  inspirée.  C'est  un  nouveau  lien  qui  unit  les  Hicordi  au  Dialogue 
et  à  V Histoire  florentine.  Une  autre  preuve  serait  le  grand  nombre 
de  portraits  évidemment  tracés  d'après  nature  qui  se  rencontrent 
parmi  ces  fragmens  détachés.  On  ne  s'étonnera  pas  que  Guichardin 
ait  étudié  avec  soin  des  caractères  comme  ceux  du  roi  Ferdinand  le 
Catholique,  des  papes  Jules  II  et  Clément  VII,  de  Ludovic  Sforza  et 
de  tant  de  princes  italiens  de  son  temps  qu'il  a  vus  à  l'œuvre  et  avec 
lesquels  il  a  du  traiter.  Ferdinand  surtout  paraît  l'avoir  étonné  par 
l'habileté  et  par  le  succès  : 

«  J'observais,  quand  j'étais  ambassadeur  en  Espagne  auprès  du  roi  Ferdi- 
nand d'Aragon,  prince  sage  et  glorieux,  que,  lorsqu'il  méditait  une  entre- 
prise nouvelle  ou  quelque  affaire  importante,  loin  de  la  publier  d'abord 
pour  la  justifier  ensuite,  tout  au  contraire  il  s'arrangeait  habilement  de 
manière  à  ce  qu'on  entendît  premièrement  répéter  dans  le  public  :  «  Par 
telles  raisons,  le  roi  devrait  faire  ceci  ou  cela,  »  et  alors  il  publiait  son  des- 
sein, disant  qu'il  voulait  accomplir  ce  que  chacun  regardait  déjà  comme 
nécessaire,  et  il  est  incroyable  avec  quelle  faveur  et  quels  éloges  on  rece- 
vait après  cela  ses  propositions. 

«  Une  des  plus  heureuses  fortunes  est  d'avoir  occasion  de  montrer  qu'on 
a  été  déterminé  par  la  pensée  du  bien  public  à  des  actions  où  l'on  était  en- 
gagé par  son  intérêt  particulier.  C'est  ce  qui  donnait  tant  d'éclat  aux  entre- 
prises du  roi  catholique;  toujours  faites  en  vue  de  sa  propre  grandeur  ou 
de  sa  propre  sûreté,  elles  paraissaient  avoir  pour  but  la  défense  de  l'église 
ou  l'accroissement  de  la  foi  chrétienne. 

«  Nous  avons  eu  en  Jules  II  et  Clément  VII  deux  papes  fort  différens  de 
caractère  :  l'un  d'un  vaste  et  grand  esprit,  quoique  impatient  et  emporté, 
d'une  humeur  franche  et  libérale;  l'autre  d'une  âme  médiocre  et  timide, 
mais  très  patient,  modéré  et  dissimulé.  Des  hommes  si  différens  ont  accom- 
pli l'un  et  l'autre  de  grandes  actions.  C'est  que  chez  les  maîtres  {nei  gran 
maeslri)  la  patience  et  la  fougue  sont  également  propres  à  enfanter  de 
grandes  choses  :  l'une  opère  en  emportant  les  hommes  et  violentant  les 
choses,  l'autre  en  lassant  les  uns  et  les  autres,  en  les  subjuguant  à  l'aide 
du  temps  et  de  l'occasion.  Les  posséder  ensemble  et  les  employer  chacune 
en  son  temps  serait  un  don  divin;  mais  c'est  à  peu  près  impossible,  et  je 
crois  que,  pour  conduire  à  bonne  fin  les  plus  importantes  affaires,  mieux 
valent,  omnibus  compiUalis,  la  patience  et  la  modération  que  la  précipita- 
tion et  l'impétuosité.  » 

Nous  pourrions  multiplier  les  citations  qui  montreraient  l'autem- 
ne  se  séparant  pas  de  l'étude  particulière  de  son  temps  et  restant 
historien  ;  mais  ce  serait  donner  une  imparfaite  idée  des  Ricordi, 
qui  doivent  surtout  révéler  dans  Guichardin  le  moraliste.  Si  quel- 


r\    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  989 

quefois  on  le  voit  encore  instituer  à  ce  qu'il  semble,  comme  dans 
le  Dialogue,  une  sorte  de  discussion  sur  les  différentes  formes  de 
gouvernement,  ce  sera,  on  peut  le  dire,  par  exceptions.  Il  n'en  est 
plus  ici  à  chercher  la  solution  d'un  problème  si  ardu;  il  admet 
toutes  les  formes,  il  n'en  repousse  aucune,  il  plane  au-dessus  de  ces 
diflicultés  dont  il  s'est  affranchi,  et  en  homme  pratique  il  donne 
des  conseils  pour  la  conduite  à  tenir  dans  chacune  des  conditions 
diverses.  Certes  le  sentiment  de  la  justice  et  du  droit,  celui  du 
désintéressement  et  de  l'honneur  et  l'amour  de  la  patrie  n'ont  pas 
été  choses  inconnues  de  Guichardin;  mais  ils  ne  composent  pas  la 
trame  principale  de  son  livre,  ils  n'apparaissent  que  comme  de 
rares  et  vagues  souvenirs  sur  un  fonds  de  scepticisme;  on  en  jugera 
par  les  maximes  qui  suivent  : 

«  Une  nature  sincère  et  libérale  est  cliose  généreuse  et  qui  plaît  d'ordi- 
naire, mais  nuit  quelquefois;  d'autre  part  la  dissimulation  est  utile  et  même 
souvent  indispensable  à  cause  de  la  méchanceté  des  hommes;  il  est  vrai 
qu'elle  est  détestée  et  a  quelque  chose  de  vil  :  cela  fait  qu'on  ne  sait  com- 
ment choisir.  Je  croirais  volontiers  qu'on  peut  user  de  la  première  généra- 
lement sans  pour  cela  renoncer  à  la  seconde,  c'est-à-dire  qu'on  peut,  dans 
l'habitude  commune  de  la  vie,  s'en  tenir  à  la  première  manière,  de  façon  à 
gagner  le  renom  de  personne  sincère  et  libérale,  et  néanmoins,  dans  cer- 
tains cas  importans  et  rares,  appeler  à  soi  la  dissimulation,  laquelle  devient 
d'autant  plus  utile  et  plus  assurée  du  succès  qu'ayant  le  renom  contraire 
on  trompe  plus  facilement.  —  Par  ces  motifs,  je  ne  loue  pas  celui  qui  se 
conduit  toujours  avec  artifice  et  dissimulation,  mais  j'excuse  celui  qui  en 
use  quelquefois. 

«  Ne  combattez  jamais  contre  la  religion  ni  contre  les  choses  qui  sem- 
blent dépendre  de  Dieu,  parce  que  cet  article-là  a  trop  de  prise  sur  l'esprit 
des  sots  {qiieslo  obielto  ha  Iroppa  forza  nella  mente  delli  sciocchi). 

«  Ce  que  disent  les  personnes  pieuses  que  celui  qui  a  la  foi  fait  de  grandes 
choses,  ou  que,  selon  la  parole  de  l'Évangile,  «  celui  qui  a  la  foi  commande 
aux  montagnes,  »  ne  signifie  rien  autre  chose,  sinon  que  la  foi  engendre 
l'obstination.  Avoir  la  foi,  c'est  croire  avec  fermeté  et  presque  avec  certi- 
tude des  choses  qui  ne  sont  point  selon  la  raison,  ou,  si  elles  sont  selon  la 
raison,  d'y  croire  avec  une  résolution  plus  grande  que  celle  que  donnerait 
la  raison  seule.  Celui  donc  qui  a  la  foi  devient  obstiné  dans  ce  qu'il  croit, 
et  marche  dans  sa  voie  intrépide  et  résolu,  surmontant  les  difficultés  et  le 
péril  et  supportant  toute  extrémité,  d'où  il  arrive  que,  les  affaires  humaines 
étant  soumises  à  mille  traverses,  un  secours  inespéré  peut  na"ître  des  in- 
nombrables vicissitudes  qu'enfante  une  longue  période  de  temps  pour  celui 
qui  a  persévéré  dans  l'obstination.  Cette  obstination  venant  de  la  foi,  on  dit 
avec  raison  que  la  foi  fait  de  grandes  choses.  Notre  temps  en  a  vu  un  grand 
exemple  dans  cette  obstination  des  Florentins,  qui,  malgré  toutes  les  rai- 
sons du  monde,  s'étant  mis  à  soutenir  la  guerre  contre  le  pape  et  l'empereur 
sans  espérance  d'aucun  secours,  désunis  et  assaillis  de  mille  difficultés,  ont 


990  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défendu  depuis  sept  mois  leurs  murs  (1)  quand  on  n'aurait  pas  cru  qu'ils 
pussent  les  défendre  sept  jours,  et  conduit  les  choses  à  ce  point  que  s'ils 
étaient  désormais  vainqueurs,  nul  ne  s'en  étonnerait.  Leur  obstination  n'a 
d'autre  source  que  la  foi  qu'ils  ont  de  ne  pouvoir  périr,  suivant  la  prédic- 
tion de  Jérôme  Savonarole. 

«  Ce  n'est  pas  un  bien  suprême  que  d'avoir  des  amis.  Cependant,  quand 
vous  pouvez,  ne  perdez  point  l'occasion  d'en  acquérir,  car  les  rapports  sont 
fréquens  entre  les  hommes;  les  amis  servent  et  les  ennemis  nuisent  en  des 
temps  et  des  circonstances  qu'on  n'a  pas  prévus. 

«  Priez  Dieu  de  ne  vous  point  trouver  mêlé  aux  vaincus, —  dove  si  perde, 
— parce  que,  n'eussiez-vous  aucune  part  réelle  dans  la  défaite,  il  en  rejaillira 
quelque  chose  sur  vous;  pouvez-vous  aller  sur  toutes  les  places  et  dans 
toutes  les  assemblées  pour  vous  justifier?  Par  contre,  celui  qui  se  trouve 
mêlé  aux  vainqueurs, —  dovesivince,  —  en  remporte  toujours  quelque  profit, 
n'eût-il  absolument  rien  fait  pour  cela. 

«  Nie  obstinément  ce  que  tu  ne  veux  pas  qui  soit  su,  affirme  obstinément 
ce  que  tu  veux  qu'on  croie,  car,  quand  même  l'effet  contraire  aurait  toute 
probabilité  et  presque  toute  certitude,  nier  ou  affirmer  gaillardement  met 
toujours  quelque  trouble  dans  la  cervelle  de  celui  qui  t'écoute. 

((  La  vraie  et  ferme  sécurité  consiste  en  ceci,  que  celui  qui  voudrait  te 
nuire  ne  le  puisse  pas  faire;  celle  qui  se  fonde  sur  la  sagesse  et  la  bonne 
volonté  d'autrui  est  trompeuse,  tant  il  y  a  peu  de  foi  et  de  justice  parmi  les 
hommes.  » 

Ce  n'est  pas  assez  de  mettre  à  profit  la  faiblesse  et  les  fautes  des 
hommes;  Guichardin  veut  encore  (c'est  de  sa  part  une  principale 
étude)  tourner  en  instrumens  utiles  leurs  bonnes  qualités  et  leurs 
vertus  :  par  là  surtout,  ces  qualités  et  ces  vertus  vaudront  à  ses  yeux. 
11  n'oublie  pas  d'ailleurs  qu'on  pourrait  bien  ressentir  un  certain 
plaisir  à  agir  noblement,  et  cela  serait  un  nouveau  profit;  bien  plus, 
il  se  pourrait  que  ce  fût  avantageux  et  bon  par  soi-même  :  en  tout 
cas,  le  plus  sûr  est  peut-être  de  devenir  vertueux  réellement  pour 
paraître  tel.  Guichardin  descend  jtisque-là;  il  conduit  jusqu'à  ces 
extrémités  sa  théorie  de  l'utile  : 

«  Ni  Alexandre  le  Grand,  ni  César,  ni  les  autres  capitaines  qui  ont  eu 
cette  gloire  n'usèrent  jamais  de  la  clémence  lorsqu'elle  eût  pu  affaiblir  ou 
mettre  en  péril  leur  victoire  :  c'eût  été  de  la  démence;  mais  ils  ne  man- 
quèrent pas  d'en  user  dans  les  cas  où,  sans  diminuer  leur  sécurité,  elle  pou- 
vait leur  attirer  l'admiration  des  hommes. 

«  Se  venger  n'est  pas  toujours  l'effet  de  la  haine  ou  d'une  mauvaise  na- 
ture; c'est  quelquefois  nécessaire  pour  se  faire  craindre.  Il  se  peut  très  bien 
qu'on  se  venge  sans  avoir  dans  l'âme  aucune  sorte  de  rancune. 

«  Faites  plus  de  fondement  sur  celui  qui  a  besoin  de  vous  ou  dont  les  in- 
térêts sont  d'accord  avec  les  vôtres  que  sur  celui  dont  vous  avez  été  le  bien- 

1)  11  s'agit  du  siège  de  l.'i29. 


L\    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  991 

faiteur,  car  les  hommes  sont  ingrats.  Prenez  cette  vérité  pour  mesure,  si 
vous  ne  voulez  pas  vous  tromper. 

«  J'ai  posé  la  maxime  qui  précède  parce  que  je  connais  la  vie  et  sais  c»? 
que  valent  les  choses,  mais  non  pour  vous  dégoûter  de  répandre  des  bien- 
faits; outre  que  c'est  une  chose  généreuse  et  qui  procède  d'une  belle  âme, 
on  voit  encore  quelquefois  qu'un  bienfait  est  reconnu  et  d'une  manière  qui 
compense  beaucoup  de  déceptions.  Il  est  d'ailleurs  permis  de  penser  que 
cette  puissance  qui  est  au-dessus  des  hommes  se  plaît  aux  actions  nobles, 
et  ne  permet  pas  qu'elles  restent  toujours  sans  récompense. 

«  Fais  tout  pour  paraître  bon,  cela  sert  à  beaucoup  de  choses:  mais 
comme  les  opinions  fausses  ne  durent  pas,  difficilement  tu  réussiras  à  le 
paraître  longtemps  si  tu  ne  l'es  en  effet.  Mon  père  me  le  disait  déjà.  » 

Restons-en  sur  ces  dernières  citations.  Nous  avons  ici  le  vrai  Gui- 
chardin,  l'homme  qui,  dans  une  époque  féconde,  mais  troublée,  a 
pris  en  pitié  ce  combat  de  la  vie  qui,  bien  soutenu,  porte  en  lui- 
même  sa  récompense,  parce  qu'il  élève  et  fortifie  les  âmes;  l'homme 
qui  a  oublié,  pour  le  gain  passager  du  succès  matériel  et  extérieur, 
l'inaliénable  et  viril  triomphe  de  la  grandeur  morale;  l'homme  qui 
s'est  résigné  à  ce  que  la  froide  expérience  devînt  la  règle  finale  de 
sa  vie,  après  avoir  réduit  l'expérience  aux  étroites  limites  d'un  cal- 
cul entre  la  somme  des  revers  et  la  somme  des  succès  que  com- 
porte la  vie  humaine,  comme  à  l'égoïste  satisfaction  d'une  moyenne 
de  bonheur  à  conquérir  à  tout  prix  et  par  tous  les  moyens.  Celui-là 
seul  est  sage,  selon  Guichardin,  qui  ne  porte  pas  plus  loin  ses  vœux: 
celui-là  seul  est  sage  qui  sait  marcher  invinciblement  vers  ce  médiocre 
but  :  s'il  l'atteint  sans  qu'on  ait  pénétré  ses  intrigues,  c'est  un  habile 
homme;  il  est  bien  plus  habile  s'il  a  su  n'employer  que  d'estimables 
armes:  s'il  a  échoué  faisant  bien,  c'est  im  sot,  d'autant  plus  sot 
s'il  méritait  davantage.  Du  reste,  il  faut  rendre  cette  justice  à  Gui- 
chardin qu'après  avoir  parcouru  laborieusement  la  route,  il  s'ef- 
force d'instruire  les  autres  hommes  à  sa  manière,  leur  signalant  les 
instrumens  et  les  obstacles  ou  ce  qui  est  tel  à  son  gré,  leur  dénon- 
çant les  pièges,  les  guidant  de  son  mieux,  cela  sans  leur  dissimuler 
pourtant  le  néant  du  succès  tel  qu'il  se  l'est  proposé,  tel  qu'il  l'a 
lui-même  atteint. 

«  J'ai  désiré,  comme  font  tous  les  hommes,  la  richesse  et  les  honneurs, 
et  souvent  j'en  ai  obtenu  au-delà  de  mon  désir  et  de  mon  espérance.  Néan- 
moins je  n'ai  jamais  trouvé  en  eux  cette  satisfaction  que  j'avais  imaginée. 
Quelle  raison,  si  l'on  y  pensait  bien,  pour  rabattre  la  vaine  cupidité  des 
hommes! 

«  La  grandeur  et  les  honneurs  sont  communément  souhaités,  parce  que 
tout  ce  qu'ils  contiennent  de  beau  et  de  bon  apparaît  au  dehors,  gravé  sur 
la  surface,  et  que  les  soucis,  les  fatigues,  les  dégoûts,  les  périls  intérieurs, 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  cachés.  Si  ceux-ci  se  montraient  aussi  bien  que  le  reste,  il  n'y  aurait 
plus  de  raison  à  ces  convoitises  des  hommes,  si  ce  n'est  que  plus  on  est  ho- 
noré, respecté,  adoré,  plus  il  semble  qu'on  devienne  presque  semblable  à 
Dieu.  Et  qui  ne  voudrait  ressembler  à  Dieu? 

«  Ne  croyez  pas  à  ceux  qui  font  profession  d'avoir  laissé  la  grandeur  et 
les  honneurs  volontairement  et  par  amour  du  repos;  presque  toujours  il  y 
a  quelque  raison  secrète  :  légèreté  ou  nécessité;  ce  qui  se  voit  bien  à  l'é- 
preuve, si  on  leur  offre  la  moindre  ouverture  pour  retourner  à  leur  pre- 
mière vie  :  abdiquant  le  repos  si  vanté,  ils  s'y  rejettent  avec  la  même  ar- 
deur que  le  feu  met  à  s'emparer  d'un  bois  sec  et  baigné  d'huile. 

«  Je  ne  sais  à  qui  plus  que  moi  pourraient  déplaire  l'ambition,  l'avarice 
et  la  mollesse  des  prêtres,  soit  parce  que  chacun  de  ces  vices  est  haïssable 
en  lui-même,  soit  parce  qu'ils  s'accordent  si  peu  avec  une  vie  consacrée  à 
Dieu,  soit  enfin  parce  que,  réunis,  ils  me  semblent  dénoncer  une  corrup- 
tion d'âme  singulière.  Néanmoins  la  place  que  j'ai  occupée  auprès  de  plu- 
sieurs pontifes  m'a  forcé  d'admirer  leur  grandeur.  N'était  ce  sentiment  per- 
sonnel, j'aurais,  quant  à  moi,  aimé  Martin  Luther,  non  pour  secouer  les 
règles  prescrites  par  la  religion  clirétienne,  telle  qu'elle  est  interprétée  et 
comprise  généralement,  mais  pour  voir  réduire  ce  troupeau  de  scélérats  à 
de  justes  termes  :  je  veux  dire  à  vivre  sans  vice  ou  sans  autorité  {arei 
amalo  Marlino  Lulero...  per  vedere  ridurre  questa  calerva  di  scelerali  â  ter- 
mini  debili,  cioè  a  reslare  o  sanzavicii  o  sama  aulorità).  n 

Voilà,  de  la  part  d'un  ministre  de  plusieurs  papes,  une  curieuse 
confession  qui  jette  soudainement  une  vive  lumière  sur  les  périls  et 
les  abus  de  toute  sorte  où  les  diiïicidtés  d'un  temps  aussi  agité  que 
le  xvi"  siècle  entraînaient  le  pouvoir  temporel  de  la  cour  de  Rome. 
Nous  verrons  de  tout  près  Guichardin  aux  prises  avec  ces  abus  et  ces 
dilTicultés  dans  le  prochain  volume  que  publiera  M.  Ganestrini,  et 
qui  doit  contenir  les  Legaziom;  maintenant  on  sait  à  quel  dépit 
l'avait  entraîné  ce  spectacle,  et  nous  en  pouvons  conclure  de  quel 
effet  il  devait  être  sur  l'esprit  des  peuples.  Il  semble  peu  douteux 
d'ailleurs  que  Guichardin  ait  accepté,  dans  le  domaine  des  idées  re- 
ligieuses, un  compromis  entre  une  entière  liberté  de  croyances  et 
un  acquiescement  traditionnel  au  dogme.  Les  lUcordi  contiennent 
plusieurs  témoignages  pareils  à  celui-ci,  et  il  faut  avouer  que  cette 
explication  s'accorderait  avec  ce  qu'on  sait  de  tout  l'homme.  Ils 
donnent  aussi  de  nouvelles  lumières  sur  le  philosophe  politique,  et 
confirment  les  résultats  auxquels  nous  avait  conduit  la  lecture  du 
Dialogue.  Guichardin  déteste  la  tyrannie  assurément,  car  il  en  aper- 
çoit tous  les  maux;  il  déteste  également  la  démagogie,  et  par  sur- 
croît il  la  méprise.  Le  gouvernement  des  plus  instruits  et  des  meil- 
leurs, devenus  les  mandataires  de  leurs  concitoyens,  a  sans  doute 
ses  intimes  préférences;  mais  au  demeurant  il  ne  conseille  ni  les 
conspirations  ni  la  révolte  :  il  met  son  expérience  au  service  de  tous, 


UN    POLITIQUE    ITALIEN    DE    LA    RENAISSANCE.  993 

des  tyrans  comme  des  victimes;  gloire  à  qui  réussira  et  malheur 
aux  vaincus  ! 

«  A  qui  vit  sous  le  despotisme,  dit-il,  Tacite  peut  bien  enseigner  la  ma- 
nière de  se  gouverner  librement;  mais  il  n'enseigne  pas  moins  bien  aux 
tyrans  les  moyens  de  fonder  la  tyrannie. 

«  Pour  se  préserver  d'un  tyran  brutal  et  cruel ,  il  n'y  a  précepte  ni  re- 
mède qui  vaille,  si  ce  n'est  celui  qu'on  donne  contre  la  peste  :  fuir  le  plus 
vite  et  le  plus  loin  possible. 

«  Rien  de  plus  contraire  à  la  réussite  d'une  conjuration  que  d'y  vouloir 
trop  de  sécurité,  et  de  prétendre  presque  à  la  certitude  du  succès.  En  ef- 
fet, celui  qui  en  agit  de  la  sorte  emploie  nécessairement  plus  d'hommes, 
plus  de  temps  et  plus  de  moyens  :  autant  d'occasions  de  se  faire  découvrir. 
Et  voyez  donc  combien  les  conjurations  sont  choses  dangereuses  :  ce  qui 
fait  la  sécurité  en  d'autres  affaires  devient  péril  dans  celles-ci!  —  Serait-ce 
que  la  fortune,  qui  a  tant  de  force  en  pareilles  occurrences,  s'indigne  contre 
celui  qui  veut  limiter  sa  puissance? 

«  C'est  folie  de  s'irriter  contre  ceux  qui,  par  leur  élévation,  sont  au-des- 
sus de  notre  vengeance.  Si  vous  vous  sentez  offensé  par  quelqu'un  de  cent- 
là,  il  faut  pâtir  et  dissimuler. 

«  Qui  dit  un  peuple  dit  vraiment  un  animal  fou,  plein  d'erreurs,  de  con- 
fusion, sans  jugement,  sans  stabilité,  sans  intelligence. 

«  J'ai  désiré  voir  trois  choses  avant  ma  mort;  mais,  quelque  longue  que 
ma  vie  doive  être,  je  désespère  d'en  voir  une  seule  :  un  état  de  république 
bien  ordonnée  dans  notre  cité,  l'Italie  délivrée  des  barbares,  et  le  monde 
délivré  de  la  tyrannie  de  ces  prêtres  scélérats  !  » 

Telles  sont  les  maximes  de  Guichardin,  et  au  travers  de  ses 
maximes  nous  pénétrons  ses  vœux,  ses  déceptions,  sa  fausse  sa- 
gesse; elle  a  le  tort,  sinon  d'avoir  pour  but  constant  l'intérêt,  au 
moins  de  se  tenir  toujours  d'accord  avec  lui  et  de  le  ménager  sans 
cesse  :  mauvaise  manière  de  faire  croire  à  du  dévouement.  Évidem- 
ment Guichardin  avait  cru  d'abord  à  la  liberté;  il  n'en  a  pas  moins 
servi  tous  les  pouvoirs,  ne  se  dévouant  en  entier  à  aucune  fortune, 
ne  sombrant  aussi  dans  aucun  naufrage.  Jurisconsulte,  ambassa- 
deur, administrateur  dans  le  gouvernement  des  Romagnes ,  lieute- 
nant-général des  armées  pontificales  contre  Charles-Quint,  il  a  par- 
ticipé à  toutes  les  grandeurs  de  son  siècle  et  il  a  méprisé  tous  ses 
maîtres.  La  dernière  formule  de  cette  vie  a  été  le  scepticisme  et  l'é- 
goïsme.  Les  œuvres  inédites  publiées  par  M.  Canestrini  répandent 
une  vive  lumière  sur  les  replis  de  cette  âme,  à  laquelle,  par  des 
faiblesses  communes,  beaucoup  d'âmes  ressemblent.  Pour  mieux 
calculer  ses  fautes,  il  fallait  mieux  connaître  ses  grandes  qualités,  l'é- 
tendue de  son  intelligence,  les  ressources  de  son  esprit,  la  libéra- 
lité de  son  éducation.  Voilà  ce  que  les  Œuvres  inédites  nous  mon- 

TOME   XXXIV.  63 


994  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

trent  sans  réserve;  elles  nous  permettent  de  porter  sur  son  caractère 
et  sa  vie  un  jugement  mieux  informé  et  d'en  retirer  une  plus  grande 
leçon.  Le  moderne  annaliste  des  Italiens,  M.  Cantu,  qui  ne  con- 
naissait pas  encore  les  volumes  publiés  par  M.  Canestrini,  nous  sem- 
ble trop  sévère,  ne  parlant  guère  que  de  sa  «  bassesse,  »  de  son 
habitude  des  iiianœuvres  honteuses,  de  ses  perpétuelles  apostasies 
et  de  son  déshonneur.  Par  contre,  M.  Thiers  nous  paraît  trop  indul- 
gent lorsqu'il  croit  reconnaître  dans  le  ton  chagrin  et  morose  de  son 
Histoire,  ((  comme  dans  la  sévérité  sombre  de  Tacite,  la  tristesse  de 
l'honnête  homme.  »  Les  temps  agités,  qui  rendent  la  ténacité  dans 
le  bien  difficile,  éprouvent  les  grandes  âmes;  celle  de  Guichardin 
ne  s'est  pas  élevée  au-dessus  de  l'épreuve,  il  faut  le  reconnaître. 
Gela  n'empêche  pas  d'admirer  les  efforts,  la  résistance,  la  lutte,  et 
après  la  défaite  même  les  protestations  de  son  énergique  esprit.  Le 
spectacle  n'en  est  que  plus  intéressant.  Tâchons  seulement  qu'il  soit 
pour  nous  instructif,  et  qu'après  en  avoir  imposé  à  ses  contempo- 
rains, celui  qui  a  recommandé  la  fausse  doctrine  de  l'utile  n'en  im- 
pose pas  à  la  postérité.  —  Un  dernier  mot.  Il  serait  injuste  de  ne 
pas  faire  valoir  en  faveur  de  Guichardin  la  seule  vertu  peut-être  qu'il 
ait  pratiquée,  le  patriotisme.  Si  à  l'exemple  de  Machiavel,  son  maî- 
tre et  son  ami,  il  a  invoqué  la  force  et  glorifié  le  succès,  nous  avons 
dit  en  commençant  que  c'était  peut-être  au  nom  de  l'Italie  :  l'Italie 
avait  inutilement  essayé  des  autres  moyens  de  salut;  il  n'était  pas 
de  douleur  qu'elle  n'eût  subie,  de  déchirement  auquel  elle  n'eût  été 
en  proie.  La  doctrine  que  soutinrent  Machiavel  et  Guichardin  s'in- 
spira du  désespoir;  il  faut  se  rappeler  leurs  angoisses  et  les  cruelles 
humiliations  dont  ils  furent  témoins  pour  porter  aujourd'hui  sur  eux 
un  jugement  équitable  :  on  rencontrerait  peut-être  cette  équité  en 
se  plaçant  à  une  égale  distance  du  blâme  énergique  qu'on  doit  aux 
doctrines  sceptiques  et  de  la  pitié  que  réclame  le  découragement 
d'une  passion  vive  et  généreuse  dans  son  principe. 

A.  Geffroy. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  août  1861. 


Si  les  idées  de  l'ancienne  polifque,  où  l'on  voyait  son  bien  dans  le  mal 
des  autres,  étaient  encore  de  mise,  la  France  pourrait  en  ce  moment  goû- 
ter certaines  satisfactions  égoïstes.  L'Ang'eterre  exceptée,  à  laquelle  pour- 
tant nous  avons  le  plaisir  de  donner  de  mauvais  rêves,  tous  les  états  qui 
pouvaient  contre-balancer  notre  influence  subissent  des  déchiremens  inté- 
rieurs, sont  en  proie  à  de  graves  angoisses.  L'Autriche  est  moins  près  que 
jamais  de  se  réconcilier  avec  la  Hongrie  et  les  nationalités  dissidentes-,  les 
agitations  douloureuses  de  la  Pologne  affaiblissent  la  politique  moscovite  et 
la  teignent  d'une  vilaine  couleur  de  barbarie;  la  Prusse  est  plus  que  jamais 
empêtrée  dans  ses  velléités  et  dans  ses  réserves;  les  sorcières  ont  beau  lui 
crier  :  «  Tu  seras  roi'  »  les  cauchemars  de  l'ambition  ne  font  que  tourmen- 
ter et  n'ont  pas  le  pouvoir  d'entraîner  ce  Macbeth  qui  veut  rester  honnête. 
Nos  amis  eux-mêmes  sont  plongés  dans  de  grands  embarras,  et  comme  un 
de  nos  plus  subtils  moralistes  a  prétendu  que  dans  le  malheur  de  nos  amis 
il  y  a  toujours  quelque  chose  qui  nous  plaît,  nous  pourrions  ajouter  à  nos 
satisfactions  l'agrément  de  voir  le  nouveau  royaume  d'Italie  battu  en  brèche 
par  la  cour  de  Rome,  —  une  autre  amie  que  nous  protégeons  en  l'humiliant, 
—  et  par  l'anarchie  des  provinces  napolitaines;  nous  pourrions  nous  féli- 
citer môme  de  voir  l'insolente  démocratie  américaine  s'épuiser  dans  une 
guerre  fratricide  et  y  perdre  son  prestige.  Voilà  les  malignes  joies  dont  se 
repaissaient  les  politiques  de  l'ancien  régime ,  celles  par  exemple  que 
Louis  XIV  devait  goûter  quand  il  châtiait  la  cour  de  Rome,  quand  il  sou- 
doyait les  Stuarts,  quand  il  mettait  l'empereur  d'Allemagne  aux  prises  avec 
le  Turc  et  le  Transylvain,  quand  il  couvait  de  l'œil  l'étisie  de  l'Espagne, 
quand  il  voyait  les  provinces-unies  immoler  leur  meilleur  citoyen.  C'est  en 
de  pareils  momens  sans  doute  qu'il  savourait  l'orgueil  du  nec  pluribus  im- 
par.  Les  Louis  XIV  de  notre  époque  sont  peut-être  plus  grossiers  encore  dans 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  égoïsme  que  ceux  du  xvii*  siècle,  car  Louis  XIV  aujourd'hui,  c'est  le 
mol),  la  vile  multitude.  Cependant  les  esprits  éclairés  et  les  cœurs  élevés 
répudient  l'étroit  et  méchant  sentiment  qui  fait  que  l'on  contemple  le  mal- 
heur d'autrui  en  se  frottant  les  mains.  On  connaît  mieux  maintenant  la  so- 
lidarité qui  unit  les  peuples  :  on  sait  qu'il  n'est  pas  possible  que  les  souf- 
frances des  autres  profitent  à  aucun  d'eux;  on  sait  au  contraire  que  ceux 
qui  sont  placés  dans  les  conditions  les  plus  heureuses  ont  besoin  du  bien- 
être  des  autres  pour  consolider  et  accroître  leur  propre  prospérité.  Si  donc 
nous  remarquons  que  pour  le  moment  la  France  est  préservée  des  maux 
profonds  dont  d'autres  nations  sont  atteintes,  ce  n'est  point  pour  en  tirer 
vanité.  La  prospérité  et  la  vraie  grandeur  de  la  France  sont  plutôt  para- 
lysées par  les  difficultés  qui  travaillent  les  autres  états.  Néanmoins  c'est 
quelque  chose,  c'est  beaucoup  de  ne  point  éprouver  soi-même  ces  difficul- 
tés, de  n'en  avoir  que  le  spectacle  et  de  n'en  ressentir  qu'indirectement  le 
contre-coup.  C'est  dans  ces  limites  que  nous  définissons  l'avantage  dont 
jouit  la  France,  comparée  à  la  plupart  des  autres  états.  Cet  avantage  est 
considérable,  et  à  défaut  d'autres  on  peut  le  constater  avec  une  satisfac- 
tion légitime. 

Ce  bonheur  de  n'être  que  spectateur  des  orages  dont  nous  sommes  en- 
tourés sied  assez  à  la  vie  végétative  à  laquelle  la  saison  nous  invite.  Un  re- 
pos amusé  de  spectacles,  que  peut-on  souhaiter  de  mieux  en  été?  C'est  la 
saison  où  les  chefs  d'état  voyagent,  où,  en  bons  princes  qu'ils  sont,  ils  font 
de  leurs  excursions  des  amusemens  publics;  c'est  la  saison  des  belles  re- 
vues, des  fêtes  sur  la  place  publique,  la  saison  où  en  effet  l'édilité  devient 
la  magistrature  la  plus  affairée  et  la  plus  populaire.  Ce  n'est  pas  à  nous  de 
parler  du  côté  pittoresque  des  voyages  de  souverains;  nous  n'avons  le  droit 
et  le  goût  d'intervenir  dans  les  passe-temps  de  ces  grands  personnages  que 
lorsque  des  affaires  politiques  s'unissent  à  leurs  plaisirs.  Quelque  intérêt 
politique  a-t-il  réellement  attiré  à  Paris  et  conduit-il  maintenant  à  Londres 
le  petit-fils  de  Bernadette,  le  jeune  roi  Charles  XV  de  Suède?  On  a  paru  le 
craindre  de  l'autre  côté  du  Rhin,  où  l'on  s'offusque  de  la  perspective  d'un 
mouvement  Scandinave  auquel  viendraient  se  heurter  les  sempiternelles 
chicanes  que  l'Allemagne  cherche  au  Danemark.  Le  roi  de  Suède  a  été  ac- 
cueilli avec  une  sympathie  marquée  par  les  populations  françaises,  et  pour 
notre  part  il  nous  semble  que  l'appui  de  la  France,  appui  du  reste  con- 
forme à  toutes  nos  traditions,  est  dû  à  toutes  les  tentatives  qui  pourront 
fortifier  et  pousser  en  avant  les  races  Scandinaves.  Un  autre  voyage  royal  a 
pendant  quelques  jours  préoccupé  l'opinion  :  c'est  celui  du  roi  de  Prusse. 
L'on  a  voulu  un  instant  qu'il  vînt  au  camp  de  Chùlons,  et  l'on  a  cru  qu'il  y 
viendrait.  Le  Moniteur  nous  a  informés  que  la  visite  du  roi  de  Prusse  à  Napo- 
léon III  était  ajournée  au  mois  d'octobre.  N'étant  point  initiés  à  la  politique 
ésotérique,  nous  ignorons  les  combinaisons  qui  pourraient  se  rattacher  à 
l'entrevue  des  deux  souverains.  Nous  n'y  voulons  rien  voir  au-delà  de  l'ac- 


REVUE.  CIIROMQUE.  997 

quittement  d'une  dette  de  courtoisie.  Notons  d'ailleurs  que  le  projet  de 
voyage  au  camp  de  Chàlons  avait  éveillé  les  unanimes  ombrages  de  l'Alle- 
magne; il  faut  peu  de  chose  pour  agiter  l'Allemagne. 

Entre  la  visite  du  roi  de  Suède  et  les  manœuvres  du  camp  de  Chàlons, 
l'empereur  a  inauguré  le  Tboulevard  Malesherbes.  L'ouverture  de  cette  ma- 
gnifique voie  ajoute  un  élément  considérable  aux  embellissemens  de  Paris. 
Il  est  fâcheux  seulement  qu'à  l'extrémité  du  nouveau  boulevard,  dans  le 
beau  parc  de  Monceaux,  on  se  heurte  à  de  pénibles  souvenirs  de  confis- 
cation. Faisons  un  effort  pour  oublier  ces  idées,  évoquées  naturellement 
par  les  lieux  mêmes;  repoussons  doucement  d'importunes  réminiscences. 
Aussi  bien  les  embellissemens  de  Paris  sont  devenus  de  nos  jours  une  ques- 
tion politique.  Lorsque  nous  ne  regardons  qu'au  résultat  matériel  de  ces 
travaux,  qui  assainissent  nos  villes,  y  ouvrent  aux  populations  et  au  mou- 
vement du  commerce  des  voies  spacieuses  et  commodes,  en  agrandissent 
la  surface  habitable,  nous  sommes  de  l'avis  qu'exprimait  naguère  ici  M.  de 
Rémusat  dans  ses  charmantes  noies  de  voyage.  Au  point  de  vue  du  goût  et 
de  l'art,  on  peut  trouver  parfois  à  redire  à  certaines  parties  de  ces  grands 
travaux  improvisés  :  il  faut  pourtant  convenir  qu'ils  sont  en  somme  une 
expression  grandiose  et  séduisante  de  l'activité  commerciale  et  du  génie  in- 
dustriel de  notre  époque.  Ce  mouvement  de  démolitions  et  de  constructions 
donne  lieu  dans  Paris  à  des  controverses  de  plusieurs  sortes.  Nous  écartons, 
quant  à  nous,  la  controverse  personnelle;  nous  ne  nous  rangeons  point 
parmi  les  adversaires  du  préfet  de  la  Seine.  Pour  tenter  et  mener  à  fin  cet 
immense  remaniement  de  Paris,  il  fallait  assurément  un  homme  doué  de 
facultés  peu  ordinaires,  et  M.  Haussmann  peut  avec  un  légitime  orgueil 
opposer  son  œuvre  à  ses  détracteurs  personnels.  L'homme  d'exécution  dans 
le  préfet  a  été  surtout  remarquable;  mais  l'impulsion  donnée  aux  travaux 
de  Paris  soulève  deux  questions,  l'une  économique,  l'autre  politique,  qui 
à  nos  yeux  dépassent  la  compétence  et  la  responsabilité  du  préfet,  et  sur 
lesquelles  il  nous  est  impossible  de  donner  raison  au  gouvernement.  La 
question  économique  est  celle-ci  :  en  imprimant  une  impulsion  extraor- 
dinaire aux  travaux  du  bâtiment  dans  les  grandes  villes,  et  surtout  à  Paris, 
le  gouvernement  ne  s'est-il  pas  exposé  à  donner  un  développement  arti- 
ficiel à  une  branche  particulière  de  l'industrie?  iN'est-il  pas  périlleux  de 
n'avoir  point  laissé  cette  industrie  dans  ses  conditions  normales,  de  ne 
l'avoir  pas  laissée  s'étendre  sous  l'influence  naturelle  de  l'offre  et  de  la  de- 
.  mande,  d'avoir  ajouté  une  surexcitation  extraordinaire  à  l'aiguillon  des 
besoins  qu'elle  était  destinée  à  satisfaire?  L'industrie  des  constructions  est 
régie  par  les  mêmes  lois  économiques  que  les  autres  industries.  Ses  dé- 
veloppemens,  pour  être  sains,  doivent  être  spontanés  et  proportionnés  au 
mouvement  des  autres  branches  du  travail.  A  trop  faire,  à  faire  trop  vite 
dans  une  industrie  spéciale,  on  s'expose  à  de  funestes  réactions.  Quar- 
rive-t-il  en  effet?  La  spéculation  s'échauffe  et  dépasse  la  mesure,  les  capi- 


998  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

taux  se  portent  avec  surabondance  sur  le  point  où  la  spéculation  les  appelle; 
les  prix  s'élèvent  avec  exagération  ;  on  paie  la  matière  première  et  la  main- 
d'œuvre  trop  cher,  au  détriment  des  autres  matières  premières  et  des  autres 
bras.  Il  y  a  un  moment  d'exaltation  où  le  spéculateur  se  croit  dans  une 
période  de  prospérité  sans  limites.  Tout  à  coup,  au  premier  choc  que  reçoit 
la  spéculation,  la  débâcle  éclate,  et  alors  viennent  Favilissement  des  prix 
et  le  chômage  des  ouvriers.  C'est  cette  perspective  de  la  question  écono- 
mique que  le  gouvernement,  nous  le  craignons,  n'a  pas  eue  assez  présente 
à  l'esprit  en  voulant  tout  entreprendre  et  tout  achever  en  si  peu  de  temps. 
Nous  souhaitons  que  l'événement  démente  nos  appréhensions;  mais  en  tout 
cas  le  public  se  servira  lui-même  et  servira  le  gouvernement  en  modé- 
rant par  ses  avertissemens,  en  refrénant  par  une  opposition  salutaire  l'ar- 
deur excessive  que  le  gouvernement  apporte  dans  le  remaniement  des 
villes,  et  l'excitation  artificielle  qu'il  donne  ainsi  à  la  spéculation  et  à  l'in- 
dustrie des  constructions.  Cette  intervention  de  l'opinion,  comment  de- 
vrait-elle s'exercer?  Cette  opposition,  comment  pourrait-elle  être  efficace? 
Nous  touchons  ici  à  la  question  politique  soulevée  par  les  embellissemens 
de  Paris.  Contre  les  erreurs  possibles  de  l'initiative  administrative,  il  ne 
peut,  en  une  telle  matière,  exister  pour  l'opinion  qu'un  seul  frein,  un 
seul  contrôle,  le  contrôle  des  administrés  s'exerçant  par  leurs  re.présen- 
tans  élus.  Au  lieu  d'une  commission  municipale  nommée  par  l'administra- 
tion elle-même,  il  faudrait  un  conseil  municipal  élu  par  les  habitans  de 
Paris. 

Ce  n'est  que  par  ce  moyen  que  l'opinion  pourrait  s'associer  franchement 
à  l'oeuvre  poursuivie  par  l'administration,  ou  résister  à  des  entraînemens 
dangereux.  M.  Haussmann,  dans  son  discours  à  l'empereur,  se  plaint  des 
erreurs  et  des  injustices  que  l'opinion  commet  à  son  égard.  Les  plaintes  de 
M.  Haussmann,  nous  n'en  voulons  pas  douter,  sont  fondées;  mais  c'est  le 
régime  exceptionnel  de  la  municipalité  parisienne  bien  plus  que  les  pré- 
ventions de  ses  adversaires  que  M.  le  préfet  de  la  Seine  devrait  accuser  des 
injustices  commises  à  son  endroit.  Tant  que  le  public  parisien  ne  sera  pas 
associé  aux  actes  de  l'administration  par  une  représentation  librement  élue, 
tant  qu'il  demeurera  passif  devant  l'initiative  de  cette  administration,  il  est 
naturel  qu'il  demeure  envers  elle  frondeur  et  défiant.  Quoi  qu'en  pense 
M.  Billault,  il  faut,  comme  disait  M.  Picard,  rendre  Paris  aux  Parisiens.  On 
se  vante,  et  nous  ne  nous  en  plaignons  pas,  de  nous  doter  d'un  Wesi-End; 
puisqu'on  est  en  veine  d'imitation,  qu'on  nous  permette  d'avoir  nos  aider-' 
men,  et  nous  promettons  à  notre  lord-maire  qu'il  n'aura  rien  à  perdre  en 
populai'ité.  M.  Haussmann  s'est  livré  dans  sa  péroraison  à  des  rapproche- 
mens  historiques  qui  nous  autorisent  à  émettre  ce  vœu  politique.  H  nous 
est  impossible  de  voir  une  flatterie  adroite  dans  les  réminiscences  où  l'on 
assimile  le  régime  de  la  France  actuelle  au  funeste  empire  des  césars.  M.  le 
préfet  a  cru  relever  l'édilité  moderne  en  la  comparant  à  l'édilité  romaine. 


REVUE.  CHROMQLE.  999 

L'édilité  était  à  Rome  une  magistrature  curule  ;  la  préfecture  urbaine  était 
réservée  aux  personnages  consulaires.  Il  est  vrai  qu'il  nous  reste  des  édiles 
de  la  république  peu  de  monumens  de  pierre  :  les  Romains  de  cette  époque 
n'ont  laissé  que  des  monumens  moraux  qui  vivent  indestructibles  dans  la 
mémoire  et  la  conscience  du  genre  humain.  L'édilité  menait  au  consulat 
quand  le  consulat  était  la  magistrature  suprême  ;  le  consulat  menait  à  la 
préfecture  urbaine  quand  le  consul  n'était  plus  que  la  créature  d'un  césar. 
Quel  a  été,  à  vrai  dire,  le  beau  temps  de  l'édilité  romaine?  Est-ce  celui  où 
l'édile  était  l'élu  de  ses  concitoyens?  Est-ce  celui  où  il  devait  ses  fonctions 
à  la  faveur  d'un  seul  ? 

Mais  ces  questions  dorment  encore  chez  nous.  On  dirait  même  que  l'in- 
différence qui  paralyse  les  classes  actives  de  la  France  à  l'endroit  de  la  po- 
litique intérieure  commence  à  les  gagner  aussi  à  l'égard  des  questions  exté- 
rieures, qui  naguère  excitaient  parmi  elles  des  préoccupations  si  vives.  Les 
symptômes  de  ce  retour  des  classes  commerçantes  et  financières  à  une 
sorte  de  sécurité  relative  touchant  la  politique  étrangère  ne  sont  pas  seule- 
ment visibles  chez  nous;  les  or^-anes  les  plus  importans  de  l'Angleterre  les 
remarquent  aussi  parmi  leurs  compatriotes.  Que  voulez-vous?  il  faut  bien 
s'accoutumer  à  vivre  avec  son  mal.  Le  commerce  anglais  paraît  donc  entrer 
dans  une  période  de  rassérénement.  Il  croit  la  paix  assurée,  au  moins  jus- 
qu'au printemps  prochain;  il  est  beaucoup  moins  en  peine  de  ses  approvi- 
sionnemens  de  coton  depuis  le  rude  échec  que  l'Union  américaine  a  essuyé 
au  début  de  sa  lutte  avec  les  sécessionistes.  Il  voit  que  l'argent  est  abon- 
dant, et  qu'il  subvient  très  facilement  aux  demandes  immenses  manifes- 
tées par  les  emprunts  de  divers  états.  Enfin  il  constate  que  l'Angleterre, 
qui,  dans  la  crainte  des  perturbations  américaines  et  à  la  suite  de  la  mau- 
vaise récolte  de  l'année  dernière,  avait  fait  d'énormes  achats  et  s'était  con- 
stitué de  grandes  réserves  de  grains,  aura  cette  année  une  récolte  satisfai- 
sante. Ces  diverses  circonstances  réunies  paraissent  devoir  être  chez  nos 
voisins  le  point  de  départ  d'une  active  campagne  d'affaires.  En  sera-t-il  de 
même  chez  nous?  Il  serait  difficile  que  la  confiance  se  rétablît,  que  l'activité 
se  réveillât  au  sein  du  commerce  anglais,  sans  que  la  France  ne  s'en  res- 
sentît dans  une  certaine  mesure.  Il  est  vrai  que  tout  ne  se  ressemble  point 
dans  la  situation  économique  des  deux  pays.  La  France  passe  par  l'épreuve 
de  l'application  du  traité  de  commerce,  et  Ton  ann jnce  que  nous  n'aurons 
cette  année  qu'une  très  médiocre  récolte.  Pour  ce  qui  concerne  la  transi- 
tion du  régime  prohibitif  au  système  libéral  en  matière  douanière,  nous 
sommes  de  ceux  qui  ne  doutent  point  que  cette  épreuve  ne  soit  heureuse- 
ment franchie.  L'industrie  française  tiendra  victorieusement  tête  à  la  con- 
currence anglaise;  plusieurs  faits  particuliers  en  sont  des  présages  certains. 
Rien  de  plus  encourageant  sous  ce  rapport  que  ce  qui  se  passe  dans  l'in- 
dustrie métallurgique.  Nos  usines  ne  peuvent  pas  fournir  tous  les  rails  que 
nos  chemins  de  fer  leur  demandent.  Il  faut  faire  avec  elles  des  marchés  à 
plusieurs  années  d'échéance ,  et  elles  traitent  à  des  prix  inférieurs  à  ceux 


1000  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  Ton  pourrait  obtenir  de  l'Angleterre.  Nos  industries  cotonnières  auront- 
elles  plus  de  peine  que  l'industrie  métallurgique  à  lutter  avec  la  concurrence 
étrangère?  Nous  ne  le  pensons  pas,  car,  même  sous  le  régime  du  traité, 
leurs  produits  jouissent  d'une  protection  qui  sera,  dit-on,  plus  efficace  que 
celle  qui  couvre  les  fers.  Dans  son  discours  à  l'empereur,  M.  Haussmann  nous 
a  révélé  un  fait  très  intéressant,  qui  montre  que,  dans  certaines  branches 
do  notre  industrie,  le  traité  de  commerce  a  communiqué  une  énergie  singu- 
lière à  notre  production.  L'exportation  des  articles  de  Paris  a  doublé  depuis 
le  traité  de  commerce;  ce  fait  est  d'autant  plus  significatif  qu'il  y  avait  lieu 
de  craindre  que  cette  industrie  ne  ITit  en  souffrance,  la  crise  politique  tra- 
versée par  l'Amérique  lui  fermant  un  de  ses  débouchés  les  plus  considéra- 
bles. Quant  à  la  question  des  récoltes,  nous  croyons  qu'il  ne  faut  pas  la  juger 
cette  année  d'après  les  erremens  fournis  par  l'expérience  de  notre  ancien 
régime  économique.  Il  y  a  d'abord  une  circonstance  favorable  dont  on  doit 
tenir  compte.  D'ordinaire  les  mauvaises  récoltes  en  France  coïncident  avec 
des  récoltes  encore  plus  mauvaises  en  Angleterre.  Dans  les  cas  d'insuffisance 
commune  aux  deux  pays,  l'Angleterre  avait  à  faire  au  dehors,  en  môme 
temps  que  nous,  d'énormes  demandes  de  céréales.  Nous  rencontrions  sa 
concurrence  sur  les  marchés  étrangers,  et  nous  avions  à  payer  des  prix 
plus  élevés.  Ce  n'était  point  le  seul  contre-coup  fâcheux  que  nous  eussions 
à  ressentir  de  la  simultanéité  de  cet  accident  dans  les  deux  pays.  L'Angle- 
terre était,  comme  nous,  obligée  de  payer  ses  blés  en  métal  :  les  caisses  de 
sa  banque  se  vidaient  en  même  temps  que  les  nôtres.  De  là  entre  les  marcl.és 
monétaires  des  deux  pays  une  concurrence  qui  poussait  l'intérêt  de  l'argent 
à  des  taux  exorbitans,  et  souvent  entraînait  des  crises  commerciales.  C'est 
donc  une  circonstance  très  heureuse  cette  année,  si  la  récolte  en  France 
est  insuffisante,  que  la  récolte  en  Angleterre  ne  présente  point  d'insuffi- 
sance extraordinaire  et  soit  plutôt  favorable.  Nous  n'aurons  du  moins  à  re- 
douter ni  un  renchérissement  excessif  du  prix  du  blé  par  l'effet  d'une  vive 
concurrence  étrangère  sur  les  marchés  où  nous  irons  nous  approvision- 
ner, ni  une  trop  grande  cherté  de  l'argent  accompagnée  d'une  crise  com- 
merciale. Une  branche  de  notre  commerce,  le  commerce  des  céréales,  sera 
très  active  :  nos  importations  extraordinaires  de  grains  exciteront  la  pro- 
duction et  l'exportation  de  nos  marchandises  d'échange;  nos  chemins  de 
fer,  qui  auront  à  répartir  sur  tous  les  points  du  territoire  les  blés  impor- 
tés, auront  un  trafic  animé.  Il  ne  serait  donc  pas  impossible,  si  l'insuflfîsance 
de  la  récolte,  comme  tout  permet  de  l'espérer,  ne  prend  pas  des  propor- 
tions graves,  que  la  fin  de  cette  année  fût  marquée  en  France,  comme  elle 
le  sera  en  Angleterre,  par  une  activité  plus  productive  qu'on  ne  l'eût  ima- 
giné il  y  a  quelques  mois.  Que  nos  espérances  soient  confirmées  ou  démen- 
ties par  les  faits,  c'est  dans  la  perspective  des  conséquences  de  la  récolte 
et  de  la  prochaine  campagne  industrielle  qu'est  la  véritable  question  inté- 
rieure du  moment. 
Les  ténébreux  amans  du  silence  doivent  être  contens  :  le  parlement  an- 


REVUE.  CHRONIQUE.  1001 

glais  a  terminé  sa  session.  On  ne  parle  plus  publiquement  de  politique  nulle 
part  en  Europe.  Nous  n'avons  pas  trop  à  regretter  que  les  débats  soient  clos 
dans  les  chambres  anglaises.  Le  ton  à  l'égard  du  gouvernement  français  y 
avait  pris  une  croissante  aigreur.  L'on  ne  sait  où  se  serait  arrêtée  cette 
âpreté  de  langage,  si  la  session  n'eût  pris  fin  elle-même.  Dans  une  des  der- 
nières séances  des  communes,  lord  Palraerston  avait  écarté  avec  affectation 
la  suggestion  un  peu  sentimentale  de  M.  Disraeli  touchant  le?  arméniens 
maritimes  de  la  France  et  de  l'An^^leterre.   A  l'exemple  de  M.   Cobden, 
M.  Disraeli  avait  demandé  si  l'on  ne  pouvait  arriver  à  une  entente  sur  la 
limite  et  la  proportion  qu'il  convenait  de  donner  aux  arméniens  maritimes 
des  deux  pays.  «  A  quoi  sert  la  diplomatie,   s'était-il  écrié  mélancolique- 
ment, si  elle  ne  peut  réussir  à  prévenir  à  l'amiable  ce  gaspillage  de  capi- 
taux et  ces  mutuelles  menaces  par  lesquelles  les  deux  peuples  s'irritent  à 
l'envi  l'un  contre  l'autre  ?  »  Lord  Palmerston  a  opposé  son  bon  sens  nar- 
quois à  cette  aspiration  humanitaire;  son  argument  a  été  identique  à  celui 
que  nous  avions  présenté  nous-mêmes.  Des  armemens  limités  par  un  arran- 
gement réciproque  obligeraient  les  deux  contractans  à  se  surveiller  et  à  se 
contrôler  mutuellement;  cette  surveillance  et  ce  contrôle  seraient  une  cause 
incessante  de  conflits  entre  les  deux  pays,  et  mieux  vaut  pour  le  maintien 
de  leur  bonne  intelligence  qu'ils  conservent  leur  entière  liberté  d'action. 
On  a  remarqué  le  silence  du  discours  de  clôture  sur  la  France,  l'affecta- 
tion que  met  le  gouvernement  anglais,  comme  pour  établir  une  ligne  de  dé- 
marcation entre  lui  et  nous,  à  bien  constater  qu'il  s'est  abstenu  de  toute 
intervention  en  Italie,  la  sécheresse  presque  dédaigneuse  avec  laquelle  notre 
expédition  de  Syrie  est  qualifiée,  nos  soldats  n'étant  désignés  que  sous  le 
nom  de  troupes  européennes,  leur  action  n'étant  définie  que  comme  une 
coopération  donnée  aux  troupes  et  aux  autorités  turques.  Nous  le  répétons, 
il  était  temps  que   cette   session  eût  un   terme  :   nous   n'avions   point  à 
nous  féliciter  de  la  tournure  qu'elle  prenait  à  notre  égard.  Le   mouve- 
ment qui  s'y  est  accompli  au  sein  des  partis  a  été  caractéristique.  L'école 
de  Manchester,  qui  était  à  l'origine  en  liaison  étroite  avec  le  cabinet,  a 
été  peu  à  peu  repoussée  par  lord  Palmerston,  et  a  beaucoup  perdu  en  in- 
fluence et  en  importance  aussi  bien  auprès  du  public  qu'au  sein  du  par- 
lement. Les  flatteries  trop  maladroites  de  M.  Bright  et  de  ses  amis  pour  la 
démocratie  américaine,  qui  joue  maintenant  un  si  triste  rôle,  et  pour  la 
démocratie  militaire  et  centralisatrice  qui  règne  en  France,  ont  ruiné  l'au- 
torité du  chef  de  l'école  de  Manchester  auprès  de  ses  compatriotes.  La  ses- 
sion laisse  deux  ministres  meurtris  et  chancelans,  et  ce  sont  justement  les 
amis  de  M.  Bright  :  M.  Milner  Gibson  et  M.  Gladstone.  Les  imprudences  de 
M.  Bright  ont  surtout  contribué  à  augmenter  les  forces  du  parti  tory.  Ce 
parti  serait  à  coup  sûr  arrivé  au  pouvoir  dès  cette  année,  si  plusieurs  de 
ses  membres,  dociles  en  cela  au  sentiment  public,  ne  préféraient  au  succès 
personnel  de  leur  parti  le  maintien  de  lord  Palmerston  à  la  tête  du  gouver- 


1002  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nement,  et  ne  conféraient  pas,  avec  une  abnégation  rare  dans  les  pays  libres, 
une  sorte  de  dictature  morale  à  Thomme  extraordinaire  qui  a  aujourd'hui 
le  privilège  de  personnifier  en  lui  les  qualités  et  les  défauts,  les  préjugés  et 
la  vigueur  du  patriotisme  anglais. 

Reconnaissons-le  :  c'est  un  bonheur  singulier  pour  les  peuples  libres  que 
de  rencontrer  dans  leur  sein  ces  hommes  dont  la  prééminence  est  reconnue, 
et  qui  savent  si  bien  s'identifier  aux  nécessités  d'une  situation  et  aux  pen- 
chans  de  l'opinion  populaire,  que  du  consentement  de  tous  ils  sont  investis 
d'une  sorte  de  dictature.  M.  de  Cavour  était  un  homme  d'état  de  cette 
trempe,  et  il  apportait  cet  immense  avantage  à  la  conduite  de  la  révolution 
italienne.  Son  habileté,  ses  antécédens,  son  prestige  procuraient  au  gouver- 
nement de  l'Italie,  dans  la  crise  que  ce  pays  traverse,  une  certaine  fixité  qui 
donnait  à  ce  gouvernement  à  la  fois  les  avantages  de  la  liberté  et  ceux  de 
la  dictature,  sans  les  inconvéniens  de  l'une  et  de  l'autre.  Il  était  l'homme 
de  la  situation,  et  tous  ses  compatriotes  reconnaissaient  son  ascendant.  Aux 
embarras  qui  naissent  de  l'agrégation  en  un  seul  royaume  de  populations 
qui  étaient,  il  y  a  trois  ans,  partagées  entre  neuf  gouvernemens,  de  l'anar- 
chie des  provinces  napolitaines,  d'une  grande  force  militaire  à  organiser, 
de  l'état  de  choses  indéfini  qui  se  perpétue  à  Rome  sous  la  protection  d'une 
troupe  française,  etc.,  s'ajoute  donc  pour  l'Italie  la  difficulté  intime  de  la 
composition  même  du  ministère  appelé  à  la  gouverner.  Il  doit  arriver  en 
Italie  ce  qui  arrive  chez  tous  les  peuples  libres  lorsque  les  hommes  de  la 
puissance  de  M.  de  Cavour  font  défaut,  ou  lorsque  les  partis  n'y  sont  point 
encore  constitués  et  disciplinés  dans  des  cadres  solides.  Le  pouvoir  tente  les 
ambitions,  et  elles  ne  reculent  pas  devant  l'intrigue  pour  l'obtenir.  M.  Rica- 
soli  ne  saurait  posséder  un  ascendant  égal  à  celui  de  M.  de  Cavour;  cependant 
son  caractère,  sa  réputation,  l'estime  dont  il  jouit  dans  son  pays  et  à  l'étran- 
ger, placent,  pour  le  moment  du  moins,  sa  personnalité  au-dessus  des  ambi- 
tions qui  peuvent  convoiter  le  pouvoir,  et  qui  voudraient,  sans  l'en  exclure, 
le  partager  avec  lui.  Que  de  telles  ambitions  existent  à  Turin,  on  est  bien 
forcé  de  se  l'avouer,  et  c'est  seulement  par  leur  activité  inquiète  que  l'on 
p.eut  s'expliquer  les  bruits  de  crise  ministérielle  qui  ont  été  systématique- 
ment répandus  en  ces  derniers  temps  dans  la  presse  européenne.  Ces  bruits 
n'étaient  pas  fondés  :  le  cabinet  ne  songeait  point  à  se  dissoudre;  la  majorité 
qui  l'a  soutenu  jusqu'à  la  fin  de  la  session  par  des  votes  imposans  n'avait 
aucun  désir  de  voir  changer  un  ministère  composé  d'hommes  qui  seraient 
considérés  en  tout  pays  comme  très  distingués,  et  dont  plusieurs  viennent 
de  se  faire  remarquer  par  une  énergique  application  au  travail  et  des  suc- 
cès singulièrement  profitables  à.  l'Italie.  Les  propagateurs  du  bruit  d'une 
crise  ministérielle  qui  n'a  point  existé  ne  pouvaient  être  par  conséquent  que 
ceux  qui  rêvent  dans  un  changement  de  cabinet  leur  accession  au  pouvoir. 
En  démentant  les  bruits  de  remaniement  ministériel,  nous  n'entendons  pas 
dire  assurément  qu'il  n'y  ait  point  dans  l'organisation  du  système  adminis- 


BEVUE.   CHRONIQUE.  1003 

tratif  qu'il  faudra  donner  au  nouveau  royaume  des  questions  qui  soient  de 
nature  à  faire  éclater  des  divergence?  au  sein  de  la  majorité  parlementaire 
et  des  dissidences  parmi  les  ministres;  mais  ces  questions  ne  sont  point 
posées  actuellement,  elles  ne  sont  pas  mûres;  elles  ne  seront  pas  soumises 
à  la  discussion  décisive  du  parlement  avant  six  mois  :  pourquoi  donc  irait- 
on  embarrasser  le  présent,  où  de  si  graves  difficultés  affluent,  de  contro- 
verses réservées  à  l'avenir?  Ceux  qui  s'adonnent  à  ce  travail  de  dissolution 
comprennent  bien  peu  les  intérêts  de  leur  pays;  ils  semblent  ignorer  com- 
bien il  importe  au  crédit  de  l'Italie  en  Europe  que  l'unité  du  ministère  ac- 
tuel soit  maintenue.  Le  ministère  italien  ne  doit  avoir  aujourd'hui  en  vue 
qu'une  chose,  le  rétablissement  de  l'ordre  dans  les  provinces  napolitaines. 
Qu'il  seconde  avec  vigueur  le  général  Cialdini  en  méprisant  les  fausses  ru- 
meurs qui  annoncent  sa  dissolution,  et  que  les  ambitieux  aient  au  moins 
assez  de  patriotisme  pour  ajourner  leur  impatience  jusqu'au  moment  où 
Cialdini  aura  terminé  son  œuvre. 

Les  Italiens  ne  sont  point  le  seul  peuple  dans  le  monde  dont  la  France 
ait  activement  favorisé  la  naissance  politique.  Seuls  en  Europe,  nous  avons 
coopéré  à  la  fondation  de  la  république  américaine  :  sans  doute  dans  leur 
lutte  avec  la  métropole,  les  États-Unis  auraient  été  vainqueurs  à  la  longue 
et  auraient  forcé  l'Angleterre  à  reconnaître  leur  indépendance;  mais  l'in- 
tervention généreuse  de  la  France  abrégea  certainement  la  guerre  de  l'in-. 
dépendance  et  avança  l'heure  où  l'Angleterre  dut  se  résigner  à  l'émancipa- 
tion de  ses  colonies.  11  nous  est  impossible  de  nous  soustraire  au  souvenir 
de  cette  participation  glorieuse  de  la  France  à  la  fondation  de  la  grande  ré- 
publique américaine  quand  nous  voyons  cette  république  se  démembrer,  et 
dans  ce  déchirement  le  parti  qui  représente  l'union  des  états  subir  une  san- 
glante humiliation  par  la  déroute  de  Manassas.  Ne  semble-t-il  pas  que  le 
coup  qui  déchire  rUnion  frappe  la  France  dans  une  de  ses  œuvres  vivantes? 
Nous  ne  parlerons  pas  de  la  place  que  la  république  occupait  dans  l'équilibre 
maritime  et  du  concours  que  nous  sommes  exposés  à  perdre  pour  le  main- 
tien de  cet  équilibre,  si  la  séparation  devient  irrévocable,  si  l'antagonisme 
se  perpétue  entre  les  états  du  nord  et  ceux  du  sud.  Notre  regret  est  plus  dés- 
intéressé. Le  gouvernement  américain  a  été  parmi  les  gouvernemens  du 
monde  moderne  celui  qui  a  eu  au  plus  haut  degré  ce  caractère  d'être  une 
création  de  la  raison  humaine.  Sous  cette  constitution  essentiellement  ra- 
tionnelle, l'égalité  la  plus  entière  devait  se  concilier  et  avait  jusqu'à  présent 
coexisté  avec  la  plus  complète  liberté.  Il  y  avait  là  comme  le  type  de  la 
justice  sociale  et  politique  que  toutes  les  sociétés  humaines  doivent  aspirer 
à  réaliser.  Même  pour  les  intelligences  qui  vivent  au  sein  des  nations  aux- 
quelles leur  histoire  et  les  accidens  de  leur  situation  ne  permettent  point 
d'espérer  le  règne  prochain  de  la  justice  politique,  c'était  une  consolation 
et  un  orgueil  de  pouvoir  montrer  par  un  exemple  si  éclatant  que  ce  n'est 
point  une  utopie  que  de  croire  en  politique  à  la  réalisation  pratique  d  une 


lOOÙ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conception  rationnelle.  Ce  qui  nous  afflige  et  nous  humilie  dans  la  triste 
guerre  civile  où  viennent  sombrer  les  États-Unis,  c'est  Tavortement  pos- 
sible de  ce  plan  d'une  société  construite  par  la  raison  humaine.  Nous  ne 
comprenons  pas  qu'une  résolution  héroïque  ne  s'empare  point,  devant  un 
tel  spectacle,  de  quelques  intelligences  européennes,  de  quelques  cœurs 
français.  Pourquoi  des  hommes  éminens  de  France,  d'Angleterre,  d'Italie, 
d'Allemagne,  n'iraient-ils  pas,  au  nom  de  la  raison  et  de  Thumanité,  offrir 
leur  médiation  aux  Américains  divisés?  Nous  ne  conseillerions  point  à  des 
gouvernemens  de  se  charger  d'un  tel  arbitrage,  qui  pourrait  paraître  in'^piré 
par  l'égoïsme,  qui  prendrait  peut-être  le  caractère  d'une  ingérence  offen- 
sante, et  serait  exposé  à  provoquer  des  défiances  et  des  ressentimens.  De 
simples  particuliers,  des  particuliers  illustres,  des  libéraux  connus  du  monde, 
devraient  être  tentés  par  ce  rôle  de  médiateur  qui  n'aurait  à  imposer  d'hu- 
miliation à  personne.  Les  volontaires  français  qui  allèrent  combattre  sous 
Washington  n'avaient  aucune  mission  de  la  cour  de  Versailles;  ils  s'étaient 
au  contraire  embarqués  contre  le  gré  de  leur  gouvernement,  qu'ils  entraî- 
nèrent à  leur  suite.  L'Europe  actuelle  ne  pourrait-elle  envoyer  aux  États- 
Unis  des  volontaires  de  pacification?  N'a-t-elle  pas  assez  de  foi,  d'autorité 
morale,  d'humanité,  pour  pousser  quelques  hommes  d'élite  vers  une  œuvre 
semblable? 

Hélas!  l'Europe  n'aurait  elle-même  que  trop  d'occupations  à  donner  chez 
elle  à  de  tels  missionnaires,  en  admettant  que  notre  étiquette  monarchique, 
dont  ces  pauvres  Américains  se  moquaient  tant  autrefois,  permît  à  des  par- 
ticuliers d'intervenir  entre  les  peuples  et  les  rois.  L'empereur  d'Autriche  et 
les  Hongrois  n'auraient-ils  pas  grand  besoin  d'un  de  ces  négociateurs  spon- 
tanés et  bénévoles  que  nous  rêvons?  Il  doit  exister  sans  doute  un  terrain 
commun  où  il  serait  possible  à  l'empereur  d'Autriche  et  aux  Hongrois  de  se 
rencontrer.  Il  ne  semble  pas  que  ni  l'empereur  d'Autriche  ni  les  Hongrois 
veuillent  aller  d'eux-mêmes  sur  ce  terrain.  L'empereur  a  cru  être  très  libé- 
ral, et  il  l'est  d'intention,  on  nous  l'assure  et  nous  en  sommes  convaincus, 
en  dotant  ses  états  d'institutions  représentatives;  mais  il  n'a  pas  pris  garde 
qu'au  lieu  de  reconnaître  les  libertés  des  Hongrois  comme  des  di'oits  pré- 
existans,  il  les  leur  octroyait  comme  un  don  de  sa  grâce  impériale.  La 
résolution  inflexible  des  Hongrois  est  de  revendi(iuer  leurs  droits  comme 
émanant  de  contrats  antérieurs  entre  la  royauté  et  la  nation,  et  ils  ne  veu- 
lent point  échanger  leurs  vieux  titres  contre  une  concession  du  bon  plaisir 
que  le  bon  plaisir  pourrait  retirer.  L'Autriche  a  ergoté,  et  en  fait  de  dis- 
tinctions logiques  et  de  dialectique  politique  elle  a  trouvé  à  qui  parler.  Son 
dernier  mot  sera-t-il  la  raison  du  plus  fort?  Nous  espérons  que  non.  L'em- 
pereur d'Autriche  est  loyal  dans  sa  nouvelle  politique.  Pourquoi  ne  fait-il 
pas  lui-même  le  sacrifice  d'un  procédé  qui  conserve  la  forme  de  l'autocratie 
jusque  dans  l'inauguration  d'un  système  libéral?  Pourquoi  ne  traite-t-il  pas 
avec  les  Hongrois  sur  le  terrain  où  ceux-ci  se  placent?  Pourquoi  ne  s'en- 


REVUE.  CHRONIQUE.  1005 

gage-t-il  pas  par  un  lien  contractuel,  et  n'en  appelle-t-il  pas  au  cœur  des 
Magyars  en  se  mattant  avec  franchise  et  simplicité  dans  leurs  mains?  Ainsi 
fit  Marie-Tiiérèse,  et  Tliistoire  ne  dit  point  qu'elle  s'en  soit  mal  trouvée.  Si 
le  pédantisnie  de  la  cour  de  Vienne  et  l'obstination  des  Hongrois  rendent 
toute  réconciliation  impossible,  une  occasion  unique  aura  été  perdue  pour 
la  diffusion  de  la  liberté  à  Test  de  l'Europe  et  la  régénération  de  l'empire 
qui  devrait  réunir  les  races  et  les  forces  qui  s'enchevêtrent  et  se  paralysent 
sur  les  bords  du  Danube. 

Depuis  quelque  temps,  le  conflit  allemand-danois  nous  avait  laissés  en  re- 
pos, et  ce  repos  n'a  point  été  perdu,  car  il  paraît  que  nous  allons  être  déli- 
vrés une  bonne  fois  de  ce  fastidieux  procès.  On  sait  que  les  négociations  se 
continuaient  entre  le  Danemark  d'une  part,  l'Autriche  et  la  Prusse  de  l'au- 
tre, et  que  pendant  la  durée  de  cette  négociation  les  comités  de  la  diète 
germanique  devaient  se  borner  à  préparer  leur  rapport  concernant  le  mode 
de  l'exécution  fédérale  dans  le  cas  où  les  négociations  n'aboutiraient  pas. 
Le  Danemark  de  son  côté,  poussé  par  l'Angleterre,  faisait  des  efforts  pour 
éloigner  ou  du  moin.s  ajourner  cette  éventualité.  Il  paraît  en  effet  qu'une 
note  identique  vient  d'être  adressée  par  le  cabinet  danois  aux  cabinets  de 
Vienne  et  de  Berlin,  indiquant  les  concessions  que  le  Danemark  ferait  à 
l'Allemagne.  Parmi  ces  concessions,  on  cite  celle-ci  :  le  Danemark  renonce- 
rait pour  cette  année  à  la  quote-part  imposée  au  Holstein  dans  les  dépenses 
générales  du  royaume.  Ce  serait  là,  comme  on  voit,  une  mesure  purement 
provisoire.  Le  Danemark  s'engagerait  en  outre  à  ne  plus  faire  rendre  de  loi 
concernant  les  affaires  générales  du  royaume  sans  l'avis  et  le  consentement 
des  états  du  Holstein.  Cette  dernière  concession  serait  beaucoup  plus  impor- 
tante. H  semble  en  somme  que  la  diète  de  Francfort  est  satisfaite  des  propo- 
sitions danoises,  puisqu'elle  a  décidé,  avant  de  prendre  ses  vacances,  qu'il 
ne  serait  pas  donné  suite  à  la  résolution  relative  à  l'exécution  fédérale. 
N'est-il  pas  étrange  que  les  Allemands,  qui  ont  soutenu  avec  tant  d'opiniâ- 
treté et  de  violence  les  droits  historiques  du  Holstein  contre  le  roi  de  Dane- 
mark, aient  tant  de  peine  à  comprendre  pourquoi  les  Hongrois  préfèrent 
à  une  constitution  octroyée  leurs  droits  historiques,  fondés  sur  des  con- 
trats? 

L'assemblée  générale  du  National  Verein  se  tiendra  le  26  août  à  Heidel- 
berg.  On  fait  de  grands  efforts  pour  donner  à  cette  réunion  tout  l'éclat  et 
le  retentissement  possibles.  Ces  efforts  sont  secondés  par  le  gouvernement 
badois,  qui,  avec  celui  de  Cobourg,  se  pose  de  plus  en  plus  en  patron  avoué 
du  Nalionnl  Verein,  tandis  que  la  Prusse,  subissant  les  exigences  complexes 
de  sa  situation,  louvoie  dans  sa  conduite  envers  la  grande  société  unitaire. 
Les  journaux  de  Prusse  et  du  parti  de  Gotha  avaient  fait  grand  bruit  au  su- 
jet des  garnisons  autrichiennes  des  forteresses  fédérales  de  Mayence  et  de 
Rastadt.  Hs  se  récriaient  sur  ce  que  ces  garnisons  étaient  en  partie  compo- 
sées d'Italiens  et  de  Hongrois,  et  sur  le  péril  auquel  était  exposée  par  là  la 


1006  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sûreté  de  ces  forteresses.  On  annonçait  même  une  motion  du  gouvernement 
badois  à  la  diète  concernant  ce  sujet.  Le  gouvernement  autrichien  vient 
d'enlever  ce  prétexte  à  ses  adversaires  en  retirant  les  troupes  hongroises 
et  italiennes,  et  en  les  remplaçant  par  des  régimens  allemands;  mais 
les  ennemis  de  la  Prusse  constatent  avec  malice  que  les  journaux ,  en  an- 
nonçant ce  fait,  ont  en  même  temps  informé  leurs  lecteurs  que  la  Prusse 
va  envoyer  un  régiment  polonais  tenir  garnison  dans  la  forteresse  fédé- 
rale de  Luxembourg.  Ce  qui  vaut  mieux  toutefois  que  ces  chicanes  poli- 
tiques, ce  sont  les  grands  festivals  où  excelle  le  génie  germanique.  Telle 
est  cette  grande  fête  musicale  de  Nuremberg,  où  assistaient  cinq  mille 
chanteurs  venus  de  toutes  les  parties  de  l'Allemagne  ;  telle  est  encore  la 
grande  fête  gymnastique  de  Berlin,  donnée  en  Thonneur  de  l'anniversaire 
de  la  naissance  de  Jahn,  qui  introduisit  il  y  a  cinquante  ans  et  popularisa 
la  gymnastique  en  Allemagne.  Cet  anniversaire  sera  célébré  dans  l'Alle- 
magne entière.  La  musique,  la  gymnastique,  sont  sans  doute  pour  l'Alle- 
magne des  façons  de  satisfaire  ses  aspirations  à  l'unité;  peut-être  faut- 
il  désirer  pour  son  repos  qu'elle  n'emploie  pas  de  moyens  moins  innocens 
pour  réaliser  son  rêve. 

Peut-être  en  ce  moment,  dans  un  coin  de  l'Europe  qui  depuis  quelques 
années  a  plusieurs  fois  attiré  l'attention,  au  Monténégro,  se  prépare  un 
drame  politique  que  les  grandes  puissances  devraient  s'efforcer  de  préve- 
nir. On  sait  que  le  prince  Danilo,  qui  pendant  sa  courte  existence  avait  fait 
une  figure  originale  dans  les  événemens  d'Orient,  a  eu  pour  successeur  un 
jeune  homme,  le  prince  Nikitsa,  qui  ne  s'est  montré  guère  capable  jusqu'à 
présent  de  continuer  l'œuvre  de  l'homme  énergique  et  intelligent  qu'il  a 
remplacé.  Le  prince  Nikitsa  est  pourtant  le  seul  espoir  du  Monténégro.  S'il 
résignait  son  pouvoir,  les  Monténégrins  ne  pourraient  mettre  à  leur  tête 
que  des  chefs  de  nahia,  des  capitaines  de  districts,  et  ces  clans  de  monta- 
gnards perdraient  la  cohésion  qu'avaient  su  leur  donner  les  descendans 
de  Pétrovitch.  Il  y  a  lieu  de  craindre  que  le  général  turc,  Omer-Pacha, 
ne  cherche  à  obtenir  l'abdication  du  prince  Nikitsa  en  l'intimidant  par 
la  grandeur  des  préparatifs  qu'il  fait  contre  les  Monténégrins.  L'humi- 
liation et  l'assujettissement  du  Monténégro  seraient  un  succès  qui  exal- 
terait l'orgueil  turc,  et  donnerait  dans  cette  partie  de  l'empire  ottoman  le 
signal  d'une  réaction  fanatique.  Le  plus  grand  service  que  l'on  pût  rendre 
aux  Turcs,  ce  serait  de  les  préserver  d'une  telle  victoire  en  étendant  sur 
le  Monténégro  la  protection  de  l'Europe,  car  la  fermentation  que  la  défaite 
des  Monténégrins  exciterait  dans  les  régions  avoisinantes  mettrait  en  péril 
la  domination  des  Turcs  dans  leurs  provinces  situées  entre  le  Danube  et 
l'Adriatique.  e,  forcade. 


REVUE.   CHRONIQUE.  1007 


LE     CABINET    DE    MADRID     ET    L    IN  S  UR  R  ECTI 0  N     DE    LOJA. 


Il  devient  quelquefois  difficile,  on  ne  peut  le  méconnaître,  de  démêler  la 
vérité  dans  ces  mouvemens  des  peuples  qui  n'ont  rien  de  commun  en  ap- 
parence, et  qui  en  réalité  ne  sont  que  les  élémens  indissolubles  d'une  situa- 
tion générale.  Qu'on  tourne  les  yeux  vers  l'Italie,  la  Hongrie,  la  Pologne, 
rAlIemagne,  l'Orient,  la  Russie  elle-même  :  une  multitude  de  problèmes 
s'élèvent  à  la  fois  et  se  déroulent  confusément  à  travers  des  alternatives  de 
précipitation  et  de  ralentissement.  Ces  questions,  qui  font  leur  chemin  sous 
nos  yeux,  on  ne  peut  les  séparer;  elles  se  rejoignent  en  quelque  sorte,  réa- 
gissent les  unes  sur  les  autres,  et  sont  dans  leur  ensemble  l'expression 
émouvante  et  profonde  de  la  crise  qui  agite  l'Europe.  L'Espagne,  par  sa 
position,  n'entre  sans  doute  qu'assez  indirectement  et  de  loin  dans  ce  mou- 
vement-des  choses  :  elle  s'y  rattache  pourtant  encore  plus  qu'on  ne  le  croit 
par  une  certaine  solidarité  générale,  par  le  travail  des  esprits  et  des  partis, 
par  le  retentissement  inévitable  que  les  affaires  européennes  ont  au-delà 
des  Pyrénées,  et  même  de  temps  à  autre  par  quelqu'un  de  ces  incidens  im- 
prévus d'où  jaillissent  des  lumières  soudaines,  comme  cette  insurrection 
qui  a  éclaté  récemment  dans  le  midi  de  la  Péninsule. 

Pour  le  moment,  la  cour  de  Madrid  et  le  monde  politique  sont  en  voyage; 
la  reine  Isabelle  visite  "les  côtes  de  l'Océan,  et  elle  est  reçue  à  Santander, 
comme  la  royauté  est  toujours  reçue  en  Espagne,  par  des  acclamations  et 
des  ovations  populaires.  Tout  est  donc  calme  à  la  surface;  le  fond  de  la  si- 
tuation cependant  ne  laisse  point  d'avoir  ses  troubles  et  ses  obscurités.  «  Ne 
montrez-vous  pas,  nous  écrivait  récemment  un  Espagnol  de  libre  esprit,  ne 
montrez-vous  pas  une  curiosité  bien  grande  de  prétendre  savoir  ce  que  nous 
faisons,  où  nous  allons?  Dans  tous  les  cas,  c'est  une  curiosité  qui  dépasse  la 
nôtre.  Pour  nous,  depuis  quelque  temps  nous  nous  accoutumons  à  ne  plus 
savoir  où  nous  en  sommes  et  où  nous  allons.  Nous  sommes  au  lendemain  de 
l'insurrection  de  Loja,  insurrection  fort  extraordinaire  dont  on  n'a  pas  en- 
core le  secret,  et  en  attendant  les  répressions  suivent  leur  cours.  On  ne 
fusille  plus,  on  exécute  par  le  garrole  vil  ceux  qui  sont  réputés  les  chefs  et 
qu'on  peut  prendre,  et  le  reste  est  envoyé  aux  présides.  Pour  notre  poli- 
tique extérieure,  qu'en  savons-nous?  Resterons-nous  en  paix  avec  le  Maroc, 
qui  ne  solde  pas  l'indemnité  promise?  Recommencerons-nous  la  guerre? 
L'an  dernier,  pour  nous  faire  accepter  la  paix  sans  conquête  territoriale, 
on  nous  disait  que  Tetuan  ne  serait  qu'un  mauvais  poste,  un  camp  ruineux, 
que  mieux  valait  une  grosse  somme,  qui  accommoderait  nos  finances;  au- 
jourd'hui on  recommence  à  nous  dire  que  Tetuan  serait  une  précieuse  pos- 


1008  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

session  à  conserver  à  défaut  d'argent.  En  Amérique,  nous  avons  avec  le 
Mexique  et  le  Venezuela  des  affaires  désagréables,  qui  ne  se  terminent  pas 
à  notre  honneur,  ou  qui,  à  vrai  dire,  ne  finissent  pas  du  tout.  En  Europe, 
nous  écrivons  des  dépèches  pour  le  pouvoir  temporel  du  pape,  et  nous  avons 
auprès  de  François  II  un  ambassadeur  que  l'ancien  roi  de  Naples  a  fait 
prince.  Nous  avons  des  vœux  stériles  pour  tout  ce  qui  s'en  va  et  de  la  mau- 
vaise humeur  également  stérile  pour  l'Italie.  Notre  cabinet,  qui  préside  à 
tout  cela,  fait  dire,  chose  dangereuse,  par  ses  amis  et  partisans,  qu'il  est  la 
providence  de  la  monarchie,  le  dernier  ministère  possible,  et  malgré  tout, 
sans  qu'il  y  ait  aucun  fait  bien  palpable,  une  vague  inquiétude  gagne  de 
proche  en  proche.  On  se  fait  tout  bas  cet  aveu,  que  cela  ne  peut  point  du- 
rer ainsi,  que  les  iaffaires  du  pays  sont  assez  tristement  conduites,  ou  plutôt 
ne  sont  pas  conduites  du  tout,  qu'on  va  à  l'aventure,  et  que  les  aventures 
conduisent  aux  catastrophes,  dont  Dieu  nous  garde! 

«  Vous  avez  bien  votre  part  dans  ce  tumulte  bourdonnant  d'appréhen- 
sions. Ce  n'est  pas  qu'on  craigne  bien  sérieusement  que  la  France  vienne  un 
de  ces  jours  nous  demander  les  provinces  de  l'Èbre.  C'est  une  plaisanterie 
qu'on  tire  du  fourreau  de  temps  à  autre  pour  la  circonstance.  Ceux  qui 
connaissent  les  choses  savent  bien  que  la  France  n'y  songe  guère.  D'ailleurs 
notre  ministère  est  le  meilleur  ami  de  l'empereur.  Il  n'est  pourtant  pas  cer- 
tain qu'il  ne  soit  bien  aise  de  voir  quelquefois  amis  et  ennemis  agiter  au- 
tour de  lui  ces  questions,  quoique  les  uns  et  les  autres  soient  mus  par  des 
causes  très  différentes.  Cela  sert  notre  ministère,  cela  lui  donne  un  air  de 
défenseur  de  l'indépendance  nationale  menacée,  et  quand  au  dehors  on  le 
juge  rigoureusement  pour  sa  politique  indécise  et  contradictoire,  ces  sé- 
vérités sont  évidemment  le  fait  d'une  conspiration  étrangère!  Combien  de 
temps  cela  durera-t-il?  Cela  durera,  penserez-vous,  jusqu'à  ce  qu'un  par- 
lement en  juge  autrement.  Vous  serez  dans  l'erreur,  car  il  n'y  a  jamais  eu 
chez  nous  un  parlement  qui  ait  renversé  un  ministère  ou  qui  lui  ait  dicté 
une  politique,  et  il  n'y  a  jamais  eu  un  ministère  qui,  faisant  des  élections, 
n'ait  trouvé  dans  le  parlement  une  majorité  docile.  Seulement,  à  force  d'ex- 
périences, les  ressorts  s'usent,  les  mœurs  politiques  s'affaiblissent  dans  la 
confusion  au  lieu  de  se  fortifier,  et  le  régime  constitutionnel  est  à  la  merci 
des  incidens.  Il  y  a  de  quoi  réfléchir... 

«  Le  ministère  O'Donnell  aurait  pu  exercer  une  grande  et  utile  influence, 
opérer  beaucoup  de  bien;  malheureusement  il  n'a  réussi  qu'à  vivre,  grâce 
à  nos  divisions,  car  nous  sommes  tous  divisés.  D'ailleurs,  soit  dit  entre  nous, 
notre  cabinet  ne  vit  que  par  son  président,  qui  est  moins  une  tête  politique 
qu'un  chef  militaire;  les  autres  ministres  tombent  dans  l'insignifiance,  et 
c'est  peut-être  pour  cela  que  le  duc  de  Tetuan  les  garde  auprès  de  lui. 
Notre  ministre  de  l'intérieur,  M.  Posada  Herrera,  plie  sous  le  poids  des  lois 
de  réforme  qu'il  devait  faire,  qu'il  a  présentées  au  parlement  et  qu'il  n'a 
pu  soutenir  jusqu'au  bout.  M.  Calderon  Collantes  conduit  notre  diplomatie 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  1009 

avec  une  ingénuité  verbeuse  qui  dissimule  à  peine  l'absence  de  toute  idée, 
qui  se  prend  dans  tous  les  lieux-communs  ou  dans  tous  les  pièges.  M.  Ne- 
grete,  le  ministre  de  la  justice,  traite  gaiement  les  affaires  de  son  départe- 
ment. Le  ministre  des  travaux  publics,  le  marquis  de  Corvera,  trouble  à 
chaque  instant  ses  collègues  par  la  naïveté  de  ses  aveux  dans  les  chambres, 
et  le  ministère  n'a  pas  mieux  réussi  depuis  trois  ans  à  se  créer  un  parti  qu'à 
se  donner  une  politique.  Le  parti  ministériel  est  un  assemblage  d'hommes 
de  toutes  les  opinions,  qui  votent  exactement  au  jour  voulu,  et  qui  sont 
dans  les  emplois  ou  qui  aspirent  à  y  entrer.  Passez-moi  une  petite  histoire 
irrévérencieuse.  Il  y  a  quelque  temps,  un  de  nos  orateurs,  voulant  définir 
le  parti  ministériel,  racontait  qu'un  jour  dans  seè  voyages,  étanj;  à  Londres, 
il  avait  vu  ces  mots  sur  un  écriteau  :  l'heureuse  famille!  Il  voulut  savoir 
ce  que  c'était  que  cette  famille  qui  affichait  une  telle  prétention,  et  il  en- 
tra. Le  maitre  lui  montra  une  cage  renfermant  les  ennemis  les  plus  acharnés 
dans  l'ordre  zoologique,  qui,  grâce  à  lui,  vivaient  pourtant  dans  la  plus  par- 
faite intelligence.  Tout  le  secret  du  maître  consistait  à  ne  laisser  jamais 
la  faim  atteindre  un  de  ses  élèves.  C'était  là  l'heureuse  famille...  Telle  est 
aujourd'hui  la  situation  de  Yunioti,  libérale  vis-à-vis  de  son  chef,  ajoutait 
l'orateur.  Le  mot  est  resté.  Je  ne  vous  dis  pas  de  croire  qu'il  soit  absolu- 
ment juste,  car  enfin  il  faut  aussi  tenir  compte  du  bien;  mais  il  vous  donne 
une  idée  de  nos  polémiques...  » 

Les  traits  sont  un  peu  vifs  en  effet,  comme  on  nous  le  dit,  et  ne  sont  pas 
d'un  ami.  Il  reste  toujours  que  tout  ne  va  pas  le  mieux  du  monde  au-delà 
des  Pyrénées,  et  que  l'Espagne  s'engage  de  plus  en  plus  dans  une  de  ces 
situations  qui  conduisent  à  une  crise,  si  elles  ne  sont  pas  renouvelées  ou 
redressées  à  propos  par  l'intelligence  d'un  chef  habile.  Un  des  faits  les 
plus  curieux  assurément  dans  la  politique  actuelle  de  la  Péninsule,  c'est 
cette  insurrection  qui  éclatait  récemment  à  Loja,  en  Andalousie.  Par  elle- 
même,  elle  n'avait  rien  de  bien  sérieux,  on  peut  le  dire  :  elle  n'était  ni  or- 
ganisée, ni  suffisamment  armée;  elle  n'avait  ni  mot  d'ordre  ni  but  bien  pré- 
cis. Les  partis  actifs  de  la  Péninsule  semblent  être  restés  étrangers  à  ce 
mouvement,  dont  le  chef  principal,  Rafaël  Perez  Alamo,  était  un  raaréchal- 
ferrant  de  Loja.  L'insurrection  n'a  même  pas  livré  de  combat,  et  on  ne  voit 
pas  trop  pourquoi  les  troupes  envoyées  contre  elle  ne  sont  pas  entrées  im- 
médiatement dans  la  ville,  un  moment  occupée,  puis  bientôt  désertée  par 
les  insurgés.  En  lui-même,  ce  mouvement  étouffé  dans  son  germe  n'était 
donc  pas  sérieux;  il  a  cependant  une  certaine  gravité  par  le  caractère 
nouveau  qu'il  révèle.  Jusqu'ici  en  effet,  presque  toutes  les  insurrections 
étaient  militaires.  Les  révolutions  qui  se  sont  succédé  en  Espagne  n'avaient 
point  un  autre  caractère  et  une  autre  origine  que  le  soulèvement  d'une 
partie  de  l'armée  entraînée  par  un  chef.  Pour  la  première  fois  peut-être  on  a 
vu  une  insurrection  ayant  en  quelque  sorte  une  couleur  civile,  un  chef  d'une 
classe  inférieure  se  mettant  à  la  tête  de  paysans  soulevés  au  nombre  de  six 

TOME  XXXIV.  64 


JOIO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  huit  mille  hommes.  Que  se  proposaient  ces  insurgés  en  prenant  les 
armes?  qu'allaient-ils  faire  à  Loja?  Il  serait  difficile  de  le  dire;  le  savaient- 
ils  eux-mêmes?  Ici  ont  commencé  les  commentaires  et  les  explications.  On 
a  voulu  y  voir  soit  une  intrigue  du  parti  carliste,  soit  une  inspiration  du 
protestantisme  et  de  la  Société  biblique,  qui  se  sont  glissés  en  Andalousie, 
soit  enfin  et  mieux  encore  l'action  du  socialisme.  Il  se  peut  en  effet  qu'il  y 
ait  une  certaine  couleur  socialiste;  seulement  c'est  un  socialisme  qui  s'ex- 
plique par  l'état  économique  de  ces  contrées.  Il  faut  bien  se  souvenir  que 
certaines  parties  de  la  Péninsule,  et  l'Andalousie  notamment,  sont  divisées 
en  immenses  propriétés  appartenant  à  quelques  familles  anciennes  qui  pour 
la  plupart  vivent  en  bonne  harmonie  avec  les  paysans  attachés  à  la  culture 
des  terres;  mais  l'immense  étendue  de  ces  domaines  empêche  que  le  maître 
puisse  avoir  l'œil  partout.  Les  abus  s'introduisent,  les  régisseurs  manquent 
d'habileté.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  de  magnifiques  vegas  en  friche  servant 
à  nourrir  des  troupeaux,  lorsque  l'homme  trouve  à  peine  de  quoi  élever 
misérablement  sa  famille.  Les  vegas  de  Cordoue,  du  Bas-Guadalquivir,  de 
Grenade,  de  Malaga,  sont  dans  cette  situation;  là  où  l'agriculture  pourrait 
être  florissante  paissent  de  nombreux  troupeaux  de  taureaux  de  course. 
Dans  de  pareilles  conditions,  il  est  souvent  arrivé  que  des  masses  faméliques 
s'ameutaient  et  se  partageaient  des  terres  dont  le  propriétaire  connaissait 
à  peine  l'existence.  Ces  mouvemens,  qui  se  produisaient  d'habitude  à  la 
suite  de  troubles  politiques  ou  sous  l'influence  d'une  administration  mau- 
vaise, finissaient  le  plus  souvent  par  s'arranger  entre  maîtres  et  paysans. 
Le  mouvement  récent  de  Loja  n'aurait  donc  sous  ce  rapport  rien  d'essen- 
tiellement nouveau.  Ce  qui  fait  toutefois  qu'il  est,  plus  grave,  c'est  qu'en 
procédant  d'une  situation  économique  déjà  ancienne,  il  se  complique  bien 
réellement  de  quelques  idées  politiques  très  peu  définies,  que  les  insurgés 
n'ont  pas  même  su  énoncer,  mais  qu'un  état  vague  de  malaise  a  pu  con- 
tribuer à  développer.  Ce  mouvement  n'est  donc  rien,  si  on  ne  le  considère 
que  dans  ce  qu'il  a  été  :  il  peut  être  sérieux  et  menaçant  comme  symptôme, 
comme  signe  de  mécontentement.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  répression  a  com- 
mencé :  quelques-uns  des  chefs  ont  péri  par  le  garrotte;  d'autres,  en  plus 
grand  nombre,  sont  envoyés  aux  présides.  Le  gouvernement  a  été  pris  un 
peu  à  l'improviste;  il  ne  s'attendait  pas  à  cette  explosion,  et  il  met  d'autant 
plus  de  rigueur  dans  ses  poursuites  qu'il  s'est  laissé  surprendre.  Chose  plus 
grave,  cédant  un  peu  à  l'effroi  de  ce  fantôme  de  socialisme,  le  ministère  se 
laisse  aller  volontiers  à  ce  courant  de  réaction  que  produit  une  crainte 
exagérée.  Depuis  quelques  jours,  il  traite  la  presse  de  Madrid  comme  les 
insurgés  de  Loja.  Tous  les  journaux  d'opposition,  modérés,  progressistes  ou 
démocratiques,  sont  assaillis  de  poursuites  et  d'amendes.  Quelques-uns  sont 
obligés  de  cesser  de  paraître.  Le  ministère  peut  se  créer  ainsi  une  sécu- 
rité momentanée;  il  ne  voit  pas  qu'il  afl'ermirait  bien  plus  efficacement  son 
existence  et  son  pouvoir  par  une  fermeté  libérale  et  vigilante,  par  une 


REVUE.  CHRONIQUE.  1011 

impulsion  plus  largement  intelligente,  en  un  mot  par  une  politique  nette 
et  claire  qui  tracerait  un  cours  régulier  à  tous  les  intérêts  libéraux  de  l'Es- 
pagne. CH.   DE  MAZADE. 


ESSAIS   ET   NOTICES. 


DE    LA    MUSIQUE    RELIGIEUSE. 

On  a  beaucoup  écrit  de  tout  temps  sur  la  musique  religieuse.  Si  l'art  mu- 
sical est  celui  qui  a  suscité  les  plus  grandes  divagations  depuis  Platon  jus- 
qu'à l'abbé  de  Lamennais  (1),  la  musique  religieuse  est  la  partie  de  l'art  de 
Palestrina  et  de  Mozart  sur  laquelle  on  a  débité  les  plus  folles  théories.  Les 
catholiques  surtout  ne  se  sont  point  épargné  les  systèmes  sur  un  sujet  aussi 
important,  et  ils  ont  toujours  été  portés  à  croire  que  hors  de  leur  église  il 
n'y  avait  de  salut  ni  pour  les  âmes  ni  pour  les  œuvres  de  l'esprit.  Le  catho- 
licisme a  tracé  autour  de  sa  sphère  d'action  un  cercle  imaginaire  où  il  a 
cru  enfermer  le  genre  humain,  et  le  fameux  livre  de  Bossuet  sur  l'histoire 
universelle  n'est  pas  plus  faux  que  les  principes  de  certains  pères  de  l'é- 
glise et  de  grands  théologiens  sur  les  arts  qui  doivent  exprimer  le  sentiment 
religieux.  Dès  la  naissance  du  christianisme,  on  voit  éclater  dans  la  lutte 
de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  l'antagonisme  de  deux  familles  d'esprits  qui 
se  sont  disputé  la  direction  de  l'église  jusqu'à  nos  jours  :  les  rigoureux  et 
le§  tempérés,  les  sectaires  mystiques,  les  jansénistes,  qui  se  sont  forgé  un 
homme  à  leur  image,  sans  entrailles  et  sans  passions,  et  les  politiques  sen- 
sés, qui  ont  tenu  grand  compte  de  la  nature,  des  temps,  des  moeurs,  et  qui 
se  sont  efiforcés  de  bien  diriger  les  consciences,  au  lieu  de  les  étouffer.  Si 
l'esprit  qui  a  inspiré  YlmUallon  de  Jésus-Chrisl  et  qui  anima  plus  tard  l'école 
de  Port-Royal  l'avait  emporté  dans  l'église,  les  admirables  monumens  de  l'art 
catholique  n'existeraient  pas.  L'auteur  d'une  Histoire  générale  de  la  Musique 
religieuse  récemment  publiée,  M.  Félix  Clément,  fait  partie  de  ce  groupe 
d'ultra-catholiques  modernes  qui  méconnaissent  la  grande  loi  du  dévelop- 
pement dans  les  choses  humaines,  et  qui  placent  à  une  date  arbitraire  de 
l'histoire  le  complet  épanouissement  des  forces  créatrices  de  l'esprit  hu- 
main. Comme  M.  de  Montalembert  et  ceux  qui  partagent  ses  vues  erronées, 
M.  Félix  Clément  croit  sérieusement  qu'il  n'y  a  pas  de  musique  vraiment 
religieuse  hors  du  plain-chant  grégorien,  qui  aurait  atteint  au  xiir  siècle 
sa  forme  définitive,  et  il  pense  que  l'âge  des  Raphaël  et  des  Palestrina  est 
une  époque  d'irrémédiable  décadence.  Ce  plaidoyer  curieux  en  faveur  de 
l'enfance  de  l'art,  qui  serait  la  manifestation  la  plus  parfaite  du  sentiment 
religieux,  mérite  que  nous  l'examinions  de  près. 

Le  chant  est  une  partie  nécessaire  du  culte  religieux  chez  tous  les  peu- 

(1)  Voyez  le  troisième  volume  de  son  Esquisse  d'une  Philosophie. 


1012  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pies  du  monde.  11  est  naturel  à  Thomme  de  chanter  ce  qu'il  adore.  La  prière 
qui  s'élève  du  cœur  sous  la  forme  d'un  chant  seml^le  plus  efficace  et  plus 
éloquente  que  celle  qu'on  exprime  par  la  simple  parole.  On  pourrait  dire 
que  la  parole  est  plutôt  l'or-ane  de  l'esprit  et  de  ses  vues  particulières, 
tandis  que  le  chant  est  la  manifestation  du  sentiment  de  tous.  Dès  le  ber- 
ceau de  l'église  chrétienne,  on  a  chanté  les  louanges  du  divin  fondateur, 
la  gloire  des  apôtres  et  celle  des  martyrs.  Les  catacombes  retentissaient  de 
chants  d'allégresse,  d'hym  es  pieuses  qui  exaltaient  la  foi  des  néophytes  et 
leur  donnaient  la  force  de  braver  la  persécution.  11  appartenait  à  la  religion 
de  l'amour  d'employer  la  langue  par  excellence  du  sentiment,  et  de  faire 
du  chant  public  le  fondement  de  son  culte. 

Aussitôt  que  l'église  eut  conquis  le  droit  d'ouvrir  des  temples  et  de  con- 
fesser publiquement  sa  foi,  elle  se  trouva  en  face  de  deux  grandes  difficul- 
tés. Voulant  que  les  fidèles  prissent  une  part  directe  à  la  célébration  de 
l'office  divin,  il  lui  fallait  trouver  un  moyen  facile  de  répandre  dans  la  foule 
les  paroles  liturgiques  et  de  les  graver  promptement  dans  la  mémoire  des 
plus  humbles  chrétiens.  L'église  fut  obligée  alors  d'adapter  le  texte  sacré 
sur  des  chants  populaires  qui  servirent  d'artifice  mnémonique  à  la  propa- 
gation de  sa  doctrine.  Tel  est  au  fond  le  sens  qu'il  faut  attacher  à  la  créa- 
tion du  chant  ecclésiastique  opérée  tour  à  tour  par  saint  Ambroise  et  saint 
Grégoire.  Ces  grands  personnages,  bien  plus  occupés  de  l'enseignement  mo- 
ral de  l'église  que  de  la  constitution  matérielle  des  mélodies,  durent  simpli- 
fier tous  les  moyens  de  vulgarisation  qu'ils  employaient  et  choisir  dans  les 
chants  connus  ceux  qui  pouvaient  être  le  plus  facilement  retenus  par  l'o- 
reille inexpérimentée  de  la  foule.  Cette  opération  très  simple,  qui  a  été  sou- 
vent renouvelée  depuis,  et  qui  fut  moins  une  réforme  doctrinale  et  scienti- 
fique qu'un  acte  d'administration  et  de  propagande  morale,  a  /ait  écarter 
du  chant  ecclésiastique  les  modes  trop  compliqués  du  système  musical  des 
Grecs,  qui  était  le  seul  existant  a'ors.  En  un  mot,  l'église,  qui  est  née  au  dé- 
clin d'une  grande  civilisation  qu'elle  venait  remplacer,  s'en  est  approprié 
les  élémens,  qu'elle  a  fait  servir  à  de  nouveaux  besoins.  Elle  a  transformé 
le  monde  antique  sans  rien  créer  d'absolument  nouveau. 

Les  phénomènes  de  l'ouïe  se  divisent  en  deux  grandes  catégories  :  les 
simples  bruits, que  l'oreille  perçoit  confusément  sans  pouvoir  leur  attribuer 
d'autre  caractère  que  celui  d'une  intensité  plus  ou  moins  grande,  et  les 
sons  proprement  dits,  qui  produisent  une  impression  distincte.  Les  sons 
musicaux,  dont  on  mesure  l'acutesse  par  le  nombre  de  vibrations,  forment 
une  longue  échelle  sonore  que  se  partagent  la  voix  humaine  et  les  divers 
instrumens  créés  par  l'industrie  des  hommes.  L'échelle  sonore  se  subdivise 
en  degrés  ou  intervalles  plus  ou  moins  distans  les  uns  des  autres,  qui  sont 
contenus  et  comme  résumés  dans  l'unité  plus  grande  de  l'octave.  C'est  de 
la  manière  dont  on  parcourt  l'espace  limité  par  l'octave  que  résulte  la  sen- 
sation générale  qu'on  appelle  lonnlite.  Ya-t-il  plusieurs  manières  de  diviser 
l'octave?  Quels  sont  les  degrés  ou  intervalles  qu'on  y  peut  faire  entrer? 
L'oreille  est-elle  indifférente  à  toutes  les  combinaisons  qu'on  pourrait  lui 
oflVir?  Quelle  est  l'induence  de  l'habitude  et  quelle  est  l'exigence  de  la  na- 
ture dans  les  jouissances  de  cet  organe  mystérieux?  Jusqu'où  va  sa  tolé- 


REVUE.   CHRONIQUE.  1013 

rance?  où  s'arrête-t-elle  en  fait  d'intervalles  soit  isolés,  soit  rattach(f^s  à  une 
série  mélodique?  Répondre  efficacement  à  ces  différentes  questions,  ce  se- 
rait écrire  une  véritable  philosophie  de  la  musique,  qui,  à  notre  avis,  fait 
encore  défaut.  Deux  historiens  de  la  musique  ont  touché  à  ce  problème, 
Forkel  en  Allemagne  et  iVI.  Fétis  en  France. 

M,  Fétis  considère  les  différentes  manières  de  constituer  la  série  mélodi- 
que enfermée  dans  l'octave,  les  différentes  gammes  ou  tonalités  qu'on  trouve 
chez  les  divers  peuples  du  monde,  comme  le  signe  où  se  révélerait  l'influence 
des  mneurs  et  de  la  race.  Il  va  jusqu'à  dire  «  qu'à  l'audition  de  la  musique 
d'un  peuple,  il  est  facile  déjuger  de  son  état  moral,  de  ses  passions,  de  ses 
dispositions  à  un  état  tranquille  ou  révolutionnaire,  de  la  pureté  de  ses 
mneurs  ou  de  ses  penchans  à  la  mollesse.  Quoi  qu'on  fasse,  on  ne  donnera 
jamais  un  caractère  véritablement  religieux  à  la  musique  sans  la  tonalité 
austère  et  sans  l'harmonie  consonnante  du  plain-chant  (1).»  Ainsi  donc 
M.  Fétis  pense  qu'il  n'y  a  de  musique  religieuse  qu'en  Europe  et  chez  les 
catholiques;  il  pense  que  l'.lce  verumde  Mozart,  écrit  dans  la  tonalité  mo- 
derne, n'est  pas  un  morceau  divin  de  vraie  musique  religieuse,  et  il  se  fait 
fort  de  nous  prouver  que  le  plain-chant  grégorien  chanté  par  les  furieux 
qui  ont  fait  la  guerre  des  Albigeois,  les  croisades,  la  Saint-Barthélémy, 
exprime  pourtant  la  piété  calme  et  austère  d'un  peuple  doux  et  soumis, 
d'une  époque  de  paix  et  de  concorde!  D'après  cette  belle  doctrine,  le  moyen 
âge  serait  la  période  la  plus  calme  et  la  plus  sereine  de  l'histoire,  parce  que 
des  voix  barbares  hurlaient  dans  les  églises  les  mélodies  vagues  et  tronquées 
du  plain-chant,  dont  on  n'a  jamais  pu  définir  le  caractère  ni  fixer  la  tonalité! 

Les  Grecs  avaient  trois  manières  de  constituer  la  série  de  l'octave,  qu'ils 
divisaient  en  deux  tétracordes;  ils  avaient  trois  modes  :  le  dlaioniqae,  le 
cItro)iialiqae  et  VenhariHonique.  Dans  le  mode  diatonique,  il  n'entrait  que 
des  intervalles  d'un  ton  et  de  demi-ton;  le  chromatique  procédait  par  demi- 
tons,  et  l'enharmonique  contenait  des  intervalles  minimes  de  quart  de  ton. 
Tl  est  fort  douteux  que  ie  genre  enharmonique  ait  été  autre  chose  qu'une 
in':;éniosité  des  théoriciens.  Aristide  Quintilien  dit  formellement  que  le  genre 
enharmonique  était  trouvé  trop  difficile  par  un  grand  nombre  de  musiciens 
qui  pensaient  qu'on  devait  écarter  de  la  musique  l'intervalle  de  quart  de 
ton.  Il  est  possible  qu'il  ait  existé  chez  les  Grecs  quelques  rares  mélodies 
anciennes  et  typiques  renfermant  des  intervalles  de  quart  de  ton;  mais  ce 
ne  pouvait  être  qu'une  exception,  une  curiosité  savante  et  archaïque  propre 
à  intéresser  l'oreille  des  philosophes.  Le  peuple  d'Athènes,  qui  assistait  à  la 
représentation  d'une  tragédie  de  Sophocle  ou  d'Euripide,  n'aurait  point 
apprécié  des  chœurs  et  des  mélopées  chantés  sur  le  mode  enharmonique, 
mode  artificiel,  qui  était  moins  de  la  musique  que  de  la  prosodie,  et  qui  de- 
puis longtemps  était  tombé  en  désuétude.  11  en  devait  être  de  la  musique 
chez  les  Grecs  et  du  mode  enharmonique  comme  de  la  vieille  langue  latine, 
qu'Auguste  trouvait  trop  savante  et  trop  artificielle  pour  être  facilement 
comprise  et  parlée  par  le  peuple  romain. 

(1)  Bésumé  philosophique  de  l'histoire  de  la  Musique,  en  tôtc  de  la  Biographie  ziniver- 
selle  des  Musiciens. 


1014  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsque  l'église  organisa  peu  à  peu  les  divers  élémens  de  son  culte,  ce 
qui  ne  se  fit  pas  en  un  jour,  elle  eut  à  choisir  parmi  les  chants  connus  et 
populaires  ceux  qui  étaient  bâtis  sur  les  modes  les  plus  simples  du  système 
musical  des  Grecs.  Aux  quatre  échelles  ou  tons  authentiques  choisis  par 
saint  Ambroise  à  la  fin  du  iv"  siècle,  le  pape  saint  Grégoire  le  Grand  en 
ajouta  quatre  autres,  et  ainsi  se  forma  le  système  musical  de  l'église,  com- 
posé de  huit  échelles  diatoniques,  c'est-à-dire  de  huit  octaves  différemment 
combinées.  Ce  qui  distingue  matériellement  chaque  ton  ou  échelle  du  chant 
ecclésiastique,  c'est  la  mobilité  du  demi-ton,  qui,  dans  nos  deux  modes, 
majeur  et  mineur,  occupe  une  place  déterminée,  c'est  la  variabilité  de  la 
dominante  et  de  la  note  finale.  Quant  au  caractère  esthétique  qu'on  a  voulu 
attribuer  aux  différens  tons  du  chant  de  l'église,  il  est  aussi  arbitraire,  aussi 
subjectif,  aussi  personnel  que  ce  qu'Aristote  et  Platon  ont  écrit  sur  l'ex- 
pression inhérente  aux  divers  modes  de  la  musique  grecque.  Ce  n'est  pas 
seulement  de  la  constitution  matérielle  de  l'échelle  que  résulte  le  caractère 
moral  d'un  morceau  de  musique:  il  provient  de  la  fusion  de  divers  élémens 
de  la  mélodie,  du  rhythme  qui  la  vivifie,  des  paroles  qu'on  y  adapte,  du 
lieu,  des  temps  et  des  mœurs.  Changez  un  de  ces  élémens,  et  l'effet  ne  sera 
plus  le  même.  De  saint  Ambroise  au  pape  saint  Grégoire,  dans  l'espace  de 
deux  cents  ans,  il  se  fait  dans  le  système  de  la  musique  ecclésiastique  un 
travail  sourd  d'altération  et  d'élimination  analogue  à  celui  que  l'église  avait 
déjà  opéré  d'instinct  sur  les  modes  nombreux  et  artificiels  de  la  musique 
des  Grecs.  On  sait  d'une  manière  presque  certaine  que  les  chants  choisis 
par  saint  Ambroise,  et  qu'il  avait  empruntés  à  l'église  grecque,  renfermaient 
des  délicatesses  vocales,  des  variétés  d'accens  et  de  rhythmes  qui  ne  se  trou- 
vent plus  dans  le  canlus  planus  de  saint  Grégoire.  Les  Barbares,  qui  sur- 
viennelit,  bouleversent  tous  les  élémens  de  la  civilisation  romaine,  et  la 
langue  latine,  dépouillée  de  sa  prosodie  savante,  se  change  peu  à  peu  en 
un  langage  grossier,  mais  plus  simple,  d'où  sortiront  les  langues  modernes 
de  l'Europe  méridionale. 

Ainsi  de  cette  variété  d'échelles  ou  plutôt  de  formes  mélodiques  qui  sem- 
blent être  le  partage  des  peuples  primitifs  de  l'Orient,  les  Grecs,  héritiers  de 
ces  peuples,  dégagent  quinze  échelles  différentes,  qu'ils  divisent  en  trois 
modes,  dont  le  plus  simple,  le  dlatoniquej,  est  presque  le  seul  qui  subsiste 
encore  à  l'avènement  des  Romains.  L'église,  dont  le  premier  souci  est  le  gou- 
vernement des  âmes,  écarte  du  système  musical  des  Grecs  toutes  les  com- 
binaisons mélodiques  qui  lui  paraissent  trop  compliquées  pour  le  but  qu'elle 
se  propose,  et  elle  constitue  sa  mélopée  sur  huit  échelles  diatoniques,  qui  se 
distinguent  les  unes  des  autres  par  la  place  qu'occupe  le  demi-ton,  par  la 
mobilité  de  la  dominante  et  de  la  finale.  Le  chant  de  l'église,  qui  à  l'origine 
de  sa  formation,  sous  saint  Ambroise,  conserve  encore  le  rhythme,  les  ac- 
cens  chromatiques  et  certaines  délicatesses  vocales  de  la  musique  grecque, 
d'où  il  est  sorti,  ne  sera  plus,  sous  saint  Grégoire  et  ses  premiers  succes- 
seurs, qu'une  mélopée  lente  et  de  courte  haleine,  enveloppant  les  mots 
liturgiques  note  par  note,  et  n'ayant  d'autre  rhythme  que  celui  qui  résulte 
inévitablement  de  l'émission  de  la  parole  humaine. 

Voilà  donc  le  chant  liturgique,  dit  chant  grégorien  ou  plain-chant,  formé, 


REVUE.  CHRONIQUE.  1015 

non  point  par  l'opération  du  Saint-Esprit,  comme  le  pensent  quelques  bons 
catholiques  de  la  force  de  l'abbé  Larabillotte,  mais  par  cet  instinct  de  sim- 
plification qui  est  un  besoin  de  l'esprit  humain  et  qui  se  manifeste  surtout 
dans  la  formation  des  langues,  avec  lesquelles  les  tonalités  musicales  ou 
séries  mélodiques  ont  tant  d'analogie.  A  peine  les  mélodies  grégoriennes 
sont-elles  recueillies  et  répandues  dans  le  monde  catholique  par  le  chef  de 
l'église  romaine  qu'elles  s'altèrent,  et  qu'on  en  méconnaît  le  caractère  es- 
thétique ainsi  que  l'accent  tonal.  On  ne  s'entend  plus  ni  sur  le  nombre  des 
tons,  ni  sur  l'étendue  de  chacune  des  échelles,  ni  sur  la  manière  de  rendre 
le  sens  de  la  parole  liturgique.  Personne  n'ignore  la  discussion  qui  eut  lieu 
à  Rome  devant  Charlemagne  entre  les  chantres  du  pape  et  ceux  de  l'empe- 
reur sur  la  manière  d'interpréter  le  chant  grégorien.  La  décision  de  Char- 
lemagne fut  un  trait  de  bon  sens  en  indiquant  par  une  image  que  l'eau  la 
plus  pure  devait  être  celle  qui  approchait  le  plus  de  la  source;  mais  cette 
décision  souveraine  ne  trancha  pas  la  diHiculté,  et  l'on  peut  affirmer  sans 
exagération  que  le  fond  du  débat  a  duré  tout  le  moyen  âge  et  qu'il  subsiste 
encore  de  nos  jours.  Les  docteurs,  les  conciles,  les  papes,  n'ont  cessé  de 
protester  contre  l'altération  incessante  du  chant  grégorien,  de  poursuivre 
l'idéal  d'un  chant  vraiment  religieux  qui  n'a  jamais  existé  autre  part  qu'à 
la  chapelle  Sixtine.  C'est  sur  ce  fond  prétendu  immuable  du  chant  grégo- 
rien, dont  on  n'a  jamais  pu  se  procurer  le  type  sacré,  c'est  sur  ces  huit 
échelles  arbitrairemeut  édifiées,  qui  ne  communiquent  à  l'oreille  que  la 
sensation  d'une  tonalité  vague,  c'est  sur  ces  mélodies  solennelles,  courtes, 
sans  rhythme  et  sans  accent,  que  la  fantaisie  humaine  s'est  donné  libre 
carrière  et  qu'elle  a  créé  un  art  tout  nouveau.  L'harmonie  et  le  dégagement 
de  la  tonalité  dite  uioderne  sont  le  résultat  de  cette  longue  élaboration  de 
l'esprit  qui  forme  l'histoire  de  la  musique  pendant  le  moyen  âge.  Quelle  est 
la  signification  philosophique  de  cette  évolution  de  l'art  musical  que  Mon- 
teverde  acheva  d'accomplir  à  la  fin  du  xvi"=  siècle,  en  faisant  surgir  par  un 
coup  d'audace,  et  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors,  la  tonalité  de  la 
musique  moderne?  Il  faut  y  voir  un  nouvel  etfort  du  besoin  de  précision  et 
de  simplification  qui  est  inhérent  à  l'esprit  humain,  et  qu'il  manifeste  dans 
tous  ses  actes.  La  tonalité  qui  nous  est  familière,  avec  la  régularité  et  l'ac- 
cent qui  la  caractérisent,  est  un  plain-chant  grégorien  mobile  et  flottant; 
elle  est  ce  que  la  langue  précise  et  générale  d'un  peuple  civilisé  est  aux 
dialectes  primitifs  qui  ont  servi  à  la  former.  Personne  n'a  créé  la  série  mé- 
lodique d"où  résulte  le  sentiment  de  la  tonalité  moderne;  elle  est  dans  la 
nature,  et,  comme  l'a  très  judicieusement  remarqué  M.  Félix  Clément,  elle 
se  trouve  comprise  dans  les  modes  du  système  musical  des  Grecs  et  dans 
les  tons  du  chant  grégorien.  «  Nous  allons  même  plus  loin,  ajoute  l'auteur 
du  livre  que  nous  examinons;  plusieurs  textes  anciens  et  l'observation  des 
pièces  de  chant  appartenant  à  ces  deux  modes  nous  font  croire  que  le  sen- 
timent si  impérieux  de  la  tonalité  et  l'exigence  de  la  tonique  finale  ne  sont 
nullement  modernes;  ils  sont  devenus  exclusifs,  voilà  tout  (1).  » 
A  la  bonne  heure  donc  !  et  M.  Félix  Clément  n'avait  pas  besoin  de  s'appe- 

(1)  Histoire  générale  de  la  Musique  religieuse,  p.  17. 


1016  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

santir  sur  de  vieux  textes  pour  trouver  une  vérité  si  simple,  d'où  il  ne  tire 
pas  les  conclusions  logiques  qu'elle  renferme.  Oui,  la  série  mélodique  qui 
constitue  les  deux  modes  majeur  et  mineur  de  la  musique  moderne  est 
aussi  ancienne  que  la  musique  et  que  l'homme,  qui  en  perçoit  les  élémens. 
Elle  se  dégage  lentement  de  la  multiplicité  des  tonalités  primitives,  des 
prétendues  gammes  des  peuples  orientaux,  qui  ne  sont  que  des  types  mélo- 
diques consacrés  par  les  moeurs ,  des  caprices  de  la  sensibilité  immobilisés 
dans  la  tradition  par  le  respect  des  générations,  par  l'imperfection  des 
signes  et  l'absence  de  méthode.  Comprise  parmi  les  modes  de  la  musique 
grecque  et  dans  les  tons  du  chant  grégorien,  cette  tonalité  pénètre  dans  les 
mélodies  populaires,  et,  pressée  par  les  tâtonnemens  de  l'harmonie,  elle 
surgit  au  xvi''  siècle,  et  devient  la  langue  universelle  du  sentiment  et  de 
la  passion.  Cette  révolution,  que  l'église  combat  vainement,  couronne  la 
grande  époque  de  la  renaissance  et  met  un  terme  au  règne  de  la  scolas- 
tique.  Avec  la  prépondérance  de  la  tonalité  moderne  concordent  le  dévelop- 
pement de  l'harmonie  dissonante,  la  naissance  de  l'opéra  et  celle  de  la  mu- 
sique idéale.  Le  plain-chant  s'altère  de  plus  en  plus  et  succombe  dans  cette 
lutte  de  l'esprit  de  liberté  contre  les  formes  hiératiques  de  l'église. 

M.  Félix  Clément,  qui  raconte  à  sa  manière  la  formation ,  les  vicissitudes 
et  la  décadence  du  chant  grégorien,  confond  perpétuellement  dans  son 
livre  le  vague,  l'impuissance  d'accent  de  la  tonalité  de  l'église  avec  l'idéal 
de  la  musique  religieuse.  Selon  ce  beau  système  d'iuterprétation  historique, 
les  statues  raides  et  informes  qui  sont  entassées  autour  des  cathédrales  go- 
thiques, les  figures  niaises  et  béates  des  tableaux  monochromes  de  l'époque 
byzantine,  seraient  la  reproduction  la  plus  parfaite  de  la  nature.  Le  Moïse 
de  Michel-Ange,  la  Transjiguralion,  le  Spasimo  de  Raphaël,  l'Adoralioii  des 
Mages  du  Corrège,  un  motet  de  Palestrina,  de  Léo  ou  de  Mozart,  une  prière 
de  Fénelon  ou  de  Bossuet,  seraient  des  manifestations  moins  complètes  du 
sentiment  religieux  que  le  patois  latin  du  moyen  âge,  que  les  images  gros- 
sières de  saints  qu'on  vend  à  la  porte  des  églises,  que  le  balbutiement  des 
enfans  qui  n'ont  pas  conscience  de  la  valeur  des  mots  qu'ils  profèrent!  Il 
est  curieux  de  voir  jusqu'où  peut  aller  cette  théorie  de  l'art  religieux  des 
ultra-catholiques  modernes,  qui  osent  soutenir  que  le  monde  expliqué  par  la 
science  d'un  Kepler,  d'un  Newton  et  d'un  Laplace  est  moins  digne  de  la 
pensée  divine  qui  l'a  créé  que  le  récit  légendaire  de  la  Genèse!  D'après 
cette  manière  de  voir,  on  pourrait  dire  sérieusement,  avec  un  écrivain 
distingué,  que  «  plus  un  art  serait  chrétien  et  moins  il  serait  art-,  plus  il  se- 
rait art  et  moins  il  serait  chrétien  (1).  » 

M.  Félix  Clément  professe  pour  le  moyen  âge  une  admiration  sans  bornes, 
qui  tient  moins  de  la  critique  historique  que  de  la  foi.  Il  y  voit  tout  ce  qu'il 
lui  plaît  de  voir,  et  il  écarte  de  ses  considérations  les  faits  les  mieux  con- 
nus qui  pourraient  attiédir  son  pieux  enthousiasme.  Il  s'indigne  contre  cet 
esprit  d'innovation  qui  travaille  l'humanité  depuis  qu'elle  est  sur  la  terre, 
et  il  regrette  cette  grande  période  de  l'église  où  la  musique  religieuse, 
croit-il,  avait  atteint  ce  degré  de  simplicité  majestueuse,  de  calme  et  de 

(1)  M.  Edmond  Scherer,  parlant  de  la  peinture  religieuse  d'Ary  Sche/fer. 


REVUE.  CHRONIQUE.  1017 

force  que  le  catholicisme  communique  à  tous  les  arts  qui  s'éclairent  de  sa 
lumière.  Il  a  des  paroles  sévères  contre  cette  maudite  renaissance,  qui  est 
venue  émanciper  l'esprit  humain,  et  qui  a  renoué  la  chaîne  des  temps,  bri- 
sée par  l'ignorance  et  la  barbarie  scolastiques.  Certes  le  moyen  âge  a  sa 
grandeur,  que  nous  sommes  loin  de  méconnaître.  Il  a  laissé  de  beaux  témoi- 
gnages de  sa  foi,  d'admirables  monumens  où  le  catholicisme  a  imprimé  le 
cachet  de  sa  force,  de  sa  poésie  et  de  l'infinité  de  ses  espérances.  L'église 
est  l'une  des  plus  puissantes  institutions  que  présente  l'histoire,  et  rien  n'é- 
gale la  pompe,  la  magnificence,  la  variété  et  la  profondeur  des  cérémonies 
et  des  rites  qui  traduisent  aux  yeux  les  mystères  de  son  dogme.  A  ne  con- 
sidérer l'office  de  l'église  catholique  qu'au  point  de  vue  de  l'art,  il  présente 
un  magnifique  spectacle,  un  grand  drame  plein  de  péripéties  terribles  et 
touchantes,  où  sont  exprimés  dans  une  langue  sublime  les  états  les  plus 
changeans  et  les  dispositions  les  plus  diverses  de  l'âme.  Aucune  religion  ne 
possède  un  symbolisme  plus  riche  et  plus  varié  que  le  catholicisme,  aucun 
culte  n'a  fait  à  l'art  et  au  sentiment  du  beau  une  plus  large  part  que  celui 
de  l'église  romaine.  L'église  a  poursuivi  pendant  seize  cents  ans  un  idéal 
qu'elle  n'a  pu  atteindre,  mais  qui  est  le  plus  grand  que  puisse  se  proposer 
une  institution  humaine  :  elle  a  voulu  enfermer  la  vie  dans  les  profondeurs 
de  sa  doctrine,  et  satisfaire  à  la  fois  et  toujours  aux  besoins  éternels  de 
l'âme  et  à  ceux  de  la  raison.  Elle  n'a  pu  réussir  dans  sa  vaste  ambition;  mais 
la  lutte  a  été  longue  et  glorieuse,  et  si  l'église  a  été  vaincue  enfin  par  le 
libre  examen  et  la  pensée  humaine,  elle  a  laissé  dans  l'histoire  du  monde, 
qu'elle  a  gouverné  pendant  si  longtemps,  une  trace  indélébile  de  sa  gran- 
deur et  de  sa  puissante  vitalité. 

De  tous  les  arts  qui  ont  concouru  à  l'œuvre  de  l'église,  la  musique  est  celui 
que  le  christianisme  a  soumis  le  plus  fortement  à  son  influence.  11  en  a  fait 
presque  un  art  nouveau,  car  il  a  créé  l'harmonie  et  la  division  mathéma- 
tique du  temps  ou  la  mesure  proportionnelle,  qui  en  est  la  condition  fonda- 
mentale. Sur  les  mélodies  simples  du  chant  grégorien  sans  rhythme,  sans 
accent  et  sans  unité  tonale,  la  fantaisie  et  l'ignorance  des  interprètes  ont 
brodé  un  ensemble  d'artifices  vocaux  qui  ont  altéré  incessamment  la  forme 
solennelle  de  la  mélopée  ecclésiastique.  L'introduction  de  l'orgue  dans  les 
églises,  vers  le  ix^  siècle,  donne  naissance  aux  premières  combinaisons 
grossières  des  sons  simultanés  où  l'instinct  prépare  les  élémens  de  l'har- 
monie. Après  l'orgue  viennent  les  autres  instrumens  qui  pénètrent  aussi 
dans  l'église  avec  les  chansons  populaires  et  les  paroles  profanes  qui  trans- 
forment le  chœur  des  cathédrales  gothiques  en  un  véritable  théâtre  de  la 
foire.  Rien  n'est  plus  connu  et  plus  certain  que  le  fait  étrange  de  l'invasion 
des  paroles  profanes  et  souvent  obscènes  dans  les  belles  cérémonies  de 
l'église  catholique.  Ce  scandale  du  mauvais  goût,  qui  date  du  xiii"  siècle, 
se  prolongea  jusqu'au  milieu  du  xvi''  et  provoqua  en  1320  la  fameuse  bulle 
du  pape  Jean  XXII,  Docla  sanclormn  patrum^  qui  ne  fit  pas  cesser  le  mal. 
Depuis  le  concile  de  Laodicée,  celui  de  Trêves  en  1227,  jusqu'aux  conciles 
de  Bùle  et  de  Trente,  l'autorité  ecclésiastique  ne  cessa  de  proclamer  et  de 
dire  :  A'e  in  ecclesiis  cantilenœ  secidares  adinisceanlur ;  mais  sa  protestation 
ne  fut  pas  plus  efficace  dans  cet  ordre  de  faits  que  dans  une  sphère  supé- 


1018  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rieure,  et  elle  ne  put  arrêter  ni  le  libre  examen  de  la  raison,  ni  l'expansion 
de  la  fantaisie  humaine.  Lorsqu'en  1563  le  pape  Pie  IV  nomma  une  com- 
mission, présidée  par  les  cardinaux  Vitelozzi  et  Borromée,  à  l'effet  de 
s'entendre  sur  l'exécution  du  décret  du  concile  de  Trente  contre  les  in- 
décences qui  s'étaient  introduites  dans  les  chants  de  l'église,  on  sait  que 
ce  furent  trois  messes  composées  expressément  par  Palestrina  qui  déci- 
dèrent la  commission  et  le  pape  à  maintenir  la  musique  dans  les  temples 
catholiques.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  si  le  chef  de  l'église  eût  sanctionné 
la  sentence  du  concile  de  Trente ,  cela  n'eût  rien  changé  aux  destinées  de 
l'art.  La  réforme  était  née,  qui  devait  imprimer  à  la  musique  religieuse 
une  impulsion  profonde,  dont  M.  Félix  Clément  ne  paraît  pas  se  douter. 
L'œuvre  de  Palestrina  et  de  toute  l'école  romaine,  qui  pendant  un  siècle  vit 
de  sa  tradition  et  propage  sa  manière,  est  la  première  forme  de  musique 
religieuse  que  possède  \e  catholicisme.  C'est  l'esprit,  la  noble  gravité,  le 
vague  imposant  du  chant  grégorien  fécondé  par  l'art  et  le  génie  d'un  grand 
musicien.  L'école  de  Palestrina,  qui  se  répand  dans  toute  l'Europe,  marque 
un  point  d'arrêt  dans  1  histoire  de  l'art  musical  entre  la  tonalité  indécise 
de  la  mélopée  ecclésiastique  et  celle  de  la  musique  moderne,  qu'elle  fait 
déjà  pressentir.  Avec  l'épanouissement  de  la  tonalité  nouvelle  et  celle  de 
l'harmonie  dissertante  qui  l'accompagne,, le  style  de  la  musique  religieuse 
prend  d'autres  allures  et  suit  les  progrès  et  les  transformations  de  l'art. 

L'histoire  de  la  musique  religieuse  du  christianisme  peut  donc  se  diviser 
en  trois  grandes  époques  :  celle  de  la  formation  du  chant  ecclésiastique, 
expression  simple,  vague  et  populaire  de  la  parole  liturgique  que  le  prêtre 
chante  alternativement  avec  la  foule  des  fidèles,  époque  de  labeur  et  de 
gestation  où  se  préparent  tous  les  élémens  d'un  art  nouveau;  l'époque  de 
Palestrina  et  de  l'école  romaine,  dont  la  musique  purement  vocale  et  har- 
monique est  l'expression  savante  de  Tidéal  religieux  des  hautes  classes  de 
la  société.  Forme  admirable  et  pure,  qui  s'inspire  du  chant  primitif  de  l'é- 
glise dont  elle  garde  la  profonde  sérénité,  la  musique  de  Palestrina  et  de  son 
école  ne  peut  être  bien  interprétée  que  par  des  chanteurs  exercés.  C'est  la 
musique  religieuse  du  chef  de  l'église,  des  hauts  dignitaires,  des  chapelles 
princières  et  des  grands  centres  de  la  catholicité.  Vient  enfin  l'époque  de  la 
renaissance  et  de  la  tonalité  moderne,  qui  ne  commence  qu'au  milieu  du 
xvn"  siècle,  et  qui  produit  d'admirables  chefs-d'oeuvre  de  musique  religieuse 
où  se  distinguent  surtout  les  maîtres  de  l'école  napolitaine  :  Scarlatti,  Léo, 
Pergolèse,  Jomelli. 

Qu'est  devenue  la  mélopée  ecclésiastique?  qu'est  devenu  le  chant  hiéra- 
tique de  l'église,  comme  dit  M.  Félix  Clément,  au  milieu  de  ces  révolutions 
du  goût,  de  l'art  musical  et  de  la  fantaisie?  Il  a  perdu  son  caractère  tradi- 
tionnel ,  et  sa  vague  tonalité  n'a  pu  résister  à  la  pression  de  l'harmonie 
naissante,  au  souffle  des  mélodies  mondaines  qui  pénétraient  dans  le  sanc- 
tuaire, à  l'ignorance  des  interprètes,  à  l'imperfection  des  signes  graphiques 
qui  devaient  le  fixer  et  le  propager.  Forme  flottante  et  sans  accent  qui 
revêtait  la  parole  liturgique  d'une  sonorité  avare  et  monotone,  expression 
naïve,  enfantine  et  populaire  du  sentiment  religieux,  dont  il  ne  peut  rendre 
les  nuances  délicates,  le  plain-chant  ou  chant  grégorien  va  toujours  s'alté- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1019 

rant,  sans  qu'on  puisse  désigner  une  époque  où  il  aurait  atteint  sa  complète 
floraison.  L'abbé  Baini,  qui  n'est  pas  suspect,  assure  dans  son  bel  ouvrage 
sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Palestrina  que  le  chant  grégorien  était  déjà  mé- 
connaissable dès  la  seconde  moitié  du  xiii*  siècle.  Glarean,  un  grand  théo- 
ricien de  la  première  moitié  du  xvr  siècle,  qui  a  fait  une  réforme  impor- 
tante dans  le  système  tonal  du  plain-chant,  accuse  Josquin  Desprès,  un  des 
plus  illustres  prédécesseurs  de  Palestrina,  d'avoir  méconnu  dans  ses  com- 
positions le  caractère  du  chant  ecclésiastique.  Ces  plaintes,  qui  sont  inces- 
santes pendant  tout  le  moyen  âge,  deviennent  plus  vives  à  l'éclosion  de  la 
tonalité  moderne.  Le»pieux  et  savant  Mortimer,  de  la  secte  des  frères  mo- 
raves,  rapporte,  dans  l'excellent  ouvrage  qu'il  a  publié  en  1821  sur  le  chant 
choral,  que  le  vieux  Hiller  se  plaignait  dans  son  temps,  vers  1760,  que  la 
tonalité  du  chant  ecclésiastique  était  perdue  et  n'était  plus  enseignée  dans 
les  écoles  de  l'Allemagne  du  nord.  Sébastien  Bach  et  toute  son  école  ont 
appliqué  aux  tons  du  plain-chant  l'harmonie  moderne,  et  Mortimer  prétend 
que  la  dissonance  n'est  pas  contraire  à  la  vieille  tonalité  de  l'église.  De  nos 
jours,  particulièrement  en  France,  de  nombreuses  recherches  historiques 
ont  été  faites  pour  retrouver,  pour  restaurer  ce  type  idéal  du  chant  grégo- 
rien, que  l'église  n'a  jamais  possédé,  même  aux  jours  de  sa  puissance  et  de 
sa  grandeur. 

Le  livre  qui  nous  a  inspiré  les  considérations  qu'on  vient  de  lire  est  divisé 
en  trois  parties.  Dans  la  première  partie,  l'auteur  raconte  l'histoire  de  la 
formation  du  chant  grégorien  au  point  de  vue  exclusivement  catholique; 
dans  la  seconde,  il  donne  une  longue  analyse  des  drames  liturgiques  dans 
les  églises  du  moyen  âge;  dans  la  troisième,  il  fait  l'historique  de  la  mu- 
sique religieuse  moderne.  L'ouvrage  se  termine  par  des  considérations  sur 
les  différentes  réformes  qui  ont  été  essayées  du  chant  grégorien,  par  la  tra- 
duction du  traité  du  chant  ecclésiastique  du  cardinal  Bona,  et  par  une  vive 
polémique  d'un  prêtre  catholique  anglais  contre  la  musique  moderne.  Écrit 
avec  talent,  mais  avec  plus  de  passion  que  de  véritable  savoir,  le  livre  de 
M.  Félix  Clément  ne  justifie  pas  entièrement  le  titre  pompeux  qu'il  lui  a 
donné.  L'auteur  aurait  mieux  circonscrit  l'idée  qui  le  préoccupe  en  don- 
nant à  son  ouvrage  le  titre  de  comldëralions  historiques  sur  la  formatio7i, 
la  convenance  et  la  beauté  d(c  chant  grégorien.  Toutefois  ce  livre  peut  être 
consulté  avec  fruit,  car  il  renferme  des  documens  intéressans  sur  un  sujet 
dont  quelques  réflexions  finales  vont  faire  apprécier  l'importance. 

L'expression  de  la  pensée  et  du  sentiment  religieux  est  le  plus  grand  effort 
de  l'art.  Toutes  les  religions  qui  ont  existé  dans  le  monde  ont  accusé  leur 
esprit  dans  des  formes  plus  ou  moins  riches  et  puissantes,  qui  en  ont  per- 
pétué le  souvenir.  On  peut  affirmer  que  les  premiers  monumens  qui  annon- 
cent l'avéneraent  de  Ihomrae  sur  la  terre  sont  des  monumens  religieux. 
Après  l'architecture,  après  la  statuaire  et  la  poésie,  la  musique  est  la  mani- 
festation la  plus  intime  et  la  plus  profonde  des  besoins  religieux  de  l'âme. 
On  ne  peut  concevoir  la  prière  sans  un  accent  musical  qui  l'accompagne  et 
qui  en  exprime  l'essence  comme  une  vibration  du  cœur.  Aussi  la  musique 
a-t-elle  fait  partie  de  tous  les  cultes  et  de  toutes  les  grandes  cérémonies 
publiques. 


1020  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  ne  sait  rien  de  précis  sur  la  musique  religieuse  des  grands  peuples  de 
rOrient,  tels  que  les  Éi^yptiens,  les  Indiens,  les  Mèdes,  les  Perses.  Nous 
savons  un  peu  mieux  que,  chez  les  Hébreux,  dont  l'histoire  est  la  source 
des  origines  du  christianisme,  la  musique  occupait  une  place  très  impor- 
tante dans  le  culte  de  Jéhovah.  Sans  prendre  au  pied  de  la  lettre  les  récits 
légendaires  de  la  Bil^le,  il  est  certain  qu'un  grand  nombre  de  voix  et  d'in- 
strumens,  divisés  en  groupes  que  dirigeait  un  chorége,  prenaient  part  aux 
cérémonies  religieuses  dans  le  temple  de  Salomon.  Que  pouvait  être  la  mu- 
sique qu'on  y  exécutait  et  qui  exprimait  les  sublimes  élans  des  psaumes  du 
roi  David?  Sans  doute  une  courte  mélodie,  une  mélopée  solennelle  chantée 
à  l'unisson  par  toutes  les  voix  réunies,  et  répétée  ensuite  par  ciiacun  des 
groupes  du  chœur,  quelque  chose  de  semblable  au  chant  grégorien  des  pre- 
miers temps  de  l'église.  Il  est  certain  que  ce  n'est  pas  dans  l'enfance  d'un 
art  qu'il  faut  chercher  la  manifestation  distincte  et  saisissable  d'un  senti- 
ment particulier  de  l'àme,  et  tout  nous  autorise  à  croire  qu'il  n"a  pas  existé 
de  musique  reli-çieuse  proprement  dite  avant  les  Grecs.  Ce  peuple  si  mer- 
veilleusement doué,  qui  a  parlé  la  plus  belle  langue  du  monde,  qui  a  laissé 
des  monumens  désespérans  de  son  goût,  de  sa  finesse  et  de  l'universalité 
de  ses  connaissances,  a  possédé  aussi  un  système  musical  dont  les  différens 
modes  pouvaient  s'approprier  aux  nuances  les  plus  délicates  de  la  poésie. 
Les  Grecs  ont  dû  avoir  une  musique  religieuse  qui  différait  de  la  musique 
mondaine  autant  que  les  cérémonies  et  la  poésie  de  leur  culte  se  distin- 
guaient de  leurs  fêtes  dramatiques  et  nationales  :  de  beaux  chœurs  à  l'unis- 
son, accompagnés  par  divers  instrumens,  tels  que  des  flûtes  et  des  lyres; 
de  courtes  et  larges  mélopées,  suivant  les  sinuosités  des  rhythmes  d'une 
poésie  sonore  et  incomparable;  de  grands  elfets  d'ensemble  où  quelques  in- 
tervalles euphoniques  de  tierce  et  de  sixte  réunissaient  les  voix  d'hommes 
aux  voix  de  femmes  et  d'enfans.  Le  christianisme  a  tiré  les  élémens  de  sa 
musique  du  système  musical  des  Grecs,  dont  il  a  simplifié  les  procédés.  La 
mélopée  grégorienne,  née  du  besoin  de  répandre  promptement  dans  le 
peuple  païen  la  parole  liturgique,  est  devenue  le  chant  public  de  l'église. 
Sur  cette  forme  rudimentaire  du  plain-chant,  qui  manque  de  mouvement, 
de  précision  et  d'accent,  qui  ne  peut  guère  exprimer  qu'une  disposition 
calme  et  solennelle  de  l'âme,  le  temps,  les  besoins  croissans  de  la  fantaisie 
et  de  la  passion  ont  créé  un  art  tout  nouveau  qui  a  envahi  les  temples  ca- 
tholiques, et  dont  l'église  n'a  pu  arrêter  les  développemens.  Tout  le  long  du 
moyen  âge,  qui  est  une  grande  époque  de  travail  et  d'enfantement,  on  n'en- 
tend que  des  plaintes  amères  sur  l'altération  que  subit  incessamment  le 
chant  grégorien,  sur  les  profanations  de  la  fantaisie  mondaine  et  populaire 
qui  font  irruption  dans  le  drame  liturgique.  De  ce  désordre  fécond,  qui  se 
prolonge  jusqu'au  concile  de  Trente,  se  dégage  la  première  musique  reli- 
gieuse qu'ait  possédée  l'église  catholique,  la  musique  de  Palestrina  et  de  son 
école,  qui  forme  la  transition  entre  le  moyen  âge  et  la  musique  moderne, 
qui  apparaît  au  commencement  du  wnr  siècle.  De  beaux  monumens  de 
musique  vraiment  religieuse  ont  été  créés  par  les  successeurs  de  Palestrina 
dans  l'école  romaine,  par  les  maîtres  de  l'école  napolitaine,  Scarlatti,  Léo, 
Pergolèse,  Jomelli,  et  une  foule  de  compositeurs  moins  célèbres,  par  les 


REVUE.  CHROMOUE.  1021 

deux  Haydn,  Mozart  et  les  musiciens  distingués  de  l'Allemagne  catholique. 
Ce  n'est  donc  pas  la  musique  religieuse  qui  manque  à  l'église,  mais  le  goût, 
les  moyens  d'exécution,  les  artistes  capables  d'en  rendre  les  effets  sublimes, 
profonds  et  touchans. 

L'église  en  général,  mais  surtout  l'église  de  France,  est  dans  une  position 
extrêmement  difficile.  Hostile  depuis  longtemps  à  la  libre  expansion  de  l'es- 
prit humain  qu'elle  n'a  pu  contenir  dans  les  limbes  de  la  scolastique,  elle 
s'est  concentrée  dans  un  coin  de  la  société  morale  et  politique  où  elle  es- 
saie vainement  de  retenir  le  siècle  qui  marche  ailleurs.  Quoi  qu'en  disent  ses 
chefs  et  ses  prétendus  docteurs,  l'église  yoit  lui  échapper  le  gouvernement 
des  âmes  et  des  esprits  d'élite;  elle  n'a  plus  d'art  et  plus  de  poésie  qui  lui 
soient  propres.  Son  idéal  s'est  écroulé,  et  il  ne  peut  plus  satisfaire  aux  ar- 
deurs généreuses,  aux  espérances  infinies  d'un  peuple  libre  qui  voit  Dieu 
face  à  face  et  qui  l'adore  dans  les  grandes  lois  qui  régissent  le  monde  qu'il 
a  créé.  Jamais  le  sentiment  religieux  n'a  été  plus  intense,  plus  profond  et 
plus  universel  que  de  nos  jours;  jamais  la  notion  de  Dieu  n'est  apparue 
plus  clairement  à  la  raison  humaine,  et  jamais  l'art  catholique  n'a  été 
plus  misérable  et  plus  indigne  de  son  objet.  Cette  décadence  de  l'art  reli- 
gieux est  si  visible  qu'elle  a  frappé  le  clergé  lui-même,  puisqu'il  cherche, 
par  des  moyens  artificiels,  à  en  renouveler  la  sève.  Réussira-t-il  dans  sa 
louable  entreprise?  11  ne  serait  peut-être  pas  plus  difficile  de  trouver  le 
secret  de  la  transfusion  du  sang.  Une  école  de  musique  religieuse  a 'été 
fondée  à  Paris,  il  y  a  quelques  années,  par  un  homme  de  talent  qui  vient 
de  mourir,  M.  Niedermeyer;  un  congrès  pour  la  restauration  du  même  art 
s'est  formé  également  dans  cette  grande  ville  sous  l'influence  de  plusieurs 
esprits  distingués,  de  nombreuses  éditions  du  chant  grégorien  ont  été  pu- 
bliées tant  en  France  qu'en  Belgique,  des  recherches  curieuses  et  savantes 
ont  été  faites  pour  retrouver  ce  type  du  chant  de  l'église  dont  saint  Ber- 
nard nous  a  laissé  une  si  admirable  définition.  De  tous  ces  efforts  il  n'est 
encore  sorti  que  cette  grande  vérité  :  que  l'église  n'a  plus  d  art  particu- 
lier qui  s'inspire  de  son  esprit,  que  le  chant  grégorien  est  une  forme  usée 
et  insuffisante  qui  ne  répond  plus  aux  besoins  religieux  de  notre  époque,  et 
ne  peut  se  maintenir  à  côté  de  l'art  et  de  la  tonalité  modernes.  Nous  aurons 
l'occasion  de  revenir  sur  cette  question  de  la  musique  religieuse,  qui  touche 
à  des  idées  d'un  ordre  si  élevé.  p.  scudo. 


HIECISLAS  KAMIENSEI  tué  à  Magenta,  Sotwentr.  * 

Les  événemens  où  se  joue  la  destinée  des  peuples  font  bien  des  blessures 
individuelles;  ils  cachent  bien  des  faits  obscurs  qui  se  perdent  dans  ces 
crises  gigantesques  dont  le  dénoûment  est  quelquefois  l'avènement  victo- 
rieux d'une  nation,  quelquefois  aussi  sa  défaite.  Parmi  toutes  ces  têtes  in- 

(1)  1  vol.  in-18.  Libiairie-Noiivelle,  boulevard  des  Italiens,  1861. 


1022  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

telligentes  et  fières  qui  partent  pour  la  guerre,  combien  en  est-il  où  la  vie 
s'éteindra  à  Tiraproviste  dans  le  leu  d'un  combat!  L'homme  tombe  et  dis- 
paraît, sa  blessure  va  plonger  dans  le  deuil  une  famille,  et  les  événemens 
suivent  leur  cours.  Ce  petit  livre  n'a  point  l'ambition  de  raconter  encore 
une  fois  la  guerre  d'Italie  à  propos  d'un  des  humbles  et  obscurs  acteurs  de 
cette  lutte;  il  n'a  la  prétention  ni  d'être  une  œuvre  littéraire  hors  ligne,  ni 
d'exagérer  la  figure  à  laquelle  il  sert  pour  ainsi  dire  de  cadre  :  c'est  tout 
simplement  un  souvenir  consacré  à  un  jeune  homme  qui  avait  du  feu,  de 
l'esprit,  de  l'imagination,  de  la  bonne  grâce,  qui  aurait  pu  se  dispenser 
d'aller  au  combat,  et  qui,  au  premier  bruit  de  la  guerre  d'Italie,  ne  crai- 
gnit pas  de  quitter  les  plaisirs  de  la  jeunesse,  les  faciles  attraits  de  la  vie 
de  Paris,  pour  revêtir  la  casaque  du  soldat  dans  un  régiment  de  la  légion 
étrangère.  Miecislas  Ramienski,  son  nom  le  dit  assez,  était  de  cette  héroïque 
race  polonaise  toujours  prête  à  se  jeter  dans  la  mêlée,  espérant  retrouver 
partout  une  patrie.  Son  père,  le  colonel  Kamienski,  soldat  de  1831,  émigré 
depuis,  commandait  la  légion  polonaise  en  Italie  pendant  la  guerre  de  l'in- 
dépendance de  I8/18,  et  il  fut  gravement  blessé  dans  un  combat  contre  les 
Autrichiens.  Le  fils,  Miecislas,  ne  faisait  que  suivre  ces  traces  en  s'enga- 
geant  comme  volontaire  au  premier  coup  de  trompette  qui  entraînait  nos 
bataillons  en  Italie.  Ce  n'était  pas  un  jeune  homme  vulgaire;  il  avait  l'es- 
prit ouvert  à  tout ,  aux  arts ,  à  la  poésie,  à  la  littérature  ;  il  écrivait  et  non 
sans  grâce.  Il  avait  voyagé  beaucoup  et  avait  essayé  de  tout,  même  de  la 
vie  de  novice  de  la  marine  pour  revenir  à  la  vie  mondaine  de  Paris;  c'était 
en  un  mot  une  nature  ardente,  enthousiaste,  ayant  le  tourment  de  l'exil  et 
sentant  vivement  ce  qu'il  y  a  de  pénible  dans  la  condition  de  l'émigré.  La 
guerre  de  1859  semblait  lui  ouvrir  une  nouvelle  carrière  où  il  se  jetait  avec 
intrépidité,  passant  gaiement  de  la  vie  dispersée  et  inquiète  à  la  vie  active. 
11  partait  plein  d'espoir,  il  fut  arrêté  tout  à  coup,  au  premier  pas,  à  Ma- 
genta, par  une  balle  qui  lui  fracassa  le  bras.  La  blessure  n'eût  été  rien 
peut-être;  elle  s'aggrava  par  une  série  de  contre-temps.  Le  jeune  blessé 
vécut  assez  cependant  po-ur  recevoir  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  comme 
prix  de  sa  bravoure  ;  il  vécut  assez  surtout  pour  supporter  d'horribles  souf- 
frances, se  voyant  mourir  jour  par  jour  en  quelque  sorte  à  l'âge  où  tout  sou- 
rit, même  la  guerre.  C'est  cette  longue  et  cruelle  agonie  d'un  fils  que  M.  le 
colonel  Kamienski  raconte  lui-même  avec  une  émotion  communicative,  de 
façon  à  laisser  voir  combien  de  drames  poignans  et  obscurs  se  mêlent  aux 
grands  drames  de  la  guerre,  de  manière  aussi  à  montrer  que,  dans  cette 
veine  polonaise  qu'on  a  crue  si  souvent  tarie,  il  y  a  toujours  du  sang  prêt 
à  couler  pour  les  causes  généreuses.  ch.  de  mazade. 


V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TRENTE-QUATRIÈME  VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XXXI«  ANNÉE. 


JUILLET   —   AOUT    1861 


Livraison  du  le^  Juillet- 

L'LVSDRRECTION  CHDIOISE ,  SON  ObIGINE  ET  SES  PROGRÈS.  —  I.  —  LeS  SOCIÉTÉS 
SECRÈTES,    LES    PREMIÈRES    CAMPAGNES    DES    INSURGÉS    ET    LES    DEDX    EMPEREURS  DD 

CÉLESTE  Empire,  par  M.  René  de  COURCY 5 

Les  Assemblées  provinciales  en  France  avant  1789.  —  I.  —  Les  Réformes  de 

TuRGOT  ET  DE  Necker,  par  M.  L.  DE  LAVERGNE,  de  l'Institut 36 

Elsie  Venner,   Épisode  de   la  vie  américaine,  dernière  partie,  par  M.   E.-D. 

FORGUES '. 67 

Alexis  de  Tocqueville   et  la   Science  politique  au   xix"  siècle  ,  par  M.   Paul 

JANET 101 

Le  Rarreau  moderne,  sa  Constitution  et  ses  Franchises,  par  M.  Jules  Le  BER- 

QUIER 1 34 

Velasquez  au  Musée  de  Madrid,  par  M.  BEULÉ,  de  l'Institut 165 

Des  Sociétés  Foncières  en  France  et  de  leur  rôle  dans  les  travaux  publics  , 

par  M.  RAILLEUX  de  MARISY 193 

De  quelques  Erreurs  du  Goût  contemporain  en  matière  d'art,  par  M.  Emile 

MONTÉGUT 217 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  Politique  et  LiTTÉr.AiRE 235 

Affaires  d'Espagne  ,  par  M.  Charles  de  MAZADE 246 

Essais  et  Notices.  —  Progrès  de  la  domination  française  au  Sénégal 252 

Livraison  du  15  Juillet. 

Trop  menu  le  Fil  casse,  scènes  de  la  vie  russe,  par  M.  Ivan  TOURGUENEF..      257 
L'Italie,  Notes  de  voyages,  première  partie,  par  M.   Charles  de   RÉMUSAT, 

de  l'Académie  Française 289 

L'Insurrection  chinoise,  son  Origine  et  ses  Progrès.  —  II.  —  Triomphe  des 
insurgés,  le  nouveau  roi  céleste  et  sa  doctrine  religieuse,  dernière  partie, 
par  M.  René  de  COURCY 312 


10:>^  TABLE    UES    xMATlÈRES. 

Roger   Bacon,    sa  Vie   et   so\   OEuvre,   d'après   des   doci'mens  nodveaux,  par 

M.  EMILE  SAISSET 361 

Les  Assembi.éhs  provinciales  en  France  avant  1789.  —  II.  —  Le  Berri  et  la 

Haute-Ghenne,  par  M.  L.  de  LAVERGNE,  de  l'Institut 392 

Lord   Aberdeen,    Souvenirs    et    Papiers    diplomatiqies,    par   M.    le   comte   de 

JAR.NAG 429 

Une  Princesse  de  Savoie  a  la  cour  de  Louis  XIV,  par  M.  Ch.  de  MAZADE....  472 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  politique  et  Littéraire 499 

Les  Sopranistes.  —  I.  —  Velluti  ,  par  M.  P.  SGUDO 500 

Essais  et  JNotices.  —  Sylvie,  de  M.  Feydeaii.  —  Un  Commentaire  de  Corneille...  506 

Livraison  da  1er  Aoat. 

Trois  Ministres  de  l'empire  romain  sous  les  fils  de  Thkodose.  —  II.  —  L'Eu- 
nuque Eutrope,  dernière  partie,  par  M.  Amkdke  THIERRY,  de  l'Institut...       513 

Les  Hallucinations  du  professeur  Florsal,  par  M.  Maxime  DU  CAMP 555 

La  Méditerranée  Caspienne  et  le  Canal  des  steppes,  par  M.  Elisée  RECLUS..  592 
La  Libre  Pensée  au  moyen   âge  a  propos  des  derniers  travaux   sur  Abélard, 

par  M.  Saint-Rkné  TAILLANDIER .* 624 

De  la   Méthode  expérimentale   dans   l'étude   des   phénomènes  de  la  vie,  par 

M.  Charles  MATTEU(;CI,  professeur  à  l'université  de  Pise 642 

Les  Assemblées  provinciales  en  France  avant  1789.  —  III.  —  Les   Provinces 

nu  NORD,  par  M.  L.  de  LAVERGiNE,  de  l'Institut 602 

Les  Poètes  et  la  Poésie  française  en  18G1,  par  M.  Armand  de  PONTMARTIN.      697 
Les  Affaires  de  Syrie  d'après  les   papiers   anglais.  —  II.  —  La  Commission 
internationale  de  Beyrouth,  par  M.  Saint-Marc  GIRARDIN,  de  l'Académie 

Française 719 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  Politiqup  et  Littéraire 738 

Revue  des  Théâtres.  —  Piccolino,  Un  Mariage  de  Paris,  etc.,  par  M.  Emile 

MONTÉGUT 749 

Essais  et  jNotices.  —  La  Presse   dans   le  Nord  Scandinave,  par  M.  A.  GEF- 

FROY 759 

Livraison  du  15  Août. 

La  Question  romaine,  première  partie,  par  M.  Eugène  FORGADE 769 

Le  Pavé,  nouvelle  dialoguée,  par  M.  George  SAND 796 

La  Campagne  de  1815.   —  Les  Historiens   de   l'empire,   première  partie,   par 

M.  Edgar  QUl.VET 834 

De  l'Influence  littéraire  dans  les  Beaux-Arts.  —  M.  John  Ruskin  et  ses  Idées 

sur  la  Peinture,  par  M.  J.  MILSAND 870 

Études  d'Economie  forestière.  —  La  \ie  animale  dans  les  forêts  de  la  France, 

par  M.  J.  CLAVÉ 916 

Les  R.gions  septentrionales  de  l'or.  —  Vancouver  et  la   Colombie  anglaise. 

—  Les  Villes  naissvntes  et  l'Émigration,  par  M.  Alfred  JACOBS 940 

Un  Politique  italien  de  la  renaissance,  —  Guichardin  et  ses  œuvres  inédites, 

par  M.  A.  GEFt'ROY 961 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  Poutique  et  Littéraire 995 

Le  Ministère  espagnol  et  l'Insurrection  de  Loja,  par  M.  Charles  de  MAZADE.  1007 
Essais  et  Notices.  —  La  Musique  religieuse  a  propos  d'un   livre  récent,  par 

M.  P.  SGUDO 1011 


Paris.  —  Impriiuerie  de  J.  CLAYE,  lue  Sainl-Bcnolt,  7. 


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